texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER (Notes en grec relues et corrigées - F. D. F)
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Flavius Josèphe |
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ANTIQUITES JUDAÏQUES LIVRE XIX Pour avoir le texte grec d'un paragraphe, cliquer sur le numéro du paragraphe ANTIQUITES JUDAÏQUES Flavius Josèphe Traduction de Julien Weill Sous
la direction de 1900
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LIVRE XIX 1-2. Folies et cruautés de Caligula. - 3-11. Complot de Cassius Chéréa. 12-14. Assassinat de Caligula.- 15-20. Désordres dans Rome après la mort de l'empereur. [1] 1. Non seulement Gaius montra sa violence insensée contre les Juifs de Jérusalem et tous ceux qui habitent cette région, mais encore il la déploya sur toutes les terres et les mers qui sont soumises aux Romains, qu'il remplit de maux innombrables et inouïs. [2] C'est à Rome surtout qu'il sema la terreur de ses actes, car il n'avait pas plus d'égards pour elle que pour les autres villes : il pillait et maltraitait les uns ou les autres de ses habitants, notamment les sénateurs et surtout les patriciens et ceux qu'illustrait l'éclat de leurs ancêtres. [3] Innombrables étaient aussi ses inventions contre les chevaliers, que leur dignité et leur puissance financière font considérer par les citoyens comme les égaux des sénateurs, d'autant que c'est dans leurs rangs qu'on recrute le sénat ; Caius les frappait de dégradation civique et d'exil, les mettait à mort et confisquait leurs biens. [4] S'il les massacrait, c'était le plus souvent afin de pouvoir les dépouiller de leur fortune. En outre, il se déifiait lui-même et exigeait de ses sujets des honneurs surhumains. Il allait souvent au temple de Jupiter appelé Capitole, le plus honoré de tous les sanctuaires romains, et il osait nommer Jupiter son frère. [5] Il ne s'abstenait d'ailleurs d'aucun acte de folie : ainsi, comme il devait aller de Dicearchia, ville de Campanie, à Misène, autre ville maritime, et. qu'il jugeait pénible de faire la traversée en trirème, pensant du reste qu'il lui revenait, [6] comme maître de la mer, exiger autant d'elle que de la terre, il réunit les deux promontoires, distants de trente stades, en fermant entièrement le golfe et il lança son char sur la digue ; puisqu'il était dieu, il lui convenait de s'ouvrir de tels chemins. [7] Quant aux temples grecs, il n'omit d'en piller aucun et ordonna qu'on lui apportait tout ce qu'il y avait de peintures ou de sculptures et tout ce qui était conservé là comme statues et objets votifs ; il ne convenait pas, en effet, que de belles choses fussent placées ailleurs que dans l'endroit le plus beau, lequel n'était autre que la ville de Rome. [8] Des œuvres ainsi rassemblées, il ornait son palais (01), ses jardins et ses autres résidences situées à travers l'Italie. Il osa même ordonner de transférer à Rome le Jupiter honoré par les Grecs à Olympie et nominé Olympien, œuvre de l'Athénien Phidias. [9] Il n'y réussit pourtant pas, parce que les architectes dirent à Memmius Regulus (02), chargé du transfert de ce Jupiter, que la statue serait brisée si on la déplaçait. On dit même que pour cela, et aussi en raison de prodiges plus grands que tout ce qu'on peut croire, Memmius différa l'enlèvement. [10] Il l'écrivit à Caius pour s'excuser d'avoir laissé ses ordres sans exécution ; se trouvant par suite en danger de mort, il fut sauvé parce que la mort de Caius devança la sienne. [11] 2. La folie de Caius devint telle que, comme une fille lui était née, il la fit porter au Capitole pour la déposer sur les genoux de la statue, disant que l'enfant lui était commun avec Jupiter et qu'il lui choisissait ainsi deux pères, [12] ne décidant point lequel était le plus grand. Et les hommes supportaient une telle conduite! Il permit même aux esclaves d'accuser leurs maîtres en énonçant contre eux des griefs quelconques. [13] Or, tous ceux qu'on pouvait mettre en avant étaient graves, parce qu'on agissait le plus souvent pour lui faire plaisir ou à son instigation. Ainsi l'esclave Pollux osa accuser Claude, et Caius accepta d'écouter une accusation contre son propre oncle paternel, dans l'espoir qu'il trouverait le moyen de se débarrasser de lui ; mais il n'y réussit pas. [14] Lorsqu'il eut rempli de délations et de crimes tout l'univers qui lui était soumis et excité les esclaves à régner sur leurs maîtres, il se forma contre lui de nombreux complots ; car les uns, exaspérés par ce qu'ils avaient subi, voulaient se venger, tandis que les autres voulaient se délivrer de cet homme avant de succomber eux-mêmes aux grandes calamités qui les menaçaient. [15] Aussi sa mort devait-elle être un grand et bienfaisant événement pour tous et la sécurité commune, ainsi que pour notre peuple (03), qui aurait risqué de périr si Caius n'était pas mort rapidement. [16] C'est pourquoi je veux raconter avec exactitude ce qui le concerne, d'autant que sa fin est une grande preuve de le puissance de Dieu, une consolation pour ceux qui sont dans le malheur, un avertissement pour ceux qui croient que leur félicité est durable et n'aboutira pas à une catastrophe s'ils n'y joignent la vertu. [17] 3. Sa mort était préparée par trois voies ; chaque complot était dirigé par des hommes de valeur. Emilius Regulus, de Cordoue en Ibérie, réunissait quelques gens décidés à tuer Caius de leur main ou de la sienne. [18] Un autre groupe s'unit à celui-là. ; le tribun Cassius Chéréa en était le chef. Enfin, Annius Vinucianus (04) avait un assez gros parti de conjurés contre la tyrannie. [19] Les causes de l'ardeur qui le portait à attaquer Caius étaient, pour Régulus, sa nature toujours irascible et sa haine à l'égard de tous les actes injustes ; car il avait dans le caractère quelque chose de généreux et de libéral, si bien qu'il était incapable de dissimuler ses résolutions. Il en fit part à bien des gens qui étaient ses amis et à d'autres qui paraissaient des hommes d'action. [20] Vinucianus voulait d'abord venger Lepidus (05), car celui-ci, qui était un de ses amis intimes et un citoyen d'élite, avait été mis à mort. par Caius. De plus, Vinucianus avait des craintes personnelles, parce que Caius assouvissait sa colère contre tous également leur infliger la mort ; voila pourquoi il entama cette entreprise. [21] Chéréa était honteux des reproches de lâcheté dont Caius l'accablait, et comme chaque jour il courait des dangers par suite de son amitié et de son zèle pour lui, il supposait que la mort de celui-ci était un acte digne d'un homme libre (06). [22] On dit que tous examinèrent en commun leurs plans, parce qu'ils étaient également menacés des violences de Caius et voulaient échapper, après l'avoir tué, à un pouvoir fort remis aux mains de quelque autre ; peut-être, en effet, réussiraient-ils; en cas de succès, il serait beau que de tels hommes, pour assurer le salut de l'État, assumassent les charges du pouvoir et, après la perte de Caius, prissent en mains les affaires. [23] Ce qui stimulait surtout Chéréa, c'était le désir d'une renommée plus grande et aussi le fait qu'il pouvait attaquer Caius avec le moindre risque, parce que ses fonctions de tribun lui donnaient des facilités pour le tuer. [24] 4. A ce moment-là il y avait des courses de chevaux, spectacle très en faveur chez les Romains. Ils se réunissent avec empressement à l'hippodrome et là, assemblés en masse, ils font entendre aux empereurs ce qu'ils désirent ; les empereurs, quand ils jugent leurs prières fondées, n'opposent pas de refus. [25] On demanda donc à Caius, avec d'instantes prières, un allègement des impôts et une remise des droits qui étaient. intolérables. Mais il ne voulait pas de cela et comme les clameurs augmentaient, envoya de côté et d'autre des soldats pour arrêter les criards et les mener sur le champ à la mort. [25] A peine donnés par lui, les ordres furent exécutés par ses agents ; il y eut beaucoup de victimes. Le peuple, à cet aspect, se tint coi et cessa même ses cris, car il voyait, de ses yeux que ceux qui demandaient à être dispensés du tribut étaient rapidement mis à mort. [27] Cela excita davantage Chéréa à pousser son complot et à mettre fin aux cruautés de Caius contre l'humanité. Souvent, il fut sur le point de tuer l'empereur pendant des festins, mais un scrupule le retenait, non qu'il hésitât encore à le tuer, mais parce qu'il guettait le moment favorable, ne voulant pas agir en vain, mais exécuter ce qui avait été décidé. [28] 5. Il y avait déjà longtemps qu'il servait dans l'armée et était mécontent de la conduite de Caius. Celui-ci l'avait préposé à la perception des impôts et de toutes les autres dettes arriérées que réclamait le trésor impérial ; comme leur montant se trouvait doublé, il accorda des délais de payement, plutôt de son propre mouvement que sur l'ordre de Caius. [29] Il avait, en effet, pris en pitié, parce qu'il faut ménager l'infortune, ceux qui étaient sous le coup de cette contribution. Aussi excitait-il la colère de Caius qui lui reprochait sa mollesse, son retard à faire rentrer ses revenus. Caius l'insultait de mille manières : en particulier, lorsqu'il donnait le mot d'ordre pour la journée où il était de service, il choisissait un nom féminin et tout à fait déshonorant. [30] Il faisait cela tout en ne laissant pas lui-même de participer à la célébration de certains mystères, en revêtant des costumes féminins, en projetant de se faire mettre sur la tête des tresses de cheveux et tout ce qui peut simuler l'aspect d'une femme: pourtant, il osait rejeter sur Chéréa l'opprobre de telles pratiques. [31] Chéréa, lorsqu'il recevait le mot d'ordre, était pris de colère; mais il était encore plus irrité quand il le transmettait à d'autres parce qu'il devenait un objet de risée pour eux si bien que les autres tribuns plaisantaient à son sujet car, chaque fois que c'était à lui d'aller demander à l'empereur le mot d'ordre, ils prédisaient qu'il rapporterait comme d'habitude un motif de plaisanterie. [31] Ces raisons lui inspiraient de l'audace pour s'adjoindre des conjurés, car ce n'était pas aveuglément qu'il cédait à sa colère. Il y avait, un sénateur, Pompedius (07), qui avait presque parcouru toutes les dignités, d'ailleurs épicurien, ce qui lui faisait désirer une vie oisive. [33] Il fut accusé par son ennemi Timidius d'avoir proféré contre Caius des insultes indécentes. Timidius citait comme témoin Quintilia, une femme de théâtre, très courtisée pour sa beauté par bien des gens et notamment par Pompedius. [34] Comme cette femme jugeait odieux - car c'était un mensonge - de contribuer par son témoignage à la mort de son amant, Timidius demanda qu'on recourût à la torture. Caius, exaspéré, ordonna à Chéréa de torturer Quintilia sur le champ, car il employait d'habitude Chéréa pour les meurtres et les supplices, dans l'idée qu'il le servirait avec plus de rigueur pour échapper au reproche de lâcheté. [35] Quintilia, menée à la question, marcha sur le pied d'un de ses complices pour lui laisser entendre qu'il devait avoir bon courage et ne pas craindre les tourments qu'elle subirait, car elle se conduirait avec courage. Chéréa la tortura cruellement, non de son plein gré, mais parce que la nécessité l'y forçait ; et comme elle n'avait pas faibli, il l'amena sous les yeux de Caius, dans un état qui excitait la pitié des spectateurs. [36] Caius, légèrement ému en voyant l'état lamentable où les tortures avaient réduit Quintilia, la déclara absoute de l'accusation ainsi que Pompedius et lui donna même de l'argent pour compenser les dommages qu'elle avait subis pour rester digne au milieu de souffrances indicibles. [37] 6. Tout cela affligeait beaucoup Chéréa parce qu'il avait été, dans l'exercice de son pouvoir, la cause de maux pour des gens que Caius même avait jugés dignes de pitié. Il dit à Clemens (08) et à Papinius (09), le premier préfet du prétoire, le second tribun : « Clemens, pour la garde de l'empereur nous n'avons rien négligé ; de tous ceux qui ont conspiré contre son pouvoir, grâce à notre prévoyance et à nos fatigues, nous avons tué les uns et torturé les autres au point que Caius même en a eu pitié. Avec quelle valeur, entre temps, ne conduisons-nous pas l'armée ! » [39] Clemens garda le silence, car la honte avec laquelle il avait supporté les ordres reçus se trahissait par son regard et sa rougeur ; mais il ne croyait pas bon de blâmer par des paroles la folie de l'empereur, soucieux qu'il était de sa sûreté. [40] Chéréa, désormais enhardi, se met à parler sans craindre de danger, lui énumère les maux dont souffrent Rome et l'empire . [41] « D'après ce qu'on dit, c'est Caius qui est regardé comme leur auteur ; mais pour ceux qui cherchent à se rendre compte de la vérité, c'est moi, Clemens, et Papinius que voici, et plus que nous toi-même qui faisons subir ces tortures à tout le genre humain, en suivant non pas les ordres de Caius, mais notre volonté. [42] En effet, alors qu'il nous était loisible de faire cesser toutes ses injustices contre les citoyens et les sujets, nous lui obéissons en nous faisant, au lieu de soldats, gardes et bourreaux et en portant les armes, non pour la liberté et la puissance des Romains, mais pour le salut de celui qui asservit leurs corps et leurs âmes, nous souillant sans cesse de leur sang et de leurs tortures, jusqu'au jour où quelqu'un, à nos dépens, rendra le même service à Caius. [43] Cela ne fait pas qu'il nous commande avec bienveillance, mais plutôt avec suspicion, puisque la grande masse des morts l'enrichit ; jamais la colère de Caius ne s'arrêtera, parce que son but n'est pas la vengeance, mais le plaisir ; et nous aussi nous en serons les objets, alors que nous devrions assurer à tous la sécurité et la liberté et décider de nous délivrer nous-mêmes de ces périls. » [44] 7. Clemens louait ouvertement les dispositions de Chéréa, mais il l'invitait à se taire, de peur que, si ses propos étaient rapportés à d'autres et si tout ce qu'il valait mieux cacher se divulguait avant qu'ils eussent agi, leur entreprise ne fût révélée et eux-mêmes châtiés ; c'était au contraire à l'avenir et à l'espoir qu'il autorisait qu'ils devaient se lier entièrement, parce qu'il pouvait leur arriver quelque secours fortuit ; [45] quant à lui, sa vieillesse lui interdisait une telle audace. « Mais, ô Chéréa, peut-être pourrais-je conseiller quelque chose de plus prudent que ce que tu as combiné et dit ; mais comment pourrait-on suggérer rien de plus honorable ? » [46] Clemens se retira chez lui, tout troublé, réfléchissant sur ce qu'il avait entendu et dit lui-même. Chéréa, inquiet, se hâta d'aller chez Cornelius Sabinus (10), qui lui aussi était tribun et que d'ailleurs il savait homme de valeur et, ami de la liberté, ce qui le disposait à être l'ennemi du gouvernement. [47] Chéréa voulait immédiatement exécuter les dérisions prises pour le complot et jugeait bon de se l'adjoindre, car il craignait que Clemens ne les trahit et d'ailleurs il pensait que les délais et les atermoiements ne sont favorables qu'aux puissants. [48] 8. Or, Sabinus accueillit ses paroles avec joie, car il avait lui-même des projets arrêtés et, s'il s'était tu jusqu'alors, c'était par embarras de trouver quelqu'un à qui les communiquer en sécurité. Une fois donc qu'il eut rencontré un homme non seulement disposé à taire ce qu'il apprendrait, mais encore capable de révéler sa propre pensée, il fut encore bien plus excité et pria instamment Chéréa de ne pas tarder. [49] Ils se rendent auprès de Vinucianus qui, par son aspiration à la vertu et par son zèle égal pour les nobles actions, était une âme parente de la leur. Il était suspect à Caius à cause de la mort de Lepidus ; [50] en effet, une grande amitié avait uni Vinucianus et Lepidus, notamment à cause des dangers qu'ils reliraient ensemble ; car Caius était redoutable pour tous ceux qui étaient revêtus d'une charge publique et ne cessait, dans sa folie, de sévir contre chacun d'eux, quel qu'il fût. Ils se savaient l'un et l'autre mécontents de cette situation, bien que la crainte du danger les empêchât de se révéler ouvertement leur pensée et leur haine contre Caius. Ils n'en sentaient pas moins qu'ils le détestaient et ne se faisaient pas faute de se témoigner, dans cette pensée commune, un dévouement réciproque. [52] 9. Ils rencontrèrent donc Vinucianus lui donnèrent des marques d'estime, car déjà, dans leurs rencontres précédentes, ils avaient pris l'habitude de lui rendre hommage, tant à cause de la supériorité de son rang, - c'était, en effet, le plus noble de tous les citoyens, - que pour les louanges que lui valaient toutes ses qualités et principalement son éloquence. [53] Vinucianus, parlant le premier, demanda à Chéréa quel mot d'ordre il avait reçu pour celle journée. En effet, toute la ville se répétait l'insulte faite à Chéréa lors de la transmission du mot d'ordre. [54] Chéréa, indifférent à ces paroles moqueuses, remercia Vinucianus de lui témoigner assez. de confiance pour vouloir s'entretenir avec lui : « C'est toi, dit-il, qui me donnes pour mot d'ordre : Liberté. Grâces te soient. rendues de m'avoir excité plus encore que je n'avais coutume de le faire moi-même. Je n'ai pas besoin d'autres paroles d'encouragement, si tu es du même avis que moi. [55] Nous avons partagé les mêmes pensées avant même de nous être rencontrés. Je ne porte qu'une épée, mais elle suffira pour deux. [56] Va donc, mettons-nous à l'œuvre, sois mon guide dans la route où tu m'ordonneras de marcher, ou bien même je marcherai le premier en comptant sur ton assistance. Le fer ne manque pas à ceux qui apportent à l'action une âme qui rend le fer efficace. [57] Je m'y suis lancé sans être troublé par la pensée de ce que je peux avoir à souffrir, car je n'ai pas le temps de songer aux dangers que je cours, lorsque je souffre de voir la plus libre des patries réduite à l'esclavage, la force des lois anéantie et la mort, [58] suspendue sur tous les hommes du fait de Caius. Puissé-je donc être jugé par toi digne de confiance pour cette entreprise, puisque je n'hésite pas à être du même avis que toi à son sujet. » [59] 10. Ému de ces paroles ardentes, Vinuciianus embrassa avec joie et lui inspira encore plus d'audace par ses louanges et ses caresses ; puis, après des prières et des voeux ils se séparérenl. [60] D'autres accrurent encore l'effet de ce qui avait. été dit entre eux. Comme Chéréa entrait au sénat, une voix s'éleva de la foule. : [61] « Achève donc ce que tu as à faire et que Dieu t'aide ! » Chéréa avait d'abord soupçonné que quelqu'un des conjurés l'avait trahi et allait le faire prendre, mais bientôt il comprit que c'était un encouragement, soit qu'à l'instigation de ses complices quelqu'un lui eût donné à son tour un signal, soit que Dieu lui-même, qui dirige les affaires humaines, l'eût ainsi excité à agir. [62] Le complot comptait, en effet, beaucoup de participants, et ils étaient tous là en armes, qu'ils fussent sénateurs, chevaliers on soldats conjurés. Car il n'y avait personne qui n'eût compté comme un bonheur la disparition de Caius. [63] Aussi tous s'efforçaient-ils, dans la mesure où chacun le pouvait, de ne pas le céder en vertu à autrui dans une telle circonstance, et chacun s'exaltait de toute sa volonté et de tout son pouvoir, tant en paroles qu'en actes, pour le meurtre du tyran. [64] Parmi les conjurés était Calliste (11), affranchi de Caius, qui, plus que tout autre, était parvenu au comble de la puissance, égale à celle du tyran, grâce à la crainte qu'il inspirait à tous et à la grande fortune qu'il avait acquise ; [65] car il était très vénal et très insolent, à l'égard de tous, usant de son pouvoir contre toute raison. Il connaissait. d'ailleurs le naturel de Caius, implacable et ne supportant aucun délai, et il se connaissait personnellement, de nombreuses raisons d'être en péril, notamment la grandeur de sa fortune [66] Aussi servait-il Claude en passant secrètement de son côté, dans l'espoir que l'empire reviendrait à celui-ci si Caius disparaissait et que lui même trouverai, dans une puissance semblable à celle qu'il occupait, un prétexte à obtenir des honneurs, s'il avait eu soin de gagner d'avance la gratitude de Claude et une réputation de dévouement à son égard. [67] Il osa dire qu'ayant reçu l'ordre d'empoisonner Claude il avait trouvé mille moyens de différer la chose. [68] Mais Calliste me semble avoir forgé ce récit pour prendre Claude dans ses filets, car si Caius avait été résolu à se débarrasser de Claude, il n'aurait point toléré les atermoiements de Calliste et celui-ci, s'il avait reçu l'ordre, se serait gardé d'en différer l'exécution, ou n'eût pas contrevenu à l'ordre de son maître sans recevoir immédiatement son salaire. [69] C'était donc quelque puissance divine qui avait protégé Claude des fureurs de Caius, et Calliste avait seulement simulé un bienfait où il n'était pour rien. [70] 11. L'entourage de Chéréa retardait de jour en jour l'entreprise parce que la majorité des conjurés hésitait; ce n'était pas, en effet, de son plein gré que Chéréa différait, car il considérait tout moment comme favorable. [71] Souvent, lorsque Caius montait au Capitole pour offrir des sacrifices en faveur de sa fille, l'occasion se présentait. Tandis qu'il se tenait au dessus de la basilique (12) et lançait au peuple de l'or et de l'argent, on pouvait le précipiter de ce toit élevé surplombant le Forum ; [72] ou encore, dans la célébration des cérémonies qu'il avait instituées, alors qu'il ne se méfiait de personne, préoccupé qu'il était de s'y remporter avec dignité et se refusant à croire que quelqu'un pût tenter alors quelque chose contre lui. [73] Même si aucun signe ne venait des dieux, Chéréa pouvait faire mourir Caius, et il aurait la force de le supprimer même sans arme. Grande était l'irritation de Chéréa contre ses complices, car il craignait que les occasions ne vinssent, à manquer. [74] Les autres avouaient qu'il avait raison et que c'était dans leur intérêt qu'il les pressait ; néanmoins, ils lui demandaient encore un court délai de peur que, si l'entreprise échouait, il n'y eût des troubles dans la ville, qu'on ne recherchât tous les confidents de la tentative et que, lorsqu'ils voudraient agir, leur courage ne fût rendu inutile parce que Caius se garderait mieux contre eux. [75] II convenait donc de se mettre à l'œuvre pendant. que les fêtes se dérouleraient au Palatin. On les célèbre en l'honneur de César (13), qui s'est le premier approprié le pouvoir du peuple. A une petite distance en avant du palais est élevée une tribune de charpente, d'où regardent les patriciens, leurs femmes et leurs enfants, et l'empereur lui-même. [76] Les conjurés auraient donc toute facilité, quand tant de milliers de personnes seraient pressées dans un étroit espace, pour attaquer Caius à son entrée, sans que ses gardes, si même quelques-uns le voulaient, pussent lui porter secours. [77] 12. Chéréa était donc arrêté. Quand les fêtes furent arrivées, il était décidé qu'il tenterait l'entreprise dès le premier jour ; mais la fortune, qui accordait, des délais, était plus forte que les décisions prises par les conjurés. Comme on avait laissé écouler les trois premiers jours consacrés, ce fut à grand peine le dernier jour, que l'on passa à l'action. [78] Chéréa, ayant convoqué les conjurés, leur dit: : « Le long espace de temps perdu nous reproche d'avoir ainsi différé ce que nous avons voulu avec tant de vertu ; mais ce qui serait grave, c'est qu'une dénonciation fit échouer notre tentative et accrût l'audace de Caius. [79] Ne voyons-nous pas que nous enlevons à la liberté tous les jours que nous concédons en plus à la tyrannie de Caius, quand nous devrions nous délivrer nous-mêmes de craintes pour l'avenir et contribuer à la félicité des autres, tout en nous assurant pour toujours une grande admiration et un grand honneur ? » [80] Comme ils ne pouvaient nier que ces paroles fussent nobles, ni cependant accepter ouvertement l'entreprise, ils gardaient un profond silence : « Pourquoi, dit-il, ô mes nobles compagnons, tergiversons-nous ? Ne voyez vous pas qu'aujourd'hui est le dernier jour des fêtes et que Caius va s'embarquer ? » [81] En effet, il se préparait à partir pour Alexandrie afin de visiter l'Égypte. « Il sera beau pour nous de laisser échapper de nos mains cette honte que l'orgueil romain promènera sur terre et sur mer ! [82] Comment ne nous jugerions-nous pas justement accablés d'opprobre si quelque Égyptien le tuait, estimant que son insolence est intolérable pour des hommes libres ? [83] Pour moi, je ne supporterai pas davantage vos prétextes et aujourd'hui même je marcherai au péril en bravant avec joie ses conséquences même sous le coup du danger, je ne différerai pas. En effet, qu'arriverait-il le pire, pour un homme qui a de la fierté, que de laisser tuer Caius de mon vivant par un autre qui me ravirait ce titre de gloire. » [84] 13. Parlant ainsi, il s'était excité lui-même à agir et avait donné de l'audace aux autres ; tous donc avaient le désir de commencer sans délai l'entreprise. [85] Dès l'aurore, Chéréa se trouva au palais ceint de l'épée des cavaliers, car c'est l'habitude pour les tribuns de la porter quand ils demandent le mot d'ordre à l'empereur et ce ,jour-là c'était à lui de le recevoir. [86] A ce moment le peuple partait vers le palais pour jouir d'avance du spectacle au milieu du tumulte et de la bousculade, car Caius aimait à voir la hâte de la foule en cette circonstance ; aussi n'avait-on réservé aucune enceinte aux sénateurs ou aux chevaliers, et tous étaient assis pêle-mêle, les femmes avec les hommes, les esclaves avec les hommes libres. [87] Caius, à qui l'on avait frayé un passage, sacrifia à César Auguste en l'honneur de qui se célébraient les fêtes; quand une des victimes tomba, la toge d'un sénateur, Asprenas, fut éclaboussée de sang. Cela fit rire Caius, mais c'était évidemment. un présage pour Asprenas (14), qui fut massacré avec Caius. On dit que ce jour-là Caius, contrairement à sa nature, fut très affable et montra dans ses entretiens une politesse qui frappa d'étonnement tous ceux qui se trouvaient là. [89] Après le sacrifice, il s'assit pour regarder le spectacle, ayant autour de lui ses principaux familiers. [90] Voici comment était disposé le théâtre que l'on échafaudait chaque année. Il avait deux portes, donnant l'une sur l'espace libre, l'autre sur un portique, pour que les entrées et les sorties ne dérangeassent pas ceux qui étaient enfermés à l'intérieur et pour que de la tente elle-même, qui était divisée en deux par une cloison, les acteurs et les musiciens pussent sortir. [91] Toute la foule était donc assise et Chéréa était avec les tribuns à peu de distance de Caius ; l'empereur se tenait du côté droit du théâtre. Un certain Vatinius, de l'ordre sénatorial, ancien préteur, demanda à Cluvius (15), personnage consulaire qui était assis à côté de lui, s'il avait entendu parler de la révolution ; mais il prit soin que ses paroles ne puissent être entendues. [92] L'autre lui répondant qu'il ne savait rien : « C'est assurément aujourd'hui, lui dit-il, Cluvius, qu'on représente la mort du tyran ». Et Cluvius : « Noble ami, tais-toi, de peur que quelque autre Achéen n'entende tes paroles (16). » On jeta aux spectateurs beaucoup de fruits et d'oiseaux que leur rareté faisait apprécier de ceux qui les obtenaient, et Caius se réjouissait à voir les luttes et les disputes des spectateurs pour se les approprier en des arrachant à d'autres. [94] Alors il se produisit deux présages : on représenta un mime où l'on crucifiait un chef de brigands ; d'autre part, le pantomime joua le drame de Cinyras (17) où celui-ci se tue lui-même ainsi que sa fille Myrrha, et il y avait beaucoup de sang artificiellement répandu tout autour du crucifié que de Cinyras. [96] On est d'accord que la date était celle où Philippe, fils d'Amynthas (18) et roi de Macédoine, fut tué par Pausanias, un de ses compagnons, à son entrée dans le théâtre. [96] Caius se demandait s'il assisterait au spectacle jusqu'au bout, parce que c'était le dernier jour, ou s'il se baignerait et prendrait son repas avant de revenir, comme il l'avait fait auparavant. Vinucianus, qui était assis au dessus de Caius, [97] craignant que le moment favorable ne passât en vain, se leva lorsqu'il vit Chéréa prendre également les devants et se hâta d'aller à sa rencontre pour l'encourager. Caius, le saisissant par sa toge, lui dit amicalement : « Où donc vas-tu, mon cher ? » Et lui se rassit comme par respect pour l'empereur, mais plutôt parce que la peur le dominait; puis, après avoir laissé s'écouler un moment, il se leva de nouveau. [98] Alors Caius ne l'empêcha plus de sortir, croyant qu'il allait. dehors pour satisfaire un besoin. Asprenas qui, lui aussi, faisait partie du complot, invitait Caius à sortir comme d'habitude pour aller se baigner et manger et ne revenir qu'ensuite, car il voulait que ce qu'on avait décidé fût mené à bonne fin. [99] 14. Les compagnons de Chéréa se placèrent les uns les autres là où il le fallait ; chacun devait rester à son poste et ne pas abandonner ses amis à l'œuvre. Ils supportaient avec peine le retard imposé à leur entreprise, car on était déjà presque à la neuvième heure du jour. [100] Comme Caius tardait, Chéréa songeait à revenir pour l'attaquer à sa place; il prévoyait pourtant que cela entraînerait le meurtre de beaucoup de sénateurs et de chevaliers qui se trouvaient là. Il n'en était pas moins décidé, parce qu'il jugeait utile de consentir à ces morts si l'on achetait à ce prix la sécurité et la liberté de tous. [101] Comme ils étaient déjà tournés vers l'entrée du théâtre, on annonça que Caius s'était levé et il y eut quelque tumulte. Les conjurés firent volte-face et écartèrent la foule, sous prétexte que Caius ne l'aimait guère, en réalité parce qu'ils voulaient assurer leur sécurité et l'isoler de ses défenseurs avant de le tuer. [102] Devant Caius marchaient Claude, son oncle, et Marcus Vinicius (19), le mari de sa sœur, ainsi que Valerius Asiaticus ; les conjurés, l'eussent-ils voulu, n'auraient pu leur barrer le passage par respect pour leur dignité. [103] Caius suivait avec Paulus Arruntius. Lorsqu'il fut à l'intérieur du palais il quitta la voie directe où étaient disposés les esclaves de service, et où ceux qui entouraient Claude s'étaient déjà engagés ; [104] il tourna par un couloir désert et obscur pour gagner les bains et aussi pour voir des esclaves arrivés d'Asie, les uns pour chanter les hymnes des mystères qu'il célébrait, les autres pour exécuter des pyrrhiques sur les théâtres. [105] Chéréa vint à sa rencontre et lui demanda le mot d'ordre. Comme Caius lui en donna un qui prêtait à rire, Chéréa, sans hésiter, l'insulta et, tirant son épée, lui une blessure grave, mais non mortelle. [106] Quelques-uns disent que c'est à dessein que Chéréa ne tua pas Caius d'un seul coup, pour le châtier plus cruellement par des blessures répétées. [107] Mais cela me paraît invraisemblable, parce que la crainte ne permet pas de raisonner dans ces sortes d'actes ; si Chéréa avait eu cette idée, je le regarderais comme le plus grand des sots puisqu'il aurait mieux aimé céder à sa haine que de débarrasser immédiatement ses complices et lui-même de tout danger, et cela quand il y avait encore bien des moyens de se courir Caius si l'on ne se hâtait pas de lui faire rendre l'âme. Chéréa aurait pourvu non au châtiment de Caius, mais à celui de ses amis et au sien propre, [108] si, alors qu'il pouvait, après avoir réussi, échapper en silence à la colère des vengeurs de Caius, il avait, sans savoir s'il réussirait, voulu sottement se perdre lui-même en même temps que l'occasion favorable. Mais libre à chacun de juger comme il l'entend en cette matière. [109] Caius fut accablé par la douleur causée par sa blessure, car l'épée, enfoncée entre le bras et le cou, fut arrêtée par la clavicule. Il ne poussa aucun cri d'effroi et n'appela à son aide aucun de ses amis, soit par la défiance, soit simplement qu'il n'y ait pas pensé; mais après avoir gémi sous la douleur excessive, il s'élança en avant pour fuir. [110] Cornelius Sabinus, le rencontrant alors qu'il le croyait: déjà exécuté, le pousse et le fait tomber à genoux ; beaucoup de gens l'entourent, et, sur un seul cri d'exhortation, le frappent de leurs épées, s'encourageant mutuellement à rivaliser (20). Enfin, de l'aveu de tous, c'est Aquila qui lui porta le dernier coup qui l'acheva. [111] Mais c'est à Chéréa qu'il faut reportes l'acte ; en effet, bien qu'il ait agi avec de nombreux compagnons, il fut le premier à former le projet en prévoyant, bien avant tous les autres, comment il fallait procéder, et le premier aussi à communiquer hardiment son dessein aux autres. [112] Puis, lorsqu'ils eurent approuvé son projet de meurtre, il rassembla ces gens dispersés, et après avoir tout combiné avec sagesse, il manifesta sa grande supériorité quand il fallut exposer un plan. Il les convainquit, par des paroles excellentes alors qu'ils hésitaient et les décida à agir. [113] Lorsque le montent fut venu de mettre la main à la besogne, là encore on le vit s'élancer le premier, commencer courageusement le meurtre et livrer Caius aux autres dans un état qui permettait de le tuer facilement et pour ainsi dire à demi-mort. Aussi est-ce à bon droit, quoique le reste des conjurés ait pu faire, qu'on peut tout attribuer à la volonté, au courage et même au bras de Chéréa. [114] 15. Donc Caius, ayant subi ce genre de mort, gisait inanimé, percé de mille blessures. [115] Mais, après l'avoir tué, les compagnons de Chérèa voyaient qu'il ne leur était pas possible de se sauver en reprenant le même chemin. Ils étaient effrayés de leur acte, car un danger grave les menaçait, ayant tué un empereur honoré et chéri par une populace insensée. Les soldats allaient bientôt. les rechercher non sans verser du sang. [116] D'ailleurs le passage où ils avaient accompli leur acte était étroit, obstrué par la grande masse des serviteurs et des soldats qui, ce jour-là, étaient de garde près de l'empereur. [117] Aussi, prenant une autre route, ils arrivèrent à la maison de Germanicus, père de ce Caius qu'ils venaient de tuer. Cette maison était adjacente au palais, avec lequel elle ne faisait. qu'un, bien que les édifices construits par chacun des empereurs eussent un nom particulier d'après ceux qui les avaient fait construire ou en avaient les premiers habité une partie. [118] Ayant échappé à la foule qui survenait, ils se trouvaient pour l'instant en sécurité, car on ignorait encore la gravité de ce qui était arrivé à l'empereur. [119] Les Germains furent les premiers à connaître la mort de Caius ; c'étaient ses gardes, tirant leur nom du peuple où on les enrôlait et dans lequel se recrutait la légion celtique. [120] Chez eux la colère est un trait national, ce qui, d'ailleurs, n'est pas rare chez certains autres barbares, car ils raisonnent peu leurs actes. Ils ont une grande force physique et, quand ils attaquent l'ennemi du premier élan, ils ont de grandes chances de réussir là où ils se jettent. [121] Les Germains, à la nouvelle du meurtre de Caius, furent très affligés, parce qu'ils ne jugeaient pas l'empereur d'après sa vertu ni d'après l'intérêt général, mais d'après leur intérêt particulier. Caius leur était très cher à cause des dons d'argent par lesquels il achetait leur dévouement. Ils tirèrent donc leurs épées. [122] Ils avaient pour chef Sabinus, qui devait son grade de tribun non à son mérite ou à la noblesse de ses ancêtres - c'était un ancien gladiateur - mais à sa force physique qui lui avait donné de l'autorité sur de tels hommes. [123] Parcourant le palais pour découvrir les meurtriers de l'empereur, ils mirent en pièces Asprenas qu'ils rencontrèrent d'abord et dont la toge était souillée du sang des sacrifices, comme je l'ai dit auparavant, présage sinistre de ce qui lui arriva. Le deuxième. qu'ils rencontrèrent fut Norbanus (21), un des citoyens les plus nobles, qui avait plus d'un imperator parmi ses ancêtres ; [124] ils ne témoignèrent pas le moindre respect pour sa dignité. Norbanus, confiant en sa force, arracha son épée au premier de ceux qui l'attaquaient corps à corps et montra ainsi qu'il ne mourrait pas sans leur donner du mal, jusqu'à ce qu'enveloppé par la masse des assaillants il tomba criblé de mille blessures. [125] Le troisième fut Anteius (22), un des premiers de l'ordre sénatorial. Il rencontra les Germains, non par hasard comme les précédents, mais par curiosité, pour la joie de contempler lui-même Caius à terre et de satisfaire ainsi sa haine contre lui ; car le père d'Anteius, qui portait le même nom, avait été exilé par Caius qui, non content de cela, avait envoyé des soldats pour le tuer. [126] Il était donc venu pour se réjouir de la vue du cadavre; mais alors que la maison était pleine de tumulte et qu'il pensait à se cacher, il n'échappa point aux Germains qui, dans leurs investigations diligentes, massacrèrent également les coupables et les autres. Voilà comment ces hommes furent tués. [127] 16. Au théâtre, lorsque le bruit de la mort de Caius se répandit, il y eut de la stupeur et de l'incrédulité. Les uns, bien qu'accueillant cette perte avec beaucoup de joie et quoiqu'ils eussent donné beaucoup pour que ce bonheur arrivât, étaient incrédules par crainte. [128] D'autres n'y croyaient pas du tout, parce qu'ils ne souhaitaient pas que rien de tel arrivât et ne voulaient pas acceptes la vérité, jugeant impossible qu'un homme eût la force d'accomplir un pareil acte. [129] C'étaient des femmes et de tout jeunes gens, les esclaves et quelques-uns des soldats. Ces derniers, en effet, recevaient leur solde de Caius, l'aidaient à exercer la tyrannie et, servant ses caprices injustes en tourmentant les plus puissants des citoyens, en tiraient à la fois des honneurs et. des profits. [130] Quant aux femmes et aux jeunes gens, ils étaient séduits, comme c'est l'habitude de la populace, par les spectacles, les combats de gladiateurs, le plaisir de certaines distributions de vivres, toutes choses faites, disait-on, dans l'intérêt du peuple romain, en réalité pour satisfaire la folie et la cruauté de Caius. [131] Enfin les esclaves avaient la possibilité d'accuser et de mépriser leurs maîtres, et il leur était permis de recourir à la protection de Caius après les avoir insultés ; en effet, on les croyait volontiers dans leurs mensonges contre leurs maîtres et, en dénonçant leur fortune, ils pouvaient s'assurer non seulement la liberté, mais la richesse, grâce à la récompense donnée aux accusateurs, qui s'élevait au huitième des biens. [132] Quant aux patriciens, même si certains trouvaient la nouvelle vraisemblable, les uns parce qu'ils avaient eu vent du complot, les autres parce qu'ils le souhaitaient, ils taisaient non seulement leur joie de la nouvelle, mais même leur opinion sur sa véracité. [133] Les uns craignaient qu'un faux espoir n'entrainât leur châtiment s'ils se hâtaient trop de découvrir leur pensée ; les autres, qui étaient au courant, parce qu'ils participaient à la conjuration, s'en cachaient encore davantage, parce qu'ils s'ignoraient les uns les autres et craignaient, en parlant à des gens que le maintien du tyran contentait, d'être dénoncés et punis si Caius vivait. [134] En effet, un autre bruit était répandu : Caius avait reçu des blessures, mais n'était pas mort ; il vivait et se trouvait entre les mains des médecins qui le soignaient. [135] Et il n'y avait personne en qui l'un eût assez confiance pour lui dévoiler sa pensée : si c'était un ami de Caius, il était suspect de favoriser le tyran lui témoignait, de la haine, sa malveillance antérieure détruisait la confiance en ses propos. [136] Certains disaient aussi - ce qui faisait perdre aux patriciens l'espoir qui leur donnait du courage - que, sans se soucier du danger ni s'occuper de faire soigner ses blessures, Caius, tout ensanglanté, s'était, précipité au Forum et y haranguait le peuple. [137] Or, cela était inventé par l'irréflexion de ceux qui voulaient bavarder et produisait des effets opposés selon les sentiments des auditeurs. Mais nul ne quittait son siège, par crainte de se voir chargé d'une accusation en sortant le premier ; car ce ne serait pas d'après la disposition qu'on avait en sortant qu'on serait jugé, mais d'après celle que voudraient imaginer les accusateurs et les juges. [138] 17. Quand une foule de Germains eut entouré le théâtre, l'épée nue, tous les spectateurs s'attendirent à périr ; à l'entrée du premier venu, l'effroi les saisissait comme s'ils aillaient sur le champ être massacrés. Ils hésitaient, n'osant pas sortir et ne croyant pas sans danger de rester. [139] Bientôt les Germains font irruption et une clameur s'élève dans tout le théâtre ; on se met à supplier les soldats comme si l'on ignorait tout, tant au sujet. les résolutions prises pour une révolte, s'il y en avait une, qu'au sujet des événements accomplis ; [140] il fallait donc les épargner et ne pas châtier des innocents pour le crime audacieux d'autrui, mais se mettre à la recherche de l'auteur du méfait, quel qu'il fût. [141] Ils disaient cela et plus encore, en pleurant et en se frappant le visage ; ils attestaient les dieux et, suppliaient, en raison de la proximité du danger, disant tout ce qu'on dit lorsqu'un lutte pour sauver sa vie. [142] La colère des soldats fut brisée par ces paroles et ils se repentirent de leur projet contre les spectateurs; car il leur semblait cruel, bien qu'ils fussent exaspérés et eussent planté sur l'autel les têtes d'Asprenas et d'autres victimes. [143] Les spectateurs furent très émus à cette vue parce qu'ils considéraient la dignité des morts et plaignaient leurs souffrances ; aussi s'en fallut-il de peu que leurs propres périls les bouleversaient moins que cette vue, car l'issue était incertaine, en admettant même qu'ils pussent finalement échapper. [144] Même certains de ceux qui haïssaient violemment Caius, et avec raison, se voyaient privés de leur joie et de leurs plaisirs (23) parce qu'ils se trouvaient en passe de perdre la vie avec lui et n'avaient pas encore d'espoir ferme et assuré de survivre. [145] 18. Or, il y avait un certain Evaristus Arruntius, crieur public des ventes, qui, grâce à la force de sa voix, avait acquis une richesse égale à celle des Romains les plus opulents. Il avait le pouvoir de faire à Rome ce qu'il voulait, autant à ce moment là que dans la suite. [146] Il feignit alors l'affliction la plus grande qu'il lui fût possible de montrer ; pourtant, il haïssait Caius au plus haut point ; mais la leçon de la crainte et la ruse nécessaire pour assurer sa sécurité personnelle furent plus puissantes que sa joie présente. [147] Ayant donc revêtu tous les ornements qu'on se procure pour le deuil des morts les plus respectés, il annonça la mort de Caius de la scène du théâtre où il était monté et mit ainsi fin à l'ignorance du public touchant. les événements. [148] Paulus Arruntius ensuite le tour du théâtre en interpellant les Germains : avec lui, les tribuns les invitèrent à déposer les armes et leur annoncèrent la mort de Caius. [145] Cela sauva très certainement tous les gens rassemblés dans le théâtre et tous ceux qui se trouvaient quelque part en contact. avec les Germains, car, tant que ceux-ci gardaient l'espoir que Caius vivait ils pouvaient se livrer à toutes les violences. [150] La bienveillance de Caius envers eux avait été telle qu'ils auraient, même au prix de leur propre vie, voulu le sauver du complot et d'un tel malheur. Mais ils cessèrent de s'exciter à la vengeance des qu'ils connurent sa mort d'une manière certaine, parce que l'élan de leur dévouement se montrerait en vain après le trépas de celui qui aurait pu les récompenser et parce qu'ils craignaient, en allant trop loin dans la colère, d'être châtiés soit par le sénat, s'il reprenait le pouvoir, soit par l'empereur qui succéderai,. [152] Ainsi, bien qu'à grand-peine, les Germains laissèrent tomber la rage qui les avait saisis à la suite de la mort de Caius. [153] 19. Chéréa était très inquiet au sujet. de Vinucianus et craignait qu'il n'eût péri en tombant parmi les Germains en fureur ; aussi abordait-il les soldats un à un en leur demandant de veiller à son salut et en enquêtant avec beaucoup de soin pour savoir s'il n'avait pas été tué. [154] Clemens relâcha Vinucianus qu'on lui avait amené, car avec beaucoup d'autres sénateurs il reconnaissait la justice de l'acte, la vertu de ceux qui l'avaient conçu et n'avaient pas craint de l'accomplir ; il disait que le tyran fleurit peu de temps dans sa joie de faire le mal, [155] qu'il ne se prépare pas une fin heureuse parce que les gens vertueux le haïssent, et qu'il finit par éprouver un malheur semblable à celui de Caius. [156] Ce dernier, même avant la révolte et la conspiration ourdies, avait conspiré contre lui-même ; par les injustices qui le rendaient intolérable et par son mépris des lois, il avait appris à ceux qui lui étaient le plus dévoués à devenir ses ennemis ; si ceux-ci passaient à présent, pour avoir tué Caius, c'était lui-même, en réalité, qui avait causé sa propre perte.
[157] 20. Alors le théâtre fut débarrassé des gardes qui, au début, avaient été
si cruels. Celui qui permit aux spectateurs de s'enfuir librement fut le médecin
Alcyon ; surpris en train de soigner des blessés, il renvoya ceux qui
l'entouraient sous prétexte de faire chercher ce qu'il jugeait nécessaire pour
soigner les blessures, mais en réalité pour leur permettre d'échapper au danger
qui les menaçait. [158] Pendant ce temps le sénat s'assembla, ainsi que le
peuple qui se réunit sur le Forum comme il en avait l'habitude et cela pour
rechercher les meurtriers de Caius - le peuple avec beaucoup d'ardeur le sénat
pour la forme. 1. Les prétoriens emmènent Claude dans leur camp. - 2-3. Discours républicain de Cn. Sentius Saturninus au sénat (24). - 4. Meurtre de la femme et de la fille de Caligula. - 5. Caractère de Caligula. [162] 1.Telle était la situation quand soudain Claude fut traîné hors de sa maison. Les soldats, qui sétaient réunis et avaient discuté entre eux sur se qu'il convenait de faire, avaient compris qu'il était impossible que le peuple pût se placer à la tête d'affaires si importantes et que, d'ailleurs, ils n'avaient pas intérêt à ce qu'une telle puissance lui appartînt. [163] D'autre part, si l'un des conjurés avait l'empire, il les gênerait de toute façon, puisqu'ils ne l'auraient pas aidé à conquérir le pouvoir. [164] Il fallait donc, pendant que rien n'était encore décidé, choisir pour souverain Claude, oncle paternel du mort et qui ne le cédait à aucun membre du sénat pour le mérite de ses ancêtres et les études qu'il avait faites. [165] Si les soldats le faisaient empereur, il leur accorderait les honneurs qui leur revenaient et les récompenserait par des distributions d'argent. [166] La résolution ainsi prise fut immédiatement mise à exécution. Claude avait donc été enlevé par les soldats. Mais bien qu'ayant appris cet enlèvement de Claude, qui feignait de prétendre à l'empire malgré lui, tout en le faisant en réalité de son plein gré, Cn. Sentius Saturninus se leva au milieu du sénat et, sans crainte, prononça un discours qui convenait à des hommes libres et généreux : [167] 2. « Bien que la chose puisse paraître incroyable, ô Romains, parce que l'événement se produit après un long temps et alors que nous en désespérions, voici donc que nous avons l'honneur d'être libres, sans savoir à la vérité combien cette liberté durera, car elle est soumise à la volonté des dieux qui nous l'ont accordée. Elle suffit pourtant, à nous réjouir et, même si nous la perdons ensuite, elle aura contribué à notre félicité. [168] Car une seule heure suffit à ceux qui ont le sentiment de la vertu si on la vit avec une volonté libre dans une patrie libre, gouvernée par les lois qui la firent jadis prospère. [169] Je ne puis me rappeler la liberté d'autrefois parce que je suis né après elle ; mais, jouissant avec plénitude et intensité de celle d'aujourd'hui, je puis dire heureux ceux qui y seront nés et y seront élevés, et dignes d'honneurs égaux à ceux des dieux les hommes [170] qui, bien que tardivement et en ce jour seulement nous l'ont fait goûter. Puisse-t-elle rester sans atteinte pour tous les temps à venir ! Mais ce jour seul suffirait à ceux d'entre nous qui sont jeunes comme à ceux qui sont vieux, car c'est toute une éternité que reçoivent ceux-ci s'ils meurent en profitant des biens que procure ce jour. [171] Pour les plus jeunes, c'est un apprentissage de la vertu qui a fait le bonheur des hommes dont nous descendons. Maintenant donc, nous ne devons, à l'heure actuelle, rien estimer de plus important que de vivre avec la vertu, car seule elle donne à l'humanité l'idée de la liberté. [172] Pour ma part, en effet, j'ai appris le passé par ouï-dire et, par ce dont j'ai été témoin oculaire, j'ai compris de quels maux la tyrannie afflige les États. Elle empêche toute vertu, enlève aux gens magnanimes l'indépendance, enseigne la flatterie et la crainte, parce qu'elle remet les affaires non à la sagesse des lois, mais à l'humeur des maîtres. [173] Depuis que Jules César a médité de détruire la République et a troublé l'État en violant l'ordre et la légalité, depuis qu'il a été plus fort que la justice, mais moins que son impulsion à rechercher son intérêt personnel, il n'est aucun malheur qui n'ait déchiré l'État ; [174] car tous ceux qui lui ont succédé au pouvoir ont rivalisé entre eux pour abolir les lois de nos ancêtres et pour faire disparaître surtout les citoyens nobles, croyant leur propre sécurité intéressée à la fréquentation de gens de peu. Non seulement donc ils abaissaient ceux qu'on jugeait éminents par leur vertu mais ils décidaient de les perdre complètement. [175] Bien que ces empereurs aient ôté plusieurs et qu'ils aient montré chacun une dureté insupportable dans leur règne, Caius, qui est mort aujourd'hui, a commis à lui seul plus d'atrocités que tous les autres réunis, en donnant libre cours à une rage grossière non seulement contre ses compatriotes, mais encore ses proches et ses amis, en leur infligeant à tous indistinctement des maux très grands sous le prétexte injuste de se venger d'eux et en déchaînant sa colère également contre les hommes et contre les dieux. [176] En effet, la tyrannie ne se contente pas de profiter des plaisirs à sa portée, d'abuser de la violence, de léser les gens dans leur fortune ou leurs femmes, mais elle considère comme son principal avantage d'inquiéter ses ennemis dans toute leur famille. [177] Or, tout état libre est un ennemi pour la tyrannie, dont il est impossible de s'assurer la bienveillance même à qui se soucie peu de tout ce qu'elle lui inflige. En effet, les tyrans connaissent bien les maux dont ils ont accablé certaines gens, même si ces derniers méprisent magnanimement le sort, et. ils ne peuvent. se cacher à eux-mêmes ce qu'ils ont fait ; aussi croient-ils ne pouvoir jouir de toute sécurité à l'égard des suspects que s'ils peuvent les anéantir. [178] Délivrés de ces maux et soumis seulement les uns aux autres, possédant ainsi le gouvernement qui garantit le mieux la concorde présente, la sécurité future, la gloire et la prospérité de l'Etat, vous avez le droit d'examiner chacun à l'avance ce que réclame le bien commun, ou de donner à votre tour votre avis, si une proposition présentée auparavant n'a pas votre agrément. [179] Cela ne vous fera courir aucun danger parce que vous n'aurez pas au dessus de vous un maître irresponsable qui peut faire du tort à tout l'État e qui a pleins pouvoirs pour supprimer ceux qui ont exprimé leur pensée. [180] Rien n'a mieux nourri ici la tyrannie de nos jours que la lâcheté et l'absence de toute opposition à ses volontés. [181] Car, amoindris par les séductions de la paix et ayant appris à vivre comme des esclaves, nous sentions tous que nous souffrions des maux insupportables et nous assistions aux malheurs de notre entourage; mais, craignant de mourir avec gloire, nous attendions une fin entachée de la pire des hontes. [182] Il faut d'abord décerner les plus grands honneurs à ceux qui ont supprimé le tyran, et surtout à Cassius Chéréa. On a vu cet homme à lui seul, avec l'aide des dieux, nous donner la liberté par sa volonté et par son bras ; [183] il ne convient pas de l'oublier, et puisque, sous la tyrannie, il a à la fois tout préparé et couru le premier des dangers en faveur de notre liberté, il faut, maintenant que nous sommes libres, lui décerner des honneurs et faire ainsi en toute indépendance notre première manifestation. [184] Il est, en effet, très beau et digne d'hommes libres de récompenser des bienfaiteurs tels que Chéréa l'a été envers nous tous : il ne ressemble en rien à Cassius et à Brutus, les meurtriers de César, car ceux-là ont rallumé dans l'État des étincelles de discorde et de guerre civile, tandis que celui-ci a délivré l'État, après avoir tué le tyran, de tous les maux qu'il avait déchaînés sur nous. » [185] 3. Sentius parlait ainsi, et les sénateurs et tous les chevaliers présents accueillaient ses paroles avec joie. Alors un certain Trebellius Maximus s'élança et enleva à Sentius sa bague où se trouvait, enchâssée une pierre taillée à l'effigie de Caius; car, dans sa hâte à parler et à agir comme il le voulait, Sentius l'avait, croyait-on, oubliée, et la gemme fut brisée. [186] La nuit était très avancée ; Chéréa demanda le mot d'ordre aux consuls ; ceux-ci le lui donnèrent : « Libertés ». Ce qui se passait les étonnait eux-mêmes et leur semblait presque incroyable ; [187] car c'était cent ans après (25) la suppression de la République que le pouvoir de donner le mot d'ordre revenait aux consuls. En effet, avant que l'État fût aux mains d'un tyran, c'étaient eux qui dirigeaient les affaires militaires. [188] Chéréa ayant pris le mot d'ordre, le transmit à ceux des soldats qui étaient rassemblés prés du sénat. Il y avait là environ quatre cohortes qui jugeaient l'absence de souverain plus honorable que la tyrannie. [189] Elles partirent avec les tribuns, et déjà le peuple commençait à se retirer, très joyeux de ses espérances, plein de respect pour celui qui lui avait rendu le pouvoir, et non plus pour un empereur. Chéréa était tout pour lui.µ
[190] 4. Mais Chéréa était indigné que la fille et la femme de Caius fussent
encore en vie et que son châtiment ne se fût pas étendu à toute sa maison, car
tout ce qui en subsisterait ne survivrait que pour la perte de l'État et des
lois. Prenant à cœur de mener à bout son dessein et de satisfaire complètement
sa haine contre Caius, il envoya Lupus, un des tribuns, tuer la femme et la
fille de Caius. [191] C'est parce qu'il était parent de Clemens que l'on proposa
à Lupus une telle mission ; en effet ayant pris part, ne fût-ce qu'en cela, au
tyrannicide, il serait honoré par les citoyens pour sa vertu autant que s'il
passait pour avoir participé à toute l'entreprise des premiers conjurés. [192]
Mais quelques-uns des complices trouvaient cruel d'user de violence à l'égard
d'une femme, car c'était plutôt, par instinct naturel que sur les conseils de
celle-ci que Caius avait commis tous les crimes qui avaient réduit l'État au
désespoir. [193] D'autres, au contraire, rejetaient sur elle l'invention de
tous ces forfaits et la rendaient responsable de tous le mal commis par Caius.
Elle lui avait, disait-un, donné un philtre pour asservir sa volonté et lui
assurer son amour ; elle l'avait ainsi rendu fou ; c'était elle qui avait tout
machiné contre le bonheur des Romains et de l'univers qui leur était soumis.
[194 Enfin on décida de la tuer, car ceux qui déconseillaient cet acte ne purent
lui être utiles, et on envoya Lupus qui, pour sa part, n'était pas disposé à se
laisser retarder par des hésitations et à ne pas exécuter sans délai les ordres
reçus ; il ne voulut supporter aucun reproche au sujet de ce qui se faisait pour
le salut du peuple. [195] Donc, entré dans le palais, il surprit Césonia, la
femme de Caius, étendue à côté du cadavre de son mari, gisant à terre et
dépourvu de tout ce qu'on accorde d'habitude aux morts. Elle-même était couverte
du sang des blessures et très affligée de son grand malheur ; sa fille s'était
jetée à côté d'elle et, dans cette situation, on n'entendait que les reproches
adressés par Césonia à Caius de ne pas l'avoir écoutée quand elle l'avait tant
de fois averti. [196] Ce langage prêtait alors, comme maintenant encore, à une
double interprétation, selon les dispositions d'esprit des auditeurs qui peuvent
lui donner la portée qu'ils veulent. Les uns dirent que ces paroles signifiaient
que Césonsia avait conseillé à Caius de renoncer à ses folies et à sa cruauté
envers ses concitoyens pour diriger les affaires avec modération et vertu, afin
de ne pas se perdre en continuant à agir comme il faisait ; [197] les autres
disaient que, le bruit de la conjurations lui étant parvenu, elle avait
conseillé à Caius de tuer sans retard et sur le champ tous les conjurés, même
s'ils étaient innocents, pour se mettre à l'abri du danger, et que c'était là ce [201] 5. Caius, quand il mourut de la sorte, avait gouverné les Romains pendant quatre ans moins quatre mois. C'était un homme qui, même avant d'être au pouvoir, avait quelque chose de sinistre et atteignait au comble de la méchanceté. Victime de ses passions, ami de la délation, il s'effrayait de tout, et, à cause de cela, devenait très sanguinaire quand il osait. Sa puissance lui servait seulement pour faire le mal. D'une arrogance insensée à l'égard de tous ceux à qui il aurait dû le moins en témoigner, il se procurait des ressources par le meurtre et l'injustice; [202] il avait à coeur d'être plus fort que la divinité et les lois, mais il était vaincu par les flatteries de la plèbe ; tout ce que la loi déclare honteux et blâme comme tel lui semblait plus honorable que la vertu. [203] Il était de plus ingrat même envers ses amis les plus intimes et. les plus dévoués : il s'irritait. contre eux et les châtiait même pour les choses les plus insignifiantes. Il regardait comme son ennemi quiconque. pratiquait la vertu et n'admettait aucune objection à ses désirs chez tous ceux à qui il commandait. [204] C'est ainsi qu'il eut des relations intimes avec sa sœur légitime (26), ce qui fit que la haine des citoyens grandit contre lui; car, comme il y avait longtemps qu'on n'avait parlé d'un tel crime, son auteur excitait la méfiance et l'aversion. [205] On ne pourrait citer aucune oeuvre grande ou digne d'un roi qu'il ait réalisée pour le bien de ses contemporains ou de la postérité, [206] sauf les travaux faits dans les environs de Rhegium et de la Sicile pour recevoir les navires de blé venant d'Égypte. oeuvre considérable et très favorable à la navigation. Mais il ne la mena pas à bonne fin et la laissa inachevée parce qu'il s'y prit trop mollement. [207] La cause en était qu'il était zélé pour le superflu et dépensier pour des plaisirs qui ne pouvaient profiter qu'à lui seul, ce qui l'empêchait d'user de l'empêchait pour les entreprises reconnues utiles. [208] Du reste c'était un orateur excellent, très disert aussi bien dans la langue grecque et que dans la langue nationale des Romains ; il comprenait très vite et, à ce que les autres avaient composé et longuement médité à l'avance, il répondait. si bien à l'improviste qu'il se montrait plus persuasif que n'importe qui dans les grandes affaires, tant par la facilité de son naturel que par le soin qu'il avait pris de le fortifier en l'exercant. [209] Fils du neveu de Tibère dont il fut aussi le successeur, il dut nécessairement recevoir une bonne instruction, parce que Tibère lui-même brillait par là au plus haut degré et que Caius rivalisait de zèle avec lui pour obéir aux ordres de l'empereur. [210] Par là il l'emporta sur ses contemporains; cependant tous les bénéfices qu'il avait retirés de son éducation ne purent le sauver de la perte où l'entraîna sa toute puissance, tant la vertu est inaccessible à ceux qui ont toute facilité d'agir sans rendre compte à personne. [211] Après avoir commencé par s'appliquer vivement à avoir des amis estimables en tout, afin de rivaliser de science et de réputation avec les meilleurs, l'excès de son injustice finit par détruire l'affection qu'ils avaient eue peur lui et par exciter une haine secrète qui le fit périr sous leur conjuration. 1-2. Claude est enlevé par les soldats. - 3-4. Démarche faite par le Sénat auprès de lui. [212] 1. Claude, comme je l'ai dit plus haut, s'était écarté du chemin suivi par ceux qui étaient avec Caius. Le palais étant troublé par le deuil que causait la mort de l'empereur, il désespérait de son salut. Arrêté dans un étroit passage, il tentait de s'y cacher, n'ayant d'ailleurs pour se croire en danger d'autre motif que sa naissance. [213] En effet, il se conduisait avec modération, vivant en simple particulier et se contentant de ce qu'il avait ; il se livrait à l'étude des lettres, principalement des lettres grecques; enfin, il évitait de toute manière ne qui l'aurait exposé à des ennuis. [214] Mais à ce moment la terreur avait saisi la foule ; le palais était en proie à la fureur des soldats, et les gardes du corps, apeurés et sans direction, étaient, comme les autres citoyens, groupés autour du prétoire qui forme comme le sanctuaire de l'armée, délibérant sur ce qu'il y avait lieu de faire. Tous ceux qui se trouvaient là ne songeaient pas à venger Caius parce que c'était avec justice qu'il avait subi son sort, [215] mais ils examinaient surtout comment arranger le mieux possible leurs propres affaires, d'autant que les Germains étaient en train de punir les meurtriers plus pour satisfaire leur propre cruauté que dans l'intérêt général. [216] Tout cela bouleversait Claude qui craignait pour son salut, surtout depuis qu'il avait vu porter çà et là les têtes d'Asprenas et de ses amis. Il se tenait en haut de quelques marches et se dissimulait dans l'obscurité qui l'environnait. [217] Gratus, l'un des soldats de service au palais, l'aperçut et ne pouvant, à cause de l'ombre, voir exactement qui c'était, n'hésita pas à supposer que c'était un individu embusqué et s'avança vers lui. Comme l'autre l'invitait à se retirer, il le pressa, l'appréhenda et le reconnut. [218] « C'est Germanicus » (27), dit-il à ceux qui le suivaient ; « emmenons-le pour en faire notre chef. » Claude, les voyant prêts à l'enlever, craignit de mourir assassiné comme Caius et les pria de l'épargner en leur rappelant que, pour sa part, il avait été inoffensif et ignorant de ce qui était arrivé. [219] Gratus sourit, et lui prenant la main droite : « Cesse, dit-il, de parler humblement de ton salut, alors qu'il te convient d'être fier de l'empire que les dieux ont enlevé à Caius pour l'accorder à ta vertu, parce que leur providence veillait sur l'univers. [220] Va et revendique le trône de tes ancêtres. » Mais il soutenait Claude, car c'était à peine si celui-ci pouvait tenir sur ses jambes en raison de la crainte et de la joie que ces paroles lui causaient. [221] 2. Autour de Gratus se rassemblèrent beaucoup de gardes du corps ; en voyant emmener Claude, ils avaient le visage renfrogné, croyant qu'on le menait au supplice pour expier des forfaits, alors que toute sa vie il s'était tenu à l'écart, des affaires et avait couru de très grands dangers sous le gouvernement de Caius. Quelques-uns demandaient même que l'on confiât aux consuls seuls le soin de le juger. [222] Un plus grand nombre de soldats vint se réunir aux autres ; la foule se dispersa. Claude avait peine à avancer à cause de sa faiblesse physique, d'autant que les porteurs de sa litière s'étaient enfuis en apprenant son enlèvement, désespérant du salut de leur maître. [223] On arriva enfin sur la place du Palatin, lieu qui fut le premier habité dans la ville de Rome, à ce que raconte son histoire, et l'on s'occupait déjà des affaires publiques, quand se produisit un bien plus grand afflux de soldats, joyeux de voir Claude et très désireux de le proclamer empereur à cause de leur affection pour Germanicus, son frère, qui avait laissé le souvenir le plus glorieux à tous ceux qui l'avaient connu. [224] Ils songeaient aussi à la cupidité des chefs du sénat, à tout ce que ce corps avait fait de mal autrefois quand il avait le pouvoir, et aussi à l'impuissance où il était de diriger les affaires. [225] D'autre part, si le pouvoir suprême devenait à nouveau le bien d'un seul, ce maître serait dangereux pour eux, tandis que Claude, ayant reçu le pouvoir de leur faveur et de leur affection, reconnaîtrait ce service par des honneurs suffisants pour récompenser un tel bienfait. [226] 3. Voilà ce qu'ils se disaient les uns aux autres ou en eux-mêmes et ce qu'ils exposaient à ceux qui ne cessaient d'affluer. Ceux-ci, à les entendre, accueillirent avec empressement leur proposition ; ils se serraient tous autour de Claude et l'entouraient, le portant eux-mêmes en chaise jusqu'à leur camp, pour qu'aucun obstacle ne vint les retarder. [227] Il y avait, d'autre part, des dissentiments entre la plèbe et les sénateurs. Ceux-ci ne recherchant que leur prestige de jadis et, désireux d'éviter la servitude que leur avait infligée la violence des tyrans, s'accommodaient aux circonstances. [228] Mais la plèbe, jalouse du sénat et comprenant que les empereurs étaient des freins contre les ambitions de celui-ci et des protecteurs pour elle, se réjouissait de l'enlèvement de Claude et pensait que son ascension à l'empire lui épargnerait une guerre civile analogue à celle qui avait eu lieu du temps de Pompée. [229] Le sénat, apprenant que Claude avait été porté par les soldats dans leur camp, lui envoya les hommes les plus éminents par leur mérite pour le détourner de tout coup de force en vue de s'emparer du pouvoir et l'exhorter à s'en remettre au sénat, car il était tout seul en face d'eux tous et devait laisser à la loi le soin de pourvoir au bien public. [230] Il devait se souvenir aussi des maux infligés à l'État par les tyrans précédents, des dangers qu'il avait lui-même courus avec les autres sous Caius : détestant la dureté d'une tyrannie injustement exercée par autrui, il ne devait pas oser lui-même de son plein gré faire injure à sa patrie. [231] S'il se laissait persuader et persévérait dans sa vertu et sa tranquillité d'autrefois, il recevrait les honneurs décernés par des citoyens libres et, en cédant à la loi, en acceptant d'être tantôt un chef et tantôt un sujet, il gagnerait le renom flatteur d'un homme de bien. [232] Mais s'il faisait un coup de folie sans être en rien instruit par la fin de Caius, il ne les verrait pas céder, car ils avaient avec eux une grande partie de l'armée, possédaient quantité d'armes et une multitude d'esclaves qui les servaient. [233] Ce qui leur donnait surtout de l'espoir, c'était que la fortune et les dieux ne viennent au secours que des gens qui combattent pour la vertu et pour le bien, c'est-à-dire de ceux qui luttent pour la liberté de leur patrie. (4)[234] Les députés, Veranius (28) et Bronchus (29), tous deux tribuns de la plèbe, lui parlèrent dans ce sens et, tombant à ses genoux, le supplièrent de ne pas jeter l'État dans des guerres et des malheurs. Mais quand ils virent que Claude était entouré de la grande masse de l'armée et que les consuls n'étaient rien en comparaison de lui, ils ajoutèrent que, s'il désirait [e pouvoir, il devait le recevoir comme un don du sénat ; [235] ainsi il l'exercerait de façon plus heureuse, sous de plus favorables auspices, s'il le tenait non de la violence, mais des bons sentiments de ceux qui le lui auraient donné. 1-2 (30) Démarches d'Agrippa auprès du Sénat et de Claude. - 3-4. Les troupes du Sénat passent à Claude. - 5-6. Châtiment des principaux conjurés ; suicide de Sabinus.
[236] 1. Claude ressentait l'arrogance de cette ambassade, mais,
suivant pour le moment l'avis des délégués, il était disposé à la modération. [245] 2. Voilà comment il parla et, ayant obtenu l'assentiment unanime, il fut délégué avec d'autres. Il exposa seul à seul à Claude le trouble du sénat et lui suggéra une réponse assez impériale, conforme à sa dignité et à sa puissance. [246] Claude déclara donc qu'il ne s'étonnait pas du chagrin qu'éprouvait le sénat d'être soumis à un empereur, parce qu'il avait été accablé par la cruauté des empereurs précédents, mais que, soucieux de l'équité, il ferait goûter aux sénateurs un régime plus modéré, que le pouvoir lui appartiendrait seulement de nom et qu'en fait il le partagerait avec tous. Il avait traversé sous leurs yeux des périls nombreux et variés et méritait qu'on ne se défiât pas de lui. [247] Après s'être laissé séduire par de telles paroles, les envoyés furent congédiés ; puis Claude rassembla l'armée et la harangua ; il reçut le serment de fidélité à sa personne ; il donna à ses gardes du corps cinq mille drachmes par tête, à leurs chers une somme proportionnelle et promit de traiter de même le reste de ses armées en tous lieux. [248] 3. Les consuls convoquèrent le Sénat au temple de Jupiter Vainqueur (32). Il faisait encore nuit. Des sénateurs, les uns se cachaient dans Rome, pleins d'inquiétude en apprenant ces nouvelles ; les autres s'étaient enfuis vers leurs propriétés de la campagne pour attendre les événements, car ils désespéraient d'obtenir le liberté et aimaient bien mieux, dans un esclavage exempt de péril, mener une vie oisive et sans peine que de payer la gloire d'être dignes de leurs pères en courant des risques pour leur salut. [249] Cependant il y en eut cent au plus qui se réunirent, et ils délibéraient sur la situation présente quand soudain s'éleva une clameur poussée par les troupes groupées autour d'eux : elles invitaient le sénat à choisir un souverain absolu et à ne pas perde l'empire en divisant le pouvoir entre plusieurs chefs. [250] Affirmant ainsi que ce n'était pas à tous, mais à un seul que le pouvoir devait être remis, ils confiaient aux sénateurs le soin de voir qui était digne d'une telle autorité. Aussi le sénat fut-il encore bien plus tiraillé par l'inquiétude, échouant dans son orgueilleuse tentative de république (33) et redoutant Claude. [251] Néanmoins il y avait des hommes qui visaient à l'empire en raison de la noblesse de leur naissance ou de leurs alliances. Marcus Vinieius (34), illustre par sa propre noblesse et qui avait épousé la sœur de Caius, Julia, était disposé, par exemple, à revendiquer le pouvoir ; mais les consuls lui résistèrent en alléguant un prétexte après l'autre. [252] Valerius Asiaticus était empêché par Vincianus, l'un des assassins de Caius, de songer à de tels projets. Et il y aurait eu un massacre sans précédent si ceux qui convoitaient l'empire avaient eu la possibilité de livrer bataille à Claude. [253] Il y avait d'ailleurs des gladiateurs en nombre imposant, des soldats de la garde de nuit de Rome, de nombreux rameurs qui affluaient au camp (35), de sorte que ceux qui aspiraient à l'empire y renoncèrent, les uns pour épargner la ville, les autres par crainte pour eux-mêmes. [254] 4. Vers le début du jour, Chéréa et ceux qui étaient venus avec lui se mirent en devoir de haranguer les soldats. Dès que cette foule vit qu'ils lui faisaient de la main signe de se taire et se mettaient, en mesure de commencer à parler, elle excita du tumulte sans les laisser prononcer un mot, parce que tous étaient emportés par leur élan vers la monarchie. Les soldats réclamaient un empereur sans pouvoir souffrir de délai. [255] Les sénateurs se demandaient avec embarras comment ils gouverneraient ou seraient gouvernés, puisque les soldats les accueillaient mal et que les meurtriers de Caius ne leur permettraient pas de céder aux soldats. [256] Telle était la situation lorsque Chéréa, ne pouvant contenir sa colère devant la foule réclamant un empereur, annonça qu'il allait leur donner un général si on lui apportait une enseigne d'Eutychus. [257] Cet Eutychus était un cocher de la faction appelée Verte, très favorisé par Caius et qui tourmentait les soldats en leur imposant des tâches dégradantes pour la construction des écuries impériales. [258] Voilà le reproche que Chéréa leur jetait, entre autres du même genre, et il dit encore qu'il apporterait la tête de Claude, car il était étrange de donner l'empire à l'imbécillité après l'avoir donné à la folie. [259] Mais les soldats ne furent nullement retournés par ses paroles. Ils tirèrent l'épée, levèrent leurs enseignes et se précipitèrent vers Claude pour faire cause commune avec ceux qui lui avaient prêté serment. Ainsi le sénat était abandonné sans défenseurs et les consuls ne différaient plus en rien de simples particuliers. [260] Il y eut de l'effroi et de l'abattement; ces hommes ne savaient pas ce qui leur arriverait par suite de l'irritation de Claude contre eux, s'injuriaient réciproquement et étaient pleins de regrets. [261] Alors Sabinus, un des meurtriers de Caius, s'avança au milieu de l'assemblée et menaça de se tuer avant de laisser Claude devenir empereur et de voir rétablir la domination des esclaves ; en même temps il accusait Chéréa de trop aimer la vie, puisque lui, qui le premier avait bravé Caius, considérait l'existence comme un bien, alors qu'au prix même de celle-ci il ne pouvait rendre la liberté à sa patrie. [262] Chéréa répondit qu'il n'hésiterait pas davantage à mourir, mais qu'il voulait cependant connaître les dispositions de Claude.
[263] 5. Telle était la situation de ce côté. Mais au camp tous
se hâtaient d'offrir leurs services à Claude. L'un des consuls, Quintus
Pomiponius (36) était surtout accusé par les
soldats pour avoir exhorté le sénat à rétablir la liberté ; ils se précipitèrent
sur lui l'épée haute et l'auraient tué si Claude ne les en avait empêchés. [263]
Après avoir ainsi arraché le consul au danger, il le fit siéger à son côté.
Quant aux sénateurs qui accompagnaient Quintus, ils ne furent pas accueillis
avec les mêmes honneurs ; certains même reçurent des coups et furent chassés de
la présence de Claude ; Apronius (37) partit avec
des blessures et tous se trouvèrent en danger. [265] Alors le roi Agrippa vint
demander à Claude de se conduire avec plus de modération envers les sénateurs ;
car, s'il maltraitait le sénat, il ne pourrait plus en être le maître. [266]
Claude fut persuadé par lui et convoqua le sénat au Palatin, où il se fit porter
en traversant la ville, escorté par l'armée au milieu des excès de la plèbe. [272] 6. Quelques jours après, lors des sacrifices expiatoires offerts aux Mânes, le peuple romain, faisant des offrandes à ses morts, honora aussi Chéréa avec des parts de victimes jetées dans le feu, en le priant de lui être propice et de ne pas manifester de rancune pour l'ingratitude qu'on avait eue à son égard. [271] Telle fut la fin de Chéréa. Quant à Sabinus, non seulement il fut absous par Claude de l'accusation portée contre lui, mais encore il fut investi à nouveau des fonctions qu'il remplissait. Pourtant, il considéra comme injuste de trahir la foi donnée à ses complices et se tua en se jetant sur une épée qui s'enfonça jusqu'à la garde dans son corps. 1 (39). Claude rend à Agrippa le royaume de son grand-père et l'agrandit. - 2-3. Edits de Claude concernant les Juifs d'Alexandrie et ceux du reste de l'empire. [274] 1. Après s'être débarrassé de tous les soldats qui lui étaient suspects, Claude publia un édit où il confirmait à Agrippa le pouvoir que lui avait donné Caius et où il couvrait le roi d'éloges ; il ajoutait même à ses possessions toute la Judée et le pays de Samarie qui avaient fait partie du royaume d'Hérode son grand-père. Il lui rendait cela à titre de bien qui lui était dû en raison de sa naissance. [275] Il y ajouta encore Abila de Lysanias (40) et toute la montagne du Liban, et il conclut avec Agrippa un traité au milieu du forum de la ville de Rome. [276] Il enleva à Antiochus le royaume qu'il possédait, mais lui fit don de la Commagène et d'une partie de la Cilicie (41). De plus il libéra Alexandre Lysimaque l'alabarque, un de ses vieux amis, qui avait été l'intendant de sa mère Antonia, est que Caius irrité avait fait enchaîner. [277] Le fils d'Alexandre, Lysimaque, épousa Bérénice, fille d'Agrippa, et après la mort de ce Marcus qui l'avait épousée en premières noces, Agrippa la maria à son frère Hérode, après avoir obtenu de Claude pour celui-ci le royaume de Chalcis.
[278] 2. Vers le même temps des troubles
s'élevèrent entre Juifs et Grecs dans la ville d'Alexandrie. A la mort de Caius,
la population juive, qui avait été humiliée sous son gouvernement et
terriblement maltraitée par les Alexandrins, reprit courage et courut aussitôt
aux armes, Claude ordonna, par une lettre au gouverneur d'Égypte, de réprimer
cette révolte (42). [279] Il envoya aussi à
Alexandrie et en Syrie, à la prière des rois Agrippa et Hérode, un édit conçu en
ces termes :
[286] 3. Tels étaient les termes de
l'édit envoyé à Alexandrie en faveur des Juifs; celui qui s'adressait au reste
de l'univers était le suivant : 1-2. Retour d'Agrippa en Judée. - 3-4. Lettre de Publius Petronius aux gens de Dora en faveur des Juifs. [292] 1. En adressant ces édits à Alexandrie et à tout l'univers, l'empereur Claude montra ses dispositions envers les Juifs. Aussitôt après il envoya, avec les plus grands honneurs, Agrippa reprendre possession de son royaume et manda par lettres aux gouverneurs et aux procurateurs de lui faire bon accueil. [293] Agrippa, comme il est naturel pour qui revient avec une fortune meilleure, se hâta de rentrer. Arrivé à Jérusalem, il immola des victimes en actions de grâces, sans oublier aucune prescription de la loi. [294] C'est pourquoi il ordonna qu'un grand nombre de nazirs fussent rasés (46). La chaîne d'or (47) que Caius lui avait donnée et qui pesait. autant que celle de fer dont avaient été enchaînées ses royales mains, monument de sa triste infortune et en même temps témoignage de son sort meilleur, fut suspendue à l'intérieur des enceintes sacrées au-dessus du tronc les offrandes, pour qu'elle fût un exemple montrant que les grands peuvent un jour déchoir et que Dieu peut relever celui qui est tombé. [295] En effet, l'offrande de la chaîne montrait clairement à tous que le roi Agrippa avait pour une cause insignifiante été jeté eu prison et avait perdu sa dignité antérieure, et que peu après il avait été délivré de ses chaînes pour être investi d'une royauté plus brillante. [296] Cela devait faire comprendre que toutes les grandeurs humaines peuvent. décliner, tandis que ce qui est tombé peut se relever avec éclat. [297] 2. Après avoir accompli complètement toutes les cérémonies en l'honneur du Dieu, Agrippa dépouilla Théophile, fils d'Anan, du grand-pontificat et transmit sa charge à Simon, fils de Boéthos, surnommé Cantheras. Simon avait deux frères, et son père Boéthos avait épousé la fille du roi Hérode, comme nous l'avons dit plus haut. [298] Simon eut donc le pontificat ainsi que ses frères et son père, comme auparavant les trois fils de Simon Onias sous le gouvernement des Macédoniens, ainsi que nous l'avons raconté dans les livres précédents.
[299] 3. Quand le roi eut ainsi organisé
le grand pontificat, il récompensa les Hiérosolymitains de leur dévouement
envers lui. A cet effet il les exempta de l'impôt dû pour chaque maison, parce
qu'il jugeait bon de payer de retour ceux qui l'avaient traité avec affection.
Il désigna comme chef de toute l'armée Silas, qui avait partagé toutes ses
tribulations. [300] Très peu de temps après, les jeunes gens de Dora (48),
préférant l'audace à la sainteté et portés par leur nature à une hardiesse
téméraire, amenèrent dans la synagogue des Juifs une statue de l'empereur qu'ils
y dressèrent. Cela irrita beaucoup Agrippa, [301] car c'était comme la
destruction de la loi nationale. Aussi alla-t-il trouver saris retard Publius
Petronius qui était alors gouverneur de Syrie, et il accusa les gens de Dora.
[302] Petronius ne fut pas moins indisposé par cet acte, car il regardait
également comme impie cette transgression des lois, et, il écrivit aux notables
de Dora (49) cette lettre irritée [312] 4. Telles furent les mesures de précaution prises par Petronius pour redresser les illégalités déjà commises et pour empêcher que rien d'analogue ne survint plus tard. [313] Quant au roi Agrippa, il priva du pontificat Simon Cantheras pour le rendre à Jonathan (50), fils d' Anan, parce qu'il ]e reconnaissait plus digne de cette charge. Mais celui-ci se voyait sans plaisir investi d'un tel honneur et il le refusa en ces termes : [314] « Je me réjouis, ô roi, que tu m'aies donné cette marque d'estime, et l'honneur que tu m'as accordé de ton plein gré me va au coeur, bien que Dieu m'ait jugé tout à fait indigne du pontificat. Mais il me suffit d'avoir revêtu une fois les vêtements sacrés ; car autrefois, quand je les ai endossés, j'étais plus saint que je ne le suis maintenant pour les reprendre. [315] Pour toi, si tu veux qu'un plus digne que moi reçoive maintenant cet honneur, laisse-moi te donner un conseil. Mon frère est pur de toute faute envers Dieu et envers toi, ô roi, et je te le recommande comme digne de cette charge. » [316] Le roi, satisfait de ces paroles, admira les dispositions de Jonathan et donna le grand pontificat. à son frère Mathias. Peu de temps après, Marsus (51) succéda à Petro¬nius dans le gouvernement de la Syrie. 1. Disgrâce de Silas. - 2. Arrêt du renforcement des murs de Jérusalem. - 3-5. Constructions du roi Agrippa, notamment à Berytus. [317] 1. Silas, le commandant de l'armée du roi, lui avait été fidèle dans toutes ses infortunes, n'avait jamais refusé de partager aucun de ses dangers et avait même souvent assumé les tâches les plus dangereuses ; aussi était-il plein d'assurance, supposant que son amitié éprouvée avait droit à des honneurs égaux. [318] Il ne le cédait donc absolument en rien au roi, usait d'une complète liberté de langage dans tous leurs entretiens, se montrait insolent dans leurs colloques familiers, se faisait valoir immodérément et rappelait fréquemment au roi ses infortunes pour attester le zèle qu'il avait, montré jadis. Il ne cessait de raconter longuement combien il avait pris de peine pour lui. [319] A force de dépasser la mesure, il semblait faire des reproches au roi ; aussi celui-ci éprouvait-il quelque déplaisir de la liberté de langage excessive de cet homme, car le souvenir d'un temps de honte est pénible et celui qui rappelle sans cesse les services rendus est un sot. [320] Silas finit par irriter grandement le cœur du roi et celui-ci, obéissant plus à la colère qu'à la raison, ne se contenta pas de le priver de son commandement, mais le fit enchaîner pour l'exiler dans son pays.[321] Pourtant, avec le temps, sa colère s'adoucit, et il jugea l'homme d'après la saine raison, en se remémorant toutes les peines qu'il avait subies pour lui. Le jour donc où il célébrait son anniversaire, jour de joie et. de fête pour tous ses sujets, il rappela Silas pour le faire souper immédiatement avec lui. [322] Mais Silas, dont le caractère était indépendant, croyait avoir un juste sujet de ressentiment et ne le cacha pas à ceux qui vinrent le trouver : [323] « A quel honneur, leur dit-il, le roi me rappelle-t-il pour me le faire perdre bientôt? Car même les premiers honneurs que m'avait valus mon dévouement pour lui, bien loin de m'être conservés, m'ont été outrageusement ravis. [324] Croit-il que j'aie abdiqué ma liberté de langage ? Parce que j'en ai pleinement conscience, je clamerai davantage encore tous les dangers dont je l'ai délivré, toutes les peines que j'ai supportées pour lui assurer la sécurité et la gloire, tous les services pour lesquels mes récompenses ont été des chaînes et un obscur cachot. [325] Je n'oublierai jamais cela ; peut-être même, délivrée de ma dépouille charnelle, mon âme gardera-t-elle la mémoire de ma bravoure. » Voilà ce qu'il hurlait en ordonnant de le redire au roi ; celui-ci, voyant, son caractère intraitable, le laissa de nouveau en prison. [326] 2 (52). Agrippa était alors occupé à renforcer aux frais de l'État les remparts de Jérusalem du côté de la ville neuve, en les élargissant et en les élevant. Il aurait réussi à les rendre inexpugnables pour toute force humaine si Marsus, le gouverneur de Syrie, n'avait dénoncé cette entreprise par une lettre à l'empereur Claude. [327] Celui-ci, craignant quelque révolte, ordonna à Agrippa d'arrêter sur le champ la construction des remparts, et le roi ne voulut pas désobéir. [328] 3. La nature de ce roi le portait à être bienfaisant par ses dons, à tenter de donner à ses peuples une haute idée de lui et à s'assurer la célébrité per beaucoup de dépenses ; il se réjouissait de faire plaisir aux gens et aimait qu'on louât sa vie, différent entièrement en cela du roi Hérode son prédécesseur. [329] Ce dernier, en effet, avait une nature perverse ; il châtiait durement ; il haïssait sans mesure. Il se reconnaissait mieux disposé pour les Grecs que pour les Juifs ; il ornait les villes des étrangers en leur donnant de l'argent et en y édifiant parfois des bains et des théâtres ; il éleva dans certaines villes des temples, des portiques dans d'autres, tandis qu'il n'accordait à aucune ville juive la moindre réparation ou le moindre don digne de mémoire. [330] Au contraire, le caractère d' Agrippa était doux et sa bienfaisance était égale pour tous. Il était plein d'humanité pour les gens de races étrangères et leur témoignait aussi sa libéralité, mais il était également serviable pour ses compatriotes et leur marquait encore plus de sympathie. [331] Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il vivait volontiers et continuellement à Jérusalem et qu'il gardait dans leur intégrité les institutions des ancêtres. Il se maintenait lui-même dans une complète pureté et ne laissait pas écouler un jour sans offrir les sacrifices prescrits. [332] 4. Or, il arriva qu'un natif de Jérusalem, appelé Simon, qui avait la réputation de connaître avec exactitude les lois, convoqua la foule à une assemblée, alors que le roi était parti pour Césarée, et osa l'accuser d'être impur et de mériter de se voir chasser du Temple, dont l'accès n'était permis qu'aux gens du pays. [333] Une lettre du préfet de la ville fit connaître au roi que Simon avait ainsi harangué le peuple. Le roi le fit venir et, comme il était alors au théâtre, il lui lit prendre place à côté de lui. Puis avec calme et. douceur : « Dis-moi, dit-il, s'il y a ici quelque chose qui soit défendu par la loi. » [334] L'autre, ne sachant que répondre, le pria de lui pardonner. Alors le roi se réconcilia avec lui plus vite qu'on ne s'y attendait, car il jugeait que la douceur est, plus digne d'un roi que la colère et savait. que la modération convient plus à la grandeur que l'emportement. Il renvoya Simon, après lui avoir même fait quelque présent. [335] 5. Il avait construit nombre d'édifices en beaucoup d'endroits ; mais il honora les Bérytiens d'une manière particulière. En effet, il leur bâtit un théâtre qui l'emportait sur beaucoup d'autres par son luxe et sa beauté, un amphithéâtre très coûteux et en outre des bains et des portiques, sans chercher dans aucun de ces ouvrages à épargner la dépense, à lésiner sur la beauté ou sur la grandeur. [336] Il fit des largesses magnifiques quand on le consacra. Ainsi il organisa dans le théâtre des spectacles où il présenta des œuvres musicales de tout genre et des compositions donnant des plaisirs variés ; il montra sa générosité par le nombre des gladiateurs amenés dans l'amphithéâtre où, [337] voulant charmer les spectateurs également par des combats en masse, il mit aux prises deux troupes de sept cents hommes. Pour cela ii désigna tous les criminels dont il disposait, afin de les châtier tout en faisant d'un spectacle de guerre une réjouissance pacifique, et il fit tuer tous ces hommes jusqu'au dernier. 1. Entrevue d'Agrippa et de plusieurs rois à Tibériade - 2. Mort d'Agrippa. - 3. Exécution de Silas. 1. [338] Après ces cérémonies de Béryte, Agrippa se rendit à Tibériade, ville de Galilée. Il était très admiré des autres rois ; aussi vinrent près de lui Antiochus, roi de Commagène (53), Sampsigéramos, roi d'Emése (54), Cotys (55), roi de l'Arménie mineure, Polémon (56), qui était devenu prince du Pont, et Hérode, frère du roi et lui-même roi de Chalcis (57). [339] Il les reçut tous et les hébergea en les traitant amicalement, de manière à montrer au plus haut degré la grandeur de son âme et à prouver qu'il était bien digne d'être honoré de ces visites royales. [340] Mais, tandis qu'ils étaient, encore chez lui, arriva Marsus, gouverneur de Syrie. Observant donc les honneurs dus aux Romains, Agrippa s'avança à sa rencontre à plus de sept stades de la ville. Et pourtant cela devait être l'origine d'un dissentiment entre lui et Marsus. [341] Il avait, en effet, emmené avec lui sur son char tous les autres rois. Leur concorde et une telle amitié entre eux furent suspectes à Marsus, qui ne jugeait pas utile aux Romains l'entente de tant de princes. Aussitôt il envoya à chacun d'eux certains de ses familiers pour les inviter à se retirer sans délai chacun dans son pays. [342] Agrippa fut chagriné de ce procédé et, depuis ce temps-là, en voulut à Marsus. Il enleva à Matthias le grand-pontificat et mit à sa place Elionaios, fils de Canthéras. [343] 2. (58) II y avait déjà trois ans accomplis qu'il régnait sur toute la Judée et il se trouvait à Césarée, ville appelée auparavant la Forteresse de Straton ; il y donnait des spectacles en l'honneur de l'empereur, sachant que ces jours de fête étaient institués pour le salut de celui-ci. Autour de lui il avait réuni en foule les dignitaires et les gens les plus en vue de la province. [344] Le second jour des spectacles, revêtu d'une robe toute faite d'argent et admirablement tissée, il entra au théâtre au lever du jour. Là, aux premiers feux des rayons du soleil, l'argent reluisait et resplendissait merveilleusement, étincelant d'une manière terrible et même effrayante pour les gens qui y fixaient leurs regards. [345] Aussitôt les flatteurs de pousser de tous côtés des acclamations, qui n'étaient même pas bonnes pour Agrippa, en le qualifiant de dieu. « Puisses-tu nous être propice, ajoutaient-ils, bien que nous ne t'ayons révéré jusqu'ici que comme un homme ; désormais nous reconnaissons que tu es au-dessus de la nature humaine! » [346] Le roi ne réprima pas leurs propos et ne repoussa pas leurs flatteries impies. Mais peu après, levant la tête, il vit au dessus de lui un hibou (59) perché sur un câble. Comprenant aussitôt qu'il lui annonçait des malheurs, comme il lui avait jadis annoncé le bonheur, il eut le cœur serré d'affliction. II fut saisi d'une subite douleur d'intestins qui, dès le début, fut extrêmement vive. [347] S'élançant donc vers ses amis : « Moi, votre dieu, dit-il, je suis déjà obligé de quitter la vie, car la destinée a immédiatement convaincu de mensonge les paroles que vous venez de prononcer à mon sujet ; et moi, que vous avez appelé immortel, je suis déjà entraîné vers la mort. Mais il convient d'accueillir la destinée comme Dieu l'a voulue. En effet, je n'ai jamais vécu d'une façon méprisable. mais dans une éclatante félicité. [348] » Tout en disant cela, il était torturé par la violence du mal. Il se fit donc porter en hâte au palais et le bruit se répandit partout qu'il allait bientôt mourir. [349] Aussitôt la populace, les femmes, les enfants, vêtus de cilices selon la coutume nationale, se mirent à prier Dieu pour le roi ; tout était plein de gémissements et de lamentations. Le roi, couché sur une terrasse élevée, les voyait tous de là-haut prosternés la tête contre terre, et ne pouvait lui-même s'empêcher de pleurer. [350] Après avoir été éprouvé sans arrêt pendant cinq jours par ces douleurs abdominales, il quitta la vie à l'âge de cinquante trois ans passés et dans la septième année de son règne. [351] En effet, il avait régné quatre ans sous l'empereur Caius, car il avait possédé trois ans la tétrarchie de Philippe et avait obtenu en outre la quatrième année celle d'Hérode ; de plus, il avait encore ajouté à cela trois ans où, sous le principat de l'empereur Claude, il avait régné sur les régions indiquées plus haut, possédant en outre la Judée, Samarie et Césarée. [352] Il tirait de là les revenus les plus considérables, à savoir douze millions de drachmes, et cependant il dut emprunter beaucoup, car il était si généreux qu'il dépensait. plus largement que ne le comportaient ses revenus et il n'épargnait rien dans ses libéralités. [353] 3. Alors que le peuple ignorait encore qu'il eût expiré, Hérode, roi de Chalcis, et Helcias (60), général et ami du roi, envoyèrent d'un commun accord Ariston, le plus fidèle des serviteurs, tuer Silas, leur ennemi, comme si le roi l'avait ordonné. Descendance d'Agrippa. Désordres à Césarée. - 2. La Judée soumise à un procurateur (61). [354] 1. Voilà comment finit le roi Agrippa. Il laissait comme descendants un fils, Agrippa, qui était dans sa dix-septième année, et trois filles, dont l'une, Bérénice, âgée de seize ans, avait épousé Hérode, son oncle paternel, tandis que les deux autres, Mariamme et Drusilla, étaient vierges; Mariamme avait dix ans et Drusilla six. [355] Leur père les avait promises en mariage, Mariamme à Julius Archelaus, fils de Chelcias, Drusilla à Épiphane, fils du roi de Commagène Antiochus. [356] Mais lorsqu'on sut qu'Agrippa était mort, les habitants de Césarée et de Sébaste, oublieux de ses bienfaits, agirent comme ses ennemis acharnés. [357] Ils lançaient des calomnies inconvenantes contre le mort ; tous les soldats qui se trouvaient là - et il y en avait un grand nombre - envahirent la résidence, enlevèrent les statues des filles du roi et d'un commun accord les portèrent dans des lupanars où, après les avoir hissées sur la terrasse, ils les outragèrent de leur mieux en commettant des actes trop indécents pour être relatés. [358] S'attablant dans les lieux publics, on célébrait des banquets populaires en s'ornant de couronnes, en se parfumant, en faisant des libations à Charon et en échangeant des rasades en l'honneur de la mort du roi. [359] Ces gens oubliaient, non seulement les marques de bienveillance dont Agrippa les avait comblés, mais encore celles de son aïeul Hérode, qui avait fondé ces villes et construit à grands frais des ports et des temples.
[360] 2. Agrippa, fils du défunt, était à ce moment à Rome où il était élevé
près de l'empereur Claude. [361] Quand ce dernier apprit la mort d'Agrippa et
les outrages commis envers lui par les habitants de Sébaste et de Césarée, il
fut affligé pour lui et irrité de cette ingratitude. [362] Il voulait donc
immédiatement envoyer le jeune Agrippa prendre possession de la royauté et
désirait en même temps confirmer la foi jurée par des serments. Mais ceux des
affranchis et de ses familiers qui avaient sur lui la plus grande influence l'en
détournèrent, lui disant qu'il était. dangereux de confier un royaume si
important à un tout. jeune homme qui n'était pas encore sorti
de l'enfance et qui ne pourrait supporter le poids de l'administration,
puisque, même pour un homme fait, la royauté est. un lourd fardeau. [363]
L'empereur trouva qu'ils avaient raison. Il envoya donc comme gouverneur de la
Judée et du reste du royaume Cuspius Fadus, accordant. ainsi un défunt la faveur
de ne pas introduire dans son royaume son ennemi Marsus. [364] Il ordonna avant
tout à Fadus de châtier les habitants de Césarée et de Sébaste pour leurs
violences à l'égard du mort et leurs insultes à l'égard des vivantes, et [365]
d'envoyer dans le Pont pour y faire campagne l'escadron des habitants de Césarée
et de Sébaste ainsi que leurs cinq cohortes, tandis qu'un nombre égal de
légionnaires romains de Syrie devait venir prendre leur place. [366] Cependant
ceux qui avaient reçu l'ordre de partir ne s'en allèrent pas. En effet, une
délégation envoyée par eux apaisa Claude et ils obtinrent de demeurer en Judée.
Dans la suite, ils furent là l'origine des plus grandes calamités pour les
Juifs, parce qu'ils jetèrent les semences de la guerre qui eut, lieu sous
Florus. C'est. pourquoi Vespasien, après sa victoire. comme nous allons le
raconter bientôt (62), les chassa de la province.
(01)
Dans la partie N. du Palatin, dominant le Forum.
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