DISCOURS PRÉLIMINAIRE, ou INTRODUCTION A LA MORALE D'ARISTOTE.
La
morale fut considérée par les anciens, sous deux points de vue
distincts, ou, si l'on veut, divisée en deux parties. L'une, qui fut
appelée Morale pratique, consistait en préceptes, en maximes
générales pour servir à la conduite de la vie; elles étaient le
résultat de l'expérience des générations successives, de
l'observation attentive du cours des choses et des évènements dans
les sociétés humaines; le fruit de l'étude du coeur humain, de ses
penchants naturels et de ses passions.
L'autre partie, qui comprenait l'exposition des recherches des
philosophes sur le souverain bien, considéré comme le but principal
et essentiel de la vie, où l'on s'attachait à remonter aux faits
généraux et primitifs de l'intelligence de l'homme, pour en déduire,
comme des conséquences, les règles les plus importantes de nos
devoirs, et montrer
quelles sont les plus conformes à notre nature; les plus propres à
lui procurer le bonheur dont elle est susceptible, fut appelée la
Morale dogmatique ou théorique. C'est ce que remarque expressément
Cicéron : «Tout ce qui concerne les devoirs, dit-il, consiste en
deux sortes de recherches: l'une, qui a pour objet la connaissance
du souverain bien; l'autre, celle des préceptes applicables, dans
tous les cas, à la conduite ou à la pratique de la vie (01).
Il est facile, au reste, de comprendre que, dans tous les arts et
dans toutes les sciences, dont se compose la connaissance humaine,
la pratique a dû précéder de beaucoup la théorie; surtout dans les
arts qui sont le plus indispensables au bonheur et même à
l'existence de l'homme et des sociétés. Ainsi, dans la morale, des
maximes générales, fort importantes, des préceptes applicables aux
circonstances les plus ordinaires de la vie, ont dû se répandre et
se propager de toutes parts parmi les hommes, bien longtemps avant
qu'il pût exister une théorie quelconque de la science des moeurs,
ou un traité méthodique des devoirs.
Ces préceptes, ces maximes, qu'on retenait d'autant plus facilement
qu'elles étaient exprimées dans un langage plus figuré, plus
énergique, se représentaient à la mémoire toutes les fois que
quelque circonstance en rappelait la justesse ou l'utilité; et l'on
ne manquait pas de les reproduire dans les fêtes où l'on célébrait
quelque évènement heureux, dans les solennités religieuses ; en un
mot, dans toutes les occasions qui pouvaient donner lieu à un
rassemblement général des membres d'une même société. Aussi les
retrouve-t- on dans les chants de triomphe, et dans ceux qui étaient
destinés à rappeler le souvenir de quelque grande calamité. On les
inscrivait sur les monuments publics, particulièrement dans les
temples ; et l'effet qu'elles devaient produire sur les esprits est
parfaitement exprimé par ces paroles de Salomon, dans l'Ecclésiaste
: «Les maximes des Sages sont comme des
aiguillons, comme des clous qui pénètrent profondément (02). » C'est-à-dire qu'elles réveillent vivement
l'attention , et que l'impression ne s'en efface que
très difficilement.
Souvent les vérités morales furent présentées aux hommes sous des
formes moins simples et moins directes, mais qui n'en étaient pas
moins propres à
produire l'effet que nous venons d'indiquer. Tantôt c'étaient des
allégories, des apologues, ou même des énigmes, qui, en occupant
l'esprit d'une suite d'images plus étendues, et en lui offrant le
plaisir de deviner une vérité importante, sous le voile transparent
dont on l'enveloppait, donnaient à cette espèce de découverte le
mérite d'une difficulté vaincue, et en rendaient, par là même,
l'impression plus vive et le souvenir plus durable.
Chez les Grecs, et surtout chez les Athéniens, la morale fut
présentée au peuple sous toutes ces formes diverses. Hipparque, fils
de Pisistrate, lorsqu'il eut succédé à l'autorité de son père,
voulant répandre parmi le peuple la connaissance des plus sages
maximes, les avait fait graver sur des cippes, surmontés par des
têtes de Mercure (et qu'on appelait des Hermès) ; il les fit placer
au milieu des différents bourgs de l'Attique, et sur les routes qui
traversaient la campagne, afin, dit Platon, qui nous a transmis ce
fait, que les citoyens, en allant et venant pour leurs affaires ou
leurs plaisirs, eussent occasion de s'instruire des préceptes les
plus utiles à la conduite de la vie, et de se les rappeler
souvent.
Enfin, l'instinct du beau moral , s'il le faut ainsi dire, avait
inspiré à ces mêmes Grecs une coutume qui contribua sans doute
beaucoup à répandre parmi eux des sentiments généreux, des idées
raisonnables et saines sur la plupart des objets de la vie commune. A la fin de presque tous les repas
solennels, où se trouvaient réunis un certain nombre de convives,
on chantait, en s'accompagnant de la lyre , de petits poèmes appelés
Scolies, qui avaient pour but de développer, en l'ornant de tous
les charmes de la poésie, quelque vérité importante, quelque maxime
salutaire, comme nous l'apprend, entre autres, Athénée, qui cite, à
ce sujet, le magnifique scolie d'Aristote, espèce d'hymne à la
vertu, dans lequel ce philosophe a consacré la mémoire de l'eunuque
Hermias, son ami et son bienfaiteur (03).
Les premiers et les plus anciens traités de morale, ou du moins les
ouvrages qui nous représentent avec quelque précision l'ensemble
des idées le plus universellement répandues sur ce sujet parmi les
hommes, dans la plus haute antiquité, sont donc les recueils que
l'on a faits, à diverses époques, de ces préceptes, de ces maximes,
de ces pensées plus ou moins ingénieuses ou profondes, résultat de
l'expérience et d'une observation attentive : tels furent, par
exemple, les livres sapientiaux, chez les Hébreux ; et chez les
Grecs, le poème d'Hésiode, intitulé les Oeuvres et les Jours; les
sentences de Pythagore, de Théognis, de Simonide; les recueils des
plus anciens proverbes, que les hommes les plus sages ne
dédaignaient pas de composer, puisqu'il paraît qu'Aristote lui-même
en avait fait un que nous n'avons plus.
Au reste, il est à remarquer que dans les temps où la civilisation
n'a fait encore que peu de progrès, et surtout chez les peuples peu
nombreux, les chefs, ou magistrats, ou rois, n'exerçant qu'une
autorité toujours fort limitée, et quelquefois même passagère et
précaire, les idées naturelles et primitives d'égalité se
conservent fort généralement. Chacun ayant un sentiment assez exact
de ses droits, il s'établit de bonne heure des opinions justes, mais
sévères, sur les devoirs des dépositaires de la puissance
publique; on les observe avec défiance, on les surveille avec un
soin jaloux, parce qu'on sent vivement combien ceux qui disposent
d'une pareille puissance peuvent facilement en abuser, et combien
sont graves les conséquences d'un pareil abus. Aussi les livres dont
je viens de parler sont-ils remplis d'avertissements et
d'observations relatives à ce sujet. Par exemple, Théognis, qui
florissait dans le sixième siècle avant l'ère chrétienne,
caractérise d'une manière aussi énergique que précise la funeste
influence que l'immoralité des classes supérieures de la société ne
manque jamais d'exercer sur les destinées des peuples.
« O Cornus ! s'écrie-t-il, cet état est prêt à enfanter de
funestes révolutions : je crains qu'il ne produise quelque
ambitieux, auteur de cruelles discordes. Nos citoyens, il est
vrai, sont sages et modérés, mais les chefs sont enclins à
s'abandonner à toutes sortes de forfaits. O Cyrnus! jamais des
hommes vertueux n'ont causé la ruine d'un état; mais lorsque
des pervers se plaisent dans l'outrage et l'insolence lorsqu'ils
trompent le peuple, et immolent les lois à leurs injustes partisans, pour satisfaire leur
avarice et leur ambition , n'espère pas qu'un état puisse
subsister longtemps sans être ébranlé, quand même il jouirait
actuellement du calme le plus parfait; car de tels hommes ne font
qu'attiser les feux de la discorde et de la guerre civile (04). »
Salomon n'exprime pas d'une manière moins énergique le danger auquel
s'exposent ceux qui recherchent la faveur des grands, ou qui cèdent
à la séduction et aux caresses des hommes élevés en dignité : «
Quand tu seras invité à t'asseoir à la table d'un prince ou d'un grand (dit-il), si tu as de l'empire sur toi-même , ne cède point au désir de partager ses mets, car c'est là qu'est le pain du mensonge (05). »
L'alliance de la morale et de la politique est donc une conséquence
immédiate et nécessaire de la constitution de l'homme et des
sociétés ; et si les philosophes qui commencèrent à traiter
systématiquement la première de ces sciences, l'ont expressément
regardée comme une partie de la seconde, ou comme ne faisant avec
elle, pour ainsi dire, qu'un seul et même objet, ce ne fut point de
leur part une vue purement théorique ou scientifique, un moyen artificiel de généraliser les notions ou les
idées dont ils s'occupaient : c'était un résultat naturel de l'état
des choses et des connaissances autour d'eux et avant eux.
D'un autre côté, à toutes les époques de la civilisation parmi les
hommes, l'importance ou plutôt la nécessité des lois morales s'est
tellement fait sentir, que du moment où quelques opinions et
quelques idées religieuses eurent commencé à s'affermir chez un
peuple, il ne manqua pas de les faire servir au maintien et à la
garantie des règles de conduite que la conscience révèle de bonne
heure à tout être doué de sentiment et de raison. il semble, en un
mot, que la vertu, dès l'instant où l'homme put en concevoir l'idée,
lui ait paru un bien si précieux, que, se défiant de sa propre
faiblesse, il se soit partout empressé de le mettre sous la garde de
la divinité. Telle est encore la cause de cette autre alliance
constante et sublime de la morale avec la religion. Et combien ne
méritent pas d'horreur et de mépris les imposteurs qui trop souvent
se sont appliqués à pervertir l'un de ces deux ordres d'idées, afin
de corrompre et dégrader l'autre!
Nous venons de faire voir dans les monuments de l'antiquité la plus
reculée, les premiers linéaments, et comme une esquisse imparfaite
de la science des moeurs; nous allons en tracer rapidement
l'histoire chez les Grecs jusqu'à l'époque d'Aristote, et
immédiatement après lui, afin de mettre les lecteurs qui ne se sont
pas occupés de ce genre d'études, à même d'apprécier ce qu'on doit à
ce philosophe, et ce qu'il dut lui-même à ceux qui l'avaient
précédé; et peut-être les recherches où nous serons obligés d'entrer
contribueront-elles à rendre plus intelligibles quelques points de
la doctrine même de notre auteur, qu'il eût été impossible
d'expliquer avec autant de clarté dans les notes qui sont jointes à
cette traduction.
Socrate (06), dit Cicéron, fut le
premier qui, faisant descendre la philosophie du ciel, où
s'égaraient ses spéculations ambitieuses, l'introduisit dans nos
maison, la fit présider à nos actions les plus communes, et aux
transactions de toute espèce auxquelles donne lieu l'état de société
(07). Cependant Socrate n'écrivit
jamais rien sur aucun sujet de morale ou de philosophie; et bien que
l'on ait regardé comme ses disciples plusieurs de ceux qui fondèrent
des écoles qui eurent ensuite ne grande célébrité, et qui donnèrent
à l'esprit de recherche une direction toute différente de celle
qu'il avait suivie jusqu'alors, c'est au caractère propre de cet
homme extraordinaire, et à l'influence qu'il exerça sur ses
contemporains, par son génie, et plus encore par sa vertu, que l'on
doit attribuer la révolution qui s'opéra, après lui, dans la
philosophie, et surtout dans la science des moeurs.
Si dès le temps de Solon, c'est-à-dire plus d'un siècle avant la
naissance de Socrate, Athènes renfermait dans son sein des hommes
dévorés d'une ardente ambition, et qui, comme l'avait dit ce sage
législateur, auraient volontiers consenti à être écorchés vifs,
pourvu qu'ils parvinssent auparavant à exercer, ne fût-ce qu'un seul
jour, l'autorité absolue dans leur patrie (08);
le nombre de ces hommes pervers s'était prodigieusement accru dans
toute la Grèce, depuis qu'après avoir assuré son indépendance, elle
voyait s'accroître chaque jour sa puissance et sa prospérité. Comme
le talent de la parole, dans ses divers états, dont la plupart
étaient démocratiques, conduisait aux emplois lucratifs, aux
honneurs et au pouvoir, la jeunesse s'y appliquait avec ardeur :
aussi voyait-on accourir de toutes parts des hommes qui avaient
cultivé ce talent, et qui se vantaient de pouvoir le transmettre à
ceux qui en paieraient le prix.
Les Sophistes, c'est ainsi qu'on appelait ces professeurs d'une
nouvelle espèce, s'appliquaient à discuter, et même à prouver le
pour et le contre, sur toutes sortes de questions de morale, de
religion, de politique, d'intérêt public ou privé. Les jeunes gens
s'empressaient de se faire initier dans cet art mensonger, et
prodiguaient leur patrimoine pour acheter le merveilleux secret de
devenir riches et puissants. Ainsi, les doctrines les plus perverses
s'accréditaient, et un système de conduite, conforme à ces
doctrines, infestait toutes les erses de la société.
Au milieu de cette corruption universelle des opinions et des
moeurs, devenue plus générale et plus profonde encore à Athènes que
dans aucune autre ville de la Grèce, parce que cette ville était
plus riche et plus puissante qu'aucune autre, on voit paraître un
homme qu'elle n'a pu atteindre, parce qu'il ne désire et
n'ambitionne rien de ce que ses concitoyens poursuivent avec tant
d'ardeur. Né dans la pauvreté, non seulement il n'a point cherché à
en sortir par des moyens que réprouve la conscience d'un homme de
bien, mais il a même renoncé à la profession qu'exerçait son père,
parce que le peu qu'il possède peut rigoureusement suffire à la
satisfaction des besoins les plus bornés. Il n'a jamais occupé
d'emploi public qui donne des richesses ou du pouvoir ; mais il a
rempli avec zèle ses devoirs de citoyen quand la patrie a eu besoin
de ses services. Il a servi dans les troupes de la république, et il
a déployé dans diverses occasions autant de valeur que de sang-froid
; deux fois il a sauvé la vie à des citoyens (Xénophon et Alcibiade)
qui sans lui seraient tombés sous les coups de l'ennemi.
Ce n'est point un homme qui possède de rares et sublimes
connaissances, un de ces génies subtils et pénétrants appelés à
deviner les secrets de la nature on à sonder les profondeurs de
l'intelligence humaine: doué d'une raison saine et d'un sentiment
exquis pour tout ce qui est beau, honnête, honorable, d'une sagacité
peu commune pour l'observation des moeurs, des passions et du
caractère des hommes; animé dit désir constant de les rendre
meilleurs, parce que c'est le moyen de les rendre plus heureux;
incapable de haïr même ceux qui sont méchants et malfaisants, parce
qu'il les croit plus souvent dupes de l'erreur de leur jugement
qu'égarés par la perversité de leurs cœurs : tel est Socrate.
Si la justesse naturelle de son esprit ne lui permet pas de donner
une croyance absolue et implicite au système religieux
universellement admis, il n'en est pas moins exact à se conformer
aux cérémonies du culte établi par les lois: il cherche à y démêler
ce qu'elles ont de touchant, d'utile ou de propre à rapprocher les
hommes; et quoique sa raison se soit peut-être élevée à la
conception d'un dieu unique, il admet aussi des intelligences
intermédiaires entre l'homme et la divinité suprême. Il croit même
que cette prudence particulière qui le distingue et lui fait, dans
bien des circonstances, entrevoir avec une sorte de certitude les
résultats de sa propre conduite ou de celle de ses amis, est l'effet
des inspirations de quelqu'une de ces divinités inférieures qui
s'est, en quelque manière, attachée à lui, afin de le rendre plus
utile à ses semblables; il se regarde comme le ministre des
intentions bienfaisantes de ce dieu, comme ayant reçu la mission
expresse d'éclairer ses concitoyens et de les rappeler à la vertu;
il est convaincu que sa vie toute entière doit être employée à cette
noble tâche, qu'aucun obstacle, aucune crainte, même celle de la
mort, ne doit l'arrêter dans l'accomplissement de ce devoir sacré.
Aussi le voyait-on fréquenter chaque jour les places publiques, les
gymnases, et tous les lieux où les citoyens se rassemblaient le plus
ordinairement, prêt à discourir avec ceux qui voulaient l'entendre,
et à répondre à ceux qui voulaient l'interroger. L'art ingénieux
avec lequel il savait amener l'entretien sur les sujets les plus
intéressants et en même temps les plus familiers, en sorte qu'il en
résultât une solide instruction et la connaissance de quelques
vérités utiles au bonheur et à la conduite de la vie, attirait
souvent autour de lui un grand nombre de personnes et surtout de
jeunes gens. Ceux dont l'esprit était sain et naturellement disposé
à l'amour de la vérité et de la vertu, s'attachaient à lui et
devenaient ses auditeurs assidus, ce qu'on appela ses disciples;
objet de leur tendre affection, et capable à son tour de
l'attachement le plus sincère et du plus entier dévouement pour eux,
il les guidait par ses conseils, et prenait souvent des
circonstances particulières a quelques-uns d'entre eux, l'occasion
de ses entretiens les plus attachants et les plus utiles.
Car jamais Socrate ne fit de longs discours, n'établit d'une manière
expresse et dogmatique les préceptes des devoirs de l'homme et les
motifs qui leur servent de base : mais si quelqu'un de ceux qui le
fréquentaient ordinairement venait à se plaindre des torts que son
frère ou sa mère avaient envers lui, le sage philosophe, tout en
supposant la plainte fondée, afin de ne pas armer contre lui la
passion de celui qu'il voulait instruire et corriger, ramenait
insensiblement son attention sur ce que de pareils liens ont de
touchant et de sacré, sur ce qu'on doit de reconnaissance à une
mère, sur ce qu'on peut attendre des sentiments qui résultent
nécessairement et presque inévitablement du lien fraternel, et ainsi
s'établissait dans l'esprit de celui à qui s'adressaient ses
discours, et de ceux qui les entendaient, la connaissance des
devoirs propres à ce genre de relations.
D'autres fois, Socrate provoqué lui-même par les sarcasmes d'un
sophiste, qui n'aurait pas été fâché de l'humilier aux yeux de ses
nombreux auditeurs, tirait de cette circonstance un moyen naturel de
leur faire mieux sentir l'utilité de ses entretiens et la vérité des
principes qu'il avait adoptés. En un mot, l'instruction qu'il
répandait sous mille formes diverses, parce qu'elle naissait d'une
extrême variété d'événements imprévus, était toujours dirigée vers
le même but, la connaissance de l'homme, de ses devoirs dans toutes
les situations de la vie, et des moyens de se rendre heureux en
pratiquant la vertu et eu cultivant sa raison.
C'est ainsi qu'il parvint à exercer sur ses contemporains une
influence aussi heureuse qu'étendue, uniquement par l'ascendant de
son génie et de son exemple. Ainsi, il s'attacha une foule d'hommes
de tout âge et de toute profession, parmi lesquels il s'en trouvait
plusieurs dont le dévouement pour lui était sans bornes. Mais, en
même temps, il ne put éviter de se faire d'ardents et implacables
ennemis, non seulement parmi ces sophistes dont il avait
singulièrement décrédité la profession, en en faisant voir le vide
et le danger, mais aussi parmi cette multitude d'hommes avides de
crédit, de richesses et d'honneurs, dont il avait trop souvent
dévoilé les intentions perfides et les coupables espérances. Non
que, dans ses discours en parlant d'eux, ou dans ses entretiens
publics avec eux, il y eût jamais rien d'amer ou d'offensant, ou
qu'il eût abusé de la supériorité de sa raison pour les humilier en
triomphant de leur défaite. Il avait, à leur égard, un tort bien
plus impardonnable, celui de rendre plus difficile, et peut-être
même, dans certains cas, impossible, l'accomplissement de leurs
projets ambitieux.
Car, cette ironie socratique, dont on a tant parlé, n'était point,
comme on se l'imagine peut-être assez ordinairement, l'art de
couvrir sous un langage en apparence modéré, ou même obligeant et
flatteur, des sentiments d'aversion ou de mépris; elle consistait
assez souvent dans une naïveté de vérité et de raison qui faisait
ressortir d'une manière plus vive et plus piquante le vice ou la
fausseté des opinions que Socrate voulait combattre : elle
consistait surtout à feindre une entière ignorance des choses qu'il
savait quelquefois très bien; mais alors (et c'est un des caractères
les plus remarquables du procédé d'examen qui lui était familier),
il n'avait pas précisément en vue d'embarrasser ou d'humilier ceux
avec qui il discourait et de les faire tomber, sans qu'ils s'en
doutassent, dans quelque conclusion absurde; il semble qu'il voulait
plutôt les forcer à remonter aux véritables principes de la
question, à la ramener à ses vrais éléments, parce que c'était le
seul moyen de l'éclaircir à leurs propres yeux, comme aux yeux de
ceux qui étaient témoins de l'entretien. Au lieu de leur permettre
de s'appuyer sur quelque préjugé, sur quelque opinion fausse, mais
généralement admise, dont ils n'auraient pas été embarrassés de
tirer les conséquences qui flattaient leurs passions ou leurs
désirs, et qu'ils auraient su embellir de tous les prestiges d'une
éloquence étudiée, il les obligeait, par son ignorance affectée, à
une analyse exacte et sévère de ce même principe, que dès lors il
fallait bien abandonner, s'il était faux.
La haine dont Socrate était ainsi devenu l'objet se manifesta, d'une
manière éclatante, dans plusieurs circonstances; et, sans parler du
monument qui nous en reste dans la comédie des Nuées
d'Aristophane, qui déshonora son génie en le faisant ainsi servir à
diffamer un grand homme, le temps de la domination des trente tyrans
établis à Athènes par Lysandre, à la fin de la guerre du
Péloponnèse, fut celui où il courut le plus de dangers. Critias,
l'un de ces misérables chargés de désoler leur patrie pour
satisfaire la vengeance et les intérêts de l'étranger, avait été
précisément un de ceux qui, autrefois, suivaient avec le plus
d'assiduité ses entretiens; et quelques avis qui lui avaient été
donnés par Socrate sur son penchant à la débauche, l'avaient irrité
et enfin tout-à-fait éloigné. Aussi, ce fut lui qui, dans le dessein
de se venger de celui que jadis il avait regardé comme son maître,
fit rendre, par ses collègues, une ordonnance qui défendait
d'enseigner désormais l'art de discourir et de raisonner. Car ceux
qui font le mal voudraient ne voir autour d'eux que des hommes
incapables de juger leurs actions, et surtout incapables d'apprécier
et de réfuter les misérables prétextes dont ils essaient de colorer
leurs plus criantes iniquités.
Socrate n'avait pu s'empêcher de faire entrevoir l'opinion qu'il
avait du système de conduite de ces hommes violents et sanguinaires.
Si, disait-il, un homme chargé d'élever des boeufs ou de dresser des
chevaux, au lieu de les rendre dociles et obéissants à sa voix, les
rendait rétifs, méchants, indociles, s'ils amaigrissaient et
dépérissaient chaque jour entre ses mains, si même il en laissait ou
en faisait périr un grand nombre, ne serait-on pas en droit de
conclure de là que c'est un bouvier bien inepte ou un écuyer bien
malhabile ? Or, ajoutait Socrate, il en est de même de ceux qui se
chargent de gouverner des hommes ; lorsqu'au lieu de rendre les
citoyens soumis aux lois et affectionnés aux chefs de l'état, ils se
mettent dans le cas d'éprouver des révoltes ou des résistances de
leur part; lorsqu'au lieu d'entretenir parmi eux l'union et
l'affection réciproques, ils les rendent ennemis les uns des autres
et se mettent dans le cas d'en faire périr un grand nombre, on est,
ce me semble, autorisé à les regarder comme des hommes bien peu
capables de gouverner les autres.
Les trente ne manquèrent pas d'être informés de ces discours, et
bientôt deux d'entre eux, Chariclès et Critias, mandèrent Socrate
devant eux, et lui montrèrent la loi qu'ils avaient rendue, en lui
défendant de s'entretenir désormais avec des jeunes gens. « Socrate
leur demanda, si, dans le cas où il ignorerait quelque article de
leurs ordonnances, il ne lui serait pas permis de s'en informer? -
Non: dirent-ils. - Je ne demande pas mieux que de me conformer aux
lois, dit encore Socrate ; mais apprenez-moi si, en défendant
d'enseigner l'art des discours, vous avez prétendu qu'on s'abstint
seulement de ceux qui ne sont ni raisonnables, ni justes, ou si l'on
doit aussi s'interdire ceux qui sont justes et raisonnables. - Hé
bien! dit Chariclès avec colère, pour lever toute difficulté, il
t'est expressément défendu de converser, de quelque manière que ce
soit, avec des jeunes gens. - A présent, reprit Socrate, dites-moi à
quel âge les hommes sont censés n'être plus des jeunes gens, afin
que je ne coure pas risque de contrevenir à vos ordres. -Tant qu'ils
n'ont pas le droit de voter dans l'assemblée, dit Chariclès, parce
que jusque là ils manquent de prudence. Ne parle point à ceux qui
ont moins de trente ans. - Quoi ! pas même pour savoir le prix des
denrées que vendent ceux qui n'ont pas cet âge, si j'ai besoin
d'acheter quelque chose? - Non : pas même pour cela, dit Chariclès.
- Mais si l'on m'interroge, ajouta Socrate; si l'on me demande, par
exemple, où demeure Chariclès, ou bien Critias, faudra-t-il que
j'évite de répondre? - Sans doute, reprit Chariclès...
Socrate, ajouta Critias, il faudra aussi t'abstenir de parler de
cordonniers, de charpentiers, et t'interdire toutes ces comparaisons
usées dont tu as tant de fois rebattu nos oreilles. - Et, par
conséquent, aussi, taire les vérités qui s'ensuivent, sur ce qui est
juste, saint, et le reste. - Assurément, dit Chariclès, et ne parle
pas non plus des bouviers... autrement, prends garde de diminuer,
pour ta part, le troupeau qui nous est confié (09).
»
Socrate échappa cependant à la tyrannie des trente, qui, trop
violente pour pouvoir se soutenir, fut renversée après huit mois,
par la généreuse résolution de Thrasybule. Malheureusement il ne
pouvait détruire ni l'ambition inquiète et jalouse des orateurs, ni
le faux zèle et l'hypocrisie des prêtres, ni le stupide aveuglement
d'une multitude abusée par ces deux classes d'imposteurs, parmi
lesquels se trouvaient les ardents et irréconciliables ennemis du
sage Athénien. Cinq ans après, ils lui suscitèrent ce procès célèbre
dont tout le monde connaît l'histoire et les détails. Ils firent
condamner à la mort comme ennemi de la religion, celui de leurs
citoyens qui avait de la divinité les idées les plus saines et les
plus élevées; comme corrupteur de la jeunesse, celui qui savait le
mieux lui inspirer l'amour de la vertu, et le courage de remplir les
devoirs qu'elle impose.
Les hommes qui ne désirent le pouvoir que pour lui-même, et non en
vue de l'utilité de leurs semblables, n'ont point d'avenir dans la
pensée: leurs vues sont étroites, et bornées quelque mois, quelques
années, voilà le terme de leurs plus longues espérances. Ils
s'aperçoivent facilement des obstacles que créent autour d'eux la
raison et la vertu ; et s'il se trouve quelqu'un qui ose leur en
faire entendre le sévère langage, ils s'imaginent qu'il leur suffira
de le condamner au silence ou à la mort, pour triompher de toutes
les résistances; ils ne songent pas qu'on ne tue ni les sentiments
ni les opinions, et que la persécution injuste leur donne, au
contraire, en peu de temps, une énergie et une autorité que
peut-être elles n'auraient pas obtenues, si on les eût abandonnées à
leur libre et naturel progrès. Ainsi, les accusateurs et les juges
de Socrate ne virent pas qu'en abrégeant de quelques années
peut-être la vie d'un vieillard de soixante-dix ans, ils ne
détruiraient ni les idées justes et saines qu'il avait travaillé
toute sa vie à répandre parmi ses concitoyens, ni les sentiments
nobles et généreux qui se joignent ordinairement à ces sortes de
pensées. Ils ne comprirent pas qu'une injustice aussi éclatante que
celle qu'ils allaient commettre, consacrait à une même immortalité
le triomphe de leur victime et leur propre infamie.
En effet, à peine Socrate eut-il fermé les yeux à la lumière que
l'image de sa vertu se montra à ses concitoyens plus imposante et
plus belle; une vive compassion succéda aux préventions injustes,
dans le coeur même de la plupart de ceux qui avaient pu être un
moment séduits par les calomnies et par les discours artificieux des
ennemis de ce grand homme; et devenus l'objet du mépris public et de
l'indignation universelle, ses accusateurs périrent tous
misérablement. Mais un résultat plus remarquable, une conséquence
plus importante de leur injustice, et qu'ils étaient sans doute fort
incapables de prévoir et de comprendre, c'est qu'elle devait, plus
qu'aucun autre fait du même genre, porter jusque dans la postérité
la plus reculée, avec l'horreur qu'ils inspiraient à leurs
contemporains, celle des crimes pareils à celui dont ils
s'étaient rendus coupables. Grâce à ce profond sentiment du beau
moral, que Socrate avait su inspirer à ceux qui s'étaient attachés à
lui, grâce au génie et au talent avec lequel plusieurs d'entre eux
surent reproduire tous les détails de ce drame touchant et sublime,
ils sont devenus familiers à la jeunesse dans tous les pays où ont
pu pénétrer les admirables écrits de Platon et de Xénophon; ils font
revivre et développent dans des âmes encore pures les nobles
sentiments qui animaient leurs auteurs ; les noms d'Anytus, de
Mélitus et de Lycon sont devenus, en quelque sorte, ceux de tous les
accusateurs qui se sont faits ou se feront les organes impurs de la
vengeance ambitieuse, de l'intolérance hypocrite; les juges
prévaricateurs qui font à ces viles passions le sacrifice de leur
honneur et du plus sacré des devoirs, nous inspirent, comme à notre
insu. le dégoût et le mépris que nous avons conçu dans notre
jeunesse pour ceux qui condamnèrent Socrate.
Si nous cherchons à rassembler, d'après les documents les plus
authentiques qui nous restent de la philosophie de ce sage Athénien,
les principales vérités qui en firent le fonds, elles paraissent
pouvoir se réduire au petit nombre d'articles suivants :
I. Le but ou le dernier terme vers lequel l'homme doit tendre de
tous ses efforts, dans tout le cours de sa vie, est le bonheur que
procure une conduite conforme à la vertu, ou aux lois de la morale.
II. Car, suivant lui, l'utile ne devait jamais être distingué ou
séparé de l'honnête; c'est un crime de distinguer dans sa pensée ou
dans son opinion, des choses que la nature a voulu unir par un lien
indissoluble.
III. Il sen faut de beaucoup que le bonheur consiste, comme le
vulgaire semble le croire, à multiplier indéfiniment nos besoins et
les jouissances de tout genre qui peuvent les satisfaire le bonheur
consiste, au contraire, à resserrer, le plus qu'il est possible, le
sphère de nos besoins. Car, n'avoir besoin de rien est un des plus
sublimes attributs de la divinité, et l'homme vertueux doit
s'appliquer sans cesse , à se rapprocher de cette nature divine, à
laquelle il participe par la plus noble partie de lui-même.
Le bonheur consiste à faire le plus de bien qu'on peut aux autres
hommes, (même à ses ennemis, à qui on ne doit jamais rendre le mal
pour le mal,) à sa patrie, à sa famille, en travaillant surtout à
propager les sentiments de vertu, en se rendant soi-même aussi libre
et aussi indépendant qu'on le peut, non seulement de la tyrannie des
hommes, mais de celle de ses propres passions, bien plus redoutable
encore et bien plus funeste.
IV. Savoir, et agir d'une manière conforme aux lumières de son
esprit, ou à ce qu'on sait, sont des choses inséparables de leur
nature. Mais toute science qui n'a pas pour but de rendre les hommes
plus heureux, en les rendant plus vertueux, n'est qu'une science
vaine et superflue.
V. On doit toute obéissance aux lois établies ou écrites, parce
qu'elles ont en vue le plus grand bien de tous les membres de la
société : mais celles même qui ne nous semblent pas justes, doivent
encore être respectées; on doit leur obéir, parce qu'elles font
partie de l'ensemble des conditions par lesquelles l'état subsiste
et se conserve. Toutefois il y a des lois non écrites, qui sont
l'expression immédiate et naturelle de nos devoirs envers les dieux,
envers les auteurs de nos jours, envers nos bienfaiteurs, envers la
patrie, et celles-là servent de fondement aux lois écrites. On ne
les transgresse jamais impunément; et les dieux mêmes, qui en sont
les auteurs, se chargent de punir ceux qui les ont méconnues.
VI. Les motifs les plus puissants nous invitent sans cesse à suivre
la route de la vertu, qui est celle du bonheur véritable; car
l'homme vertueux est le seul à qui il soit donné de contempler le
plus délicieux des spectacles, celui du bien qu'il a fait;
d'entendre le plus ravissant des concerts, son éloge dans la bouche
des gens de bien.
VII. Enfin, si le bonheur qu'une constante application à la vertu,
lui promet et lui assure le plus ordinairement, dans le cours de
cette vie mortelle, n'est pas son partage; s'il éprouve l'injustice
de ses contemporains; sa raison, en lui démontrant l'immortalité du
principe immatériel à qui appartient la pensée et la volonté,
dévoile à ses regards un avenir sans bornes. Sa confiance
inébranlable dans la justice divine, lui garantit la jouissance
d'une félicité que désormais rien ne pourra troubler.
Longtemps avant Socrate, l'on avait marqué, par des termes exprès,
certains caractères, certaines dispositions morales habituelles pour
lesquelles on n'avait pu s'empêcher de concevoir une sorte de
respect et d'admiration. L'habitude de s'abstenir, par exemple, des
jouissances qui flattent les sens, du moment où elles blessent la
raison ou la convenance; celle de conserver une constance
inébranlable au milieu des souffrances ou des dangers, celle de se
conduire dans les circonstances difficiles ou délicates de manière à
faire voir, qu'on avait prévu à l'avance les avantages ou les
inconvénients de ses actions, qu'on avait appris par l'expérience et
par la réflexion à anticiper, en quelque sorte, dans sa pensée, les
résultats probables ou certains des actions humaines; enfin la
disposition constante à consulter en tout les droits d'autrui, de
sorte que jamais un autre homme ne puisse craindre de vous un tort
ou un dommage qu'il n'a pu ni dû prévoir; ces quatre espèces de
dispositions ou d'habitudes, dis-je, ont eu, dans les plus anciens
temps, des noms correspondants à nos mots tempérance, force,
prudence et justice. On les retrouve même dans les livres
sapientiaux des Hébreux (10), où ils
sont regardés comme exprimant les principales parties de la sagesse
ou de la vertu, en général. C'est ce que l'on a nommé, dans les
livres de morale, les quatre vertus cardinales ou fondamentales; et
la doctrine de Socrate peut se rapporter, en grande partie, à cette
division, qui paraît avoir aussi été connue avant lui chez les
Grecs.
Platon adopta et développa à sa manière, c'est-à-dire, avec sa
brillante imagination et son éloquence sublime, les principales
vérités morales si souvent présentées par Socrate dans ses ingénieux
entretiens; il y ajouta des vues importantes qui lui étaient
propres, et s'appliqua surtout à approfondir et à généraliser
quelques-unes des propositions fondamentales de la science des
moeurs. En un mot, c'est particulièrement dans les écrits de ce
philosophe que la morale commença à revêtir une forme scientifique.
Cependant, Platon n'a point composé, à proprement parler, de traité
de morale; on ne trouve dans aucun de ses ouvrages, une exposition
suivie et méthodique de sa doctrine sur ce sujet; mais dans
plusieurs de ses dialogues, les questions de morale se trouvent
mêlées avec des objets qui appartiennent à d'autres sciences, telles
que la politique, la métaphysique et la physiologie, ou connaissance
générale de la nature. C'est surtout dans ses livres de la
République et des Lois, qu'il a développé avec plus d'éloquence ses
vues sur la vertu, sur le souverain bien, sur les devoirs des hommes
considérés, soit comme individus, soit comme membres d'une société
régie par des lois communes, sorte qu'on voit avec évidence que,
dans son opinion, la morale et la politique ne faisaient qu'une
seule et même science.
Socrate n'avait fait que donner, s'il le faut ainsi dire, une base
rationnelle aux principes de morale ou aux règles de conduite
universellement admises avant lui par tous les hommes qui savaient
entendre la voix de la conscience et y obéir. Il avait fait voir
qu'un pareil système de conduite est essentiellement conforme aux
lois de la raison; et qu'un système contraire, non seulement ne peut
jamais conduire au bonheur, mais même implique toujours une sorte
d'absurdité dans le raisonnement. Dès lors, tout ce sujet se
trouvait ramené à un point de vue assez simple; et il semblait qu'on
pouvait facilement conclure de tout ce qu'on connaissait et qu'on
pouvait connaître de la nature morale de l'homme, que des deux
parties ou éléments dont elle se compose, sensibilité et raison,
l'une doit constamment être subordonnée aux directions de l'autre.
C'est aussi, il faut en convenir, le résultat auquel Platon est
arrivé, mais par une marche peu sûre, et à travers mille détours
pénibles et obscurs, mais en compliquant la question principale d'un
grand nombre de discussions incidentes ou accessoires qui
l'écartaient sans cesse du but au lieu de l'y ramener.
C'est que l'esprit humain n'arrive, en aucun genre, à ce qui est
simple et vrai, qu'après avoir épuisé presque toutes les fausses
combinaisons qui peuvent l'en écarter, parce qu'en effet il n'y a
qu'une route pour y arriver, tandis que toutes les autres en
éloignent. L'attrait même de la simplicité produit souvent, en ce
genre, une illusion dont les philosophes n'ont que rarement su se
garantir. Ici, par exemple, on s'empressa de ramener toutes les
considérations à l'idée abstraite du souverain bien, et l'on se
divisa presque aussitôt sur la manière de le définir et de le
caractériser. Deux des disciples immédiats de Socrate, Aristippe et
Antisthène, prirent chacun un parti opposé dans cette question,
regardée dès lors comme fondamentale pour la science des mœurs et
pour la conduite de la vie. L'un faisait consister le souverain bien
dans la volupté, dans la jouissance de tous les plaisirs, mais de
manière pourtant à ce qu'on fût assez maître de soi pour se les
interdire, du moment où l'on pourrait en craindre les funestes
conséquences (11). Comme s'il était
facile, ou même possible, de s'arrêter dans une pareille route,
quand une fois on s'y est engagé.
Antisthène, au contraire, exagérant le principe de Socrate, que le
bonheur consiste à avoir le moins de besoins qu'il est possible, à
se rendre, autant qu'on peut , indépendant des hommes et des
circonstances extérieures, regardait les plus simples commodités de
la vie, comme un luxe funeste et dangereux, les plaisirs les plus
innocents comme une atteinte criminelle portée à la vertu. Nous
verrons plus tard se reproduire ces deux doctrines si contraires,
mais modifiées et développées par des hommes d'un génie et d'un
talent supérieurs, à une époque où la philosophie avait fait plus de
progrès.
Platon considère la question sous un point de vue plus étendu et
d'une manière plus générale et plus approfondie. Suivant lui, I'âme
tend incessamment et par toutes sortes d'efforts à s'assurer la
possession du bien, c'est-à-dire, de ce à quoi tout le reste se
rapporte, comme à un but, à une fin; et par conséquent cet objet des
désirs et des voeux de toute créature intelligente doit avoir une
réalité incontestable, doit exister par soi-même, quoiqu'on ne
puisse pas clairement le faire apercevoir.
Le bien en soi, ou absolu, est donc la condition nécessaire de tout
ce qui mérite le nom de bien, et il n'y a rien de particulier que
l'on puisse appeler ainsi qu'autant qu'il participe à ce bien
suprême ou absolu. Par conséquent encore, les caractères qui le
distinguent, sont d'être parfait et suffisant, d'être à lui-même son
propre but, et d'être un objet nécessaire de désirs pour toute
créature douée de raison.
Ce qu'on appelle volupté, ou plaisir, n'a point ces caractères, n'a
rien d'absolu ou d'existant nécessairement et par soi-même ; au
contraire, c'est un changement, une modification fugitive et
passagère de I'âme, une tendance vers le bien, vers un état parfait
et complet, mais qui est elle-même imparfaite et incomplète. De même
que les germes, après avoir reçu l'impulsion qui les fait tendre au
complet développement de leur existence, sont, pendant un certain
temps, dans une sorte de mouvement progressif qui doit les conduire
à cette existence complète et parfaite (état que Platon désigne par
le nom de génération); ainsi le plaisir est une tendance, une sorte
de mouvement progressif qui semble nous conduire vers le bien, et
par cette raison, ce philosophe lui donne aussi le nom de
génération. Et voilà pourquoi le plaisir, suivant lui, n'est pas le
bien absolu, ou le bonheur, parce qu'il est génération et mouvement
(12).
Il y a des sentiments qui s'unissent à la pensée, qui ont leur
source dans l'activité propre de la raison ou de l'intelligence, et
qui sont modifiés par elle ; tels sont les sentiments purement
spirituels ou moraux qui accompagnent la pratique de la vertu.
L'union de ces sentiments avec la pensée, ou, si l'on veut, le
plaisir qui accompagne les actes de l'intelligence, constitue
proprement le souverain bien de l'homme, suivant l'opinion de Platon
; cette union comprend en soi, vérité, régularité et beauté, trois
caractères essentiels de tout ce qui est bon et bien.
Ce n'est donc ni dans le plaisir tout seul, ni dans la pensée ou la
raison toute seule, que se trouve le bonheur; il résulte du mélange,
de la combinaison de ces deux éléments ou conditions. Sans doute la
raison est le législateur suprême ; en cette partie, c'est à elle à
nous prescrire la règle à laquelle nous devons nous conformer ; et
elle ne peut le faire qu'en consultant les idées, on formes
exemplaires des notions qui sont communes à l'entendement de l'homme
et à la suprême intelligence, ou à la divinité. Car Dieu est
l'idéal, ou la source de toute perfection morale , et il n'y a pas
pour l'homme d'autre moyen d'éviter le mal ou le vice, et
d'atteindre au degré de perfection que comporte sa nature , que de
se rendre, le plus qu'il est possible, semblable à ce divin modèle.
Par conséquent, le bien absolu pour l'homme se trouve dans la
subordination entière de tous ses désirs, de tous ses penchants, de
toutes ses passions, à la raison ; dans l'harmonie de toutes ses
facultés, en sorte qu'il soit constamment d'accord avec lui-même, et
avec les autres êtres raisonnables. Ce ne doit point être, de sa
part, un calcul, une comparaison entre des peines et des plaisirs
plus ou moins grands, il doit s'efforcer d'atteindre à la perfection
uniquement en vue de la perfection elle-même, suivre la raison
uniquement pour elle-même : tel est le caractère de la vertu, telle
en est l'idée absolue, car le nom qui l'exprime dans la langue
grecque, signifie aussi perfection, et est très souvent pris en ce
sens par les philosophes grecs.
Platon, regardant le désir du bien en soi ou du bien absolu, comme
une nécessité inévitable, et, pour ainsi dire, comme une loi de la
volonté de l'homme, en concluait que personne ne fait le mal de son
plein gré, et précisément pour faire ce qui est mal, mais qu'il est
impossible, au contraire, que l'on veuille jamais faire autre chose
que le bien. Seulement il arrive souvent des choses qu'on ne connaît
pas; d'où il concluait (illisible) faute de la vertu que faute de
sagesse (illisible) et les maux véritables; et, (illisible) la
question de la liberté, à la (illisible) que la vertu et la science
sont, pour ainsi dire, une seule et même chose, il méconnaissait
presque entièrement le principe de la liberté morale. C'est cette
partie de sa doctrine qui Aristote combattit en traitant de ce qu'il
y a de volontaire et d'involontaire dans les actions de l'homme (13).
Suivant Platon, le bonheur est inséparable de la vertu ou de la
perfection morale; il la regarde comme la source des plus pures
délices. Cependant, il affirme plus d'une fois que l'homme est dans
l'obligation d'agir toujours d'une manière conforme aux lois les
plus rigoureuses de la morale, quand même les plus cruelles
douleurs, et la mort, devraient être la conséquence inévitable d'une
pareille conduite. Cette contradiction apparente s'explique, par la
ferme croyance à l'immortalité de l"âme, à la bonté et à la justice
de Dieu, croyance qu'il avait puisée dans les leçons de Socrate, et
qu'il s'efforça sans cesse d'appuyer sur toutes les preuves de
sentiment et de raison qui lui semblaient le plus propres à
l'affermir.
Au reste, on ne trouve dans ses écrits rien de proprement
systématique sur les devoirs. Le nom même qui exprime cette notion
ou conception n'existait pas, du temps de Platon, dans la langue
grecque. Cependant il les a indiqués presque tous, et il en est
plusieurs qu'il a parfaitement développés. Il insiste surtout sur la
règle négative de ne pas commettre d'injustice, de ne jamais faire
de mal, même à ses ennemis. Mais le principe général qui domine plus
particulièrement dans cette partie de ses écrits, c'est le respect
pour la raison, la prééminence qu'il veut qu'elle obtienne
constamment sur toutes nos affections, nos désirs ou nos passions (14).
L'un des principaux mérites de la doctrine morale de Platon est dans
la supériorité de raison et dans l'admirable éloquence avec laquelle
il combattit les doctrines perverses des sophistes, dans ces
éloquents et ingénieux dialogues où il les met aux prises avec
Socrate, qu'il y représente toujours comme l'interprète de la vérité
et de la vertu. Pour favoriser de tout leur pouvoir les vues
ambitieuses de ceux qui payaient généreusement leurs leçons, les
sophistes avaient entrepris d'anéantir toute idée de justice ou de
devoir, fondée sur la nature morale de l'homme; et, suivant eux, il
n'y avait de juste et d'honnête que ce que la loi déclarait tel. La
conséquence d'un pareil principe était facile à déduire, et
singulièrement favorable aux prétentions de tous ceux qui aspiraient
à la domination, car il ne s'agissait que d'être assez fort pour
faire soi-même les lois, et, dès lors, il n'y avait de légitime et
de juste que ce qui était conforme au caprice, aux désirs et aux
intérêts du législateur.
Il est à remarquer que dans tous les pays, et à toutes les époques
dont l'histoire nous est connue, les fauteurs du despotisme n'ont
pas manqué de s'appliquer à faire prévaloir cette doctrine, qui n'a
d'autre but que de substituer l'empire de la force à l'autorité de
la conscience et de la raison, en abolissant la réalité des
distinctions morales, qu'on entreprend de fonder sur des conventions
purement arbitraires, tandis qu'elles ont pour but la nature même de
l'entendement humain. D'un autre côté, il est bien vrai qu'il n'y a
rien de si facile que de se dispenser d'avoir raison, quand on est
le plus fort; mais peut-être ne remarque-t-on pas assez que la force
est le résultat d'un nombre de conditions ou d'éléments
singulièrement variables, toujours prêts à se disperser, et qui ne
peuvent avoir de lien durable que cette même raison dont on
s'efforce de s'affranchir comme d'un joug incommode.
C'est cette importante vérité que l'on trouve démontrée dans
plusieurs des ouvrages de Platon, et particulièrement dans le
dialogue intitulé Gorgias, l'un des chefs-d'oeuvre de cet admirable
écrivain, l'un de ceux où se trouvent réunis tous les genres de
talent et d'éloquence qui le caractérisent, et jusqu'à cette
métaphysique subtile dont il abuse trop souvent dans ses autres
écrits. Nous croyons donc qu'il ne sera pas inutile de s'y arrêter
ici un moment, pour donner au lecteur quelque idée de la manière de
cet auteur, en même temps que nous essayons d'indiquer les points
les plus importants de sa doctrine morale.
Sans parler de l'introduction, qui donne à l'ouvrage un intérêt
tout-à-fait dramatique, le Gorgias de Platon se divise naturellement
en trois parties, ou, si l'on veut, en trois scènes distinctes
chacune par l'apparition, s'il le faut ainsi dire, d'un nouvel
interlocuteur. Socrate demande d'abord à Gorgias quel est
précisément l'art dont il fait profession. C'est la rhétorique,
c'est-à-dire l'art de persuader. Mais la rhétorique ne
persuade-t-elle jamais que des choses justes, ou si elle en persuade
quelquefois qui sont contraires à la justice? Elle persuade tout ce
qu'elle veut, dit Gorgias; mais si l'orateur abuse de son talent
pour faire prévaloir l'injustice, la faute doit lui en être imputée,
car il sera véritablement coupable. La rhétorique enseigne-t-elle ce
qui est juste, beau, honnête? L'orateur, suivant ce que répond
Gorgias, doit être capable d'enseigner toutes ces choses. Socrate
conclut de là que c'est ce qu'il faudrait faire avant tout, et il
démontre assez bien que celui qui le saurait parfaitement n'aura
guère besoin de la rhétorique, conclusion qui cause à Gorgias
quelque confusion, et le jette dans une sorte d'embarras.
Cependant, Gorgias est un personnage d'une certaine importance; il a
une réputation qu'il ne doit point hasarder; il ne convient donc pas
qu'il se compromette davantage: ce n'est pas lui qui doit dévoiler
la doctrine secrète du parti qui le compte pour un de ses plus
illustres chefs. L'impatience de Polus (15),
qui n'est pas néanmoins sans quelque considération dans ce parti,
mais qui en a moins Gorgias son maître, tire celui-ci du défilé où
il se trouvait engagé. Il témoigne quelque humeur de voir le tour
que prend l'entretien, semble reprocher à Gorgias d'avoir, par une
fausse honte, accordé que l'orateur doive savoir ou apprendre ce qui
est juste et injuste, comme si tout le monde ne savait pas cela. De
cette manière, il a laissé sans réponse une critique peu fondée de
sa définition de la rhétorique, qui est, en effet, un art de la plus
hante importance, puisque celui qui le possède peut parvenir à une
grande puissance. Et, pour couper court à la discussion, Polos
demande à Socrate, si lui-même ne serait pas satisfait d'exercer un
grand pouvoir dans la république, de disposer à son gré de la vie et
de la fortune des citoyens? - Justement, ou injustement? lui répond
Socrate. - De quelque manière que ce soit, reprend le sophiste. -
Assurément, dit Socrate, je ne regarde pas comme digne d'envie
l'homme qui prononce une juste condamnation contre son semblable;
mais celui qui le condamne injustement me semble bien à plaindre. En
un mot, il soutient, contre toutes les assertions et les exemples
que lui oppose Polus, non seulement que c'est un plus grand malheur
de commettre l'injustice, que de la souffrir; mais que l'homme
injuste, qui porte la peine de son crime, est moins malheureux que
celui dont la conduite coupable demeure impunie. Malgré toutes ses
subtilités et son adresse, le sophiste est enfin forcé d'avouer que
ce sont là les conséquences nécessaires des raisonnements dont
lui-même a reconnu la justesse, ou du moins il ne trouve rien de
solide à y répondre. C'est qu'il a aussi quelques ménagements à
garder, et qu'un reste de pudeur l'empêche de soutenir jusqu'au bout
une doctrine révoltante.
Alors un jeune athénien, que l'auteur nous présente comme l'enfant
perdu du parti des sophistes, qui se passionne pour la doctrine de
ses maîtres avec tout le zèle d'un adepte, entreprend de la dévoiler
dans toute sa nudité. Sans doute, s'il avait été question de
s'expliquer en public sur quelque point de morale ou de législation,
s'il avait fallu faire prévaloir quelque mesure injuste, on prévenir
les esprits factieux à s'abuser contre quelque citoyen vertueux,
Calliclês aurait su, comme un autre, mettre en avant les prétextes
du bien public, de la gloire et de la prospérité de l'état ; les
phrases banales de respect pour les Dieux., d'attachement pour la
religion, ne lui auraient pas manqué au besoin; mais ici, il na
point à craindre de témoin indiscret, point d'intérêts à ménager, et
il va mettre dans son langage toute la franchise d'un homme qui sent
sa force, et presque l'enthousiasme de l'immoralité.
Voici en peu de mots la substance des discours qu'il adresse à
Socrate :
«
Tu ne dois l'avantage que tu parais avoir en ce moment, qu'a la
pusillanimité de Polus, qui est tombé précisément dans la même faute
qu'il reprochait à Gorgias. Il le blâmait de t'avoir accordé que
celui qui professe l'éloquence doive enseigner à ses disciples ce
que c'est que la justice ; et je lui reprocherai, à mon tour, de
t'accorder qu'il est plus honteux de commettre l'injustice que de la
souffrir. Il n'a pas osé réfuter le pur sophisme dont tu te prévaux
contre lui, et voila pourquoi tu triomphes. Tu confonds à dessein ce
qui est juste suivant les lois, et ce qui l'est suivant la nature ;
Polus est convenu avec toi que, suivant les lois, il est plus
honteux de commettre l'injustice que de la souffrir, et tu feins de
croire que cela est vrai aussi suivant la nature : mais c'est tout
le contraire ; car, suivant la nature, ce qu'il y a de plus honteux
et de plus coupable, c'est de supporter une injustice, puisqu'il n'y
a qu'un vil esclave qui puisse y consentir, et que tout homme de
coeur en est révolté.
« C'est la multitude, faible et lâche, qui a fait ces lois qui
prononcent qu'il est infâme de commettre une injustice : parce
qu'elle redoute les hommes forts et courageux, les hommes habiles
dans la science du gouvernement, qui joignent à des talents
supérieurs une âme énergique et ferme. C'est à ceux-là, en effet ,
qu'appartient le droit de commander à tous les autres, de posséder
tout, de satisfaire tous leurs désirs, sans réserve et sans
contrainte. Voilà cette vérité que tu prétends chercher, voilà la
véritable vertu, le vrai bonheur : en un mot, la prééminence du fort
sur le faible, telle est la loi de la nature.
« Tu le reconnaîtras, si, laissant de côté la philosophie, tu veux
consulter un meilleur guide. En effet, Socrate, la philosophie est
bonne pour occuper quelques moments le loisir de la jeunesse : mais,
dans l'âge avancé, il est ridicule de s'appliquer à cette étude
futile, qui ne nous apprend rien de ce qu'il faut pour vivre parmi
les hommes et y jouer un rôle imposant. Occupe-toi donc d'objets
plus sérieux, et d'une utilité plus positive. Imite enfin ceux qui,
sans s'amuser à de pareilles puérilités, ont trouvé la gloire, la
fortune, et beaucoup d'autres solides avantages. »
Il est curieux de voir, à cette époque, la profession de foi des
ambitieux, et des partisans du pouvoir arbitraire dans tous les
temps, si explicitement énoncée et si nettement rapportée à sa
véritable cause. Au reste, Socrate n'est pas fort embarrassé, comme
on peut bien croire, pour opposer à toute cette belle théorie les
raisons les plus convaincantes. Si, comme le prétend Calliclès, le
bonheur véritable consiste à satisfaire tous ses désirs, dès lors il
s'ensuit que plus on aura de désirs à satisfaire, et plus on sera
heureux. Dès lors il faut qu'il convienne que la suprême félicité
sera d'être sans cesse en proie à une faim et à une soif dévorantes,
d'être sans cesse tourmenté des plus cuisantes démangeaisons, pourvu
que l'on puisse sans cesse boire, manger, et ainsi du reste. Et
quoique Calliclès s'irrite et s'indigne de pareilles conclusions,
elles n'en sortent pas moins nécessairement de la proposition qu'il
a avancée.
Socrate lui démontre, au contraire, que si l'ordre et l'harmonie des
fonctions et des mouvements du corps humain, sont ce qui lui donne
la santé et la force, il y a également pour l'âme un certain ordre,
un certain équilibre de passions et de désirs, en quoi consistent
ses qualités les plus précieuses, la justice et la modération. D'où
il faut conclure que, loin de placer, comme le fait Calliclès, la
perfection du bonheur de l'âme dans la satisfaction illimitée de
toutes ses passions, on ne peut l'attendre que du soin qu'on prendra
de la maintenir dans les bornes d'une salutaire modération, dût-on
même recourir, pour cela, à des châtiments sévères, si ce remède
devient nécessaire.
Tel est le résultat auquel le jeune adepte de la doctrine des
sophistes se voit amené, comme malgré lui, par une suite de
questions auxquelles il lui a pourtant été impossible de répondre
autrement qu'il n'a fait. L'entretien est terminé par ces belles
paroles de Socrate : « Tu le vois, à présent, Calliclès, dit-il,
quoique vous soyez ici trois des hommes estimés les plus habiles
parmi les Grecs, Polus, Gorgias et toi, vous ne pouvez parvenir à
démontrer que l'on doive suivre, dans la conduite de la vie,
d'autres règles que celles que j'ai dites. Mais, au milieu de cette
discussion, où tant d'autres maximes ont été proposées et reconnues
comme fausses, la mienne seule subsiste : c'est qu'il faut
s'abstenir de commettre l'injustice avec encore plus de soin qu'on
n'en met à éviter de la souffrir, et s'appliquer surtout, non pas à
paraître vertueux, mais à l'être en effet dans toutes les
circonstances de sa vie, soit privée, soit publique. Que si l'on est
entaché de quelque vice, on doit en être puni ; c'est là le plus
grand bien dont on puisse jouir, après celui d'avoir toujours été
juste, puisque c'est un moyen de le devenir. Que l'on doit
sévèrement s'interdire toute flatterie, toute lâche complaisance
pour soi-même, ou pour les autres, soit qu'ils composent une
multitude nombreuse, ou qu'ils soient en petit nombre. Qu'enfin, on
ne doit jamais employer le talent de la parole, et toutes ses autres
facultés, qu'au maintien et à la défense de la justice. Voilà les
règles qui doivent nous guider sans cesse. Suivons-les donc, mon
cher Calliclès, et invitons les autres à s'y conformer. Mais
gardons-nous d'adopter les maximes que tu me proposais
tout-à-l'heure : car, en vérité, elles ne méritent pas qu'on s'y
arrête un seul moment. »
Quoique Platon, comme nous l'avons fait remarquer, n'eût point
considéré la morale comme une science à part et qu'on pût traiter
séparément de la politique ou de la science sociale, cependant les
sujets de morale, proprement dite, reviennent si souvent dans ses
écrits, ils y occupent une place si considérable, ils y jettent un
éclat si vif et si imposant, qu'il était impossible qu'on n'en fût
pas frappé, et que l'ensemble des considérations sur ce sujet ne se
présentât pas désormais à l'esprit comme un objet distinct et de la
plus haute importance. Aristote (16)
avait longtemps écouté les leçons d'un si habile maître, il avait
vécu dans un commerce presque habituel avec lui; doué d'un génie non
moins pénétrant que celui de Platon, mais avec une raison plus
exacte, précisément parce que son imagination était moins vive, il
avait dû naturellement voir les mêmes objets sous des points de vue
un peu différents; et, partant du point où ses devanciers avaient
laissé la science, il était naturel aussi qu'il la portât, sous
quelques rapports, plus loin qu'ils n'avaient fait. Il sentit donc
le besoin de se rendre compte à lui-même de ses propres idées sur un
sujet aussi important, de discuter les opinions qu'il trouvait
généralement admises et de rattacher à cette discussion les vues qui
lui étaient propres. Ce fut probablement ce qui lui donna occasion
d'écrire son traité de morale, le premier ouvrage, à notre
connaissance, où ce genre de considérations ait été présenté d'une
manière suivie et dégagée de toutes celles avec lesquelles il a des
rapports plus ou moins directs; mais dans lequel Aristote, en
séparant la morale de la politique, et en la traitant comme une
science distincte, déclare expressément qu'il ne la regarde pas
moins comme une branche de la science sociale, comme un ensemble de
vérités et de connaissances qui servent de base à celle-ci, ou qui
en sont les préliminaires indispensables.
Aristote, à l'exemple des philosophes qui l'avaient précédé, prend
pour point de départ de ses considérations sur ce sujet, la question
du souverain bien, ou l'idée absolue de bonheur. Tout ce qu'on fait,
dit-il, tout ce qu'on entreprend, a nécessairement un but, qui est,
en dernière analyse, le plus grand bien possible de celui qui agit.
Par conséquent, tous les arts, toutes les sciences dont l'homme
s'occupe, ont pour but ou pour dernière fin, un certain avantage qui
doit en résulter; et comme elles sont subordonnées, à quelques
égards, les unes aux autres, il doit y en avoir quelqu'une dont la
fin est principale, essentielle, et telle que les autres ne soient,
pour ainsi dire, que des moyens d'arriver à celle-là. Cette science
principale et supérieure est la politique, qui a pour but le plus
grand bonheur de l'homme, et même des hommes réunis en société.
Mais qu'est-ce que le bonheur? A cette occasion, notre philosophe
examine et discute d'abord les opinions le plus généralement admises
sur cette question (et c'est, en général, la méthode qu'il suit dans
toutes ses recherches), puis il propose son propre sentiment. Le
bonheur donc, suivant lui, comme bien propre de l'homme, ou en tant
qu'il est l'oeuvre d'une créature douée de raison et de sensibilité,
consiste dans une activité complète et parfaite de l'âme, qui se
conforme à la vertu et à la raison pendant tout le cours de la vie.
En d'autres mots : Le bonheur est la plus grande somme de plaisir
qui puisse résulter de l'activité complète de nos plus nobles
facultés.
Car le plaisir, suivant Aristote, est pour l'homme, dans le
développement complet et illimité de ses facultés actives; il en est
une conséquence si immédiate et si nécessaire, qu'on peut le prendre
pour cette activité même à laquelle il est inséparablement uni ;
c'est lui qui donne aux actes qu'elle produit le degré de perfection
dont ils sont susceptibles. Voilà pourquoi il est l'objet constant
du désir de tous les êtres sensibles. Mais il y a des plaisirs de
diverses espèces, à raison de la diversité des facultés actives dont
ils sont le résultat, à raison des conséquences nuisibles ou
avantageuses auxquelles ils donnent lieu, selon qu'ils sont propres
à rendre à l'âme du calme et de la sécurité, ou à troubler la paix
dont elle jouit; enfin à raison du caractère particulier ou de la
nature morale de ceux qui les éprouvent. Quel est donc, entre ces
plaisirs si divers, celui qui mérite véritablement ce nom, et qu'on
doit préférer à tous les autres? Il n'y a que le sentiment de
l'homme vertueux qui puisse décider cette question, c'est-à-dire,
qu'il n'y a de plaisir véritable que celui qui naît de la vertu.
Aristote la considère sous deux points de vue, ou plutôt, il
distingue deux sortes de vertus : les unes, qu'il appelle morales,
c'est-à-dire, ayant leur source dans les sentiments et les
habitudes, et, par conséquent, immédiatement relatives aux
circonstances et aux actions de la vie commune; les autres,
auxquelles il donne le nom de vertus intellectuelles, et qui sont
plutôt des facultés acquises que des habitudes; dans les actes
desquelles la raison intervient presque exclusivement, tandis que
les vertus morales sont plus proprement, s'il le faut ainsi dire, du
domaine de la sensibilité. Ces vertus intellectuelles sont au nombre
de cinq, savoir : la science, l'intelligence, la sagesse, l'art et
la prudence.
Le principe fondamental de sa théorie, au sujet des vertus qu'il
appelle morales, c'est qu'elles sont un milieu, une sorte de moyen
terme entre deux vices opposés, l'un par excès de l'habitude ou de
la disposition vertueuse, l'autre par défaut de cette même habitude.
Ainsi, le courage est l'habitude d'apprécier avec justesse les maux
et les dangers de toute espèce, s'ils ne sont pas au-dessus des
forces ou de la constance de l'homme. Les braver ou les provoquer
sans nécessité, sans motif légitime, est témérité : s'en effrayer,
s'en laisser abattre, les éviter ou les fuir, lorsque l'honneur et
la raison font un devoir de s'y exposer, c'est lâcheté. La témérité
et la lâcheté sont donc les deux vices, l'un par excès et l'autre
par défaut, entre lesquels le juste milieu est la vertu qu'on nomme
courage. Pareillement, il y a un sentiment d'indignation légitime et
généreuse que la prospérité du méchant et le triomphe de
l'immoralité inspirent naturellement à tout homme juste et vertueux.
Mais, n'éprouver que de la peine à l'occasion de tout ce qui peut
arriver d'heureux aux autres, ou ressentir de la joie toutes les
fois qu'ils éprouvent quelque peine ou quelque malheur, sont deux
excès en sens contraire, entre lesquels le milieu qu'approuve la
raison, est précisément cette vertueuse indignation qu'Aristote
désigne par le nom de Némésis (17).
Cependant, il y a des cas, comme il est obligé de le reconnaître
lui-même, où non seulement ce milieu prétendu se confond avec les
extrêmes opposés et a reçu le même nom qu'eux, il y en a aussi où il
n'existe réellement pas; en sorte que, sous rapport, la théorie de
notre philosophe est incomplète. Mais elle a un inconvénient plus
grave encore, c'est le vague dans lequel on tombe la plupart du
temps, quand on entreprend de déterminer avec quelque précision ce
milieu dont il parle Quoique l'on reconnaisse d'ailleurs, dans le
tableau qu'il donne des vertus et des vices qu'il leur oppose, la
sagacité de son esprit, le besoin de méthode et de clarté qui en
fait le caractère distinctif et qui a si puissamment contribué au
progrès des véritables connaissances. Ajoutons que cette partie même
de son travail, malgré cette imperfection de la théorie, est riche
en observations fines et judicieuses de l'homme et de la société, en
résultats remarquables par leur vérité et par leur utilité pratique.
En général, cet ouvrage d'Aristote, outre le mérite qu'il a d'être,
comme nous l'avons dit, le premier traité méthodique et complet sur
cette importante matière, contient plusieurs vues du plus grand
intérêt, et tout-à-fait neuves pour le temps où il a été composé.
L'influence de l'habitude sur nos déterminations, en sorte que la
vertu peut être envisagée comme un système d'habitudes bien réglées,
et le vice comme un système de mauvaises habitudes, est un fait dont
l'observation appartient à ce philosophe, qu'il a exposé et
développé de manière à en faire sentir toute l'importance. La
question de la liberté morale, ou, pour parler son langage, de ce qu
il y a de volontaire et d'involontaire dans nos actions, est aussi
traitée par lui avec plus de clarté et de solide raison qu'elle ne
l'avait été jusqu'alors. Il l'a résolue autant qu'elle peut l'être,
et l'on doit peut-être avouer que tout ce qui a été écrit depuis sur
le même sujet n'est
guère plus satisfaisant, et l'est souvent beaucoup moins que ce
qu'en dit Aristote.
Il a encore eu le mérite de démêler avec plus de précision qu'on ne
l'avait fait avant lui, le rôle important et inévitable que jouent
les sentiments de diverses espèces dans toutes nos déterminations,
sans méconnaître la prééminence naturelle et nécessaire que l'on
doit accorder à la raison (18). Platon
avait trop négligé, et quelquefois tout-à-fait perdu de vue cette
partie de la constitution morale de l'homme; il était d'autant plus
utile d'y revenir, de reconnaître et de constater son influence, que
c'est dans la juste appréciation de cet ordre de faits que consiste
essentiellement l'éducation pratique, qui n'est peut-être que l'art
d'apprendre à la jeunesse, dès l'âge le plus tendre, à vouloir ce
qui est bien, et à ne vouloir pas ce qui est mal.
D'un autre côté, si Platon parle plus au sentiment et à
l'imagination, s'il est, suivant sa coutume, plus éloquent et plus
entraînant dans l'exposition qu'il fait de sa doctrine du juste et
de l'injuste. Aristote fait de ces idées une analyse plus exacte et
plus vraie; il en démêle mieux la véritable origine dans le
sentiment naturel de l'égalité, dans les notions de rapport et de
proportion qui en dérivent ; il établit entre la justice et l'équité
une distinction aussi neuve que solide et importante, en faisant
voir, dans l'une de ces idées, le complément naturel et nécessaire
de l'autre, et comment l'équité modère ou tempère, dans
l'application, ce que la justice purement abstraite, et telle
qu'elle est énoncée dans les termes généraux des lois, pourrait
avoir de trop rigoureux ou même de véritablement injuste, dans
certains cas. Et, quoiqu'on puisse ne pas approuver les formes trop
géométriques sous lesquelles Aristote présente sa doctrine sur ce
sujet, elle n'en est pas moins remarquable par la justesse et
l'originalité des vues, par leur généralité, et par l'étendue des
conséquences qu'il en tire.
Ces conséquences même étaient tellement au-dessus des notions
vulgaires, en ce genre, qu'on n'a su en tirer des résultats
pratiques, ni de son temps, ni bien des siècles après lui. En effet,
dans le coup d'oeil rapide mais profond qu'il jette sur les effets
de la justice dans les sociétés politiques, en indiquant l'origine
de la monnaie, la nature et l'utilité des services qu'on en tire, il
pose, pour ainsi dire, en passant , les premiers fondements d'une
science importante, l'économie politique, qui ne devait naître que
dans nos temps modernes.
Et, ce qui prouve que ses idées sur ce sujet ne sont pas un simple
soupçon, une pensée vague ou fugitive, c'est qu'il y est revenu
d'une manière plus expresse, et qu'il lui a donné plus de
développement dans son traité de la politique. Sans doute, ni Adam
Smith, ni M. Say , n'ont puisé dans les écrits du philosophe grec
les ingénieuses et savantes théories dont ils ont enrichi leur
siècle et leur pays, la gloire leur en appartient bien
exclusivement, mais c'est toujours un fait curieux à remarquer que
le génie d'Aristote eût constaté, il y a plus de vingt-deux siècles,
l'un des faits importants qui servent de base à une science tout
entière.
Dans les deux derniers livres du traité que nous publions, le
philosophe grec, sous le nom d'amitié, dont il généralise encore
l'idée, d'une manière qui lui est propre, embrasse une partie des
considérations importantes qui ont été présentées par le philosophe
écossais que je viens de citer, dans son ingénieux ouvrage intitulé
: Théorie des sentiments moraux. On voit qu'Aristote a nettement
aperçu l'étendue et la fécondité de ce genre d'observations, et
peut-être ne lui a-t-il manqué que de les rattacher ou de les fondre
plus intimement avec ses autres vues sur l'habitude, la raison et la
sensibilité, pour en faire un système de morale plus complet et plus
satisfaisant que celui que nous devons à l'écrivain anglais;
quoique, d'ailleurs, celui-ci l'emporte de beaucoup sur le
philosophe de Stagyre par la finesse, la variété et la profondeur de
ses réflexions sur la sympathie morale.
Avec tout cela, il faut bien le dire, la lecture de l'ouvrage
d'Aristote est quelquefois pénible et fatigante. Quoique son style
ne soit pas sans mouvement et sans couleur, une concision souvent
excessive, de fréquentes ellipses, des indications de certains
points de doctrine qui lui étaient propres, et presque des allusions
à ces doctrines, ou à celles qui étaient le plus familières aux
hommes de son temps, plutôt que des explications complètes, tout
cela (sans parler des inconvénients qui résultent nécessairement de
l'état de dégradation et de mutilation plus ou moins fâcheuse, où
nous ont été transmis, en général, les écrits des anciens) répand
sur un grand nombre d'endroits une obscurité que les plus habiles
interprètes ne sont pas toujours parvenus à dissiper.
D'ailleurs, on conçoit facilement que l'écrivain qui possédait à un
degré éminent presque toutes les sciences connues de son temps, qui
avait composé des ouvrages sur presque toutes, qui porta des vues
neuves et originales dans un grand nom¬bre de ces sciences, même
dans celles qui semblaient avoir le moins d'analogie entre elles,
comme l'anatomie ou l'histoire naturelle et la rhétorique, la
science du gouvernement et la poétique; on conçoit, dis-je, qu'un
homme dont la vie entière dut être consacrée aux méditations les
plus profondes, aux travaux les plus assidus, ne pouvait donner à
ses compositions littéraires le genre d'éclat et, s'il le faut ainsi
dire, le degré de fini et d'élégance propres à flatter le goût ou à
séduire l'imagination des lecteurs qui ne cherchent que l'amusement.
Cependant la manière d'écrire d'Aristote a le caractère convenable
aux sujets qu'il traite, et surtout au point de vue philosophique
sous lequel il les envisage ; il enchaîne avec une rigoureuse
précision les idées qui, sur chaque objet, s'offrent sans cesse à
son esprit aussi fécond qu'étendu. Jamais il ne cherche les
ornements superflus : pourvu que sa phrase soit correcte, les
expressions vives et pittoresques ne sont pas celles qu'il
ambitionne ; il préfère celles qui sont exactes, et emploie les
autres quand elles s'offrent à son imagination qui n'était rien
moins qu'étrangère au langage poétique. Comme ses pensées sont
souvent originales, et fondées sur des rapports dont l'observation
lui est propre, il fait, en quelque sorte, sa langue, en même temps
qu'il coordonne les parties de la science qu'il traite, et qu'il en
étend les vues. Et c'est, pour le dire en passant, ce qui ajoute
plus d'une fois à la difficulté de le comprendre, et surtout de le
traduire.
On ne devra donc pas être surpris de trouver souvent peu d'attrait
et d'amusement dans la lecture de l'ouvrage que nous publions. Sans
doute, avec plus de talent, le traducteur serait parvenu plus
fréquemment à dissimuler l'inconvénient qui naissait de la nature
même de son entreprise; mais il lui a semblé qu'il était impossible
de l'éviter entièrement, à moins que de s'écarter du texte de
l'auteur, beaucoup plus qu'il n'est permis de le faire dans ce genre
d'écrits (19).
Socrate, Platon, et Aristote, avaient pris pour base de leur
doctrine morale la considération du bonheur, en tant qu'il peut
résulter de nos sentiments soumis à la raison, et dirigés par elle.
Ainsi, la sensibilité et la raison furent les deux principes sur
lesquels se fondait toute leur théorie, On aurait, en effet,
difficilement trouvé une autre classe de phénomènes aussi généraux à
laquelle on pût rapporter tout cet ordre d'idées. L'unique moyen qui
restât désormais à ceux qui entreprendraient de se signaler par
quelque nouveau système, était donc de simplifier, en apparence, la
doctrine de es philosophes, et de prendre exclusivement pour base
des considérations sur sujet, l'un ou l'autre des deux principes
qu'ils avaient admis. En un mot, il fallait ou tout rapporter au
sentiment, comme le fit Épicure (20),
ou tout rapporter exclusivement à la raison, comme le fit Zénon (21).
Car il est inutile, ce me semble, de parler ici de plusieurs
systèmes intermédiaires qui ne nous sont connus que d'une manière
incomplète, et qui furent entièrement effacés par l'éclat et le
crédit supérieur des deux doctrines dont je viens de nommer les
auteurs, ou plutôt qui ne furent que des modifications plus ou moins
ingénieuses de ces doctrines, proposées par des disciples de l'école
de Platon, de celle d'Aristote, ou de celle de Zénon.
Épicure fit consister le bonheur ou le souverain bien, dans le
jouissance des plaisirs et dans l'absence de da douleur. Mais il ne
méconnut point la distinction essentielle qui existe entre les
plaisirs du corps et ceux de l'âme ou de l'intelligence, et il
regarda expressément ceux-ci comme devant avoir sur les autres une
prééminence comme incontestable: parce qu'ils s'étendent sur le
passé aussi bien que sur l'avenir, tandis que les plaisirs des sens
n'embrassent que le moment présent. Voilà pourquoi, suivant ce
philosophe, l'exemption de la douleur est le bien suprême, ou le
plus grand des plaisirs. Au reste, c'est surtout la nature des
actions que nos sentiments déterminent, qui établit entre eux une
différence essentielle, et non pas la qualité qui nous les fait
juger comme agréables ou pénibles à éprouver; en un mot, toute leur
importance consiste dans les conséquences ou dans la différence des
résultats auxquels ils donnent lieu. De là suit la nécessité de
peser attentivement ces conséquences probables, de s'appliquer à
prévoir à l'avance les avantages ou les inconvénients de nos
actions, et c'est la tâche ou la fonction de la raison.
La justice, suivant Épicure, n'est fondée que sur les conventions
par lesquelles on s'est engagé à ne pas nuire aux autres, à
condition de n'éprouver de leur part aucun dommage. D'ailleurs
l'expérience nous peut convaincre que l'homme juste jouit d'une
sécurité constante, tandis que l'homme injuste ne peut jamais être
assuré de conserver la sienne, et qu'enfin on ne peut être heureux
qu'autant que l'on est vertueux. Ainsi, dans ce système, la vertu
n'a de mérite ou de prix qu'à cause des conséquences qui résultent
d'une conduite conforme à ce qu'elle prescrit, elle n'est qu'un
moyen, et non pas une fin; et par cette raison, la prudence y est
considérée comme la vertu par excellence, comme celle qui comprend
toutes les autres.
Cependant, il faut encore, pour être heureux, affranchir sa raison
des terreurs superstitieuses que font naître dans notre âme les
fausses opinions que l'on a adoptées, sur la nature des puissances
supérieures à l'homme; et l'étude des lois de l'univers, ou des
phénomènes du monde physique, est le remède le plus efficace que
l'on puisse opposer à cette maladie morale, source de tant de crimes
et de calamités.
Telle est en substance la doctrine morale d'Épicure : d'ailleurs les
préceptes particuliers qu'il donne pour la conduite de la vie,
peuvent être avoués par la raison la plus sévère, par la plus
austère vertu. C'est une justice que lui ont rendue ceux des
écrivains anciens qui ont le moins approuvé la partie purement
théorique de son système, qui l'ont réfutée avec le plus de force et
de succès, et entre autres Cicéron (22).
Quant à Sénèque, tout stoïcien qu'il était, c'est-à-dire, quoiqu'il
eût adopté les principes d'une secte tout à fait opposée à celle
d'Épicure, il rappelle dans plusieurs endroits avec éloge les
préceptes et les maximes de ce philosophe. « Je n'affirme point avec
la plupart de nos stoïciens, dit-il, que la secte d'Épicure enseigne
tous les crimes : mais je dis seulement qu'elle a un mauvais renom;
on l'a décriée, et c'est à tort (23). »
Mais Cicéron avait raison de dire que si l'on ne pouvait, sans
injustice, accuser la morale pratique d'Épicure, on était fort
autorisé à se défier de la justesse de sa théorie. Il y avait de
l'inconséquence à tout rappeler au sentiment, lorsqu'on était
immédiatement forcé de faire intervenir la raison pour décider de la
préférence que méritent les divers sentiments. Le mot volupté, dont
se servait ce philosophe, comme équivalent de l'idée de bonheur ou
de souverain bien, pouvait donner et donna, en effet, lieu à de
dangereuses équivoques, puisque la plupart de ceux qui, depuis que
ce système a été connu dans le monde, ont voulu justifier à leurs
propres yeux, l'entraînement qui les portait vers les plus
grossières jouissances des sens, n'ont pas manqué de se dire ou de
se croire partisans de la doctrine d'Épicure. Ce fut, à la vérité.
un prétexte plutôt qu'une raison; mais une saine philosophie ne doit
ni ne peut fournir de pareils prétextes.
Un tort non moins réel de la doctrine morale d'Épicure, c'est que la
réalité et l'immuabilité des distinctions morales y aient été
entièrement méconnues; et que la justice et les vertus qu'elle
comprend ou dont elle suppose l'existence, y soient regardées comme
fondées uniquement sur des conventions, c'est-à-dire, n'aient qu'une
base tout-à-fait arbitraire ; ce qui est ramener le fameux adage des
sophistes, qu'il n'y a de bien ou de mal, de vice ou de vertu, que
par l'effet des lois, ou que ce qu'elles déclarent bien et mal :
maxime subversive de tout ordre et de toute sécurité dans les
sociétés humaines, et réfutée d'une manière si éloquente et si
victorieuse, par Platon, comme nous l'avons déjà fait remarquer.
Enfin Épicure eut tort encore, sous prétexte de vouloir prévenir les
calamités qu'enfante la superstition, de s'attacher à détruire la
croyance à une providence, à une sorte de gouvernement moral de Dieu
sur l'univers, En premier lieu, cette pensée est peu philosophique,
parce que ce serait une témérité insensée que de vouloir anéantir un
genre d'opinions et de sentiments si universellement établi parmi
les hommes, qu'il semble sortir, en quelque manière, de leur
constitution intellectuelle et morale, et que rien de ce qui est en
nous le résultat naturel et nécessaire de l'exercice et du
développement de nos facultés, ne peut être détruit par nous. En
second lieu, parce que, admettre des intelligences supérieures à
l'intelligence humaine, et prétendre qu'il y ait solution de
continuité entière et absolue dans l'ordre intellectuel et moral,
tandis que tout est lié et soumis à des influences réciproques dans
l'ordre physique et matériel, c'est soutenir une contradiction
manifeste.
Aussi la véritable philosophie, loin de tenter de vains efforts pour
abolir le sentiment religieux parmi les hommes, s'est appliquée sans
cesse à épurer et à diriger ce sentiment sublime vers le but que la
nature des choses et l'ordre de Dieu même lui assignent d'une
manière si évidente (24). C'est elle
qui nous apprend à distinguer cet ordre de tout ce qui en revêt
faussement les apparences. Sur toute la terre, la puissance divine a
été usurpée presque aussitôt que reconnue; chez presque tous les
peuples, comme chez ces Égyptiens, en proie aux plus viles
superstitions, on peut dire que tout a été Dieu excepté Dieu
lui-même ; et c'est parce que trop souvent des imposteurs, livrés
aux passions les plus honteuses et aux plus coupables égarements, se
sont faits des dieux sur la terre, qu'elle a été couverte de crimes
et inondée de sang humain. Voilà les maux que la philosophie est
appelée à combattre, et, s'il est possible, à réparer. Elle ne peut
espérer d'y réussir qu'autant qu'elle parviendra à perfectionner et
à étendre l'autorité de la raison, qui n'est que le bon emploi des
facultés que Dieu lui-même nous a données, comme l'unique moyen à
l'aide duquel nous puissions le tout à fait, découvrir les lois par
lesquelles il nous dirige, et nous conformer à ces mêmes lois.
La morale d'Épicure est donc vicieuse, sous quelques rapports; elle
est incomplète, sous quelques autres : bien qu'elle ne méritât pas,
peut-être, le décri prodigieux qui l'a poursuivie dès son apparition
dans le monde, elle ne suffit pas à soutenir la vertu au degré
d'élévation et d'énergie où celle-ci doit aspirer, et où elle peut
atteindre. Seulement, cette doctrine peut garantir celui qui l'a
bien comprise, des excès des passions, et le maintenir dans ce degré
de modération et de tranquillité d'âme qui est un des caractères
essentiels du bonheur. Au reste, Épicure, et ses disciples les plus
estimables, ont eu le mérite d'approfondir, plus qu'on ne l'avait
fait avant eux, la nature et les effets de la sensibilité; et leur
philosophie joignit au mérite de la clarté, dans les détails, celui
de ne pouvoir se prêter ni au fanatisme, ni à l'hypocrisie.
La doctrine morale de Zénon, qui était l'antagoniste naturelle de
celle d'Épicure, exagérée à quelques égards, et par cela même
incomplète aussi et imparfaite, ne considérait l'homme que comme un
être raisonnable, sans tenir presque aucun compte de sa sensibilité
(25). Dieu, disaient les stoïciens, est
la suprême raison, le législateur qui prescrit ce qui est juste,
c'est-à-dire ce qui est moralement bon, et qui défend ce qui est
injuste ou ce qui est moralement mauvais; et, suivant eux, il n'y a
point d'autre bien ni d'autre mal que le bien et le mal moral. Dieu.
ajoutaient-ils, est l'être souverainement heureux; la raison
parfaite, le bonheur parfait, et la vertu aussi parfaite, sont trois
propriétés ou attributs unis en lui par un lien indissoluble, et qui
composent la perfection absolue. Or, l'homme est étroitement uni à
la divinité, puisque son âme est d'une nature divine, puisqu'elle
est une émanation de la divinité même; l'homme doit donc s'efforcer
de ressembler à Dieu, sous le rapport de la perfection morale.
La droite raison (26), qui est pour loi
la loi suprême, qui lui prescrit ce qu'il doit faire ou ne pas
faire, voilà le principe moral de la philosophie de Zénon. Vivre
d'une manière conforme à la nature, c'est-à-dire, à la raison et à
la vertu, telle est la règle fondamentale de la morale stoïcienne.
C'est dans ce système que se montre pour la première fois la notion
explicite de devoir, désignée par un terme exprès (27),
et l'on doit convenir que c'est un perfectionnement dans le langage
de la science, et par conséquent dans la science elle-même. Cette
considération conduisait encore les stoïciens à reconnaître d'une
manière plus positive que ne le fit aucune autre secte, dans la
liberté de l'homme, la condition essentielle et nécessaire de la
moralité de ses actions et de sa dignité.
Cependant, le vice radical de ce système, l'omission d'un des
principes constitutifs de la nature humaine, devait nécessairement y
introduire d'étranges contradictions, et les stoïciens en
acceptèrent, s'il le faut ainsi dire, quelques-unes, qu'ils se
contentèrent d'exprimer par le nom de paradoxes, ou opinions
contraires à la façon de penser commune, tandis qu'ils essayèrent de
dissimuler les autres à l'aide de quelques distinctions plus
subtiles que vraies.
Ainsi, après avoir établi cette proposition fondamentale qu'il n'y a
de mal réel pour l'homme que ce qui est contraire à la morale, de
bien (28) véritable que ce qui y est
conforme, et que tout ce qui ne peut se ranger dans l'une de ces
deux classes est indifférent, comme la richesse, la force, la santé,
et, en général, tout ce qui ne dépend pas de la volonté; ils se
voyaient pourtant forcés de reconnaître que, parmi ces choses
indifférentes, il y en avait quelques-unes que l'on préférait
naturellement, tandis qu'on en rejetait d'autres, et ils se
contentaient de diviser la classe des chose indifférentes, en deux
autres classes, celle des choses préférables et celle des choses
qu'il faut éviter ou rejeter; ce qui n'était presque pas même sauver
la contradiction dans les termes, puisqu'on ne préfère pas ce qui
est indifférent.
Comme il n'y a point de milieu ou de moyen terme entre le vice et la
vertu, entre ce qui est conforme à la droite raison et ce qui y est
contraire, les stoïciens en concluaient que toutes les fautes sont
égales, et aussi toutes les vertus, doctrine qui peut conduire, dans
certains cas, aux plus grands égarements, et qui, dans la
législation, aurait les conséquences les plus funestes.
Suivant ces philosophes, les passions ne sont que des maladies ou
des infirmités de la raison, des erreurs du jugement, produites par
quelque opinion fausse, par quelque préjugé résultant d'une
appréciation inexacte de ce que la raison nous prescrit de désirer
ou de craindre. Par conséquent, l'homme vertueux doit être
entièrement exempt de passion, n'éprouver jamais ni peine, ni
plaisir, pour aucune autre cause que pour les actions qu'il a
entièrement dépendu de lui de faire ou de ne pas faire; tout le
reste doit être abandonné à la direction suprême de la providence
qui a assigné à chaque partie du grand tout sa place et son rôle.
Tout le mérite du sage consiste à reconnaître celui qui lui est
assigné, et à le remplir, sans s'inquiéter des résultats ou des
conséquences.
Mais ce sage des stoïciens, insensible à la douleur et aux chagrins,
quels qu'ils soient, aussi bien qu'aux plaisirs ou à la volupté,
quel qu'en puisse être l'attrait; bravant tous les maux qui peuvent
épouvanter les âmes vulgaires, dédaignant tous les biens dont elles
sont ordinairement séduites; pour qui il n'y a qu'un seul bonheur
véritable, celui d'accomplir son devoir, qu'un malheur celui de se
sentir coupable de quelque faute qu'il n'a pu éviter: cet être
idéal, en un mot, qui. au dire de ces philosophes, est le seul
riche, dans l'indigence universelle: le seul libre, au milieu d'une
foule d'esclaves, le seul raisonnable, parmi une multitude
d'insensés, enfin, le seul roi, parce que tous les autres hommes
doivent être devant lui dans un profond abaissement; qu'est-ce autre
chose, qu'un type, ou un symbole de la perfection morale à laquelle
tout être raisonnable doit s'efforcer sans cesse d'atteindre,
quoiqu'il ne puisse jamais y arriver?
En général, toutes nos idées de perfection absolue, en quelque genre
que ce soit, ne doivent être regardées que comme la limite
intellectuelle du progrès indéfini que nous pouvons imaginer ou
concevoir, en ce genre : le mot absolu, en métaphysique et en
morale, comme le mot infini en géométrie, signifie simplement que,
quel que soit le degré positif et déterminé des qualités ou des
quantités que l'on considère actuellement, notre esprit peut
toujours concevoir ou supposer un degré au delà.
Ce n'est pas dans ici le lieu de rechercher à démêler dans cette
esquisse rapide de la doctrine stoïcienne et de ses conséquences
paradoxales, ce qui appartient exclusivement à Zénon qui en fut le
fondateur, et ce que ses successeurs peuvent y avoir ajouté. Il sera
plus utile peut-être d'en comparer les résultats avec les causes qui
lui donnèrent naissance, parce qu'un pareil rapprochement est plus
propre à jeter quelque lumière sur la science des mœurs, en général,
et sur la nature même de l'esprit humain considéré par rapport à cet
ordre d'idées.
En effet, c'est à l'époque où les généraux d'Alexandre, se disputant
les débris du vaste empire qu'il avait conquis, désolaient tous les
états et toutes les villes de la Grèce et de l'Asie, par les fureurs
d'une ambition effrénée; c'est dans ces temps déplorables où nul
homme ne pouvait se croire à l'abri des traitements les plus
barbares, de l'esclavage ou d'une mort violente et cruelle, qu'on
vit naître les deux systèmes opposés dont nous venons de parler.
Fatigués du spectacle de tant de maux, et des vengeances horribles
qu'exerçaient les unes contre les autres les factions, tour à tour
victorieuses et vaincues, qui divisaient toute la Grèce, les esprits
sentaient le besoin du repos, et ne pouvant le trouver dans l'ordre
de choses qui existait autour de soi, on le cherchait dans des
opinions. Épicure le faisait consister dans une volupté qu'il
déclarait incompatible avec l'excès des plaisirs en tout genre ; et
Zénon, dans une perfection totale, dont le résultat devait être,
suivant lui, de les anéantir toutes; il exigeait de l'homme des
vertus au dessus de l'humanité, afin que son courage pût s'élever au
niveau des circonstances désastreuses où il se trouvait placé.
Mais si l'un de ces philosophes parvint, en effet. à modérer, chez
ses véritables sectateurs, la fougue des passions les plus nuisibles
au bonheur de la société, en les isolant, autant qu'il était
possible, de la scène des événements politiques, où les passions se
manifestent avec le plus de fureur et d'énergie; l'autre, au
contraire, en précipitant, s'il le faut ainsi dire, ses disciples,
au milieu de ces mêmes événements, en les embrasant d'une généreuse
sympathie pour les souffrances de leurs semblables, lorsque la voix
inflexible du devoir leur commandait de les secourir, parvint à
exalter chez eux la plus noble de toutes les passions, celle de la
vertu. Aussi le véritable stoïcien, témoin de la vie calme et des
jouissances paisibles de l'épicurien, de sa conduite timide et
réservée, pouvait dire, comme Hercule contemplant la statue
d'Adonis. "Il n'y a là rien de divin."
Aussi, lorsque la philosophie fut transportée avec les autres arts
de la Grèce, chez les romains, la doctrine morale de Zénon
compta-t-elle parmi ses sectateurs les hommes d'état les plus
dévoués au bonheur et à la gloire de leur patrie; Caton et
Brutus, les derniers et les plus illustres défenseurs de la liberté
expirante, professaient expressément ses dogmes rigides : et, après
la chute de la république, sous le despotisme sanguinaire d'un
monstre tel que Néron, ces hommes qu'on vit, au milieu de la
dégradation universelle et de la plus abjecte servitude, soutenir
presque seuls le faix de la dignité humaine, un Thraseas, un
Helvidius Priscus, s'étaient formés sur les maximes du Portique.
Enfin, c'est à cette même philosophie que l'empire Romain, déjà
penchant vers son déclin, dut le bonheur d'être gouverné, pendant
près de vingt ans, par le plus sage et le plus vertueux des hommes
qui soient jamais montés sur aucun trône, par Marc Aurèle.
Au reste, plus on étudie l'histoire de la doctrine stoïcienne, ou
plutôt celle des grands hommes qui en avaient adopté les principes,
plus on voit se manifester avec évidence, dans toute leur conduite,
les effets de cette sensibilité que, dans la théorie, plusieurs
d'entre eux affectaient de méconnaître. Car il ne faut pas s'y
tromper; dans les âmes une fois pénétrées de l'amour du beau moral,
et chez lesquelles une raison exercée a fortifié cette noble et
généreuse passion, le spectacle de l'injustice, de la violation des
droits les plus sacrés, des outrages faits à la vertu, produit une
souffrance plus insupportable qu'aucune autre. Lorsque l'homme de
bien brave les fureurs de la puissance injuste et tyrannique,
lorsqu'il semble les avoir provoquées sans nécessité apparente, sans
motif direct et personnel, il ne fait que céder à la force d'une
douleur morale, dont il ne se rend pas toujours compte. Tandis que
les méchants croient poursuivre en lui un ennemi violent et emporté,
tandis que les âmes communes ne voient dans sa conduite qu'une
imprudence propre à expliquer, sinon à justifier le malheur qui le
frappe, et qu'une hypocrite lâcheté affecte de l'attribuer à un vain
amour de célébrité, ou à d'autres motifs plus vils, celui qui est
victime de tous ces faux jugements n'a souvent fait, en s'exposant à
des peines extérieures et visibles aux yeux de tous, que
s'affranchir d'une peine intérieure plus intolérable encore. C'est
que l'amour de l'ordre et de la justice, le dévouement au bien
public et, en général, le sentiment du devoir, dans les âmes fortes,
est une passion véritable, qui, comme d'autres passions moins
nobles, a ses exigences et, en quelque sorte ses nécessités; qui
s'irrite par les privations, et se nourrit des sacrifices mêmes
qu'elle s'impose. Vainement l'oubli dédaigneux, l'ingratitude, la
calomnie et la persécution s'attachent au petit nombre des hommes
faits pour éprouver cette passion généreuse; une seule pensée les
soutient et les console : ils savent qu'eux, et tous ceux qui sont
animés des mêmes sentiments, sont presque la seule cause de tout le
bien qui se fait dans les sociétés humaines, presque l'unique
obstacle au mal qui ne se fait pas.
Nous n'avons eu pour but dans ce discours, comme nous l'avons dit,
que de mettre le lecteur à même d'apprécier la doctrine morale
d'Aristote, en faisant exigences, autant que cela est possible, dans
une esquisse rapide, l'état de la science avant ce philosophe, et ce
qu'elle a dû aux méditations de ses successeurs immédiats. Par
conséquent, l'histoire de la morale, pendant les siècles de
barbarie, ou pendant le moyen âge, et depuis la renaissance des
lettres en Europe, jusqu'à nos jours, quelque intérêt qu'elle
présente, n'appartient pas proprement à notre sujet. Nous nous
arrêterons donc ici, et nous nous bornerons à faire remarquer que
l'ouvrage dont nous avons entrepris la traduction est, en effet, au
moins sous le rapport purement rationnel et philosophique, ce que
les anciens nous ont laissé de plus parfait en ce genre. Cicéron
dans un de ses plus admirables traités de morale et de philosophie (29),
où il a amplement exposé et discuté les doctrines opposées d'Épicure
et de Zénon, n'hésite pas à donner hautement la préférence sur l'une
et l'autre, à celle d'Aristote et les philosophes de son école.
(01) Omnis de officio duplex est
quaestio. Unum genus est, quod pertinet ad finem bonorum : alterum,
quod positum est in praeceptis, quibus in omnes partes usus vitae,
conformari possit. (Cic. De Offic. l. 1, c. 3.)
(02) Dicta sapientum sicut stimuli, et quasi clavi in
altum defixi (Ecclesiast. c. 12, vs. 11.)
(03) Voy. Athen. Deipnosoph. l. xv, p. 694. J'ai pense que les
lecteurs pourraient trouver ici avec plaisir la traduction de ce
petit poème d'Aristote; la voici :
O vertu ! objet constant des efforts de la race mortelle, et des
plus nobles travaux de la vie ! Vierge sacrée! c'est pour toi, pour
ta beauté divine, que les Grecs regardent comme un sort digne
d'envie l'occasion de supporter les plus dures fatigues, et de
braver même la mort. Le prix glorieux et immortel que tu présentes à leurs coeurs, leur semble préférable aux délices du plus doux sommeil, à tout l'éclat de la naissance, aux plus riches trésors. Pour toi, le fils de Jupiter,
Hercule, et les deux jumeaux enfants de
Léda, supportèrent des travaux sans nombre, poursuivant ta faveur, qui devait être la récompense de leurs exploits. C'est pour la mériter, qu'Achille et Ajax descendirent dans la sombre demeure de Pluton. Épris de ta beauté chérie, le nourrisson d'Atarna (Hermias) ferma
les yeux à la douce lumière du soleil ! Aussi, déjà vanté pour ses
actions généreuses des filles de Mnémosyne, les Muses, le rendront
immortel; ces divinités qui célèbrent la gloire du dieu qui préside à l'hospitalité, qui proclament la récompense due à l'amitié ferme
et constante !
(04)
(I) Théogn. Sentent. vs. 39-53.
(05) Proverb. c. 23 , vs. 1-3.
(06) Né a Athènes, l'an 469, et mort
l'an 399 avant J.- Ch.
(07) Voy. Cic. Tuscul. l 5. c. 4.
(08) Solon, dans un de ses poèmes, au
sujet de l'opinion qu'avaient de lui quelques-uns de ces ambitieux,
et de la manière dont ils jugeaient sa conduite, lorsque après avoir
donné des lois aux Athéniens, il prit la résolution de s'absenter
pour dix ans, les fait parler ainsi : « Certes, Solon ne fut ni
prudent ni avisé, puisqu'il refusa le bien qu'un dieu lui offrait;
car, après avoir enlacé la proie dans le filet, il a négligé de le
tirer à lui, faute de coeur et de jugement. Quant à moi, je voudrais
posséder la souveraine puissance, accumuler d'immenses richesses, et
régner dans Athènes, ne fût-ce qu'un seul jour, dût-on faire une
outre de ma peau, et m'anéantir avec toute ma race.
»
Voy. Plutarch. in Solon. c. 14, to. I, p. 156 de l'édition de
Mr. Coray.
(09) Voy. Xenonph. Memor. Socrat:.,
L 1, c. 2, 32-37.
(10) Sobrietatem enim et prudentiam
docet [sapientia] , et justitiam et virtutem [ s. fortitudinem]
quibus utilius nihil est in vita hominibus. (lib. sapient. c. 8 ,
vs. 7.)
(11) Et mihi res, non me rebus
submittere conor. Hor.
(12) Voyez ce qu'Aristote dit , à ce
sujet, dans sa Morale, l. X , ch. 3-4.
(13) Voyez la Morale d'Aristote,
l. III, c. 1-5.
(14) Voyez, entre autres, le début
éloquent du 5ème livre des Lois.
(15) Autre sophiste de le ville
d'Agrigente, et par conséquent comme Gorgias, dont il était le
disciple.
(16) Né à Stagyre, ville de Macédoine,
l'an 384, et mort l'an 322 avant J.-Ch
(17) Les anciens, dans leurs croyances
superstitieuses, désignaient aussi par ce nom une divinité
particulière, chargée de mettre un terme aux prospérités les plus
éclatantes, et d'étonner, en quelque sorte, le monde par ces revers
soudains et imprévus, qui précipitent les hommes du sommet de la
puissance dans une infortune dont leur orgueil leur dissimule
ordinairement les causes immédiates et souvent très prochaines.
Némésis, suivant Hésiode, était fille de la Nuit et de l'Océan, et
son origine indiquait assez les vicissitude dont on la regardait
comme le ministre, et le sombre mystère qui préside aux décrets
qu'elle était chargée d'exécuter.
(18) En y réfléchissant avec
attention, l'on peut se convaincre qu'il n'y a aucun fait de notre
nature morale et intellectuelle, qui ne soit accompagné de quelque
sentiment de plaisir ou de peine, à différents degrés. Quoique dans
un grand nombre de cas, ce sentiment ne soit pas nettement aperçu,
et ne puisse être, par conséquent, l'objet direct et immédiat
de la conscience, il est facile d'en constater l'existence par une
induction qui ne saurait donner lieu au moindre doute. Cette
observation, qui n'avait point échappé à la sagacité d'Aristote,
puisqu'il y revient expressément dans plusieurs endroits de ses
ouvrages, a peut-être été trop négligée par les écrivains modernes
qui ont traité de l'analyse de nos facultés : elle a des
conséquences importantes, et fait voir, par exemple, la fausseté de
la distinction qu'on établit souvent entre ce qui est agréable, ou
pénible, ou indifférent.
(19) Comme l'ensemble de la
doctrine et les principales idées de l'écrivain grec sont ce qui
intéresse surtout les personnes qui n'ont pas le loisir
d'entreprendre une lecture suivie et attentive de l'ouvrage entier,
on s'est appliqué à donner, sous le titre d'Argument, une analyse,
aussi exacte et complète qu'il était possible, de chaque livre. En
sorte que, si l'on n'y trouve pas tout ce qui est compris dans le
tente, on est au moins assuré de n'y trouver que les pensées
d'Aristote, exprimées le plus souvent dans les termes mêmes de cet
auteur.
(20) Né à Athènes, l'an 342, et mort
l'an 270 avant J.- Chr.
(21) Né à Cittium, ville de l'île le
Chypre, à peu près vers le même temps qu'Épicure : mort l'an 262
avant J.- C. Il fut le fondateur de la secte des Stoïciens, ainsi
nommés du grec stoa (qui signifie portique), parce que c'était en
effet dans cet endroit de la place publique d'Athènes, que se
rassemblaient ses disciples pour l'entendre.
(22) Voyez Cic. De Fin. Bon. et Mal.
l. 2 , c. 25 , et Tuscul. Quaest. l. 3, c. 20.
(23) Senec. De Vita Beata , c.
13 , et Epist. 33, etc.
(24) Assurément, je ne prétends pas que
le philosophe doive jamais se mêler aux discussions du dogme ou des
articles de croyance particuliers à aucun culte; mais je veux dire
que la morale, dans quelque religion que ce soit, est entièrement du
domaine de la philosophie, et je citerai, à ce sujet, les paroles
d'un jésuite, qui fut à la fois un philosophe très éclairé, et un
très honnête homme. "Les lumières surnaturelles (dit le P. Buffier)
toutes divines qu'elles sont, ne nous montrent rien, par rapport à
la conduite ordinaire de la vie, que les lumières naturelles
n'adoptent, par les réflexions exactes de la pure philosophie. Les
maximes de l'Évangile, ajoutées à celles des philosophes, sont moins
de nouvelles maximes, que le renouvellement et l'éclaircissement de
celles qui étaient gravées au fond de l'âme raisonnable. La
révélation facilite la pratique de ces maximes, par les motifs et
les secours puissants qu'elle fournit : mais la raison en a le
principe dans elle-même. Si l'on supposait qu'elle en fût
tout-à-fait incapable, au lieu de l'humilier, on excuserait ses
égarements, et ils sont inexcusables."
Traité de la Société
(25) Zeno, quasi expertes corporis
simus, animum solum complectitur. (Cic. De Finib. l. 2, c. 12)
Zénon, dit Cicéron, n'a eu égard qu'à notre âme, comme si nous
n'avions point de coprs.
(26) Ὄρθος λόγος.
(27) Τὸ καθῆκον, en latin : officium.
Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans les distinctions
qu'établissaient les stoïciens sur ce sujet. On sent assez que je ne
puis qu'indiquer les caractères essentiels des divers systèmes de
philosophie morale dont je parle.
(28) Cette abstraction de
l'empire ou de l'autorité absolue de la raison dans les
considérations morales, a été portée encore plus loin, par Kant,
auteur d'un système de philosophie qui, à la fin du dernier siècle,
a fortement agité tous les esprits en Allemagne, et qui a été
remplacé par d'autres systèmes où l'on s'est efforcé d'arriver à des
abstractions encore plus raffinées que celles de Kant. Ce philosophe
distingue la Raison pratique, de la Raison spéculative; "Cette
dernière, suivant lui, ne puise rien dans son propre fonds, tandis
que la raison pratique y puise tout; elle trouve son point fixe dans
les idées de moralité qui constituent son essence, dans les
préceptes qu'elle prescrit à l'homme, dans les devoirs qu'elle lui
impose, sans avoir d'autre compte à rendre de son autorité suprême.
De ce point élevé, elle descend dans notre monde sensible, dans la
vie humaine, où elle règle tout, jusqu'aux moindres détails, en même
temps qu'elle suppose ou confirme toutes les connaissances acquises
par l'entendement. Elle leur donne une perfection qu'il avait jusque
là vainement tenté de leur procurer, en plaçant à la tête ou au
sommet de tout un dieu, qui n'est pas un premier être d'une nature
indéterminée, mais un créateur du monde qu'il dirige, un
rémunérateur et un juge des actions des hommes."
Telle est la base, ou le principe fondamental du système moral de
Kant; la Raison pratique est la plus haute faculté de l'homme; les
conséquences qui en sont déduites ne peuvent avoir aucune base plus
profonde, elles ont toute la certitude d'une démonstration, elles
sont obligatoires. Elle ne saurait rien emprunter de l'expérience,
puisqu'elle dicte ses lois bien longtemps avant que celle-ci ait pu
être acquise, et que c'est elle qui dirige les travaux nécessaires à
cette acquisition. Obéis à ta Raison pratique, comme au suprême
ordonnateur de l'étroite enceinte de ta nature, telle est la forme
essentielle et primitive de la Loi morale.
" La raison pratique produit l'idée de Devoir, exclusivement propre
à l'homme, et qui comprend toute son existence morale... Le bonheur,
n'étant que la somme ou l'ensemble de tout ce qui est agréable dans
la vie de l'homme, et ce qui est agréable, ou ce qui flatte notre
sensibilité, ne pouvant être le même pour une même personne dans
tous les temps, ni pour plusieurs personnes dans des temps
différents, le bonheur (disons-nous) ne saurait être pris pour motif
premier et déterminant du devoir. Il n'y a que la considération de
la raison pratique elle-même, comme législatrice, il n'y a que son
autorité suprême, reconnue par l'homme, qui puisse le porter à obéir
à ce qu'elle ordonne. L'homme ne s'élève à la dignité morale, qu'en
s'humiliant devant elle, comme étant ce qu'il y a de plus sublime
dans sa nature; qu'en se soumettant à ce qu'elle prescrit, sans
condition, sans chercher des motifs plus éloignés, sans aspirer, par
cette conduite, à aucun autre but, sans même attendre aucune
récompense, mais uniquement parce que ce qu'elle prescrit est
raisonnable. "
Voy. Darstell. der Verschied. Moralsysteme, dans le premier
volume de la traduction allemande de la Morale d'Arstote, par
Garve, p. 222 et suiv.
On voit que s'il est de la destinée des systèmes de morale où la
sensibilité seule est prise pour base, d'être imparfaits, pour ne
pouvoir donner un solide appui à la vertu; c'est également le sort
des systèmes où la raison seule est admise comme principe, à
l'exclusion de la sensibilité, de conduire à des paradoxes dont le
bon sens le plus vulgaire ne saurait manquer d'être choqué.
Cependant, il ne faut pas se hâter de condamner ces doctrines
absolues (comme on dit) : il y a dans leur exagération même un fonds
de vérité d'observation de nos facultés, qui rappelant la véritable
cause dans la nature de nos facultés ne pourrait qu'enrichir la
science en même temps que de lui donner plus de grandeur et
plus de dignité.
(29) Voy. Cic. De Finibus bonorum et
malorum. Particulièrement le 4e et 5e livre. |