LIVRE IX.
ARGUMENT.
I. La différence des motifs sur lesquels se fonde l'attachement de
deux personnes, est une cause naturelle de leur peu de durée; l'un
ne cherchant, par exemple, que l'utilité, et l'autre que le plaisir,
tous deux ne tardent pas à être trompés dans leur attente. Un
service rendu spontanément, ne peut être apprécié justement que par
celui qui l'a reçu; c'est à lui d'y mettre le prix. On doit toute
sorte d'affection et de respect à ceux qui ont concouru à notre
instruction, et à former notre raison. - II. Les engagements
contractés, et la reconnaissance, imposent des devoirs qu'on ne
saurait méconnaître : ce principe n'admet d'exception que dans un
petit nombre de cas. On ne peut pas avoir les mêmes égards pour
toutes sortes de personnes, ni déférer en tout à celles qui ont le
plus de droits à notre affection ou à nos respects. Ces sentiments
se modifient à raison des personnes, et des rapports naturels ou de
circonstance que l'on a avec elles. - III. Lorsque les causes qui
avaient fait naitre l'amitié n'existent plus, de quelque manière que
ce soit, faut-il rompre entièrement tout lien d'affection? On doit,
ce semble, accorder toujours quelque chose au souvenir d'une
ancienne amitié, quand ce n'est pas une excessive perversité qui
nous a mis dans la nécessité de rompre avec celui que nous aimions.
- IV. L'amour de soi peut être regardé commue le fondement ou le
principe de la véritable et solide amitié, en ce sens que l'homme
vertueux est toujours d'accord avec lui-même, toujours en paix avec
sa conscience, et ne peut trouver ces mêmes caractères que dans ceux
qui sont vertueux comme lui. Le méchant, au contraire, ne saurait
sympathiser ni avec ses propres plaisirs, ni avec ses affections.
Son âme est, pour ainsi dire, un théâtre de perpétuelles
dissensions. II est incapable de constance dans ses sentiments, et
ne peut aimer personne, parce qu'il lui est impossible de s'aimer
lui-même. - V. La bienveillance, qui fait qu'on souhaite du bien à
de certaines personnes, pourrait s'appeler, par métaphore, une
amitié inerte. Transformée en habitude, elle peut devenir, avec le
temps, une véritable amitié. Une rencontre fortuite, l'opinion qu'on
a de la vertu, de l'honnêteté d'un homme, peuvent inspirer de la
bienveillance pour lui. En un mot, il n'est pas possible d'être ami,
sans être d'abord bienveillant; mais la bienveillance ne fait pas
que l'on soit ami. - VI. La conformité des sentiments produit
l'amitié; mais la conformité dans les opinions n'a pas le même
effet. L'union entre les citoyens d'une république naît de l'accord
des sentiments. La justice, l'intérêt général ou le bien public,
voilà l'objet commun de leurs désirs. Il n'est pas possible que les
méchants soient unis de sentiments, du moins pour longtemps, et
voilà pourquoi il ne saurait y avoir de véritable amitié entre des
hommes avides et ambitieux. - VII. Pourquoi le bienfaiteur a-t-il
ordinairement plus d'affection pour l'obligé que celui-ci n'en a
pour son bienfaiteur? C'est qu'en général on aime son ouvrage, c'est
qu'on chérit l'existence, et qu'elle se manifeste surtout par
l'exercice de l'activité; c'est qu'il y a quelque chose de plus
louable à être l'auteur du bienfait, qu'a en être l'objet; enfin,
c'est qu'on s'attache plus à ce qui nous a coûté plus de peine, et
qu'il en coûte plus pour obliger les autres, que pour en recevoir
des services. - VIII. Doit-on s'aimer soi-même avant tout, ou porter
plutôt son affection sur les autres? Si l'on entend par amour de
soi, l'avidité pour les richesses, pour les honneurs, le soin
continuel de satisfaire ses passions, ou son penchant pour le
plaisir, rien n'est plus condamnable qu'un pareil égoïsme. Mais si,
en faisant tout pour ses amis et pour sa patrie, en leur sacrifiant
richesses, honneurs, et jusqu'à sa vie, on s'assure en effet la plus
délicieuse des jouissances, on se réserve la plus belle et la plus
noble part des biens véritables. Qui pourrait blâmer l'amour de soi,
considéré sous ce point de vue? - IX. L'homme véritablement heureux
a-t--il besoin d'avoir des amis? En accordant à l'homme parfaitement
heureux la jouissance de tous les biens, il semblerait étrange qu'on
voulût lui refuser des amis. Car si le bonheur consiste dans
l'activité de nos facultés, quelles occasions plus favorables à
l'exercice de cette activité que celles que peut offrir le commerce
de l'amitié ? D'un autre côté, l'isolement absolu est la source de
bien des peines, par le seul obstacle qu'il met au développement du
nos plus nobles facultés. Enfin, si l'existence est désirable en
soi, pour celui qui est au comble de la félicité, il n'en jouira
complètement qu'autant qu'il aura des amis vertueux. - XI. Faut-il
s'appliquer à avoir le plus grand nombre possible d'amis? L'amitié
fondée sur l'utilité réciproque, n'en saurait admettre un grand
nombre; celle qui est fondée sur l'agrément ou le plaisir, n'en
admet qu'autant qu'il peut y avoir de personnes avec lesquelles il
est possible de vivre dans un commerce habituel. L'amitié véritable,
et fondée sur la vertu, ne peut avoir, comme l'amour, qu'un objet
unique. En fait de liaisons fondées sur des qualités estimables, et
sur des sentiments bienveillants, on doit s'estimer heureux de
rencontrer quelques amis de cette espèce. - XI. A-t-on plus besoin
d'amis, dans la prospérité, que dans l'adversité? Dans tous les cas,
la présence d'un ami est une chose précieuse et désirable. Mais
c'est à celui qui est dans la prospérité de prévenir et de
rechercher ses amis; celui qui est dans l'infortune doit craindre de
leur faire partager ses peines : c'est à eux de le prévenir et de le
rechercher. - XII. Vivre habituellement avec ses amis, est-il, en
effet, ce qu'il y a de plus désirable? Il est certain que tous les
hommes aiment à s'occuper, avec leurs amis, de toutes les choses qui
ils regardent comme les plus grands plaisirs. C'est pour cela que
l'amitié, entre gens vicieux et méchants, devient criminelle; tandis
que les hommes vertueux s'améliorent, et se perfectionnent par un
commerce assidu avec des amis qui leur ressemblent.
(1163b) (32)
I. Dans toutes les amitiés où il n'y a pas une sorte d'égalité ou de
parité , c'est la réciprocité proportionnelle, comme on l'a dit (01),
qui peut établir la compensation. C'est ainsi que, dans les
transactions de commerce, l'échange s'opère par des valeurs
proportionnelles entre le cordonnier, par exemple, et le tisserand,
et de même entre les autres [artisans ou fabricants]. Ici,
néanmoins, on a, dans la monnaie, une mesure commune, à laquelle on
rapporte tous les objets, et qui sert à leur évaluation (02).
Mais, dans un commerce d'amour (03), il
arrive quelquefois que l'amant, n'ayant peut-être rien de propre à
séduire, reproche à la personne aimée de ne pas répondre à l'excès
de son affection; et que celle-ci, de son côté, peut se plaindre
qu'on ne tient aucune des magnifiques promesses qu'on lui avait
faites. Et cela a lieu lorsque l'un n'ayant en vue que le plaisir
dans un pareil lien, et l'autre que l'utilité, tous deux sont
trompés dans leur attente. Car un attachement, fondé sur de pareils
motifs, se relâche bientôt, quand on n'y trouve pas ce qui avait
fait naître la passion, parce qu'aucun des deux amants n'aimait
l'autre pour lui-même, mais seulement pour des avantages extérieurs
ou accessoires qui sont sujets à s'évanouir. Or, il en est de même
des amitiés; au lieu que les attachements qui sont fondés sur les
mœurs, subsistant par eux-mêmes, sont plus durables, comme on l'a
déjà dit (04).
C'est encore une cause de mésintelligence, lorsque l'on trouve, dans
un tel commerce, autre chose que ce qu'on avait désiré; car ne pas
obtenir ce qu'on espère, ou ne rien obtenir, c'est à peu prés la
même chose. Comme il arriva à ce musicien à qui l'on avait promis
une récompense d'autant plus magnifique, qu'il aurait chanté avec
plus de talent; mais le lendemain, comme il réclamait la récompense
promise, celui à qui il s'adressait s'excusa, sous prétexte qu'il
lui avait donné [par ses éloges] plaisir pour plaisir (05).
Sans doute, cela suffisait, si c'eût été ce à quoi chacun s'était
attendu; mais, si l'un veut de l'amusement, et l'autre du profit, et
si le premier a ce qu'il désire, tandis que le second ne l'a pas, ce
n'est plus un commerce où il y ait une juste réciprocité. Car toutes
les fois qu'on éprouve quelque besoin, on en est continuellement
occupé, et l'on est disposé à donner ce qu'on possède pour le
satisfaire.
Mais à qui appartient-il de fixer le prix d'un service? Est-ce à
celui qui a commencé par le rendre, ou à celui qui a commencé par le
recevoir? Le premier semble s'en rapporter, sur ce point, à la
générosité de l'autre : et c'est, dit-on, ce que faisait Protagoras.
Car, lorsqu'il avait donné des leçons de son art (quel qu'il fût),
il invitait son disciple à mettre lui-même un prix à la science
qu'il croyait avoir acquise, et il se contentait de ce qu'on lui
donnait (06). En pareil cas, quelques
personnes s'en tiennent au proverbe, Avec un ami engagez-vous à
un juste salaire (07). Quant à ceux
qui commencent par recevoir l'argent, et qui ensuite ne tiennent
aucun de leurs engagements pour en avoir pris de trop excessifs, ils
s'exposent à des reproches mérités, ne tenant point ce qu'ils
avaient promis. C'est peut-être ce que les sophistes sont obligés de
faire, parce que personne ne consentirait à payer la science qu'ils
possèdent; et, comme ils n'exécutent pas ce dont ils ont reçu le
salaire, on les en blâme avec raison (08).
Mais, quand il n'y a point de convention expresse pour un service à
rendre, ceux qui prodiguent tout ce qu'ils ont pour servir leurs
amis avec un entier désintéressement, sont, comme on l'a déjà dit,
tout-à-fait exempts de reproche. C'est qu'une telle amitié n'est
fondée que sur la vertu ; (1164b) et l'on doit en montrer sa reconnaissance
comme il convient dans ce genre d'affections, car tel est le
caractère de l'ami et de la vertu. C'est ainsi qu'il en faut agir
envers ceux qui nous ont communiqué les préceptes de la philosophie.
Car ce n'est pas l'argent qui peut en payer le prix; le respect ou
la considération n'en serait pas même l'équivalent : mais, peut-être
qu'en faisant, dans ce cas, tout ce qui nous est possible, cela
suffira, comme cela suffit à l'égard des Dieux et des auteurs de nos
jours. Au reste, lorsque le service n'est pas rendu ainsi
[spontanément], mais dans la vue d'obtenir quelque avantage, c'est
peut-être alors surtout qu'il faut qu'il y ait retour, ou
compensation équivalente, et qui convienne aux deux parties. Dans le
cas ou cela n'aurait pas lieu, il semble non seulement nécessaire,
mais juste, que ce soit le premier obligé qui détermine la
compensa-taon. Car, si celui qui lui a rendu service obtient à son
tour les mêmes avantages, ou le même plaisir qu'il aurait voulu se
procurer à ce prix, il en aura reçu le dédommagement ; et c'est, en
effet, de cette manière que les choses se passent dans toute espèce
de vente ou d'achat.
Il y a des pays où les lois ne donnent pas d'action juridique pour
les transactions de pure confiance, parce qu'il faut, dans ces
cas-là, que la décision de l'affaire reste soumise à celui à qui
l'on s'est confié, comme on s'en est rapporté à lui pour lui rendre
service. On regarde celui qui a obtenu cette première marque de
confiance, comme plus capable de décider suivant la justice, que
celui qui s'en est rapporté à lui. Car la plupart des choses n'ont
pas la même valeur aux yeux de ceux qui les possèdent et de ceux qui
les désirent, puisqu'on attache communément un grand prix à ce qu'on
possède et à ce qu'on donne; aussi est-ce à celui qui reçoit de
régler le taux de l'échange. Mais peut-être faut-il que ce taux soit
réglé non pas sur la valeur qu'on assigne aux choses après qu'on les
a reçues, mais sur celle qu'on leur donnait avant de les avoir.
II. Mais voici encore des questions qui se présentent
sur ce sujet; par exemple : Doit-on obéissance et déférence en tout
à un père ; ou bien, faut-il, quand on est malade, suivre plutôt les
ordonnances du médecin? ou, quand il est question de nommer un
général, donner plutôt son suffrage à un homme qui a le caractère et
les talents propres à la guerre? Pareillement, faut-il se dévouer au
service de son ami, plutôt qu'à celui d'un homme vertueux; ou bien,
rendre à un bienfaiteur les bons offices qu'on en a reçus, plutôt
que de se montrer généreux envers un ami de plaisir, s'il n'est pas
possible de les obliger tous les deux? Ce sont là des questions
qu'il n'est pas facile de résoudre d'une manière précise : car elles
présentent un grand nombre d'aspects divers, par leur importance ou
par leur délicatesse, sous le rapport de l'honnête et sous celui de
la nécessité.
Toutefois il est assez évident qu'il ne faut pas tout faire pour la
même personne; qu'on doit, au moins ordinairement, rendre les
bienfaits qu'on a reçus, plutôt que d'obliger ses amis; et regarder
le bienfait comme une dette qu'on a contractée, plutôt que de faire
des présents à quelqu'un qu'on affectionne. Mais peut-être cela
n'est-il pas toujours ainsi : par exemple, celui qui aurait été
racheté des mains des brigands, devrait-il racheter, à son tour, son
libérateur, quel qu'il fût d'ailleurs? Ou bien, supposé que celui-ci
ne soit pas prisonnier, mais qu'il redemande le prix de la rançon
qu'il a payée, devra-t-on le lui rendre, plutôt que de racheter son
propre père? Car il semble qu'on soit plus obligé à délivrer son
père (1165a) qu'à se racheter soi-même. Au reste, comme je viens de le dire,
on est, en général, dans l'obligation de payer ses dettes; mais,
s'il y a des motifs d'honneur et de nécessité plus puissants pour
donner, c'est vers ce dernier parti qu'il faut pencher. Car, dans
certains cas, il peut n'y avoir pas une obligation égale à rendre le
service qu'on a reçu, lorsque l'un a obligé un homme dont il
connaissait la probité, tandis que l'autre rendrait le bienfait à un
homme qu'il regarderait comme vicieux et méchant. Un homme peut
encore refuser quelquefois de prêter à celui qui lui a prêté : car
celui-ci l'a fait dans la persuasion qu'il serait remboursé, ayant
affaire à un homme d'honneur; au lieu que celui-là n'espère pas que
son argent lui puisse être rendu par un débiteur sans probité. Si
donc la circonstance est réellement telle qu'il la suppose, il n'y a
pas égalité de considération [de part et d'autre]; et, s'il n'en est
pas ainsi, mais que celui qui refuse le croie, il semble au moins
qu'il y ait quelque raison dans son procédé.
Ainsi donc la manière de raisonner à l'égard des affections et des
actions, se modifie, comme on l'a déjà dit bien des fois, suivant
les circonstances qui y donnent lieu (09).
Toujours est-il évident qu'il ne faut pas avoir les mêmes égards
pour toutes sortes de personnes, ni tout accorder à son père, comme
on n'immole pas toutes sortes de victimes à Jupiter (10).
En effet, on doit avoir pour ses parents, pour des frères, des amis,
des bienfaiteurs, les procédés qui sont convenables à chacune de ces
diverses relations; et c'est aussi ce qu'on fait assez ordinairement
: car les parents sont ceux qu'on invite à la solennité des
mariages, à raison de la communauté des liens de famille; et l'on
croit aussi devoir les convoquer, surtout à l'occasion des
cérémonies funèbres, par le même motif. Il semble encore que l'on
soit obligé, par dessus tout, à procurer la subsistance à ses père
et mère; c'est comme une dette qu'on a contractée, et il est plus
beau de l'acquitter envers ceux à qui l'on doit la vie que de
pourvoir à sa propre existence. On leur doit aussi le respect, comme
aux Dieux ; mais on ne leur doit pas toutes sortes d'honneurs, ni
les mêmes à un père et à une mère, ni ceux que l'on rend à un sage
ou à un général d'armée, mais ceux qui sont exclusivement propres à
ce degré de parenté. On doit, en général, à tout homme d'un âge
avancé les égards qu'exige sa vieillesse, comme de se lever en sa
présence, de lui céder la place de distinction dans un repas, et
autres choses semblables.
Quant à nos frères et à nos amis, ils ont droit de nous parler avec
franchise et de partager avec nous les avantages dont nous jouissons
: enfin, il faut s'appliquer à rendre à ses proches, à ses
concitoyens, à ceux de la même tribu, ce qui convient à ce genre de
relations, et discerner ce qu'exigent pour chaque individu les
qualités qui le distinguent, sa vertu, ou l'utilité qu'on peut en
attendre. Au reste, il est facile de juger ce qu'exigent de nous
tous ceux qui nous sont unis par la parenté; mais cela est plus
difficile, quand il s'agit de relations d'un autre genre. Toutefois
ce n'est pas une raison pour se dispenser d'observer les
convenances; mais on doit s'en faire des idées aussi exactes qu'il
est possible.
III. Il s'élève encore une question sur la convenance
de rompre, ou non, les relations d'amitié (1165b) avec ceux qui ne demeurent
pas tels qu'ils étaient. Par exemple, avec ceux qu'on aimait à cause
de l'utilité ou de l'agrément qu'on trouvait en eux,
est-il étrange que cette union vienne à se rompre lorsqu'elle
n'offre plus les mêmes avantages ? Car on aimait des choses dont
l'absence ou la privation fait naturellement cesser cette amitié.
Cependant, on aurait droit de se plaindre, si celui dont l'amitié
n'était fondée que sur l'utilité ou l'agrément, feignait un
attachement fondé sur les mœurs. Car, comme nous l'avons dit
précédemment (11), lorsque des amis n'ont pas une façon de penser
semblable, il en résulte nécessairement des débats qui troublent
leur union. Lors donc qu'un homme s'est fait illusion, et qu'il
s'est imaginé être aimé pour ses qualités morales, tandis que son
ami ne faisait rien qui pût lui donner cette pensée, il ne peut s'en
prendre qu'à lui-même. Mais, si celui-ci l'a trompé, en feignant des
sentiments qu'il n'avait pas, c'est le trompeur qu'on a droit
d'accuser et de blâmer, plus même qu'on ne blâme ceux qui altèrent
la monnaie (12), d'autant que son délit attaque une chose d'un plus
grand prix.
Mais, si l'on s'est attaché à son ami, le croyant vertueux, et
qu'ensuite il devienne vicieux, ou le paraisse, doit-on continuer de
l'aimer, ou plutôt, n'est-ce pas une chose impossible, puisqu'il n'y
a de véritablement digne d'amour que ce qui est bon? Il ne faut donc
pas aimer un méchant ; car on doit bien se garder d'un penchant
aussi dépravé, et de devenir semblable à l'homme vil ou méprisable :
et, comme dit le proverbe déjà cité, On recherche toujours qui nous
ressemble (13). Mais faut-il rompre sans délai, ou bien, n'y est-on
pas obligé dans tous les cas, mais seulement dans celui d'une
perversité incurable? S'il y a, en effet, moyen d'amender un ami,
on doit tâcher de réformer ses mœurs, encore plus qu'on ne doit
l'aider à réparer sa fortune, parce que c'est un procédé plus
généreux et plus digne de l'amitié. Cependant, celui qui romprait
ne ferait rien d'étrange; car, enfin ,ce n'était pas comme tel qu'il
avait choisi son ami, et se voyant dans l'impuissance de le retirer
du vice, il s'éloigne de lui.
D'un autre côté, si l'un restait le même, tandis que l'autre
deviendrait plus estimable, et ferait de
grands progrès dans la vertu, celui-ci demeurera-t-il l'ami du
premier, ou bien, est-ce une chose impossible? Cela se voit surtout
après un intervalle de temps considérable, comme dans les amitiés
contractées dès l'enfance : car, si l'un reste enfant sous le
rapport de la raison, lorsque l'autre sera devenu un homme accompli,
comment pourraient-ils être amis, n'ayant point les mêmes objets
d'intérêt, n'étant susceptibles ni des mêmes plaisirs, ni des mêmes
peines? Il n'y aura entre eux aucune de ces causes d'attachement
réciproque, sans lesquelles il est impossible qu'on soit amis, sans
lesquelles nous avons déjà dit (14) qu'on ne saurait vivre ensemble.
Mais faut-il être, envers celui qui fut votre ami, dans les mêmes
termes que s'il ne l'avait jamais été, ou conserver quelque souvenir
de la liaison qui a existé précédemment? De même que nous nous
croyons obligés de nous montrer plus empressés avec nos amis qu'avec
les étrangers, ainsi nous devons accorder quelque chose au souvenir
d'une amitié qui n'est plus, à moins que ce ne soit une excessive
perversité qui nous a mis dans le cas de rompre.
IV. (1166a) Les sentiments de bienveillance, et qui constituent les
liaisons d'amitié, semblent avoir leur principe dans ceux qu'on a
pour soi-même : car on appelle ami celui qui veut ou qui fait du
bien, ou, au moins, ce [qu'il croit tel] et qui en a l'apparence, uniquement à cause de la personne qu'il aime, ou qui veut
que son ami vive et se conserve pour son seul avantage ; et c'est
précisément ce que les mères éprouvent pour leurs enfants, ou
bien, ce qu'on ressent pour ses amis, lors même qu'on a eu avec eux
quelque sujet de brouillerie. Se plaire à vivre avec celui qu'on
aime, partager ses goûts, ses peines, ses plaisirs, c'est encore ce
qu'éprouvent surtout les mères, et c'est également ce qui
caractérise l'amitié.
Or, c'est aussi ce que ressent pour soi-même tout homme digne
d'estime, et ce que les autres pensent et sentent, en tant qu'ils
se regardent eux-mêmes comme tels ; car la vertu et l'honnête homme
semblent être, sous ce rapport, la mesure d'après laquelle on
apprécie chaque individu, comme nous l'avons déjà dit (15). C'est
ainsi, en effet, qu'on est toujours d'accord avec soi-même; que
l'âme tout entière (16) affectionne toujours les mêmes objets; et
que, par conséquent, on désire et l'on pratique pour soi-même le
bien, ou ce qui paraît tel. Car le devoir de l'honnête homme est de
s'appliquer avec ardeur à son propre bien, c'est-à-dire, pour
l'avantage de cette partie de lui-même qui est capable de raison,
et qui semble être l'essence de chaque individu : aussi aspire-t-il
à vivre, à se conserver lui-même, et surtout cette partie de son
être par laquelle il juge et pense; car vivre est déjà un bien pour
celui qui est sage et appliqué.
Au reste, chacun désire pour soi-même ce qui est bon; et, en
supposant qu'un homme pût devenir autre qu'il n'est, personne ne
souhaiterait à cette créature, devenue ainsi [autre que lui-même],
les mêmes avantages qu'il possède. Dieu possède actuellement le bien
dont il a la jouissance éternelle, quelle que soit d'ailleurs la
nature de cet être si différent [de l'homme] (17); et c'est
l'intelligence surtout qui constitue essentiellement la nature de
chaque individu. Or, un être doué d'intelligence veut vivre avec
lui-même, et y trouve du plaisir; les souvenirs de ce qu'il a fait
ont des charmes pour lui ; l'avenir ne lui offre que de flatteuses
espérances; sa pensée est féconde en sujets de contemplation; et
c'est surtout avec ses propres plaisirs, avec ses propres peines
qu'il se plaît à sympathiser: car il trouve toujours plaisir ou
peine dans les mêmes objets, et jamais ses sentiments ne varient
(18). Aussi est-il, s'il le faut ainsi dire, incapable de repentir; et, puisque tels sont les caractères qui se
rencontrent dans l'homme de bien, et qu'il est envers un ami dans
les mêmes dispositions où il est pour lui-même (car un ami est un
autre nous-mêmes), il s'ensuit que l'amitié est quelqu'une des choses
que nous venons de dire, et qu'elles se trouvent dans les amis.
Mais laissons, quant à présent, la question de savoir s'il y a, ou
s'il n'y a pas véritablement un amour de soi : toujours est-il que
l'amitié pourrait se reconnaître à deux ou plusieurs des caractères
que nous avons indiqués (19),
(1166b) et que, quand elle est portée à
l'excès, elle ressemble à l'amour de soi.
Toutefois ces mêmes caractères semblent se rencontrer dans un grand
nombre d'individus, qui, d'ailleurs, sont peu dignes d'estime ;
serait-ce donc qu'ils y participent, en effet, par les qualités qui
font qu'ils se plaisent à eux-mêmes, et qu'ils se croient (les
hommes estimables? puisque, d'ailleurs, jamais ces marques ne se
trouvent en ceux qui sont tout-à-fait dépravés ou criminels, et
qu'il n'y en a pas même l'apparence. Que dis-je? c'est à peine si
on les reconnaît dans les hommes sans probité;
car ils sont peu d'accord avec eux-mêmes, ils désirent certaines
choses, et ils en veulent d'autres, comme les intempérants;
préférant les plaisirs qui leur sont nuisibles, aux biens
véritables, et qu'ils jugent tels. D'autres, par faiblesse ou par
indolence, négligent de faire ce qu'ils croient être le plus
avantageux pour eux; d'autres, après avoir commis un grand nombre
d'actions criminelles, victimes de leur propre perversité, finissent
par prendre la vie en horreur, et par se donner la mort.
Les méchants aussi s'empressent à chercher avec qui passer leur
temps; car ils se fuient eux-mêmes. C'est que leur mémoire leur
rappelle incessamment des choses fâcheuses, et ce supplice se
renouvelle pour eux tant qu'ils sont seuls; au lieu que, quand ils
sont avec d'autres, ces images funestes se dissipent. En un mot, ils
n'ont rien d'aimable, rien qui les porte à s'aimer eux-mêmes : aussi
ne sympathisent-ils nullement avec leurs propres plaisirs, ni avec
leurs propres afflictions; leur âme est, pour ainsi dire, un théâtre
de dissensions : d'un côté, en proie à des sentiments de tristesse,
parce que [malgré leurs coupables désirs] ils se voient forcés de
s'abstenir de certaines choses; et, de l'autre, éprouvant de la
joie : déchirée et comme tiraillée, tantôt par ici, et tantôt par
là, parce qu'en effet, il est impossible d'avoir à la fois du
plaisir et de la peine; que bientôt elle s'afflige de ce qui lui
avait causé de l'enivrement, et qu'elle voudrait que ces sujets de
joie n'eussent jamais existé pour
elle. Car les méchants sont sans cesse en proie au repentir.
L'homme de ce caractère semble donc bien peu disposé à s'aimer
lui-même, parce qu'il n'a rien qui soit propre à inspirer un pareil
sentiment; et, si cet état est ce qu'il y a de plus misérable, il
s'ensuit qu'on doit fuir de toutes ses forces le vice et la
perversité, et s'appliquer à être homme de bien; car c'est ainsi
qu'on parviendra à pouvoir s'aimer véritablement soi-même, et qu'on
se rendra digne d'avoir un ami.
V. Quant à la bienveillance (20), elle ressemble sans doute à
l'amitié, mais ce n'est pas tout-à-fait l'amitié : car on éprouve
de la bienveillance, même pour des inconnus, et sans presque s'en
apercevoir; ce qui n'a pas lieu pour l'amitié, comme on l'a déjà
remarqué. Elle n'est pas même de l'attachement; car elle n'est
accompagnée ni de désir, ni d'une sorte d'empressement et
d'inclination, caractères ordinaires de l'attachement. Celui-ci
suppose quelques habitudes d'une liaison antérieure; au lieu que la
bienveillance naît d'une rencontre fortuite, comme il arrive au
sujet de ceux qu'on voit combattre dans l'arène : (1167a) car les
spectateurs prennent quelquefois de la bienveillance pour eux; ils
s'associent à leurs vœux, quoiqu'ils ne voulussent nullement se
joindre à leurs efforts, parce
que, comme on vient de le dire, c'est un sentiment subit,
instantané, et une affection d'ailleurs très légère.
Au reste, le principe de l'amitié, comme celui de l'amour, paraît
être le plaisir qui nous vient de la vue de la personne aimée ; car
on n'aime pas ordinairement une personne, si l'on n'a trouvé d'abord
quelque satisfaction à contempler ses traits. Mais cette
circonstance même ne fait pas qu'on aime, ce sentiment n'existe que
lorsque l'absence cause des regrets, lorsqu'on désire la présence de
celui qui en est l'objet. Ainsi donc il n'est pas possible d'être
ami, sans être d'abord bienveillant : mais la bienveillance ne fait
pas que l'on soit ami; seulement elle fait qu'on souhaite du bien à
ceux pour qui on l'éprouve, quoiqu'on ne soit encore disposé à rien
faire, ni à prendre aucune peine pour eux. On pourrait donc
l'appeler, par métaphore, une amitié inerte, mais qui, transformée
avec le temps en habitude, peut devenir une véritable amitié,
laquelle n'a d'ailleurs pour motif ni l'utilité ni l'agrément; car
ce ne sont pas là les fondements de la bienveillance. En effet,
celui à qui on a rendu d'importants services, et qui y répond par
de la bienveillance, ne remplit qu'un devoir de justice : et, d'un
autre côté, souhaiter qu'un homme réussisse dans son entreprise,
parce qu'on espère qu'il vous enrichira, ce n'est pas, à ce qu'il
semble, avoir de la bienveillance pour lui, mais plutôt pour
soi-même; comme on n'est pas l'ami d'un homme, si on ne lui prodigue
des
soins ou des attentions que par un motif d'utilité personnelle.
En général, c'est la vertu et quelques qualités estimables qui font
naître la bienveillance, lorsqu'un homme nous semble beau, ou
courageux, ou posséder quelque avantage de ce genre, comme nous
avons dit qu'on s'intéresse aux athlètes qui disputent le prix dans
l'arène.
VI. La conformité des sentiments est aussi un des caractères de
l'amitié, mais non pas la conformité des opinions; car celle-ci
pourrait exister entre des personnes qui ne se connaîtraient pas les
unes les autres. On ne dit pas de ceux qui ont des opinions
semblables sur un sujet (par exemple, à l'égard des mouvements des
corps célestes), qu'il y a entre eux accord de pensées et de
sentiments; car être d'accord sur ces choses-là n'est pas une cause
d'amitié réciproque. Mais on dit qu'il y a conformité de
sentiments, dans les cités ou dans les sociétés politiques, lorsque
les citoyens y pensent de la même manière sur des objets d'intérêt
général; lorsqu'ils préfèrent les mêmes institutions, et qu'on y
exécute les résolutions qu'on a prises en commun. Ce n'est donc que
lorsqu'il est question d'entreprendre quelque action, et même une
action de quelque importance, que cette conformité de sentiments a
lieu ; et elle peut se rencontrer ou entre deux amis, ou entre tous
les citoyens; par exemple, dans une république, quand tout le monde
est d'avis que les magistratures soient électives, ou que l'un fasse
un traité d'alliance avec les Lacédémoniens,
ou quand tout le monde, à Mitylène, consentait que l'on déférât
l'autorité suprême à Pittacus (21), lorsque lui-même voulait
l'exercer. Mais, si chacun de son côté prétend s'en emparer, comme
les deux princes thébains dans les Phéniciennes d'Euripide (22),
alors il y a dissension. Car ce n'est pas être unis de sentiments
que de prétendre, chacun de son côté, à une même chose, quelle
qu'elle soit; mais il faut être d'accord sur un même objet. C'est ce
qui a lieu, par exemple, lorsque le peuple (1167b) et les notables, dans un
état, consentent à laisser l'autorité entre les mains des meilleurs
citoyens; car, de cette manière, tous obtiennent ce qu'ils
désirent.
L'accord des sentiments entre citoyens, semble être, et s'appelle,
en effet, amitié civile ou politique; car elle a lieu au sujet des
intérêts communs, et des choses qui se rapportent aux besoins de la
vie. Au reste, un pareil accord existe ordinairement entre les gens
de bien ; car ceux-là surtout s'accordent avec eux-mêmes, et les
uns avec les autres, ayant, pour ainsi dire, les mêmes objets en
vue. Leurs volontés sont constantes et fermes, et ne sont pas
agitées par un continuel flux et reflux : la justice,
l'intérêt général, voilà l'objet commun de leurs désirs. Au lieu
qu'il n'est pas possible que les méchants soient unis de
sentiments, du moins pour longtemps. Ainsi, il ne saurait y avoir
amitié entre des hommes ambitieux et avides de tous les emplois
lucratifs, et toujours prêts à se refuser à ceux qui exposent à des
fatigues, ou qui obligent à de grandes dépenses. Dans l'empressement
où est chacun d'obtenir ce qui lui est avantageux, il épie son
concurrent, et cherche à lui susciter des obstacles. L'intérêt
général, dont personne ne s'occupe, est ainsi sacrifié; et il en
résulte des dissensions continuelles, parce que chacun veut forcer
les autres à observer la justice, et ne saurait se résoudre à
l'observer lui-même.
VII. Il semble que les bienfaiteurs ont plus d'affection pour ceux
qu'ils ont obligés, que ceux-ci n'en ont pour les auteurs des
bienfaits qu'ils ont reçus; et comme ce fait parait étrange [et,
pour ainsi dire, contre nature], on en cherche la cause. La plupart
donc s'imaginent que cela vient de ce que les uns sont, en quelque
sorte, des débiteurs, tandis que les autres sont comme des
créanciers. Or, de même que, dans le cas des dettes contractées,
les débiteurs souhaiteraient que leurs créanciers n'existassent
point, au lieu que ceux qui ont prêté s'intéressent à la
conservation de leurs débiteurs; ainsi [dit-on] ceux qui ont rendu
à d'autres d'importants services, désirent la conservation de leurs
obligés, comme pouvant un jour leur en témoigner de la
reconnaissance ; taudis que ceux-ci
ne mettent pas autant d'intérêt à rendre le bien qu'on leur a fait.
Cependant, c'est peut-être d'une telle opinion qu'Épicharme aurait
dit que c'est là le langage de gens qui sont mal placés pour voir la
chose (23). Elle semble tenir simplement à une faiblesse de
l'humanité; car la plupart des hommes sont sujets à oublier, et
désirent plus communément qu'on leur fasse du bien, que d'en faire
eux-mêmes. La cause du fait que nous examinons paraît pouvoir
s'expliquer plus naturellement, et la comparaison des créanciers
n'est pas exacte. Car ceux-ci n'ont pas de l'attachement pour leurs
débiteurs; mais ils souhaitent leur conservation, pour pouvoir en
être payés. Au contraire, ceux qui ont rendu un bon office aiment et
chérissent les personnes à qui ils ont fait du bien, quand même
ceux-ci ne pourraient leur être d'aucune utilité, ni actuellement ni
à l'avenir. C'est aussi le sentiment qu'éprouvent les artistes; car
il n'y en a aucun qui n'aime l'ouvrage sorti de ses mains, plus
qu'il n'en serait aimé lui-même, en supposant que ce produit de
l'art vint à recevoir le sentiment et la vie. (1168a) C'est peut-être chez
les poètes que cela se remarque plus particulièrement; car ils ont
communément pour leurs poèmes la tendresse passionnée qu'un père a
pour ses enfants (24). Or, c'est à peu près là le cas des
bienfaiteurs; car l'obligé est, pour ainsi dire, leur ouvrage, et
ils le chérissent plus que l'ouvrage ne chérit celui à qui il doit
l'existence.
La cause de cela, c'est que l'existence est ce qu'on aime, ce qu'on
préfère à tout : or, nous existons surtout par l'exercice de notre
activité, c'est-à-dire, par la vie et par l'action. Celui qui a
produit une œuvre existe donc, en quelque manière, par l'exercice
de son activité : aussi aime-t-il son ouvrage par la même raison
qui lui fait aimer l'existence. C'est là l'impulsion de la nature :
car ce qui existe en puissance, l'œuvre le manifeste, ou
l'exprime, par le développement de l'activité.
Il y a encore dans l'action du bienfaiteur quelque chose
d'honorable, en sorte qu'il se plaît dans ce qui lui procure ce
sentiment, tandis qu'il n'y a, dans l'auteur du bienfait, rien
d'honorable aux yeux de celui qui l'a reçu; il n'y voit que son
avantage, qui est une chose moins agréable et moins digne d'amour.
D'ailleurs, on trouve un certain charme à exercer actuellement son
activité; on en trouve même dans l'espoir de l'exercer à l'avenir, et
le souvenir des actions passées a aussi quelque chose de doux;
mais ce qui charme le plus, et ce qu'il y a de plus aimable, c'est
l'acte lui-même.
L'œuvre subsiste donc pour celui qui en est l'auteur, car ce qui
est honorable et beau est aussi durable; mais pour l'obligé, dès
qu'il a reçu le bienfait, il cesse d'en sentir l'utilité. La
mémoire des choses belles et honorables est délicieuse; celle des
choses utiles ne l'est pas, ou l'est beaucoup moins: et, quant à
l'attente de ces deux sortes de choses, il semble qu'on en soit
affecté d'une manière toute contraire. En un mot, l'attachement que
l'on a pour d'autres a quelque ressemblance avec l'action ou
production ; au lieu que celui des autres pour nous, nous place,
pour ainsi dire; dans une situation passive : or, la supériorité
des facultés actives est toujours accompagnée d'une disposition à
aimer et de qualités aimables (25).
Enfin, on s'attache toujours bien plus à ce qui a coûté beaucoup de
peine , et c'est ainsi que ceux qui ont acquis eux-mêmes de la
richesse, y tiennent plus que ceux qui l'ont reçue de leurs
parents. Or, recevoir un bienfait ne semble pas coûter beaucoup de
peine, tandis qu'il en coûte pour obliger; et c'est pour cela que
les mères ont plus de tendresse pour leurs enfants. Car leur
naissance a été plus pénible pour elles, et elles savent mieux
qu'ils sont nés d'elles. C'est aussi une circonstance qui semble
caractériser plus particulièrement les bienfaiteurs.
VIII. On demande, s'il faut s'aimer
soi-même plus que tout, ou porter son affection sur un autre (26)?
Car ceux qui s'aiment eux-mêmes de préférence à tout, sont
généralement blâmés, et on les flétrit, en quelque manière, en leur
donnant le nom d'égoïstes. Il est bien vrai que le méchant ne voit,
pour ainsi dire, que lui-même dans tout ce qu'il fait , et qu'il se
considère d'autant plus exclusivement qu'il est plus vicieux. Aussi
lui reproche-t-on [d'être incapable de faire une action noble et
généreuse (27)].
Au lieu que l'homme de bien n'agit qu'en vue de ce qui est honnête
ou de ce qui est utile à ses amis; et plus il est vertueux, plus il
observe cette règle de conduite, et néglige ses propres intérêts.
Cependant ce langage n'est d'accord ni avec les faits, ni avec la
raison: (1168b) car on dit, que celui qu'il faut le plus aimer est celui qui
est le plus notre ami: et certes, notre ami le plus sincère, est
celui qui ne nous veut du bien que pour nous-mêmes, quand tout le
monde devrait l'ignorer. Or, c'est là précisément le caractère des
sentiments que chacun a pour soi-même; à quoi il faut joindre toutes
les autres conditions qui entrent dans la définition de l'amitié.
D'ailleurs les causes de cette affection sont prises en nous-mêmes,
comme on l'a déjà dit (28), et se
répandent, pour ainsi dire, de là sur les autres hommes. Tous les
proverbes même confirment cette opinion; ainsi lorsqu'on dit: Une
seule âme (29); et, entre amis tout et
commun; et, égalité, amitié ; et, le genou est plus près que la
jambe (30); toutes ces façons de parler
s'appliquent plus exactement à l'individu lui-même, puisqu'il est
nécessairement son meilleur ami, et par conséquent c'est lui-même
surtout qu'il doit aimer. On doute néanmoins encore, avec quelque
apparence de raison, à laquelle de ces deux opinions il faut donner
son assentiment, chacune ayant quelque probabilité en sa faveur..
Peut-être donc faudrait-il analyser ou discuter les raisons sur
lesquelles on s'appuie de part et d'autre, et déterminer jusqu'à
quel point, et par où chacun des deux systèmes est véritable. Or, en
observant quelle signification l'un et l'autre attachent à
l'expression amour de soi, peut-être parviendrait-on à éclaircir la
question. Par exemple, ceux qui en font un terme de reproche ou
d'outrage, appellent hommes personnels, ou égoïstes, les gens avides
de richesses, ou d'honneurs, ou qui se livrent avec excès aux
plaisirs des sens; car tel est le penchant de la plupart des hommes;
tels sont les objets constants de leurs désirs et de leurs efforts ,
et ceux qu'ils estiment le plus ; aussi sont-ce ceux qu'on se
dispute avec le plus de violence. Or, quand on est possédé de ces
sortes de désirs, on s'occupe sans cesse à les satisfaire, et à
satisfaire en général ses passions, et par conséquent la partie de
l'âme qui est dépourvue de raison. C'est donc avec justice qu'on
verse le blâme et le mépris sur ceux qui s'aiment de cette manière,
et personne n'ignore qu'en effet l'on appelle vulgairement égoïstes
et personnels ceux qui cherchent à se procurer ces sortes de
jouissances. Car personne ne s'avisera d'appeler égoïste l'homme qui
s'applique à pratiquer, plus qu'aucun autre, la justice, ou la
tempérance, ou toute autre vertu, et qui, en général, se montrera
sans cesse empressé à faire des actions nobles et généreuses;
personne ne le blâmera.
C'est pourtant celui-là qui semblerait plutôt être égoïste,
cherchant à s'assurer les biens réels et les plus précieux, à
contenter en tout la plus noble et la principale partie de lui-même,
et se montrant de tout point docile aux impulsions qu'il en reçoit.
Mais, de même qu'une cité semble exister essentiellement dans ce qui
en fait la partie la plus importante (ce qui est vrai également de
toute corporation ou assemblage de parties); ainsi en est-il de
l'homme. Par conséquent, celui-là est surtout ami de soi-même, qui
aime par-dessus tout cette partie essentielle (31),
et qui cherche à la satisfaire : et l'on dit de l'homme qu'il est
tempérant, ou intempérant, [qu'il a de l'empire sur lui-même, ou
qu'il n'en a pas] suivant que l'esprit, [l'intelligence ou la raison] domine ou ne domine pas en lui, attendu que c'est là ce qui
constitue proprement l'individu. (1169a) Aussi les actions qui ont été
dictées par la raison, et faites volontairement, semblent-elles
spécialement appartenir à cette partie. On voit donc clairement
qu'elle est l'individu lui-même, que l'honnête homme la chérit
par-dessus tout, et qu'enfin c'est lui qu'on pourrait regarder comme
ayant essentiellement l'amour de soi, mais dans un sens tout
différent de l'égoïsme qu'on blâme. Il en diffère, en effet, autant
qu'une vie conforme à la raison diffère d'une vie assujettie à
l'empire des passions, et que l'amour constant de tout ce qui est
beau et honorable, diffère de l'attachement à tout ce qui offre
l'apparence de l'utilité.
Aussi tout le monde approuve et loue ceux qui se distinguent par
leur empressement à faire des actions vertueuses ; et si tous les
hommes rivalisaient en amour pour le beau, et s'efforçaient sans
cesse à faire les actions les plus généreuses,
on n'éprouverait, en général, ni privations ni besoins; chacun
jouirait du bien le plus précieux, puisque la vertu est ce bien.
D'où il faut conclure que l'homme vertueux doit nécessairement
s'aimer soi-même; car, en faisant de nobles actions, il ne saurait
manquer d'en retirer de grands avantages , et d'en procurer aux
autres. Le méchant, au contraire, ne doit pas s'aimer lui-même;
car, en s'abandonnant à de viles passions, il nuira
infailliblement à ses propres intérêts, et à ceux des personnes qui
auront quelques rapports avec lui. D'ailleurs, dans la conduite du
méchant, il n'y a aucun accord entre ce qu'il fait et ce qu'il doit
faire; tandis que l'honnête homme fait précisément ce qu'il doit:
car la raison choisit toujours ce qui lui est le plus avantageux ;
et c'est à la raison que l'honnête homme obéit.
Il est donc vrai de dire de lui qu'il est prêt à tout faire pour ses
amis, et pour sa patrie, fallût-il mourir pour elle; car il
sacrifiera richesses, honneurs, et, en général, tous les biens
qu'on se dispute d'ordinaire avec tant de fureur, pour s'assurer ce qu'il
y a de
véritablement beau et honorable : préférant la plus délicieuse des
jouissances, ne durât-elle que quelques instants, à des siècles de
langueur; une seule année d'une vie honorable et glorieuse, à la
plus longue existence consacrée à des actions vulgaires (32); enfin,
une seule action grande et généreuse, à une multitude d'actions communes et
petites.
Et c'est peut-être ce qui arrive aux hommes qui font à la vertu le
sacrifice de leur vie : ils réservent pour eux la plus belle et la
plus noble part. Ils prodigueront aussi sans peine leurs richesses,
dans la vue d'en procurer de plus grandes à leurs amis; et c'est, en
effet, l'avantage que ceux-ci retireront de cette générosité, mais
l'honneur en restera à celui qui l'a faite, et ainsi il s'est
réservé à lui-même un bien plus précieux. Il en sera de même des
honneurs et des dignités : l'homme vertueux en fera volontiers le
sacrifice à son ami ; car ce sera une chose honorable pour lui et
digne de louanges. C'est donc à juste titre qu'il passe pour
vertueux, préférant l'honnête à tout le reste. Enfin, il est
possible que l'on cède à son ami l'occasion de faire de belles
actions, et qu'il y ait plus de grandeur d'âme à être cause de
celles qu'il fera, qu'à les avoir faites soi-même.
On voit donc que, dans tout ce qui est louable, l'homme vertueux se
réserve une meilleure part de l'honneur et de la solide gloire, (1169b) et
c'est ainsi qu'il faut être ami de soi-même, ou égoïste (33), comme
nous l'avons dit ; mais l'être comme le sont la plupart des hommes,
voilà ce qu'il ne faut pas.
IX. On demande encore, au sujet de l'homme heureux, s'il a besoin, ou non, d'avoir des amis (34) Car, dit-on, quand on jouit d'une
félicité parfaite, et qu'on n'a rien à désirer, on n'a nullement
besoin d'amis , puisqu'on jouit de tous les biens; et, par
conséquent, ayant tout en abondance, on ne saurait rien souhaiter
de plus: puisque l'ami, qui est un autre vous-même, vous procure
ce que vous ne pourriez obtenir par vos ressources personnelles. De
là cette pensée d'un poète : « Lorsque la Divinité vous comble de
biens, qu'a-t-on besoin d'amis (35) ? »
Cependant, en accordant à l'homme parfaitement heureux la jouissance
de tous les biens, il semble étrange qu'on veuille lui refuser des
amis; c'est-à-dire, ce qu'on regarde communément comme le plus
précieux des biens extérieurs. Mais, si le mérite d'un l'ami
consiste plutôt à rendre des services qu'à en recevoir, si la
bienfaisance est le caractère propre de l'homme vertueux et de la
vertu, et enfin s'il est plus beau de faire du bien à ses amis qu'à
des étrangers, il faut donc que l'homme vertueux ait sur qui
répandre ses bienfaits. voilà pourquoi on
demande encore : si c'est dans l'infortune ou dans la prospérité
qu'on a plus besoin d'amis? Car, dans le premier cas, on a besoin de
trouver des personnes disposées à rendre service, et, dans le second
, il en faut trouver à qui l'on puisse faire dit bien.
D'ailleurs, il est peut-être absurde de vouloir faire de l'homme
parfaitement heureux un être tout-à-fait isolé: car il n'y a
personne qui voulût posséder tous les biens uniquement pour lui
seul. En effet, l'homme est destiné par la nature à vivre en
société avec ses semblables: l'homme heureux a donc aussi le même
penchant, puisqu'il possède tous les biens qui sont conformes à
notre nature. Or, il lui est évidemment plus avantageux de vivre
avec des amis, qui soient honnêtes et vertueux, que de passer ses
jours avec des étrangers sans mérite et sans vertu: l'homme vertueux
a donc besoin d'amis.
Que veulent donc dire les auteurs de l'opinion que nous avons
exposée tout-à-l'heure, et jusqu'à quel point peuvent-ils avoir
raison? Serait-ce que le vulgaire ne regardant comme amis que ceux
de qui l'on tire quelque utilité, il s'imagine que l'homme
parfaitement heureux n'aura aucun besoin de ceux-là, puisqu'il
possède tous les biens? Ou que, si l'on considère l'agrément, des
amis ne lui seront pas plus nécessaires, ou du moins le seront
très peu, parce que, sa vie étant remplie de satisfactions, il n'a
pas besoin de plaisirs empruntés? Et qu'enfin, puisque de tels amis
ne lui sont
bons à rien, il n'a absolument aucun besoin d'en avoir ?
Mais peut-être que cela n'est pas exactement vrai : car nous avons
dit au commencement de ce traité (36), que le bonheur consiste dans
une certaine activité; et il est facile de voit que l'activité
n'est pas une chose dont on jouisse comme des choses matérielles
qu'on possède, mais seulement à mesure qu'on l'exerce. Or, si le
bonheur consiste dans une vie active, l'activité de l'homme de bien
est vertueuse et remplie de charmes par elle-même : car il y a aussi
de la douceur dans le sentiment de ce qu'on possède. D'ailleurs,
nous sommes plus capables d'observer ceux avec qui nous vivons, que
de nous observer nous-mêmes, d'apprécier leurs actions, que de
juger nos propres actions; or, les actes de vertu, quand ils
viennent de ceux qu'il aime, touchent vivement le cœur d'un homme
vertueux, (1170a) puisqu'alors les deux amis jouissent de la satisfaction
la plus naturelle. Ce seront donc de tels amis qui seront
nécessaires à celui qui est parfaitement heureux, s'il se plaît
surtout â contempler des actions vertueuses, et qui lui soient
propres, car tel sera le caractère de celles que fera un ami
vertueux.
D'un autre côté, on est persuadé que la vie de l'homme heureux doit
être pleine de satisfaction; or, l'isolement absolu est la source de
bien des peines: car il n'est pas facile d'être, par soi-même,
dans une continuelle activité, au lieu que cela est plus facile
quand on s'associe à quelques autres personnes, et qu'on agit pour
les autres. L'activité, qui a déjà des charmes par elle-même, sera
donc plus continue, comme elle doit l'être pour le parfait bonheur.
Car l'homme de bien, par cela seul qu'il est vertueux, se plait
aux actes conformes à la vertu, et s'indigne de celui qui y sont
contraires : comme le musicien trouve du plaisir à entendre une
belle mélodie, et souffre une peine réelle, quand il en entend une
mauvaise. D'ailleurs, vivre avec des gens vertueux est une occasion
de s'exercer à la vertu, comme dit Théognis (37); et, à considérer
la chose sous le point de vue le plus naturel, il semble que
l'honnête homme est naturellement celui que préfère un homme
également vertueux. Car ce qui est bon par sa nature est, comme on
l'a déjà dit (38), bon à l'homme vertueux, et est agréable par
soi-même.
D'un autre côté, la faculté de sentir constitue à elle seule la vie
des animaux , au lieu que celle des hommes se compose du sentiment
et de la pensée: or, la faculté se réduit en actes; l'activité est
donc essentielle [à l'homme], et par conséquent [pour lui] vivre, c'est sentir ou penser. Enfin, vivre est bon et
agréable en soi; car c'est quelque chose de fini: or, le nombre fini
est le symbole de la nature du bien ; mais ce qui est bon par sa
nature, l'est nécessairement pour l'homme de bien, d'où il suit
qu'il doit l'être aussi à tous les hommes. Mais il n'y faut pas
comprendre ceux qui sont vicieux et corrompus, ou accablés de peines
et d'afflictions: car ce serait quelque chose d'infini (39), comme
[le vice, la corruption, et la peine elle-même] qui se trouvent
dans une pareille vie, ainsi qu'on le fera bientôt voir (40) plus
clairement, en parlant [ des plaisirs et ] des peines.
Au reste, si la vie est un bien, elle doit être, par cela même, une
chose agréable. C'est ce qu'on voit par le charme qu'y trouvent tous
les hommes, et surtout ceux qui sont vertueux et heureux : car ce
sont eux qui attachent le plus de prix à la vie, et à qui elle offre
la félicité la plus accomplie. Cependant, tout homme qui voit, ou
entend, ou marche, sent qu'il voit, qu'il entend, qu'il marche; il
en est ainsi de toutes les autres actions ; il y a en nous quelque
chose qui sent que nous agissons. Nous pouvons donc sentir que nous
sentons, et
penser que nous pensons; or, sentir que l'on sent et qu'on pense,
c'est être; car être, c'est sentir ou penser. (1170b) Mais sentir que l'on
vit, est en soi une chose agréable, puisque, par sa nature, la vie
est un bien. C'est aussi une chose agréable que de sentir le bien
que l'on possède en soi-même. Vivre est donc une chose désirable,
surtout pour les hommes vertueux, parce que c'est pour eux un bien
et une jouissance que d'être, et parce que la conscience qu'ils ont
de posséder ce qui est un bien en soi, les comble de joie.
L'homme vertueux est à l'égard de son ami, dans la même disposition
où il est par rapport à lui-même : car un ami est un autre
nous-mêmes. Autant donc que chacun souhaite d'exister, autant, ou
peu s'en faut, il souhaite que son ami existe. Mais on ne désire
d'être qu'autant que l'on se sent vertueux, et un pareil sentiment
est par lui-même rempli de charmes ; il faut donc aussi sentir que
notre ami existe, ce qui ne peut avoir lieu, qu'autant qu'on vit
avec lui, qu'on est avec lui en commerce de paroles et de pensées ;
car c'est là ce qui s'appelle, pour les hommes, vivre ensemble, et
non pas comme pour les animaux, pour qui c'est seulement paître
dans le même lieu. Si donc l'existence est désirable en soi, pour
l'homme au comble de la félicité, attendu que naturellement la vie
est un bien et une jouissance, l'existence d'un ami est à peu près
au même degré désirable, et l'ami sera au nombre des choses qu'on
doit souhaiter. Mais ce qu'on doit souhaiter pour
soi-même, il faut qu'on le possède; autrement, le bonheur sera
incomplet en ce point. Donc, pour qu'un homme puisse jouir d'uni
félicité parfaite, il faudra qu'il ait des amis vertueux.
X. Mais faut-il s'attacher le plus grand nombre possible d'amis (41)
? Ou bien, peut-on appliquer aussi à l'amitié, ce qui a été dit par
un poète, des liaisons d'hospitalité : « N'en point avoir beaucoup,
n'en être pas entièrement dépourvu (42), » et dira-t-on
pareillement cela des amis ? C'est sans doute aux amitiés fondées
sur l'utilité, que ce qu'on vient de dire paraît plus applicable.
Car rendre service pour service à un grand nombre de personnes, est
une tâche très pénible, et la vie toute entière n'y suffirait pas.
Par conséquent, les amis de cette espèce, au-delà du nombre
qu'exigent les circonstances particulières où l'on se trouve, sont
une superfluité embarrassante, et un véritable obstacle au bonheur
et à l'agrément de la vie. Il ne faut donc pas [beaucoup] de ceux-là
; et quant à ceux qui ne peuvent servir qu'au plaisir, il en faut
bien peu, comme il faut peu d'assaisonnement dans les aliments.
Mais, des amis vertueux, faut-il s'efforcer d'en avoir le plus grand
nombre possible, ou bien y a-t-il, en ce genre, une limite qu'on ne
doive pas
dépasser, comme il y en a une pour le nombre des citoyens d'une
république ? Car dix hommes ne font pas une cité, et dix myriades
n'en font plus une. Toutefois, ce n'est peut-être pas un nombre
précis, mais seulement renfermé entre des limites déterminées (43).
(1171a) De même, en fait d'amis, il y a une limite qu'il ne faut pas
excéder, et peut-être est-ce le plus grand nombre de ceux avec qui
l'on peut vivre dans un commerce habituel: car c'est là ce qui nous
a semblé plus propre à entretenir ce sentiment. Or, il est facile de
voir qu'on ne saurait vivre ainsi avec beaucoup de personnes, et se
partager, pour ainsi dire, entre elles. D'un autre côté, l'on voit
facilement que, pour qu'elles puissent passer ainsi leur vie dans
une union intime, il faut qu'elles puissent aussi s'aimer les unes
les autres, condition qui se trouve difficilement dans un grand
nombre de personnes. Il est même difficile qu'on puisse s'associer
aux plaisirs et aux peines de beaucoup de gens: puisqu'alors il
faudra probablement se réjouir avec l'un , dans le même temps qu'on
devra s'affliger avec l'autre. Peut-être donc vaut-il mieux ne pas
chercher à avoir le plus grand nombre d'amis; mais n'en désirer
qu'autant qu'il est- possible d'en avoir, quand on vit
habituellement ensemble. Il semble, en effet, qu'on ne
peut guère avoir un attachement bien vif pour un grand nombre de
personnes ; et c'est pour cela que l'amour ne saurait exister entre
plus de deux; car cette passion est l'amitié même, portée au plus
haut degré d'énergie, et, par conséquent, ne peut avoir qu'un objet
unique: d'où il suit qu'on ne peut avoir une affection très vive que
pour un petit nombre de personnes.
Les faits eux-mêmes viennent à l'appui de cette observation : car il
n'y a jamais d'amitié entière et parfaite entre plusieurs individus,
et celles qui ont eu le plus de célébrité dans le monde, n'ont
existé, comme on sait , qu'entre deux personnes (44) ; au lieu que
ceux qui ont de nombreux amis, et qui font à tout le monde un
accueil amical et familier, passent pour n'être amis de personne ;
on les appelle affables, complaisants (45), quand cette manière
d'être est en eux l'effet d'un caractère sociable. Cependant, on
peut, par le seul effet de ce caractère, avoir de nombreux amis,
sans être proprement officieux ou complaisant, mais parce qu'ou est
réellement homme de bien. Au reste, il n'y a pas beaucoup de
personnes qu'on puisse aimer pour elles-mêmes, et à cause de leur
vertu ; mais
on doit s'estimer heureux de rencontrer quelques amis de cette
espèce (46).
XI. Mais a-ton plus besoin d'amis dans la prospérité que dans
l'adversité ? On en cherche au moins dans l'une et l'autre
situation; car les infortunés ont besoin d'assistance, et les gens
heureux ont besoin de trouver des personnes avec qui ils puissent
vivre, et à qui ils puissent faire du bien, ce qui est en eux un
désir général. Il est donc plus nécessaire d'avoir des amis dans
l'infortune : aussi est-ce alors qu'on a besoin de ceux qui sont
utiles; mais il est plus beau d'en avoir dans la prospérité, et
c'est pour cela qu'on en recherche qui soient vertueux : car c'est à
ceux-là qu'on doit préférer de faire du bien, et c'est avec eux
qu'il est doux de vivre. En effet, la seule présence des amis est un charme, aussi bien dans la bonne que
dans la mauvaise fortune : car ils allègent nos chagrins, en les
partageant; et c'est pour cela qu'on ne saurait dire si c'est comme un fardeau
dont ils nous allègent, en le supportant en partie avec
nous, ou bien, si le plaisir que nous fait leur présence, et la
pensée qu'ils s'affligent avec nous, rendent nos peines moins vives.
Nous ne chercherons point, quant à présent, à expliquer la cause du
soulagement qu'on éprouve en pareil cas, et s'il y en a quelque
autre que celles que nous venons d'indiquer (47) : toujours l'effet
que nous avons dit semble-t-il avoir ordinairement lieu. La
présence d'un ami paraît même réunir en soi ces causes diverses; sa
seule vue a d'abord quelque chose de doux, (1171b)surtout pour l'infortuné
(48); elle est, en quelque manière, une assistance contre
l'affliction : car un ami, pour peu qu'il ait d'adresse et de
délicatesse, trouve l'art de consoler par son seul aspect et par ses
discours, ayant la connaissance du caractère de
celui qui souffre et de ce qui est propre à lui causer du plaisir ou
de la peine.
Cependant, on s'afflige de sentir que nos malheurs puissent
attrister ceux qu'on aime; car il n'est personne qui n'évite d'être
une cause d'affliction pour ses amis. Voilà pourquoi les hommes qui
ont naturellement un caractère ferme et courageux, craignent de
voir leurs amis s'affliger avec eux; et, à moins qu'on ne soit d'une
insensibilité peu ordinaire (49), on ne supporte pas l'idée de la
peine qu'on peut leur faire. En général, l'homme courageux, peu
disposé à s'abandonner lui-même aux plaintes et aux gémissements, a
de l'éloignement pour ceux qui sont toujours prêts à pleurer sur
les malheurs des autres; au lieu que les femmelettes, et les hommes
qui leur ressemblent, sont flattés qu'on gémisse avec eux, et ne
regardent comme amis que ceux qui souffrent de leurs douleurs. Or,
en tout genre, ce sont toujours les meilleurs modèles qu'il faut
suivre.
La prospérité fait que l'on trouve beaucoup de charme dans la
présence, dans le commerce habituel de ceux qu'on aime, et aussi
dans la pensée qu'ils sont heureux du bonheur dont on jouit. Par
cette raison, on doit naturellement s'empresser à les appeler auprès
de soi, lorsqu'il arrive quelque événement heureux; car il est beau
de se plaire à faire du bien aux autres. Dans l'infortune, au
contraire, on ne doit consentir qu'avec peine à voir ses amis; car
il faut, le moins qu'on peut, leur faire partager sa souffrance.
C'est pour cela qu'un poète a dit : « C'est bien assez que je sois
malheureux... » (50). Mais il faut surtout les appeler
lorsqu'ils peuvent, sans prendre beaucoup de peine, nous être d'une
grande utilité. D'un autre côté, peut-être aussi doit-on s'empresser
de rechercher un ami dans l'infortune, sans attendre qu'il vous
appelle; car le devoir de l'amitié est de faire du bien, surtout à
celui qui est dans la détresse, et qui n'a pas exigé d'assistance :
c'est des deux parts un procédé plus touchant et plus honorable. Il
faut se porter avec ardeur à seconder la bonne fortune de ses amis,
parce qu'ils peuvent même avoir besoin d'assistance en pareil cas :
mais on doit marquer peu d'empressement à en recevoir des services;
car rien ne fait moins d'honneur que de s'occuper sans cesse de son
intérêt personnel. Au reste, peut-être faut-il prendre garde de
déplaire à ses amis, en s'obstinant à refuser leurs services, comme
il arrive quelquefois. Dans tous les cas donc, la présence des amis
paraît une chose précieuse et désirable.
XII. Mais de
même que ce qui charme le plus c'est de contempler la personne qu'on
aime, et comme il n'y a aucune sensation qu'on préfère à celle-là,
(puisque c'est celle qui donne naissance à tette passion et qui
l'entretient,) en est-il ainsi de l'amitié? Vivre avec ses amis
est-il, en effet, ce qu'il y a de plus désirable, puisque l'amitié
est un commerce assidu, et qu'on a ordinairement pour un ami les
mêmes sentiments qu'on a pour soi-même? Or, ce qu'on aime en soi,
c'est le sentiment de l'existence, et, par conséquent, c'est aussi
ce qu'on aime dans son ami ; mais l'activité de ce sentiment
s'exerce principalement dans un commerce assidu (1172a) ; c'est donc avec
fondement que les amis s'y portent avec empressement. Et ce qui
constitue principalement l'existence pour chacun d'eux, ce qui leur
fait aimer la vie, est précisément ce qu'ils se plaisent à faire
avec leurs amis. Voilà pourquoi les uns passent leurs jours à boire
ensemble, ou à jouer aux dés ; d'autres, à s'exercer dans les
gymnases; d'autres, à la chasse, ou à traiter ensemble des questions
de philosophie; tous consacrant leurs jours à s'occuper en commun
des choses qu'ils regardent comme les plus grands plaisirs de la
vie. Car, voulant vivre sans cesse avec leurs amis, ils s'associent
à eux pour faire ce qui leur semble pouvoir entretenir ce commerce
continuel, objet de leurs désirs.
Ainsi donc l'amitié entre gens vicieux ou méchants devient criminelle; car ils font en commun des actions
coupables, étant pervers et sans vertu, et ils deviennent vicieux,
se prenant les uns les autres pour modèles. Mais l'amitié des gens
de bien, accrue par une continuelle fréquentation, devient
vertueuse; et il est naturel qu'ils s'améliorent à mesure qu'ils
continuent de vivre ensemble, et qu'ils se perfectionnent par une
influence réciproque ; car ceux qui sont unis par une affection
mutuelle, se modèlent, pour ainsi dire, les uns sur les autres. Ce
qui a fait dire à Théognis : « L'homme de bien t'apprendra la
vertu... » (51).
Mais en voilà assez sur ce sujet; il nous reste maintenant à traiter
du plaisir.
(01)
Ci-dessus, l. 8 , c. 13.
(02) Voyez le livre V, et 5.
(03) Voyez livre précédent, c. 8.
(04)
Ci-dessus, l 8 , c. 3.
(05) Aristote, rappelant ailleurs le
même trait (Eudem. l. 3, c. 10), dit que c'était un roi qui
fit cette réponse; mais Plutarque (De Fortun. Aexandr. c. 1)
nous apprend que ce roi était Denys, tyran de Syracuse. On lit dans
Macrobe (Satura. l. 2, c. 4) , une anecdote assez semblable,
au sujet d'Auguste. Souvent, lorsqu'il sortait du palais, un pauvre
Grec, qui avait soin de se trouver sur son passage, lui présentait,
en forme de placet, quelque petite pièce de vers à sa louange. Un
jour, l'empereur, qui voulait apparemment faire cesser cette espèce
d'importunité, s'étant arrêté, traça à la hâte quelques vers grecs à
la louange de cet homme, et les lui fit donner. Celui-ci s'avance
aussitôt vers le prince, et, tirant du fond de sa bourse quelques
pièces de monnaie :
« Soyez sûr, César,
lui dit-il, que je vous offrirais une plus digne récompense, si cela
était en mon pouvoir.
»
Auguste, ajoute le narrateur, ne put s'empêcher de rire de cette
saillie, et il fit donner au Grec une somme d'argent assez
considérable.
(06)
C'est ce que fait dire Platon à Protagoras lui-même, dans le
dialogue auquel il a donné pour titre le nom de ce sophiste. (Voy.
Platon. Protag. p. 328.)
(07) C''est le sens du vers 370 du
poème d'Hésiode, intitulé Les Œuvres et les jours. Aristote
en cite seulement les premières paroles, parce qu'il était devenu
proverbe, pour faire entendre que, dans un marché, il est bon de
faire ses conventions à l'avance, afin de prévenir tout débat. C'est
aussi le sens du proverbe italien : Patto chiaro, amicizia lunga.
(08) Voyez, sur ce sujet, Isocrate (Adv.
Sophis. § 3 , to. 1, p. 291 de l'édit. de Mr. Coray). Xénophon (Cyneget.
§ 13 ) , et Aristote (De Sophist. Elench. c. I, § 2 ), qui
définit le sophiste:
«un homme qui fait
argent d'une prétendue sagesse qu'il n'a réellement pas.
»
(09) Le sens que j'adopte ici me semble
plus conforme au texte et à la liaison des idées, et même à celui de
la paraphrase, dans cet endroit, quoiqu'un passage correspondant de
la Morale à Eudemus (l. 7, c. 11) semble indiquer un sens un
peu différent de celui-là.
«
Les définitions qu'on donne de l'amitié, dans les conversations
ordinaires, se rapportent bien, en effet, à ce sentiment; mais ce
n'est pas toujours la même espèce d'amitié.
»
Voyez, au reste, les remarques de Mr. Coray, p. 317 de l'édition
grecque de ce traité.
(10) Au même endroit, cité dans la note
précédente (Eudem. l. 7, c. 11), notre philosophe ajoute :
« Ce n'est pas sans
raison qu'Euripide a dit : Des paroles équitables sont
récrompensées par d'autres paroles également justes ; mais celui qui
fait des actions [de justice, doit attendre pour récompense]
d'autres actions pareilles à celles qu'il a faites. Car on ne
doit pas tout faire pour son père ; il y a aussi des choses que l'un
doit faire pour une mère, bien que le père ait des droits
supérieurs. En effet, on n'immole pas toutes les victimes à Jupiter,
tous les honneurs ne sont pas pour ce Dieu, mais il y en a qui lui
sont réservés, etc.
» J'ai suivi, dans la
traduction du passage d'Euripide, les corrections proposées par Mr.
Coray p. 317.
(11) Ci-dessus, dans le premier
chapitre de ce livre.
(12) La
même pensée est exprimée dans de très beaux vers de Théognis
(Sentent. vs. 121-126), auxquels Aristote semble avoir voulu faire
allusion. Les commentateurs citent aussi, à cette occasion, un
passage de Démosthène (Adv. Leptin. extr.), qui n'a de rapport avec
la pensée de notre auteur, qu'à cause de la comparaison de la fausse
monnaie. « Je suis surpris, disait l'orateur athénien, de voir que
la peine de mort soit décernée, chez vous, contre ceux qui
altèrent la monnaie, tandis que vous accordez la parole à ceux qui
altèrent la pureté des lois, etc.
» C'est une pure déclamation;
les hommes qui abusent du
pouvoir sont bien assez disposés à empêcher qu'on ne parle, et
surtout qu'on ne dise ce qu'ils font ; mais assurément ce qu'il y a
de plus injuste à la fois et de plus absurde, c'est de prétendre
interdire la parole à ceux que l'on accuse.
(13) Voyez les Caractères de Théophraste (c. 29, p.
155 et 335 de
l'édit. de Mr. Coray). Ce proverbe a été rappelé ci-dessus (l. 8, c.
1.)
(14) Voyez livre VIII, c. 7.
(15) Voyez l. 3, c. 4.
(16) C'est-à-dire, les deux parties (raisonnable et
irraisonnable)
dont l'âme est composée, suivant notre philosophe.
(17) Cet endroit du texte est fort
obscur, et a embarrassé tous les commentateurs. Mr. Coray, après
avoir discuté avec soin les variétés de lecture des diverses
éditions, et les interprétations des critiques grecs et latins,
etc., s'arrête au sens que j'ai donné ici, comme étant le plus
probable, ou au moins comme assez analogue à la suite des idées de
l'auteur.
(18) « Nous sympathisons surtout avec nous-mêmes (dit ailleurs
Aristote) Or, ces caractères de sympathie avec nous-mêmes, de
désir d'une vie heureuse, et autres conditions semblables, nous
les appliquons ou à l'amour de soi, ou à l'amitié parfaite, et en effet, ils se trouvent dans ces deux manières de
sentir ou d'être affecté, etc.
»
(M. M. l. 2, c. 11).
(19) C'est-à-dire, le bien qu'on veut à son ami, le plaisir qu'on
trouve à vivre avec lui, et à sympathiser avec tous les sentiments
qu'il éprouve, etc. Il me semble que cela ne peul guère s'entendre
autrement; bien que quelques commentateurs aient cru qu'il
s'agissait ici des différentes parties de l'âme.
(20) Sur le mérite sujet, voyez M. M.
l. 2, c. 12; et Eudem, l. 7, c. 7.
(21) Les Mityleniens remirent, d'un commun accord, l'autorité
suprême à Pittacus de Lesbos, lequel, après l'avoir gardée pendant
dix ans, et lorsqu'il eut établi l'ordre dans le gouvernement,
abdiqua son pouvoir. Voy. Diog. Laert. l. 1, § 72.
(22) Le sujet de cette tragédie d'Euripide, est la querelle d'Étéocle
et de Polynice, fils d'Oedipe, se disputant le trône de Thèbes.
(23) Comme Aristote ne cite ici que
quelques mots d'un seul vers d'Épicharme, et qu'il n'en est question
que dans ce seul endroit, on ne peut que présumer qu'il faisait
allusion à la situation des spectateurs dans le théâtre, où il y
avait des endroits disposés de manière qu'on ne pouvait que voir
fort mal ce qui se passait sur la scène. Cette interprétation de Mr.
Coray est, sans contredit, préférable à celles qu'ont données de ce
passage tous les autres interprètes ou traducteurs.
(24) C'est la même pensée que l'auteur a
déjà exprimée ailleurs. Voy.
l. 4, c. 1, note 7.
(25) Voyez ce qui a été dit
ailleurs sur ce sujet, l. 4, c. 3.
(26)
Question
discutée aussi dans les deux autres traités. Voy. M. M. l. 2,
c. 13-14 ; et Eudem. l. 7, c. 6.
(27)
J'ai suivi
ici la liaison des idées, plutôt que je n'ai traduit le texte, qui
est évidemment altéré dans ce petit nombre de mots: οἷον ὅτι οὐθὲν
ἀφ'αὑτοῦ πράττει, dont on ne saurait trouver un sens satisfaisant.
Voyez les remarques de Mr. Coray, p. 324.
(28)
Ci-dessus,
dans le chapitre 4e de ce livre.
(29)
«
Quelqu'un demandant à Aristote ce que c'est qu'un ami : Une seule
aine en deux corps, répondit-il,
»
Diog. Laert. l. 5, § 20.
(30)
Ce proverbe
s'appliquait aussi, en général, aux circonstances où l'on voulait
faire entendre qu'une chose était plus utile ou plus importante
qu'une autre. Vov. Cicer. Famil. l. 16, Epist.
23. Les Romains disaient, dans le même sens, Tunica pallio
proprior. Voy. Plaut. Trinum. act. 5, sc. 2, vs. 30.
(31) C'est-à-dire, son
âme, ou (suivant Aristote) la partie de son
âme qui est le siège de la raison.
(32)
Cicéron, dans l'éloquente prière qu'il adresse à la
philosophie, au commencement du 5e livre de ses Tusculanes (c. 2),
dit aussi : Est autem unus dies, bene et ex praeceptis tuis actus,
peccanti immortalitati anteponendus.
(33)
Il est assez probable, comme le remarque Mr. Zell, qu'Aristote
a voulu combattre et réfuter, dans ce chapitre, la doctrine de
Platon, sur le même sujet, et qu'il a cru devoir opposer une
distinction fondée sur l'observation exacte de la nature
humaine, à la condamnation trop absolue portée par son maître contre
l'amour de soi. Vov. Plat. de Legib. l. 5, p. 731.
(34)
Voyez, sur le
même sujet, M. M. l. 5, c. 15; et Eudem. l. 7, c. 12.
(35)
Voyez l'Oreste
d'Euripide (vs. 667).
(36)
Voyez le chapitre
VIII du premier livre.
(37)
Allusion à deux vers de Théognis (Sentent. vs. 55, 56 dont le
sens est :
« Tu apprendras des gens de bien ce qui est honnête et
vertueux; mais si tu entres dans la société des méchants, tu
perdras tout sens et toute raison.
» Cette maxime était, pour ainsi
dire, devenue proverbe chez les anciens: Xénophon, Platon et
Aristote la citent plusieurs fois.
(38)
Dans le premier livre) chapitre vin.
(39)
Les Pythagoriciens, à la doctrine desquels Aristote fait
allusion, regardaient le nombre fini, comme le symbole du bien, et
le nombre infini, comme celui du mal. Voyez, ci-dessus, l. 1, c. 6,
note 2.
(40)
Dans le dixième livre.
(41)Question examinée aussi dans les deux autres traités. Voy.
M. M. l. 2, c. 16; et Eudem. l. 7, c. 12.
(42) Voyez le poème d'Hésiode, intitulé
Les Œuvres et les Jours (vs.
715).
(43)
Aristote croyait qu'il y avait dans le nombre des citoyen, une
limite, en deçà et au-delà de laquelle il était impossible qu'un
état pût être sagement administré. Voyez la Politique, l.3, c.
1 et
l. 7, c. 4.
(44) On voit que l'auteur fait ici allusion à ces couples d'ami,
célèbres dans l'histoire des temps héroïques chez les Grecs, comme
Thésée et Pirithoos, Achille et Patrocle, Pylade et Oreste.
(45)
Caractère dont il a été question précédemment. Voyez
l. 4, c. 6.
(46)
L'un des commentateurs de ce traité, Victorius, fait ici une
observation qui mérite d'être rapportée. Il serait étrange, après
tout ce qu'Aristote a écrit sur l'amitié, qu'il eût coutume de dire, comme le raconte Diogène de Laerce (l. 5 , §
21 ):
«
O mes amis, il n'y a point d'amis!
» Le peu que l'on sait de
l'histoire de ce philosophe, dément même formellement le langage
qu'on lui attribue. Or, il paraît, d'après un passage du 7e livre de
la Morale à Eudemus (c. 12), qu'Aristote disait du grand nombre
d'amis, ce que Diogène ou Favorinus, sur le témoignage duquel il
s'appuie, lui font dire des amis en général. Voici donc comment
Aristote s'exprime dans le passage que
je viens d'indiquer : Καὶ τὸ ζητεῖν ἡμῖν, καὶ εὔχεσθαι πολλοὺς
φίλους·
ἅμα δὲ λέγειν ὣς οὐθεὶς φίλος, ᾧ πολλοῖ φίλοι
« Chercher et souhaiter d'avoir de nombreux amis, mais se dire, en même temps,
que personne n'est véritablement ami de celui qui a beaucoup
d'amis
».
(47) Peut-être Aristote avait-il en vue l'opinion de Socrate, qui
nous est rapportée par Xénophon (Memorab. Socrat. l. 2, c. 7, §
1z)
dans des termes à peu près pareils, et où l'amitié est représentée
comme propre à soulager un infortuné du poids de sa douleur, et en
alléger le fardeau, en le partageant.
(48)
Il semble qu'Aristote eût présents à la pensée des vers de l'Ion
d'Euripide (vs. 730 ), dont le sens est :
«
Il est doux de goûter le bonheur avec ses amis : mais s'il nous survient quelque
infortune (ce qu'aux dieux ne plaise!) quel charme ne trouve-t-on pas à attacher ses regards sur ceux d'un
être
bienveillant ?
»
(49)
Cet endroit a été diversement interprété par les
différents commentateurs, et le texte n'est pas, en effet, assez
clair pour ne pas laisser un peu de doute dans l'esprit, quelque
sens qu'on adopte. Celui auquel je me suis arrêté me semble plus
conforme aux expressions mêmes d'Aristote; mais la pensée n'a pas,
à mon avis, toute la justesse désirable.
(50)
Paroles prises, peut-être, de quelque tragédie d'Euripide, que
nous n'avons plus, ou même de l'Oreste de ce poète (vs. 240), mais
dont un mot peut avoir été mal lu par les copistes des œuvres
d'Aristote.
(51)
Voyez, ci-dessus, chap. IX, note 4.
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