LIVRE X.
ARGUMENT.
I.
Les sentiments de plaisir et de peine influent sur toutes nos déterminations. Le
plaisir est-il un bien ou un mal ? Quelques philosophes ont soutenu qu'il est un
mal, moins peut-être par conviction, que dans la persuasion qu'il y aurait
quelque utilité à le faire envisager ainsi. Mais une assertion ne peut obtenir
l'assentiment des hommes, que lorsqu'elle est d'accord avec les faits. - II.
Eudoxe regardait le plaisir comme le souverain bien, ou le bien absolu, parce
que tous les êtres animés le cherchent avec ardeur, et fuient avec non moins
d'ardeur ce qui lui est contraire, c'est-à-dire, la peine ou la douleur. Platon
essaya de combattre l'opinion d'Eudoxe par des arguments qui ne sont pas
tout-à-fait décisifs. - III. On objecte, par exemple, contre la volupté, qu'elle
n'est pas une qualité, qu'elle est génération, (c'est-à-dire, sans cesse
aspirant à une existence complète, et n'y arrivant jamais); qu'elle est
mouvement, et, par conséquent, toujours imparfaite. On fait, contre la volupté,
d'autres objections, qui prouvent qu'on n'a considéré que les plaisirs des sens,
et qu'on a négligé de tenir compte de ceux de l'intelligence. Peut-être, au
reste, est-on autorisé à penser seulement qu'il y a des plaisirs désirables en
eux-mêmes, mais qui diffèrent d'espèce, ou à raison des causes qui les
produisent. - IV. On a tort de dire que le plaisir soit mouvement, ou génération
: car cela ne saurait se dire que des choses qui sont divisibles et qui ne
composent point un tout; au lieu que le plaisir existe indépendamment de la
condition du temps : celui qu'on éprouve, dans un moment indivisible, est
quelque chose de complet et d'entier. Pourquoi n'y a-t-il point de plaisir
constant? c'est que la faiblesse naturelle de l'homme ne lui permet pas de
supporter un état de continuelle activité. D'ailleurs, c'est le plaisir qui
donne à tous nos actes leur degré de perfection. - V. Nos actes sont de
différentes espèces, et par conséquent aussi les plaisirs qui les perfectionnent.
C'est pourquoi on ne fait avec succès que ce qu'on aime à faire, et l'on a bien
de la peine à exécuter les actes d'une espèce, quand on est vivement touché des
plaisirs d'une espèce différente. Il y a donc des plaisirs vertueux, puisqu'il y
a des actions vertueuses : il y a aussi des plaisirs coupables, et dont on doit
s'abstenir. Il suit de là que les plaisirs propres à l'homme de bien, au sage,
sont les plaisirs véritables; les autres ne méritent ce nom que d'une manière
secondaire ou relative, et non absolue. - VI. Une connaissance plus exacte de la
nature du plaisir, nous met à même de mieux apprécier celle du bonheur. II est
incontestablement du nombre des choses qu'on doit préférer pour elles-mêmes. En
fait d'actions, par exemple, on pourra ranger dans cette classe celles où l'on
ne cherche rien de plus que l'action ou l'activité elle-même. Celles qui n'ont
pour but qu'un amusement frivole et passager, ne peuvent évidemment pas
contribuer au bonheur: il faut donc préférer celles qui sont agréables à l'homme
vertueux, c'est-à-dire, celles qui sont conformes à la vertu. - VII. L'activité
purement spéculative, ou contemplative, est ce qu'il y a de plus éminemment
propre à la nature d'un être doué de raison et d'intelligence : c'est donc dans
l'exercice d'une telle activité qu'un tel être doit trouver le bonheur, puisque
c'est par elle qu'il peut jouir des plaisirs les plus délicieux et les plus
purs, de ceux qui méritent incontestablement la préférence, par la constance et
la sécurité qui les accompagnent. Joignez à ces avantages d'une vie consacrée
tout entière à l'activité purement contemplative, celui de se suffire
complètement à elle-même. Mais une telle vie semble au-dessus de la condition
humaine, et appartient peut-être exclusivement à la nature divine. Nous devons
donc cultiver avec soin le principe sublime et divin qui fait partie de notre
être, et nous appliquer, autant qu'il est possible, à nous rendre dignes de
l'immortalité. - VIII. Si les vertus intellectuelles, qui ont un principe divin,
sont au premier rang, les vertus morales, qui sont purement humaines, doivent
être placées au second rang. Aussi le bonheur propre à la vie contemplative
a-t-il moins besoin des biens extérieurs, que celui qui résulte de l'exercice
des vertus morales. Dans celles-ci, il faut que les actes manifestent
l'intention ou la volonté, ce qui n'est pas nécessaire dans la vie
contemplative. Voilà pourquoi nous ne pouvons attribuer aux dieux les vertus
morales, ni imaginer quels seraient en eux les actes de pareilles vertus, sans
tomber dans des fictions absurdes ou ridicules. L'homme est donc une nature
intermédiaire entre les dieux, qui ont l'activité contemplative dans toute sa
pureté et dans toute sa plénitude, et entre les animaux, qui sont entièrement
privés d'une pareille activité. Si les dieux prennent quelque soin des choses
humaines, comme on doit le croire, sans doute ils voient avec faveur et ils
récompenseront les hommes qui savent apprécier et qui s'appliquent à cultiver le
principe qui leur est commun avec la nature divine. - IX. Il ne suffit pas de
savoir ce que c'est que la vertu, il faut la pratiquer. Il y a des hommes qui
naissent avec d'heureuses dispositions pour la vertu ; mais chez le plus grand
nombre, elle peut être l'effet de l'instruction et des bonnes habitudes. Une
surveillance commune, un bon système d'éducation publique, sont les moyens les
plus propres à préparer la jeunesse aux habitudes vertueuses. Car l'autorité
paternelle n'a pas communément la force nécessaire pour cela; il n'y a que la
loi, qui n'excite aucun sentiment de haine en prescrivant ce qui est honnête et
sage. La science de la législation est donc une de celles qu'il est le plus
important de cultiver. Les sophistes, qui promettaient de l'enseigner, ont
montré qu'ils n'en avaient aucune véritable notion. Ceux qui jusqu'à présent ont
traité de la morale, ont entièrement négligé ce qui a rapport à la législation.
Il convient donc de s'en occuper, si l'on veut perfectionner, autant qu'il est
possible, la philosophie de l'humanité. Ce sera l'objet du traité qui suit
immédiatement celui-ci [la Politique].
I.
[1172a] Il est peut-être à propos de traiter à présent du plaisir; car c'est une
affection qui semble tout-à-fait appropriée à notre espèce. Voilà pourquoi le
plaisir et la peine sont les moyens dont on se sert, dans l'éducation de la
jeunesse, pour la gouverner (01). Le point le plus
important, par rapport à la vertu morale, est, ce semble, qu'on aime ce qui doit
plaire, et qu'on haïsse ce qui est digne d'aversion; car ces sentiments
s'étendent sur l'existence toute entière, et ont une grande influence sur la
vertu et sur le bonheur de la vie, puisqu'on préfère ce qui donne du plaisir, et
qu'on fuit ce qui cause de la peine. Or, on doit d'autant moins passer ce sujet
sous silence, qu'il présente plusieurs difficultés à résoudre.
En effet, les uns prétendent que la volupté est le bien par excellence; les
autres soutiennent, au contraire, qu'elle est de tout point funeste et
méprisable; soit que ceux-là croient qu'elle est réellement un bien, soit que
ceux-ci aient pensé qu'il y avait plus d'avantage, pour la vie humaine, à ranger
la volupté parmi les maux , quand même elle n'en serait pas un. Car, comme la
plupart des hommes penchent de ce côté, et se rendent esclaves des voluptés, ils
ont cru qu'il fallait les pousser en sens contraire, et que c'était le moyen de
les faire arriver au juste milieu.
Mais peut-être qu'on a tort de tenir ce langage : car, en fait de passions et
d'actions, les discours sont moins croyables que les faits; et, lorsqu'ils sont
en contradiction avec la manière de sentir universelle, le discrédit où ils
tombent entraîne dans leur ruine la vérité elle-même.
[1172b]
En effet, quand on a vu celui qui affectait de blâmer les plaisirs, en
rechercher quelques-uns, on est porté à croire qu'il est entraîné vers eux,
parce que tous sont réellement désirables : car il n'appartient pas à tout le
monde de discerner avec justesse [ceux qui le sont de ceux qui ne le sont pas].
La vérité, dans le langage, est donc très utile, non seulement pour la science,
mais même pour la conduite de la vie : car les discours inspirent de la
confiance, quand ils sont d'accord avec les faits; et, par cette raison, ils
déterminent ceux qui les ont bien compris, à vivre d'une manière conforme à ce
qu'ils expriment.
Mais en voilà assez sur cet article ; examinons maintenant ce qui a été dit [par
les philosophes] au sujet de la volupté.
II. Eudoxe (02) donc la considérait comme le bien
absolu, parce qu'il voyait que tous les êtres cherchent avec ardeur le plaisir,
tant ceux qui ont la raison en partage, que ceux qui en sont dépourvus; parce
qu'en tout on préfère ce qui est bon, et que [par conséquent] ce qu'on désire le
plus doit être ce qu'il y a de plus excellent; parce que l'entrainement
universel, qui porte tous les êtres vers le plaisir, lui semblait être un indice
de l'excellence de sa nature, puisque chaque être trouve toujours ce qui lui est
bon [dans tout le reste], comme en fait d'aliments; enfin, parce que ce qui est
bon pour tous, et que tous désirent avec ardeur, est le bien par excellence.
On avait confiance dans ces discours, plutôt à cause des vertus morales de leur
auteur, qu'à cause de leur vérité propre; car il passait pour un personnage
d'une éminente sagesse. Ce n'était donc pas comme ami de la volupté qu'il
semblait tenir un pareil langage, mais parce qu'il le croyait véritable.
La chose ne lui semblait pas moins évidente, en la considérant sous le point de
vue opposé. Car la douleur est par elle-même ce que tout être doit fuir; et le
contraire, ce qu'on doit préférer : or, ce qu'on préfère surtout, c'est ce qu'on
ne recherche jamais en vue d'autre chose; et telle est, d'après le sentiment
universel, la volupté. Car personne ne demande pourquoi on a du plaisir, attendu
qu'on recherche le plaisir pour lui-même. Ajouté à quelque autre bien que ce
soit, par exemple, aux actes de justice et de sagesse, il leur donne plus
d'attrait; en un mot, le bien s'accroît, en quelque sorte, par lui-même.
Toutefois ce raisonnement peut prouver que le plaisir est au nombre des biens,
mais non pas qu'il soit plus excellent qu'un autre; car tout bien, ajouté à un
autre, aura plus de prix que s'il était seul. Platon même prouve, par de
semblables raisons, que la volupté n'est pas le souverain bien (03),
puisqu'une vie agréable, lorsque la prudence s'y joint, doit être préférée à une
vie dépourvue de raison. Or, si le mélange de ces deux choses a plus de prix, il
s'ensuit que la volupté n'est pas le bien suprême: car rien de ce qu'on pourrait
ajouter à un tel bien, ne pourrait lui donner plus de prix; et il est évident
que toute autre chose, qui, ajoutée à quelqu'une de celles qui sont des biens
par elles-mêmes, la rendrait préférable, ne saurait être le bien par excellence.
Quelle est donc la chose de ce genre qui puisse être notre partage? Car voilà ce
que l'on cherche.
Objecter, comme on l'a fait, que le bien par excellence n'est pas l'objet des
désirs de tous les êtres, c'est presque ne rien dire : [1173a] car on doit croire à la
réalité de ce qui est attesté par l'assentiment universel ; et celui qui
renverse une telle croyance ne dira rien qui puisse mériter plus de confiance.
En effet, s'il n'y avait que les êtres dépourvus de raison qui recherchassent la
volupté, peut-être l'objection aurait-elle quelque force; mais, si les créatures
raisonnables éprouvent le même attrait, alors que signifie-t-elle? Il se peut,
au reste, qu'il y ait, dans les êtres les plus abjects, un don naturel et
supérieur à eux-mêmes, qui les porte vers le bien qui leur est propre.
D'ailleurs, on ne réfute pas victorieusement l'argument en sens contraire : car
on nie que, si la douleur est un mal, le plaisir doive être un bien, attendu,
dit-on, qu'il peut se faire qu'un mal soit le contraire d'un autre mal, et que
l'un et l'autre ne soient le contraire d'aucun des deux ; en quoi on peut avoir
raison : mais on n'objecte rien de solide et de vrai contre ce qu'a dit Eudoxe.
Car, si le plaisir et la douleur sont des maux, il faut les fuir l'un et
l'autre; si ni l'un ni l'autre ne sont des maux, il ne faut fuir ni l'un ni
l'autre, ou les fuir également tous deux. Mais ici il semble bien évident qu'on
évite l'un comme un mal, et qu'on préfère l'autre comme étant un bien; et, de
cette manière, ils sont évidemment opposés l'un à l'autre.
III. Au reste , si la volupté n'est pas au rang des qualités, ce n'est pas à
dire pour cela qu'on ne puisse la mettre au nombre des biens (04);
car les actes de vertu ne sont pas des qualités, ni le bonheur non plus.
Mais, dit-on, le bien est quelque chose, de fini; au lieu que la volupté est
quelque chose d'indéfini (05), parce qu'elle est
susceptible de plus et de moins. Si l'on en juge ainsi par les sentiments de
joie que l'homme peut éprouver, il faudra dire la même chose de la justice et
des autres vertus, ou qualités qui peuvent évidemment se trouver chez les hommes
à divers degrés. Car ils peuvent être plus ou moins justes ou courageux, et l'on
peut aussi être plus ou moins, porté à faire des actes de justice et de raison.
Et si l'objection s'applique aux plaisirs mêmes, peut-être ne touche-t-elle pas
la véritable cause [de la difficulté], s'il est vrai qu'il y ait des plaisirs
purs, et d'autres qu'on pourrait appeler mixtes (06).
Mais pourquoi le plaisir n'admettrait-il pas des degrés en plus et en moins,
comme la santé, qui pourtant est bien quelque chose de fini et de déterminé? Car
elle ne conserve pas le même équilibre dans tous les individus, ni chez le même
homme, dans tous les moments; mais, quand elle a subi quelque diminution, elle
continue ainsi pendant un certain temps, et elle est susceptible de degrés en
plus et en moins : il est donc possible qu'il en soit à peu près de même de la
volupté.
D'un autre côté, après avoir établi que le bien [en soi] est quelque chose de
parfait, et que tout ce qui est génération et mouvement est imparfait, on
s'efforce de faire regarder la volupté comme un mouvement. Cependant, on a tort
encore de dire que la volupté soit un mouvement; car la vitesse et la lenteur
sont propres à toute espèce de mouvement, sinon au mouvement absolu, tel que
celui de l'univers, au moins au mouvement relatif : or, ni l'un ni l'autre ne se
trouvent dans la volupté. Car on peut bien éprouver un accès de joie ou de
colère subite [1173b] ; mais on ne peut pas éprouver une volupté rapide, ni dont la
vitesse soit comparable à une autre vitesse. On peut marcher avec vitesse, et
prendre un accroissement rapide; mais produire les actes du plaisir, ou avoir
du plaisir avec vitesse, cela est impossible.
Ensuite, comment la volupté pourrait-elle être génération? Car une existence
quelconque n'est pas le produit d'un être quel qu'il soit; mais tout être
produit se résout dans les éléments dont il a été formé, et le chagrin, ou la
peine, est la corruption de ce dont le plaisir a été la génération.
On dit aussi que la peine est une privation de ce qui est conforme à la nature,
et que le plaisir en est une satisfaction complète (07);
mais ce sont là des affections du corps. D'ailleurs, si le plaisir est la
satisfaction complète d'un besoin naturel, il faudra donc que ce qui reçoit
cette satisfaction ressente aussi le plaisir; et, dans ce cas, ce sera le corps
: cela ne semble pas probable. La volupté n'est donc pas une telle satisfaction;
mais il serait possible qu'on éprouvât de la joie, quand cette satisfaction se
produit ou s'opère, et qu'on ressentit de la peine, quand elle devient un
besoin (08). D'ailleurs, cette opinion vient, selon
toute apparence, des sensations agréables ou pénibles que nous donne le besoin
de nourriture, parce que , lorsque ce besoin se fait sentir, et que nous le
satisfaisons, une joie vive succède à la peine que nous avions éprouvée d'abord.
Mais cela n'a pas lieu à l'occasion de tous les plaisirs : car ceux que nous
procure l'instruction ne sont mêlés d'aucune peine, et, entre ceux qui nous
viennent des sens, le plaisir que nous font les odeurs (09)
est dans ce cas , de même que ceux que nous donnent la vue et l'ouïe, et aussi
un grand nombre de souvenirs et d'espérances. De quoi donc tous ces plaisirs
seront-ils des générations? car il n'y a là aucun vide à remplir, aucun besoin
dont ils soient la satisfaction.
Quant à ceux qui font valoir comme une objection [contre la doctrine d'Eudoxe]
les voluptés infâmes, on pourrait leur répondre qu'elles ne sont pas réellement
des plaisirs. Car, de ce qu'elles plaisent aux hommes qui ont des dispositions
vicieuses, il n'en faut pas conclure qu'elles soient absolument des plaisirs
(excepté pour ceux-là) comme les aliments qui semblent sains, ou sucrés, ou
amers, à des gens malades, et les couleurs qui paraissent blanches à ceux qui
ont une maladie d'yeux, ne le sont pas réellement. On pourrait répondre encore
que les plaisirs sont désirables, mais non pas quand ils viennent d'une telle
cause; comme il est agréable de posséder des richesses, mais non quand on les a
acquises par la trahison , et d'avoir de la santé, nais non pas quand on mange
tout ce qui se présente. Enfin, on pourrait dire qu'il y a des plaisirs
d'espèces différentes; qu'il v en a qui viennent d'une cause honorable et belle,
et d'autres d'une cause infâme et honteuse, et que celui qui n'est pas juste ne
saurait goûter la volupté de l'homme juste; ni celui qui n'est pas musicien, la
volupté du musicien habile, et ainsi des autres.
La différence qu'il y a entre l'ami et le flatteur semble même montrer plus
sensiblement que la volupté n'est pas le bien, ou du moins qu'elle n'est pas de
la même espèce, puisque l'un n'envisage, dans le commerce de l'amitié, que le
bien véritable, tandis que l'autre ne songe qu'au plaisir, et qu'on blâme l'un,
tandis qu'on loue l'autre, comme cultivant l'amitié dans des vues entièrement
différentes.
[1174a] Il n'y a même personne qui consentit à n'avoir toute sa vie que la
raison et l'intelligence d'un enfant, se livrant aux jouissances que l'on croit
être le plus agréables à cet âge; ou qui voulût se plaire à faire des choses
infâmes, quand même il ne devrait jamais en résulter de peine pour lui. Un grand
nombre de choses pourraient même encore nous intéresser, dussent-elles ne nous
procurer aucun plaisir, comme voir, se ressouvenir, avoir de la science, des
vertus. Et il n'importe pas que le plaisir accompagne toujours nécessairement
ces divers actes de nos facultés; car nous les préférerions encore, s'il n'en
devait résulter aucun plaisir (10).
Il paraît donc évident que ni la volupté n'est le bien par excellence, ni toute
volupté n'est désirable, et qu'il y a des plaisirs préférables en eux-mêmes,
mais qui diffèrent d'espèce, ou à raison des causes qui les produisent. Mais en
voilà assez sur la peine et le plaisir.
IV. Nous parviendrons, au reste, à connaître plus clairement quelle en est
l'essence et le caractère distinctif, en reprenant tout-à-fait la question. Car
le sens de la vue remplit ses fonctions dans un temps quel qu'il soit; il n'a
besoin de rien de plus pour mettre ultérieurement à même de rendre complète
l'espèce de sensation qu'il est destiné à avoir. Or, il semble que le plaisir
est quelque chose de pareil : car il est toujours entier et complet; et, dans
aucun moment, on ne saurait ressentir un plaisir, qui, prolongé plus longtemps,
devînt complet clans son espèce.
Voilà pourquoi il n'est pas un mouvement; car tout mouvement s'accomplit dans un
temps donné, et a une fin déterminée : tel est, par exemple, le mouvement
employé à construire une maison, lorsque ce qu'on voulait faire a été exécuté.
[Tout mouvement s'exécute donc] dans un intervalle de temps tout entier, ou dans
un moment déterminé; mais ceux qui se font dans des parties [de cet intervalle]
sont tous imparfaits, et diffèrent en espèce, soit du tout, soit les uns des
autres. Car, par exemple, la pose des pierres et le travail nécessaire pour les
cannelures des colonnes, exigent des mouvements d'espèces différentes, et qui
ne sont pas les mêmes que la construction entière du temple; car son exécution
complète est quelque chose de définitif et de parfait, puisqu'il ne faut rien de
plus pour le but qu'on s'était proposé. Au contraire, les travaux des
fondations, ceux de l'exécution des triglyphes, donnent lieu à des mouvements
imparfaits; car ils ne sont relatifs qu'à des parties, et, par conséquent, ils
diffèrent d'espèce. En un mot, dans un temps quel qu'il soit, il ne se trouve
pas de mouvement parfait dans son espèce, à moins qu'on ne considère comme tel
l'ensemble de ceux qui ont contribué à l'exécution d'un tout.
Il en sera ainsi du mouvement progressif (11), et
de tous les autres. En effet, le transport est un mouvement, soit qu'on parte
d'un lieu, ou qu'on aille dans un lieu, et ainsi des autres espèces dans ce
genre, comme le vol, la marche, le saut, et les autres [sortes de mouvements
progressifs]. Et non seulement cela est vrai, en général; mais cela l'est même
pour la marche en particulier. Car, si l'on considère le point de départ et le
terme vers lequel on tend le mouvement ne sera pas le même dans le stade
et dans une partie du stade, ou dans telle ou telle autre partie. Il ne sera pas
le même pour décrire une ligne ou une autre : [1174b] car non seulement on parcourt
cette ligne, mais on la parcourt dans un lieu où elle n'est plus la même que
dans un autre. Mais nous avons traité ailleurs ce sujet avec beaucoup de détail
(12).
On voit donc que le mouvement n'est pas complet et parfait dans tout intervalle
de temps quel qu'il soit, mais que la plupart des mouvements sont imparfaits et
d'espèces diverses, si la considération du point de départ et de la direction
constituent des espèces différentes. Au contraire, l'espèce du plaisir est
parfaite et complète clans quelque intervalle de temps que ce soit. La volupté
et le mouvement sont donc des choses essentiellement différentes l'une de
l'autre ; la volupté est du genre de celles qui sont entières et parfaites.
C'est ce dont on petit se convaincre, en considérant qu'il n'est pas possible
que le mouvement s'exécute sans la condition du temps; au lieu que le plaisir
existe indépendamment de cette condition; car celui qu'on éprouve dans le
moment actuel est quelque chose de complet et d'entier. Ce qui prouve aussi que
l'on a tort de dire que le plaisir soit mouvement ou génération; car cela ne
saurait se dire que des choses qui sont divisibles, et qui ne composent point un
tout. Ainsi l'on ne peut pas dire de la vue qu'elle soit génération ; on ne peut
le dire ni d'un point, ni d'une monade [unité] : aucune de ces choses n'est donc
ni génération ni mouvement, et, par conséquent, la volupté ou le plaisir; car il
est un tout indivisible.
Comme chacun de nos sens agit sur l'objet propre à l'affecter, et comme un sens
bien disposé agit d'une manière parfaite, quand il est affecté par le plus beau
des objets propres à faire impression sur lui (car c'est là surtout ce qui
semble constituer la perfection de l'action, et peu importe qu'on attribue cette
action au sens lui-même, ou à l'objet dont il est affecté ), on peut conclure de
là qu'en chaque genre, l'action la plus excellente est celle du sens le mieux
disposé sur le plus admirable des objets soumis à son action. Elle sera donc
aussi la plus parfaite et la plus agréable ; car chacun de nos sens est
susceptible d'éprouver du plaisir, et l'on peut en dire autant de nos facultés
de réflexion et de contemplation. L'action des sens la plus agréable est donc la
plus parfaite, et la plus parfaite est celle du sens le mieux disposé par
rapport à ce qu'il y a de plus accompli parmi les objets dont il reçoit les
impressions. Cependant, c'est le plaisir qui rend l'action parfaite, mais non
pas de la même manière que l'objet sensible rend le sens parfait, quand l'un et
l'autre sont dans une condition ou situation convenables; de même que la santé
et le médecin ne sont pas des causes qui contribuent, en même manière, à la
guérison.
Au reste, il est évident que le plaisir nous arrive par tous les sens, puisque
nous appelons agréables certaines sensations de la vue et de l'ouïe; et il n'est
pas moins évident qu'il sera d'autant plus vif que la sensation elle-même aura
plus de vivacité, et qu'elle sera excitée par un objet de ce genre; et tant que
l'objet sensible et l'être capable de sentir seront dans une telle condition, le
plaisir ne saurait manquer de naitre, puisque la cause propre à le produire et
l'être capable de l'éprouver seront en présence. Cependant, le plaisir ne rend
pas l'action complète, comme le ferait une disposition innée, mais comme une
fin, un complément qui survient [s'il le faut ainsi dire] comme la beauté chez
ceux qui sont dans la fleur de l'âge (13); et tant
que l'objet des sens ou celui de l'intelligence d'une part, et de l'autre la
faculté de juger, ou la faculté de contemplation, [1175a] seront ce qu'ils doivent
être,
l'activité sera une source de plaisirs. Car l'être destiné à recevoir
l'impression, et l'objet destiné à la produire, étant semblables, et disposés de
la même manière, à l'égard l'un de l'autre, il en doit naturellement résulter le
même effet.
Comment donc n'y a-t-il personne qui jouisse d'un plaisir constant? C'est que
l'homme est faible, et que tout ce qui tient à l'humanité ne saurait être dans
un état d'activité continuelle. Il n'y a donc point de plaisir [continuel] : car
le plaisir suit l'action; certains objets nous plaisent, quand ils sont
nouveaux; mais ensuite ils ne nous plaisent plus autant, par la même cause. En
effet, d'abord l'esprit s'y arrête, et y applique avec ardeur toute son
activité, comme on applique sa vue quand on regarde avec attention bientôt il
n'y a plus une aussi grande énergie d'action; mais on se relâche, et le plaisir
a aussi moins de vivacité.
On pourrait croire que tous les hommes désirent le plaisir, parce que tous
aiment la vie; car elle est un genre particulier d'activité, et chacun en montre
davantage pour les choses qu'il aime, et par l'espèce particulière de facultés
qui peuvent s'y appliquer, comme le musicien, par l'ouïe, pour les chants et la
mélodie; l'homme avide d'instruction, par l'esprit, pour les contemplations ou
les propositions générales, et ainsi du reste pour chaque genre. Mais le plaisir
qu'ils trouvent à exercer leurs facultés en perfectionne les actes; et c'est
lui, par conséquent, qui rend plus parfaite la vie dont nous venons de voir que
tous les hommes sont avides. C'est donc avec raison qu'ils sont aussi avides du
plaisir; car c'est lui qui rend plus parfaite, pour chaque individu, cette vie
que la nature lui rend si désirable. Mais est-ce le plaisir qui fait aimer la
vie, ou la vie qui fait aimer le plaisir? Nous n'examinerons point cette
question, quant à présent; car ces deux choses semblent unies par un lien
indissoluble, puisqu'il n'y a point de plaisir sans action, et que c'est le
plaisir qui donne à tous nos actes leur degré de perfection.
V.
C'est pour cela qu'il semble y avoir différentes sortes de plaisirs, parce que
nous croyons que les actes d'espèces diverses ne peuvent être exécutés que par
des moyens différents, ainsi qu'on le voit dans les objets de la nature et dans
ceux de l'art, comme animaux, arbres, tableaux, statues, palais, vases ou
meubles. De même, il semble que les diverses espèces d'actions ne peuvent
s'exécuter avec perfection que par des facultés d'espèce différente. Or, les
actes de l'intelligence diffèrent de ceux des sens, et [dans chaque genre] ils
diffèrent d'espèce, les uns à l'égard des autres, et, par conséquent aussi, les
plaisirs qui les rendent parfaits. C'est ce qu'on peut voir par l'union intime
qui existe entre les divers plaisirs et chacun des actes à la perfection
desquels ils contribuent, puisque le plaisir qui se joint à un acte lui donne un
nouveau degré d'énergie. Car on juge mieux des choses, et on les exécute avec
plus de précision et de succès, quand on y trouve du plaisir. Ainsi, ceux qui
trouvent du plaisir à l'étude de la géométrie, deviennent plus habiles géomètres
; ils saisissent et comprennent mieux les détails [d'une démonstration]. Il en
est de même de ceux qui aiment la poésie, l'architecture, ou tout autre genre de
travaux et d'occupations; chacun d'eux fait des progrès, ou obtient des succès,
dans le genre auquel il s'applique, parce qu'il y trouve du plaisir. Ce plaisir
s'accroît donc en même temps [que le talent qu'il perfectionne]: or, les choses
qui ont un progrès commun, ont entre elles une union naturelle; [1175b] et si les unes
diffèrent d'espèce, les autres en différeront également.
Ceci paraîtra plus évident encore par la difficulté qu'on trouve à exécuter les
actes d'une espèce, quand on est vivement touché des plaisirs d'une espèce
différente. Car ceux qui aiment à entendre jouer de la flûte, ne peuvent être
attentifs à la conversation, pendant que quelqu'un joue de cet instrument,
prenant plus de plaisir à ce dernier genre d'action qu'à celle qu'ils font
actuellement. Le plaisir que leur donne l'art du joueur de flûte dégrade donc
et corrompt, pour ainsi dire, en eux l'action de la conversation. La même chose
a lieu, dans d'autres circonstances, lorsqu'on s'occupe de deux choses à la fois
: car celle qui plaît davantage détourne notre attention de l'autre, et cela
d'autant plus que le plaisir que nous donne la première est plus grand; de sorte
que nous sommes tout-à-fait inertes, s'il le faut ainsi dire, par rapport à
l'autre. Voilà pourquoi, quand une chose nous cause un plaisir très vif, nous ne
pouvons nous décider à en faire une autre ; et quand nous ne sommes que
médiocrement intéressés par certains objets, nous faisons volontiers autre
chose, comme il arrive à ceux qui ont coutume de manger des friandises dans le
théâtre; car ils prennent, pour cela, le moment où la scène est occupée par de
mauvais acteurs.
Puis donc que le plaisir propre à certains actes leur donne de la précision ,
les rend plus parfaits et plus habituels, tandis que les plaisirs qui y sont
étrangers, les rendent, au contraire, plus imparfaits, il est évident qu'ils
diffèrent beaucoup les uns des autres. Car les plaisirs étrangers à la nature
des actes, font presque le même effet que des peines qui seraient propres à ces
mènes actes, et dont l'effet est également de les détériorer ou de les dégrader.
Par exemple, si un homme trouve de la peine à écrire, et un autre à suivre un
calcul, ou un raisonnement, ou si cette occupation leur est désagréable, l'un ne
voudra pas écrire, ni l'autre calculer ou raisonner, parce que ces actions leur
sont pénibles. Les plaisirs et les peines propres à une nature d'actions ont
donc, pour ces actions, des résultats tout-à-fait opposés. Or, j'appelle
propres, les plaisirs ou les peines qui résultent immédiatement et
nécessairement des actes eux-mêmes: mais les plaisirs étrangers à la nature des
actes, produisent, comme je viens de le dire, à peu près le même effet que la
peine; car ils détériorent ces actes, mais non pas de la même manière [que la
peine proprement dite].
Mais, puisque les actions différent, selon qu'elles sont bonnes ou mauvaises, et
puisqu'il faut préférer les unes et fuir les autres, tandis qu'il y en a qui
sont indifférentes, il en doit être de même des plaisirs, car il y a un plaisir
propre à chaque action; et, par conséquent, celui qui est propre à une action
vertueuse, est un plaisir vertueux, et celui qui est propre à une mauvaise
action, est vicieux. En effet, le désir de ce qui est honnête est toujours
louable, tandis qu'on mérite le blâme, quand on désire ce qui est honteux et
vil. Au reste, les plaisirs qui se joignent aux actes leur appartiennent plus
proprement que les désirs. Car ceux-ci sont déterminés par le temps et par leur
nature, au lieu que les autres accompagnent les actes, et sont tellement
impossibles à distinguer ou à définir, qu'on ne saurait dire si l'acte et le
plaisir ne sont pas une seule et même chose.
Toutefois il ne paraît pas que le plaisir soit une pensée ni une sensation; car
cela serait absurde : mais, comme il est inséparable de l'une et de l'autre,
quelques personnes croient qu'il est la même chose. Cependant, les plaisirs sont
différents comme les actes. [1176a] La vue diffère du toucher par la pureté et la
netteté [des impressions], l'ouïe et l'odorat diffèrent du goût, et, par
conséquent aussi, les plaisirs [que donnent ces sensations diverses] ne sont pas
les mêmes; et ceux que produit la pensée, diffèrent également de ceux des sens,
et les uns et les autres sont distingués entre eux.
Il semble aussi que chaque animal ait des plaisirs, comme des fonctions, qui lui
sont exclusivement propres; car le plaisir tient à la nature des actes. C'est ce
dont on peut se convaincre en observant chaque animal en particulier : car le
plaisir du cheval n'est pas le même que celui du chien, ou de l'homme, comme le
remarque Héraclite, lorsqu'il dit que « L'âne préfère l'herbe rude et grossière
à l'or », parce qu'en effet, le foin [ou les chardons] plaisent plus à cet
animal que l'or. Ainsi donc il y a différence spécifique de plaisirs pour les
animaux d'espèces différentes, et l'on a tout lieu de croire que, pour les mêmes
espèces d'animaux, les plaisirs sont aussi les mêmes.
Mais il n'en est pas ainsi , à beaucoup près, pour l'espèce humaine : les mêmes
objets y plaisent aux uns, et y déplaisent aux autres; ils sont odieux et
insupportables à ceux-ci, aimables et pleins de charmes pour ceux-là. Cela a
lieu même pour les saveurs sucrées; car elles ne produisent pas la même
impression sur l'homme malade et sur celui qui est en bonne santé; une
température chaude, pour un homme faible et débile, ne l'est pas également pour
celui qui est fort et vigoureux; et l'on peut appliquer la même observation à
beaucoup d'autres choses.
Mais le vrai, le réel , semble devoir être, eu général, ce qui paraît tel à
l'homme sage et vertueux; et, si cette assertion est fondée (comme elle le
semble, et comme elle l'est en effet), la vertu et l'homme de bien, en tant
qu'il est tel, devront être . comme la mesure de la réalité en tout genre (14).
Les plaisirs [véritables] seront ceux qui lui paraîtront des plaisirs; les
objets véritablement agréables, ceux qui lui plairont. Mais, si ceux qui lui
déplaisent, paraissent faire plaisir à quelqu'un, il ne faut pas en être surpris
: car l'homme est sujet à la dépravation ou à la corruption de bien des manières
(15); et il n'y a que des êtres ainsi corrompus ou
dépravés à qui de tels objets puissent paraître agréables.
Il ne faut donc pas hésiter à déclarer que ce qui est reconnu pour infâme ne
saurait être un plaisir que pour des hommes dépravés. Mais, entre les plaisirs
qui semblent conformes à la vertu, quel est celui qu'il faut déclarer propre à
l'homme ? Ne le doit-on pas reconnaître aux actions? car les plaisirs en sont un
accessoire indispensable. Soit donc qu'il n'y ait qu'une action unique, soit
qu'il y en ait plusieurs qui appartiennent à l'homme vertueux et parfaitement
heureux, les plaisirs propres à donner à de telles actions leur degré de
perfection, pourront proprement être appelés les plaisirs de l'homme; les autres
ne mériteront ce nom que d'une manière secondaire, ou relative, et non absolue,
comme les actions auxquelles ils se joignent.
VI. Après avoir parlé des vertus, des amitiés et des plaisirs, il nous reste à
traiter sommairement du bonheur, puisque nous admettons qu'il est la fin de
toutes les choses humaines. Reprenant donc ce qui a été dit précédemment sur ce
sujet, nous pouvons en donner une description ou définition plus abrégée. Or,
nous avons dit qu'il n'est pas une habitude, ou une disposition ; car alors il
pourrait être le partage d'un homme enseveli toute sa vie dans un profond
sommeil, et n'ayant qu'une existence purement végétative, ou de celui qui serait
plongé dans les plus grandes infortunes. [1176b] Si donc on ne saurait se contenter de
cette définition, s'il faut plutôt faire consister le bonheur dans une certaine
activité, comme on l'a dit précédemment, et si, entre les actions ou opérations,
il y en a qui sont comme des moyens indispensables, et qu'on ne peut préférer
que comme conduisant à quelque but ultérieur, et d'autres que l'on doit préférer
pour elles-mêmes, il est évident qu'il faut ranger le bonheur dans cette
dernière classe, et non pas dans celle des choses que l'on préfère pour une
autre fin : car le bonheur n'a besoin de rien, mais se suffit à lui-même.
Ou peut regarder comme préférables par elles-mêmes, les actions dans lesquelles
on ne cherche rien de plus que l'activité même : et telles sont, à ce qu'il
semble, celles qui sont conformes à la vertu (car faire des choses honnêtes et
vertueuses, est du nombre des actions préférables en elles-mêmes). [On peut
aussi ranger dans cette classe] les divertissements ou les jeux agréables; car
on ne les préfère pas comme moyens d'arriver à d'autres choses : au contraire,
ils sont plutôt nuisibles qu'utiles, nous faisant négliger le soin de notre
santé et celui de notre fortune. Cependant, la plupart de ceux dont on vante la
félicité ont recours à de tels amusements, et c'est ce qui fait que les hommes
qui s'y montrent ingénieux, et qui savent s'y prêter, jouissent d'une grande
considération auprès des tyrans. Car ceux-ci se montrent favorables et
bienveillants dans les choses qui sont l'objet de leurs désirs; ils ont besoin
de pareilles distractions, et elles passent pour des moyens de bonheur, parce
qu'on voit que les hommes élevés au pouvoir en sont incessamment occupés.
Mais peut-être n'est-ce pas là une preuve [en faveur de cette opinion]; car ni
la vertu ni l'esprit ou l'intelligence, d'où procèdent les actions honorables
et dignes d'estime, ne se trouvent dans l'exercice d'une grande puissance : et,
parce que ceux qui la possèdent, faute d'avoir jamais connu le charme d'une
volupté pure et digne d'un homme libre, ont recours aux plaisirs des sens, ce
n'est pas un motif pour croire qu'ils méritent, en effet, la préférence. Car,
enfin, les enfants aussi s'imaginent que les choses qui les intéressent ont
réellement une grande importance. Il est donc raisonnable et juste, puisque les
choses qui méritent l'estime des hommes d'un âge mûr, sont tout autres que
celles qui intéressent l'enfance, qu'il y ait également quelque différence entre
les goûts des gens de mérite ou de vertu, et ceux des hommes vils ou
méprisables. Or, comme on l'a déjà dit bien des fois (16),
il n'y a de réellement important et agréable que ce qui l'est aux yeux de
l'homme de bien : mais les actions que chacun préfère à toutes les autres, sont
celles qui sont le plus conformes à sa nature et à ses dispositions propres; et,
par conséquent , celles qui obtiennent la préférence de l'homme vertueux, sont
les actions conformes à la vertu.
Le bonheur ne se trouve donc pas dans de frivoles amusements: car il serait
absurde d'en faire le but de toute sa vie, de ne s'occuper et de ne prendre de
la peine que dans la vue de s'amuser. Il n'y a rien, pour ainsi dire, que nous
ne recherchions en vue de quelque autre chose, excepté le bonheur, parce qu'il
est la fin, ou le but, par excellence. Ce serait donc une sorte de stupidité, et
une puérilité excessive, que de ne se proposer, dans ses travaux et dans ses
occupations les plus sérieuses, d'autre objet que l'amusement. « Jouer, afin
d'être capable des occupations sérieuses,» comme dit Anacharsis, est, ce
semble, une maxime fort sage; car le jeu est une sorte de délassement, et l'on
en a besoin, parce qu'on ne peut pas travailler sans cesse. Mais le délassement
n'est pas un but, [1177a] puisqu'au contraire, il est une préparation à l'action.
D'ailleurs, on regarde ordinairement comme heureuse une vie conforme à la vertu
; or, une telle vie est accompagnée de travail et d'étude, et ne se compose pas
toute de divertissements ou de frivoles jeux. L'on dit encore, en général, que
les choses sérieuses valent mieux que celles qui ne sont que plaisantes ou
amusantes; et l'on regarde les actes de la partie de notre être la plus
précieuse (17), ou ceux de l'homme le plus
estimable, comme des actes plus sérieux; or, ce qui appartient à un être plus
digne d'estime et meilleur, est dès lors plus précieux et plus propre à nous
rendre heureux. Enfin, tout individu, quel qu'il soit d'ailleurs, même un
esclave, est aussi capable de jouir des plaisirs des sens que l'homme le plus
vertueux. Mais nul homme ne petit faire entrer un esclave en partage du bonheur
(18), s'il ne lui fait adopter aussi le genre de
vie qui le donne; car ce n'est pas dans de tels passe-temps que consiste le
bonheur, mais dans les actes qui sont conformes à la vertu, comme ou l'a déjà
dit.
VII. Mais, si le bonheur est une manière d'agir toujours conforme à la vertu, il
est naturel de penser que ce doit être à la vertu la plus parfaite,
c'est-à-dire, à celle de l'homme le plus excellent. Que ce soit donc l'esprit,
ou quelque autre principe auquel appartient naturellement l'empire et la
prééminence, et qui semble comprendre en soi l'intelligence de tout ce qu'il y a
de sublime et de divin; que ce soit même un principe divin, ou au moins ce qu'il
y a en nous de plus divin, le parfait bonheur ne saurait être que l'action de ce
principe dirigée par la vertu qui lui est propre; et nous avons déjà dit qu'elle
est purement spéculative, on contemplative (19). Au
reste, cela semble s'accorder entièrement avec ce que nous avons dit sur ce
sujet, et avec la vérité : car cette action est, en effet, la plus puissante,
puisque l'entendement est ce qu'il v a en nous de plus merveilleux, et qu'entre
les choses qui peuvent être connues, celles qu'il peut connaître sont les plus
importantes. Son action est aussi la plus continue ; car il nous est plus
possible de nous livrer, sans interruption, à la contemplation, que de faire sans
cesse quelque chose que ce soit. Nous pensons aussi qu'il fut que le bonheur
soit accompagné et, pour ainsi dire, mêlé de quelque plaisir : or, entre les
actes conformes à la vertu, ceux qui sont dirigés par la sagesse sont
incontestablement ceux qui nous causent le plus de joie; et, par conséquent, la
sagesse semble comprendre en soi les plaisirs les plus ravissants par leur
pureté et par la sécurité (20) qui les accompagne ;
et il n'y a pas de doute que les hommes instruits passent leur temps d'une
manière plus agréable que ceux qui cherchent et qui ignorent.
D'un autre côté, ce qu'on a appelé la condition de se suffire à soi-même se
trouve surtout dans la vie contemplative : car l'homme juste et sage a besoin,
comme tous les autres hommes, de se procurer les choses nécessaires à
l'existence; mais, entre ceux qui en sont suffisamment pourvus, l'homme juste a
encore besoin de trouver des personnes envers qui et avec qui il puisse
pratiquer la justice, et il en sera de même de celui qui est tempérant ou
courageux, ou qui possède telle ou telle autre vertu particulière; au lieu que
le sage, même dans l'isolement le plus absolu, peut encore se livrer à la
contemplation, et le peut d'autant plus qu'il a plus de sagesse. Peut-être
néanmoins le pourrait-il mieux s'il associait d'autres personnes à ses travaux;
mais il est pourtant de tous les hommes celui qui peut le plus se suffire à
lui-même. [1177b] D'ailleurs, la vie contemplative seule semble pouvoir nous charmer par
elle-même, puisqu'elle n'a point d'autre résultat que la contemplation, tandis
que, dans la vie active, il y a tou jours, outre l'action, quelque produit dont
on est plus ou moins obligé de s'occuper.
Il semble aussi que le bonheur consiste dans le loisir; car nous ne travaillons
que pour nous procurer du loisir, et nous faisons la guerre pour obtenir la
paix. Aussi est-ce dans les travaux de la guerre et de l'administration que se
manifeste l'activité des vertus pratiques; et les actions de cette espèce ne
laissent aucun moment de loisir, surtout les actions militaires. Car il n'y a
personne qui veuille se préparer à la guerre, et la faire uniquement pour le
plaisir de la faire; ce serait une horrible scélératesse que de semer la haine
et la discorde entre des amis, afin de susciter entre eux des combats et des
meurtres. Mais le bonheur de l'homme chargé de la conduite des affaires
publiques lui laisse bien peu de loisirs, et, outre les soins de
l'administration, il est sans cesse occupé à acquérir de la puissance et des
honneurs, ou à se procurer à lui-même et à ses concitoyens un bonheur tout
différent de celui que donne la vie purement contemplative (21),
et que nous cherchons:
il est évident que c'est une tout autre espèce de bonheur.
Si donc, entre les actions qui sont conformes à la vertu, celles d'un homme
livré aux travaux de l'administration et de la guerre, l'emportent par leur
éclat et par leur importance, mais ne laissent aucun moment de loisir, tendent
toujours à quelque but, et ne sont nullement préférables par elles-mêmes,
tandis que l'activité de l'esprit, qui semble être d'une nature plus noble,
étant purement contemplative, n'ayant d'autre fin qu'elle-même, et portant avec
soi une volupté qui lui est propre, donne plus d'énergie [a nos facultés]; si la
condition de se suffire à soi-même, un loisir exempt de toute fatigue
corporelle (autant que le comporte la nature de l'homme), et tous les autres
avantages qui caractérisent la félicité parfaite, sont le partage de ce genre
d'activité : il s'ensuit que c'est elle qui est réellement le bonheur de
l'homme, quand elle a rempli toute la durée de sa vie; car rien d'imparfait ne
peut être compté parmi les éléments ou conditions du bonheur.
Cependant, une telle vie serait au-dessus de la condition humaine ; car ce n'est
pas comme homme qu'on pourrait vivre ainsi, mais comme ayant eu soi quelque
chose de divin; et autant ce principe est supérieur à ce qui est composé [d'un
corps et d'une âme], autant l'opération [qui lui appartient exclusivement] est
au-dessus de celles qui dépendent des facultés d'un autre ordre. Or, si
l'esprit est quelque chose de divin par rapport à l'homme,
de même une telle vie est divine par rapport à la vie de l'homme. II ne faut
donc pas suivre le conseil de ceux qui veulent qu'on n'ait que des sentiments
conformes à l'humanité, parce qu'ou est homme, et qu'on n'aspire qu'à la
destinée d'une créature mortelle, puisqu'on est mortel (22); mais nous
devons
nous appliquer, autant qu'il est possible, à nous rendre dignes de
l'immortalité, et faire tous nos efforts pour conformer notre vie à ce qu'il y a
en nous de plus sublime. Car, si ce principe divin est petit par l'espace qu'il
occupe, [1178a] il est, par sa puissance et par sa dignité, au-dessus de tout. On est
même autorisé à croire que c'est lui qui constitue proprement chaque individu (23), puisque ce qui commande est aussi d'un plus grand prix; par conséquent, il
y aurait de l'absurdité à ne le pas prendre pour guide de sa vie, et à lui
préférer quelque autre principe. Et ceci s'accorde tout-à-fait avec ce que nous
avons dit précédemment; car ce qu'il y a de propre à la nature de chaque être
[avons-nous dit], est aussi ce qu'il y a de plus agréable pour lui, et ce qu'il
y a de plus précieux : or, c'est ce que doit être pour l'homme une vie dirigée
par l'intelligence ou par l'esprit, s'il est vrai que lui-même soit
essentiellement esprit ou
intelligence. Une telle vie (24) est donc, en effet, la plus complètement
heureuse.
VIII. On peut placer au second rang la vie conforme aux autres vertus [ou aux
vertus morales] : car les actions auxquelles elles donnent lieu sont purement
humaines, puisque la justice, le courage et les autres vertus que nous
pratiquons dans les transactions mutuelles, dans les affaires, et dans les
circonstances de tout genre où nos passions interviennent, observant, à l'égard
de chaque personne, ce qui est convenable, sont toutes choses qui composent la
vie humaine. Il semble aussi que, dans bien des cas, les affections ou
impressions purement corporelles exercent quelque influence, et que souvent la
vertu morale a une affinité très grande avec les passions; la prudence s'associe
également à cette même vertu morale , et celle-ci à la prudence (25), s'il est
vrai que les principes de cette faculté ou habitude sont conformes à ce genre de
vertus; d'un autre côté, ce que celles-ci ont de régulier, l'est à la prudence :
or, ces choses étant indissolublement unies, ne peuvent se trouver que dans un
sujet complexe; elles sont donc les vertus ou propriétés d'un être composé,
elles sont donc purement humaines, et, par conséquent, il en faut dire autant de
la vie qui y est conforme, et aussi
du bonheur, tandis que celui de l'esprit ou de l'intelligence existe, pour
ainsi dire, à part. Mais c'en est assez sur cet article; car une discussion plus
exacte et plus étendue n'appartient point au sujet que nous traitons.
Au reste, [le bonheur de la vie contemplative] ne semble exiger que peu des
biens extérieurs, ou paraît en exiger moins que le bonheur qui résulte de la
vertu morale. Supposons, en effet, dans l'un et l'autre genre de vie, un égal
besoin des biens nécessaires : car, quoique l'homme appelé à des fonctions
publiques ait à supporter plus de fatigues corporelles, et d'autres choses de
cette espèce, il n'y aura pas au fond une grande différence; mais il y en aura
une très grande par rapport aux actions. En effet, il faudra beaucoup d'argent
au libéral pour exercer sa libéralité, à l'homme juste pour fournir aux
compensations [qui peuvent rétablir l'égalité]; car la volonté ne se voit pas,
et ceux qui ne sont pas justes feignent souvent de vouloir pratiquer la
justice. Il faudra à l'homme courageux une certaine puissance pour accomplir
certains actes de courage ; et il faudra au tempérant des moyens et des
occasions [d'exercer la tempérance]; car, enfin , commun pourra-t-il, lui, ou
tout autre, dans le même cas, se faire connaitre pour ce qu'il est?
Cependant, on demande si l'intention est plus essentielle à la vertu que les
actes, attendu qu'elle consiste dans ces deux choses. Il est visible qu'elle
n'existe complètement qu'avec ces deux conditions;
mais, pour exécuter les actes, on a besoin de beaucoup de choses, et plus ils
sont généreux et imposants, plus il faut de moyens. Celui qui se livre à la vie
contemplative, au contraire, n'a nul besoin de tout cela pour exercer ses
fonctions; ce seraient même, pour ainsi dire, des obstacles, du moins à la
pure contemplation. Toutefois, en tant qu'homme, il préfère d'exécuter les actes
conformes à la vertu, et, par conséquent, il aura besoin de toutes ces
ressources [des biens extérieurs] pour remplir les fonctions d'homme.
Mais voici de quoi nous convaincre que le parfait bonheur est une sorte
d'énergie ou d'activité purement contemplative. En effet, nous avons reconnu
que ce sont les Dieux surtout qui jouissent d'une félicité absolue et sans
bornes : or, quelles actions faudra-t-il leur attribuer? des actes de justice?
Ne serait-il pas ridicule de se les représenter contractant des engagements,
restituant des dépôts, et faisant d'autres choses de ce genre? Supposera-t-on
qu'ils font des actes de courage, qu'ils affrontent le péril, ou s'exposent aux
dangers, parce que cela est beau et honorable, ou qu'ils pratiquent la
libéralité? Mais à qui feront-ils des présents? Il serait absurde de supposer
qu'ils ont de l'argent monnayé, ou quelque chose de pareil. Que sera-ce si l'on
suppose qu'ils sont tempérants? Ne serait-ce pas un grossier outrage envers les
dieux, que de les louer de ce qu'ils n'ont pas des désirs honteux? En un mot,
si l'on considère en détail toutes les actions [des hommes], on les
trouvera basses, petites, et indignes de la majesté des Dieux (26) .
Cependant, tout le monde croit qu'ils existent, qu'ils vivent, et, par
conséquent, qu'ils, agissent ; car apparemment ils ne dorment pas sans cesse,
comme Endymion. Or, si l'un ôte à un être vivant la faculté d'agir, et plus
encore celle de créer ou de produire, que lui reste-t-il, que la pure
contemplation? de sorte que l'activité de Dieu, si éminente par la félicité
qui l'accompagne, ne saurait être qu'une énergie purement contemplative (27); et,
par conséquent, entre les facultés humaines, celle qui a le plus de rapport ou
d'analogie avec celle-là, est aussi la source du plus parfait bonheur.
Ce qui le prouve, c'est que les autres animaux, qui sont entièrement privés
d'une pareille activité, ne participent point au bonheur : car la vie des Dieux
est un état de félicité constante et parfaite; celle des hommes n'est heureuse
qu'autant qu'elle ressemble en quelque chose à une telle activité, tandis
qu'aucun autre animal ne peut goûter le bonheur, précisément parce qu'il n'est
jamais capable de contemplation. Par conséquent, le bonheur s'étend ou
s'augmente à proportion de la faculté contemplative; et plus on la possède à un
degré éminent, plus aussi l'on est heureux, non pas par accident ou d'une
manière indirecte, mais par le fait même de la contemplation : car elle est par
elle-même d'un grand prix, en sorte qu'on pourrait dire que le bonheur est, pour
ainsi dire, une sorte de contemplation.
Cependant, l'homme ne saurait se passer de l'aisance qui tient aux biens
extérieurs : car la nature humaine est incapable de se suffire à elle-même dans
l'exercice de sa faculté contemplative; il faut encore que le corps jouisse de
la santé, qu'il puisse se procurer les aliments, et toutes les autres
ressources nécessaires. [1179a] Mais, d'un autre côté, quoiqu'il n'y ait point de
félicité possible sans les biens extérieurs, il ne faut pas s'imaginer que, pour
être heureux, l'on ait besoin de ces biens en grande abondance, et des plus
précieux. Car ce n'est pas dans l'excès que se trouve la mesure suffisante, ni
les moyens de se procurer les services ou les produits dont on a besoin. On
peut, au contraire,
faire tout ce qui est honnête et honorable, sans posséder l'empire de la terre
et de la mer, et même, avec une fortune médiocre, agir d'une manière conforme à
la vertu. C'est ce dont il est facile de se convaincre, en considérant que les
simples particuliers ne sont pas moins en état que les souverains de faire
des actions vertueuses; ils le sont même plus, et il leur suffit d'en avoir les
moyens; car quiconque fait de telles actions ne peut manquer de vivre
heureux.
Aussi Solon semble-t-il avoir parfaitement défini ce que c'est qu'un homme
heureux, quand il a dit que c'est celui qui, médiocrement pourvu des biens de
la fortune, a trouvé moyen de faire lès plus belles actions, et a vécu avec
sagesse et modération (28). Car il est possible, dans une condition médiocre, de
faire tout ce qu'on doit : et Anaxagoras ne paraît pas avoir regardé la richesse
et la puissance comme des conditions nécessaires au bonheur, lorsqu'il a dit
qu'il ne serait pas surpris qu'un homme [qui dédaignerait ces biens ] ne passât
pour insensé dans l'esprit du vulgaire (29), qui
n'en juge que par les circonstances extérieures, n'étant capable d'être frappé
que par elles. Au reste, les opinions des sages confirment très bien ces
raisonnements; et sans doute cela est fait pour leur concilier l'assentiment des
hommes : mais, quant aux règles de conduite, c'est surtout par les faits et par
la manière de vivre que l'on juge de leur vérité, car c'est là ce qu'il y a
d'essentiel. Mais il faut considérer avec attention ce qui a été dit dans tout
ce Traité, et y rapporter les actions et toute la suite de la vie; les approuver
quand elles sont d'accord avec la doctrine, et, quand elles ne s'accordent pas,
n'y voir que des paroles et des raisons frivoles.
Quant à l'homme dont les actions sont dirigées par l'intelligence, et qui
cultive soigneusement sa raison, on peut le considérer comme ayant reçu de la
nature les dispositions les plus précieuses, et comme le plus digne de la faveur
des Dieux. Car, s'il est vrai qu'ils prennent quelque soin des affaires
humaines, comme il le semble, il y a lieu de croire qu'ils prennent plaisir à
voir ce qu'il y a au monde de plus excellent et de plus analogue à leur nature (or, ce ne peut être que l'esprit ou l'entendement), et qu'ils récompensent par
leurs bienfaits ceux qui savent en connaître le prix et s'y attacher avec
le plus de zèle, comme des hommes qui honorent et cultivent ce qu'ils aiment
eux-mêmes. Or, il est évident que c'est le sage surtout qui réunit toutes ces
conditions ; il est donc celui que les Dieux chérissent plus que tous les autres
hommes, et, par conséquent, il doit jouir de la plus grande félicité; de sorte
que, dans un tel état de choses, le sage surtout doit être heureux.
IX. Si nous en avons dit assez sur ce sujet, sur celui de la vertu, sur l'amitié
et sur la volupté, pour en donner une idée sommaire et générale, devons-nous
croire que nous ayons accompli notre dessein; ou n'a-t-on pas raison de dire,
[1179b] quand il est question des facultés actives, que le but qu'on doit se proposer
n'est pas de connaître et de considérer simplement chaque espèce d'actions,
mais bien plutôt de se mettre en état de les pratiquer? Car il ne suffit pas de
savoir ce que c'est que la vertu, il faut la posséder et s'efforcer d'en faire
usage. Ou bien, y aurait-il quelque autre manière de devenir homme de bien ?
Assurément, si les discours suffisaient pour nous rendre vertueux, ils auraient
droit à de grandes et magnifiques récompenses, connue dit Théognis (30), et il
ne faudrait pas les leur refuser. Mais malheureusement ils n'ont de force que
pour encourager et exciter les jeunes
gens, doués d'un esprit libéral (31), d'un caractère généreux, et qui sont
véritablement épris de l'amour du beau, et pour les attacher invariablement à la
vertu. Il semble que, d'ailleurs, ils soient impuissants à la faire naître dans
les âmes vulgaires. Car celles-ci ne sont pas naturellement disposées à obéir à
la voix de l'honneur ; elles cèdent plutôt à la crainte; c'est le châtiment plus
que le sentiment de la honte, qui peut les forcer à s'abstenir de ce qui est
honteux et méprisable. C'est que la plupart des hommes vivant sous l'empire des
passions, poursuivent avec ardeur les plaisirs propres à chacune d'elles, ou les
moyens de se les procurer, et fuient les peines qui y sont opposées ; mais,
n'ayant jamais connu par expérience ce que c'est que le beau, et le plaisir
véritable , ils n'en ont pas même l'idée. Quel raisonnement pourrait donc
ramener à la règle des hommes de ce caractère? Car il n'est pas possible, ou du
moins il est fort difficile à la raison de réformer des vices qui se sont dès
longtemps comme fondus dans les mœurs, et peut-être doit-on se contenter,
quand on réunit tons les moyens qui sont regardés comme propres à nous
rendre vertueux, si l'on parvient à posséder quelque vertu.
On croit qu'il v a des hommes qui sont naturellement vertueux, que d'autres le
deviennent par habitude, et d'autres par l'effet de l'instruction: mais il est
évident qu'il ne dépend pas de nous de l'être par nature, et que c'est un
privilège que des hommes véritablement favorisés de la fortune tiennent de
quelque cause divine. Quant à la raison et à l'instruction, on peut craindre
qu'elles n'aient pas la même force ou la même influence sur tous les hommes, et
peut-être faut-il que l'âme de celui qui doit recevoir leurs préceptes, comme
une terre destinée à nourrir la semence qu'on lui confie (32), ait été formée
d'avance, par de bonnes habitudes, à concevoir des sentiments d'amour on
d'aversion conformes à la vertu.
En effet, celui qui est soumis à l'empire des passions ne peut guère entendre
ni comprendre les raisons destinées à l'en détourner; et, dans cet état, comment
le faire changer de sentiments? Car, en général, la passion est plutôt disposée
à céder à la force qu'à la raison. II faut donc d'abord que l'on ait des mœurs
appropriées, en quelque sorte, à la vertu, qu'on ait (le l'amour pour ce qui est
honnête, de l'aversion pour ce qui est honteux et bas : mais on ne saurait même guère être susceptible, dès la jeunesse, d'une
bonne et sage éducation, et qui vous rende propre à la vertu, si l'on n'a pas
été, pour ainsi dire, nourri sous de pareilles lois; car une vie sobre et
austère n'a pas beaucoup d'attraits, surtout pour les jeunes gens. Voilà
pourquoi les lois doivent prescrire la nourriture et les diverses occupations
qui leur sont convenables; car elles n'auront plus rien de pénible pour eux,
quand ils en auront contracté l'habitude.
[1180a]
Cependant, peut-être n'est-ce pas assez de donner aux jeunes gens une bonne
éducation, et de les surveiller avec attention; mais, puisqu'il faut qu'ils
s'exercent eux-mêmes, et qu'ils s'accoutument, quand ils seront devenus hommes
[à pratiquer ce qu'on leur aura enseigné], on peut encore avoir besoin, pour
cela, du secours des lois, et, en général, pour tout le temps de la vie : car
le grand nombre se soumet plutôt à la nécessité qu'à la raison, et aux
punitions qu'à l'honneur. Voilà pourquoi plusieurs sont persuadés que les
législateurs doivent sans doute exhorter les hommes à la vertu, et les y exciter
par des motifs d'honneur, parce que ceux qui y sont préparés par de bonnes
habitudes, sauront entendre un pareil langage; mais il faut aussi imposer des
peines et des châtiments à ceux qui sont rebelles à la loi, et qui ont des
dispositions naturelles moins heureuses. Quant aux hommes d'une incurable
perversité, il n'y a d'autre moyeu que de les bannir entièrement. En effet,
celui qui vit en honnête homme et qui a des sentiments vertueux, saura se
montrer docile à la voix de la raison : mais l'homme vicieux, adonné aux
voluptés, doit être châtié comme un vil animal; et c'est pour cela, dit-on,
que l'on doit employer de préférence les peines qui sont le plus opposées aux
plaisirs que recherche le coupable.
Au reste, si, comme je viens de le dire, il faut que l'homme destiné à devenir
vertueux ait été élevé sagement, et ait contracté de bonnes habitudes; s'il
doit, de plus, continuer à mener une vie sage et réglée, sans jamais se
permettre, à dessein ou malgré lui, aucune action répréhensible, cela ne peut se
faire qu'autant que sa conduite sera assujettie aux lois de l'intelligence ou de
l'esprit, et à un certain ordre appuyé de la force convenable. Or, l'autorité
paternelle n'a point cette force irrésistible qui ressemble à la nécessité;
elle ne se trouve pas même dans l'autorité d'un seul individu, à moins qu'il ne
soit roi, ou quelque chose de pareil: il n'y a que la loi qui soit revêtue de
cette puissance coercitive, puisqu'en général, on hait ceux qui s'opposent à
nos désirs, même quand ils ont de justes motifs pour le faire; au lieu que la
loi n'excite aucun sentiment de haine, en prescrivant ce qui est honnête et
sage. Mais ce n'est que dans l'état de Lacédémone que le législateur semble
avoir donné quelque attention à l'éducation et aux occupations des citoyens (33),
tandis que, dans la
plupart des autres états, chacun vit comme il le juge à propos, donnant, comme
chez les Cyclopes, sa volonté pour loi a son épouse et à ses enfants (34).
Une surveillance commune, un système d'éducation publique, est donc ce qu'il y
a de meilleur, et surtout de pouvoir le mettre à exécution : mais, quand cette
partie a été négligée dans les institutions publiques, il est convenable que
chaque citoyen s'applique à rendre vertueux ses enfants et ses amis, ou au
moins qu'il en ait l'intention; et c'est à quoi il pourra, ce semble, réussir le
mieux, d'après ce que nous venons de dire, eu devenant lui-même capable de se
faire législateur. Car les institutions communes s'établissent par des lois, et
elles ne seront utiles et sages qu'autant que les lois elles-mêmes [1180b] (écrites ou
non écrites) seront bonnes. Et peu importe qu'un individu ou un plus grand
nombre soient formés et instruits par elles, comme dans la musique et dans la
gymnastique, et dans tous les autres objets d'enseignement. Car, de même que
dans les républiques ce sont les mœurs et les institutions légales qui ont une
véritable force, ainsi, dans les familles, ce sont les mœurs et les préceptes
paternels. Les liens du sang et les bienfaits leur donnent même encore plus
d'autorité; car la nature a préparé, pour ainsi dire,
les enfants à chérir la puissance paternelle, et à s'y rendre dociles.
Cependant, il y a encore une différence entre l'instruction donnée à chacun en
particulier, et celle qui est commune à tous les citoyens, comme le prouve
l'exemple de la médecine : car sans doute il est fort utile de prescrire, en
général, la diète et le repos à un homme qui est tourmenté de la fièvre; mais il
y a peut-être tel individu à qui ce régime ne convient pas; et l'athlète habile
dans le pugilat ne conseillera peut-être pas également à tous ceux qui
s'exercent en ce genre, d'adopter la même manière de combattre. Il semble aussi
que chaque partie doit être traitée avec plus de précision, quand
l'instruction est, pour ainsi dire, individuelle; car chacun profite plus à
part. D'ailleurs, un médecin, un maître de gymnastique, ou tout autre, donnera
des soins très utiles à un seul homme, s'il possède les principes généraux de
son art, et s'il sait de plus ce qui convient à tels ou tels individus; car les
objets de la science sont appelés et sont, en effet, des objets généraux.
Il est possible, néanmoins, que, même sans avoir acquis des connaissances
générales, l'on soit très utile à quelque individu, seulement pour avoir observé
attentivement les résultats des faits, et pour connaître par expérience chaque
cas particulier, comme il arrive à certaines gens de pouvoir être d'assez bons
médecins pour eux-mêmes, bien qu'il leur fût impossible d'être d'aucune
ressource pour d'autres. Et quand on veut devenir habile dans la
spéculation, ou dans la théorie de quelque art, peut-être n'est-il pas moins
nécessaire d'acquérir des connaissances générales aussi étendues qu'il est
possible, puisque c'est en cela, comme on vient de le dire, que consiste la
science. Enfin, peut-être aussi doit-on s'appliquer à se rendre habile dans la
science de la législation, quand on entreprend de rendre les hommes, soit en
petit soit en grand nombre, meilleurs qu'ils ne sont, puisque c'est par les lois
qu'ils peuvent le devenir. Car il n'appartient pas à tout le monde de disposer
ou de former à la vertu un individu quel qu'il soit; mais, s'il y a quelqu'un
qui en soit capable, ce ne peut être que celui qui possède cette science, comme
cela a lieu pour la médecine, et pour toutes les autres sciences qui sont le
résultat de l'application et d'une sorte de prudence.
Faut-il donc examiner, après cela, comment on pourra acquérir la science du
législateur, et où l'on en puisera la connaissance? ou bien la trouvera-t-on,
comme les autres, chez ceux qui s'occupent des affaires publiques? Car nous
avons reconnu qu'elle est une partie de la politique : ou bien, dira-t-on qu'il
n'en est pas de la politique comme des autres sciences et des autres facultés?
attendu que dans celles-ci les mêmes hommes sont capables de transmettre leur
savoir à d'autres, et de faire les actes qui en dépendent , comme les médecins
et les peintres; au lieu que les sophistes promettent, il est vrai, d'enseigner
la politique, [1181a] mais il n'y en a pas un qui la pratique. Ce sont les chefs du gouvernement ou de l'administration que l'on pourrait regarder comme exerçant cette
profession, au moyen d'une certaine faculté dont ils sont doués, et par
expérience, plutôt que par un système de réflexions suivies. Car on ne les voit
ni écrire ni discourir sur ce sujet, quoiqu'il y eût peut-être plus d'honneur à
le faire qu'à prononcer des harangues, soit devant les tribunaux, soit devant
le peuple.
On ne voit pas non plus qu'ils aient rendu leurs propres enfants, ou d'autres
personnes pour qui ils avaient de l'affection, des politiques habiles. Il est
pourtant probable qu'ils l'auraient fait, s'ils l'avaient pu faire, puisqu'ils
n'auraient pu laisser, après eux, rien qui fût plus utile à leur patrie, et que,
prisant la possession d'une pareille puissance plus que tout au monde, il n'y a
rien, par conséquent, qu'ils eussent autant souhaité de transmettre aux
personnes qui leur étaient le plus chères (35). Au reste, l'expérience ne
contribue pas peu à ce genre de talent : sans cela, l'habitude de diriger les
affaires publiques ne les aurait pas rendus (le plus profonds politiques; et
voilà pourquoi l'expérience semble être absolument nécessaire à ceux qui
désirent s'instruire dans la science du gouvernement.
Quant aux sophistes qui font profession de cette
science (36), il s'en faut de beaucoup qu'ils soient en état de l'enseigner; car
ils ignorent entièrement en quoi elle consiste, et à quels objets elle
s'applique : autrement, ils ne l'auraient pas confondue avec la rhétorique, ni
regardée comme moins importante. Ils ne s'imagineraient pas pouvoir facilement
devenir législateurs, en rassemblant toutes les lois dont la sagesse a quelque
célébrité, et en se bornant à choisir les meilleures; comme si ce choix ne
dépendait pas de la sagacité qu'on y porte, et comme si bien juger [en ce
genre] n'était pas, comme dans ce qui a rapport à la musique, une chose de la
plus haute importance. En effet, les habiles en chaque genre savent porter un
jugement sain des ouvrages, et connaissent comment et par quels moyens on leur
donne le degré de perfection dont ils sont susceptibles; ils démêlent l'accord
et la juste correspondance de toutes les parties entre elles : au lieu que les
ignorants se contentent de pouvoir reconnaître si l'ouvrage est bien ou mal
exécuté, comme dans la peinture (37);
Mais les lois sont l'œuvre des hommes qui pratiquent la science du gouvernement;
[1181b] comment donc pourraient-elles rendre un
homme habile dans la législation, ou capable de juger celles qui sont les
meilleures? Car enfin, on ne voit pas que la lecture des livres de médecine (38)
suffise pour faire d'habiles praticiens dans cet art, et pourtant on s'attache
à y exposer non seulement les traitements des maladies, mais aussi les moyens
de guérir, la manière dont il faut les employer, et même on entre dans le détail
des constitutions et des tempéraments des individus. Mais tous ces détails, qui
sont fort utiles aux médecins expérimentés, ne peuvent servir à rien pour ceux
qui sont sans expérience. II est donc possible que des recueils de lois et de
constitutions politiques soient d'une très-grande utilité pour les personnes
capables de méditer, de juger de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas, ou
de la convenance des choses les unes à l'égard des autres. Mais jamais on ne
doit s'attendre, qu'en lisant de pareils recueils, ceux qui n'ont point acquis
cette habitude, jugent sainement des lois, à moins que ce ne soit par hasard :
seulement ils pourraient acquérir, par ce moyen, un peu plus d'intelligence de
ce genre de connaissances.
Au reste, comme ceux qui ont traité le sujet de la morale, ont entièrement
négligé celui de la législation, peut-être ferons-nous mieux d'y consacrer nos
recherches, et de les étendre sur la
science du gouvernement en général, afin de perfectionner, autant qu'il dépend
de nous, la philosophie de l'humanité (39). Et d'abord , commençons par exposer
ce que nos devanciers peuvent avoir dit de bon et d'utile sur quelques objets
particuliers : ensuite nous considérerons, d'après la comparaison des
diverses formes de gouvernement dont les constitutions ont été recueillies, ce
qui contribue à la ruine ou à la conservation des états en général, et de
chaque forme de gouvernement en particulier; et par quelles causes il arrive que
les uns sont bien administrés, et les autres, au contraire. Car peut-être
parviendrons-nous à reconnaitre, à l'aide de ces considérations, quelle est la
forme de gouvernement la plus parfaite, quel ordre et quel système de lois et de
mœurs est le plus convenable à chacune de celles qui existent. Entrons donc en
matière.
(01)
Il a dit précédemment (l. 2, c. 3) que c'était la doctrine de Platon. Voyez
Plat. De Leg., l. I et II , p. 643 et 653.
(02)
Eudoxe, de
Cnide, disciple de Platon, fut également célèbre par l'étendue et la variété de
ses connaissances en géométrie, en astronomie, en médecine et en philosophie. Il
donna des lois à sa patrie, et le témoignage que rend ici Aristote à son
caractère moral, prouve qu'il était digne de la confiance de ses concitoyens.
Voyez Diog. Laert. I. 8, § 86-91, et les notes de Ménage.
(03)
Platon revient
sur cette assertion, en divers endroits du dialogue intitulé Philebus.
(04) Notre
auteur continue à réfuter les raisonnement des
Platoniciens
contre la volupté. Voyez ce qui a été dit, sur le même sujet, ci-dessus, l. 8,
c. 12.
(05)
Allusion au
tableau comparatif que les Pythagoriciens avaient formé des qualités opposées,
et dont il a déjà été question. Voyez l. 1, c. 6, note a.
(06)
Il paraît
qu'Aristote entend ici par plaisirs purs (au sens de Platon), les idées ou
conceptions générales exprimées par le mot plaisir; et qu'il entend par plaisirs
mixtes, les sentiments particuliers et individuels de plaisir. C'est au moins la
manière dont les commentateurs grecs ont compris ce passage, qui est assez
obscur. Il semble donc qu'Aristote a voulu dire qu'il ne servirait de rien aux
Platoniciens de dire qu'ils ne veulent parler que de la pure notion
intellectuelle, ou de l'idée du plaisir, parce qu'il faut toujours finir par le
considérer comme éprouvé par quelque individu , et par l'effet de quelque cause
particulière.
(07)
Littéralement = une plénitude ou plutôt l'acte par lequel s'opère cette
plénitude (ἀναπλήρωσις).
(08)
) Littéralement :
«
Et qu'un homme qui se coupe, ou à qui on fait une amputation (τεμνόμενος),
ressentit de la peine, »
ce qui ne semble avoir aucun rapport avec le sens
général de la phrase. On peut voir, au reste, la note de M. Zell sur cet
endroit. M. Coray pense qu'on pourrait substituer δέομενος à τεμνόμενος, et
c'est cette correction que j'ai adoptée dans la traduction.
(09)
Voyez ce que dit, sur ce sujet,
Aristote, dans un autre endroit (Auscult. Physic. l. 7, c. 3 et 4), et
Platon (Phileb. p. 51-52, et De Repub. l. 9, p. 583-584). Toute
cette doctrine métaphysique de Platon, sur la nature du plaisir, qui est réfutée
par Aristote, malgré l'air de profondeur et l'apparente subtilité avec laquelle
elle est exposée, notamment dans le Philebus, paraît néanmoins, comme
tant d'autres doctrines anciennes et modernes, sur les questions de ce genre,
n'avoir pour fondement qu'une fausse analogie entre l'esprit et la matière,
comme l'observe, avec beaucoup de raison, notre philosophe.
(10)
Il est difficile de concevoir
comment on pourrait préférer quelque chose que ce fût à une autre chose, s'il
n'en résultait pas un sentiment de plaisir plus grand, ou de moindre peine, soit
aperçu, c'est-à-dire, senti immédiatement et directement, soit inaperçu, mais
toujours existant. Cette assertion d'Aristote est même contradictoire avec ce
qu'il a dit sur ce sujet en plusieurs autres endroits.
(11)
Voyez la Physique
d'Aristote, l. 7, c. 3, et son traité De Incessu animalium, c. 3.
(12)
Voyez Auscultat. Physic. l.
3, c. 5, etc.
(13)
L'auteur veut parler ici de ce
degré de maturité, s'il le faut ainsi dire, dans le développement des formes, et
dans l'effet résultant de l'ensemble des traits qui constituent la beauté, et
qui ne se manifeste qu'à cette époque de la vie qu'on désigne chez nous par
l'expression de fleur de l'âge, expression que nous avons empruntée de la
langue latine.
(14)
Voyez plus haut (l.9, c. 4, et l.
3, c. 4). C'était (mais
dans un sens plus absolu, ou plus général,) la maxime du sophiste
Protagoras :
«
L'homme est la mesure de tout.
»
Par où il entendait que les choses sont toujours et réellement, pour chaque
homme, ce qu'elles lui semblent être. Doctrine que Platon a discutée avec
beaucoup d'étendue dans le Cratylus, et surtout dans le Thaetetus.
(15)
Voyez, sur ce sujet, les sages et éloquentes réflexions de Cicéron, au
commencement du troisième livre des Tusculanes.
(16)
Voyez l. 1, c. 8; l. 3, c. 4; l.
9, c. 6.
(17)
Celle qui, suivant notre
philosophe, est le siège de la raison. Voyez. l. I, c. 13; l 6, c. 1 et 5; et la
Politique, l. 7, c. 13.
(18)
Aristote explique, dans la
Politique (l. 7, c. 13), pourquoi un esclave ne peut jamais être heureux, et
très rarement être vertueux: c'est qu'il ne s'appartient pas à lui-même, et que,
suivant un proverbe grec qu'il cite à cette occasion, « IL N'Y A POINT DE LOISIR
POUR UN ESCLAVE.»
(19)
Ci-dessus, l. 1, c. 5, 12 et 13;
l. 6, c. 12. A quoi l'on peut ajouter ce qui concerne le même sujet, dans la
Politique (l. 7, c. 2-3), et dans la Métaphysique (l. 1, c. 1-2.)
(20)
«
Pureté, parce qu'elle est entièrement détachée de la matière; sécurité
ou solidité, parce qu'elle s'applique à des objets constants et
immuables.
»
(Paraphr.)
(21)
J'ai adopté ici la leçon que
donnent les scholies d'Eustratius, citées par Mr Zell, et qui me semble bien
plus conforme à la suite des idées de l'auteur, dans tout ce chapitre, que la
leçon des éditions ordinaires. Voyez les Remarques de Mr Coray, p. 334 de
l'édition grecque de ce traité.
(22)
Aristote répète cette sentence dans sa Rhétorique (l. 2, c. 21). Mais elle y est
plus explicitement énoncée, et comme une citation de quelque poète. On croit
que c'est un vers d'Épicharme.
(23) Voyez ci-dessus,
l. 9, c. 8.
(24) Conforme à la raison, ou aux vertus intellectuelles, selon l'expression
d'Aristote.
(25) Voyez ci-dessus ce que notre auteur dit de la prudence,
l. 6, c. 5.
(26)
Voyez des réflexions à peu prés semblables. et exprimées
à peu près de la même manière, dans Cicéron, De Nat Deor. l. 3, c. 15. - Voy. aussi Sextus Empiricus,
adv. Mathemat. p. 336.
(27)
On a remarqué une sorte de contradiction centre ce passage d'Aristote, et ce
qu'il dit dans sa Politique (l. 7. c. 3, § 6) ;
«
Que c'est à peine si l'on peut regarder comme un avantage de la nature de
Dieu et de celle du monde, qu'ils n'aient à exercer aucune action extérieure, ou étrangère à celle qui leur est propre.
»
Mr.
Schneider, dans son commentaire sur ce passage de la Politique,
essaie vainement de concilier les deux propositions de notre philosophe, parce
que lorsqu'on hasarde des assertions sur ce qui est entièrement inconnu, et
impossible à connaître, il est difficile de ne pas tomber deus quelque
contradiction. Nous ne connaissons que très imparfaitement la nature humaine;
comment pourrions-nous connaître la nature de Dieu ?
(28) Ceci se rapporte à un entretien que, suivant Hérodote, Solon eut avec
Crésus, roi de Lydie, au sujet du bonheur. On le trouve dans l'historien grec
(l. 1, c. 29-32).
(29)
Ailleurs (Eudem.
l. 1, c. 4) Aristote s'exprime ainsi :
«
Quelqu'un demandant
à Anaxagoras quel était le plus heureux des hommes: - Ce n'est aucun de ceux que
tu crois, répondit-il; mais c'est quelqu'un qui te semblerait bien bizarre. - Il
répondit de cette manière, parce qu'il voyait que celui qui lui avait fait
cette question pensait qu'on ne saurait mériter
d'être appelé heureux, qu'autant qu'on est ou riche, ou élevé en dignité, ou
beau. Et peut-être croyait-il lui-même que celui qui vit exempt de peines, et
pur de toute injustice, occupé de méditations sublimes, est celui qu'un peut,
comme homme, estimer véritablement heureux.
»
(30)
Voy. Theogn. Sentent. vs. 426.« Si Dieu, dit ce poète, avait accordé aux
fils d'Esculape le don de guérir les vices et la pauvreté des hommes, quelles
magnifiques récompenses ne mériteraient-ils pas ?
»
(31) II y a proprement, dans le grec : Les jeunes gens qui sont libéraux; car le
mot ἐλευθέριος (libéral), signifie plus spécialement celui qui a des
sentiments dignes d'un homme né libre, par opposition à ceux des hommes nés
dans l'esclavage, qu'on appelait ἀνδραποδώδεις (serviles). Dans le langage des
moralistes tout homme asservi à ses passions, ou qui se fait
l'instrument de celles des autres, est appelé servile.
(32)
Comparaison employée aussi, et plus développée dans un petit écrit intitulé
Loi d'Hippocrate, § 3, p. 124 de l'édition et de la traduction donnée par
Mr. Coray, en 1816, en un vol in-8° publié aux frais des habitants de Scio.
(33)
Voyez ce qu'Aristote dit ailleurs ( Politique, l. 8, c. 1, § 3)
(34) Voyez l'Odyssée d'Homère, ch. ix, vs.
114.
(35)
La même observation se trouve dans plusieurs des dialogues de Platon, qui
cite, à ce sujet, les exemples de Thémistocle, d'Aristide, de Périclès et de
Thucydide. Voyez Platon. Meno. p. 93; Protagor. p. 319, etc.
(36)
C'était, en effet, la principale prétention des sophistes, comme on le voit par
les dialogues de Platon, notamment le Gorgias (p. 452), et le
Protagoras (p. 318), etc.
(37)
« On peut, sans être peintre, connaître qu'un portrait est
très ressemblant, et même qu'il est bien peint : mais savoir pourquoi il est
bien exécuté, et en quoi il l'est mieux qu'un autre portrait, c'est ce qu'on
ne peut attendre que de celui qui
a quelque expérience de l'art, et qui l'a pratiqué lui-même.
» Paraphr.
(38)
Voyez la
Politique, l. 3 , c. 10, § 4.
(39)
Ou la philosophie relative aux affaires humaines (ἡ περὶ τὰ
ἀνθρώπινα φιλοσοφία).
«
La morale et la politique sous deux noms différents, dit Mr Coray
(dans ses prolégomènes sur ce traité, p. 10), ne forment, en effet, qu'une seule
et même science, qu'on pourrait appeler la philosophie-pratique, et qui a
été nommée par Cicéron (De Finib. l. 3, c. 2), par Plutarque (Symporiac.
l. 1,
c. 1), et par l'empereur Marc-Aurèle (l. 7, § 61), L'Art de la vie,
c'est-à-dire, l'art de se conduire de manière à trouver, dans le commerce de
nos semblables, et dans les rapports si multipliés que nous avons avec eux,
comme membres d'une même société, ce bonheur qui est l'objet constant des vœux
de tous les hommes.
»
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