table des matières de la morale d'Aristote table des matières de l'œuvre d'Aristote
ARISTOTE
LA MORALE
LIVRE VI
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chapitre ou d'une page, cliquez sur le chapitre ou la page LIVRE VI. ARGUMENT. 1. On a distingue les vertus morales des vertus intellectuelles, on a examiné avec quelque détail en quoi consistent les premières, il convient à présent de considérer aussi les autres. On a également reconnu deux parties de l'âme; l'une, douée de raison, et l'autre qui en est privée: il faut encore considérer la partie raisonnable comme divisée en deux autres parties; l'une, capable de juger ou d'apprécier les choses nécessaires, et l'autre qui s'applique aux choses contingentes. - II. Entre les trois choses qui sont dans l'âme, le sens, l'intelligence et l'appétit, ou le désir, le sens n'est pas un principe d'action ; mais c'est le choix ou la préférence, déterminée par le désir et par l'intelligence. Rien de ce qui est passé ne peut être un objet de préférence, ni de délibération. La vérité est l'œuvre ou le produit des deux parties intelligentes de l'âme. - III. Les moyens à l'aide desquels elle connaît la vérité, sont au nombre de cinq : l'art, la science, la prudence, la sagesse et l'intelligence. La science est une habitude de croyance et de démonstration dont les objets sont nécessaires, éternels, ingénérables et incorruptibles. - IV. Il faut distinguer, dans les actions, celles dont le résultat est durable, et celles dont l'effet s'évanouit à mesure qu'Il est produit. L'art ne s'applique qu'aux actions du premier genre : il est une habitude d'agir, à l'occasion des choses contingentes, en prenant pour guide la véritable raison. Il n'y a point d'art des choses nécessaires et naturelles. - V. La prudence consiste à être en état de prendre las résolutions les plus conformes à note bonheur, en général. Elle se rapporte comme l'art, aux choses contingentes, mais elle n'est ni un art, ni une science: elle est une habitude d'appliquer la raison aux actions dont le résultat s'évanouit à mesure qu'elles ont lieu; c'est-à-dire, aux affaires humaines, comme la politique, l'économie domestique, etc. Elle est une vertu de cette partie de l'âme où se trouve l'opinion. - VI. La connaissance des principes ne peut être ni le produit de la science (car la science se fonde sur cette connaissance), ni celui de l'art, qui n'a de rapport qu'aux choses contingentes. Elle ne peut pas être le produit de la prudence et de la sagesse, à peu près par la même raison. La connaissance des principes appartient donc proprement à l'esprit, ou à l'intelligence. - VII. La sagesse (ou l'habileté), c'est-à-dire, la supériorité dans quelque genre que ce soit; suppose à la fois l'intelligence et la science, portées à un très haut degré de perfection. La sagesse s'applique plus aux choses ou aux vérités générales et nécessaires, au lieu que la prudence est plutôt relative aux choses particulières et contingentes. Voilà pourquoi la sagesse est supérieure à la politique ; elle est ce qu'il y a naturellement de plus admirable et de plus précieux parmi les hommes. La prudence est une vertu éminemment pratique; elle est, dans la vie, comme un art qui en dirige plusieurs autres qui lui sont subordonnés. - VIII. La prudence qui dirige les ressorts généraux de la société civile, c'est la législation; celle qui dirige les détails de l'administration, est plus proprement la politique. Les jeunes gens peuvent devenir habiles dans les mathématiques, dans les sciences naturelles; les enfants même peuvent, jusqu'à un certain point, s'appliquer à ces connaissances; mais ni les uns ni les autres ne peuvent acquérir la sagesse on la prudence. Celle-ci a pour objet une résolution définitive qu'il s'agit de prendre et d'exécuter : elle est l'effet d'une manière de sentir juste et conforme au vrai. - IX. Une sage résolution (effet de la prudence) n'est ni une science, ni une opinion, ni une heureuse rencontre: elle est le produit de la réflexion, et consiste dans une certaine rectitude d'esprit appliquée aux sujets sur lesquels on délibère: appliquée surtout à ce qui est utile et avantageux, et à la recherche des moyens de l'obtenir que la raison peut approuver, à la détermination du temps et de la manière la plus convenable pour cela. - X. Le discernement est relatif aux choses qui sont l'objet du doute ou de l'incertitude, et sur lesquelles ou est dans le cas de délibérer, et par conséquent s'applique aux mêmes objets que la prudence; mais il n'est pas tout-à-fait la même chose : sa fin est d'indiquer ce qu'il faut faire ou ne pas faire. II se confond presque avec l'intelligence ou connaissance exacte des choses. - XI. Le jugement (le sens commun on le bon sens); consiste dans un juste discernement de ce qui est équitable. L'indulgence est un jugement exact et juste de ce qui est bien, c'est-à-dire, de ce qui est conforme à la vérité. Sans doute aucun homme n'est naturellement sage, mais le jugement, l'esprit ou l'intelligence, et la sagacité, sont des facultés naturelles, qui se développent et se perfectionnent par le progrès des années. - XII. La sagesse ne se rapporte à rien de ce qui peut être créé ou produit par l'homme: la prudence a du moins cet avantage; mais si les vertus ne sont que des habitudes ou des dispositions, il ne dépendra pas de nous de les posséder; à quoi donc serviront la sagesse et la prudence ? D'ailleurs, si cette dernière faculté est inférieure à l'autre, n'est-il pas étrange que ce soit elle qui ait l'autorité, et qui décide de ce qu'il faut faire? On répond qu'elles sont toutes deux désirables, parce que la vertu rend estimable le but qu'on se propose, et parce que la prudence donne aux moyens le même caractère de convenance et de bonté morale. Le talent, qui consiste à exécuter avec succès ce qu'on a en vue, n'est digne d'éloges et d'estime qu'autant que ce but est honorable, et c'est la vertu qui le rend tel. - XIII. La partie de l'âme qui conçoit et apprécie les opinions, comprend le talent et la prudence, et la partie morale comprend la vertu naturelle et la vertu absolue, laquelle est, pour ainsi dire, principale et directrice, et ne saurait exister sans la prudence. En effet, c'est la prudence qui donne à toutes nos dispositions la rectitude qui les rend conformes à la raison: celle- ci se rapporte à la fin, et celle-là aux moyens propres à nous y conduire. Mais ce n'est pas la prudence qui commande à la vertu, ou qui en dirige l'emploi ; elle s'occupe des moyens de la produire et de la conserver. I. [1138b] Comme nous avons dit précédemment (01) qu'il faut préférer en tout un juste milieu, et non pas l'excès, ni le défaut, et que ce milieu est ce qu'indique la droite raison, faisons voir en quoi il consiste. Car, dans toutes les dispositions ou habitudes dont il a déjà été question, aussi bien que dans toutes les autres, il y a toujours un but, par rapport auquel tout homme raisonnable s'applique à accroître les tendances qui peuvent l'en rapprocher, et à diminuer celles qui l'en éloignent : et il y a une limite en deçà et au delà de laquelle se trouve le défaut ou l'excès que réprouve la droite raison. Mais cette proposition, toute véritable qu'elle est, n'offre pourtant rien de clair à l'esprit ; car, dans toutes les autres choses auxquelles il s'applique. et qui sont l'objet. de la science, on peut dire avec vérité qu'il ne faut prendre ni trop ni trop peu d'exercice, ni trop ni trop peu de repos, mais observer, à cet égard, le juste milieu que la raison prescrit. Cependant, celui qui n'aurait, pour se conduire, que cette règle générale, n'en serait pas plus avancé; c'est comme si, sur la question de savoir quels aliments sont bons pour la santé, on répondait que ce sont tous ceux que prescrit la médecine, ou la personne qui possède cet. art. Il ne faut donc pas seulement que ce que nous avons dit des habitudes de l'âme soit véritable, mais il faut encore qu'on détermine exactement ce que c'est que la droite raison : il faut en donner la définition.
[1139a]
Or, nous avons distingué deux sortes de vertus de l'âme, les unes morales, les
autres intellectuelles, et nous avons considéré les vertus morales. Nous allons
parler des autres, après avoir d'abord traité de l'âme. J'ai dit précédemment (02)
qu'elle est composée de deux parties. l'une qui a la raison, et l'autre qui en
est privée. Il faut maintenant diviser de la même manière la partie qui est
douée de raison. Supposons donc aussi qu'elle ait deux parties: l'une, à l'aide
de laquelle nous contemplons les choses qui sont telles qu'elles ne peuvent pas
avoir d'autres principes que ceux qu'elles ont; et l'autre, au moyen de laquelle
nous connaissons les choses qui pourraient être autrement qu'elles ne sont (03).
En effet, il faut bien qu'il y ait, pour chaque genre de choses essentiellement
différentes, une partie de l'âme essentiellement distincte, et appropriée par sa
nature à ce genre, puisque l'âme en a connaissance à raison de sa ressemblance
et de son aptitude par rapport à cette chose (04). II. Il y a dans l'âme trois choses d'où dépendent l'action et la vérité : ce sont les sens, l'esprit et l'appétit. Entre ces trois choses, les sens ne sont le principe d'aucune action; et ce qui le prouve, c'est que les animaux ont la faculté de sentir, mais ils n'ont pas celle d'agir (05). Mais ce que l'affirmation et la négation sont par rapport à l'entendement, la poursuite et la fuite le sont à l'égard de l'appétit. Et puisque la vertu morale est une habitude, une disposition relative au choix ou à la préférence, et que la préférence est un désir réfléchi, il faut, pour qu'elle soit sensée et digne d'approbation, que le raisonnement soit conforme à la vérité, et le désir conforme à la vertu, et que l'un affirme les mêmes choses que l'autre poursuit ou recherche. C'est donc là ce qui constitue l'entendement et la vérité pratique. Mais c'est à l'intelligence contemplative, qui n'est ni pratique ni active, qu'appartient le jugement de ce qui est bien ou mal, vrai ou faux ; car telle est la fonction de tout ce qui est doué de pensée. La fonction de ce qui unit l'action à la pensée, c'est l'accord de la vérité avec des désirs conformes à la raison. Le principe de l'action est donc la préférence, d'où naît, en quelque sorte, l'impulsion ou le mouvement, mais non pas le motif déterminant : et ce qui détermine la préférence, c'est le désir, et la raison sollicitée par un motif. Voilà pourquoi il n'y a point de préférence, sans intelligence et sans pensée, ni sans habitude morale; car il ne peut y avoir ni bonheur, ni malheur, sans la pensée et sans les mœurs. La pensée ou l'intelligence ne détermine, par elle-même, aucun mouvement; il faut qu'elle soit sollicitée par quelque motif, et accompagnée de tendance à l'action. [1139b] C'est alors qu'elle commande, pour ainsi dire, à la faculté d'agir. En effet. quiconque fait une chose, la fait pour quelque motif : non pas motif pris dans un sens absolu et indéterminé, mais de manière qu'il en résulte une action qui ait un résultat et un auteur, et qu'il ne soit pas une simple tendance à agir. Car la vertu, la bonne conduite, est une fin, un but, et le but est l'objet du désir. De là vient que la préférence est ou intelligence excitée par le désir, ou désir déterminé par la réflexion : et un tel principe est l'homme lui-même. Au reste, rien de ce qui est passé ne peut être un objet de préférence : ainsi personne ne préfère d'avoir contribué à la ruine de Troie; car on ne délibère pas sur ce qui a été fait, mais sur ce qui duit ou peut se faire; et ce qui a été fait ne peut pas ne l'avoir pas été; aussi le poète Agathon dit fort bien à ce sujet : « Le seul pouvoir qui manque à la Divinité, c'est de faire que ce qui a été accompli ne le soit pas. » La vérité est donc l'œuvre ou le produit des deux parties intelligentes de l'âme; et les propriétés qui les caractérisent l'une et l'autre, sont les habitudes ou les dispositions en vertu desquelles chacune d'elles saisit le mieux la vérité. III. Mais il faut revenir sur ces propriétés distinctes, et reprendre la question de plus haut. Admettons que les moyens à l'aide desquels l'âme saisit la vérité, par affirmation ou négation, soient au nombre de cinq : l'art, la science, la prudence, la sagesse, l'intelligence; car le préjugé et l'opinion peuvent induire à erreur. Or, si l'on veut parler un langage exact et précis, et ne pas s'attacher à de simples comparaisons (06), il est facile de voir ce que c'est que la science, en considérant que nous sommes tous portés à croire que ce que nous savons ne peut pas être autre que ce qu'il est; et, quant aux choses qui peuvent être autrement, nous ignorons si elles ont ou n'ont pas d'existence, indépendamment de notre contemplation. Ce qui est l'objet de la science existe donc nécessairement. et par conséquent est éternel; car tout ce qui a une existence nécessaire et absolue est éternel, et dès lors, ingénérable et incorruptible. D'un autre côté, toute science est regardée comme pouvant être un objet d'enseignement; et tout ce qui peut être su, peut être appris. Mais tout enseignement n'a lieu qu'à l'occasion de choses déjà connues, comme je l'ai dit dans les Analytiques (07). On enseigne par le moyen de l'induction, ou par le syllogisme : mais l'induction est le principe des idées générales, et le syllogisme est composé de ces mêmes idées. Donc il y a des principes, d'où part le syllogisme, et auxquels il ne conduit pas, et qui sont, par conséquent, le résultat de l'induction. Il suit de là que la science est une habitude de démonstration, et qu'elle a tous les autres caractères particuliers que j'ai définis dans les Analytiques (08) ; car, quand on a une croyance quelle qu'elle soit, et que l'on connaît les principes qui lui servent de base, alors vu sait : mais, si les principes ne sont pas plus évidents que la conclusion, on ne saura que par hasard. Telle est la notion qu'il faut se faire de la science. IV. [1140a] A l'égard des choses qui peuvent être autrement qu'elles ne sont, il y en a qui sont un résultat durable de l'action, et d'autres qui en sont un résultat, pour ainsi dire, fugitif (09) ; car c'est une différence dont il faut tenir compte ; mais je m'en rapporte encore sur ce point à mes Discours exotériques (10) ; en sorte que la disposition, ou l'habitude de pure théorie, guidée par la raison, ne doit pas être confondue avec la disposition, ou l'habitude d'exécution, également guidée par la raison; elles ne sont pas comprises l'une dans l'autre; car ni la théorie n'est l'exécution, ni l'exécution n'est la théorie. Mais comme l'architecture est un art, et ce qu'on peut appeler une disposition ou habitude d'exécution, accompagnée de raison ; et comme il n'est aucun art qui ne soit pas une telle habitude, ni aucune habitude ou disposition de ce genre, qui ne soit un art, il faudrait en conclure qu'un art et une habitude d'exécution dirigée par la raison véritable, sont la même chose. Au reste, tout art consiste à produire, à exécuter, et à combiner les moyens de donner l'existence à quelqu'une des choses qui peuvent être et ne pas être; et dont le principe est dans celui qui fait, et non dans la chose qui est faite. Car il n'y a point d'art des choses qui ont une existence nécessaire, ni de celles dont l'existence est le résultat des forces de la nature, puisqu'elles ont en elles-mêmes le principe de leur être. Mais comme l'exécution et la théorie sont deux choses différentes, il s'ensuit nécessairement que l'art se rapporte à l'exécution. et non à la théorie. Enfin, le hasard et l'art semblent, sous un certain rapport, s'appliquer aux mêmes objets, comme le dit Agathon : «L'art chérit la fortune, et la fortune favorise l'art. » L'art est donc, comme je viens de le dire, une certaine habitude d'exécution dirigée par la véritable raison ; et le défaut d'art, au contraire, est une habitude d'exécution dirigée par un faux raisonnement, dans les choses qui peuvent être autrement qu'elles ne sont. V. Quant à la prudence, on peut s'en faire l'idée, en considérant quels sont ceux que l'on appelle prudents : or, il semble que ce qui caractérise l'homme prudent, c'est la faculté de délibérer avec succès sur les choses qui lui sont bonnes et avantageuses, non pas sous quelques rapports particuliers, comme celui de la santé ou de la force, mais qui peuvent contribuer, en général, au bonheur de sa vie. Ce qui le prouve, c'est qu'on appelle prudents, ou avisés, dans tel ou tel genre, ceux qu'un raisonnement exact conduit à quelque fin estimable, clans les choses où l'art ne saurait s'appliquer; en sorte que l'homme prudent serait, en général, celui qui est capable de délibérer. Or, personne ne délibère sur ce qui ne saurait être autrement, ni sur ce dont l'exécution n'est pas en sou pouvoir. Par conséquent, si la science est toujours susceptible de démonstration, et si l'on ne démontre pas les choses dont les principes pourraient être autres qu'ils ne sont (et toute choses pourraient être autrement); [1140b] en, un mot, s'il est impossible de délibérer sur les choses qui ont une existence nécessaire, il s'ensuit que la prudence n'est ni une science, ni un art. Elle n'est pas une science, parce que tout ce qui peut être fait ou exécuté, peut être autrement [ c'est-dire, est contingent] ; elle n'est pas un art, parce que ce dont les résultats n'ont rien de matériel est autre chose que ce qu'on appelle production, ou création (11). Il reste donc qu'il faut la considérer comme une habitude de théorie ou de contemplation, accompagnée de raison, dans les choses qui sont bonnes ou nuisibles à l'homme: car la fin de l'exécution est autre chose [que celle de la théorie] ; mais celle de la théorie n'est pas toujours [autre chose que celle de l'exécution], puisque la pratique du bien [ou le bonheur] est elle-même une fin. Voilà pourquoi nous regardons Périclès et ceux qui lui ressemblent, comme des hommes prudents, parce qu'ils sont en état de voir ce qui est bon et avantageux pour eux-mêmes et pour les autres; et nous les croyons capables de diriger avec succès les affaires d'une famille, et celles d'un état. De là vient que nous donnons à la tempérance le nom de σωφροσύνη, qui [par sa valeur étymologique] semble indiquer qu'elle conserve ou sauve la prudence. Elle conserve et maintient du moins cette manière particulière de voir [ou de juger de ce qui est bon et utile] : car les sentiments de peine et de plaisir n'altèrent pas et rue faussent pas tous nos jugements; par exemple, celui qui nous fait reconnaitre qu'un triangle a, ou n'a pas, la somme de ses trois angles égale à celle de deux angles droits; mais ils altèrent et faussent nos jugements sur ce qu'il convient de faire. En effet, les principes de notre conduite sont dans le motif qui la détermine : mais, une fois que le jugement sera altéré par des sentiments de plaisir ou de peine, le principe ne se manifestera pas immédiatement ; on ne verra pas que ces sentiments ne doivent pas toujours être le motif de nos actions et (le toutes nos préférences ; car souvent le vice corrompt et dénature le principe [qui nous fait agir]. Il suit nécessairement de là que la prudence est une véritable habitude de contemplation, dirigée par la raison, dans les biens propres à la nature humaine. Au reste, dans les arts, on peut être habile ou inhabile; mais cette distinction n'a pas lieu pour la prudence : une faute volontaire, dans les arts, est préférable à une faute involontaire: elle ne l'est pas en fait de prudence, ni en fait de vertus (12). Il est donc évident que la prudence est une faculté, et non pas un art. Or, comme il y a deux parties de l'âme qui possèdent la raison, cette faculté peut appartenir à l'une d'elles, c'est-à-dire à celle qui a l'opinion ou le jugement en partage: car l'opinion, comme la prudence, est relative à ce qui pourrait être autrement. Toutefois, elle n'est pas uniquement une habitude accompagnée de raison; et ce qui le prouve, c'est qu'une telle habitude peut se perdre par l'oubli, mais non pas la prudence. VI. Puisque la science est la conception ou l'appréciation des choses générales, et qui ont une existence nécessaire, et puisqu'il y a des principes de tout ce qui est susceptible de démonstration, et de toute science (car la science est inséparable du raisonnement), les principes de ce qu'il est possible de savoir ne peuvent appartenir ni à la science elle-même, ni à l'art, ni à la prudence(13). En effet, ce qu'on peut savoir peut être démontré; [1141a] mais l'art et la prudence ne se rapportent qu'a ce qui peut être autrement qu'il n'est. La sagesse ne se rapporte pas non plus à ce qui est de ce dernier genre, car il doit y avoir des choses que le sage soit en état de démontrer. Or, si les facultés à l'aide desquelles nous saisissons la vérité, et nous pouvons constamment nous garantir de l'erreur, tant par rapport aux choses qui ne sauraient être autrement, qu'a l'égard de celles qui peuvent être autrement, sont la science, la prudence, la sagesse et l'intelligence; et si, entre ces facultés, il y en a trois, la science, la prudence, et la sagesse, dont aucune ne peut être celle que nous cherchons, il reste donc que c'est l'intelligence à qui appartient la conception des principes. VII. Pour ce qui est de l'habileté (14), nous l'attribuons surtout à ceux qui pratiquent les arts avec le plus de perfection : c'est ainsi que nous appelons Phidias un habile sculpteur, et Polyclète un statuaire habile; et, dans ce cas, nous ne désignons, par le mot habileté, que la perfection ou le mérite de l'art. Cependant, il y a des hommes que nous regardons comme habiles dans un sens général et absolu, et non pas dans quelque genre en particulier; en un mot, que nous appelons simplement et généralement habiles, comme s'exprime Homère dans le Margitès (15) : « Les dieux n'en avaient fait ni un cultivateur, ni un laboureur, ni un homme habile en quoi que ce soit. » D'où il suit évidemment que l'habileté ou la sagesse (σοφία) pourrait être regardée comme le plus haut point de précision ou de perfection dans les sciences.
Il faut donc que le sage [l'homme habile par excellence], non seulement
connaisse les conséquences qui dérivent des principes, mais aussi qu'il sache la
vérité des principes. En sorte que la sagesse serait l'intelligence et la
science, et que sa partie capitale ou fondamentale serait la connaissance de ce
qu'il y a de plus noble et de plus sublime. En effet, il y aurait peu de raison
à considérer la politique, ou la prudence, comme la plus importante des
sciences, si l'homme n'était pas ce qu'il y a de plus excellent dans l'univers.
Si donc ce qui est sain et avantageux pour les hommes diffère de ce qui l'est
pour les poissons, tandis que ce qui est blanc ou droit est toujours blanc ou
droit, tout le monde conviendra que ce qui est sage est toujours sage, au lieu
que ce qui est prudent eu de certains cas, ne l'est pas dans d'autres. Car on ne
saurait nier que le propre de la prudence ne soit de bien juger de chaque objet
par rapport à nous, et l'on accorde volontiers de la confiance aux hommes qui
ont cet avantage. Voilà pourquoi l'on attribue la prudence à ceux d'entre les
animaux qui manifestent quelque faculté de prévoyance dans tout ce qui intéresse
leur vie. VIII. La prudence et la politique sont, à vrai dire, une même habitude ou disposition d'esprit; mais elles n'ont pas la même nature ou la même essence. Cependant, à l'égard de la société civile, la prudence qui en dirige les ressorts, comme science principale (architectonique), c'est la législation ; et celle qui préside aux détails de l'administration, conserve le nom commun de politique. Elle est proprement pratique et délibérative ; car un décret s'applique à ce qui doit s'exécuter immédiatement, comme chose définitivement résolue. Voilà pourquoi on dit que ceux qui rendent les décrets sont de fait ceux qui gouvernent; car ce sont eux qui exécutent, comme les ouvriers ou manouvriers. Il semble pourtant que la prudence est communément considérée comme relative à un seul et même individu ; mais ce mot s'étend aussi à l'économie, à la législation, à la politique, laquelle se divise même eu deux espèces, délibérative et judiciaire.
Ainsi, savoir ce qui est utile ou important à l'individu, est un genre de
prudence, mais fort différent de la politique; [1142a] et celui qui sait simplement ce
qui le touche ou l'intéresse, et qui s'en occupe exclusivement, peut être regardé
comme prudent; mais les hommes politiques sont occupés d'une infinité d'affaires
et d'intérêts divers ; ce qui a fait dire à Euripide : « Quelle a été mon
imprudence ! moi qui pouvais, sans soins, sans soucis,
confondu dans la foule des guerriers, partager le sort et la fortune des plus
sages! car Jupiter déteste les hommes entreprenants, et ardents à se mêler de
tout (17).
C'est
qu'au fond, ils cherchent ce qui leur est avantageux, ils s'imaginent devoir
agir ainsi, et c'est cette façon de penser qui les fait regarder comme prudents.
Il est possible, au reste, qu'on ait besoin de s'instruire de la science
économique, et de s'occuper des intérêts publics, pour bien conduire ses
propres affaires. Cependant, on ne voit pas encore bien ce qu'il faut faire pour
cela et c'est une chose à examiner.
IX. Il y a quelque différence entre chercher et délibérer; car délibérer, c'est
chercher quelque chose. Il s'agit donc de marquer avec précision quels sont les
caractères d'une sage résolution (20), de savoir si elle est une science, une
opinion, une heureuse rencontre, ou quelque autre chose.
X. Le discernement (22) et le manque de discernement,
[1143a] qui nous ont donné
occasion d'appeler certaines personnes intelligentes, et d'autres stupides,
n'est pas tout-à-fait la même chose que la science, ou l'opinion; car alors tous
les hommes seraient intelligents (23). Ce n'est pas non plus une science à part,
comme la médecine (car alors elle s'occuperait de ce qui est bon pour la
santé), ou la géométrie, car celle-ci traite de la grandeur. D'ailleurs , le
discernement n'est relatif ni aux
choses qui sont éternelles et immuables, ni à celles qui sont produites [par la
nature] de quelque manière que ce soit; mais il se rapporte à celles qui sont
l'objet du doute ou de l'incertitude, et sur lesquelles on est dans le cas de
délibérer. Ainsi donc il s'applique aux mêmes objets que la prudence; mais il
n'est pas la même chose que la prudence.
XI. Ce qu'on appelle jugement (25) est la faculté qui fait les hommes judicieux
et de bon sens, et consiste dans un juste discernement de ce qui est équitable.
La preuve, c'est que nous regardons l'homme équitable comme essentiellement
indulgent (26), et nous reconnaissons la juste appréciation des choses à ce
caractère d'indulgence. Or, l'indulgence est un jugement exact et juste de ce
qui est bien; et ce jugement est juste, quand il est conforme à ce qui est vrai.
Au reste, on ne saurait méconnaître , dans toutes ces habitudes ou
dispositions, une même tendance; car le jugement est
aussi appelé sagacité, prudence, intelligence, puisque l'on attribue
l'intelligence aux mêmes personnes en qui l'on reconnaît un jugement sain, et
qu'on les appelle des hommes prudents et entendus. C'est qu'en effet, toutes ces
qualités s'appliquent ou se rapportent aux choses particulières et aux derniers
termes [ou éléments, pour ainsi dire, de la délibération]. Aussi le
discernement, dans les choses dont juge la prudence, distingue-t-il l'homme
intelligent, et judicieux, ou indulgent; car l'équité est le trait
caractéristique et commun de tout ce qu'il y a de bon et de bien dans les
rapports d'homme à homme. D'un autre côté, tout ce qui peut s'exécuter est du
nombre des choses particulières, ou compris dans les derniers termes (27), et
ne doit pas être ignoré de l'homme prudent. Or, la sagacité et le jugement
s'appliquent aux choses qui sont à exécuter, et qui sont [comme on vient de le
dire] les derniers termes ; mais l'esprit embrasse les deux sortes d'extrêmes,
puisque les premiers [les principes, ou maximes générales], et les derniers [ou
les résolutions définitives] sont également de son ressort, [1143b] et non pas
[également] du ressort du raisonnement ou de la raison. Celle-ci s'occupe des
termes immuables et primitifs [ou généraux] dans le procédé de démonstration
[qui lui est propre]; mais, quand il est question d'agir, c'est l'esprit qui
intervient, parce que l'autre extrême, ou ce qu'il y a de contingent, de relatif à l'autre proposition, est de
son ressort. Car les propositions elles-mêmes sont les principes des motifs [qui
déterminent l'action], puisque le général se tire de la comparaison de tous les
cas particuliers. Il faut donc qu'on ait le sentiment de ces cas-là; et
l'esprit, ou l'entendement, est ce sentiment lui-même, ou le comprend en soi
(28).
XII. On pourrait demander, au sujet de ces deux facultés, à quoi elles sont
utiles. (29) ; car les spéculations de la sagesse, par exemple, ne peuvent
contribuer en rien [d'une manière directe] au bonheur de l'homme, puisqu'elles
ne se rapportent à rien de ce qui peut être créé ou produit. Quant à la
prudence, elle a bien cet avantage : mais quel besoin a-t-on d'elle, s'il est
vrai qu'elle s'applique à ce qui est juste, beau et avantageux pour l'homme, et
que c'est là ce qu'il appartient à l'homme vertueux de mettre en pratique?
Car, si les vertus ne sont que des habitudes, nous n'en serons pas plus en état
d'agir pour savoir tout cela; c'est comme tout ce qui, en fait de choses utiles
à la santé et à la bonne disposition du corps , est reconnu pour dépendre, non
pas de l'action, mais d'une disposition, ou manière d'être, particulière : on
n'en sera pas plus en état de le produire, quand on posséderait la science de
la médecine et celle de la gymnastique.
XIII. [1144b] Mais revenons encore une fois sur l'examen de la vertu ; elle est à peu
près comme la prudence à l'égard de l'adresse : on ne peut pas dire que ce soit
la même chose, mais elle lui ressemble. Ces deux qualités ont, elles,
même rapport que la vertu absolue ou proprement dite, et la vertu naturelle. (01) Livre II, chap. v. (02) Ci-dessus l. 1, c. 12; l. 2n c. 1. Voy. aussi M. M. l. 2, c. 35. (03) C'est-à-dire, les choses contingentes, comme il l'explique plus au long dans le chapitre 5 de ce livre. (04) On peut voir dans le traité De anima (l. 1, c. 2, et l. 3. c. 4,) quelques développements sur cette question de la manière dont l'âme connaît les divers objets, et sur la doctrine de Platon, que rien ne peut être connu que parce qui lui ressemble, mais on ne tirera pas de tout cela une lumière satisfaisante. parce que la solution complète de la question est tout-à-fait au-dessus de l'intelligence humaine, si l'on prétend pénétrer au-delà de ce que donne l'exposition exacte et la description méthodique des phénomènes ou des faits.
(05) Parce qu'ils ne sont capables ni
de délibérer, ni par conséquent d'une préférence réfléchie, comme il a été dit
ailleurs. Voyez l. 3, c. 2. |