LA MORALE D'ARISTOTE,
LIVRE VIII.
ARGUMENT.
I. L'amitié (en prenant ce mot dans le sens le plus étendu) est le
lien universel qui unit, ou au moins rapproche tous les êtres animés
: elle est, pour l'homme, le bien le plus précieux, puisqu'elle est
le principal fondement de la société. L'amitié n'est pas seulement
un sentiment nécessaire à l'existence des sociétés, elle est aussi
un de ceux qui embellissent et honorent le plus la vie de l'homme.
Quant à l'origine ou à la cause de ce sentiment, les uns la voient
dans la ressemblance des êtres entre eux, les autres dans le
contraste, d'autres en cherchent l'origine jusque dans la nature
inanimée; on ne considère ici l'amitié que relativement aux moeurs
et aux passions de l'homme. - Il. Il y a trois qualités ou
conditions qui font naître l'amitié; ce sont la bonté, l'agrément,
et l'utilité. Il faut, pour être amis, qu'au sentiment d'une
bienveillance réciproque, fondée sur l'une de ces trois qualités, se
joigne la connaissance du bien qu'on se veut mutuellement. - III.
Les espèces d'amitiés diffèrent, comme les motifs sur lesquels elles
se fondent. L'amitié qui n'a pour cause que l'utilité ou l'agrément,
ne dure ordinairement qu'autant que la cause qui l'a fait naître.
Les vieillards sont plus portés à rechercher des amis utiles, et les
jeunes gens des amis agréables; mais l'amitié la plus parfaite et la
plus durable est celle des hommes vertueux, parce qu'elle réunit a
la fois les trois conditions qui rendent véritablement digne d'être
aimé. - IV. L'amitié fondée sur l'agrément (particulièrement celle
que l'on désigne par le nom d'amour) est sujette à s'évanouir, quand
les qualités qui l'avaient fait naître ne se trouvent plus dans
l'objet aimé. Cependant, l'habitude donne quelquefois plus de durée
à cet attachement, et il est plus durable que celui qui n'a pour
cause que l'utilité. Ces deux causes peuvent unir entre eux des
hommes plus ou moins estimables ou méprisables : mais les hommes
vertueux ne s'unissent qu'entre eux, et s'aiment uniquement pour
eux-mêmes. - V. Un des caractères de l'amitié, c'est le besoin de
vivre avec ceux qu'on aime. L'absence, ou l'éloignement, ne détruit
pas toujours ce sentiment, mais il semble au moins le faire oublier.
Ce qu'on appelle un simple goût, n'est guère qu'une affection
fugitive; l'amitié est une disposition ou une manière d'être
constante. L'égalité en est une des conditions essentielles. - VI.
Ni l'amitié parfaite, ni l'amour, ne peuvent exister entre plusieurs
personnes à la fois. Mais l'amitié fondée sur des qualités
agréables, ou sur l'utilité, est moins exclusive. Les riches ne
recherchent guère que l'agrément dans les relations de ce genre :
les hommes puissants et élevés en dignités recherchent aussi
l'utilité, mais ils ne se soucient pas de trouver ces deux qualités
réunies dans les mêmes personnes: il y faudrait alors de l'égalité,
ce qui ferait rentrer ces sortes d'amitiés dans l'amitié véritable
et parfaite dont elles n'ont que l'apparence. - VII. L'affection
d'un père pour ses enfants, celle d'un mari pour sa femme, d'un
magistrat pour ceux sur qui il a autorité, etc., sont encore, pour
ainsi dire, des espèces d'amitiés différentes, et qui se règlent sur
les notions de justice et de proportionnalité. Il est difficile de
marquer la limite où s'arrête le sentiment de l'amitié; une trop
grande illégalité la détruit ou l'empêche de naître. De là la
question de savoir jusqu'à quel point il faut souhaiter du bien à
ses amis. - VIII. En général, on se plaît plus à être aimé, qu'à
aimer soi-même, et c'est pour cela qu'on accueille volontiers les
flatteurs, espèce d'amis subalternes. Cependant l'amitié consiste
plutôt à aimer qu'à être aimé, comme le prouve la tendresse des
mères pour leurs enfants. La ressemblance et l'égalité étant des
conditions nécessaires à l'amitié, celle des hommes vertueux est
durable, parce qu'ils ont de la constance dans toutes leurs
déterminations; celle des hommes vicieux ne l'est pas, par la raison
contraire. - IX. Tout ce qui est occasion de rapprochement, et d'une
sorte de commerce entre les hommes, peut être compris sous le nom
d'amitié, et les notions du juste et de l'injuste y interviendront à
différents degrés, comme les sentiments d'affection. Les
associations de tout genre ressemblent à la société politique, et
lui sont subordonnées. Celle-ci n'a pour but et pour garant de sa
durée que l'intérêt commun de tous les membres qui la composent. Les
solennités même de la religion, et l'institution d'un culte public ,
n'ont pas d'autre fondement et d'autre origine. - X. Il y a trois
formes générales de gouvernement : la royauté, qui devient tyrannie
quand le monarque substitue son intérêt personnel à l'intérêt
public. L'aristocratie, qui devient oligarchie, quand le petit
nombre de ceux qui ont le pouvoir, sacrifient l'intérêt public à
leur intérêt privé. La timocratie, ou république, qui devient
démocratie, quand le plus grand nombre des citoyens abuse des
pouvoirs dont il dispose. On peut trouver des images de ces formes
diverses de gouvernement, et de leurs altérations ou dégénérations,
dans les rapports de différents genres qui se trouvent entre les
membres d'une même famille. - XI. L'amitié ou l'affection réciproque
entre les sujets et le gouvernement, se trouve dans chacune de ces
formes diverses, en même proportion que la justice. La même chose
s'observe, à peu près, dans les relations de famille. - XII. Toute
amitié est fondée sur une communauté de sentiments ou d'intérêts.
L'affection qui unit les membres de la famille, tient
essentiellement à celle qui unit les pères et les enfants. La
tendresse conjugale est un effet direct des dispositions propres à
la nature humaine. Elle petit être fondée sur la vertu; et c'est
alors qu'elle contribue le plus au bonheur. Les enfants en sont le
lien le plus précieux, et lui donnent plus de stabilité. - XIII.
Entre les trois sortes d'amitiés (c. II), celle qui est fondée sur
l'utilité donne plus occasion aux plaintes réciproques, et celle qui
a la vertu pour base est exempte de cet inconvénient. Il y a une
sorte d'amitié qu'on pourrait appeler morale, et une autre qu'on
pourrait appeler légale, ou fondue sur des conventions. On doit
généralement regarder les bienfaits, comme le résultat d'une amitié
de ce genre, et rendre, autant qu'il est possible, plus qu'on n'a
reçu. - XIV. Il faut, en cas d'inégalité ou de disproportion entre
les amis, que chacun d'eux trouve pourtant quelque avantage dans
l'amitié, et, par conséquent, qu'il s'y établisse une juste
compensation, comme dans les états bien ordonnés, où l'on n'accorde
des récompenses pécuniaires ou honorifiques qu'à ceux qui rendent
des services à la chose publique. Il en est autrement par rapport
aux liens de famille: un fils ne peut jamais se regarder comme
complètement acquitté envers son père.
I. [1155a] L'AMITIÉ est une vertu, ou du moins toujours unie
à la vertu (01). Elle est ce qu'il y a
de plus nécessaire à la vie; car il n'est personne qui consentit à
vivre privé d'amis, dût-il posséder tous les autres biens. En effet,
c'est quand on possède des richesses considérables, des dignités, et
même la puissance souveraine, que l'on sent principalement le besoin
d'amis ; car à quoi servirait cette surabondance de biens et de
pouvoir, si l'on n'y joignait la bienfaisance, qui s'exerce ou se
pratique principalement à l'égard de nos amis, et qui mérite alors
les plus justes louanges? Comment entretenir même et conserver tous
ces biens, puisque si l'on est privé d'amis, plus on possède de
biens, moins on peut en jouir avec sécurité?
D'un autre côté, si l'on est dans l'indigence, ou dans l'infortune
de quelque espèce que ce soit, on ne croit avoir de refuge que le
sein de l'amitié. Jeune, elle vous garantit des fautes où
l'inexpérience peut vous faire tomber; vieux, elle vous prodigue ses
soins, et vous offre son secours pour l'accomplissement des actions
ou des desseins que les infirmités de l'âge vous rendraient
impossibles : enfin, s'agit-il de méditer et d'exécuter les actions
d'éclat qui n'appartiennent qu'à la force et à la vigueur de l'âge
mûr, deux hommes qui marchent unis [comme dit Homère], en sont plus
capables (02).
La nature elle-même semble avoir mis ce sentiment dans le coeur du
père, pour l'être auquel il a donné la vie; on l'observe non
seulement dans l'homme, mais dans les oiseaux et dans la plupart des
animaux, dans les êtres qui appartiennent aux mêmes espèces, à
l'égard les uns des autres, et surtout dans les individus de
l'espèce humaine; et c'est pour cela que nous louons ceux qui
méritent le nom de philanthropes. Quiconque a voyagé, a pu s'en
convaincre, et reconnaître combien l'homme est ami de l'homme,
combien la société de sou semblable lui convient et le charme.
L'amitié semble être le lien qui unit les cités, et les législateurs
semblent y avoir attaché plus d'importance qu'à la justice même (03)
: car la concorde a déjà quelque chose qui ressemble à l'amitié; et
c'est elle qu'ils aspirent à établir, tandis qu'ils s'efforcent de
bannir la discorde, comme étant le plus redoutable fléau des états.
D'ailleurs, supposez les hommes unis par l'amitié, ils n'auraient
pas besoin de la justice; mais, en les supposant justes, ils auront
encore besoin de l'amitié; et certes, ce qu'il y a de plus juste au
monde, c'est la justice qui peut se concilier avec la bienveillance
(04).
Mais l'amitié n'est pas seulement nécessaire, elle est aussi ce
qu'il y a de plus noble et de plus beau: car nous louons ceux qui
ont la passion de l'amitié; et le grand nombre d'amis est considéré
comme une des choses les plus honorables. Il y a même des gens qui
pensent que ceux qui savent être amis, ne peuvent manquer d'être
vertueux.
Cependant, il s'élève, au sujet de l'amitié, bien des questions à
résoudre : les uns la font consister dans une certaine ressemblance
(05), et soutiennent que ceux qui se
ressemblent s'aiment; d'où ces façons de parler proverbiales : Le
semblable cherche son semblable; Le geai vole auprès du geai, et
autres pareilles. Il y en a qui prétendent, au contraire, que tous
ceux qui sont dans ce cas, sont les uns pour les autres de
véritables ennemis (06). [1155b]D'autres
essaient de remonter plus haut dans la recherche de ce sentiment
dont ils trouvent l'origine dans le monde matériel même. Euripide (07),
par exemple, qui dit : « La terre desséchée est amoureuse de la
pluie, et le majestueux Uranus lui-même, quand il est chargé de
pluie, brille du désir de se précipiter dans le sein de la terre.
» De même Héraclite (08),
veut que l'utile naisse des contraires, que la plus belle de toutes
les harmonies soit le produit de la diversité des êtres, et qu'enfin
toutes choses soient nées de la discorde. Tandis qu'au contraire,
plusieurs autres philosophies, et parmi eux Empédocle (09),
affirment que le semblable est attiré par ce qui lui ressemble, et
aspire à s'unir à lui. Mais laissons de côté toutes ces questions
relatives à la nature physique ; car elles n'ont rien de commun avec
l'objet actuel de notre examen.
Considérons seulement tout ce qui, dans les choses humaines ou dans
la nature humaine, se rattache aux moeurs et aux passions: par
exemple, si tous les hommes sont capables de ce sentiment, ou s'il
est impossible que des hommes vicieux soient amis; s'il n'y a qu'une
seule espèce d'amitié, ou s'il y en a plusieurs. Car il y a des
philosophes qui croient qu'elle admet des degrés en plus et en
moins; mais ils fondent cette opinion sur une preuve peu
convaincante, puisqu'il y a des choses spécifiquement différentes
qui admettent de pareils degrés, et nous en avons parlé précédemment
(10).
II. Peut-être, au reste, le moyen d'éclaircir ces
questions est-il de faire connaître [par quels caractères on
distingue] ce qui est digne d'être aimé. Car il semble qu'on n'aime,
en général, que ce qui est aimable, c'est-à-dire, ce qui est bon, ou
agréable, ou utile. Or, on pourrait regarder comme utile ce qui
procure quelque bien, ou quelque plaisir ; en sorte que le bon et
l'agréable, considérés comme fins, seraient dignes d'amour.
Mais ce qu'on aime, est-ce le bon en soi, ou ce qui n'est bon que
pour nous? Car ces deux sortes de bonté ne s'accordent pas toujours;
et l'on peut faire la même question au sujet de ce qui est agréable.
Au reste, il semble que chacun aime ce qui lui est bon, et que le
bon, dans un sens absolu, est aimable eu général; au lieu qu'il n'y
a d'aimable pour chacun que ce qui est bon pour chacun. D'un autre
côté, chaque homme n'aime pat précisément ce qui est bon pour lui,
mais ce qui lui semble tel mais cela reviendra au même; car alors ce
sera seulement ce qui lui paraît aimable [que chaque homme aimera].
Toutefois, comme il y a trois conditions qui font que l'on aime, on
ne se servira pas du mot amitié pour exprimer le go que l'on a
pour des choses inanimées; car elles n'ont pas, à leur tour, du go
pour nous, et nous ne faisons point de voeux pour leur avantage. Et
certes il serait ridicule de vouloir du bien au vin (par exemple),
excepté le cas où l'on désire qu'il se conserve, pour en faire
usage; au lieu qu'on dit qu'il faut vouloir du bien à un ami,
uniquement pour lui-même. Ceux qui éprouvent ce sentiment, sont
appelés bienveillants, quand même ils ne seraient pas payés de
retour par celui dont ils désirent le bien. Car la bienveillance
entre personnes qui se portent réciproquement le même sentiment, est
de l'amitié, à moins qu'on ne croie devoir y ajouter la condition
que cette bienveillance soit connue et avouée des deux parts. Car
beaucoup de gens ont de la bienveillance pour des personnes qu'ils
n'ont jamais vues, mais qu'ils supposent dignes d'estime ou capables
d'être utiles; [1156a] et il est possible que quelqu'un de ceux-ci ait les
mêmes sentiments que celui qui est ainsi disposé à son égard. Dans
ce cas donc, ce seront des personnes qui ont les unes pour les
autres de la bienveillance; mais comment pourrait-on dire qu'ils
sont amis, puisqu'ils ne connaissent pas leurs sentiments
réciproques? Il faut donc (pour être amis) qu'aux sentiments d'une
bienveillance réciproque, fondés au moins sur une des trois qualités
dont nous avons parlé, on joigne la connaissance du bien qu'on se
veut mutuellement.
III. Mais ces motifs [ou ces conditions de l'amitié]
diffèrent d'espèce; et par conséquent, il y a aussi différentes
espèces d'attachements et d'amitiés, c'est-à-dire trois, ou autant
qu'il y a de sortes de qualités aimables. Car il peut y avoir, dans
chaque espèce, réciprocité de sentiment, connue de ceux qui
l'éprouvent. Au reste, ceux qui ont un attachement mutuel se veulent
réciproquement du bien, dans le sens du motif qui détermine leur
attachement. Ainsi ceux qui ont de l'affection l'un pour l'autre, à
cause de l'utilité qu'ils trouvent dans ce commerce, ne s'aiment pas
pour eux-mêmes, mais à raison du bien qui peut revenir à chacun
d'eux de la part de l'autre. Il en est de même de ceux dont
l'affection est fondée sur le plaisir; car ce n'est pas pour ce
qu'ils sont en eux-mêmes qu'ils aiment les gens d'un commerce facile
et gai, mais uniquement à cause de l'agrément qu'ils leur procurent.
D'où il suit que ceux qui aiment en vue de l'utilité, aiment à cause
du bien qui leur en revient; et ceux qui aiment en vue du plaisir,
le font à cause de l'agrément qu'ils y trouvent. [Leur ami leur est
cher,] non pour ses qualités [personnelles], mais à cause de
l'utilité ou de l'agrément que son commerce leur procure. Ces sortes
d'amitiés sont donc souvent l'effet des circonstances, puisque la
cause qui les détermine n'est pas dans le caractère propre et
particulier de ceux qu'on aime, mais dans le bien que les uns, et
dans le plaisir que les autres peuvent faire. Elles sont, par
conséquent, faciles à dissoudre, quand ceux qui les inspirent ne
demeurent pas les mêmes; car, du moment où ils cessent d'être utiles
ou agréables, on cesse de les aimer. Or, l'utilité n'est pas
durable; mais telle chose est utile dans un temps, telle autre l'est
dans un autre. La cause qui avait donné lieu à l'amitié venant donc
à cesser, l'amitié elle-même s'évanouit, puisqu'elle n'avait pas
d'autre fondement que celui-là.
Cette espèce d'attachement semble surtout se rencontrer chez les
vieillards (11) : car ce n'est pas
l'agréable, mais l'utile, que recherchent les hommes de cet âge,
aussi bien que ceux d'un âge mûr, et ceux qui, jeunes encore, sont
très occupés de leur intérêt personnel. Les hommes de ce caractère
sont aussi assez peu disposés à vivre les uns avec les autres dans
un commerce habituel; car ils y portent quelquefois peu d'agrément :
aussi ne se soucient-ils guère d'un tel commerce, quand l'utilité ne
s'y joint pas; car ils ne sont agréables qu'autant qu'ils conservent
quelque espoir d'en tirer de l'avantage. On range ordinairement dans
cette classe les liaisons d'hospitalité.
Quant à l'amitié des jeunes gens, c'est communément le plaisir qui
en est le lien; car ils vivent, en général, sous l'empire des
passions, et ils recherchent surtout le plaisir du moment. Mais,
lorsque ensuite vient l'âge mûr, d'autres objets leur plaisent :
aussi deviennent-ils promptement amis et cessent-ils de l'être avec
la même promptitude; car l'amitié décline en eux avec le sentiment
agréable [1156b] qui l'avait fait naître, et rien de si rapide que le
changement dans les plaisirs de cette espèce. Les jeunes gens sont
aussi fort portés à se lier d'amitié avec ceux de leur âge (12);
car cette espèce d'attachement est une passion fondée, la plupart du
temps, sur le plaisir. Aussi la voit-on naître et finir très
promptement, et quelquefois dans la même journée. Cependant, ils
aiment à vivre, à passer les jours entiers avec les objets de leur
attachement; car c'est encore là un des caractères de l'amitié
propre à cet âge.
Mais l'amitié parfaite est celle des hommes vertueux, et qui se
ressemblent par la vertu; car ceux-là ont les uns pour les autres
une bienveillance fondée sur le mérite propre et personnel de chacun
d'eux, et ils sont bons par eux-mêmes. Or, ceux qui veulent du bien
à leurs amis pour eux-mêmes, sont les amis par excellence ; car
c'est par leur nature qu'ils sont tels, et non par l'effet des
circonstances. Leur amitié dure donc tout le temps qu'ils restent
vertueux ; et le propre de la vertu, c'est d'être durable. Chacun
d'eux a la bonté absolue et celle qui convient à son ami; car les
hommes vertueux et qui ont la bonté absolue, sont utiles les uns aux
autres. Ils sont aussi d'un commerce agréable; car les gens de bien
ont l'amabilité absolue, et le don de se plaire les uns aux autres.
En effet, chacun d'eux trouve du plaisir dans les actions qui lui
sont propres [qui conviennent à sa nature], et dans celles qui leur
ressemblent : or, les actions des gens de bien sont,les mêmes, ou au
moins sont semblables.
Une telle amitié doit donc être durable, puisqu'elle réunit toutes
les conditions qui doivent se trouver entre amis. Car toute amitié
se fonde sur l'avantage ou sur le plaisir, soit dans un sens absolu,
suit relativement à celui qui aime, et a lieu en vertu d'une
certaine ressemblance : or, tout cela se trouve dans l'amitié dont
nous parlons, et ceux qui réprouvent réunissent par eux-mêmes toutes
ces conditions; car tout le reste y est semblable *, et la bonté
absolue, et l'amabilité absolue * (13).
C'est donc ce qu'il y a de plus propre à se faire aimer; l'amitié et
le tendre attachement se trouvent donc dans les personnes de ce
caractère, au plus haut degré d'excellence et de perfection.
Toutefois ces sortes d'amitiés doivent naturellement être fort rares
; car de tels hommes sont en bien petit nombre : d'ailleurs, il y
faut du temps et de l'habitude. En effet, on ne peut guère se
connaître les uns les autres, avant que d'avoir consommé ensemble,
comme dit le proverbe, plus d'un boisseau de sel (14).
Avant que de s'adopter l'un l'autre, avant que de se lier. d'une
amitié réciproque, il faut que chacun se soit assuré des qualités
aimables qui se trouvent dans l'autre, et qu'il ait pu y prendre
confiance. Ceux qui s'empressent de faire toutes les avances propres
à fonder une pareille liaison, veulent sans doute être amis; mais
ils ne le sont pas encore, à moins qu'ils ne soient dignes d'être
aimés, et ils le savent bien. Le désir de l'amitié vient donc assez
promptement, mais non pas l'amitié. Elle ne peut acquérir toute sa
perfection qu'à l'aide du temps et des autres conditions dont la
réunion peut la faire naître, des qualités semblables des deux
côtés, et qui doivent se trouver dans les amis.
IV. [1157a] L'amitié fondée sur l'agrément, a quelque
ressemblance avec cette amitié parfaite : car les gens de bien sont
agréables les uns aux autres ; et il en est de même de celle qui est
fondée sur l'utilité, puisque les hommes de ce caractère sont
également utiles et bons les uns aux autres. Ces deux sortes
d'amitiés sont même durables, surtout lorsqu'il y a égalité dans le
plaisir, par exemple, que les amis se procurent réciproquement; ce
qui a lieu non seulement dans ce cas, mais par l'effet des mêmes
qualités, comme on le voit entre personnes d'un caractère
complaisant et gai. Mais c'est autre chose entre l'amant et l'objet
aimé; car l'un et l'autre ne sont pas séduits par les mêmes motifs :
mais l'un trouve son bonheur à voir la personne qu'il aime, l'autre
trouve le sien dans les soins assidus qu'on lui rend. Cependant,
quand la beauté vient à se flétrir, l'attachement s'évanouit
quelquefois avec elle : la vue de la personne aimée ne charme plus
celui qui l'aimait; elle ne trouve plus en lui les mêmes soins
empressés. Souvent, au reste, l'habitude, ayant produit en eux une
certaine ressemblance de moeurs et de goûts, devient la source d'un
attachement tendre et durable (15).
L'utilité réciproque, entre ceux qui l'ont recherchée dans l'amour
plutôt que le plaisir et l'agrément, ne donne pas autant de
constance à ce sentiment, en même temps qu'il a moins de vivacité.
Aussi l'amitié qui n'est fondée que sur l'utilité, est-elle plus
communément sujette à se dissoudre, quand cette utilité a cessé
d'exister: car les amis ne s'aiment pas proprement l'un l'autre;
dans ce cas, ils n'aiment que ce qui leur est avantageux ou
profitable.
Le plaisir et l'utilité peuvent donc unir entre eux, par une sorte
d'amitié, des hommes vils et méprisables, et des hommes estimables
avec ceux qui ne méritent aucune estime, et tel qui ne mérite ni
mépris ni estime, avec un homme d'un caractère ou méprisable, ou
estimable, ou indifférent; mais il n'y a que les hommes vertueux qui
s'unissent les uns aux autres, à cause de leur valeur personnelle;
car les caractères vicieux ne voient dans l'amitié que l'utilité qui
peut en résulter.
Aussi n'y a-t-il que l'amitié des gens de bien qui soit à l'abri de
la calomnie (16) : car il ne leur est
pas facile d'en croire qui que ce soit sur le compte d'un ami
longtemps éprouvé; au contraire, ils sont unis par la plus entière
confiance; ils sont incapables d'avoir jamais un tort les uns à
l'égard des autres ; en un mot, toutes les conditions dont la
réunion compose une solide et véritable amitié se trouvent en eux.
Au lieu que rien ne garantit les autres liaisons de ces sortes
d'atteintes.
En effet, comme on se sert du nom d'amitié pour exprimer les
liaisons formées par l'utilité entre les hommes, ou entre les cités
(car c'est aussi l'intérêt qui donne lieu aux alliances entre
états), on appelle aussi amis ceux qui s'aiment les uns les autres
par le goût du plaisir, comme il arrive aux enfants (17).
Et peut-être faut-il avouer que l'amitié entre les hommes a quelque
ressemblance avec celle-là; mais on doit ajouter qu'il y en a
plusieurs espèces. Et d'abord, il faut mettre au premier rang et au
premier degré d'importance celle qui a lieu entre les hommes
vertueux, et y subordonner les autres, suivant leur degré de
ressemblance. Car ce qui fait surtout les amis, c'est de rencontrer
quelque bien et quelque ressemblance; et ce qui est agréable est un
bien aux yeux de ceux qui sont plus particulièrement sensibles à
cette qualité. D'ailleurs, les deux sortes d'avantages ne se
trouvent pas communément ensemble, et les mêmes personnes ne
s'attachent guère l'une à l'autre par le double motif de l'utilité
et de l'agrément, parce que les choses qui dépendent du hasard des
circonstances, ne se trouvent pas aisément ainsi unies deux à la
fois.
[1157b]
D'après la distinction que nous venons d'établir entre les espèces
d'amitiés, les hommes de peu de valeur seront unis par des motifs
d'utilité ou d'intérêt, attendu qu'ils se ressemblent sous ce
rapport : mais les hommes vertueux s'aimeront pour eux-mêmes, car
c'est en cela qu'ils sont vertueux. Ceux-là seront donc amis dans un
sens absolu, [et unis par une amitié. parfaite ;] au lieu que les
autres ne le seront que par l'effet des circonstances et par
l'espèce de ressemblance qu'ils ont avec les vrais amis.
V. On dit qu'entre les hommes, en les considérant par
rapport à la vertu, les uns sont vertueux par habitude, parce que
telle est leur disposition naturelle ou leur manière d'être ; tandis
que d'autres se montrent tels par leurs actes ou par leur manière
d'agir. Or, il en est de même au sujet de l'amitié. Car les uns
mettent leur bonheur à vivre avec leurs amis et à leur faire du bien
: d'autres sont disposés à agir ainsi, quoiqu'ils ne le fassent pas;
mais telle est leur inclination habituelle, même pendant leur
sommeil, même quand ils sont séparés de leurs amis par l'éloignement
des lieux; car cet éloignement ne rompt pas absolument l'amitié,
mais il en interrompt les effets et les actes. Cependant, une longue
absence semble au moins la faire oublier; d'où est venu le proverbe:
«Souvent le défaut d'entretien rompt et détruit l'amitié.»
Au reste, les vieillards et les hommes d'un caractère dur et
farouche sont peu susceptibles de ce sentiment, parce que le plaisir
a peu de prise sur eux; et personne ne se soucie de passer ses jours
avec ce qui est incommode et désagréable. La tendance ou le penchant
le plus naturel, au contraire, est de fuir ce qui nous cause un
sentiment pénible, et de rechercher ce qui fait plaisir. Quant à
ceux qui ont les uns pour les autres de l'estime et des égards, mais
qui ne vivent point entre eux dans un commerce habituel, on les
regardera plutôt comme des hommes unis par une bienveillance
réciproque, que comme des amis; car il n'y a rien qui caractérise
autant l'amitié que de vivre ensemble. Et d'abord, ceux qui sont
dans l'indigence désirent qu'on les secoure; mais, au sein même de
l'opulence, on aime à passer ses jours avec des amis, et rien n'est
plus pénible que la solitude, même pour ceux qui possèdent des
trésors. Or, on ne peut vivre les uns avec les autres, quand on ne
se plaît pas réciproquement, et qu'on n'a pas les mêmes goûts ;
c'est là précisément le caractère de la liaison qui existe entre
ceux qu'on appelle compagnons ou camarades.
Toutefois, c'est surtout entre les hommes vertueux qu'existe
l'amitié, comme on l'a déjà dit bien des fois : car ce qui semble
essentiellement aimable et désirable, c'est le bien en soi, ou
l'agréable; et chacun aime et désire ce qui est tel pour lui, et
l'homme de bien est tel aux yeux de l'homme de bien sous ce double
rapport [c'est-à-dire, comme bon en soi, et comme agréable à son
ami].
D'ailleurs, ce qu'on appelle un simple goût semble être plutôt un
sentiment [ou une affection fugitive], et l'amitié une disposition,
ou manière d'être, constante. En effet, le simple goût peut se
manifester aussi pour des choses inanimées; au lieu que la
réciprocité d'attachement suppose un choix, une préférence, et la
préférence réfléchie vient de l'habitude. Et ce n'est pas par
l'effet d'une affection momentanée qu'on peut vouloir du bien à ses
amis pour eux-mêmes, mais par habitude. D'ailleurs, aimer son ami,
c'est aimer ce qui nous est bon ; car l'homme vertueux, quand il est
devenu ami, est un bien véritable pour celui qu'il aime. Chacun
d'eux aime donc ce qui est un bien pour lui-même, et rend la
pareille à son ami, en bienveillance et en agrément. Car l'amitié
s'appelle aussi égalité (18); [1158a] mais
c'est surtout dans celle des hommes vertueux que cela peut se
rencontrer.
VI. L'amitié est d'autant plus rare chez les
personnes d'un caractère dur et austère, et chez les vieillards,
qu'ils sont d'une humeur plus difficile , et moins disposés à goûter
le charme d'un commerce réciproque; car c'est là ce qui caractérise
et forme surtout un pareil lien. C'est pour cela que les jeunes gens
deviennent promptement amis, et non pas les hommes avancés en âge;
car ceux-ci ne peuvent prendre de l'attachement pour les personnes
qui n'ont aucun agrément à leurs yeux, et il en est de même des
hommes d'une humeur chagrine et austère.
Les gens de ce caractère peuvent pourtant être bienveillants les uns
pour les autres : car ils se veulent réciproquement du bien, et ils
savent s'unir et se rapprocher dans les circonstances difficiles;
mais ils ne sont pas véritablement amis, parce qu'ils ne trouvent
point de plaisir dans un commerce assidu, ce qui semble être surtout
propre à cimenter une véritable amitié.
Au reste, il n'est guère plus possible d'être uni avec plusieurs
personnes à la fois, par les liens d'une amitié parfaite, qu'il ne
l'est d'avoir de l'amour pour plusieurs personnes en même temps. Car
il y a toujours, dans ce genre d'attachement, une sorte d'excès, qui
naturellement ne peut exister qu'à l'égard d'une seule personne. Il
est même difficile que plusieurs plaisent en même temps et avec
excès à la même personne; et peut-être l'est-il que plusieurs soient
[également] vertueux. D'ailleurs, il faut que l'expérience justifie
un pareil sentiment, que l'habitude le confirme; ce qui peut fort
difficilement avoir lieu [entre plusieurs] : au lieu que, sous le
rapport de l'agrément et de l'utilité, il est très possible de se
concilier la bienveillance d'un nombre assez considérable de gens ;
car ceux qui peuvent réunir ces conditions sont nombreux, et il ne
faut pas toujours beaucoup de temps pour obliger, ou pour rendre des
services.
Mais c'est surtout l'amitié fondée sur l'agrément, qui est commune,
et propre à unir plusieurs personnes, lorsque les mêmes qualités
agréables se trouvent de part et d'autre, et que l'on se plaît
réciproquement, ou qu'on a les mêmes goûts. Telles sont les amitiés
des jeunes gens : elles ont, en effet, communément un caractère de
libéralité; au lieu que l'amitié fondée sur l'utilité a plus
généralement lieu entre personnes intéressées, et qui ont, en
quelque sorte, un esprit mercantile.
Quant aux gens riches, et qui vivent au sein de l'opulence, ce n'est
pas des amis utiles qu'il leur faut, mais des amis agréables : aussi
y a-t-il ordinairement quelques personnes avec lesquelles ils vivent
dans un commerce habituel. Mais, quoiqu'ils puissent supporter, pour
quelque temps, ce qui est pénible (et, dans le fait, il n'y a
personne qui supportât constamment le bien même, s'il était
accompagné d'un sentiment de peine), ils recherchent de préférence
ceux qui leur procurent de l'agrément. Peut-être néanmoins
feraient-ils mieux de rechercher des hommes vertueux, qui eussent
cette qualité, et qui l'eussent à leurs yeux; car ce serait le moyen
de réunir toutes les conditions qu'exige la parfaite amitié.
Mais les hommes constitués en dignité, ou qui exercent de grands
emplois, ont ordinairement deux sortes d'amis : les uns qui leur
sont utiles, et les autres qui leur sont agréables. Car il est rare
que les mêmes personnes réunissent ces deux avantages : aussi ne
recherchent-ils guère ceux en qui l'agrément serait joint à la vertu
(19), ni ceux qu'il serait utile
d'employer à de nobles et grandes entreprises. Mais, pour
l'agrément, qu'ils désirent principalement, ils préfèrent ceux qui
sont complaisants et officieux; et ils ne cherchent [dans ceux qui
sont utiles] que le talent d'exécuter les ordres qu'on leur donne;
et ces deux qualités ne se trouvent guère dans la même personne.
Celui qui les réunit est, comme on l'a déjà dit, un homme vertueux ;
mais l'homme élevé au pouvoir n'a pas ordinairement de tels amis, à
moins qu'il ne consente à se voir surpassé en vertu. Car, s'il ne
consent pas à cette supériorité proportionnelle, il n'admet pas ou
ne rétablit pas l'égalité. Mais il est bien rare de rencontrer de
tels hommes.
[1158b]
C'est donc l'égalité qui est le lien principal des différentes
espèces d'amitiés que nous venons de décrire; car alors les amis
trouvent l'un dans l'autre les mêmes qualités ou les mêmes
avantages; ils ont les mêmes sentiments de bienveillance l'un pour
l'autre, ou au moins il se fait entre eux un échange de divers
avantages, par exemple, d'agrément ou de plaisir, en retour de
l'utilité. Mais j'ai déjà dit aussi que ces sortes d'amitiés ont
moins de force et de constance.
On pourrait ajouter qu'à raison de la ressemblance et de la
différence qui s'y trouvent par rapport à une même qualité, elles
sont et ne sont pas des amitiés. Elles ont, en effet, l'apparence de
l'amitié, à cause de leur ressemblance avec ce lien, quand il est
fondé sur la vertu, puisque l'une comprend ce qui est agréable, et
l'autre ce qui est utile, et que l'amitié vertueuse réunit ces deux
avantages. Mais elles diffèrent de celle-ci, et ne sauraient être
confondues avec elle, en ce qu'elles sont susceptibles de promptes
et nombreuses vicissitudes, tandis que l'amitié vertueuse est
durable et inaccessible à tous les traits de la médisance ou de la
calomnie; et, sous bien d'autres rapports encore, elles ne sauraient
lui ressembler.
VII. Il y a une autre espèce d'amitié, qui s'observe
entre supérieurs [et inférieurs] : par exemple, celle d'un père pour
son fils, et, en général, des hommes avancés en âge pour les jeunes
gens; d'un mari pour sa femme, ou d'un magistrat, d'un homme qui a
l'autorité, à l'égard de ceux qui sont soumis à cette autorité. Mais
ces amitiés diffèrent encore les unes des autres; car la tendresse
d'un père pour ses enfants ne ressemble pas à l'affection d'un
magistrat pour ceux sur qui il a autorité; l'amour d'un père pour
son fils ne ressemble pas même à celui d'un fils pour son père, ni
celui d'un mari pour sa femme, à celui d'une femme pour son mari;
car chacun de ces individus a des qualités différentes, a une tâche
différente à remplir, et aime par des motifs différents. Ce sont
donc des attachements et des amitiés d'espèces différentes, et, par
conséquent, elles ne produisent pas les mêmes effets sur chacune des
parties de la part de l'autre, et on ne doit pas les y exiger.
Néanmoins, lorsque les enfants rendent aux auteurs de leurs jours ce
qui leur est dû, et lorsque les parents remplissent leurs devoirs à
l'égard de leurs enfants, la tendresse qui les unit est durable et
digne d'estime. Mais il faut que la proportion soit observée dans
toutes les affections qui ont lieu entre personnes de différente
condition: par exemple, il faut que celui qui mérite davantage soit
aimé plus qu'il n'aime, de même que celui qui est plus utile, et il
doit en être ainsi de toutes les autres qualités. Car il n'y a une
sorte d'égalité que lorsque l'attachement est proportionné au
mérite, et cette égalité est le caractère propre de l'amitié.
Cependant, l'égalité dans l'amitié ne semble pas devoir être la même
que dans la justice; car la première condition à exiger dans les
choses justes est qu'on y observe, en premier lieu, la proportion
relative au mérite, et, en second lieu, la proportion sous le
rapport de la quantité; au lieu que, dans l'amitié, la première
condition de l'égalité est qu'on y observe la proportion relative à
la quantité, et la seconde, qu'on y observe la proportion relative
au mérite (20). C'est ce qu'on voit
avec évidence, lorsqu'il y a une différence très considérable entre
les individus, en fait de vertus, ou de vices, ou d'opulence, ou
sous tout autre rapport; car alors ils ne sont plus amis, et même
ils n'y prétendent pas. Cela se voit plus manifestement encore à
l'égard des dieux; car ce sont eux qui ont la supériorité la plus
grande, en biens et en avantages de toute espèce. [1159a] Enfin, cela se
voit encore à l'égard des rois; car les hommes qui sont fort
au-dessous d'eux, ne songent pas à être comptés au rang de leurs
amis; et ceux qui n'ont aucun talent, aucun mérite, n'ont point la
même prétention, par rapport aux hommes d'un mérite supérieur ou
d'une éminente vertu.
Il n'est donc pas facile de marquer avec précision la limite en deçà
ou au delà de laquelle l'amitié peut exister; car elle subsiste
encore, quand ou en a retranché beaucoup [des conditions qui
semblaient la constituer]. Il n'en est pas de même lorsqu'il y a
trop de distance entre les individus ; l'amitié ne peut plus
exister, comme ou le voit pour la Divinité [ par rapport aux
hommes].
C'est ce qui a donné lieu à la question si les amis doivent
souhaiter les plus grands de tous les biens à leurs amis, comme de
devenir des dieux; car dès lors ils ne seront plus pour eux des
amis, ni, par conséquent, des biens, puisque les amis sont des biens
véritables (21). Si donc on a eu raison
de dire qu'un ami veut du bien à son ami, uniquement pour lui-même,
il faudrait qu'alors celui-ci, quel qu'il fût d'ailleurs, continuât
toujours d'être le même (22). Quoi
qu'il en soit, on souhaitera à son ami les plus grands biens que
puisse comporter la condition humaine, mais peut-être pas tous; car
chacun souhaite, surtout pour soi-même, les biens [proprement dits
et dans un sens absolu (23)].
VIII. La plupart des hommes, par un sentiment
d'ambition, semblent désirer qu'on les aime plutôt qu'ils ne veulent
aimer les autres. Aussi accueille-t-on généralement les flatteurs;
car un flatteur est, pour ainsi dire, un ami subalterne, ou du moins
il affecte l'infériorité; il semble se contenter d'aimer plutôt
qu'aspirer à être aimé : or, l'amitié qu'on inspire ressemble assez
à l'estime et à la considération, sentiments dont la plupart des
hommes sont avides. Au reste, ce n'est qu'à cause des accessoires,
et par occasion, que l'on paraît ambitionner la considération, ce
n'est pas directement et pour elle-même : car la plupart des hommes
aiment à être considérés par ceux qui sont élevés en dignité, dans
l'espoir qu'ils en obtiendront, au besoin, faveur et protection.
C'est donc parce qu'elles sont les signes de cette faveur que l'on
est communément flatté des marques d'honneur ou de considération
qu'on obtient.
Quant à ceux qui désirent d'obtenir l'estime des gens de bien et des
justes appréciateurs du mérite, c'est surtout le désir de voir
confirmer par là l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes, qui leur inspire
ce sentiment. Ils sont donc flattés de se reconnaître pour des gens
vertueux, se fondant, en cela, sur le jugement de ceux qui leur
rendent ce témoignage; et ce qui les charme surtout, c'est le
plaisir d'être aimés. D'où l'on pourrait conclure que l'amitié est
préférable même à la considération, et que, quand elle est fondée
sur la vertu, elle est désirable pour elle-même.
Au reste, il semble qu'elle consiste à aimer plutôt qu'à être aimé;
et ce qui le prouve, c'est la satisfaction que les mères trouvent à
chérir leurs enfants. En effet, il y en a qui les donnent à nourrir
à d'autres femmes, et qui les aiment sans chercher à en être aimées
à leur tour, tant qu'il n'est pas possible qu'elles le soient
encore; mais il leur suffit apparemment de voir leurs enfants
heureux et contents, et elles les aiment même dans cet état où
l'ignorance les empêche de rendre à une mère les devoirs et les
sentiments qui lui sont dus. D'ailleurs, comme l'amitié consiste
plus spécialement dans un sentiment de tendresse et d'amour, et que
l'on applaudit surtout à ceux qui aiment leurs amis, il s'ensuit que
le mérite propre de l'amitié consiste surtout à aimer. En sorte que
chez ceux qui éprouvent ce sentiment, en proportion du mérite, [1159b] se
trouve la constante et durable amitié. C'est ainsi qu'elle peut
exister même entre des individus d'ailleurs inégaux; car c'est par
ce moyen que l'égalité peut s'établir entre eux. Or, l'égalité et la
ressemblance sont des conditions de l'amitié, surtout dans ceux qui
se ressemblent sous le rapport de la vertu; car de tels hommes,
ayant par eux-mêmes ce caractère de constance, le conservent aussi à
l'égard les uns des autres. Ils n'ont aucun besoin de recourir à des
actions viles ou méprisables; et non seulement ils ne se prêtent à
rien de tel, mais ils empêchent, en quelque sorte, que leurs amis ne
s'y laissent entraîner. Car le propre des hommes vertueux est de ne
commettre eux-mêmes aucune faute grave, et de ne pas souffrir que
leurs amis en commettent de telles.
Quant aux gens vicieux, ils n'ont ni constance ni fermeté dans leurs
résolutions, puisqu'ils ne sauraient demeurer semblables à
eux-mêmes; et leurs attachements ne durent que très peu de temps,
n'étant fondés que sur le plaisir qu'ils trouvent dans la perversité
les uns des autres. Les attachements fondés sur l'utilité ou
l'agrément, ont plus de durée; ils subsistent au moins tout le temps
que les amis peuvent réciproquement se procurer des plaisirs, ou se
rendre des services. Mais l'amitié fondée sur l'utilité, naît plutôt
de l'opposition ou du contraste, par exemple, entre un homme pauvre
et un homme riche, entre le savant et l'ignorant. Car celui qui
reconnaît qu'une chose lui manque, est porté à la désirer, et à
donner quelque autre chose en échange. On pourrait ranger dans cette
classe, l'amant et l'aimé, le beau et le laid; et c'est ce qui fait
quelquefois paraître les amoureux ridicules, quand ils ont la
prétention d'être aimés comme ils aiment; prétention peut-être assez
fondée chez les personnes qui sont également aimables, mais ridicule
dans celles qui n'ont rien de propre à justifier un pareil
sentiment.
Peut-être, au reste, les contraires ne sont-ils attirés l'un vers
l'autre que par accident, et non pas en vertu de leur nature;
peut-être la tendance la plus naturelle est-elle celle qui porte les
êtres vers un certain milieu, puisque c'est là qu'est le bien ou le
bon proprement dit. Par exemple, le sec ne tend pas à devenir
humide, mais à un état intermédiaire; il en est de même du chaud, et
des autres qualités physiques. Mais ne nous arrêtons pas à ces
considérations, qui sont trop étrangères au sujet qui nous occupe.
IX. L'amitié et la justice semblent, comme on l'a dit
an commencement (24), se rapporter aux
mêmes objets, et avoir des caractères communs; car l'une et l'autre
se retrouvent dans tout ce qui établit quelque communication entre
les hommes. Aussi appelle-t-on quelquefois amis ceux avec qui l'on
navigue dans le même vaisseau, avec qui l'on fait la guerre dans la
même armée, et pareillement avec qui l'on a des intérêts et des
circonstances communes et propres à rapprocher les hommes entre eux.
L'amitié même se mesure sur la quantité des rapports communs ; car
la justice y intervient aussi dans la même proportion. Et le
proverbe
« Entre amis, tout est commun (25),
» est, à cet égard, d'une parfaite justesse. Tout est commun, par
exemple, entre frères et entre compagnons de plaisir; mais, dans les
autres rapports, cette communauté a des limites : il y a plus de
choses communes dans certains cas, et moins dans d'autres; car
l'amitié est susceptible de différents degrés. Le juste [ou le
droit] diffère également; [1160a] car il n'est pas le même entre les parents
et leurs enfants, et entre les frères, les uns à l'égard des autres,
ni entre les citoyens, en général, et entre les membres d'une
association particulière Il en est ainsi des autres espèces
d'amitiés.
L'injustice ne sera pas non plus la même dans chacune de ces
circonstances; elle sera plus grande à l'égard de ceux qui sont plus
amis. Par exemple, on sera plus coupable de faire éprouver une perte
d'argent à un ami de plaisir, qu'à un autre citoyen; de ne pas
secourir un frère, plutôt qu'un étranger; la violence envers un père
sera plus criminelle qu'envers un autre individu. Et la justice a
naturellement des droits plus étendus, à mesure que l'amitié est
plus intime, parce qu'on vit au milieu des mêmes objets, et qu'il y
a égalité sous tous les rapports. D'ailleurs, toutes les
associations ressemblent à la société politique; elles tendent à la
satisfaction de quelque intérêt, et à procurer quelque avantage pour
la vie. Aussi, la société civile semble-t-elle n'avoir été établie
dans le principe, et ne se maintenir, qu'en vue de l'intérêt commun;
il est le but que se proposent les législateurs, et ils déclarent
juste ce qui y est conforme (26).
Or, les autres associations tendent également à quelque partie de
cet intérêt commun : ainsi, ceux qui s'embarquent ont pour but
l'intérêt résultant de la navigation, qui est de se procurer des
richesses, ou quelque autre chose avantageuse; les soldats ont en
vue l'intérêt qui résulte de la guerre, soit l'acquisition des
richesses, soit la gloire de la victoire, ou le désir des conquêtes.
Il en est ainsi des membres d'une même tribu, ou des citoyens d'un
même bourg.
Quelques-unes de ces associations semblent même n'avoir pour but que
le plaisir, comme les repas où l'on célèbre quelque solennité (27),
et ceux où chacun contribue pour sa part; car on ne veut alors que
faire des sacrifices en commun, ou même on ne cherche que l'agrément
d'être ensemble. Mais toutes ces espèces de sociétés sont, pour
ainsi dire, subordonnées à la société politique ; car ce n'est pas
seulement l'intérêt du moment que celle-ci s'applique à protéger,
mais celui de toute la vie; et c'est pour cela qu'on fait des
sacrifices, qu'on ordonne des réunions solennelles, en l'honneur des
dieux, et qui offrent aux citoyens des occasions de délassements
agréables. Car anciennement ces sacrifices et ces solennités se
célébraient à l'époque qui suivait la récolte des fruits (28);
c'étaient comme des prémices qu'on offrait à la divinité, parce
qu'alors on jouissait de plus de loisir.
Ainsi donc toutes les associations semblent n'être que des parties
de la société politique, et, par conséquent, le caractère de chacune
d'elles se reproduira dans autant d'espèces d'amitiés différentes.
X. Or, il y a trois espèces de gouvernements (29)
et autant de manières de dévier de la forme propre à chacune
d'elles, et qui en sont comme des corruptions ou des dégénérations.
Ces formes principales sont, la Royauté, l'Aristocratie, et le
Pouvoir accordé à ceux qui ont une certaine quotité de revenu, forme
que l'on pourrait désigner par le nom de Timocratie (30),
mais à laquelle on donne la plupart du temps celui de République.
Cette dernière est la pire de toutes; la meilleure est la royauté.
La déviation ou dégénération de la royauté est la tyrannie [1160b]: car
l'une et l'autre sont monarchies; mais elles diffèrent
prodigieusement, le tyran n'ayant en vue que son intérêt personnel,
au lieu que le roi n'a pour but que l'intérêt de ceux qui sont
soumis à son autorité (31). En effet,
il n'y a de véritable roi que celui qui sait se suffire à lui-même,
et qui surpasse les autres hommes en tout genre de biens et
d'avantages : or, un tel être n'a besoin de rien de plus, et, par
conséquent, il ne saurait être fort occupé de ce qui lui est utile;
mais il ne s'intéressera qu'au bien de ceux sur qui il a autorité.
Celui qui ne sera pas tel, ne peut devoir son autorité qu'à la
faveur du sort, à l'effet du hasard (32).
Le tyran, au contraire, n'envisage jamais que son propre avantage.
Et dès lors, il est évident que la tyrannie est le pire de tous les
gouvernements, puisque c'est le contraire du plus parfait. Mais les
états passent ordinairement de l'une de ces formes à l'autre; car la
tyrannie est la corruption ou la dégénération de la monarchie, et un
mauvais roi devient tyran.
Les états sont aussi sujets à passer de l'aristocratie à
l'oligarchie, par l'effet des vices ou de la perversité de ceux qui
ont le pouvoir, et qui, disposant de la fortune publique, sans aucun
égard au mérite, s'emparent de tous les biens, ou au moins de la
plus considérable partie, et ne donnent les magistratures qu'aux
mêmes personnes; ne faisant cas que des richesses. Par conséquent,
l'autorité, au lieu d'être exercée par les citoyens les plus
vertueux, tombe dans les mains d'un petit nombre d'hommes dépravés.
Enfin, le passage de la timocratie à la démocratie [est encore fort
naturel]; car ces deux formes de gouvernement sont, s'il le faut
ainsi dire, limitrophes; la timocratie étant le mode de gouvernement
que la multitude adopte le plus volontiers, et tous ceux qui ont un
même revenu étant naturellement portés à se regarder comme égaux. Au
reste, entre les corruptions ou dégénérations de ces formes
diverses, la moins mauvaise est la démocratie, parce que la
république ne s'écarte pas beaucoup [de cette forme principale dont
elle est une corruption]. Tels sont les changements que subissent le
plus communément les principales espèces de gouvernement, parce
qu'ils en sont la transition la plus facile et la forme la plus
voisine.
On pourrait trouver des images et comme des exemples de ces formes
dans le mode d'existence des familles : car les relations d'un père
avec ses enfants offrent, en quelque sorte, une image de la royauté
; c'est pour cela qu'Homère donne à Jupiter le nom de père : et
l'autorité paternelle ressemble, en effet, à la puissance royale (33).
Mais, chez les Perses, cette autorité du père est tyrannique (34);
car ils disposent de leurs enfants comme d'esclaves. Le pouvoir d'un
maître sur ses esclaves est également tyrannique; car l'intérêt du
maître est tout ce que l'on considère. Dans ce cas, néanmoins,
l'autorité est ce qu'elle doit être (35);
mais l'autorité paternelle, en Perse, est vicieuse et dépravée ; car
le pouvoir doit différer comme les personnes qui l'exercent.
Mais les rapports du mari avec la femme constituent une sorte de
gouvernement aristocratique: car le mari y exerce une autorité
proportionnée au mérite ou à la dignité, dans les choses où il
convient que l'homme commande; mais il abandonne à la femme tous les
soins qui conviennent à son sexe. Au contraire, s'il veut décider de
tout en maître, l'aristocratie alors dégénère en oligarchie; car ce
n'est plus en vertu de sa supériorité réelle et naturelle qu'il
agit, mais il usurpe un pouvoir supérieur à son mérite. [1161a] Quelquefois,
cependant, les femmes exercent l'autorité, quand ce sont de riches
héritières (36). Dans ce cas encore,
l'autorité n'est pas donnée à la vertu, mais au crédit et à la
richesse , comme cela arrive dans les gouvernements oligarchiques.
L'administration d'une famille régie par des frères a quelque
ressemblance avec le gouvernement timocratique; car l'égalité a lieu
entre les membres de la famille, du moins autant que la différence
d'age peut le permettre : aussi, quand cette différence est très
considérable, l'amitié fraternelle ne peut-elle plus avoir lieu.
Enfin, la forme démocratique semble se retrouver surtout dans les
familles qui n'ont pas de chef; car alors tous les membres y sont
égaux; et, lorsque celui qui a l'autorité est sans force [pour la
faire respecter], chacun y vit dans la licence et au gré de son
caprice.
XI. Dans chacune de ces formes de gouvernement,
l'amitié règne en même proportion que la justice. Elle règne dans le
coeur du monarque, suivant qu'il est disposé à la bonté et à la
bienfaisance : car, s'il est vertueux, il veille au bien de ses
sujets, et s'occupe sans cesse de les rendre heureux ; il est comme
un pasteur attentif au soin de son troupeau ; et c'est pour cela
qu'Homère appelle Agamemnon le pasteur des peuples (37).
Telle est encore la tendresse paternelle; mais elle l'emporte par la
grandeur des bienfaits: car le père est l'auteur de l'existence,
c'est-à-dire, du plus grand des biens, pour ses enfants; il pourvoit
à leur nourriture et à leur éducation. On rend même un hommage
semblable aux ancêtres; car il y a une sorte d'autorité naturelle du
père sur ses enfants, des ancêtres sur leurs descendants, du roi sur
ses sujets. De ces relations naissent des sentiments de respect et
de dévouement, portés au plus haut degré d'exaltation; ils sont la
source des honneurs que nous rendons à nos ancêtres. Il y a donc
aussi de la justice dans ces sentiments, non pas la même sans doute,
mais une justice proportionnée au mérite; car c'est là un des
caractères de l'amitié.
La tendresse d'un mari pour sa femme est un sentiment analogue à
celui qui règne dans le gouvernement aristocratique ; car la
supériorité des avantages y est, pour la vertu, en proportion du
mérite et de ce qui convient à chacun; et c'est là ce qui
caractérise aussi la justice.
Quant à l'affection des frères, elle ressemble à celle qui unit les
hommes qui s'associent pour le plaisir et la joie ; car ils sont
doux et à peu près de même âge, et l'on trouve en eux la plupart du
temps similitude dans les moeurs et dans l'éducation ou dans
l'instruction. La forme de gouvernement que j'ai appelée
timocratique, ressemble assez à cette espèce d'affection, puisque
les citoyens y aiment l'égalité, et sont animés du désir de
l'estime; que l'autorité y est exercée tour à tour et avec un droit
égal, ce qui est encore le caractère de l'amitié.
Mais, dans les altérations que subissent ces formes diverses, la
justice va toujours en s'affaiblissant, de manière que la plus
mauvaise est celle où elle paraît le moins; et il en est de même de
l'amitié. En effet, la tyrannie ne renferme aucun sentiment de ce
genre, ou du moins n'en conserve que bien peu; car, du moment où il
n'y a rien de commun entre le maître et le sujet, il n'y a non plus
aucune affection réciproque : et il n'y a pas plus de justice; mais
le seul rapport qui existe entre eux est celui de l'ouvrier à
l'égard de l'outil, du corps à l'égard de l'âme, du maître à l'égard
de l'esclave ; [1161b] car il y a aussi une sorte de soin et d'attention que
l'on donne à ces objets quand on s'en sert. Mais on n'a point de
sentiments d'affection ni de justice pour les choses inanimées, pas
plus qu'on en a pour un cheval, ou un bœuf, ou même pour un esclave.
en tant qu'esclave : car l'esclave est un instrument animé, et
l'outil ou l'instrument est un esclave inanimé (38).
Il ne peut donc pas être l'objet de l'amitié en tant qu'esclave,
mais il peut l'être en sa qualité d'homme ; et il semble, en effet,
que tout homme est obligé à quelque devoir de justice envers tout
être capable de se soumettre à une loi commune, ou de participer à
une convention, et, par conséquent, est un objet convenable
d'amitié, en tant qu'il est homme.
Les sentiments d'affection et de justice n'existent donc que bien
peu sous un gouvernement tyrannique; ils ont, au contraire, le plus
haut degré d'énergie dans la démocratie, parce que les citoyens, y
étant égaux, ont entre eux une infinité de rapports communs.
XII. Toute amitié, sans doute, consiste dans une
sorte de communauté [de goûts, d'intérêts, d'opinions, de
sentiments], comme on l'a déjà dit; mais peut-être faut-il
distinguer celle qui est produite par la parenté, des liaisons qui
n'ont que le plaisir ou l'amusement pour objet. Quant au lien qui
unit les membres d'une même société politique, d'une même tribu, ou
les hommes qui naviguent ensemble, et autres rapports de ce genre,
ils ressemblent plus à ceux qui se fondent sur une communauté
d'intérêts; car on y remarque comme un consentement tacite : l'on
pourrait y joindre encore les liaisons d'hospitalité.
Mais l'affection de famille se présente sous un assez grand nombre
de formes diverses, et semble dépendre presque entièrement du lien
qui unit les pères et les enfants (39).
En effet, les parents aiment leurs enfants, comme étant une partie
d'eux-mêmes, et ceux-ci aiment leurs parents, comme tenant d'eux une
partie de ce qu'ils sont. Mais les parents connaissent mieux ce qui
vient, en quelque sorte, d'eux, que les enfants ne savent ce qu'ils
tiennent de leurs parents; et il y a un rapprochement naturel plus
intime de la part de l'être qui a donné la vie à celui qui l'a
reçue, qu'il n'y en a de ce dernier à l'auteur de son existence. Car
ce qui est de notre propre substance nous appartient, en quelque
manière, comme les dents, les cheveux, et, en général, tout ce qui
tient à nous; au lieu que l'être d'où proviennent ces choses, n'est
propre à aucune d'elles, ou leur appartient moins.
La différence du temps est encore à considérer ici : car ceux qui
ont donné la vie à d'autres êtres, les chérissent dès l'instant même
de leur naissance; mais ce n'est que lorsqu'ils sont un peu avancés
dans la vie, lorsque leur intelligence et leur sensibilité ont
acquis un certain développement, que les enfants chérissent les
auteurs de leurs jours. Ceci même fait voir pourquoi la tendresse
des mères est plus vive. Les parents aiment donc leurs enfants comme
eux-mêmes; car leur existence, détachée [s'il le faut ainsi dire] de
celle des parents, en fait comme d'autres êtres [en qui ils se
retrouvent]: mais les enfants n'aiment leurs parents que comme la
source ou la cause de leur existence.
La cause de l'affection réciproque des frères est la naissance
qu'ils doivent aux mêmes parents; car cette communauté de naissance
leur inspire les uns pour les autres un même sentiment. Aussi dit-on
qu'ils sont un même sang (40), qu'ils
appartiennent à la même souche (41), et
autres expressions de ce genre; ils sont donc, s'il le faut ainsi
dire, une même substance dans des individus distincts. La nourriture
commune et le peu de différence d'âge sont encore un puissant motif
d'amitié; car tout homme se sent plus naturellement porté vers ceux
qui sont de son âge, et la ressemblance dans les moeurs est un lien
qui unit ceux qui s'associent pour le plaisir ou l'amusement : aussi
l'amitié fraternelle ressemble-t-elle beaucoup à cette sorte de
liaisons. [1162a] Quant aux enfants des frères ou soeurs, et à ceux qui sont
dans un degré inférieur de parenté, leur attachement remonte à la
même cause, c'est-à-dire, à l'origine commune. Le plus ou le moins
de proximité à l'égard du chef de la race, ou de la famille, établit
ordinairement entre eux une intimité plus ou moins grande.
Au reste, la tendresse des enfants pour leurs parents, et le respect
des hommes pour les dieux, sont l'effet de la bienfaisance et de la
supériorité; car on doit de tels sentiments à ceux de qui on a reçu
les plus grands bienfaits, puisqu'ils sont la cause d'abord de notre
existence, et ensuite de l'éducation et de l'instruction que nous
avons reçues. Mais il y a d'autant plus d'utilité ou d'agrément dans
de tels liens, en comparaison de ceux qui sont moins directs, qu'on
a des rapports plus fréquents et plus intimes avec les êtres qui
sont l'objet de notre attachement. On trouve aussi, dans l'amitié
fraternelle, ce qui se remarque dans les liaisons d'agrément et de
plaisir, et d'autant plus dans les liaisons entre des individus
estimables, et qui se ressemblent, en général, sous beaucoup de
rapports, qu'elles sont plus intimement unies, et par une affection
qui a, pour ainsi dire, commencé au début de la vie ; parce que ceux
qui sont nés des mêmes parents, et qui ont été nourris et élevés
ensemble, ont des moeurs plus semblables, et qu'enfin, l'épreuve du
temps est à la fois la plus sûre et la plus constante. Il y a des
motifs analogues d'attachement dans les autres degrés de parenté.
Quant à l'affection conjugale, il semble qu'elle soit un effet
direct et immédiat de la nature humaine (42)
: car l'homme est porté par sa nature à vivre avec la femme, plus
encore qu'à vivre en société politique; d'autant plus (dis-je) que
nécessairement l'existence de la famille est antérieure à celle de
la cité, et que la propagation des espèces est une loi commune à
tous les êtres animés. Mais cette union se borne uniquement à cela
dans les autres espèces; au lieu que, chez l'homme, elle a encore
pour but de se procurer toutes les choses nécessaires à la vie : car
bientôt la tâche se trouve partagée entre les deux membres de
l'association, et celle de l'homme est autre que celle de la femme.
Aussi se prêtent-ils de mutuels secours, mettant en commun les
moyens propres à chacun d'eux (43).
C'est pour cette raison que l'utile et l'agréable semblent plus
spécialement unis dans cette espèce d'amitié. Elle peut même être
fondée sur la vertu, si le mari et la femme sont digues d'estime,
puisque chacun d'eux a son mérite propre; et ils peuvent trouver la
plus douce satisfaction dans un pareil lien. Les enfants contribuent
ordinairement à le resserrer encore davantage; et c'est pour cela
que les époux qui sont privés de ce bonheur, se désunissent plus
promptement : car les enfants sont un bien commun à l'un et à
l'autre, et tout ce qui est commun est un moyen d'union.
Mais demander comment un mari doit vivre avec sa femme, et, en
général, un ami avec son ami, c'est demander comment ils devront
observer les règles de la justice; car elles ne sont pas les mêmes à
l'égard d'un ami et à l'égard d'un étranger, ou d'un condisciple, ou
d'une personne avec qui l'on n'a que des relations de plaisir et
d'amusement.
Xlll. Puisqu'il y a trois sortes d'amitiés, ainsi
qu'on l'a dit au commencement (44), et
puisqu'il peut toujours y avoir entre les amis ou égalité ou
supériorité relative : car ou les amis sont égaux en vertu, ou l'un
est plus vertueux que l'autre, [1162b] et il en est de même des qualités
agréables; et, en fait d'utilité, ils peuvent ou se procurer
réciproquement des avantages égaux, ou l'emporter l'un sur l'autre.
Il faut donc, lorsqu'il y a égalité, qu'elle se manifeste dans
l'attachement réciproque et dans toutes les autres circonstances;
et, entre personnes inégales, il faut que l'inférieur trouve quelque
compensation proportionnée à la supériorité de l'autre. Au reste, ce
n'est pas sans raison que l'amitié fondée sur l'utilité est la seule
qui donne lieu à des plaintes et à des réclamations, ou au moins
celle où elles sont le plus fréquentes. Car ceux dont la vertu forme
le lien, sont empressés à se faire réciproquement du bien, puisque
c'est le propre de la vertu et de l'amitié; or, une pareille
émulation ne produit ni plaintes ni contestations : car personne
n'est fâché que son ami lui fasse du bien; mais, quand on est
reconnaissant, on se venge par d'autres bienfaits. Celui même qui a
la supériorité en ce genre, ne faisant que ce qu'il a voulu faire,
ne saurait se plaindre de son ami, puisque chacun d'eux désire ce
qui est bien.
Les amitiés, fondées sur le plaisir, ne sont guère plus sujettes à
cette espèce d'inconvénient : car les deux amis trouvent, en pareil
cas, ce qui peut les satisfaire, s'ils aiment à vivre ensemble; et
celui qui se plaindrait que l'autre ne trouve pas de plaisir dans
cette liaison, serait ridicule, puisqu'il ne tiendrait qu'à lui de
ne pas consacrer ses jours entiers à une pareille amitié.
Mais les liaisons fondées sur l'utilité, sont exposées à ce genre
d'inconvénient : car, comme on ne s'attache l'un à l'autre qu'en vue
des avantages qu'on espère, on en désire toujours de plus grands, on
croit toujours en trouver moins qu'on avait droit d'en attendre, on
se plaint de ne pas obtenir tout ce qu'on aurait dû trouver et qu'on
méritait : et le bienfaiteur se voit dans l'impossibilité de
satisfaire à tous les besoins de l'obligé.
On pourrait dire que de même qu'il y a deux sortes de droit, l'un
[naturel] et non écrit, et l'autre déterminé par la loi, de même
l'amitié fondée sur l'utilité, est de deux sortes, l'une morale, et
l'autre légale. Or, les plaintes et les réclamations ont lieu
surtout lorsque les engagements réciproques ne se sont pas formés
d'après la même espèce d'amitié qui existe au moment de la rupture (45).
L'amitié que j'appelle légale a pour base des conventions expresses;
elle est tout-à-fait mercantile, et, comme on dit communément, de la
main à la main. Elle peut aussi être plus libérale; elle admet un
engagement à temps, mais sur parole, de se donner une chose pour une
autre : il est évident qu'il y a là une dette qui ne peut pas être
contestée, mais pour l'acquittement de laquelle un sentiment
d'affection pourra accorder du délai. Aussi, entre ceux qui ont
contracté de ces sortes d'engagements, il arrive quelquefois qu'on
ne voit point de procès; mais ils se croient obligés à une sorte
d'attachement pour des personnes qui ont consenti à des engagements
de pure confiance.
Au contraire, dans l'amitié morale, on ne s'engage pas par des
conventions expresses, mais de la même manière et dans la même
disposition d'esprit que l'on fait un don à un ami, ou qu'on oblige,
en quoi que ce soit, toute autre personne. Cependant, on s'attend à
recevoir en retour ou la valeur de ce qu'on a donné, ou même une
valeur plus grande; car c'est un prêt qu'on a fait, et non pas un
pur don : mais les plaintes auxquelles la rupture donne lieu, ne
seront pas les mêmes [que dans le cas d'un contrat violé], parce que
l'engagement n'était pas de même nature. Cela vient, au reste, de ce
que tous les hommes, ou au moins la plupart, veulent sans doute ce
qui est beau et généreux, mais préfèrent ce qui est utile : or, il
est beau de faire du bien, sans avoir pour but qu'on nous en fasse à
notre tour; [1163a] mais il est utile d'éprouver des bienfaits.
Il faut donc rendre la valeur du bienfait à celui qui peut vous
obliger et qui y consent; car on ne doit point rechercher un ami qui
le serait malgré lui. [Il faut agir ] comme si l'on avait été dans
l'erreur au commencement, et obligé par une personne dont on ne
devait pas accepter ou attendre des bienfaits, puisqu'on ne les a
pas reçus comme venant d'un ami qui n'avait en vue que le plaisir
d'obliger. En un mot, il faut se libérer comme si l'on avait reçu le
bienfait à des conditions expresses; comme si l'on n'avait consenti
à l'accepter que parce qu'on pouvait le rendre, mais [persuadé que]
si l'on n'avait pas été en état de le faire, celui qui vous a obligé
ne s'y serait pas prêté (46). Ainsi,
l'on doit rendre ce qu'on a reçu, quand on le peut ; mais il
convient de considérer d'abord par qui on est obligé, et à quelles
conditions, afin de savoir si l'on doit, ou non, s'engager à ce
prix.
Il y a encore à examiner la question de savoir si la reconnaissance
et la dette contractée doit se mesurer sur l'utilité de celui qui a
été obligé, ou sur l'étendue du bienfait, et, par conséquent, être
envisagée par rapport au bienfaiteur. En effet, l'obligé prétendra
n'avoir reçu de celui-ci que des services qui étaient peu de chose
pour lui, qu'il aurait pu recevoir également de tout autre;
cherchant ainsi à déprécier le mérite du bienfaiteur. Celui-ci, de
son côté, soutiendra que l'autre lui a les plus grandes obligations,
et qu'il n'aurait pu recevoir de personne un pareil service, surtout
dans le danger et dans le besoin où il se trouvait. Dans une amitié
ainsi fondée sur l'utilité, n'est-ce donc pas l'utilité de celui qui
a reçu le bienfait qui doit en être la mesure? Car, enfin, c'est lui
qui était dans le besoin, son ami l'a secouru, dans l'espoir qu'il
pourrait lui rendre un service égal ; l'étendue ou la valeur de ce
service doit donc être appréciée sur l'utilité que celui-ci en a
retirée. Par conséquent, il est tenu de rendre à son ami tout le
bien et toute l'utilité qu'il a trouvée en lui, ou même plus encore,
car cela serait plus noble et plus généreux.
Mais ces sortes de plaintes ou de réclamations n'ont point lieu dans
les amitiés fondées sur la vertu; la mesure naturelle du bienfait
est ici l'intention du bienfaiteur : car, en fait de moeurs et de
vertu, c'est l'intention qui est le principal.
XIV. Il s'élève surtout des différends dans les
amitiés entre personnes d'un mérite inégal : car chacun prétend
obtenir sur l'autre quelque avantage; mais, lorsque cela arrive,
l'amitié ne tarde pas à se dissoudre. En effet, celui qui a plus de
mérite croit qu'il est juste que l'avantage soit de son côté, et que
la part de l'homme vertueux soit plus considérable. Celui qui est
plus utile a la même prétention. Il ne faut pas, disent-ils, que
celui qui n'est bon à rien partage également; car, si les avantages
de l'amitié ne sont pas en proportion du mérite!. ce n'est plus
l'amitié, c'est une véritable charge comme celle qu'on impose aux
citoyens pour les besoins de l''Etat (47).
C'est pourquoi l'on croit communément qu'il doit en être de l'amitié
comme d'une société de commerce, où ceux qui ont fourni le plus de
fonds, ont une part plus considérable dans les bénéfices. Mais
l'opinion de l'homme qui est dans le besoin, et qui a moins de
mérite. est fort différente : il croit, au contraire, que le devoir
d'un ami vertueux est de venir au secours de ses amis dans
l'indigence ; car, à quoi bon, dit-il, être l'ami d'un homme vertueux
ou puissant, si l'on n'en doit retirer aucun avantage? [1163b] Tous deux
néanmoins peuvent avoir raison, à certains égards, en prétendant
tirer chacun des avantages réels de l'amitié : mais ce ne seront pas
des avantages du même genre; celui qui a la supériorité [du rang et
de la fortune] doit y trouver plus d'honneur; et celui qui est dans
l'indigence, plus de profit. Car l'honneur est la récompense de la
bienfaisance et de la vertu, le gain est la ressource de
l'indigence,
Il semble, en effet, que c'est ainsi que les choses se passent dans
le gouvernement des états : car on n'y accorde point de
considération à ceux qui ne contribuent en rien à l'utilité
publique, puisqu'on ne donne ce qui appartient à tous qu'à celui qui
a rendu des services à la communauté; or, la considération est le
bien de tous. Il n'est pas possible, en effet, de s'enrichir aux
dépens du public, et d'en être en même temps honoré; car personne ne
consent à perdre en tout ses avantages : aussi accorde-t-on des
honneurs à celui qui sacrifie ses richesses; et l'on donne de
l'argent à celui qui est plus sensible à cette sorte de récompenses.
Car c'est, comme on l'a déjà dit, la proportion relative au mérite
et à la dignité, qui rétablit l'égalité et conserve l'amitié. Telle
est donc l'espèce de commerce et de relation qui doit exister entre
hommes qui ne sont pas égaux; et il faut rendre en honneurs le prix
des services qu'on a reçus, soit par des sacrifices d'argent, soit
par des actes de vertu, c'est-à-dire, s'acquitter comme on le petit;
puisque l'amitié est obligée de chercher ce qui est possible, et non
ce qui est en proportion du mérite.
Car on ne peut s'acquitter envers tout le monde par des honneurs et
par des respects, comme on le fait pour les dieux et pour les
auteurs de sa naissance. Dans ce cas, sans doute, il n'y a personne
qui puisse s'acquitter dignement; mais celui qui montre, autant
qu'il peut, son respect, passe pour un homme estimable et vertueux.
Voila pourquoi l'on pense communément qu'un fils ne peut jamais
renoncer son père, tandis que le père peut fort bien renoncer son
fils (48). Car on est obligé de rendre
ce qu'on a reçu, et il n'a jamais rien pu faire pour son père qui
fût capable d'acquitter sa dette , en sorte qu'elle subsiste
toujours : or, celui à qui l'on doit est toujours en droit de
renoncer son débiteur; par conséquent, le père a ce droit là.
Peut-être, au reste, n'y a-t-il pas de père qui en voulût user, si
ce n'est à l'égard d'un fils extrêmement coupable : car, outre
l'affection naturelle, il n'est pas dans le coeur de l'homme de se
priver de ses ressources et d'un appui précieux. Mais un fils
vicieux et pervers cherche à s'affranchir, ou au moins ne s'inquiète
guère du soin de pourvoir aux besoins de son père. La plupart des
hommes ne demandent même pas mieux que de se voir prévenus par des
bienfaits, et ils se dispensent volontiers, au contraire, d'être
bienfaisants, parce qu'il n'y a en cela aucune utilité pour eux.
Mais en voilà assez sur ce sujet.
(01)
Le même sujet est traité dans la Morale à Eudemius (l. 7, c.
1 - 15), dans la Grande Morale (l. 2, c. 11 - 17), dans le
Banquet et le Lysis de Platon. Voyez aussi , dans
Plutarque, les traités Comment on peut discerner le flatteur d'un
ami. - De la pluralité des amis. - Cicéron, Laelius
.s. De Amicitia, etc.
(02) Voy. l'Iliade, ch. X, vs
224.
(03) Voyez la Politique
d'Aristote, l. 2, c. 1, § 16.
(04) Aristote entend probablement ici
l'équité, telle qu'il l'a définie dans le chap. X du 5e livre.
(05) Voyez le Lysis de Platon ,
p. 214 b.
(06) Littéralement: des potiers;
allusion à deux vers d'Hésiode, dont le sens est:
«
Le potier porte envie au potier, le charpentier au charpentier, etc.
»,
et qui étaient devenus proverbe. Voyez Hesiod. Op. et Dies.
vs. 25.
(07) 7) Ce sont des vers de l'Oedipe
d'Euripide, tragédie qui s'est perdue, et dont ce fragmenta été
conservé par Athénée (p. 600); et par Stobée (Eclog. Phys. p.
21-22). Voy. Valckenaer. Diatrib. Euripid. c. 4, p. 51. Il
semble que Virgile ait eu en vue cette pensée d'Euripide, lorsqu'il
dit dans ses Géorgiques ( lib.II, vs. 325) :
Tum pater omnipotens faecundis imbribus aether
Conjugis in gremirun descendit.
(08) Ailleurs (Eudem. l. 7, c.
1), Aristote dit:
«Héraclite
blâme le poète qui a dit, Périsse la discorde ! Puisse-t-elle
être bannie d'entre les dieux et les hommes ! Car sans le grave
et l'aigu, il n'y aurait pas d'harmonie; s'il n'y avait pas
opposition entre le mâle et la femelle, les animaux n'existeraient
pas.
»
(09) Voyez M. M. l. 2, c.
II et Eudem.l. 7, c. 1. Cicéron (De Amicit. c. 7),
rappelle aussi cette doctrine d'Empédocle.
(10) Cette dernière phrase, qui n'est
pas très claire, dit Mr. Coray, est expliquée dans la paraphrase,
par une phrase qui l'est encore moins.
(11) Voyez dans la Rhétorique
d'Aristote (l. 2 c. 13) Ies mêmes idées sur ce sujet, exposées
avec plus d'étendue.
(12) J'ai adopté ici la conjecture de
Mr. Coray, qui consiste à lire ἐταιρικοὶ, au lieu de ἐρωτικοὶ , et
qui est confirmée par divers passages de notre auteur. (Voyez l. 8,
c. 5, et l. 9, c. 10 de ce traité, et notamment le c. 12 du
livre 2e de la Rhétorique.)
(13) Les mots dont j'ai compris ici la
traduction entre deux astérisques, n'offrent pas un sens
satisfaisant, et aucun des commentateurs n'a réussi à leur en
trouver un; peut-être faut-il, comme le pense Mr. Coray, les
supprimer tout-à-fait, comme une glose marginale insérée mal à
propos dans le texte.
(14) Cicéron (De Amicit. c. 19)
rappelle ce même proverbe : Verumque illud est quod dicitur,
multos rnodios salis simul edendos esse , ut amicitiæ manus expletum
sit. Voyez aussi Erasrn. Adag. chil. II, cent. I, prov.
14.
(15) Voyez dans le Banquet de
Platon (p. 183.) la juste et sage distinction qu'il établit, à cet
égard, entre l'amour fondé sur les qualités morales, et celui qui ne
l'est que sur les avantages extérieurs.
(16) Cicéron (De Amicit. c 18) dit
aussi : Addendum eodem est , ut ne criminibus, aut inferendis
delectetur, aut credat oblatis... est enirn boni viri non solum ab
aliquo allatas crirninationes refellere, sed ne ipsum quidem esse
suspiciosum, semper aliquid existimantem ab amico esse violatum.
(17) Ailleurs (Eudem. l. 7, c.
2) notre auteur dit aussi qu'à parler rigoureusement, on ne devrait
donner le nom d'amitié qu'à celle qui est fondée sur la vertu, etc.
Et la même pensée se trouve dans le dialogue intitulé Clitophon
(p. 409), que l'on attribue à Platon. (Voy. to. XI, p. 283, ed. Bip.
)
(18) C'était une des maximes de
Pythagore. Voy. Diog. Laert. l. 8. s 10.
(19)
«
Non-seulement la fortune elle-même est aveugle (dit Cicéron), mais
elle rend ordinairement aveugles ceux qu'elle a comblés de ses
faveurs.
»
Non enim solum ipso fortuna caeca est, sed eos etiam plerumque
efficit caecos, quos complexa est. (Cic. De Amicit c.
15.)
(20) L'auteur fait ici allusion à
la doctrine qu'il a exposée précédemment sur la justice distributive
(l. 5, c. 3 - 5), et il veut dire, ce semble, que quand il est
question de récompenser le
mérite ou la vertu, et
d'y proportionner les récompenses, c'est leur degré qu'il faut
d'abord considérer, puis la qualité de la récompense. Mais quand il
s'agit de l'affection ou de l'amour qu'on peut accorder, en retour
du mérite, de la dignité ou de la vertu, il faut d'abord considérer
la quantité d'affection (si l'on peut s'exprimer ainsi) que l'ami
peut offrir, puis le degré de mérite de celui qu'il aime. On doit
avouer, au reste, que cette distinction est plus subtile que juste,
ce qui ne pouvait manquer de répandre quelque obscurité sur le
langage dans lequel elle est exprimée.
(21) J'ai cru pouvoir adopter ici le
sens suivi par les traducteurs latins, quoique un peu différent de
l'interprétation de l'auteur de la paraphrase, adoptée par Mr.
Coray, qui est, à quelques égards, plus conforme au texte, mais qui
me semble l'être moins à la liaison des idées.
(22) C'est-à-dire, d'être l'ami de
celui qui a fait de tels voeux
en sa faveur.
(23) Les souhaits et les voeux ne
peuvent contribuer en rien, soit pour nous-mêmes, soit pour les
autres, ni à la vertu, ni au bonheur qui en dépend. L'examen de ce
genre de questions ne saurait donc conduire qu'à des subtilités
ridicules ou puériles, et à des conclusions qui choquent à la fois
le sentiment et la raison.
(24) Dans le 1er chapitre de ce
livre.
(25) C'était (dit-on) aussi une
maxime de Pythagore, devenue proverbe chez les Grecs. Voy. Diog.
Laert. l. 8, § 10 ; Cic. De Off. l. 1, c. 16.
(26) Voyez la Politique, l. 3,
c. 4, § 2.
(27) Un repas, ou une réunion de ce
genre était appelée θίασος. Sur quoi l'on peut voir, entre autres,
Xenoph. Memor. Socrat. l. 2, c. 1, § 31. Un repas où chacun
contribuait pour sa part s'appelait ἔρανος. Voy. ci-dessus, l. 4, c.
2, note 8.
(28) Voyez, sur ce sujet, Strabon (l.
9, p. 419, to. 2, p. 192 de l'édition de Mr Coray. Paris, 1817);
Virgile (Georg. l. 2, vs. 527 seq.); Horace (Epist. l.
1, ep. 1, vs. 139, sq.), etc.
(29) Voyez Eudem. l. 7, c. 9; et
la Politique, l. 3, c. 5.
(30) C'est proprement la République.
(Vov. Polit. l. 7, c. 3, § 11; l. 3, c. 5, § 9; l. 4, c. 7, §
1 - 6.) Mr. Coray avertit ici que ce n'est pas Aristote, comme il
l'avait dit dans ses remarques sur Isocrate (p. 196 ), mais Platon,
dans sa République (l. 8, p. 545-550), qui donne le nom de
timocratie, ou timarchie, à l'oligarchie, ou au moins à une certaine
forme de l'oligarchie, que Xénophon (Memor. Socrat. l. 4, c.
6, § 12) a appelée Ploutocratie, c'est-à-dire, domination des
riches.
(31) Voyez, dans la Politique
(l. 3, c. 5, § 2 et 4) la même doctrine et posée avec plus de
développement. Telle avait été aussi l'opinion de Socrate: « Il
appelait Royauté l'autorité établie sur les citoyens, d'après leur
consentement, et exercée conformément au voeu de la loi : mais celle
qui n'avait d'autre règle que la volonté arbitraire du chef, qui
n'était pas conforme aux lois, ni consentie par les citoyens, il
l'appelait tyrannie.
» (Xénoph. Mem.
Socrat. l. 4, c. 6, § 12.)
(32) Littéralement :
« Ne saurait être
qu'un roi tiré au sort
», ou, comme nous
dirions dans le langage familier, un roi de la fève, ce qui, au
reste, s'applique d'autant plus aux moeurs des Athéniens que c'était
en effet avec des fèves de différentes couleurs qu'ils votaient dans
les élections, et que le premier des neuf archontes, ainsi élus,
s'appelait Roi, ou l'archonte-roi.
(33) Voyez la Politique, l. 1,
c. 5, § 2.
(34) Voyez la Politique, l.
1, c. 2, § 2.
(35) Et elle produit aussi tous
les déplorables effets qu'elle doit produire; c'est-à-dire, que plus
le maître est maître, et plus l'esclave est esclave, plus l'un et
l'autre deviennent étrangers à tous les sentiments de justice et de
raison, plus ils descendent du rang et de la dignité d'homme.
(36) Cela arrivait assez
fréquemment à Lacédémone. Voyez la Politique, l. 2, c. 6, §
8-11. Les poètes comiques ont souvent fait mention des caprices et
de l'orgueil de ces héritières, qui faisaient payer cher à leurs
maris la dot qu'elles leur avaient apportée. On peut citer, à ce
sujet, un fragment de Ménandre dont le sens est :
« Celui qui désire
d'avoir pour femme une riche héritière, ou expie quelque faute qui
lui a attiré la colère des dieux, ou est bien aise de passer pour un
mortel fortuné, tandis qu'au fond il sera très à plaindre.
»
(37) Dans l'Iliade (ch. II, vs.
254, 772, etc.) Homère appelle, au contraire, les mauvais princes,
des rois dévorateurs du peuple (δημοβόρους). Suétone nous apprend
que Tibère écrivit à des préfets des provinces, qui lui
conseillaient d'augmenter les impôts:
« Que le devoir
d'un bon pasteur était de tondre le troupeau, et non de l'écorcher.
»
Boni pastoris esse tondere
pecus, non deglubere. (Sueton. in Tiber. c. 32). Quel
langage, dans la bouche d'un pareil monstre! Était-ce retour
momentané à quelques sentiments de justice, ou une insolente
dérision, jointe à la plus détestable hypocrisie ?
(38) Voyez la Politique, l. 1,
c. 2, où cette doctrine aussi absurde qu'inhumaine, mais
malheureusement fondée sur un ordre de choses qui tenait encore à la
barbarie de l'état sauvage, est exposée avec plus de développement.
Voyez aussi Eudem. l. 7, c. 9. Il faut pourtant savoir
quelque gré aux anciens jurisconsultes, en admettant un principe
confirmé par l'usage universel de leur temps, d'avoir toujours pris
soin d'observer qu'il est contraire au droit naturel. Quod
attinet ad jus civile, servi pro nullis habentur, non tamen jure
naturali : quia, quod ad jus naturale pertinet, omnes homines sont
aequales.
« Quant au droit
civil, les esclaves sont comptés pour rien; mais il n'en est
pourtant pas ainsi dans le droit naturel; parce que, suivant le
droit naturel, tous les hommes sont égaux,
» dit le jurisconsulte
Ulpien, cité par l'un des commentateurs d'Aristote, sur cet endroit
de sa Morale.
(39) Voyez ce que notre auteur
dit ailleurs sur le même sujet (M. M. l. 2, c.12; et
Eudem. l.7, c. 9 et 10).
(40) Voyez l'Iliade d'Homère
(ch. VI, vs. 211), et l'Odyssée (ch. XVI, vs. 300).
(41) Expression employée par les poètes
tragiques. Voyez l'Ion d'Euripide (vs. 1576), et les paroles
de Théoderte , qui cite Aristote dans sa Politique (l. 1, c.
2, § 19).
(42) Voyez la Politique, l. 2, §
1 - 2; Eudem. l. 7, c. 10. - Voyez aussi Cicéron (De Offic.
l. 1, c. 17), où, après avoir parcouru les divers degrés d'affection
qui peuvent unir les hommes entre eux, et en avoir indiqué les
causes, cet illustre et grand citoyen ajoute ces paroles mémorables
: Sed cum omnia ratione animoque lustraris, omnium societatum
nulla est gravior, nulla carior, quam ea quae cum republica est
unicuique nostrum : cari sunt parentes, cari liberi, propinqui,
familiares : sed omnes omnium caritates patria una complexa est: pro
qua quis bonus dubitet mortem oppetere, si ei sit profecturus ?
«Mais, toutes choses considérées par raison et par sentiment, aucune
espèce de lien n'est plus cher et plus sacré que celui qui unit
chacun de nous à la république. Nos parents, nos enfants, nos
proches, nos amis, nous sont chers; mais la patrie comprend à elle
seule, toutes les affections de tout genre : hé quel homme de bien
pourrait hésiter à lui sacrifier sa vie, si elle a besoin d'un
pareil sacrifice?
» Voyez ci-dessus,
chap. IX, vers la fin.
(43) Voyez Aristotel. Oeconomic.
l. 1, c. 3.
(44) Au commencement du chapitre III de
ce livre.
(45) C'est-à-dire, lorsque l'amitié qui
était fondée sur des convenances morales réciproques, vient à se
rompre par suite d'arrangements où la loi peut ou doit intervenir,
comme l'auteur le donne à entendre, dans un autre endroit. (Eudem.
l. 7, c.. 10).
(46) C'est encore ici un de ces
passages où tous les commentateurs avouent leur embarras, et où le
texte a évidemment souffert quelque altération importante. Le
traducteur ne peut donc se flatter d'avoir saisi le pensée de son
auteur; il ne peut que le suivre d'aussi près que le permet
l'obscurité du texte.
(47) Dans un passage de la Morale à
Eudémus, qui correspond à celui-ci, l'auteur dit pareillement :
« De cette manière, celui
lui a la supériorité
semblerait perdre de ses avantages, et l'amitié ou la société entre
deux personnes deviendrait [pour le premier] une fonction à titre
onéreux (λοιτουργία). Il faut donc établir la proportion
convenable, en lui accordant quelque chose en compensation; et ce
sera [par exemple] l'honneur.
» Voyez Eudem.
l. 7, c. 10.
(48) Chez les Grecs, la loi autorisait
un père à renoncer son fils d'une manière solennelle, lorsqu'il
avait pour cela des motifs qu'il pouvait faire admettre par les
juges. Cette action s'appelait ἀποκήρυξις. Il y a un traité de
Lucien, ou plutôt une Déclamation, sous ce titre. Mr. Zell cite le
passage suivant de Valère-Maxime (l. V, c. 8), qui paraît contenir
la formule usitée chez les Romains dans des circonstances pareilles.
Torquatus renonçant son fils, pour s'être laissé corrompre par
argent, et avoir ainsi déshonoré sa famille, s'exprime en ces
termes: Cum Sylvanum filiium meum pecunias a sociis accepisse
probatum sit, et republica et domo mea indignum judico, protinusque
e conspectu meo abire jubeo.