LIVRE
1
Préambule
1.
[1] Ceux qui se proposent d'écrire l'histoire ne m'y semblent pas déterminés par
une seule et même raison, mais par plusieurs, très différentes les unes des
autres. Certains, en effet, voulant faire briller leur talent littéraire et
avides du renom qu'il procure, s'adonnent avec ardeur à ce genre d'études ;
d'autres, pour flatter les personnages dont il sera question dans leur récit, y
dépensent une somme de travail qui va jusqu'à passer leurs forces ;
d'aucuns se voient contraints par la nécessité même des événements auxquels
ils ont pris part à les montrer sous leur vrai jour par une narration
d'ensemble ; enfin, pour beaucoup, c'est l'ignorance où l'on est de
certains grands faits utiles à connaître qui les a déterminés, dans l'intérêt
général, à en publier l'histoire. Parmi les raisons que je viens de dire, ce
sont les deux dernières qui m'ont moi-même entraîné. En effet, la guerre que
nous, Juifs, nous avons soutenue contre les Romains, les événements de cette
guerre et son issue m'étant connus par expérience, j'étais forcé de la
raconter en détail,
pour réfuter les gens qui dans leurs écrits en ont altéré le véritable caractère.
2.
[5] Quant au présent ouvrage, si je l'ai entrepris, c'est que j'ai cru qu'il paraîtrait
à tous les Grecs dignes d’attention : il contiendra, en effet, toute
l'histoire de notre antiquité ainsi que l'exposé de notre constitution
politique, traduits des livres hébraïques.
D'ailleurs, j'avais déjà médité autrefois, en écrivant l’histoire de la
guerre, de montrer ce que furent au début les Juifs, quelles destinées ils
eurent, quel grand législateur leur enseigna la piété et l'exercice des
autres vertus, combien de luttes très longues ils durent soutenir avant cette
dernière guerre où ils s’engagèrent malgré eux
contre les Romains. Toutefois, comme ce sujet embrassait trop de matières, j'en
ai fait un tout à part, ayant son commencement et sa fin, donnant ainsi à mon
ouvrage de justes proportions. Mais avec le temps et, comme il arrive souvent à
ceux qui s’attaquent à une tâche difficile, il me vint des hésitations et
de la paresse à traduite un si grand sujet dans une langue étrangère dont les
habitudes ne nous sont pas familières.
Cependant
quelques personnes curieuses de cette histoire me pressaient de l'écrire, et
plus que tous Épaphrodite,
homme passionné pour toute espèce d'érudition, mais qui goûte de préférence
la science historique, mêlé comme il l'a été à de grands événements et à
des fortunes très diverses, au milieu desquels il a toujours fait preuve d'une
merveilleuse force de caractère et d'un attachement inébranlable à la vertu.
Je me laissai donc persuader par lui, car il ne cesse d'encourager les hommes
capables de faire oeuvre utile ou belle, et, tout confus de laisser supposer que
mon repos m'était plus cher que l'effort d'une belle entreprise, je
m’enhardis et repris courage ; au surplus, outre les raisons, ce fut pour
moi une considération nullement secondaire que nos ancêtres, d'une part, aient
toujours été disposés à communiquer leur histoire et que certains Grecs, de
l'autre, aient été curieux de la connaître.
3.
[10] Je remarquai, en effet, que le second des Ptolémées,
ce roi qui s'est tant intéressé à la science, ce collectionneur de livres,
s'occupa tout particulièrement de faire traduire en grec notre code et la
constitution politique qui en découle ; d'autre part, Eléazar, qui ne le
cédait en vertu à aucun de nos grands-prêtres, ne se fit pas scrupule
d'accorder à ce roi la satisfaction qu'il sollicitait ; or, il eût refusé
net, s'il n'eût été de tradition chez nous de ne tenir secret rien de ce qui
est bien.
J'ai donc pensé que, pour moi, je devais imiter la conduite libérale du
grand-prêtre et supposer qu'encore aujourd'hui bien des gens comme le roi Ptolémée
aiment à s'instruire : celui-ci, en effet, n'eut pas le temps de
recueillir toutes nos annales ; seule, la partie juridique lui fut
transmise par les gens qu'on envoya à Alexandrie en faire la traduction. Or,
innombrables sont les renseignements que nous donnent les saintes Écritures ;
car elles embrassent l'histoire de cinq mille années, et racontent toutes
sortes de péripéties imprévues, beaucoup de fortunes de guerre, de hauts
faits de capitaines, et de révolutions politiques. Dans l'ensemble, on apprend
surtout par cette histoire, si l'on prend la peine de la parcourir, que les
hommes qui se conforment à la volonté de Dieu et redoutent d’enfreindre une
législation excellente prospèrent au-delà de toute espérance et que, pour récompense,
Dieu leur accorde le bonheur ; mais que, dès qu’ils s'écartent de la
stricte observance de ces lois, la route qu'ils suivent devient impraticable et
leurs efforts en vue de ce qu’ils pensent être le bien se tournent en d'irrémédiables
malheurs. J’engage donc maintenant ceux qui liront ces livres à élever leurs
pensées jusqu'à Dieu et à examiner si notre législateur a eu une conception
satisfaisante de sa nature, s'il lui a toujours assigné un rôle conforme à sa
toute puissance, ou gardant pour parler de lui un langage pur de ces fables
inconvenantes qu'on trouve ailleurs ; encore que, traitant d'une durée si
longue et si lointaine, il eût eu pleine licence de forger des fictions. Il vécut,
en effet, il y a deux mille ans, en des temps si reculés que les poètes
n'ont pas même osé y rapporter la naissance des dieux, encore moins les
actions des hommes et leurs lois.
Ce
sont donc ces données exactes des Écritures que j'exposerai au cours de mon récit,
chacune à sa place, ainsi que j'ai promis de le faire dans le présent ouvrage,
sans rien rajouter ni rien omettre.
4 [18]
Mais,
comme presque tout ce qui nous concerne dépend des sages institutions du législateur
Moïse (Môysès), il me faut d'abord parler de lui brièvement, de peur que mes
lecteurs ne se demandent pourquoi, dans cet ouvrage qui doit traiter de lois et
de faits historiques, je fais une si large part aux questions cosmologiques.
Il faut donc savoir que, selon ce grand homme, pour bien organiser sa vie et
donner des lois aux autres, il importe avant tout de comprendre la nature de
Dieu, puis, en considérant par l'esprit les oeuvres divines, d'imiter dans la
mesure de ses forces le meilleur de tous les modèles et de tâcher de
s'attacher à lui ; jamais, en effet, le législateur lui-même ne sera
bien inspiré s'il néglige ces considérations, et ceux qui liront des traités
sur la vertu n'en retireront aucun fruit, s'ils n'ont appris au préalable que
Dieu, qui est le père et le maître de toutes choses et qui voit tout, accorde
une vie heureuse à ceux qui suivent ses voies, mais accable de grandes
catastrophes ceux qui marchent hors du chemin de la vertu. Telle est l'éducation
que Moïse voulait donner à ses concitoyens ; aussi, lorsqu'il institua
ses lois, ne commença-t-il
pas par les contrats
et les droits réciproques, comme font les autres législateurs' c'est vers Dieu
et l'idée de la Création du monde qu'il éleva leurs méditations ; il
les persuada que de toutes les oeuvres accomplies par Dieu sur terre, nous, les
hommes, nous sommes la plus belle, et lorsqu'il les eut convertis à la piété,
il n'eut plus de peine à les convaincre de tout le reste. Les autres législateurs,
on effet, s'en rapportant aux fables, attribuaient aux dieux, dans leurs écrits,
les honteuses faiblesses des hommes et fournissaient ainsi aux scélérats une
puissante excuse. Notre législateur, lui, avant montré que Dieu possède la
vertu parfaite, voulut que les hommes s'efforçassent de participer à cette
perfection et châtia inexorablement ceux qui ne méditaient point ces
enseignements ou n'y ajoutaient pas foi. J'invite donc tous ceux qui me liront
à examiner notre Écriture en partant de ce principe. A ceux qui se placeront
à ce point de vue, rien n'y paraîtra déraisonnable ni indigne de la grandeur
de Dieu et de son amour pour les hommes ; tous les traits en sont présentés
avec l'expression correspondant à la nature des choses : tantôt le législateur
a parlé habilement à mots couverts ; tantôt il s'est servi d'allégories
pleines de majesté ; mais toutes les fois qu'il importait de parler sans
ambages, il s'est exprimé ouvertement. Quant à rechercher les motifs de chacun
de ces procédés, il faudrait y une étude profonde et d'un caractère tout à
fait philosophique ; pour le moment, je passe outre, mais si Dieu m'en
donne le loisir, je tâcherai de l'écrire
après le présent travail. J'arrive maintenant au récit des événements, on
rappelant d'abord ce que Moïse a dit touchant la création du monde, détails
que j'ai trouvés consignés dans les saints Livres, comme il suit.
Chapitre
premier
1.
[27] Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Celle-ci n'était pas visible ;
elle était cachée sous des ténèbres profondes et un souffle d'en haut
courait à sa surface. Dieu ordonna que la lumière fût. Quand elle eut paru,
il considéra l'ensemble de la matière et sépara la lumière des ténèbres,
les appelant jour et nuit, et il nomma matin et soir l'apparition de la lumière
et sa cessation. Et ce jour devrait être le premier, mais Moïse employa le
terme de « un
jour ». Pourquoi ? Je pourrais le dire dès maintenant, mais comme je
me propose de faire la recherche de toutes les causes dans un écrit
spécial, je diffère jusque-là l'éclaircissement de ce point.
Ensuite,
le second jour, Dieu établit le ciel sur le monde; l'ayant distingué du reste,
il jugea qu'il devait être organisé à part et, l'avant entouré d'une surface
congelée, il le rendit humide et pluvieux, en rapport avec les besoins de la
terre, qu'il féconderait de ses rosées.
Le
troisième jour, il fixe la terre et répand autour d'elle les eaux de la mer ;
c'est ce même jour qu'il lui fait produire d'un seul coup
les végétaux et les semences.
Le
quatrième jour, il orne le ciel en y plaçant le soleil, la lune et les autres
astres ; il prescrit leurs mouvements et leurs cours, qui devront indiquer
les révolutions des saisons.
Le
cinquième jour, paraissent les poissons et les oiseaux ; il lance les uns
dans les profondeurs des mers, les autres à travers les airs. Il les unit par
les liens de la vie en commun et la génération, pour se perpétuer et
multiplier leur espèce.
Le
sixième jour, il crée la race des quadrupèdes, les fait mâles et femelles ;
et, ce jour-là, il forme aussi l'homme.
Ainsi,
selon Moïse, le monde avec tout ce qu'il renferme fut créé en six jours
seulement ; le septième, Dieu s'arrêta et se reposa de ses travaux. De là
vient que, nous aussi, nous passons ce jour-là dans le repos et nous l'appelons
sabbat, mot qui signifie cessation
dans la langue des Hébreux.
2.
[34] Après le septième jour, Moïse commence à parler de questions naturelles ;
sur la création de l'homme il s'exprime ainsi : Dieu, pour façonner
l'homme, prit de la poussière de la terre, et y inspira un souffle et une âme.
Cet homme fut appelé Adam(os),
ce qui, Hébreu, signifie roux,
parce que c'est avec de la terre rouge délayée qu'il fut formé ; c'est
bien, en effet, la couleur de la vraie terre vierge. Dieu fait passer devant
Adam les animaux selon leurs espèces, mâles et femelles, en les désignant ;
il leur donne les noms qui sont encore usités aujourd'hui. Puis, considérant
qu'Adam n'a pas de compagne à qui s’unir (en effet il n'existait pas de
femme), et qu'il s'étonne de voir les autres animaux pourvus de femelles, il
lui enlève une côte tandis qu'il dort, et en forme la femme. Adam, quand elle
lui fut présentée reconnut qu'elle était née de lui-même. La femme
s'appelle essa
En hébreu : mais cette première femme eut nom Eve, c'est-à-dire mère de
tous les vivants.
3.
[37] Moïse raconte que Dieu planta du côté de l'orient un parc, foisonnant en
plantes de toute espèce ; il y avait, entre autres, la plante de la vie et
celle de l'entendement, par laquelle on apprenait ce que c'est que le bien et le
mal ; il fit entrer dans ce jardin Adam et la femme et leur recommanda de
prendre soin des plantes. Ce jardin est arrosé par un fleuve unique dont le
cours circulaire environne toute la terre et se divise en quatre branches; le
Phison, dont le nom signifie abondance,
s'en va vers l'inde se jeter dans la mer : les Grecs l'appellent Gange ;
puis l'Euphrate et le Tigre, qui vont se perdre dans la mer Erythrée ;
l'Euphrate est appelé Phorat,
c’est-à-dire dispersion ou fleur, et le Tigre, Diglath,
ce qui exprime à la fois l'étroitesse et la rapidité ;
enfin le Géon,
qui coule à travers l'Egypte, dont le nom indique celui qui jaillit de
l'orient ; les Grecs l'appellent Nil.
4.
[40] Dieu donc invita Adam et la femme à goûter de tous les végétaux, mais à
s'abstenir de la plante de l'entendement, les prévenant que, s'ils y
touchaient, ils s'attireraient la mort. A cette époque où tous les animaux
parlaient une même langue,
le serpent, vivant en compagnie d'Adam et de la femme, se montrait jaloux des félicités
qu'il leur croyait promises,
s'ils se conformaient aux prescriptions de Dieu, et, espérant qu'ils
tomberaient dans le malheur en désobéissant, il engage perfidement la femme à
goûter de la plante de l'entendement ; « on y trouve, disait-il, le
moyen de discerner le bien et le mal » ; dès qu'ils le posséderaient,
ils mèneraient une vie bienheureuse qui ne le céderait en rien à la vie
divine. Il ébranle par ses mensonges la femme au point de lui faire négliger
la recommandation de Dieu ; elle goûta de la plante, en apprécia la
saveur et persuada à Adam d'en manger aussi. Alors ils se rendirent compte
qu'ils étaient nus et que leur sexe était à découvert, et ils songèrent à
se couvrir ; la plante, en effet, aiguisait l’intelligence. Aussi se
couvrirent-ils de feuilles de figuier, et, après s'en être fait une ceinture,
ils crurent leur félicité plus grande puisqu'ils avaient trouvé ce qui leur
manquait auparavant. Mais, comme Dieu entrait dans le jardin, Adam, qui
jusqu'alors venait souvent converser avec lui, eut conscience de sa faute et se
déroba. Dieu trouva son attitude étrange et lui demanda pourquoi, tandis que
naguère il se plaisait à converser avec lui, il fuyait maintenant l'entretien
et se détournait. Comme Adam ne disait mot, se sentant coupable d'avoir
contrevenu à l'ordre divin, Dieu lui dit : « J'avais décidé que
vous mèneriez une vie heureuse, à l'abri de tout mal, sans qu'aucun souci vous
torturât l'âme ; tout ce qui contribue à la jouissance et au plaisir
devait s'offrir spontanément à vous, de par une providence, sans labeur, sans
souffrances pour vous ; avec ces avantages, la vieillesse ne vous aurait
pas atteints rapidement, et une longue vie eût été votre partage. Mais voici
que tu as outragé mon dessein en méprisant mes ordres ; ce n'est pas par
vertu que tu gardes le silence, c’est parce que ta conscience est troublée ».
Adam cherchait à se disculper et priait Dieu de ne pas s'irriter contre lui ;
il rejetait sa faute sur la femme, et disait qu'elle l'avait, par sa ruse,
induit à pécher ; à son tour, la femme accusait le serpent. Dieu jugea
Adam digne de punition pour avoir succombé à un conseil de femme ; il déclara
que désormais pour eux la terre ne produirait plus rien d'elle-même et que, en
retour d'un labeur acharné, parfois elle donnerait des fruits, parfois elle les
refuserait. Quant à Eve, il la punit en lui infligeant l'enfantement et les
souffrances qui l'accompagnent, parce que, s'étant laissée prendre aux
tromperies du serpent, elle avait entraîné Adam dans le malheur. Il priva
aussi le serpent de la parole,
irrité de sa malice à l'égard d'Adam ; il lui mit du venin sous la
langue le désigna comme un ennemi des hommes et ordonna qu'on le frappât à la
tête, parce que c’est là que gît l'origine du mal qui a atteint les hommes
et que c’est là aussi que ses adversaires lui porteront le plus aisément le
coup mortel ; enfin il le condamna à n'avoir plus de pieds et à se traîner
en se tordant sur la terre. Dieu, leur ayant infligé ces châtiments, fit
sortir Adam et Eve du jardin et les transporta dans un autre lieu.
Chapitre
II
1.
[52] Il leur naquit deux enfants mâles ; le premier s'appelait Kaïs (Caïn),
dont le nom se traduit par acquisition, le second, Abel(os) c’est-à-dire
deuil.
Il leur naquit également des filles.
Les deux frères se plaisaient à des occupations différentes : Abel, le
plus jeune, était zélé pour la justice et, dans l'idée que Dieu présidait
à toutes ses actions, il s'appliquait à la vertu ; sa vie était celle
d'un berger. Caïn était en tout d'une grande perversité et n'avait d'yeux que
pour le lucre ; il est le premier qui ait imaginé de labourer la terre ;
il tue son frère pour le motif suivant. Comme ils avaient décidé de faire des
offrandes à Dieu, Caïn apporta les fruits de la terre,
et ceux des arbres cultivés ; Abel, du lait
et les premiers-nés de ses troupeaux. C'est cette offrande qui plut davantage
à Dieu : des fruits nés spontanément et selon les lois naturelles
l'honoraient, mais non pas des produits obtenus par la cupidité d'un homme, en
forçant la nature. Alors Caïn, irrité de voir Abel préféré par Dieu, tue
son frère : ayant fait disparaître le cadavre, il croyait que le meurtre
resterait ignoré.
Mais Dieu, qui savait le crime, alla trouver Caïn, et lui demanda où pouvait
être son frère ; depuis plusieurs jours, il ne l'aperçoit plus, lui
qu'il voyait auparavant aller et venir sans cesse avec Caïn. Celui-ci,
embarrassé, n'ayant rien à répondre, déclare d'abord qu'il est très étonné
lui-même de ne pas voir son frère, puis, harcelé par Dieu de questions
pressantes et poussé à bout, il répond qu'il n'est pas le gouverneur de son
frère, chargé de surveiller sa personne et ses actes. Dès ce moment, Dieu
l'accuse d'être le meurtrier de son frère : « Je m'étonne, dit Dieu,
que tu ne puisses dire ce qui est advenu d'un homme que tu as toi-même tué ».
Cependant, il ne lui inflige pas la peine méritée par son meurtre, Caïn lui
ayant offert un sacrifice et l'ayant supplié de ne pas lui faire sentir trop
durement sa colère ;
mais il le maudit et menace de punir ses descendants jusqu'à la septième génération ;
puis, il le bannit de cette contrée avec sa femme. Comme Caïn craignait de
devenir la proie des bêles féroces
et de périr ainsi, Dieu l'exhorte à ne pas baisser la tête d'un air morne
pour un pareil motif : il n'aura rien à redouter des bêtes féroces et,
par suite, il pourra errer sans crainte sur toute la terre. Dieu met un signe
sur lui pour le faire reconnaître et lui enjoint de partir.
2.
[60] Caïn traverse beaucoup de pays et s'arrête avec sa femme dans un endroit appelé
Naïs,
où il fixe sa résidence et où des enfants lui naquirent. Loin de considérer
son châtiment comme un avertissement, il n'en devint que plus pervers : il
s'adonna à toutes les voluptés corporelles, dût-il maltraiter, pour les
satisfaire, ceux qui étaient avec lui ; il augmente sa fortune de quantités
de richesses amassées par la rapine et la violence ; il invita au plaisir
et au pillage tous ceux qu'il rencontrait et devint leur instructeur en
pratiques scélérates. Il détruisit l'insouciance, où vivaient précédemment
les hommes, par l'invention des mesures et des poids ; la vie franche et généreuse
que l'on menait dans l'ignorance de ces choses, il en fait une vie de fourberie.
Le premier, il délimita des propriétés ; il bâtit une ville, la
fortifia par des murs et contraignit ses compagnons à s'associer en communauté.
Cette ville, il la nomme Anocha du nom de son fils aîné Anoch(os).
Anoch eut pour fils Jared(ès) ;
de celui-ci naquit Marouêl(os),
lequel eut pour fils Mathousalas, père de Lamech(os) qui eut soixante-dix-sept
enfants
de deux femmes, Sella et Ada. L'un d’eux Jôbel(os), né d'Ada, planta des
tentes et se plut à la vie pastorale. Joubal(os), son frère, né de la même mère,
s'adonna à la musique et inventa les psaltérions et les cithares. Thobél(os),
un des fils de l'autre femme, plus fort que tous les hommes, se distingua dans
l'art de la guerre où il trouva de quoi satisfaire aux plaisirs du corps ;
il inventa le premier l'art de forger. Lamech devint père d'une fille, Noéma :
comme il voyait, par sa grande science des choses divines, qu'il subirait la
peine du meurtre commis par Caïn sur son frère, il s'en ouvrit à ses femmes.
Encore
du vivant d’Adam, les descendants de Caïn en arrivèrent aux plus grands
crimes : par les traditions et l'exemple, leurs vices allaient toujours en
empirant ; ils faisaient la guerre sans modération et s'empressaient au
pillage. Et ceux qui n'osaient pas verser le sang montraient, du moins, tous les
emportements de l'insolence, de l'audace et de la cupidité.
3.
[67] Adam, le premier-né de la terre, pour en revenir à lui, comme mon récit
l'exige, après qu'Abel eut été immolé et que Caïn eut pris la fuite à
cause de ce meurtre, souhaitait d'autres enfants ; il fut pris d'un vif désir
de faire souche, alors qu'il avait franchi déjà 230
années de sa vie ; il vécut encore 700 ans avant de mourir. Il eut, avec
beaucoup d'autres enfants,
un fils Seth(os); il serait trop long de parler des autres ; je me
contenterai de raconter l'histoire de Seth
et de sa progéniture. Celui-ci, après avoir été élevé, parvenu à
l'âge où l'on peut discerner le bien, cultiva la vertu, y excella lui-même et
resta un exemple pour ses descendants. Ceux-ci, tous gens de bien,
habitèrent le même pays et y jouirent d’un bonheur exempt de querelles sans
rencontrer jusqu'au terme de leur vie aucun fâcheux obstacle ; ils trouvèrent
la science des astres et leur ordre dans le ciel.
Dans la crainte que leurs inventions ne parvinssent pas aux hommes et ne se
perdissent avant qu'on en eût pris connaissance, - Adam avait prédit une
cataclysme universel occasionné, d'une part, par un feu violent et, de l'autre,
par un déluge d'eau, - ils élevèrent deux stèles,
l'une de briques et l'autre de pierres, et gavèrent sur toutes les deux les
connaissances qu'ils avaient acquises ; au cas où la stèle de brique
disparaîtrait dans le déluge, celle de pierre serait là pour enseigner aux
hommes ce qu'ils y avaient consigné et témoignerait qu'ils avaient également
construit une stèle de brique. Elle existe encore aujourd'hui dans le pays de
Siria.
Chapitre
III
1.
[72] Durant sept générations, ces hommes ne cessèrent de considérer Dieu comme le
souverain de l'univers et de prendre en tout la vertu pour guide ; mais,
dans la suite des temps, ils s'écartent pour malfaire des coutumes de leurs pères ;
ils ne rendent plus à Dieu les honneurs qui lui sont dus et ne se préoccupent
plus de justice envers les hommes ; ils font paraître par leurs actes deux
fois plus d'ardeur pour le vice qu'ils n'en montraient naguère pour la vertu ;
c'est ainsi qu'ils s'attirèrent l'inimitié divine. Beaucoup d'anges de Dieu
s'unirent à des femmes et engendrèrent une race d'hommes violents, dédaigneux
de toute vertu, tant était grande leur confiance dans leur force brutale. Les
exploits que leur attribue la tradition ressemblent aux tentatives audacieuses
que les Grecs rapportent au sujet des Géants.
Noé (Nôchos), indigné de leur conduite et voyant avec chagrin leurs
entreprises, tenta de les amener à de meilleures pensées et à de meilleures
actions ;
mais voyant que, loin de céder, ils étaient complètement dominés par le
plaisir des vices, il craignit d'être tué
par eux et quitta le pays avec sa femme, ses fils et ses belles-filles.
2.
[75] Dieu l'aimait pour sa justice et non seulement condamna ces hommes à cause de
leur corruption, mais il résolut d'exterminer tous les hommes qui existaient en
ce temps et de créer une autre race exempte de vices, dont il abrégerait la
vie, en réduisant la longévité primitive à cent vingt ans.
A cet effet il changea la terre ferme en mer. Tandis que tous disparaissent
ainsi, Noé seul est sauvé, Dieu lui ayant fourni un moyen et un engin de salut
comme il suit. Il construit une arche à quatre étages
de 300 coudés de long, 50 de large et 30 de profondeur ; il s'y embarque
avec [ses fils],
la mère de ses enfants et les femmes de ceux-ci ; il y met tous les objets
nécessaires à leurs besoins, y introduit des animaux de toute espèce, mâles
et femelles, pour conserver leurs races et, pour certains d'entre eux, il prend
sept couples.
L'arche avait les parois, les joints et la toiture assez solides pour n'être ni
submergée ni défoncée par la violence des eaux. C'est ainsi que Noé fut sauvé
avec les siens. Il était le dixième descendant d'Adam, car il était fils de
Lamech, qui avait pour père Mathousalas,
fils d'Anoch, fils de Jared. Jared était fils de Marouël, que Caïnas,
fils d'Enôs(os), avait engendré avec beaucoup de sœurs.
Enôs était fils de Seth, fils d'Adam.
3.
[80] La catastrophe eut lieu la 600ème année de la vie
de Noé, dans le second mois, que les Macédoniens appellent Dios, et les Hébreux
Marsouan,
suivant la façon dont ils ont arrangé le calendrier en Égypte, Moïse fit de
Nisan, c'est-à-dire de Xanthicos, le premier mois pour les fêtes, parce que
c'est en Nisan qu'il avait mené les Hébreux hors de l'Egypte ; il fit
encore commencer l'année par ce mois pour tout ce qui concerne le culte divin ;
mais pour les ventes et achats et toutes les autres affaires, il conserva
l'ancien ordre.
Il dit que le déluge commença le vingt-septième jour
dudit mois. Cette époque tombe 2.262 ans
après la naissance d'Adam, le premier homme ; la date est inscrite dans
les saints Livres ; on marquait alors avec un soin extrême la naissance et
la mort des gens illustres.
4.
[83] Adam eut pour fils Seth à l'âge de 230 ans; celui-ci
vécut 930 ans. Seth à l'âge de 205 ans engendra Enôs, qui, à 905 ans, remit
le soin de ses affaires à son fils Caïnas, qu'il avait eu à 190 ans. Enôs vécut
en tout 912 ans. Caïnas, qui vécut 910 ans, eut son fils Malaël à l'âge de
170 ans. Ce Malaël mourut, âgé de 895 ans, laissant un fils Jared, qu'il
engendra à 165 ans. Celui-ci vécut 969 ans ;
son fils Anoch le remplace ; il était né quand son père avait 162 ans ;
à l'âge de 365 ans, il retourna vers la divinité.
Aussi sa mort n'a-t-elle pas même été consignée. Mathousalas, que Anoch eut
à 165 ans, eut pour fils Lamech à 187 ans ; il lui remit le pouvoir,
qu'il avait détenu 969 ans. Lamech le garda 777 ans et mit à la tête des
affaires son fils Noé, qu'il avait eu à l'âge de 188 ans, et Noé gouverna
les affaires pendant 950 ans. Ces chiffres, additionnés ensemble, donnent le
total mentionné plus haut. On ne doit pas examiner l'année de la mort de ces
personnages, car leur vie se prolongeait durant celle de leurs enfants et de
leurs descendants ; qu'on se borne à regarder leurs dates de naissance.
5.
[89] Dieu fit un signe et commença à faire pleuvoir ;
les eaux se mirent à tomber pendant quarante jours pleins, de manière à s’élever
de 15 coudées au-dessus de la surface de la terre. Cela fut cause qu'il ne put
se sauver un plus grand nombre d'hommes, faute d'endroit où s'enfuir. Quand les
pluies cessèrent, l'eau se mit à baisser à peine après 150 jours ;
c'est dans le 7e mois, le 7e jour du mois, que les eaux commencèrent à se
retirer.
L'arche alors s'arrête sur la cime d'une montagne en Arménie : Noé s'en
aperçoit, ouvre l'arche, voit un peu de terre qui l'environne et, renaissant déjà
à l'espérance, il se rassérène. Quelques jours après, l'eau ayant baissé
davantage, il lâche un corbeau, pour savoir s'il y avait sur la terre un autre
endroit laissé à découvert où l'on pût débarquer avec sécurité ;
mais le corbeau trouva toute la terre encore couverte d'eau et revint vers Noé.
Sept jours après, il envoie une colombe
à la découverte. Elle revient souillée de boue, rapportant un rameau
d'olivier ; Noé, voyant que la terre est délivrée du déluge, attend
encore sept jours ! puis il fait sortir les animaux de l'arche, en sort lui-même
avec sa progéniture, sacrifie à Dieu et célèbre un festin avec les siens.
Les Arméniens donnent à cet endroit le nom de débarcadère ;
c'est là que l'arche s'était échouée et que les indigènes en montrent
encore les débris.
6.
[93] Le déluge et l'arche sont mentionnés par tous ceux qui ont écrit l'histoire
des barbares ; de ce nombre est Bérose le Chaldéen.
Dans son récit des événements du déluge, il s'exprime ainsi : « On
dit qu’il reste des fragments du navire en Arménie sur le mont des Cordyéens ;
quelques personnes s'en emparent en les débarrassant du bitume ; on s'en
sert comme de talismans ». Il est question aussi de ces choses chez Hiéronyme
l’Égyptien, l'auteur de l'Archéologie phénicienne,
chez Mnaséas
et chez beaucoup d'autres. Nicolas de Damas, dans le XCVIe livre,
raconte ces faits en ces termes : «Il y a, au-dessus du pays de Minyas
en Arménie, une haute montagne appelée Baris, où plusieurs réfugiés du déluge
trouvèrent, dit-on, le salut ; un homme, transporté dans une arche,
aurait abordé au sommet du mont et les épaves ont été conservées longtemps :
cet homme pourrait bien être le même dont parle Moïse, le législateur des
Juifs ».
7.
[96] Noé, craignant que Dieu n'inondât chaque année la terre dans le dessein arrêté
d'anéantir les hommes, lui offrit des holocaustes et le supplia de conserver à
l'avenir l'ordre primitif et de ne plus déchaîner un tel fléau qui vouerait
à la mort tout le règne animal ; les méchants une fois punis, il devait
épargner ceux que leur vertu avait sauvés et qui avaient mérité d'échapper
à la catastrophe. Leur sort serait plus misérable que ceux de ces méchants,
ils seraient condamnés à une peine bien pire, s'ils n'étaient pas désormais
absolument à l'abri, si on les réservait pour un autre déluge ; après
avoir appris l'histoire épouvantable du premier, ils seraient les victimes du
second [88a]. Il le prie donc d'agréer son sacrifice, et de ne plus faire éclater
sur la terre un tel courroux, afin qu'on puisse se livrer avec ardeur à
l'agriculture, bâtir des villes, mener une vie heureuse, sans être privé
d'aucun des biens dont on jouissait avant le déluge, arriver à une vieillesse
avancée et obtenir une longévité semblable à celle des hommes d'autrefois [88b].
8.
[99] Noé ayant fini ses supplications, Dieu, qui aimait cet homme pour sa justice,
lui fit signe qu'il exaucerait ses prières ; ceux qui avaient péri
n'avaient pas été ses victimes : c'est par leurs propres crimes qu'ils
avaient encouru ce châtiment ; s'il avait eu le dessein d'anéantir les
hommes une fois nés, il ne les aurait pas appelés à l'existence ; car il
était plus sage dès le principe de ne point les gratifier de la vie, que de la
retirer sitôt donnée : « C'est, dit-il, l'arrogance avec laquelle
ils répondaient à ma bonté et à ma vertu qui m'a contraint à leur infliger
cette peine. Mais dorénavant je m'abstiendrai de châtier les crimes avec une
telle rigueur ; je m'en abstiendrai surtout à ta prière. Si d'aventure je
suscite de fortes tempêtes, ne vous effrayez pas de la violence des pluies.
Jamais plus l'eau ne submergera la terre.
Cependant je vous exhorte à ne point verser de sang humain, à vous tenir purs
de tout meurtre et à punir ceux qui commettraient un tel crime ; vous
pourrez faire de tous les autres animaux l'usage qui vous conviendra selon vos désirs ;
car je vous ai faits maîtres d'eux tous, qu'ils vivent sur la terre, dans
l'eau, ou qu'ils se meuvent parmi les airs ; je fais une réserve pour le
sang, car c'est en lui que réside l'âme.
Je vous manifesterai la trêve que je conclus avec vous par un signe de mon arc.
C'est l'arc-en-ciel qu'il désignait ainsi, car on croit dans ces pays
que c'est l'arc de Dieu.
Dieu, après ces paroles et ces promesses, se retire.
9.
[104] Noé vécut après le déluge 350 ans, qu'il passa toujours heureusement ;
il meurt âgé de 950 ans. Que personne, comparant la vie de ces anciens à la nôtre
d'un nombre d'années si restreint, n'aille tenir pour faux ce qui est raconté
de ces hommes : qu'on ne se figure point, parce que nul aujourd'hui
n'atteint dans son existence un âge aussi avancé, que ceux-là non plus
n'aient pu la prolonger à ce point. D'abord, ils étaient aimés de Dieu et nés
de Dieu lui-même ; leur nourriture les rendait plus propres à durer
davantage ; il est donc vraisemblable qu'ils ont pu vivre aussi longtemps.
Ensuite, c'est pour leur vertu et c'est pour faciliter leurs recherches dans
l'astronomie et la géométrie, inventées par eux, que Dieu leur accordait
cette longévité ; ils n'auraient rien pu prédire avec certitude s'ils
n'avaient vécu 600 ans, car c'est là la durée de la grande année.
J'ai là-dessus le témoignage de tous ceux, Grecs ou Barbares, qui ont écrit
des antiquités : Manéthon, qui a fait les annales des Égyptiens ; Bérose,
qui a rassemblé ce qui concerne la Chaldée ; Mochos, Hestiée ainsi que
Hiéronyme l'Égyptien, auteurs d'histoires phéniciennes, sont d'accord avec
moi ; Hésiode, Hécatée, Hellanicos, Acusilaos, ainsi qu'Ephore et
Nicolas, rapportent que ces premiers hommes vivaient mille ans.
Mais sur ce sujet, que chacun décide comme il lui plaira.
Chapitre
IV
1.
[109] Les enfants de Noé au nombre de trois, Sèm(as), Japheth(as) et Cham(as), étaient
nés cent ans avant le déluge ; les premiers, ils descendirent des
montagnes
vers les plaines et y établirent leur demeure. Comme les autres craignaient
fort d'habiter les plaines à cause du déluge
et hésitaient à la pensée de descendre des hauteurs, ils leur rendirent
courage et leur persuadèrent de suivre leur exemple. La plaine où ils les établirent
d'abord s'appelle Sennaar.
Dieu leur recommanda,
s'ils se multipliaient, d'envoyer des colonies ailleurs, pour éviter les
querelles mutuelles et de cultiver de grandes terres pour jouir de leurs fruits
en abondance ; mais par aveuglement ils n'écoutèrent point Dieu, et, en
conséquence, ils furent précipités dans des calamités qui leur firent sentir
leur erreur. En effet, comme ils avaient une floraison nombreuse de jeunes gens,
Dieu leur conseilla de nouveau de détacher une colonie ; mais eux, sans
songer qu'ils tenaient leurs biens de la bienveillance divine, et attribuant à
leur force personnelle l'origine de toute leur abondance, n'obéissaient pas. A
leur désobéissance ils ajoutèrent même le soupçon que Dieu leur tendait un
piège en les poussant à émigrer, afin que, divisés, il pût les maîtriser
plus aisément.
2.
[113] Celui qui les exalta ainsi jusqu'à outrager et mépriser Dieu fut Nemrod (Nébrôdès),
petit-fils de Cham, fils de Noé, homme audacieux, d'une grande vigueur physique ;
il leur persuade d'attribuer la cause de leur bonheur, non pas à Dieu, mais à
leur seule valeur et peu à peu transforme l'état de choses en une tyrannie. Il
estimait que le seul moyen de détacher les hommes de la crainte de Dieu,
c'était qu'ils s'en remissent toujours à sa propre puissance. Il promet de les
défendre contre une seconde punition de Dieu qui veut inonder la terre :
il construira
une tour assez haute pour que les eaux ne puissent s'élever jusqu'à elle et il
vengera même la mort de leurs pères.
3.
[115] Le peuple était tout disposé à suivre les avis de Nemrod, considérant l'obéissance
à Dieu comme une servitude ; ils se mirent à édifier la tour avec une
ardeur infatigable, sans se ralentir dans leur travail ; elle s'éleva plus
vite qu'on n'eût supposé, grâce à la multitude des bras. Mais elle était si
formidablement massive que la hauteur en semblait amoindrie. On la construisait
en briques cuites, reliées ensemble par du bitume pour les empêcher de s'écrouler.
Voyant leur folle entreprise, Dieu ne crut pas devoir les exterminer complètement,
puisque même la destruction des premiers hommes n’avait pu assagir leurs
descendants ; mais il suscita la discorde parmi eux en leur faisant parler
des langues différentes, de sorte que, grâce à cette variété d'idiomes, ils
ne pouvaient plus se comprendre les uns les autres. L'endroit où ils bâtirent
la tour s'appelle maintenant Babylone, par suite de la confusion introduite dans
un langage primitivement intelligible à tous : les Hébreux rendent
« confusion » par le mot babel.
La Sibylle fait aussi mention de cette tour et de la confusion des langues dans
ces termes :
« Alors que tous les hommes parlaient la même langue, quelques-uns édifièrent
une tour extrêmement haute, pensant s'élever par là jusqu'au ciel. Mais les
dieux envoyèrent des ouragans, renversèrent la tour et donnèrent un langage
spécial à chacun ; de là vient le nom de Babylone attribué à la ville ».
Quant à la plaine appelée Sennaar en Babylonie, Hestiée en parle en ces
termes : « Les prêtres qui échappèrent, emportant les objets sacrés
de Zeus Enyalios,
s'en vinrent en Sennaar de Babylonie ».
Chapitre
V
1.
[120] A partir de ce moment, ils se dispersent par suite de la diversité des langues
et fondent des colonies de toutes parts : chacun prenait le pays qui s'offrait
à lui et où Dieu le conduisait,
de sorte que tous les continents furent peuplés, tant à l'intérieur des
terres qu'au bord de la mer ; il en est même qui traversèrent la mer sur
des vaisseaux pour peupler les îles. Quelques-unes parmi les nations conservent
encore les noms qui leur viennent de leurs fondateurs, d'autres les ont changés,
d'autres encore les ont modulés pour les faire mieux entendre de ceux qui
venaient s'établir chez eux. Ce sont les Grecs qui ont été les auteurs de ces
changements. Devenus les maîtres à des époques ultérieures, ils ont voulu
s'approprier même les gloires du passé, décorant les nations de noms qui leur
fussent intelligibles et leur imposant leurs formes de gouvernement, comme si
ces nations étaient issues d'eux-mêmes.
Chapitre
VI
1.
[122] Les enfants de Noé
eurent des fils qu'on honora en donnant leurs noms aux pays
où l'on venait s'établir. Japheth, fils de Noé, eut sept fils ; ils
commencèrent à habiter depuis les monts Tauros et Amanos et s'avancèrent en
Asie jusqu'au fleuve Tanaïs et en Europe jusqu'à Gadeïra (Cadix), occupant le
territoire qu'ils rencontraient et où personne ne les avait précédés ;
ils donnèrent leurs noms à ces contrées. Ceux que les Grecs appellent
aujourd'hui Gaulois, on les nomma Gomariens, parce qu'ils avaient été fondés
par Gomar(ès).
Magog(ès) fonda les Magogiens, appelés ainsi de son nom, et que les Grecs
nomment Scythes. Deux autres fils de Japheth, Javan(ès) et Mados,
donnèrent naissance, celui-ci aux Madéens, - les Mèdes selon les Grecs, -
celui-là à l'Ionie et à tous les Grecs. Thobel(os) fonde les Thobéliens,
qu'on appelle aujourd'hui Ibères. Les Mosochènes, fondés par Mosoch(os),
s'appellent aujourd'hui Cappadociens ; de leur ancienne dénomination un
vestige subsiste : ils ont encore une ville du nom de Mazaca, ce qui
indique, pour qui comprend, que tel était autrefois le nom de tout le peuple.
Thiras
donna son nom aux Thiriens, qu'il gouvernait ; les Grecs en ont fait les
Thraces. Telles sont les nations fondées par les fils de Japheth. Gomar(ès)
eut trois fils : Aschanaz(os) fonda les Aschanaziens, que les Grecs aujourd'hui
appellent Réginiens (?) ; Riphath(ès) les Riphathéens, aujourd'hui
Paphlagoniens ; Thorgam(ès),
les Thorgaméens, qu'il plut aux Grecs d'appeler Phrygiens. Javan, fils de
Japheth, eut aussi trois fils : Élisas donna son nom aux Eliséens, qu'il
gouvernait, - ils s'appellent aujourd'hui Eoliens ; Tharsos
aux Tharsiens ; c'était le nom antique de la Cilicie : la preuve en
est que la plus importante de ses villes, qui en est la capitale, s'appelle
Tarse, par le changement du Th en T. Chéthim(os)
eut l'île de Chéthima, aujourd'hui Cypre ; de là le nom de Chéthim
donné par les hébreux à toutes les îles et à la plupart des contrées
maritimes ; j’invoque en témoignage l’une des villes de Cypre qui a réussi
à garder cette appellation ; ceux qui l'ont hellénisée l'ont appelée
Kition, ce qui diffère à peine du nom de Chetim.
Telles sont les contrées possédées par les fils et les petits-fils de Japhet.
Une chose que les Grecs ignorent sans doute et que j’ajoute avant de reprendre
mon récit où je l'ai laissé, c'est que ces noms sont arrangés à la façon
des Grecs, pour l'agrément de mes lecteurs ; dans notre pays, ils n’ont
pas cette forme-là : leur structure et leur terminaison reste toujours
semblable à elle-même ; ainsi Nôchos se dit Noé,
et le nom conserve la même terminaison à tous les cas.
2.
[130] Les enfants de Cham occupèrent les pays qui s'étendent depuis la Syrie et les
monts Amanos et Liban jusqu'à la mer (Méditerranée) d'une part, et jusqu'à
l'Océan de l'astre. Les noms de quelques-uns de ces pays se sont perdus tout à
fait ; d'autres, altérés ou changés en d'autres noms sont méconnaissables ;
peu se sont gardés intégralement. Des quatre fils de Cham, l'un, Chous(os), a
vu son nom épargné par les siècles : les Éthiopiens, ses sujets,
s'appellent eux-mêmes encore aujourd'hui et sont appelés par tout le monde en
Asie Chouséens. Les Mestréens, eux aussi, ont vu leur nom demeurer, car nous
appelons tous, dans ces pays, l'Égypte Mestré et les Égyptiens Mestréens.
Phout(ès)
fonda la Libye et nomma de son nom les habitants Phoutiens. Il y a même un
fleuve dans le pays des Maures qui a ce nom : plusieurs historiens grecs en
font mention, ainsi que du pays qu'il baigne, la Phouté. Mais ce pays a changé
de nom ; celui qu'il a aujourd'hui vient d'un des fils de Mestraïm,
Libys ;
je dirai prochainement pourquoi on en est venu à l'appeler aussi Afrique.
Chanaan(os),
quatrième fils de Cham, s'établit dans le pays qui est aujourd'hui la Judée ;
il l'appela de son nom Chananée. Ces fils de Cham eurent des fils à leur tour.
Chous en eut six : Sabas donna naissance aux Sabéens, Évilas aux Éviléens,
les Gétules d'aujourd'hui ; Sabath(ès)
aux Sabathéniens, que les Grecs appellent Astabariens ; Sabacathas
aux Sabacathéniens ; Regmos
fonda les Regméens ; il eut deux fils : Joudad(as)
qui fonda les Joudadéens, peuple de l'Éthiopie occidentale, auxquels il donna
son nom ; Sabéos les Sabéens. Nemrod, fils de Chous, resta parmi les
Babyloniens, dont il fut le tyran, comme je l'ai déjà indiqué antérieurement.
Mestraïm eut huit fils, qui occupèrent tous les pays qui s'étendent depuis
Gaza jusqu'à l'Égypte; Phylistin(os) est le seul dont le pays ait conservé le
nom ; les Grecs appellent, en effet, Palestine la part qui lui échut.
Quant aux autres, Loudiim(os), Enémétiim(os) et Labiim(os),
qui seul s'établit en Libye et donna ainsi son nom à la contrée, Nédem(os),
Phéthrosim(os),
Chesloïm(os) et Chephthorim(os),
on ne sait rien d'eux, hormis leurs noms ; car la guerre éthiopienne dont
nous parlerons plus tard
a ruiné leurs villes, Chanaan eut aussi des fils : Sidon, qui bâtit en Phénicie
une ville, à laquelle il donna son nom et que les Grecs encore aujourd'hui
nomment Sidon ; Amathous,
qui bâtit Amathous, que ses habitants appellent encore aujourd'hui Amathe
(Hamath) ; les Macédoniens l'ont appelée Épiphanie du nom d'un des épigones.
Aroudaios eut l'île d'Arados ;
Arucéos
habitait Arcé dans le Liban. Des sept autres, Evéos, Chetlaios,
Jebouséos, Amorréos, Gergéséos, signés dans les Saintes Écritures :
les hébreux détruisirent leurs villes, et voici la raison de leurs malheurs.
3.
[140] Après le déluge, la terre étant revenue à sa nature primitive, Noé se mit
à l’œuvre et y planta la vigne. Quand les fruits parvinrent à maturité, il
les vendangea au moment opportun ; le vin étant prêt, il fit un sacrifice
et se livra à de grands festins. Ivre, il s’endort et reste étendu dans un
état de nudité indécente. Le plus jeune de ses fils l'aperçoit et le montre
en raillant à ses frères ; ceux-ci enveloppent leur père d'une
couverture. Noé, ayant appris ce qui s'était passé, fait des promesses de
bonheur à ses deux fils aînés ; quant à Cham, à cause de sa parenté
avec lui il ne le maudit pas, mais il maudit ses descendants. La plupart des
fils de Cham échappèrent cependant à cette malédiction ; seuls les fils
de Chanaan furent atteints par Dieu. C'est de quoi je parlerai par la suite.
4.
[143] Sem, le troisième fils de Noé, eut cinq fils, qui habitèrent l'Asie jusqu'à
l'océan Indien, en commençant à partir de l'Euphrate. Élam(os) eut pour
descendants les Élaméens, ancêtres des Perses. Assour(as) fonde la ville de
Ninos et donne son nom a son peuple, les Assyriens, qui eurent une fortune
exceptionnelle. Arphaxad(ès) nomma ses sujets Arphaxadéens ; ce sont les
Chaldéens d'aujourd'hui. Aram(os) fut le chef des Araméens, que les Grecs
appellent Syriens ; ceux qu'ils appellent aujourd'hui Lydiens étaient
autrefois les Loudiens, fondés par Loud(as).
Des quatre fils d'Aram(os), l'une Ous(os), fonde la Trachonitide et Damas, située
entre la Palestine et la Cœlé-Syrie. Oul(os) fonde l'Arménie, Gather(os)
les Bactriens, Mésas
les Mésanéens; leur ville s'appelle aujourd'hui Spasinou Charax. Arphaxadès
fut père de Salès
et celui-ci d'Hébér(os). D'après son nom, les Judéens étaient appelé Hébreux
dans le principe. Hébér fut père de Jouctas et de Phaléc(os), qui fut appelé
ainsi parce qu'il naquit lors du partage des territoires : phalec, Hébreu,
veut dire partage. Ce Jouctas, fils d'Hébér, eut pour fils Elmôdad(os), Saléph(os),
Azermôth(ès),
Iraês,
Adôram(os), Aizèl(os), Déclas, Ebal(os),
Abimaë(los), Sabeus, Ophairès, Evilalès, Jôbab(os). Ceux-ci, à partir du
fleuve Côphen, habitent quelques parties de l'Inde et de la Sérique, qui y
confine.
Voilà ce qu'on peut rapporter des enfants de Sem.
5.
[148] Je vais maintenant parler des Hébreux. Phalec, fils d'Hébér, eut pour fils
Ragav(os) ;
de Ragav naquit Séroug(os), de Séroug Nachôr(ès), de Nachôr Tharros
; celui-ci devint père d'Abram (Abramos),
qui est le dixième à partir de Noé et qui naquit 992 ans
après le déluge. Tharros fut père d'Abram à 70 ans ; Nachôr avait 120
ans quand il engendra Tharros et Séroug, 132 quand il eut Nachôr ; Ragav
engendra Séroug à 130 ans ; Phalec avait le même âge quand il eut Ragav ;
Hébér, à l'âge de 434 ans, engendra Phalec ; il était né lui-même de
Salès quand celui-ci avait 130 ans. Salès naquit d'Arphaxad quand celui-ci était
âgé de 135 ans; Arphaxad était fils de Sem et était né 12 ans après le déluge.
Abram
eut des frères, Nachôr(ès) et Aran(ès). Aran laissa un fils, Lôt(os), et
des filles, Sarra
et Melcha ; il mourut en Chaldée dans la ville d'Our dite des Chaldéens ;
on montre encore son sépulcre aujourd'hui. Nachôr épousa sa nièce Melcha,
Abram sa nièce Sarra.
Tharros ayant conçu de l'aversion pour la Chaldée à cause de la mort d'Aran,
ils vont tous s'établir à Charran en Mésopotamie ; Tharros y meurt ;
on l'y enterre ; il avait vécu 205 ans. La durée de la vie des hommes se
raccourcissait déjà ; elle diminua jusqu'à la naissance de Moïse, avec
lequel la limite de l'existence fut fixée par Dieu à 120 ans ; c'est précisément
l'âge que vécut Moïse,
Nachôr
eut huit fils de Melcha, Oux(os), Baoux(os),
Mathouël(os),
Chazam(os),
Azav(os), Iadelphas, Iadaphas,
Bathouël(os) : ce sont les fils légitimes de Nachôr. Tabéos,
Gadam(os), Taavos et Machas
lui naquirent de sa concubine Rouma. Bathouël, un des fils légitimes de Nachôr,
eut une fille, Rébecca, et un fils, Laban(os).
Chapitre
VII
1.
[154] Abram, n'ayant pas d'enfant légitime, adopte Lôt, fils d'Aran
son frère et frère de sa femme Sarra ; il quitte la Chaldée à l'âge de
soixante-quinze ans ; Dieu lui ayant enjoint de se rendre en Chananée, il
s'établit là et laissa le pays à ses descendants. Ce fut un homme d'une vive
intelligence dans toutes les matières, sachant persuader ceux qui l'écoutaient
et infaillible dans ses conjectures. Ces qualités exaltèrent son sentiment de
supériorité morale et il entreprit de renouveler et de réformer les idées
qu’on avait alors communément au sujet de la divinité. Le premier il osa
montrer que Dieu, créateur de l'univers, est un ; quant à tous les autres
êtres, tout ce qui de leur part vient contribuer à notre prospérité, ils
l'accomplissent en vertu des décrets divins, et nullement en vertu d'une
puissance propre. Ces conceptions lui sont inspirées par les révolutions de la
terre et de la mer, par le cours du soleil et de la lune et tous les phénomènes
célestes si tous ces corps avaient une puissance propre, ils sauraient pourvoir
eux-mêmes à leur bon ordre ; que si cette puissance leur fait défaut, il
apparaît que tous les avantages que ces corps nous procurent, ils n'ont pas en
eux-mêmes la force de les produire, mais qu'ils n'agissent que par les ordres
souverains d'un maître, auquel seul il convient d'adresser nos hommages et nos
actions de grâce.
Ce
furent ces idées précisément qui soulevèrent contre lui les Chaldéens et
les autres peuples de la Mésopotamie ; il crut donc bon d'émigrer
et, avec la volonté et l'appui de Dieu, il occupa le pays de Chananée.
Établi là, il bâtit un autel et offrit un sacrifice à Dieu.
2.
[158] Bérose fait mention de notre ancêtre Abram sans le nommer ; il en parle
en ces termes : « Après le déluge, dans la dixième génération,
il y eut chez les Chaldéens un homme juste, illustre et versé dans la
connaissance des choses célestes ».
Hécatée, lui, fait plus que de le mentionner : il a laissé tout un
livre, composé sur lui.
Nicolas de Damas, dans le quatrième livre de ses Histoires, s'exprime ainsi :
« Abram(ès) régna à Damas ; il était venu en conquérant avec une
armée de la contrée située au-dessus de Babylone, appelée Chaldée. Peu de
temps après, il quitta également cette contrée avec tout son peuple et se
fixa dans la Judée d'aujourd'hui, qu'on appelait alors Chananée : c'est là
qu'il habita ainsi que ses descendants qui s'y multiplièrent et dont je
raconterai l'histoire ailleurs. Le nom d'Abram est encore célébré aujourd'hui
dans la Damascène ; on y montre un village qui s'appelle en souvenir de
lui demeure d'Abram ».
Chapitre
VIII
1.
[161] Quelque temps plus tard, une famine sévissant en Chananée, Abram, informé de
la prospérité des Égyptiens, eut envie de se rendre chez eux pour profiter de
leur abondance et pour entendre ce que leurs prêtres disaient des dieux ;
s'il trouvait leur doctrine meilleure que la sienne, il s'y conformerait ;
au contraire, il corrigerait leurs idées, si les siennes valaient mieux. Comme
il emmenait Sarra et qu'il craignait la frénésie dont les Égyptiens font
preuve à l'égard des femmes, pour empêcher que le roi ne le fit périr à
cause de la beauté de son épouse, il imagina l'artifice suivant il feignit d'être
son frère et, disant que leur intérêt l'exigeait, lui apprit à jouer son rôle.
Quand ils arrivèrent en Égypte, tout se passa pour Abram comme il l'avait prévu ;
la beauté de sa femme fut partout vantée ; aussi Pharaôthès,
roi des Égyptiens, ne se contenta pas de l'entendre célébrer ; il désira
vivement la voir et fut sur le point de s'emparer d'elle. Mais Dieu fait
obstacle à cette passion coupable par une peste et des troubles politiques.
Comme il sacrifiait pour savoir le remède à employer, les prêtres lui déclarèrent
que celte calamité était l'effet de la colère divine, parce qu'il avait voulu
faire violence à la femme de son hôte. Terrifié, il demanda à Sarra qui elle
était et qui l'accompagnait. Il apprit la vérité et alla s'excuser auprès
d'Abram : c'est dans la supposition qu'elle était sa sœur et non sa femme
qu'il s'était occupé d'elle ; il avait voulu contracter une alliance avec
lui et non pas lui faire injure dans l'emportement de la passion. Puis il lui
donne de grandes richesses et le fait entrer en relation avec les plus savants
d'entre les Égyptiens ; sa vertu et
sa réputation trouvèrent là une occasion de briller davantage.
2.
[166] En effet, comme les Égyptiens avaient différentes manières de vivre et se
moquaient mutuellement de leurs propres usages, de sorte que leurs rapports étaient
fort tendus, Abram s'entretenant avec chacun d'eux et examinant les arguments
qu'ils faisaient valoir en faveur de leurs opinions particulières, leur en
montra clairement l'inanité et le manque absolu de fondement. Très admiré par
eux dans leurs réunions comme un homme extrêmement intelligent et fort habile
non seulement à concevoir, mais aussi à con-vaincre ceux qu'il tentait
d'instruire, il leur fait connaître l'arithmétique et leur transmet ses
notions en astronomie,
car avant l’arrivée d’Abram, les Égyptiens étaient dans l’ignorance de
ces sciences : elles passèrent donc des Chaldéens à l’Égypte, pour
parvenir jusqu’aux Hellènes.
3.
[169] Revenu en Chananée, il partage le pays avec Lôt, car leurs bergers se
querellaient à propos de terrains de pâture, mais il laissa choisir Lôt à
son gré. Ayant pris la vallée que l’autre lui abandonne, il vient habiter la
ville de Nabrô (Hébron) : elle est plus ancienne de sept ans que Tanis en
Égypte. Quant à Lôt, il occupait le pays vers la plaine et le fleuve
Jourdain, non loin de la ville des Sodomites, alors florissante, aujourd’hui
anéantie par la volonté divine ; j’en indiquerai la raison en son lieu.
Chapitre
IX
[171] A cette époque où
les Assyriens étaient maîtres de l’Asie, les Sodomites se trouvaient dans
une situation florissante ; leurs richesses étaient considérables,
et leur jeunesse nombreuse ; des rois, au nombre de cinq, gouvernaient le
pays : Balac(os),
Baléas,
Synabar(ès),
Symobor(os)
et le roi Balènôn ;
chacun avait sa part de royaume à gouverner. Les Assyriens marchèrent contre
eux et, divisant leur armée en quatre corps, les assiégèrent ; un chef
était placé à la tête de chacun de ces corps. Un combat a lieu, les
Assyriens vainqueurs imposent tribut aux rois des Sodomites. Pendant douze ans
ils restèrent soumis et payèrent patiemment les tributs qu'on leur imposa,
mais, la treizième année, ils se soulevèrent ; une armée d'Assyriens
marcha contre eux sous les ordres d’Amarapsidès,
d'Arioucb(os), de Chodolamôr(os)
et de Thadal(os).
Ceux-ci ravagèrent toute la Syrie et domptèrent les descendants des Géants ;
arrivés dans le pays de Sodome, ils campent dans la vallée appelée les
Puits de Bitume.
A cette époque-là, en effet, il y avait des puits dans cet endroit ;
maintenant que la ville des Sodomites a disparu, cette vallée est devenue le
lac Asphaltite ; quant à ce lac, nous aurons bientôt à en reparler. Les
Sodomites en vinrent donc aux mains avec les Assyriens et le combat fut acharné
: beaucoup périrent, le reste fut fait prisonnier : on emmena, entre
autres, Lôt qui était venu combattre en allié des Sodomites.
Chapitre
X
1.
[176] Abram, à la nouvelle de leur défaite, éprouva de la crainte pour Lôt, son
parent, et de la pitié pour les Sodomites, ses amis et ses voisins. Avant résolu
de leur porter secours, sans différer, il se met en route, atteint la cinquième
nuit les Assyriens près de Dan(os) (tel est le nom d’une des deux sources du
Jourdain), les surprend avant qu'ils se mettent en armes ; ceux qui se
trouvaient au lit, il les tue sans qu’ils se rendent compte de ce qui se passe ;
et ceux qui ne s'étaient pas encore livrés au sommeil,
mais que l'ivresse rendait incapables de combattre, prennent la fuite. Abram les
poursuit, les serre de près jusqu'au jour suivant, où il les refoule dans Ob,
du pays des Damascéniens ; ce succès fit voir que la victoire ne dépend
pas du nombre ni de la multitude des bras, mais que l'ardeur résolue des
combattants et leur valeur à raison du nombre, puisque c'est avec trois cent
dix-huit de ses serviteurs et trois amis qu'Abram vint à bout d'une si grande
armée. Tous ceux qui purent s'échapper s'en retournèrent sans gloire.
2.
[179] Abram, ayant délivré les captifs Sodomites qui avaient été pris par les
Assyriens, ainsi que son parent Lôt, s'en revint en paix. Le roi des Sodomites
vint à sa rencontre dans l’endroit qu'on appelle Plaine royale. Là,
le roi de Solyme, Melchisédech(ès), le reçoit ; ce nom signifie roi
juste ;
il était, en effet, réputé tel partout : c'est même pour cette raison
qu'il devint prêtre de Dieu ; quant à cette Solyma, elle s’appela ultérieurement
Hiérosolyma
(Jérusalem). Ce Melchisédech traita avec hospitalité l'armée d'Abram,
pourvut avec abondance à tous leurs besoins et, au milieu du festin, se mit à
faire l'éloge d'Abram et à rendre grâce à Dieu d'avoir livré les ennemis
entre ses mains. Abram lui offrit la dîme du butin, et il accepta ce cadeau.
Quant au roi des Sodomites, il consentit à ce qu'Abram emportât le butin ;
mais il désirait emmener ceux de ses sujets qu'Abram avait sauvés des mains
des Assyriens. Abram lui dit qu'il n'en ferait rien et qu'il n'emporterait
d'autre avantage ce butin que les provisions de bouche nécessaires à ses
serviteurs ; cependant il offrit une part à ses amis qui avaient combattu
avec lui : ils s'appelaient, le premier, Eschôl(ès), les autres, Ennèr(os)
et Mambrès.
3.
[183] Dieu loua sa vertu : « Tu ne perdras pas, dit-il, la récompense que
tu mérites pour ces belles actions ». Et comme il demandait quel serait
le bienfait d'une telle récompense, s'il n'y avait personne pour la recueillir
après lui (car il était encore sans enfant), Dieu lui annonce qu'un fils lui
naîtra dont la postérité sera si grande que l'on en comparera le nombre à
celui des étoiles. Après avoir entendu ces paroles, Abram offre un sacrifice
à Dieu sur son ordre. Voici comment ce sacrifice eut lieu : il se
composait d'une génisse de trois ans, d'une chèvre de trois ans et d’un bélier
du même âge, d'une tourterelle et d'une colombe ; Abram reçut l'ordre de
les diviser en morceaux, sauf les oiseaux qu'il ne divisa pas. Ensuite,
avant l'érection de l'autel, comme les oiseaux tournoyaient, attirés par le
sang, une voix divine se fit entendre, annonçant que ses descendants auraient
de méchants voisins pendant quatre cents ans en Egypte, qu'après y avoir
souffert extrêmement, ils triompheraient de leurs ennemis, vaincraient à la
guerre les Chananéens et prendraient possession de leur pays et de leurs
villes.
4.
[186] Abram habitait près du chêne appelé Ogygé,
- c'est un endroit de la Chananée, non loin de la ville des Hébroniens -.
Affligé de la stérilité de sa femme, il supplie Dieu de lui accorder la
naissance d'un enfant mâle. Dieu l'engage à se rassurer ; c'est pour son
bonheur en toute chose qu'il lui a fait quitter la Mésopotamie et, de plus, des
enfants lui viendront. Sarra, sur l'ordre de Dieu, lui donne alors pour
concubine une de ses servantes, nommée Agar(é), de race égyptienne, afin
qu'il en ait des enfants. Devenue enceinte, cette servante osa prendre des airs
d'insolence envers Sarra, faisant la reine parce que le pouvoir devait être
attribué au rejeton qui naîtrait d'elle. Abram l'ayant remise à Sarra pour la
châtier, elle résolut de s'enfuir, incapable d'endurer ses humiliations et
pria Dieu de la prendre en pitié. Tandis qu'elle va à travers le désert, un
envoyé divin vient à sa rencontre, l'exhorte à retourner chez ses maîtres sa
condition sera meilleure, Si elle fait preuve de sagesse, car présentement, c'était
son ingratitude et sa présomption à l'égard de sa maîtresse qui l'avaient
conduite à ces malheurs. Si elle désobéissait à Dieu en poursuivant son
chemin, elle périrait ; mais si elle rebroussait chemin, elle deviendrait
mère d'un enfant, futur roi de ce pays. Ces raisons la convainquent, elle
rentre chez ses maîtres, et obtient son pardon ; elle met au monde, peu
après, Ismaël(os) : ce nom peut se rendre exaucé par Dieu, à
cause de la faveur avec laquelle Dieu avait écouté sa prière.
5.
[191] Abram avait atteint sa quatre-vingt-sixième année, quand ce premier fils lui
naquit ; quand il eut quatre-vingt-dix-neuf ans, Dieu lui apparut pour lui
annoncer qu'il aurait également un fils de Sarra ; il lui ordonne de
l'appeler Isac(os), lui révèle que de grands peuples et des rois sortiront de
lui, qu’après des guerres, ils occuperont la Chananée tout entière depuis
Sidon jusqu'à l'Egypte. Il lui prescrivit aussi, pour que sa race ne se mêle
pas avec les autres
de pratiquer la circoncision et cela, le huitième jour après la naissance.
Quant à la raison de notre pratique de la circoncision, je l'indiquerai
ailleurs.
Comme Abram s'informait aussi d'Ismaël, demandant s'il vivrait, Dieu lui fit
savoir qu'il deviendrait très âgé et serait le père de grandes nations.
Abram en rendit grâce à Dieu et se circoncit aussitôt, ainsi que tous les
siens et aussi son fils Ismaël, qui eut ce jour-là treize ans, tandis que
lui-même accomplissait sa quatre-vingt-dix-neuvième année.
Chapitre
XI
1.
[194] A la même époque, les Sodomites, tout fiers de leur nombre et de l'étendue de
leurs richesses, se montraient arrogants envers les hommes et impies à l'égard
de la divinité,
si bien qu'ils ne se souvenaient plus des bienfaits qu'ils en avaient reçus ;
ils haïssaient les étrangers
et fuyaient toute relation avec autrui. Irrité de cette conduite
Dieu décida de châtier leur insolence, de détruire leur ville et d'anéantir
le pays au point qu'aucune plante, aucun fruit n'en pût naître désormais.
2.
[196] Après que Dieu eut rendu ce jugement contre les Sodomites, Abram, étant assis
auprès du chêne de Mambré, devant la porte de sa cour, aperçut un jour trois
anges : s'imaginant que c'étaient des étrangers, il se leva, les salua,
et les invita à entrer chez lui pour jouir de son hospitalité. Ceux-ci acceptèrent,
et il fit préparer sur-le-champ du pain de fleur de farine ; il immola un
veau, qu'il fit rôtir et porter à ses hôtes, attablés sous le chêne ;
ceux-ci lui donnèrent à croire qu'ils mangeaient.
Ils s'informèrent aussi de sa femme et demandèrent où était Sarra ;
comme il leur dit qu'elle était dans la maison, ils assurèrent qu'ils
reviendraient un jour et la trouveraient mère. La femme sourit à ces mots
et se dit impropre à la maternité puisqu'elle avait quatre-vingt-dix ans et
son mari cent ; alors ils cessèrent de dissimuler et révélèrent qu'ils
étaient des messagers de Dieu, que l'un d'entre eux était envoyé pour
annoncer l'enfant et les deux autres
pour anéantir les Sodomites.
3.
[199] A cette nouvelle, Abram plaignit les Sodomites ; il se leva et fit une prière
à Dieu, le suppliant de ne point faire périr les justes et les bons avec les méchants.
Dieu lui répondit qu'aucun Sodomite n'était bon, que, s'il s'en trouvait dix,
il remettrait à tous le châtiment de leurs crimes. Là-dessus, Abram se tut.
Les anges
arrivèrent dans la ville des Sodomites, et Lôt leur offrit l'hospitalité, car
il était fort bienveillant pour les étrangers et avait pris pour exemple la
bonté d'Abram.
Les Sodomites, ayant aperçu ces jeunes hommes d'une remarquable beauté que Lôt
avait fait descendre chez lui, complotèrent de faire violence à leur jeunesse.
Lôt les conjure de se contenir, de ne point déshonorer leurs hôtes, mais de
respecter leur séjour chez lui ; s'ils ne pouvaient maîtriser leur
passion, il leur livrerait plutôt ses propres filles, disait-il, pour racheter
ces jeunes gens ; mais cela même ne les fit pas céder.
4.
[202] Dieu, indigné de leur audace, aveugla les criminels de manière qu'ils ne
purent trouver l'entrée de la demeure de Lôt, et il décida la perte de tout
le peuple des Sodomites, Lôt, à qui Dieu annonce la ruine prochaine des
Sodomites, part en emmenant sa femme et ses deux filles, qui étaient vierges ;
quant à leurs prétendants, ils se moquaient de ce départ et traitaient de
niaiserie ce que Lôt leur disait. Alors Dieu lance ses traits sur la ville et
la brûle avec ses habitants, anéantissant tout le pays dans un même
embrasement, comme je l'ai rapporté antérieurement dans mon récit de la
guerre judaïque.
La femme de Lôt, pendant la fuite, ne cessant de se retourner vers la ville et
de regarder indiscrètement ce qui s'y passait malgré la défense expresse de
Dieu, fut changée en une colonne de sel ; j'ai vu cette colonne qui
subsiste encore aujourd'hui.
Lôt s'enfuit seul avec ses filles et va occuper un petit endroit resté intact
au milieu des ravages du feu ; il porte encore le nom de Zoôr :
les hébreux appellent ainsi ce qui est petit. Il y vécut misérablement par
suite de l'absence d'habitants et du manque de ressources.
5.
[205] Ses filles, croyant que tout le genre humain avait péri, s'unissent à leur père
en prenant garde de ne pas se laisser voir ; elles agissaient ainsi, afin
que la race ne s'éteignit pas. Des enfants leur naissent : l'aînée eut Môab(os),
qu'on pourrait traduire du père.
La seconde met au monde Amman(os) ; ce mot signifie fils de la race.
Le premier fonde les Moabites, qui forment aujourd'hui encore une très grande
nation ; le second, les Ammanites. Ces deux peuples appartiennent à la Cœlé-Syrie.
Telles furent les circonstances dans lesquelles Lôt se sépara des Sodomites.
Chapitre
XII
1.
[207] Abram émigra à Gérare en Palestine, accompagné de Sarra, qu'il faisait
passer pour sa sœur ; c'était le même subterfuge que naguère, inspiré
par la crainte, car il redoutait Abimélech, roi de ce territoire, qui, lui
aussi, épris de Sarra, était capable de violence. Mais sa passion fut dérangée
par une grave maladie dont Dieu l'accabla ; déjà les médecins désespéraient
de lui, quand il eut un songe et vit qu’il ne devait pas outrager la femme de
son hôte ; se sentant mieux, il déclare à ses amis que Dieu lui inflige
cette maladie pour défendre les droits de son hôte et garder la femme de
celui-ci à l'abri de toute violence (car ce n'était pas sa sœur qu’il avait
emmenée, mais sa femme légitime), et que Dieu lui promet
dorénavant sa clémence, si Abram est rassuré au sujet de sa femme.
Cela dit, il mande Abram, sur le conseil de ses amis, et l'exhorte à ne plus
craindre pour sa femme aucune tentative déshonnête, car Dieu prenait souci de
lui et, conformément à l'alliance qu'il avait conclue, il la lui rendrait
inviolée. Prenant à témoin Dieu et la conscience de Sarra, il déclara qu'il
ne l'aurait même pas recherchée au début s'il l'avait sue mariée ;
croyant prendre la sœur d'Abram, il n'avait point mal agi. Il le prie, en
outre, de lui montrer de la bienveillance et de lui concilier la faveur divine :
s'il désirait demeurer chez lui, il lui fournirait tout en abondance ;
s'il préférait partir, il lui accorderait une escorte et tout ce qu'il était
venu chercher chez lui. A ces mots, Abram répond qu'il n'a pas menti en alléguant
sa parenté avec sa femme, car elle était l'enfant de son frère, et, sans le
subterfuge dont il avait usé, il aurait cru manquer de sécurité durant son
voyage. Il n'était pas responsable de la maladie du roi, il souhaitait
ardemment sa guérison et se déclarait prêt à demeurer chez lui. Alors
Abimélech lui attribue une part de son pays et de ses richesses ; ils
conviennent ensemble de gouverner loyalement et prêtent serment au-dessus d'un
puits qu'ils nomment Bersoubai,
c'est-à-dire le puits du serment : c'est encore le nom que lui donnent
aujourd'hui les habitants.
2.
[213] Abram, peu de temps après, eut également un fils de Sarra, ainsi qu'il lui
avait été annoncé par Dieu ; il l'appela Isac,
ce qui signifie rire ; il lui donna ce nom parce que Sarra avait
souri quand Dieu lui eut dit qu'elle enfanterait, elle qui ne s'attendait pas à
devenir enceinte à son âge ; elle avait, en effet, quatre-vingt-dix ans
et Abram cent. Leur enfant naît donc l'année après (la prédiction des anges) ;
on le circoncit le huitième jour. De là vient la coutume pour les Hébreux de
pratiquer la circoncision après huit jours ; les Arabes attendent la
treizième année, car Ismaël leur ancêtre, qui naquit d'Abram par la
concubine, fut circoncis à cet âge : je vais présenter à son sujet les
détails les plus précis.
3.
[215] Sarra, au début, chérissait cet Ismaël, né de sa servante Agar, avec toute
la tendresse qu'elle eût témoignée à son propre fils ; on l'élevait,
en effet, pour succéder au commandement ; mais quand elle eut mis au monde
Isac, elle ne crut pas devoir élever avec lui Ismaël, qui était l'aîné et
pouvait lui nuire après que leur père serait mort. Elle persuade donc à Abram
de l'envoyer s'établir ailleurs avec sa mère. Mais lui, dans le principe, ne
donnait pas son adhésion aux projets de Sarra ; il estimait qu'il n'y
avait rien de si inhumain que de congédier un enfant en bas âge et une femme dénuée
de toutes les ressources nécessaires à la vie. Mais plus tard, - aussi bien
Dieu approuvait-il les desseins de Sarra -, il cède, remet Ismaël à sa mère,
car il ne pouvait encore cheminer tout seul, et la congédie, avec une outre
pleine d'eau et un morceau de pain ; la nécessité lui servirait de guide.
Elle s'en fut et quand le nécessaire vint à manquer, elle se trouva dans une
situation cruelle ; comme l'eau s'épuisait, elle posa son enfant mourant
sous un pin et, pour n'être pas là quand il rendrait l'âme, elle alla un peu
plus loin. Un ange de Dieu la rencontre, lui indique une source dans le
voisinage et lui recommande de veiller à la nourriture de son enfant ; car
le salut d'Ismaël serait pour elle la source de grands biens. Elle reprend
courage à ces promesses, et rencontre des bergers dont la sollicitude la tire
de peine.
4.
[220] Quand son enfant eut atteint l'âge d'homme, elle lui fit prendre une femme de
cette race égyptienne dont elle était elle-même originaire : Ismaël eut
de cette femme en tout douze fils : Nabaïôth(ès), Kédar(os), Abdéel(os),
Massam(as),
Idoum(as),
Masmas(os),
Massès,
Chodad(os),
Théman(os), Jétour(os), Naphais(os), Kedmas(os).
Ceux-ci occupent tout le pays qui s'étend depuis l’Euphrate jusqu'à la mer
Erythrée et qu'ils appelèrent Nabatène. Ce sont eux dont les tribus de la
nation arabe ont reçu les noms en l'honneur de leurs vertus et en considération
d'Abram.
Chapitre
XIII
1.
[222] Isac était aimé par-dessus tout de son père Abram, comme un fils unique qu'il
avait eu sur le seuil de la vieillesse, par une faveur de Dieu. De son côté,
l'enfant méritait cette tendresse et se faisait chérir de plus en plus de ses
parents en pratiquant toutes les vertus, en montrant une piété filiale assidue
et beaucoup de zèle dans le culte de Dieu. Abram mettait tout son bonheur à
laisser un fils florissant après qu'il aurait fini de vivre. Cependant voici ce
qui lui arriva par la volonté divine : comme Dieu voulait faire l'épreuve
de sa piété envers lui, il lui apparut, lui énuméra tous les bienfaits dont
il l'avait comblé, lui parla de la supériorité qu'il lui avait conférée sur
ses ennemis, de sa félicité présente qu'il devait à la bienveillance divine
et de la naissance de son fils Isac ; il lui demanda de lui offrir ce fils
en sacrifice et en victime et lui ordonna de l'amener sur le mont Môrion
pour en faire un holocauste après avoir élevé un autel
ainsi seulement il témoignerait de sa piété envers lui, si le salut de
son enfant lui importait moins que le souci d'être agréable à Dieu.
2.
[225] Abram, estimant que rien ne justifiait une désobéissance à Dieu et qu'il
fallait le servir en tout, puisque c'est sa providence qui fait vivre tous ceux
qu'il protège, dissimule à sa femme l'ordre de Dieu et ses propres desseins au
sujet de l'immolation de son fils ; sans en rien découvrir à personne de
sa maison,
car on eût pu l'empêcher d'obéir à Dieu, il prend Isac avec deux serviteurs,
et, ayant chargé sur un âne les objets nécessaires au sacrifice, il se met en
route vers la montagne. Deux jours, les serviteurs firent route avec lui ;
le troisième jour, quand la montagne fut en vue, il laissa dans la plaine ses
compagnons, et s'avança avec son fils seul sur la hauteur où le roi David bâtit
plus tard le temple.
Ils
portaient avec eux tout ce qu'il fallait pour le sacrifice, hormis la victime.
Comme Isac, qui avait vingt-cinq ans, édifiait l'autel et demandait ce qu'on
allait immoler puisqu'il n'y avait pas là de victime, Abram lui dit que Dieu y
pourvoirait, car il avait le pouvoir de procurer aux hommes ce qui leur manquait
et de dépouiller de leurs biens ceux qui s'en croyaient assurés : il lui
donnerait donc aussi une victime, s'il devait accueillir favorablement son
sacrifice.
3.
[228] Lorsque l'autel fut prêt, qu'il y eut disposé les morceaux de bois et que tout
fut dans un bel ordre, il dit à son fils : « Mon enfant, dans mille
prières, j'ai demandé ta naissance à Dieu ; après que tu es venu au
monde, il n'est aucune peine que je ne me sois donnée pour ton éducation, rien
qui me parût plus heureux que de te voir parvenir à l'âge d'homme et te
laisser en mourant héritier de mon pouvoir. Mais, puisque c'est la volonté de
Dieu qui m'a fait ton père, et qu’il lui plaît maintenant que je te perde,
supporte vaillamment le sacrifice ; c'est à Dieu que je te cède, à Dieu
qui a voulu avoir de moi ce témoignage de vénération en retour de la
bienveillance avec laquelle il s'est montré mon appui et mon défenseur.
Puisque tu as été engendré d'une façon peu commune,
tu vas aussi quitter la vie d'une façon peu ordinaire ; c'est ton propre père
qui t'envoie d'avance à Dieu, père de toutes choses, selon les rites du
sacrifice ; il n'a pas, je crois, jugé à propos que la maladie ni la
guerre, ni aucun des fléaux qui assaillent naturellement les hommes, t'enlève
à la vie : c'est au milieu de prières et de cérémonies sacrées qu'il
recueillera ton âme et qu'il la gardera près de lui ; tu seras pour moi
un protecteur et tu prendras soin de ma vieillesse - car c'est surtout vers
cette fin que je t'ai élevé -, mais au lieu de toi, c'est Dieu dont tu me
procureras l'appui. »
4.
[232] Isac - d'un tel père il ne pouvait naître qu'un fils magnanime - accueille
avec joie ces paroles et s'écrie qu'il ne mériterait pas même d'être venu au
monde, s'il voulait s'insurger contre la décision de Dieu et de son père et ne
pas se prêter docilement à leur volonté à tous deux, alors que, son père
seul eût-il pris cette résolution, il eût été impie de ne point s'y
soumettre ; il s'élance donc vers l'autel et la mort. Et l'acte
s'accomplissait, si Dieu n’eût été là pour l'empêcher ; il appelle
Abram par son nom et lui défend d'immoler son fils : ce n'était pas le désir
de sang humain, lui dit-il, qui lui avait fait ordonner le meurtre de son fils
et il ne l'avait pas rendu père pour le lui enlever avec cette cruauté, il ne
voulait qu'éprouver ses sentiments et voir si même de pareils ordres le
trouveraient docile. Sachant maintenant l'ardeur et l'élan de sa piété, il était
satisfait de tout ce qu'il avait fait pour lui, et il ne cesserait jamais de
veiller de toute sa sollicitude sur lui et sur sa race ; son fils
atteindrait un âge avancé et, après une vie de félicité, transmettrait à
une postérité vertueuse et légitime une grande puissance. Il lui prédit
aussi que leur race donnerait naissance à de grandes et opulentes nations dont
les chefs auraient une renommée éternelle, et qu'ayant conquis par les armes
la Chananée, ils deviendraient un objet d'envie pour tous les hommes. Après
avoir ainsi parlé, Dieu fit sortir d'un lieu invisible un bélier pour le
sacrifice ; quant à eux, se retrouvant ensemble contre toute espérance,
après avoir entendu ces magnifiques promesses, ils s'embrassèrent, et, une
fois le sacrifice accompli, s'en retournèrent auprès de Sarra, et menèrent
une vie heureuse, car Dieu les assistait dans toutes leurs entreprises.
Chapitre
XIV
[237] Sarra,
peu de temps après, meurt à l'âge de cent vingt-sept ans. On t'enterre à Hébron ;
les Chananéens offraient de lui donner la sépulture publique, mais Abram
acheta la terre pour quatre cents sicles à un certain Ephraïm(os)
de Hébron. C'est là qu'Abram et ses descendants bâtirent leurs tombeaux.
Chapitre
XV
[238] Abram
épouse plus tard Chetoura, qui lui donne six fils d'une grande vigueur au
travail et d’une vive intelligence : Zambran(ès),
Jazar(ès),
Madan(ès), Madian(ès), Lousoubac(os),
Soùos.
Ceux-ci engendrèrent aussi des enfants : de Soùos
naissent Sabakan(ès)
et Dadan(ès)
et de celui-ci Latousim(os), Assouris et Lououris.
Madan
eut Ephâs, Ophrès,
Anôch(os), Ebidâs,
Eldâs.
Tous, fils et petits-fils, allèrent, à l'invitation d'Abram, fonder des
colonies ; ils s'emparent de la Troglodytide et de la partie de l'Arabie
heureuse qui s'étend vers la mer Erythrée. On dit aussi que cet Ophren fit une
expédition contre la Libye, s'en empara et que ses descendants s'y établirent
et donnèrent son nom au pays qu'ils appelèrent Afrique. Je m'en réfère à
Alexandre Polyhistor, qui s'exprime ainsi :
« Cléodème le prophète, surnommé Malchos, dans son histoire des Juifs,
dit, conformément au récit de Moïse, leur législateur, que Chetoura donna à
Abram des fils vigoureux. Il dit aussi leurs noms ; il en nomme trois :
Aphéras, Sourîm, Japhras. Sourîm donna son nom à l'Assyrie, les deux autres,
Aphéras et Japhras, à la ville d'Aphra et à la terre d'Afrique. Ceux-ci
auraient combattu avec Hercule contre la Libye et Antée ; et Hercule,
ayant épousé la fille d'Aphra, aurait eu d'elle un fils Didôros, duquel
naquit Sophôn ; c'est de lui que les Barbares tiennent le nom de Sophaques ».
Chapitre
XVI
1.
[242] Quand Isac eut environ quarante ans, Abram, ayant décidé de lui donner pour
femme Rébecca, fille du fils de Nachôr,
son frère, envoie pour la demander en mariage le plus ancien de ses serviteurs
après l'avoir lié par de solennels serments. Ces serments se font de la façon
suivante : les contractants se mettent réciproquement la main sous la
cuisse ; ensuite ils invoquent Dieu comme témoin de leurs actes à venir.
Il envoya également aux gens de là-bas des présents que leur rareté ou
l'impossibilité absolus de les avoir rendait inestimables. Ce serviteur resta
longtemps en route, vu la difficulté qu'on avait à traverser la Mésopotamie,
en hiver, à cause des boues profondes, en été, à cause de la sécheresse ;
en outre, elle était infestée de voleurs, qu'il était difficile aux voyageurs
d'éviter, quand ils n'avaient pas pris leurs précautions. Il arrive enfin à
la ville de Charran et, comme il en atteignait le faubourg, il rencontre
plusieurs jeunes filles qui allaient puiser de l'eau. Alors il demande à Dieu
que Rébecca, celle qu'Abram l'avait envoyé demander en mariage pour son fils,
s'il lui plaisait que ce mariage s'accomplit, se trouvât parmi ces jeunes
filles et qu'elle se fit connaître à lui en lui donnant à boire, tandis que
les autres refuseraient.
2.
[246] Au milieu de ces pensées, il arrive près du puits et il prie les jeunes filles
de lui donner à boire ; celles-ci refusent, prétextant qu'elles devaient
apporter l'eau à la maison et non pas la lui donner, car elle n'était pas
facile à puiser ; une seule les réprimande de leur malveillance à l'égard
de l'étranger : comment jamais partager la vie des hommes, quand elles ne
consentaient même pas à partager un peu d'eau ? Et elle lui en offre avec
bonté. Celui-ci, plein d'espérance pour toute sa mission, mais désireux de
savoir la vérité, se met à vanter la jeune fille pour sa noblesse et son bon
cœur, elle qui, au prix de ses propres fatigues, ne laissait pas de secourir
ceux qui l'invoquaient ; il lui demande quels étaient ses parents, fait
des vœux pour qu'une telle enfant leur fasse honneur et profit : « Puissent-ils
la marier, dit-il, à leur gré, en la faisant entrer dans la famille d'un homme
vertueux à qui elle donnera des enfants légitimes ! » La jeune
fille ne lui refusa pas non plus cette satisfaction et elle lui révéla quelle
était sa famille. « Rébecca, dit-elle, est mon nom ; mon père était
Bathouël : il est mort,
mais Laban est notre frère et il dirige toute la maison avec ma mère et prend
soin également de ma jeunesse ».
A
ces mots, le serviteur se réjouit de cet incident et de cette conversation,
preuve manifeste que Dieu l'avait secondé dans son voyage. Il présente à Rébecca
un collier et de ces parures qui conviennent aux jeunes filles, les offrant en
retour et en récompense de la grâce qu'elle lui avait faite de lui donner à
boire : il lui dit qu'il était juste qu'elle obtînt ces présents pour s'être
montrée généreuse, seule de toutes ces jeunes filles. Il lui demande aussi de
le mener chez elle, la nuit lui interdisant de poursuivre sa route, et comme il
avait avec lui des parures de femme d'un grand prix, il disait qu'il ne pouvait
se confier à des gens plus sûrs qu'à ceux dont il jugeait d'après elle. Ce
qui attestait à ses yeux les sentiments d'affabilité de sa mère et de son frère
et lui faisait croire qu'ils n'éprouveraient aucune contrariété, c'étaient
les qualités mêmes de la jeune fille ; d'ailleurs, il ne leur serait pas
à charge, il paierait le prix de leur hospitalité et ses dépenses lui
seraient personnelles. Elle lui répondit qu'à l'égard des sentiments de
bienveillance de ses parents ses conjectures étaient exactes, mais elle lui
reprocha de les suspecter de mesquinerie ; il aurait tout sans bourse délier ;
mais elle dit qu'elle en parlerait cependant d'abord à son frère Laban et que,
sur son avis favorable, elle l'emmènerait.
3.
[252] La démarche faite, elle amène l'étranger ; ses chameaux sont reçus par
les serviteurs de Laban, qui en prennent soin, et lui-même s’en va manger en
compagnie de Laban. Après le repas, il s'adresse à lui et à la mère de la
jeune fille : « Abram est le fils de Tharros et votre parent ;
car Nachôr, ô femme, le grand-père des enfants que voici, était frère
d'Abram : ils avaient même père et même mère. Eh bien ! cet Abram
m'envoie vers vous dans le désir de prendre cette jeune fille comme femme pour
son fils : c'est son fils légitime ; il est seul élevé pour avoir
tout l'héritage. Alors qu'il pouvait choisir parmi les femmes de là-bas la
plus fortunée, dédaigneux d'une telle alliance, il entend faire honneur à sa
race en combinant le mariage en question. Ne faites point fi de son empressement
et de son choix, car c'est grâce à la volonté divine que j'ai fait toutes ces
rencontres sur ma route et que j'ai trouvé cette enfant et votre demeure :
en effet, lorsque je fus près de la ville, je vis plusieurs jeunes filles
arriver près du puits et je souhaitai de rencontrer celle-ci, ce qui arriva. Un
mariage qui se conclut ainsi sous les auspices de Dieu, ratifiez-le, et accordez
la jeune fille pour honorer Abram, qui a mis tant d'empressement à m'envoyer
ici ». Eux alors, comme cette proposition était avantageuse et leur agréait,
pénétrèrent l'intention divine ; ils envoient donc leur fille aux
conditions requises. Isac l'épouse, déjà maître de l'héritage ; car
les enfants nés de Chetoura étaient partis fonder des colonies ailleurs.
Chapitre
XVII
[256] Abram
meurt peu après ; c'était un homme qui avait toutes les vertus à un degré
éminent, et qui fut particulièrement estimé de Dieu pour l'ardeur qu'il avait
mise à le servir. Il vécut en tout cent soixante-quinze ans, et fut enterré
à Hébron avec sa femme Sarra par ses fils Isac et Ismaël.
Chapitre
XVIII
1.
[257] Après la mort d'Abram,
la femme d'Isac se trouva enceinte, et, comme sa grossesse prenait d'excessives
proportions, il s'inquiéta et alla consulter Dieu. Dieu lui répond
que Rébecca enfantera deux fils jumeaux, que des nations porteront leurs noms
et que la plus faible en apparence l'emportera sur la plus grande. Il lui naît,
en effet, quelque temps après, selon la prédiction de Dieu, deux enfants
jumeaux, dont l'aîné était extraordinairement velu depuis la tête jusqu'aux
pieds ; le plus jeune tenait l'autre, qui le précédait, par le talon. Le
père aimait l'aîné, Esaü (Esavos), appelé aussi Séîros,
du nom dont on désigne la chevelure, car les Hébreux appellent la chevelure séîr(os) ;
Jacob (Jacôbos), le plus jeune, était particulièrement cher à sa mère.
2.
[259] Comme la famine régnait dans le pays, Isac résolut d'aller en Égypte, car
cette contrée était prospère ; il s'en fut à Gérare sur l'ordre de
Dieu. Le roi Abimélech le reçoit en vertu de l'amitié et de l'hospitalité
conclue avec Abram ; mais, après qu'il lui eut témoigné une entière
bienveillance, l'envie l'empêcha de demeurer toujours dans ces sentiments.
Voyant l'assistance que Dieu prêtait à Isac et les grandes faveurs dont il
l'entourait, il le repoussa. Celui-ci s'aperçut de ce revirement dû à la
jalousie d'Abimélech, et se retira alors dans un endroit appelé Pharanx
non loin de Gérare ; comme il creusait un puits, des bergers tombèrent
sur lui et le provoquèrent au combat pour empêcher le travail. Comme Isac ne
se souciait pas de lutter avec eux, ils s'estimèrent vainqueurs. Il céda la
place et creusa un autre puits, mais d'autres bergers d'Abimélech lui firent
violence ; il l'abandonna également et dut sa sécurité à ce sage
calcul. Ensuite, le hasard lui fournit le moyen de creuser un puits sans en être
empêché : il appela ce puits Roôbôth,
ce qui veut dire large emplacement. Quant aux précédents, le premier s'appelle
Eskos,
c'est-à-dire combat, et le second Syenna,
mot qui signifie haine.
3.
[263] Il advint qu'Isac atteignit au comble de la prospérité par la grandeur de ses
richesses, et, comme Abimélech croyait qu’Isac lui était hostile, car la défiance
s'était mise dans leurs rapports et Isac s'était retiré dissimulant sa haine,
il craignit que la primitive amitié ne servît de rien quand Isac songerait à
se venger de ce qu'il avait souffert et il s'en alla renouer avec lui en
emmenant un de ses généraux, Philoch(os).
Ayant réussi pleinement dans son dessein, grâce à la générosité d'Isac,
qui sacrifie son ressentiment récent de l'antique entente qui avait régné
entre lui et son père, il s'en retourne dans son pays.
4.
[265] Quant aux enfants d'Isac, Ésaü, pour qui son père avait une prédilection, épouse
à quarante ans Ada, fille de Hélon, et Alibamé,
fille d’Eusébéon,
deux souverains chananéens ; il fit ces mariages de sa propre autorité
sans consulter son père ; car Isac n'y eût pas consenti s'il avait eut à
donner son avis : il ne lui était pas agréable que sa famille s'unit aux
indigènes. Mais il ne voulut pas se rendre odieux à son fils en lui commandant
de se séparer de ses femmes et prit le parti de se taire.
5.
[267] Devenu vieux, et tout à fait privé de la vue, il mande Esaü, lui parle de son
âge, lui représente qu'outre ses infirmités et la privation de la vue, la
vieillesse l'empêche de servir Dieu, et il lui demande d'aller à la chasse,
d'y prendre ce qu'il pourrait et de lui préparer un repas, afin qu'ensuite il pût
supplier Dieu de protéger son fils et de l'assister durant toute sa vie :
il ajoutait qu'il ne savait pas exactement quand il mourrait, mais auparavant il
voulait appeler sur lui la protection divine par des prières dites en sa
faveur.
6.
[269] Ésaü s'empressa de sortir pour aller à la chasse ; mais Rébecca, qui
entendait appeler sur Jacob les faveurs de Dieu, même contrairement à
l'intention d'Isac, ordonne à Jacob d'égorger des chevreaux et de préparer un
repas. Jacob obéit à sa mère, car il faisait tout sous son inspiration. Quand
le mets fut prêt, il mit la peau d'un chevreau autour de son bras, afin de
faire croire à son père, grâce à son aspect velu, qu'il était Esaü il lui
ressemblait, d'ailleurs, complètement puisqu'ils étaient jumeaux, et n'avait
avec lui que cette seule différence. Comme il craignait qu'avant les bénédictions
la supercherie ne fût découverte et n'irritât son père au point de lui faire
dire tout l'opposé, il alla lui apporter le repas. Isac, distinguant le son
particulier de sa voix, appelle son fils ; mais Jacob lui tend le bras
autour duquel il avait enroulé la peau de chèvre ; Isac la tâte et s'écrie :
« Tu as bien la voix de Jacob, mais, à en juger par l'épaisseur du poil,
tu me parais être Esaü ». Et ne soupçonnant aucune espèce de fraude,
il mange et se met en devoir de prier et d'invoquer Dieu : « Maître
de toute éternité, dit-il, et créateur de tout l'univers, tu as donné à mon
père une profusion de biens, et moi, tout ce que j'ai présentement, tu as
daigné me l'accorder, et à mes descendants tu as promis ton aide bienveillante
et la faveur constante de tes plus grands bienfaits. Ces promesses,
confirme-les, et ne me méprise pas pour ma débilité actuelle, qui fait que je
me trouve avoir besoin de toi encore davantage ; protège moi cet enfant
dans ta bonté, garde-le à l'abri de tout mal ; donne-lui une vie heureuse
et la possession de tous les biens que tu as le pouvoir d'accorder, rends-le
redoutable à ses ennemis, précieux et cher à ses amis ».
7.
[274] C'est ainsi qu'il invoquait Dieu, s'imaginant prononcer ces bénédictions en
faveur d'Esaü. Il venait de les terminer quand Esaü arrive, au retour de la
chasse. Isac, s'avisant de son erreur, demeure calme ; mais Esaü voulait
obtenir de son père les mêmes bénédictions que Jacob ; comme son père
refusait parce qu'il avait épuisé toutes ses prières pour Jacob, il se désolait
de cette méprise. Son père, affligé de ses larmes, lui promit qu'il
s'illustrerait à la chasse et par sa vigueur dans les armes et tous les
exercices corporels, et que de là lui et sa race tireraient renommée à
travers les siècles, mais qu'il serait asservi à son frère.
8.
[276] Comme Jacob craignait que son frère ne voulût se venger d'avoir été trompé
au sujet des bénédictions, sa mère le tire de peine. Elle persuade à son
mari d'envoyer Jacob en Mésopotamie pour épouser une femme de leur famille. Déjà
Esaü avait pris pour nouvelle femme la fille d'Ismaël, Basemmathé, car Isac
et son entourage n'étaient pas favorables aux Chananéens : aussi les
voyant hostiles à ses précédentes unions, il s'était conformé à leurs préférences
et avait épousé Basemmathé, qu'il chérissait particulièrement.
Chapitre
XIX
1.
[278] Jacob est envoyé par sa mère en Mésopotamie pour y épouser la fille de
Laban, son frère, mariage autorisé par Isac, qui obéissait aux intentions de
sa femme. Il traversa la Chananée et, par haine pour les habitants, ne jugea à
propos de descendre chez aucun d'eux ; il passait la nuit en plein air,
posant sa tête sur des pierres qu'il rassemblait et voici la vision qu'il eut
durant son sommeil.
Il lui parut qu'il voyait une échelle qui allait de la terre au ciel et par
laquelle descendaient des figures d'un caractère trop imposant pour être
humaines ; enfin, au-dessus de l'échelle, Dieu se montrait à lui en
personne, l'appelait par son nom et lui tenait ce langage : « Jacob,
fils d'un père vertueux, petit-fils d'un aïeul illustré par sa grande valeur,
il ne faut pas succomber aux fatigues du présent, mais espérer un avenir
meilleur ; de très grands biens t'attendent qui te seront prodigués en
abondance par mes soins. J'ai fait venir Abram de Mésopotamie jusqu’ici,
chassé qu'il était par sa famille ; j’ai exalté ton père dans la
prospérité ; la part que je t'attribuerai ne sera pas inférieure.
Courage donc, et poursuis ce voyage où tu m'auras pour guide ; il
s'accomplira, le mariage que tu recherches, et il te naîtra des enfants
vertueux qui laisseront après eux une postérité innombrable.
Je leur donne la domination de ce pays à eux et à leur postérité qui
rempliront tout ce que le soleil éclaire de terres et de mers. Ainsi ne crains
aucun danger et ne te mets pas en peine de tes nombreuses fatigues, car c'est
moi qui veillerai sur tout ce que tu feras dans le présent et bien davantage
dans l'avenir ».
2.
[284] Voilà ce que Dieu prédit à Jacob ; celui-ci, tout joyeux de ces visions
et de ces promesses, lave les pierres sur lesquelles il reposait au moment de
l'annonce de si grands biens
et fait vœu d'offrir sur elles un sacrifice, si, une fois qu'il aurait gagné
sa vie, il revenait sain et sauf, et de présenter à Dieu la dîme de ce qu'il
aurait acquis, s'il effectuait ainsi soit retour ; de plus, il juge cet
endroit vénérable et lui donne le nom de Béthel, ce qui signifie foyer
divin
dans la langue des Grecs.
3.
[285] Continuant de s'avancer en Mésopotamie, au bout de quelque temps, il se trouve
à Charran. Il rencontre des bergers dans le faubourg ; des enfants, jeunes
garçons et jeunes filles, étaient assis sur le bord d'un puits ; désireux
de boire, il se mêle à eux, engage avec eux la conversation et leur demande
s’ils ont connaissance d'un certain Laban et s'il vit encore. Et tous de répondre
qu'ils le connaissent, car ce n'était pas un homme dont on pût ignorer
l'existence, et que sa fille conduisait les troupeaux en leur compagnie et ils
s'étonnaient qu'elle n'eût pas encore paru : « C'est d'elle,
disaient-ils, que tu apprendras plus exactement tout ce que tu désires savoir
à leur endroit ». Ils parlaient encore que la jeune fille arrive avec les
bergers de sa compagnie. Ils lui montrent Jacob en lui disant que cet étranger
venait s'informer de son père. Elle se réjouit ingénument de la présence de
Jacob et lui demande qui il est, d'où il leur arrive et quelle nécessité le
conduit ; elle souhaite qu'il leur soit possible de lui procurer ce qu'il
est venu chercher.
4.
[288] Jacob ne fut pas aussi touché de sa parenté avec la jeune fille, ni de la
bienveillance mutuelle qui en résultait, qu'il ne s'éprit d'amour pour elle ;
il demeura stupéfait de l'éclat de sa beauté, qui était tel qu'on eût trouvé
peu de femmes de ce temps à lui comparer. Il s'écrie : « En vérité,
la parenté qui me lie à toi et à ton père, puisque tu es fille de Laban,
date d'avant ma naissance et la tienne : car Abram et Arran et Nachôr étaient
fils de Tharros ; de Nachôr naquit ton aïeul Bathouël ; d'Abram et
de Sarra, fille d'Arran, Isac mon père. Mais nous avons un autre gage, plus récent,
dd parenté qui nous unit : Rébecca ma mère, est sœur de ton père Laban ;
ils eurent même père et même mère ; et nous sommes cousins germains,
moi et toi. Et maintenant je viens ici pour vous saluer et renouveler cette
alliance qui existait déjà auparavant entre nous ». Elle se souvient
alors, comme il arrive souvent aux jeunes gens, de ce qu'elle avait déjà
entendu dire à son père touchant Rébecca et, comme elle savait ses parents désireux
d'entendre parler de celle-ci, dans sa tendresse filiale, elle fond en larmes et
se jette au cou de Jacob ; elle l'embrasse affectueusement et lui dit
qu’il allait procurer la plus désirable et la plus vive des joies à son père
et à tous les gens de la maison, car Laban vivait dans le souvenir de la mère
de Jacob et ne pensait qu'à elle ; sa visite lui paraîtrait digne des
plus grandes récompenses. Elle le prie de venir chez son père où elle allait
le conduire ; il ne fallait pas qu'il le privât davantage de ce plaisir en
tardant trop longtemps.
5.
[293] Elle dit et le conduit chez Laban. Reconnu par son oncle, il se trouvait pour sa
part en sécurité parmi des amis et leur apportait à eux une grande
satisfaction par son apparition inopinée. Après quelques jours, Laban lui dit
qu'il se félicitait de sa présence plus qu'il ne pouvait l'exprimer ;
mais il lui demandait, d'autre part, pour quelle raison il était venu, laissant
sa mère et son père dans un âge avancé où ses soins leur étaient nécessaires ;
il s'offrait à l'aider et à le secourir à toute épreuve. Jacob lui expose
toute l'histoire en disant qu'Isac avait deux fils jumeaux, lui et Esaü. Comme
il avait frustré ce dernier des bénédictions paternelles, que l'artifice de
sa mère détourna à son profit, Esaü cherchait à le tuer pour l'avoir privé
du pouvoir souverain issu de Dieu et des biens que lui avait souhaités son père ;
et voilà pourquoi il se trouvait là conformément aux instructions
maternelles. « Car, dit-il, nous avons pour aïeuls des frères et ma mère est
proche de vous à un degré plus étroit encore que celui-là. Je place mon
voyage sous la protection de Dieu et sous la tienne ; c'est ce qui me donne
confiance dans l'heure présente.
6.
[297] Laban, au nom de leurs ancêtres, lui promet de l'assister de toute son amitié,
au nom aussi de sa mère à qui il témoignera son affection même à distance
en entourant son fils de sollicitude. Il déclare qu'il l'établira surveillant
de ses troupeaux et, en échange, lui accordera la préséance au pâturage ;
et s'il veut s'en retourner chez ses parents, il rentrera comblé de présents
et de tous les honneurs qu'on doit à un parent aussi proche. Jacob l'écouta
avec joie et dit que, pour lui faire plaisir, il demeurerait chez lui et
supporterait toutes les fatigues ; mais en récompense, il demandait à
avoir Rachel (Rachèla) pour femme : à tous égards elle méritait son
estime, et puis elle lui avait rendu le service de l'introduire chez Laban ;
c'était son amour pour la jeune fille qui lui inspirait ces discours. Laban,
charmé de ces paroles, consent au mariage avec sa fille, disant qu'il ne
pouvait souhaiter un meilleur gendre ; pourvu qu'il restât quelque temps chez
lui, c'était une affaire faite ; car il n'enverrait pas sa fille chez les
Chananéens ; même il avait regret du mariage qu'on avait fait conclure là-bas
à sa propre sœur. Comme Jacob acceptait ces conditions, on convient d'une période
de sept ans ; c'est le temps pendant lequel on estime qu'il doit servir son
beau-père, afin de donner la preuve de son mérite et de faire mieux connaître
qui il est. Laban agrée ce langage, et le temps écoulé, il se met à préparer
le festin nuptial. La nuit venue, sans que Jacob se doute de rien, il place à
ses côtés son autre fille, l'aînée de Rachel, qui était dépourvue de beauté.
Jacob s'unit à elle, trompé par l'ivresse et l'obscurité ; puis, avec le
jour, il s'en aperçoit et reproche sa fourberie à Laban. Celui-ci, pour
s'excuser, alléguait la nécessité où il avait été d'en user ainsi ;
ce n'était pas par méchanceté qu'il lui avait donné Lia ; un autre
motif plus fort l'avait déterminé
... Cela n'empêchait nullement, d'ailleurs, son mariage avec Rachel ; s'il
la désirait, il la lui donnerait après une autre période de sept ans. Jacob
se résigne : son amour pour la jeune fille ne lui permettait pas un autre
parti, et à l'issue d'une nouvelle période de sept ans, il épouse aussi
Rachel.
7.
[303] Les deux sœurs avaient chacune une servante que leur avait donnée leur père ;
Zelpha appartenait à Lia et Balla
à Rachel ; ce n'étaient pas des esclaves, mais des subordonnées. Lia était
cruellement mortifiée de l'amour que son mari portait à sa sœur ; elle
espérait qu'en ayant des enfants, elle lui deviendrait chère et priait Dieu
continuellement. Un enfant mâle lui naît et comme cet événement lui ramène
son mari, elle appelle son fils Roubèl(os)
(Ruben) parce qu'il lui venait de la compassion divine ; c'est là ce que
signifie ce nom. Il lui naît encore trois fils plus tard : Syméon ;
ce nom indique que Dieu l'a exaucée, puis Lévis,
c'est-à-dire le garant de la vie en commun ; après lui Joudas,
c'est-à-dire action de grâces.
Rachel,
craignant que l'heureuse fécondité de sa sœur n’amoindrit sa propre part
dans l'affection de son époux, donne comme concubine à Jacob sa servante
Balla. Un enfant naît d'elle, Dan, qu'on traduirait en grec par Théocritos
(décerné par Dieu) ; après lui vient Nephthalîm,
c'est-à-dire machiné, parce que cela avait contrebalancé la fécondité
de sa sœur. Lia en use de même, opposant artifice à artifice ; elle
donne aussi sa servante pour concubine; et il naît de Zelpha, un fils nommé
Gad(as), ce qui équivaut à fortuit ;
ensuite Aser(os), autrement dit qui donne le bonheur,
à cause de la gloire qu'elle en tirait. Roubèl, l'aîné des fils de Lia,
apportant à sa mère des pommes de mandragore,
Rachel s'en aperçoit et la prie de lui en céder, car elle avait un vif désir
d'en manger. Mais celle-ci refuse, disant qu'elle devait se contenter de l'avoir
dépossédée des faveurs de son mari ; Rachel calme l'irritation de sa sœur
et lui dit qu'elle lui cédera ses droits, car son mari devait venir chez elle
cette nuit-là. Celle-ci accepte l’offre et Jacob s'unit à Lia, en croyant
favoriser Rachel. De nouveau donc elle a des enfants : Issachar(ès), c'est-à-dire
celui qui provient d'un salaire,
et Zaboulon,
gage de l’affection [285a] , témoignée à elle, et une fille, Dîna. Plus
tard, Rachel obtient un fils, Joseph (lôsèpos), c'est-à-dire « addition d'un
futur surcroît [285b] ».
8.
[309] Durant tout ce temps, à savoir pendant vingt années, Jacob garda les troupeaux
de son beau-père ; mais ensuite il demanda à emmener ses femmes et à
s'en retourner chez lui ; son beau-père n'y consentant pas, il résolut de
le faire secrètement. Il éprouva d'abord le sentiment de ses femmes sur ce départ ;
celles-ci se montrèrent satisfaites ; Rachel enleva même les images des
dieux que la religion de ses pères commandait de vénérer, et s'échappa avec
sa sœur ainsi que les enfants des deux femmes, les servantes avec leurs fils et
tout ce qu'elles possédaient. Jacob emmenait aussi la moitié des troupeaux,
sans que Laban y eût donné son consentement. Rachel, qui emportait les idoles
des dieux, avait sans doute appris de Jacob à mépriser un tel culte, mais son
but était, au cas où son père les poursuivrait et les surprendrait, d'en
tirer parti pour se faire pardonner.
9.
[312] Laban, au bout d'un jour,
ayant appris le départ de Jacob et de ses filles, très courroucé, se met à
sa poursuite en hâte avec des forces et, le septième jour, les rejoint sur une
colline où ils s'étaient campés ; alors, comme c'était le soir, il se
repose. Dieu lui apparaît en songe et l'exhorte, maintenant qu'il a atteint son
gendre et ses filles, à agir en douceur, à ne rien tenter contre eux par colère
et à faire un pacte avec Jacob ; lui-même, dit-il, combattrait en faveur
de celui-ci, si Laban, méprisant son infériorité numérique, venait
s'attaquer à lui. Laban, après cet avis préalable, le jour venu, appelle
Jacob à un entretien, lui fait part de son rêve et quand celui-ci confiant
vient à lui, il commence à l'accuser, alléguant qu'à son arrivée chez lui,
il l'avait recueilli, pauvre et dénué de tout, et qu'il lui avait sans compter
fait part de tout ce qu'il possédait. « J'ai été, dit-il, jusqu'à te
faire épouser mes filles, pensant par là augmenter ton affection pour moi.
Mais toi, sans égard ni pour ta mère ni pour la parenté qui te lie à moi, ni
pour mes filles que tu as épousées, sans songer à ces enfants dont je suis
l'aïeul, tu m'as traité comme en guerre, emportant mon bien et persuadant mes
filles de fuir celui qui les a engendrées, et tu t'en vas, en me dérobant en
cachette les objets sacrés de ma famille que mes ancêtres ont vénérés et
que j'ai cru devoir entourer du même culte ; et ces procédés qui, même
en état de guerre on n'emploierait pas contre des ennemis, toi, un parent, le
fils de ma propre sœur, le mari de mes filles, l'hôte et le familier de ma
maison, tu t'en es servi à mon égard ». Quand Laban eut ainsi parlé,
Jacob allégua pour se disculper qu'il n'était pas le seul à qui Dieu eût mis
au cœur l'amour de la patrie, que tout le monde éprouvait ce sentiment, et
qu'après si longtemps il convenait qu'il revînt dans la sienne. « Quant
à cette accusation de larcin, dit-il, c'est toi au contraire qui serais
convaincu de m'avoir fait tort devant tout autre juge. Quand tu devrais me
savoir gré d'avoir géré et fait prospérer ta fortune, n'est-ce pas déraisonner
que de venir me reprocher la faible part que nous en avons prise ? Quant à
tes filles, sache que ce n'est pas une perfidie de ma part qui les a fait
accompagner ma fuite, c'est ce sentiment légitime d'affection que les épouses
ont coutume d'avoir pour leurs maris ; et c'est moins moi qu'elles suivent
que leurs enfants ». Voilà comment il se défendit d'avoir eu aucun tort;
il fit au surplus des reproches à Laban et l'accusa : bien qu'il fût le
frère de sa mère et qu'il lui eût donné ses filles en mariage, il l'avait épuisé
en lui imposant des tâches pénibles et en l'y retenant vingt ans ; et,
sans doute, ajoutait-il, ce qu'il l'avait fait souffrir sous prétexte de
mariage, encore que cruel, était supportable ; mais les maux qui avaient
suivi étaient pires et tels qu'un ennemi s'y fût soustrait. Et, en effet,
c'était avec une excessive méchanceté que Laban en avait usé avec Jacob
voyant que Dieu lui venait en aide dans tout ce qu'il désirait, il lui
promettait de lui donner parmi les animaux qui naîtraient tantôt tous ceux qui
seraient blancs, tantôt, au contraire, les noirs. Mais comme ceux qui étaient
destinés à Jacob naissaient en grand nombre, il ne tenait pas sa parole sur
l’heure, mais lui promettait de s'acquitter l'année suivante, car il considérait
avec convoitise cette fortune abondante ; il promettait ainsi, parce qu'il
n'y avait pas lieu de supposer une telle production ; et il trompait Jacob
une fois que les bêtes étaient nées.
10.
[322] Quant aux objets sacrés, Jacob l'invite à faire une perquisition ; Laban
accepte avec empressement ; Rachel, informée, cache les images dans le bât
de la chamelle qu'elle montait ; elle y reste assise, prétextant qu'elle
était incommodée par l'indisposition naturelle aux femmes. Laban ne cherche
pas davantage, n'osant supposer que Rachel, dans l'état où elle se trouvait,
s'approchât des images ; il s'engage par serment avec Jacob à ne pas lui
garder rancune du passé, et Jacob, de son côté, jure d'aimer ses filles. Ces
engagements, ils les prirent sur des collines où ils érigèrent une stèle en
forme d'autel ; de là vient le nom de Galad(ès) donné à la colline,
ce qui fait qu'on appelle encore aujourd'hui ce pays la Galadène. Un festin
suivit ces serments et Laban s'en retourna.
Chapitre
XX
1.
[325] Jacob, en poursuivant sa route vers la Chananée, eût des visions qui lui
firent concevoir d'heureuses espérances pour l'avenir ; l'endroit où
elles lui apparurent, il l'appela Camp de Dieu. Voulant connaître les
sentiments de son frère à son égard, il envoya des gens en avant s'assurer de
tout avec exactitude ; car il le craignait encore, à cause des soupçons
d'autrefois. Il chargea ses messagers de dire à Esaü que Jacob avait quitté
volontairement son pays, parce qu'il lui semblait inadmissible de vivre avec lui
tant qu'il était en colère ; mais qu'à présent, estimant que le temps
passé suffisait à les réconcilier, il revenait avec ses femmes et ses enfants
et toutes les ressources qu'il s'était procurées et se remettait à lui avec
ce qu'il avait de plus précieux, n'estimant aucun bien plus désirable que de
jouir avec son frère des richesses que Dieu lui avait données. Les messagers
rapportèrent ces paroles ; Esaü s'en réjouit vivement et vient à la
rencontre de son frère avec quatre cents hommes armés. Jacob, apprenant qu'il
arrive au-devant de lui avec une si grande troupe, est très effrayé, mais il
met en Dieu son espoir de salut et prend les mesures que comporte la situation,
afin de ne pas être atteint, de sauver les siens et de triompher de ses
ennemis, s'ils voulaient lui nuire. Il divise donc son monde, envoie les uns en
avant et recommande au restant de les suivre de près, afin que, si
l'avant-garde était assaillie par une subite agression de son frère, elle
trouve un refuge parmi ceux qui suivent. Ayant rangé de la sorte les siens, il
envoie quelques-uns apporter des présents à son frère : cet envoi consistait
en bêtes de somme et en une quantité de quadrupèdes d'espèces diverses qui
seraient très estimés de ceux qui les recevraient à cause de leur rareté.
Les messagers marchaient espacés afin de paraître plus nombreux en arrivant
les uns après les autres. A la vue des présents on espérait qu'Esaü
laisserait s'apaiser sa colère, s'il était encore irrité ; d'ailleurs,
Jacob recommanda encore aux messagers de l'aborder d'un ton affable.
2.
[331] Ces dispositions prises durant toute la journée, il met, la nuit venue, sa
troupe en marche et quand ils eurent passé un torrent nommé Jabacchos,
Jacob, demeure seul, rencontre un fantôme qui commence à combattre avec lui,
et il en triomphe ; ce fantôme prend alors la parole et lui, conseille de
se réjouir de ce qui lui est advenu et de se persuader que ce n'est pas d'un médiocre
adversaire qu'il a triomphé ; il a vaincu un ange divin et doit voir là
un présage de grands biens à venir, l'assurance que sa race ne s'éteindra
jamais et qu'aucun homme ne le surpassera en force. Il l'invita à prendre le
nom d'Israël(os) ; ce mot signifie, en hébreu, celui qui résiste à
l’envoyé de Dieu ;
voilà ce qu'il révéla sur la demande de Jacob ; par celui-ci, ayant
deviné que c'était un envoyé divin, lui avait demandé de lui dire ce que la
destinée lui réservait. L'apparition, après avoir ainsi parlé, s'évanouit ;
Jacob, tout heureux, nomme l'endroit Phanouël(os), c'est-à-dire la face de
Dieu.
Et comme, dans le combat, il avait été blessé près du nerf large,
il s'abstint lui-même de manger ce nerf, et à cause de lui il ne nous est pas
permis non plus de le manger.
3.
[335] Apprenant que son frère approchait, il ordonne à ses femmes de s'avancer,
chacune à part, avec leurs servantes, afin qu'elles vissent de loin les
mouvements des combattants, si Esaü voulait en arriver là; lui-même salue en
se prosternant son frère, qui arrive près de lui sans songer du tout à mal.
Esaü, l'ayant embrassé, le questionne sur cette foule d'enfants et sur ces
femmes et, une fois au courant de tout ce qui les concerne, il voulait les
conduire lui-même chez leur mère ; mais Jacob alléguant la fatigue des bêtes
de somme, Esaü se retira à Saira ;
c'est là qu'il passait sa vie, ayant nommé ce pays d’après son épaisse
chevelure.
Chapitre
XXI
1.
[337] Jacob arriva en un lieu qu'on appelle encore aujourd'hui les Tentes ;
de là, il s'en vint à Sikim(os) (Sichem) ; cette ville est aux Chananéens.
Comme les Sikimtes étaient en fête, Dîna, fille unique de Jacob, s'en alla
dans la ville pour voir les atours des femmes du pays.
Sychém(ès),
fils du roi Emmôr(os),
l'ayant aperçue, la déshonore après l'avoir enlevée, et, devenu amoureux
d'elle, il supplie son père de demander pour lui la jeune fille en mariage ;
celui-ci y consent, et s'en va demander à Jacob de donner Dîna en mariage légitime
à son fils Sychem. Jacob, qui ne pouvait refuser vu le rang du solliciteur et
qui, d'autre part, estimait qu'il lui était défendu de marier sa fille à un
homme d'une autre race, demande la permission de réunir un conseil au sujet de
sa requête. Le roi s'en retourne alors, espérant que Jacob consentirait au
mariage, mais Jacob, ayant instruit ses fils du déshonneur de leur sœur et de
la demande d'Emmôr, les consulte sur la conduite à tenir. Ceux-ci restent
muets pour la plupart, ne sachant que penser ; mais Siméon et Lévi, qui
avaient la même mère que leur sœur, décident ensemble l'expédition suivante :
au moment d'une fête, tandis que les Sikimites se livraient aux plaisirs et aux
festins, ils surprennent, de nuit, les premiers gardes qu'ils tuent pendant leur
sommeil, pénètrent dans la ville et tuent tous les mâles et le roi avec eux
ainsi que son fils ; ils épargnent les femmes ; tout cela accompli à
l'insu de leur père, ils ramènent leur sœur.
2.
[341] Tandis que Jacob était bouleversé devant l'énormité de ces actes et très
irrité contre ses fils, Dieu lui apparaît, l'engage à se rassurer, à
purifier les tentes et à accomplir les sacrifices que jadis, en s'en allant en
Mésopotamie, il avait fait vœu d'offrir, après ce qu'il avait vu en songe. En
purifiant sa troupe, il met la main sur les dieux de Laban ; il ne savait
pas que Rachel les avait dérobés. Il les cacha à Sichem sous le chêne dans
la terre ; ensuite il partit de là et fit des sacrifices à Béthel où il
avait eu le songe jadis quand il allait en Mésopotamie.
3.
[343] De là
il alla plus loin et arriva dans l'Ephratène ; là Rachel meurt dans les
douleurs de l'enfantement et il l'enterre ; seule de sa famille, elle n'eut
point les honneurs de la sépulture à Hébron. Il mena pour elle un grand deuil
et donna à l'enfant le nom de Benjamin
à cause des souffrances qu’il avait causées à sa mère. Ce furent là tous
les enfants de Jacob, douze fils et une fille. De ces fils, huit étaient légitimes,
six de Lia, deux de Rachel ; quatre étaient nés des servantes, deux de
chacune d'elles ; j'ai déjà donné leurs noms à tous.
Chapitre
XXII
1.
[345] Il arriva de là dans la ville d'Hébron située chez les Chananéens ;
c'est là qu'Isac demeurait. Ils vécurent peu de temps ensemble, car Jacob ne
retrouva pas Rébecca vivante et Isac meurt aussi peu après la venue de son
fils ; il est enseveli par ses enfants auprès de sa femme à Hébron, où
ils avaient le sépulcre de leurs ancêtres. Isac avait été aimé de Dieu et
jugé digne par lui de toutes les faveurs après son père Abram ; il vécut
même plus longtemps que celui-ci, car il avait atteint la cent
quatre-vingt-cinquième année
de cette vie si vertueuse quand il mourut.
livre II
LXX. Βαρσά; en hébreu : Birşa’.
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