POÉSIES - AVERTISSEMENT - VIE DE FORTUNAT
dissertation - livre I - livre II - livre III - livre IV - livre V - livre VI - livre VII - livre VIII - livre IX - livre X - livre XI - Appendice
Cette traduction est la première qu'on ait faite des poésies mêlées de Fortunat. Il n'en a été publié aucune autre, que nous sachions, en aucune langue, tant a paru insurmontable la difficulté d'interpréter ce poète, contemporain de Sigebert et de Brunehaut, le meilleur des poètes latins d'un temps où il n'y en a déjà plus de bons. C'est même à raison de cette difficulté, et faute d'un traducteur assez hardi pour l'aborder, qu'on a dû ajourner la publication du volume dont Fortunat fait partie, et qui était le complément nécessaire d'une collection des auteurs latins traduits en français. La tâche a fini par tenter un savant membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, M. Charles Nisard. De profondes études sur les écrivains latins de l'extrême décadence, une curiosité généreuse qu'excitait, loin de la rebuter, la perspective d'un travail ingrat, le rendaient particulièrement capable de débrouiller, puis de traduire, un auteur où les obscurités de la barbarie s'ajoutent à celles de la décadence.
Mais pour venir à bout d'un si long travail, M. Charles Nisard a dû appeler à son aide un humaniste distingué, professeur au lycée Saint-Louis, M. Eugène Rittier, lequel a bien voulu se charger des cinq premiers livres des poésies mêlées de Fortunat. Il faut excepter toutefois de ces cinq livres un certain nombre de pièces dont M. Chartes Nisard s'était réservé la traduction, comme il s'était également réservé celle des sept autres livres et de l'Appendice, qui forme un livre à part. En s'offrant bravement à prendre sa part d'une besogne où il apportait à la fois la connaissance approfondie et la pratique journalière de la latinité classique, M. Rittier y a mis une condition qui fait honneur à sa modestie. Se défiant de la sévérité de goût à laquelle le porte naturellement sa juste prévention pour les auteurs de la latinité classique, et craignant d'en avoir fait par endroits porter la peine à Fortunat, il a expressément demandé que M. Charles Nisard revit son travail, et que, dans cette révision comme dans la correction des épreuves, il eût le dernier mot. Celui-ci a eu d'autant moins de scrupule à obtempérer à ce désir, qu'en sa qualité et avec sa responsabilité de traducteur principal, il avait à donner à la traduction entière l'unité de méthode et de style nécessaire à une œuvre de ce genre. Moyennant ces conditions, remplies avec tout le soin que pouvait désirer M. Rittier, et en lui laissant tout le mérite de ce qui est dû à son excellente plume, M. Charles Nisard a acquis le droit de se considérer comme le premier traducteur de Fortunat, et de revendiquer pour lui seul les critiques dont cette traduction pourrait être l'objet.
Le texte qu'on à suivi, non sans en différer quelquefois dans le choix de certaines variantes, est celui qu'a donné M. Frédéric Léo dans les Monumenta Germania historica, en cours de publication à Berlin. C'est le meilleur à tous égards, soit pour les corrections nombreuses et excellentes qu'il a subies, soit pour le rétablissement et la reconstitution de certaines pièces confondues ou partagées à tort, soit enfin pour le retranchement et le renvoi à un Appendix spuriorum de beaucoup d'autres attribuées jusqu'ici, sans preuves décisives, à notre poète, et que, pour cette raison, on n'a point admises ici ni traduites. Au reste, après cette édition à laquelle a présidé M. Mommsen, et qui est remplie de ses savantes corrections, on ne pouvait guère prétendre en donner une meilleure ; on ne pouvait même pas le tenter. Le peu de passages où l'on s'est permis de différer d'opinion avec l'éminent éditeur allemand, on les a indiqués dans les notes avec toutes les raisons possibles pour justifier ce désaccord. On a fait de même dans la Dissertation qui précède cette traduction, et à laquelle on renvoie le lecteur.
Pour les notes on en a souvent emprunté à Lucchi, et on l'a nommé, pour peu qu'elles eussent quelque importance.
TRADUITE DU LATIN DE M. A. LUCCHI PAR M. EUGÈNE RITTIER.
N. B. Cette Vie dont la longueur nécessaire ne diminue en rien l'intérêt, précède l'édition de Fortunat en 2 vol. in-4°, que Lucchi publia à Rome en 1780-81, et a pour auteur ce savant bénédictin lui-même. Elle est écrite en latin ; mais la raison pour laquelle on n'en donne pas le texte original se comprend assez, sans qu'il soit utile de l'expliquer. La méthode en est toute simple et n'en vaut que mieux pour cela. L'auteur suit pas à pas l'ordre chronologique, discutant avec une lucidité parfaite toutes les circonstances de cette vie qui ont donné matière à controverses, tantôt signalant les fréquentes erreurs historiques du P. Brower, le premier éditeur et commentateur de Fortunat, tantôt réduisant à leur juste valeur les conjectures aventureuses de Liruti, auteur d'une monographie de ce poète (Notizie delle vite... dei letterati del Friuli, l. I), enfin montrant partout et toujours une sagacité et une prudence singulières. Cette manière d'entendre et d'exercer la critique suffirait pour recommander l'œuvre de Lucchi et en assurer le crédit ; mais il faut y ajouter une connaissance très étendue de l'histoire, principalement de l'ecclésiastique. On en verra dans cette vie les nombreux et irrécusables témoignages, ainsi que dans les notes et commentaires dont il a enrichi son édition, et dont nous avons usé largement.
1. Venantius Honorius Clementianus Fortunatus, évêque de Poitiers, était Italien d'origine et de nation. En outre de ces quatre noms, sous lesquels il est ordinairement connu, il semble s'en attribuer lui-même un cinquième, comme l'a remarqué le très savant Jean Joseph Liruti, dans son ouvrage intitulé : Notizie delle Vite ed opere scritte dei Letterati del Friuli, vol. I, ch. 12.
En effet, écrivant l'épitaphe de Léonce Ier, évêque de Bordeaux (livre IV) Fortunat s'adresse à lui en ces termes à la fin du morceau : « Reçois, ô Léonce, ces humbles vers que l'offre ton affectionné Théodose ; tu en méritais de plus beaux. »
Mais peut-être faut-il admettre que Fortunat a pris dans cette pièce le personnage et le nom d'un autre, d'autant qu'il n'y a aucune autre preuve; qu'il ait eu ce nom de Théodose, en plus de ceux sous lesquels on le connaît. Il lui est d'ailleurs arrivé souvent de prendre dans ses poésies un personnage d'emprunt, comme le prouvent plusieurs pièces. Pour ne pas aller chercher, plus loin, celle qui suit l'épitaphe que nous venons de citer, et qui a pour sujet la mort de Léonce II, évêque de Bordeaux, se termine à peu près de la même façon. Le poète, prenant le personnage et le nom de Placidine, qui avait été réponse de Léonce, s'exprime ainsi :
« Placidine, ton épouse chère encore à ta cendre, te rend ce devoir funèbre, et son amour sans borne y trouve une consolation. »
2. P. Christophe Brower, au chapitre 1er de la Vie de Fortunat, pense qu'il prit le nom de Venantius, de saint Venantius de Bourges, qui eut autrefois en Gaule une très grande réputation de sainteté, et le nom de Fortunatus, de saint Fortunat, martyr de l'Église d'Aquilée, pour lequel il eut toujours une vénération et une dévotion particulière. Mais il est inutile de s'arrêter plus longtemps à ces détails, au sujet desquels Brower se livre à des recherches minutieuses.
3. Quoi qu'il en soit, un si grand nombre de noms a fait conjecturer à quelques-uns que Fortunat était de vieille race et de sang romain. Les anciens Romains, en effet, avaient l'habitude de porter plusieurs noms, tant pour distinguer la famille, que pour rappeler quelque qualité et quelque manière d'être de la personne. Appien d'Alexandrie, dans la préface de son histoire des Guerres des Romains, dit à propos de cet usage : « Chaque Romain avait autrefois un seul nom, comme les autres hommes ; puis ils en ont eu deux, et bientôt quelques-uns même commencèrent à en avoir trois, afin de se faire mieux reconnaître à certain trait caractéristique du corps, ou à quelque qualité de l’âme. C'est ainsi que les Grecs aussi ajoutaient à leurs noms divers surnoms. »
4. Mais s'il est vrai qu'au temps de la République romaine, parmi tous les noms que portait chaque citoyen, le premier, comme le remarque Brower, s'appelait le prénom, le second étant le nom propre de la gens ou de la famille, et le troisième un surnom commun, auquel venait parfois s'en ajouter un quatrième, qui était un surnom personnel, la confusion se mit plus tard dans tous ces noms : le plus souvent le dernier de tous devint le véritable prénom, et servit à distinguer celui à qui il appartenait des autres membres de la même maison et de la même famille. Lisez à ce sujet la dissertation de Sirmond, entête des œuvres de Sidoine Apollinaire; il y parle longuement de l'usage en vigueur aux époques postérieures; quant a la pluralité des noms. C'est par suite de cet usage que notre auteur, bien qu'il eût plusieurs noms, a été généralement connu, de son temps et dans l'âge suivant, sous celui de Fortunat.
5. Il avait une sœur, nommée Titiana, dont il parle en ces termes, dans la pièce 6 du livre XI, adressée à l'abbesse Agnès (vers 7 et 8) : « Je ne vous ai jamais regardée d'un autre œil et avec d'autres sentiments que si vous eussiez été ma sœur Titiana. »
Ce passage a fait conjecturer à Liruti que le père de Fortunat s'appelait Titius ou Titianus, puisque c'était autrefois l'usage chez les Romains de donner aux filles un nom tiré de celui du père ; il ajoute que Titius est le nom propre de la gens ou de la famille dont était issu Fortunat. Mais, si ce nom est celui de la famille, je m'étonne qu'on l'ait donné a la sœur de Fortunat, plutôt que de le donner à Fortunat lui-même, ou de le donner du moins au frère et à la sœur. Je me range donc à l'avis de Sirmond, qui, dans le passage cité plus haut, expose ainsi, en s'appuyant sur le témoignage des vieux textes, l'usage suivi aux derniers siècles de Rome dans la dénomination des personnes : « Le nom propre de chacun et les noms qui accompagnaient le nom propre, surnoms ou prénoms (et tous ces noms divers variaient à peu près avec chaque personne), étaient empruntés le plus souvent aux ascendants ou aux autres parents, pères, oncles paternels, aïeuls, bisaïeuls, et autres membres de la famille. En effet, il n'y avait plus alors de noms fixes et immuables, communs à toute la gens ou à toute la famille, portés par les femmes elles-mêmes, et transmis de père en fils, comme à l'époque où tous les membres de la gens Cornelia ou de la gens Julia s'appelaient Cornelii ou Julii, où de même tous ceux de la maison ou de la famille des Scipions ou des Cicérons portaient le nom de Scipion ou de Cicéron. A la chute de la République, ces vieux usages commencèrent à s'effacer peu à peu et à se perdre ; et bien qu'au début il en soit resté quelques traces dans les noms des gentes, que certaines familles conservaient avec soin, bientôt ce dernier vestige du passé disparut à son tour, de telle façon qu'il n'y eut plus de nom fixe ni pour la gens ni pour la famille, et que bien souvent les fils, les pères et les frères portèrent des noms tous différents ou presque tous différents. »
6. Pour ce qui est de la patrie de Fortunat, il est né sur le territoire de Trévise, dans, un lieu appelé Duplavilis, ou Duplabilis, ou Duplavenis. On le sait de façon certaine par les déclarations formelles de Fortunat lui-même ou d'autres écrivains. En ce qui le concerne, au livre IV de la Vie de saint Martin (vers 665 et suiv.), s'adressant, comme l'ont fait souvent d'autres poètes, à son livre qu'il envoyait de Gaule en Italie, il dit expressément qu'il est né à Duplavilis :
« Si tu te glisses jusqu'aux lieux où s'élève ma chère Trévise, mets-toi, je t'en conjure, à la recherche de mon illustre ami Félix. Puis traversant Cénéta et Duplavilis où j'ai tant d'amis, où est ma terre natale, la demeure de mes parents, le berceau de ma race, où habitent ma mère, ma sœur, mes neveux, salue pour moi en passant, je t'en prie, ceux que j'aime d'une affection si fidèle. »
Paul Diacre, de son côté, au livre II, ch. 13 de l'Histoire des lombards, n'est pas moins précis : « Fortunat, dit-il, est né à Duplavilis, à peu de distance du château de Cénéta et de la ville de Trévise. »
7. Fortunat est donc né sur le territoire de Trévise, à Duplavilis, que ce fut un bourg, une petite ville, une contrée s'étendant sur les bords de la Piave (Plavis), qui probablement même lui a donné son nom. Il y a aujourd'hui dans cette région un bourg ou une petite ville, qui s'appelle dans la langue du pays Valdebiadena. Cette localité, habitée par une population très estimable, réclame Fortunat comme un de ses citoyens et de ses enfants.
8. Cluvier, au chap. 18 du tome Ier de l’Italie antique, place Duplavilis à l'endroit « où, dit-il, on voit aujourd'hui sur une hauteur, près de la rive gauche du fleuve, une petite ville appelée dans la langue du pays ». Salvadore. » Mais le très savant et très éminent comte Rambauld degli Azzoni, chanoine de l'église de Trévise, duquel j'ai fait ailleurs l'éloge dans une dissertation où il montre que Fortunat était citoyen de Trévise, et qu'il a mise a ma disposition avec son obligeance habituelle, prouve d'une façon péremptoire que Duplavilis n'a pu être la ville dont parle Clavier. Fortunat, en effet, dans le passage où il trace à son livre la route qu'il devra suivre en allant de Gaule en Italie, lui dit qu'au sortir d'Aquilée il ira à Concordia, de Concordia à Trévise, puis à Cénéta, puis à Duplavilis, pour gagner Padoue; ce qui prouve que Duplavilis, la patrie de Fortunat, était située non pas entre Trévise et Cénéta, mais au delà de Cénéta, dans la direction de Padoue. Ce n'est pas la position de la ville de S. Salvadore; elle est entre Trévise et Cénéta, à égale distance de l'une et de l'autre. D'ailleurs, cette ville n'existait pas au sixième siècle, et jusqu'en 1245 le flanc de la montagne resta nu et inhabité. Aussi Azzoni ne doute-t-il pas que Duplavilis, où naquit Fortunat, ne soit la ville appelée aujourd'hui Valdebiadena, sur le territoire de Trévise ; d'autant que la similitude du nom, telle qu'elle résulte de documents antiques qu'il cite, est tout à fait favorable à cette opinion.
9. A la vérité, J. Joseph Liruti, qui partage sur cette question l'avis de Cluvier, ajoute pour son compte que Duplavilis n'est que le nom d'un domaine dans lequel les parents ou les grands-parents de Fortunat, citoyens d'Aquilée, à ce qu'il croit, s'étaient retirés pour échapper à la brutalité d'Attila et des autres barbares dont les armées désolèrent maintes fois Aquilée, et pour fuir les horreurs de la guerre.
10. Mais je ne sais pas jusqu'à quel point on peut admettre l'opinion toute personnelle de ce savant, si considérable d'ailleurs, quand Fortunat, dans le passage cité plus haut, dit en termes fort nets, non seulement que Trévise est sa ville (suam), et que Duplavilis, où il a tant d'amis, est son pays natal, le pays de sa famille, de ses parents (amicos inter Duplavilenses natale solum est mihi sanguines sede parentum), mais encore que là est le berceau de sa race (prolis origo patrum) : il ne me semble pas que l'on puisse employer d'expressions plus claires pour désigner ce qui s'appelle la patrie.
11. J'accorderai pourtant volontiers que Fortunat n'a pas fait un long séjour dans la maison et dans le pays de son père: il est certain, en effet, qu'il a, dans sa jeunesse, demeuré un certain temps à Aquilée, cité jadis très florissante, ainsi qu'il le déclare lui-même au livre IV de la Vie de saint Martin (vers 658 et suivants), dans ce passage où il s'adresse encore a son livre :
« Si, par hasard, tu vas à Aquilée, salue les Cantius, fidèles amis du Seigneur, et l’urne bénie du martyr Fortunat. Offre aussi tes vœux et tes hommages au pieux évêque Paul, qui, dans ma jeunesse, voulut me convertir. »
12. Liruti conclut de ces derniers mots que Fortunat fut baptisé à Aquilée par Paul, évêque de cette ville, et ce fait lui semble confirmer pleinement son opinion qui fait du poète un citoyen d'Aquilée.
13. Mais, sans m'arrêter à relever ce qu'il y a d'excessif à conclure, de ce que Paul a désiré que Fortunat se convertit, qu'il s'est converti en effet, il me semble beaucoup plus probable que Paul, évêque d'Aquilée, désira plutôt que Fortunat, alors encore enfant ou adolescent, laissant de côté tout autre souci, embrassât la vie monastique à Aquilée; et que, peut-être parce qu'il méditait de se rendre à Ravenne, afin de s'adonner à l'étude des lettres dans cette ville, qui était comme l'école de toutes les connaissances, Fortunat ne crut pas devoir déférer au vœu du pontife. Ce qui est certain, c'est que c'était l'usage à cette époque de dire de ceux qui embrassaient la vie monastique qu'ils se convertissaient. Sans parler du témoignage de saint Benoît (Règle, 58), et de celui de Grégoire le Grand (livre II, ép. 4 et 60 de l'édition de Paris), Baudonivia, contemporaine de Fortunat et religieuse du monastère de Poitiers, dit au sujet de sainte Radegonde (Vie de sainte Radegonde, 3) : « Après que, cédant à la grâce divine, elle se fut séparée d'un roi mortel, alors que, suivant ses vœux, elle vivait retirée à Suèdes,[1] dans la maison que le roi lui avait donnée, pendant la première année de sa conversion, etc. » Or, on sait que Radegonde, élevée dès sa plus tendre enfance dans la foi chrétienne, lorsqu'elle se fut séparée du roi Clotaire, son époux, comme il sera dit plus loin, reçut immédiatement le voile, à Noyon, des mains du bienheureux Médard, évêque;[2] c'est, par conséquent, l'année où elle se fit religieuse que Baudonivia appelle la première année de sa conversion. De même Fortunat (livre IV, pièce xxiii, vers 3 et suiv.), parlant d'un certain Julien, qui après avoir été marchand, avait renoncé au commerce et s'était consacré tout entier à Dieu en donnant ses biens aux pauvres, s'exprime en ces termes : « Après avoir été marchand, il eut à la fin le bonheur de se convertir, de sortir du monde, de se purifier de toutes ses souillures. Après n'avoir pensé qu'à s'enrichir, il a distribué son or aux pauvres; ses trésors l'ont précédé au ciel, où il devait aller un jour les retrouver. »
14. Il y avait du reste à Aquilée, dès le temps de Rufin,[3] un monastère très célèbre, où Rufin avait été moine, et il n'y en avait à peu près aucun autre en Italie à cette époque, à l'exception de celui de Verceil. Il est probable que c'est dans ce monastère d'Aquilée que Paul voulut faire entrer Fortunat, peut-être dans la pensée qu'admis ensuite dans le clergé de cette ville (car le clergé d'alors était presque toujours engagé dans la vie monastique),[4] il pourrait plus tard, grâce à ses vertus et à sa rare intelligence, rendre à l'église d'Aquilée de plus grands services.
15. Cependant, quand je remarque que Paul ou Paulin (duquel Ughelli a longuement parlé dans l'Italia sacra), n'est monté sur le siège d'Aquilée qu'en l'an 558 ou 559,[5] j'en viens facilement à croire que Fortunat n'a pas habité Aquilée dans un âge si tendre. En effet, si l'on admet qu'il est né vers l'an 530, et s'il était arrivé à la vieillesse, quand il mourut à Poitiers à peu près au début du septième siècle, il était dans sa vingt-huitième ou sa vingt-neuvième année, lorsqu'il demeurait à Aquilée, sous le pontificat de Paulin. Et s'il raconte qu'au temps de sa jeunesse Paul l'a engagé à se convertir, il faut croire ou bien qu'il appelle cette époque le temps de sa jeunesse, par comparaison avec celle où il a composé son poème sur la Vie de saint Martin (à savoir avant l'an 576),[6] ou bien encore que Paul, avant d'être évêque d'Aquilée, mais étant peut-être déjà clerc ou moine de l'église de cette ville, engagea Fortunat, alors enfant ou adolescent, à embrasser le même genre de vie.
16. Je ne refuserais pas non plus d'admettre que Fortunat a pu faire à Aquilée des progrès dans la piété et dans la connaissance des choses qui se rapportent à la pratique de la religion, et que Paulin l'y a peut-être aidé. Mais tandis que l'illustre Liruti en trouve la preuve dans ce fait que l'explication du symbole, publiée par Fortunat, s'accorde de point en point avec celle qu'en avait donnée auparavant Rufin, prêtre et moine de l'église d'Aquilée, cette conformité me paraît prouver que Fortunat, ayant eu entre les mains l'explication du symbole de Rufin, l'appropria à l'instruction des fidèles de l'église de Poitiers,[7] mais non pas qu'ils ont reçu tous deux dans la même église les premiers enseignements de la religion chrétienne. D'autant plus que le symbole d'Aquilée, d'après le témoignage de Rufin lui-même (Invect. in S. Hieronymum, I), porte, conformément à la tradition et à l'usage constant de cette église : et carnis hujus resurrectionem, tandis qu'il n'y a pas trace du mot hujus dans le symbole expliqué par Fortunat.
17. Pour revenir au point où nous en étions avant cette digression, Fortunat ne voulut pas consentir à ce que Paul souhaitait de lui, probablement, comme je l'ai dit, parce qu'il méditait d'aller demeurer dans quelque autre endroit où il pût s'adonner avec plus de liberté et de facilité à l'étude des lettres. Aucune ville, à cette époque, n'était plus propre à ce dessein que la célèbre Ravenne. Il y avait longtemps qu'Honorius, empereur d'Occident, y avait établi sa résidence : depuis, après la défaite des Romains et: la chute de l'empire, Odoacre roi des Goths, et ensuite, lorsque Odoacre fut tombé à son tour, Théodoric, roi tout à la fois des Goths et des Romains, d'autres princes enfin après Théodoric, y habitèrent successivement. Or les villes royales, si riches d'ailleurs eu ressources de toute nature, ont encore sur les autres villes l'avantage de nourrir un plus grand nombre de lettrés et d'offrir à l'étude un terrain plus favorable; La générosité des princes, l'espoir des honneurs, d'autres avantages encore y attirent les savants de tous les points du monde, surtout quand le souverain est lui-même un ami des lettres ; et nul plus que Théodoric, bien qu'il se soit montré parfois violent et cruel n'a favorisé les gens d'étude et fait preuve lui-même d'un goût très vif pour les lettres. Voyez comment il parle dans une lettre à Cassiodore (livre III, ép. 28) : « Nous avons toujours grand plaisir, dit-il, à voir ceux qui, par leurs glorieuses actions, ont fait sur notre âme une impression ineffaçable; ils nous ont, en effet, donné un gage durable de leur affection pour nous, en nous prouvant leur amour pour la vertu. » Quant à son zèle infatigable pour l'étude, Athalaric, son successeur, nous le fait apprécier, quand il écrit au même Cassiodore : « Lorsque les affaires publiques lui laissaient quelque loisir, il étudiait dans vos histoires les pensées des sages, afin d'égaler dans sa conduite les vertus des anciens. Il s'appliquait avec une ardeur extraordinaire à s'instruire de la marche des étoiles, de la configuration des mers, des sources merveilleuses ; il voulait, par une étude si attentive de la nature, devenir comme un philosophe en manteau de pourpre. » Il n'est pas étonnant que, sous de tels princes, les études aient été plus florissantes à Ravenne qu'en aucun autre pays, et qu'admirablement organisées dans des gymnases publics, elles aient continué à fleurir jusque dans les âges suivants, de telle façon que les hommes avides de savoir accouraient de toute part dans cette ville pour s'y instruire.
18. C'est donc à Ravenne que vint habiter Fortunat, et il y demeura le temps nécessaire pour y faire une ample et précieuse provision de savoir, comme le prouve le témoignage de Paul Diacre, qui dit de lui au livre II, ch. 13 de l'Histoire des Lombards: « Nourri et formé à Ravenne dans l'étude de la grammaire, de la rhétorique, de la métrique, il y devint très habile. » Lui-même, au livre I (vers 26 et suiv.) de la Vie de saint Martin, tout en parlant de sa personne avec une extrême modestie, nous dit quelles sont les sciences à l'élude desquelles il s'est principalement livré pendant son séjour à Ravenne :
« Pour moi, dit-il, pauvre génie, le plus humble des écrivains de l'Italie, chargé de défauts et léger de pensée, intelligence paresseuse, esprit obtus; moi qui suis sans art et sans pratique, qui n'ai qu'un peu de babil; qui me suis borné à tremper mes lèvres dans les eaux de la grammaire et à les mouiller légèrement dans le fleuve de la rhétorique, qui me suis à peine assez frotté au droit pour me débarrasser de ma rouille; moi qui désapprends tous les jours ce que j'ai appris autrefois, et qui de tant de belles choses n'ai retenu que leur odeur, je ne porte ni la robe bordée de pourpre des magistrats, ni le chaperon des savants, et je reste dans la condition misérable à laquelle me condamne mon insuffisance. »
19. Brower conclut de ce passage (Vie de Fortunat, ch. ii) « que Fortunat était si peu lettré qu'il n'obtint jamais la robe prétexte insigne des fonctions publiques, et qu'il ne prit jamais le chaperon pour enseigner. » Ce. qui est le plus probable, c'est que Fortunat, par suite de sa modestie naturelle et du genre de vie qu'il avait résolu d'embrasser, renonça volontairement à tous ces honneurs, si c'étaient là des honneurs, et non pas qu'un homme d'une intelligence et d'une instruction au-dessus de l'ordinaire ait été trouvé trop ignorant et trop peu lettré pour obtenir des distinctions accessibles au premier venu. D'autant plus que l'on sait d'ailleurs avec quel soin Fortunat s'est toujours appliqué à déprécier son propre mérite; de telle sorte qu’il n'est pas étonnant qu'après avoir dédaigné les honneurs de propos délibéré et par goût, il ait cherché dans cet effacement volontaire un moyen de rabaisser la réputation de talent et de savoir qu'il s'était acquise.
20. Non seulement donc il se livra à Ravenne à l'étude de la grammaire, de la rhétorique et de la métrique, qui lui furent utiles dans la suite pour la composition de tant d'œuvres soit en vers soit en prose, mais encore il y acquit une certaine connaissance du droit, bien que son excessive modestie lui fasse dire qu'il ne s'est occupé de ces sciences que d'une façon superficielle et qu'il les a à peine effleurées.
21. Fortunat eut pour compagnons d'études, comme cela devait nécessairement arriver dans une ville qui était alors le séjour des lettres, d'autres hommes illustres comme lui par leur science et leur talent. Il les invite tous à célébrer la gloire de saint Martin, évêque de Tours, dans ce passage où il dit a son livre : « Qu'un affectueux souvenir te conduise ensuite auprès de nos anciens compagnons ; parlant à de vieux amis, tu peux compter sur leur indulgence. C'est à eux que j'offre ce poème, comme une matière qui fournira à leur bouche harmonieuse de beaux chants à la gloire de Martin, et qui inspirera à leur génie des vers dignes d'être répandus dans tout l'univers.[8] »
22. Pendant qu'il était encore à Ravenne, il fut atteint d'une grave maladie des yeux et faillit perdre la vue. Il y avait dans cette ville une basilique des saints martyrs Jean et Paul, et dans la basilique un autel consacré à la mémoire de saint Martin, évêque de Tours, connu dès lors dans le monde entier par sa réputation de sainteté et par ses miracles. Sur la muraille était peinte une image du saint. Fortunat entra un jour en hâte dans cette basilique pour implorer sa guérison ; comme une lampe brûlait près, de l'autel, dans un enfoncement, il frotta ses yeux de l'huile de cette lampe, et se trouva tout à coup délivré de son mal. Mais il faut l'entendre raconter lui-même comment ce miracle s'accomplit, au livre IV de la Vie de saint Martin (vers 680 et suivants) :
« Gagne ensuite plus doucement l'aimable Ravenne ; visite la chapelle de Martin, le sanctuaire où le pouvoir miraculeux du saint me rendit la lumière que je n'espérais plus revoir. En retour d'un si grand bienfait offre-lui tout au moins l'hommage de ma reconnaissance. Sous la plus haute voûte de la basilique de Paul et de Jean, on voit sur la muraille une image de Martin, une peinture qui mérite d'attirer les regards par le charme de son coloris. Sous les pieds du saint, l'artiste a ménagé une ouverture; là est une lampe, dont la flamme nage dans une urne de verre. C'est là que je courus un jour, en proie à de cruelles souffrances, désespéré de sentir mes yeux se fermer a la lumière. A peine l'huile bénite les eût-elle touchés, que le brouillard de feu qui brûlait mon front se dissipa, et que l'onction bienfaisante m'enleva instantanément mon mal. »
23. En même temps que Fortunat, Félix, son ami et son compagnon d'études, atteint comme lui d'une maladie des yeux, fut guéri par le pouvoir de saint Martin et par la vertu de son huile. C'est ce que raconte Paul Diacre au livre II, chap. 13 de l'Histoire des Lombards : « Fortunat, dit-il, souffrait cruellement d'un mal d'yeux, et Félix, son ami, était aussi gravement atteint du même mal; tous deux se rendirent a la basilique des bienheureux Paul et Jean située dans cotte ville (Ravenne); dans cette basilique est un autel consacré au bienheureux confesseur Martin, pris duquel il y a un enfoncement où l'on a placé une lampe pour éclairer; à peine Fortunat et Félix eurent-ils frotté leurs yeux malades de l'huile de cette lampe que la douleur disparut et qu'ils se trouvèrent guéris comme ils l'avaient souhaité. » Grégoire de Tours fait un récit semblable au livre I, chap. 15, des Miracles de saint Martin.
24. C'est le même Félix, nommé peu de temps après évêque de Trévise, qui, lorsqu'Alboin, roi des Lombards, envahit l'Italie à la tête d'une nombreuse armée, se porta à sa rencontre jusqu'à la Piave. « Alboin, raconte Paul Diacre dans le passage cité plus haut, Alboin, qui était très généreux, lui promit sur sa demande de ne pas toucher aux biens de son église, et confirma bientôt cette promesse par un rescrit. » Fortunat parle de Félix au livre IV de la Vie de saint Martin : « Si tu te glisses jusqu'aux lieux où s'élève ma chère Trévise, mets-moi, je t'en conjure, à la recherche de mon illustre ami Félix, à qui Martin rendit autrefois la vue en même temps qu'à moi.[9] »
25. La grandeur d'un tel bienfait, la reconnaissance qu'il inspira à Fortunat donnèrent une nouvelle ardeur à sa piété, à sa dévotion envers saint Martin; c'est alors qu'il forma le projet de se rendre en Gaule pour visiter le tombeau du saint, pour lui porter lui-même ses hommages et pour accomplir le vœu qu'il lui avait fait. C'est ce que dit encore Paul Diacre dans le passage que nous avons déjà cité plusieurs fois : « Fortunat, à la suite de sa guérison, eut une telle dévotion à saint Martin qu'il quitta sa patrie, peu de temps avant l'arrivée des Lombards en Italie, pour aller à Tours visiter le tombeau de ce bienheureux. » Il explique lui-même son voyage de la même façon au livre Ier de la Vie de saint Martin, un peu après le début. Il put d'ailleurs espérer que, pendant son absence, les désordres auxquels la malheureuse Italie était depuis longtemps en proie, et ceux dont la menaçaient encore de tous côtés de nouvelles armées barbares, auraient le temps de prendre fin, et que, plus tard, une fois la tranquillité rétablie, la paix rendue au pays, il pourrait venir revoir sa patrie et sa famille.
26. En quelle année Fortunat a-t-il quitté l'Italie pour se rendre en Gaule? C'est un point sur lequel on ne s'accorde pas. Brower dit qu'il est arrivé en Gaule en 565. C'est également l'opinion de Pagi, dans ses notes aux Annales de Baronius pour l'année 564. Ce qui est certain, c'est qu'il est parti pour la Gaule peu de temps avant l'invasion de l'Italie par les Lombards, d'après le témoignage de Paul Diacre dans le passage plusieurs fois cité. Or les Lombards ont envahi l'Italie vers 568, d'après le même Paul Diacre, Histoire des Lombards, II, ch. 33.
27. Mais voici les faits qui semblent confirmer l'opinion de Brower et de Pagi : Fortunat était en Gaule lorsque Sigebert, roi d'Austrasie, épousa Brunehaut, fille d'Athanagilde, roi des Goths d'Espagne; il a en effet composé en leur honneur un épithalame que l'on peut lire au livre VI pièce 1a. Or, ce mariage eut lieu la cinquième année du règne de Sigebert, et Sigebert monta sur le trône en 661, Clotaire, son père, étant mort cette année-là, au témoignage de Grégoire de Tours, Histoire des Francs, IV, ch. 21. Par conséquent, en 566 Fortunat était déjà en Gaule et jouissait de la protection et de la faveur de Sigebert.
28. De plus, il habitait déjà Poitiers quand Gélésuinthe, sœur de Brunehaut, passa par cette ville pour aller épouser Chilpéric, frère de Sigebert. Il dit au sujet de cette princesse, livre VI, pièce v, vers 215-216 et 223-224.
« Elle passe encore quelques villes et atteint Poitiers, qu'elle traverse avec une pompe royale. Arrivé depuis peu dans cette ville, je l'y ai vue passer portée mollement dans une tour d'argent roulante. »
Or, on place ce mariage dans la seconde année qui suivit celui de Sigebert et de Brunehaut, et Fortunat ne s'est certainement pas rendu à Poitiers avant d'avoir fait un certain séjour auprès de Sigebert et d'avoir accompli son venu au tombeau de saint Martin, à Tours.
29. Brower ajoute que Fortunat (livre II, pièce xvi), loue Sigebert du zèle qu'il met à achever la basilique de Saint-Médard commencée par Clotaire, et que Sigebert venait de couvrir. En effet, à la fin de la pièce, le poète s'adressant à saint Médard s'exprime ainsi : « C'est avec un zèle passionné et par amour pour toi que Sigebert se hâte d'achever ton église, et presse le travail. Veille donc sur la grandeur de celui qui l'a élevée à la hauteur où elle est maintenant, et protège selon ses mérites celui qui l'a donné un toit. » Il est probable, dit Brower, que ce fut peu de temps après la mort de Clotaire que Sigebert s'occupa de terminer cet édifice, à la construction duquel il savait que son père avait pris tant d'intérêt, dont Clotaire avait si vivement souhaité l'achèvement et dans lequel il avait voulu être enterré.
30. Mais Liruti n'est pas tout à fait d'accord avec Brower et avec Pagi : il veut que l'on place l'arrivée de Fortunat en Gaule en 567, ou au plus tôt en 566. Il n'est pas hors de propos d'examiner rapidement cette opinion, que d'autres auteurs ont partagée. Cet examen pourra répandre quelque lumière sur la question qui nous occupe. Tout d'abord, Liruti doute que Fortunat ait pu partir pour la Gaule peu de temps avant l'arrivée des Lombards en Italie. En effet, d'après Paul Diacre, Félix, le compagnon d'études de Fortunat, et son compagnon de voyage, selon Liruti, ayant été nommé évêque de Trévise, se porta à la rencontre d'Alboin, roi des Lombards, jusqu'à la Piave, comme nous l'avons dit plus haut : or il est presque impossible qu'en si peu de temps Félix soit allé en Gaule, qu'il soit ensuite revenu en Italie, qu'il ait été nommé évêque de Trévise et qu'il se soit porté à la rencontre d'Alboin. Liruti croit donc que Paul Diacre, qui manque souvent d'exactitude, surtout lorsqu'il raconte des événements d'une époque éloignée, a dû commettre ici quelque erreur de chronologie.
31. Mais, sans vouloir quant à présent justifier Paul Diacre et le défendre d'une telle accusation, je ne crois pas que le savant Liruti ait cette fois aucune bonne raison de mettre en doute son exactitude et sa véracité. En effet, aucun témoignage, aucun texte ne prouve, à ma connaissance du moins, que Félix ait accompagné Fortunat dans son voyage en Gaule: Paul Diacre ne le dit pas, bien qu'il raconte que Félix et Fortunat, atteints de la même maladie des yeux, furent guéris de la même manière par le pouvoir de saint Martin; au contraire, il parle de Fortunat et du vœu qu'il avait fait d'aller en Gaule, de façon à faire entendre qu'il s'agit de Fortunat seul et non plus de Félix. Grégoire de Tours ne le dit pas davantage, quoiqu'il raconte également cette guérison miraculeuse, livre I, ch. 15 des Miracles de saint Martin. Enfin Fortunat lui-même ne le laisse entendre nulle part; et pourtant, si le fait était vrai, il aurait trouvé plus d'une occasion, d'y faire allusion dans ses écrits. Bien plus, dans la lettre à Grégoire de Tours qui est en tête du Ier livre de ses poésies, il dit clairement qu'il a fuit sans aucun compagnon le voyage d'Italie en Gaule : « Jugez vous-même, dit-il, si, voyageant ainsi par monts et par vaux, j'ai pu rien faire de raisonnable, alors que je n'avais ni la crainte d'un critique pour prévenir mes écarts, ni les applaudissements d'un compagnon pour m'encourager. »
32. Il est impossible de croire, ajoute Liruti, que Félix, contemporain de Fortunat, et, par conséquent, encore jeune, ait été nommé évêque de Trévise en un temps où l'on n'arrivait à cette haute dignité que dans l'âge mûr, et après avoir passé successivement par tous les degrés de la hiérarchie. Je ne veux rien dire ici de la discipline de cette époque, où l'on considérait le mérite plutôt que l'âge, comme je pourrais le prouver par de nombreux exemples. J'accorderai même que Félix était exactement du même âge que Fortunat. La seule chose que l'on en puisse conclure, c'est que Fortunat n'était plus tout jeune quand il passa en Gaule ; et, en effet, s'il est né, comme on le croit, vers 530, il était, au moment du son voyage, dans sa trente-cinquième ou sa trente-sixième année.
33. Ce qui décide surtout ce savant à penser que le voyage de Fortunat en Gaule doit être placé en 567, c'est que Fortunat raconte qu'il était depuis peu à Poitiers quand Gélésuinthe passa par cette ville, pour aller épouser Chilpéric. Or le voyage de Gélésuinthe eut lieu en 567, comme nous l'avons montré plus haut. On doit croire d'autre part que Fortunat, aussitôt qu'il fut arrivé en Gaule, se rendit au tombeau de saint Martin, et que de la il alla immédiatement à Poitiers. « Lorsqu'il fut arrivé à Tours, comme il en avait fait le vœu, écrit Paul Diacre, il passa à Poitiers, où il se fixa. » Par conséquent, il n'est venu en Gaule qu'en 567, ou au plus tôt en 566. Ainsi raisonne Liruti.
34. Mais je ne vois pas pourquoi il donne ici tant de poids à l'autorité de Paul Diacre, après avoir lui-même reconnu qu'il se trompe quelquefois lorsqu'il rapporte des faits d'une époque éloignée. Si Paul Diacre a pu commettre une erreur en indiquant la date approximative du départ de Fortunat pour la Gaule, à plus forte raison a-t-il pu se tromper en fixant celle de son établissement à Poitiers. Mais je ne veux pas insister sur ce point. Il me paraît probable, d'une part, que Fortunat, a son arrivée en Gaule, ne s'est pas rendu immédiatement à Tours, et qu'il est resté quelque temps auprès de Sigebert, soit à Metz, soit à Reims, villes où les rois d'Austrasie avaient leur résidence. En effet, il a composé un épithalame en l'honneur de Sigebert, qui, ainsi qu'on le verra plus loin, lui donna un compagnon et un guide pour le voyage qu'il allait entreprendre à travers la Gaule. Et d'autre part, le témoignage de Paul Diacre est loin de prouver que Fortunat, en quittant Tours, soit allé tout droit à Poitiers. Tout ce que dit Paul Diacre, c'est qu'après avoir accompli son vœu à Tours, Fortunat vint à passer par Poitiers et s'y établit. Mais il ne dit pas depuis combien de temps il était parti de Tours. On ne sait pas non plus combien de temps il est resté à Tours où le retenaient et sa dévotion aux cendres de saint Martin, et l'accueil bienveillant et affectueux d'Euphronius, évêque de Tours, auquel l'unissait une étroite amitié. Ne peut-on pas croire d'ailleurs que, si Fortunat a écrit qu'il était depuis peu à Poitiers quand Gélésuinthe passa par cette ville, c'est qu'il considérait l'époque où il composait son chant funèbre sur la mort de cette princesse, arrivée sans doute assez longtemps après? Ce qui donne a cette opinion une grande force, c'est que Fortunat était nécessairement en Gaule avant l'année 567, puisqu'il célébra par un épithalame le mariage de Sigebert et de Brunehaut, qui eut lieu, comme nous l'avons dit plusieurs fois, en 566, et qu'il se lia d'amitié avec Nicétius, évêque de Trêves, qui vivait encore quand il lui adressa la pièce 11 du livre III. Or Nicétius est mort vers la fin de 566, s'il faut en croire Lecointe (Annales ecclésiastiques, 500, n° 60).
35. De tout ce qui précède, il faut, je crois, conclure que le voyage de Fortunat en Gaule doit être placé en 565. Il ne peut certainement avoir eu lieu ni avant 564, ni après 566. Quant à la route qu'il a suivie, aux contrées qu'il a visitées, il les fait assez connaître lui-même dans sa lettre à Grégoire de Tours (livre Ier, pièce 1) lorsqu'il dit :
« Je ne m'appartenais guère quand j'ai écrit ces vers. Parti de Ravenne, c'est en traversant le Pô, l'Adige, la Brenta, la Piave, la Livenza, le Tagliamento, c'est en cheminant sur les plus hautes cimes des Alpes Juliennes, à travers leurs passages les plus abrupts, c'est en franchissant dans la Norique la Drave, l'Inn chez les Breunes, le Lech un pays des Bavarois, le Danube chez les Allemands, le Rhin chez les Germains, puis la Moselle, la Meuse, l'Aisne et la Seine, la Loire et la Garonne et les torrents impétueux de l'Aquitaine, c'est en m'avançant jusqu'aux Pyrénées couvertes de neige en juillet, c'est au milieu de tant d'aventures que, tantôt secoué par mon cheval, tantôt à demi endormi, j'ai composé ces vers. »
Paul Diacre décrit plus brièvement encore cet itinéraire : « Fortunat, dit-il, gagnant la Gaule, franchit, comme il le rapporte lui-même dans ses poésies, le Tagliamento, il traversa Reunia,[10] Osope,[11] les Alpes Juliennes, la ville d'Agunte,[12] la Drave, le Byrrus, le pays des Brennes, et Augusta[13] qu'arrosent le Vindon et le Lech. »
36. Ces deux passages font voir clairement qu'à son départ de Ravenne Fortunat se dirigea vers Padoue, que de Padoue il gagna Trévise, après s'être sans doute détourné de son chemin pour aller visiter sa famille à Duplavilis, qu'il entra ensuite en Germanie par les Alpes Noriques et qu'il passa de là en Gaule : c'était la route ordinairement suivie pour aller en ce pays. Aussi est-ce celle qu'il trace à son livre, lorsqu'il l'envoie de Gaule en Italie, au livre IV de la Vie de saint Martin, vers 640 et suivants :
« S'il t'est permis de passer les fleuves des barbares, de franchir sans obstacle le Rhin et le Danube, tu te dirigeras vers Augusta, qu'arrosent le Vindon et le Lech. Si tu peux continuer ta route, si les Bavarois ne s'y opposent point, traverse le pays des Breunes, engage-toi dans les Alpes, en suivant la vallée dans laquelle l'Inn roule ses eaux rapides. Visite ensuite le sanctuaire du bienheureux Valentin,[14] et gagne les campagnes de la Norique où coule le Byrrus. La route coupe ensuite la Drave, à l'endroit où la montagne s'abaisse doucement ; là s'élève Agunte fièrement assise sur la hauteur. De là, hâte-toi d'atteindre la contrée où l'Alpe Julienne s'étend au loin, monte dans les airs et va toucher les nues. Tu sortiras de la montagne par le Forum de Jules,[15] par les rochers qui portent le château d'Osope, à l'endroit où Reunia s'élève au-dessus des eaux du Tagliamento qui baignent ses murs. Tu traverseras ensuite les bois et les plaines des Vénètes... Si, par hasard, tu vas à Aquilée, si tu le glisses jusqu'aux lieux où s'élève ma chère Trévise, si tu traverses Cénéta et Duplavilis où j'ai tant d'amis, si la route de Padoue t'est ouverte... gagne ensuite plus doucement l'aimable ville de Ravenne. »
37. Pendant ce voyage où il avait à traverser le plus souvent des contrées sauvages et inhabitées, Fortunat se consolait en faisant des vers, en demandant à la poésie d'adoucir et de charmer son ennui. C'est ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à Grégoire de Tours, livre I, pièce i : « Pendant ce long voyage à travers des pays barbares, fatigué de la marche quand je n'étais pas alourdi par le vin, sous un froid glacial, inspiré par une muse tantôt gelée, tantôt trop échauffée, nouvel Orphée, je chantais aux échos des bois et les bois me renvoyaient mes chants. » Souvent aussi accueilli hospitalièrement par les barbares et rustiques habitants des contrées qu'il traversait, il récitait ses vers au milieu de leurs festins, où « seule, dit-il, la harpe bourdonnante répétait trop souvent des chansons sauvages. » C'est pour cela, selon lui, que quelques-unes de ses poésies n'ont pas toute l'élégance désirable, qu'elles ne sont pas assez limées et polies : « Ai-je pu faire, dit-il, œuvre d'artiste dans ces orgies où il faut déraisonner comme les autres, si l'on ne vent paraître insensé, à l'issue desquelles on est heureux de reprendre le droit de vivre, après n'avoir fait que boire? »
38. Dans le cours même de ce voyage à travers la Germanie et la Gaule, il lui fut facile de se lier avec les hommes les plus nobles, les plus distingués par leurs vertus et par leur rang, et de gagner leur affection, non seulement par la pureté de sa vie, la douceur de ses mœurs, mais aussi par son talent et sa réputation littéraire, et surtout par ce charme particulier de la poésie, qui de tout temps a valu même à des voyageurs, à des inconnus, un accueil sympathique en pays étranger. Ce qui est certain, c'est que l'on rencontre à chaque instant dans ses vers les noms de personnages qui semblent lui avoir donné l'hospitalité lors de son passage en Germanie, l'avoir jugé digne de leur amitié, et lui avoir rendu toutes sortes de bons offices. Les plus connus sont Lupus et Gogon, qui tenaient le premier rang à la cour du roi d'Austrasie, Magnulfe, frère de Lupus, le préfet Jovin, le duc Godegisille, d'autres encore. Il nous apprend lui-même qu'il les a vus en Germanie, et qu'il a même demeuré chez eux. Ainsi il écrit à Lupus, livre VII, pièce viii :
« Quand voyageur étranger je vins en Germanie, vous étiez sénateur et destiné à prendre place dans les conseils de la patrie. Toutes les fois que j'eus des entretiens avec vous, je me crus sur un lit de roses à' l'odeur d'ambroisie. »
Et à Jovin, pièce xii du même livre :
« Je ne croyais pas, lorsque nous nous vîmes en Germanie, que votre amitié ferait un pas en arrière. »
39. Sigismond et Alagisile, son frère, sont également de ceux qui ont été bons pour lui en Germanie, ainsi qu'il nous le dit lui-même, et il n'hésite pas à les mettre sur le même rang que ses parents, en reconnaissance de leur affection et de leurs bienfaits. Voici ce qu'il leur écrit, livre VII, pièce xxi :
« Cette lettre m'est bien douce; elle est signée de deux noms, le brillant Sigismond et l'aimable Alagisile. Après l'Italie, c'est le Rhin qui m'envoie des parents. Grâce à l'arrivée des deux frères, je ne serai plus un étranger. »
40. De ce qui précède, il est facile de conclure que Fortunat a fait en Germanie et dans les pays voisins un séjour de quelque durée, assez long pour lui permettre de visiter les hommes illustres dont le nom revient souvent dans ses vers, de se familiariser avec eux, de gagner leur amitié par de bons offices réitérés, et aussi de voir et de parcourir tant de villes et de contrées dont on rencontre la description exacte et détaillée dans ses poésie.
41. Plus tard, à son arrivée en Gaule, il fut accueilli par un prince que nous avons déjà plusieurs fois nommé, Sigebert, roi d'Austrasie, qui le traita de la manière la plus généreuse et le combla de bienfaits ; tant à cause sans doute des lettres par lesquelles des personnages d'un rang élevé, avec qui Fortunat s'était lié en Germanie, le lui recommandaient dans les termes les plus flatteurs, que pour sa grande réputation de talent et de savoir.
42. L'illustre Jean-Joseph Liruti se demandant, non sans étonnement, comment Fortunat a pu obtenir l'amitié de tant de rois et de grands personnages et gagner leur affection, estime que sa naissance, sa noble origine, a dû contribuer à lui ménager un accueil amical de la part des rois et des grands. Mais, pour dire à mon tour mon sentiment sur ce point, j'ai beaucoup de peine à croire qu'un homme né dans une bourgade obscure et inconnue, à Duplavilis, où était non seulement la maison et la demeure de son père, mais le berceau même de sa race, comme il l'a lui-même déclaré; qui d'ailleurs n'avait exercé aucune magistrature publique, et n'avait jamais obtenu aucun honneur, aucune dignité éminente, ainsi que nous l'avons montré plus haut; j'ai, dis-je, beaucoup de peine à croire qu'un tel homme ait pu appartenir à une famille d'une noblesse assez illustre pour qu'elle fût connue non seulement en Italie, mais en Germanie, et jusque dans les provinces les plus reculées de la Gaule : d'autant plus que dans ces temps troublés où les guerres et les séditions mettaient partout le désordre et la confusion, les familles les plus nobles, lorsque leurs membres ne se distinguaient point par leurs services à la guerre ou dans le gouvernement des États, pouvaient facilement tomber dans l'obscurité et dans l'oubli. Aussi suis-je plus disposé à me ranger à l'avis d'Hincmar, qui, dans la Préface de la Vie de saint Rémi, dit au sujet de Fortunat : « Un grand nombre de personnages puissants et honorables de cette partie de la Gaule et de la Belgique l'accueillaient en divers lieux, par considération pour ses vertus et pour son savoir. »
43. Comme Sigebert, plus qu'aucun autre, lui prodigua les marques de sa libéralité et de sa bonté, comme nous avons eu souvent à parler de ce prince, comme nous en parlerons encore, il n'est pas hors de propos de dire ici quelques mois de lui, de son règne, de sa naissance et de sa famille.
Sigebert était fils de Clotaire Ier, roi des Francs, le prince le plus puissant de son temps. Clotaire était monté sur le trône à la mort de Clovis, son père, dont le royaume avait été partagé en parties égales entre ses trois frères et lui ; après la mort de ses frères, il avait réuni sous son sceptre tout l'empire des Francs, par droit d'héritage ou par la force des armes. Clotaire en mourant laissa, lui aussi, quatre fils, Charibert, Gontran, Chilpéric et Sigebert, qui se partagèrent son royaume au sort. Sigebert eut pour son lot, d'après les expressions mêmes dont se sert Grégoire de Tours (Histoire des Francs, livre IV, en. 22) « le royaume de Thierry (frère de Clotaire), avec Reims pour résidence », les États des rois d'Austrasie, qui résidaient à Reims, s'étendaient fort loin, jusqu'en Allemagne. Voyez, sur ce sujet, Fortunat, livre VI, pièce i, et les notes de Ruinart au chap. 11 du livre IV de l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours.
44. Cependant Sigebert, voyant que les rois ses frères avaient épousé des femmes d'une condition basse et servile, au mépris de ce qu'ils devaient a leur naissance et à leur rang, prit une résolution plus digne d'un roi et décida de choisir une épouse de sang royal: Il envoya donc en Espagne des ambassadeurs chargés de demander pour lui la main de Brunehaut, fille du roi d'Espagne Athanagilde, princesse aussi belle que vertueuse, active, sensée et toute gracieuse dans son langage. Sa demande ayant été accueillie, le mariage fut célébré avec une pompe et une magnificence royale, au milieu des transports de joie et des félicitations de tout le royaume.[16] Fortunat composa pour ce mariage un épithalame dont nous avons parlé plus haut, au n° 34 ; dans une lettre à Gogon,[17] il fait allusion en ces termes à ces événements encore récents :
« Il n'y a pas longtemps qu'à travers les mille dangers d'un voyage par terre, vous avez ramené à cet excellent prince l'objet de ses plus chers désirs. »
45. Chilpéric, frère de Sigebert, voulut suivre cet exemple et envoya à son tour en Espagne demander la main de Gélésuinthe, sœur de Brunehaut, il l'épousa environ un an après le mariage de Sigebert et de Brunehaut, après avoir renvoyé sa concubine Frédégonde, femme de basse extraction et de condition servile. Peu de temps après, comme Gélésuinthe, offensée du manque de foi de son mari, se préparait à retourner en Espagne, Chilpéric la fit tuer dans son lit; quelques jours plus tard il reprit Frédégonde, qui, dans la suite, fit traîtreusement assassiner et Sigebert et Chilpéric lui-même. Fortunat vit Gélésuinthe à son passage à Poitiers, où il était lui-même arrivé depuis peu, et la mort si cruelle de cette princesse lui a inspiré un chant funèbre que l'on peut lire au livre VI, pièce v.
46. Pour revenir à notre sujet dont nous nous sommes un moment écartés, Sigebert, le roi le plus illustre et le plus sage de ce temps, dont les vertus ont été célébrées en maint endroit par Fortunat, par Grégoire de Tours, par d'autres encore, fit à Fortunat l'accueil le plus honorable, à son arrivée en Gaule, et chargea le comte Sigoalde d'être son compagnon et son guide dans les voyages qu'il avait à faire a travers la Gaule, de ne pas le quitter et de lui donner assistance et protection, qu'il allât à Tours ou qu'il visitât d'autres villes et d'autres provinces de la Gaule. C'est Fortunat lui-même qui nous l'apprend dans une lettre adressée à Sigoalde, livre X, pièce xvi :
« Quand je quittai les frontières de l'Italie pour venir en ces royaumes, Sigebert vous constitua mon guide, afin que je continuasse mon voyage avec plus de sûreté en votre compagnie, et que partout j'eusse un cheval prêt et les vivres de même. Vous avez rempli votre mission, etc. »
47. Il y a lieu de croire qu'aussitôt que Sigebert le laissa partir, il se rendit à Tours, afin de se prosterner devant le tombeau de saint Martin, d'honorer les cendres du saint qui lui avait accordé une si grande grâce à Ravenne et à cause duquel il était venu en Gaule, et d'accomplir ainsi son vœu. L'église de Tours avait alors pour évêque Euphronius,[18] neveu de saint Grégoire évêque de Langres, personnage de très noble race et d'une grande réputation de sainteté ; il montra dans la suite à Fortunat une bienveillance toute particulière et fut lié avec lui d'une amitié très étroite, comme le prouvent les lettres que lui a adressées le poète, livre III, pièces i et ii. Nous devons donc penser que Fortunat le vit à cette époque et jeta alors les premiers fondements d'une amitié qui, entretenue et accrue dans la suite par de bons offices réciproques, devint si forte que Fortunat le considérait comme son père.
48. Parti de Tours pour continuer son voyage, il vint à Poitiers et établit dans cette ville son domicile et sa résidence. C'est ce que nous apprennent et le témoignage de Paul Diacre, et celui de Fortunat lui-même, qui dit au livre VIII, pièce i :
« Moi Fortunat, je vous salue humblement. La Gaule garde dans son sein un enfant de l'Italie; il demeure à Poitiers où jadis est né saint Hilaire que connaît le monde entier. »
Bien plus, il obtint dans la suite d'entrer, bien qu'étranger, dans le clergé de cette ville, et de recevoir les ordres; ce qui est assurément une grande preuve de sa vertu, de la pureté et de l'innocence de sa vie. En quelle année devint-il prêtre de l'église de Poitiers, c'est ce qu'il est assez difficile de dire d'une façon précise. Lorsque Paul Diacre écrit que « à la fin il fut dans cette ville ordonné d'abord prêtre, puis évêque », il semble faire entendre qu'il reçut les ordres dans les dernières années de sa vie. Mais Grégoire de Tours lui donnant en maint endroit de ses livres le titre de prêtre, je crois qu'il faut écarter cette opinion. En effet, au livre I, chap. 13 des Miracles de saint Martin, il l'appelle formellement « son compagnon d'esclavage, le prêtre Fortunat ». Or Grégoire de Tours avait écrit son livre des Miracles de saint Martin, avant que Fortunat ne composât son poème en quatre chants sur la Vie de saint Martin : en effet, dans la lettre qui est en tête de ce poème, Fortunat prie Grégoire, « puisqu'il lui a ordonné de mettre en vers l'ouvrage qu'il a lui-même composé sur les vertus de saint Martin », de vouloir bien le lui faire parvenir, afin qu'il le fasse entrer dans son poème. Mais, d'autre part, Fortunat écrivit son poème sur la Vie de saint Martin du vivant de saint Germain, évêque de Paris, qui mourut en 576 : d'où il résulte qu'à cette date Fortunat était déjà prêtre. Bien plus, pour dire toute ma pensée, je crois que Fortunat était déjà entré dans les ordres quand il quitta l'Italie ; et, ce qui me le fait croire, c'est que son contemporain Grégoire de Tours l'appelle en plusieurs passages « prêtre italien »; c'est ce titre qui lui est donné en tête de ses œuvres.
49. Il est beaucoup plus difficile de déterminer à quelle époque il a reçu l'hospitalité d'Agricola ou Agrœ-cala, évêque de Chalon-sur-Saône, ou plus probablement de Nevers, comme nous l'avons dit dans une note à la pièce xix du livre III des œuvres de Fortunat. Dans cette pièce, adressée à Agricola, le poète déclare, non seulement qu'il a vécu arec lui, mais qu'il a été instruit, formé, nourri par son excellent père :
« Votre père, dit-il, ne m'a pas jugé indigne de ses soins : daignez continuer son œuvre et cultiver à votre tour la terre qu'il a labourée de ses mains. Votre père, dont l'univers entier se rappellera toujours la bonté, m'a aimé comme il vous aima vous-même. J'ai trouvé chez lui la tendresse d'un père, les soins d'une nourrice, les leçons d'un maître: il m'a chéri, il a cultivé mon esprit, a guidé mes pas dans la vie et formé mon cœur. C'est lui qui, après avoir labouré le champ avec un zèle affectueux, y a semé le grain. Cette semence, faites-la fructifier pour moi. »
Je croirais donc que Fortunat a été l'hôte d'Agricola avant de se consacrer entièrement à Radegonde, dont il sera question plus loin, et aux affaires de Radegonde ; il ne semble pas, en effet, qu'à partir de cette époque il se soit jamais éloigné d'elle.
50. Les biographes ont coutume de se demander ici pour quelle raison, après avoir accompli à Tours le vœu qui avait été le principal objet de son voyage en Gaule, Fortunat resta en Gaule et ne retourna pas près des siens, Brower (Vie de Fortunat, ch. 2), attribue la prolongation de son séjour à l'étranger aux guerres et aux désordres dont l'Italie eut à souffrir précisément à cette époque, par suite de l'invasion lombarde. Alors, en effet, Trévise, patrie de Fortunat et les contrées voisines, situées à la porte même et sous la main de la Germanie, furent particulièrement exposées aux incursions et aux brutalités de l'ennemi. Tant que durèrent ces désordres, Fortunat crut devoir rester en Gaule et y attendre que le rétablissement de la paix et de la tranquillité en Italie lui permit de regagner sans danger sa terre natale et la maison paternelle. Mais ce ne fut pas sans regret qu'il prolongea son séjour en Gaule, et je ne crois pas qu'il ait jamais, au fond de son cœur, préféré un pays étranger à sa patrie et à sa famille. Voici, par exemple, ce qu'il dit dans une lettre à Lupus, livre VII, pièce ix :
« Depuis tantôt neuf ans, si je ne me trompe, qu'exilé d'Italie, j'erre dans ces régions voisines de l'Océan, je n'ai reçu pendant tout ce temps-là aucune lettre, non pas même un trait d'écriture de mes parents, pour me consoler de notre séparation. »
Il se plaint d'une façon plus touchante encore d'être loin de sa patrie, dans la pièce viii du livre VI, quand il dit:
« J'erre à l'aventure, exilé de mon pays, et plus triste que l'étranger qui fait naufrage dans les eaux d'Apollonie. »
51. Il ne faut pas oublier non plus une raison d'un autre ordre qui explique qu'il soit resté en Gaule, et qu'il ne soit pas retourné auprès des siens. C'est lui-même qui nous la fait connaître dans la première pièce du livre VIII :
« Je voulais visiter saint Martin, et je cédai au vœu de Radegonde, née sous le ciel sacré de la Thuringe. » Ce qui signifie que, venu en Gaule dans l'intention de visiter le tombeau de saint Martin et de satisfaire sa dévotion à ce saint, il y fut retenu par les prières et les vœux de la pieuse Radegonde qui l'empêcha de retourner en Italie, et que c'est ainsi qu'il passa le reste de sa vie en Gaule.
52. Puisque je viens de nommer Radegonde, à l'influence de laquelle il faut surtout attribuer la prolongation du séjour de Fortunat en Gaule, et qui ne cessa de l'entourer d'égards, de lui prodiguer les témoignages de sa libéralité et de son affection, il ne sera pas hors de propos de dire quelques mots de la naissance de cette princesse, de sa fortune, de sa vertu poussée jusqu'à la sainteté : je m'attacherai aux détails les plus propres à répandre la lumière sur la vie de Fortunat et sur la plupart de ses poésies.
Radegonde était fille de Berthaire, roi de Thuringe. Berthaire étant tombé sous les coups de son frère Her-ménéfroid,[19] Radegonde, encore enfant, resta, après la mort de son père, sous la tutelle de son oncle. Plus tard, Herménéfroid fut vaincu et renversé à son tour par les rois des Francs Clotaire et Thierry, et Radegonde fut amenée en Gaule comme prisonnière. Thierry et Clotaire se disputèrent sa main; l'avantage resta à Clotaire qui l'épousa aussitôt qu'elle fut en âge d'être mariée, après l'avoir fait garder et instruire dans un de ses domaines.[20] Mais cette union royale et les délices d'une cour puissante n'affaiblirent en aucune manière le zèle pour la piété et la religion qui avait éclaté en elle dès son jeune âge, alors qu'elle avait coutume de balayer de ses mains le bus des autels et de conduire des chœurs d'enfants chantant les louanges de Dieu ; sa piété en devint au contraire plus ardente, ce qui faisait dire parfois à Clotaire : « C'est une nonne que j'ai épousée, ce n'est pas une reine. » Aussi la traitait-il quelquefois avec rudesse. Enfin son frère fut mis à mort injustement par l'ordre du roi trompé par les mensonges et les perfidies de quelques courtisans. Saisissant cette occasion, elle résolut de se séparer du roi et d'embrasser la vie monastique, à laquelle elle aspirait de tous ses vœux. Envoyée par Clotaire près de saint Médard, évêque de Noyon, à peine fut-elle en sa présence qu'elle se mit à le supplier de lui donner l'habit religieux et de la consacrer au Seigneur. Il s'y refusa d'abord, dans la crainte d'encourir la colère du roi; mais il finit par céder à ses prières et mit sur sa tête le voile des religieuses. Elle quitta ensuite Noyon et se rendit d'abord à la basilique de Saint-Martin de Tours ; de là elle gagna le domaine de Suèdes, près de Poitiers, et y construisit un monastère, où elle vécut jusqu'à son dernier jour dans une parfaite sainteté, ainsi que le dit Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre III, ch. 7 : « Ayant pris l'habit religieux, elle bâtît un monastère aux portes de la ville de Poitiers ; ses prières, ses jeûnes, ses veilles, ses aumônes lui attirèrent l'admiration et la vénération des peuples. »
53. Elle éleva à la dignité d'abbesse de ce monastère de Poitiers une jeune fille d'une piété et d'une vertu rares, Agnès, qu'elle avait eue autrefois à son service, et qu'elle avait depuis son enfance soignée et instruite comme sa propre fille, pour employer les expressions dont elle s'est elle-même servie, « et elle se mit sous son autorité pour lui obéir, après Dieu, avec une soumission absolue. » C'est ainsi qu'elle s'exprime elle-même dans Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre. IX, ch. 42, et c'est ce qui a inspiré à Fortunat ce passage de la pièce i du livre VIII :
« Elle a échangé ses habits de reine contre les vêtements blancs de religieuse; elle porte la robe la plus sordide, celle des servantes, et elle l'aime. Jadis on la voyait portée sur un char superbe ; maintenant, par obéissance à la règle, elle va à pied dans la boue. Celle dont les mains étaient chargées de bagues ornées d'émeraudes est pauvre, et est la servante attentive de ses servantes. A la cour, elle commandait, ici elle obéit. On l'aimait quand elle était maîtresse; aujourd'hui qu'elle est servante, on l'aime encore. »
Il dit encore à Agnès, pièce iii du même livre :
« Cette mère pieuse vous désigna et vous choisit pour être son associée dans le gouvernement de son illustre communauté. Cela fait assez voir qu'elle vous a voulue pour mère, vous qui n'êtes que sa fille, que celle qu'elle éleva sur ses genoux comme son enfant de prédilection commande à sa place, et qu'après vous avoir dirigée de sa baguette maniée avec douceur, elle aime mieux être dès à présent sous votre autorité. »
54. Grâce à son rang, à sa naissance royale. Radegonde put enrichir son monastère de Poitiers de dons du plus grand prix; les plus précieux sont ceux qu'elle obtint vers l'an 569 de l'empereur Justin, auquel elle avait envoyé une ambassade, aidée en cela par le concours et le crédit de Sigebert. « Ses vœux furent comblés, dit Baudonivia (Vie de sainte Radegonde, 8), et elle put se glorifier d'avoir près d'elle, dans le lieu qu'elle habitait, le bois bienheureux de la croix du Seigneur, orné d'or et de pierreries, ainsi que de nombreuses reliques des saints, que gardait l'Orient. Sur la demande de cette sainte reine, l'empereur lui envoya des ambassadeurs avec les Evangiles ornés d'or et de pierreries. »
55. Ce fut pour Fortunat l'occasion de composer plusieurs hymnes et d'autres poésies en l'honneur de la sainte croix; la plus célèbre est celle qui commence par les mots Vexilla regis prodeunt, et que l'Église elle-même a depuis longtemps adoptée. Il écrivit de plus un long poème, dans lequel, au nom de Radegonde, il remercie Justin et l'impératrice Sophie de lui avoir envoyé des présents inestimables, qui sont, dit-il, pour l'Occident tout entier, un ornement, une brillante parure.
56. Quant à la nature et à la force des liens que la piété, la bienveillance, l'affection avaient formés entre Fortunat, Radegonde et Agnès, sans aucun mélange, sans aucun danger de passion profane, nous en pouvons juger par le témoignage de Fortunat lui-même, qui écrit à Agnès, livre XI, pièce vi :
« Vous qui êtes ma mère par votre dignité et ma sœur par le privilège de l'amitié, à qui je rends hommage en y faisant concourir mon cœur, ma foi et ma piété, que j'aime d'une affection céleste, toute spirituelle et sans la criminelle complicité de la chair et des sens, j'atteste le Christ, ses apôtres Pierre et Paul, sainte Marie et ses pieuses compagnes, que je ne vous ai jamais regardée d'un autre mil et avec d'autres sentiments que si vous fussiez née ma sœur Titiana, que notre mère Radegonde nous eût portés l'un et l'autre, dans ses chastes lianes. »
57. Pour l'affection particulière qu'il avait vouée à Radegonde, il l'a fait connaître dans ces vers de la pièce ii du livre XI, où, à l'occasion d'une des réclusions qu'elle s'imposait, comme nous le dirons plus loin, il lui écrit combien elle lui manque :
« Où se cache sans moi ma lumière? Pourquoi se dérobe-t-elle à mes yeux et persiste-t-elle à rester invisible ? Je regarde le ciel, la terre et l'eau ; tout cela m'est peu de chose, si je ne vous vois pas. Quoique le ciel soit serein et pur, si vous ne vous montrez, le jour est pour moi sans soleil. »
58. La munificence, la libéralité de Radegonde et d'Agnès à son égard sont maintes fois célébrées dans les vers qu'il leur adresse pour lès remercier de petits présents qu'elles lui ont envoyés : le passage suivant de lu pièce ix du livre XI, à Agnès, montre combien ces envois étaient fréquents:
« Un seul de vos porteurs n'eût pas suffi pour tant de mets ; à aller et venir les jambes leur manquaient... Je ne rapporte pas chaque chose en détail, car j'ai été vaincu par vos largesses. »
Plus d'une fois il rapporte qu'elles l'ont invité à souper, et qu'elles lui ont fait faire une chère délicate. Dans la pièce xi du livre XI, par exemple, il décrit un repas préparé pour lui par Agnès, et dans lequel les fleurs et les feuillages semés à profusion faisaient de la salle à manger un jardin verdoyant. Ces détails montrent bien de quels soins attentifs et empressés elles aimaient toutes deux à le combler.
59. Cette affection réciproque, ces relations si intimes entre Fortunat et ces pieuses femmes nous invitent à chercher de quel office, de quel emploi il était chargé auprès d'elles. Mais il faut faire d'abord quelques remarques. Tout d'abord Radegonde fut toujours portée à témoigner des égards exceptionnels, à prêter une attention infatigable à ceux dont les enseignements pouvaient diriger sa piété, éclairer sa religion. « Si quelqu'un de ceux en qui elle voyait les serviteurs de Dieu venait à elle, de lui-même, ou à son appel, dit Fortunat,[21] elle en montrait une joie céleste... Le jour suivant, laissant le soin de la maison à des personnes de confiance, elle n'avait plus d'autre occupation que de recueillir les paroles de l'homme de Dieu, elle passait des journées entières à s'instruire des règles du salut et des moyens de mériter la vie céleste. » Et Fortunat parle du temps où Radegonde vivait encore à la cour de son mari.
60. En outre, les religieuses du monastère de Poitiers avaient un grand nombre d'affaires à conduire, dont les unes se rapportaient à leurs intérêts et a leurs devoirs prives, les autres a la fortune et à la discipline du monastère tout entier. Elles avaient besoin de pouvoir compter, pour la défense de ces intérêts divers, sur la vigilance et le dévouement d'une personne habitant hors de l'enceinte du monastère: Ainsi, pour donner un ou deux exemples, on trouve dans Grégoire de Tours, livre IX, ch. 42 de l'Histoire des Francs, la copie d'une lettre adressée par Radegonde aux évêques de la Gaule, afin d'obtenir leur protection et l'appui de leur autorité contre ceux qui voudraient porter atteinte aux droits du monastère de Poitiers ou s'emparer de ses biens. Au chapitre 39, on lit un rescrit des évêques à Radegonde frappant d'anathème les religieuses qui voudraient sortir du monastère et se marier. Ces affaires et d'autres du même genre, pour lesquelles il fallait fréquemment entrer en relations avec les évêques, avec les rois, avec d'autres grands personnages, ou qu'il fallait régler par leur entremise, réclamaient la direction et les soins d'un négociateur avisé et habile.
61. Les choses étant ainsi, je crois pouvoir affirmer tout d'abord que Fortunat fut pour Radegonde et pour Agnès un directeur et un conseiller, au jugement et aux avis duquel elles s'en rapportaient aussi bien pour leurs affaires personnelles que pour le maintien de la discipline du monastère. Ce rôle paraît s'accorder d'une part avec l'étroite intimité qui les unissait tous les trois, ainsi que nous l'avons montré plus haut, et d'autre part avec la piété, la science, la prudence de Fortunat; et je ne suis pas loin de croire que c'est là l'emploi que Radegonde souhaitait de lui voir prendre, quand « il céda, comme il dit, à ses vœux, et renonça à retourner auprès des siens en Italie. » Plusieurs passages des œuvres de Fortunat sont de nature à confirmer cette opinion. Ainsi, dans la pièce iv du livre XI, il engage Radegonde à boire du vin pour fortifier et pour remettre son estomac, et il allègue l'exemple et l'autorité de l'apôtre qui donna à Timothée le même conseil. Dans la pièce vii du même livre, écrivant à Agnès, il la prie de rendre à Radegonde les devoirs, les services, dont son absence ne lui permet pas de s'acquitter lui-même. Dans la pièce suivante, il remercie Agnès d'avoir, à sa prière, donné un repas aux religieuses, et il exprime en terminant le vœu qu'Agnès et Radegonde vivent de longues années encore, et que leur frein, c'est-à-dire leur autorité, maintienne longtemps encore florissante et prospère la règle et la discipline du monastère de Poitiers. Enfin, dans une lettre écrite à Grégoire de Tours (livre VIII, pièce xii), à l'occasion des discordes et des scandales qui avaient éclaté dans le monastère de Poitiers après la mort de sainte Radegonde, Fortunat lui recommande en ces termes la cause de l'abbesse : « Rappelez-vous la recommandation que vous fit Radegonde, ma sainte maîtresse, votre fille et déjà même votre mère, pour assurer la conservation de sa communauté, de sa personne et de toute sa règle: comme elle vous en pria par ses paroles, et vous en adjura par ses entrailles. Ordonnez donc que, sans désemparer, et de manière à ce que celui qui voit tout vous le rende un jour de la rétribution éternelle, on vienne nu secours de celles qui en ont un si grand besoin. » Ces paroles font bien voir quelle situation il avait auprès de Radegonde et d'Agnès, et quels services il leur rendait.
62. Les voyages si fréquents que nous savons que Fortunat fit en Gaule et en Germanie, nous donnent encore lieu de penser qu'il se chargeait de régler une foule d'affaires intéressant le monastère de Poitiers. Ainsi, dans les pièces 25 et 26 du livre XI, il raconte à Agnès et à Radegonde deux voyages qu'il a faits : dans l'un, il avait été longtemps ballotté par la tempête, et sa vie même avait été en péril ; dans l'autre, il dit qu'il a supporté les rigueurs d'un hiver très froid, pendant lequel la neige et la glace couvraient tout le pays. Il laisse entendre d'ailleurs qu'il a des choses à leur dire, dont il leur fera part de vive voix, et qu'il ne peut confier à une lettre : « Je renferme en moi, dit-il, des murmures qui en sortiront plus tard tous ensemble. »
Au livre VI, pièce viii, il raconte qu'à son arrivée à Metz, un cuisinier du roi lui a enlevé son bateau, mais qu'à Nauriac le roi Sigebert l'a accueilli avec beaucoup de bonté, et que les ministres du roi, Pappulus et Gogon, lui ont procuré, avec une nouvelle embarcation, tout ce dont il avait besoin pour continuer sa route. Ailleurs, livre X, pièce ix, il décrit un autre voyage qu'il a fait sur les bords du Rhin et de la Moselle : ayant rencontré la famille royale, c'est-à-dire Childebert et sa mère Brunehaut, il a été retenu par le prince et sa mère, qui lui ont fait l'accueil le plus flatteur, et il les a accompagnés dans la suite de leur voyage, qui s'accomplissait avec une pompe et une magnificence toute royale. Il y a lieu de penser que si Fortunat a visité tant de pays divers, ce fut moins pour son plaisir ou pour ses affaires personnelles, que pour contenter et pour servir les pieuses femmes auxquelles il s'était consacré tout entier.
63. En tout cas, ces voyages, quel que fût le motif qui les lui faisait entreprendre, lui ont fourni l'occasion de voir et de connaître les évêques les plus célèbres de la Gaule et de la Germanie et de se lier avec eux de l'amitié la plus étroite, comme le montrent de nombreux passages de ses œuvres. Et pour citer quelques-uns de ceux dont l'amitié, le commerce intime peut être considéré comme une recommandation pour Fortunat, comme un sûr garant de son innocence et de sa vertu, saint Germain, archevêque de Paris, lui a témoigné beaucoup de bienveillance et d'affection. C'est ce que prouve, entre bien d'autres, la pièce ii du livre VIII. Fortunat voulait partir, et Radegonde le retenait; voici ce qu'il écrivait à ce propos :
« Germain, mon père, la lumière du monde, m'appelle là-bas, ma mère me retient ici, Germain m'appelle là-bas. Chers à moi l'un et l'autre, ils insistent sur l'engagement que j'ai pris envers eux ; ils sont remplis de l'amour de Dieu et chers à moi l'un et l'autre. »
Ce fut saint Germain qui consacra Agnès comme abbesse du monastère de Poitiers, ainsi que le prouve le témoignage de Radegonde dans Grégoire de Tours, livre IX, ch. 42. On comprend que ce fait dut contribuer puissamment à établir entre Fortunat et lui des rapports d'amitié et de bienveillance.
64. Félix, évêque de Nantes, personnage aussi distingué par sa naissance que par ses vertus, eut également beaucoup d'affection pour Fortunat. On en trouve la preuve dans les poésies et les lettres que Fortunat lui a adressées et que l'on peut lire au livre III de ses œuvres, pièces iv, v et suivantes. Léonce, évêque de Bordeaux, et l'ancienne épouse de Léonce, Placidine, qui avait dans les veines du sang impérial et qui devait à sa rare piété une renommée plus glorieuse encore que sa naissance, lui accordèrent l'un et l'autre une place honorable dans leur estime et dans leur affection : il suffit, pour s'en convaincre de lire les pièces xv, xvi et xvii du livre Ier. Il y a de plus, au livre IV, une pièce, la dixième, composée par le poète à l'occasion de la mort de Léonce ; c'est un hommage éclatant à la noblesse de l'évêque de Bordeaux, à sa vertu, à son zèle pour le bien de son troupeau, et aussi à l'autorité, au crédit dont il jouissait auprès des rois.
65. Que dirai-je d'Euphronius, évêque de Tours? de Nicet, évêque de Trêves, ou de Magnéric, son successeur? Nous avons des lettres ou des poésies de Fortunat à chacun d'eux, livre III, pièces i, ii, iii, xi, xii, et Appendix, pièce xxxiv. Nous ne devons pas oublier saint Martin, évêque de Galice, qui détacha les Suèves de Galice de leurs superstitions héréditaires, et les convertit au christianisme. Fortunat lui a adressé une lettre pleine du regret le plus affectueux, et une pièce de poésie dans laquelle il loue ses vertus et les services qu'il a rendus à son troupeau. Ce sont les deux premiers numéros du livre V.
66. Il faut ajouter à ces noms celui d'Avitus, évêque de Clermont-Ferrand, à qui Grégoire de Tours (Vies des Pères, ch. 21 attribue le mérite d'avoir éveillé et fait naître en lui l'amour de la religion. Avitus eut beaucoup d'amitié pour Fortunat, comme semblait l'exiger l'affection qui les unissait l'un et l'autre à Grégoire. Avitus ayant converti cinq cents Juifs au christianisme, le jour de la Pentecôte, Fortunat, à la demande de Grégoire, écrivit un long poème pour célébrer ce succès.[22]
67. Mais je ne veux pas nommer l'un après l'autre tous les personnages qui ont comblé Fortunat des témoignages de leur estime et de leur bienveillance. Je me contenterai de citer encore un nom, qui me dispensera de rappeler les autres : c'est celui de Grégoire, évêque de Tours, dont je parlais tout à l'heure, aussi connu pour sa piété et son savoir que pour avoir occupé ce siège important. Quant à son affection pour Fortunat et à l'étroite amitié qui les unissait, toutes les lettres, toutes les poésies, que Fortunat lui a adressées, nous les font assez connaître. Fortunat y montre les sentiments d'un fils et nous apprend que Grégoire lui accordait en retour toute sa sollicitude et toute sa tendresse. Comme il habitait loin de lui, il se consolait de ne pouvoir jouir de sa présence aussi souvent qu'il l'aurait souhaité, en lui écrivant fréquemment. C'est ce qu'il déclare lui-même dans la pièce xi du livre V, où il dit à Grégoire :
« Je ne puis me passer, vénérable et bien-aimé Grégoire, ou de vous voir de mes yeux ou d'envoyer quelque lettre à votre recherche. Il m'est doux de contempler vos traits, mais quand ce bonheur m'est refusé, je veux du moins vous entendre et vous répondre de loin. »
68. C'est sur son conseil que Fortunat écrivit ou publia un grand nombre de pièces, qui, sans ses encouragements et ses instances amicales, n'auraient peut-être jamais vu le jour el auraient été perdues pour la postérité. Et ce qui montre bien le cas que faisait Grégoire des écrits de Fortunat, l'importance qu'il attachait à leur publication, c'est que pour le décider à réunir et à donner au public ses poésies et ses autres œuvres, il ne s'est pas contenté d'un simple conseil, il est allé jusqu'aux prières et aux supplications les plus pressantes. C'est ce que nous apprend le témoignage de Fortunat lui-même, qui écrit à Grégoire, livre I, pièce i : « Aussi, illustre pontife, Grégoire, digne successeur des apôtres, quand vous me demandez avec une insistance si obligeante de publier pour vous quelques-uns des faibles écrits échappés à ma plume inhabile, je m'étonne que ces bagatelles aient tant de prix à vos yeux ». Et plus loin : « Puisque, malgré mon peu de mérite et malgré mes refus, vous me pressez avec tant d'insistance, puisque vous invoquez les divins mystères et les vertus éclatantes du bienheureux Martin pour m'engager à me départir de ma modestie et à me produire en public... » Au début de la pièce v du livre V, il dit encore que c'est Grégoire qui l'a engagé à écrire : « Vous me pressez, mon père, avec une singulière insistance, mais aussi avec votre bonté ordinaire, vous me pressez de chanter sans voix, de courir malgré la lourdeur de mes jambes et de mes vers. » Il s'exprime encore de la même façon dans la pièce vi du livre IX.
69. Parmi les poésies que publia alors Fortunat, un grand nombre sont adressées à Grégoire lui-même et ont pour objet l'éloge de ses vertus. Il faut surtout remarquer la pièce iii du livre V, adressée aux habitants de Tours. Fortunat les félicite de la nomination de Grégoire au siège episcopal de leur ville; il leur prédit toutes sortes de biens par suite de l'arrivée du nouveau pontife et de sa présence au milieu d'eux.
70. Quant à la munificence, à la libéralité de Grégoire à son égard, il en parle en maint endroit de ces œuvres; pour n'en citer qu'un, il dit, au livre VIII, pièce xx, que Grégoire lui avait prêté une terre pour fournir à sa nourriture et à ses autres dépenses; il compare la munificence de l'évêque à la libéralité de saint Martin qui donna la moitié de son manteau pour couvrir les membres nus d'un pauvre :
« Vous renouvelez, dit-il, les actes du généreux Martin; il habillait les pauvres; vous les nourrissez. De même que Martin partagea son manteau, de même vous partagez vos champs; il donnait des habits aux gens, vous leur donnez le confort et l'aisance ». Dans la pièce xix du même livre, il décrit en ces termes le site de ce riant domaine :
« Vous m'offrez la jouissance d'une campagne sur les bords minés par les flots inconstants de la Vienne, de cette rivière d'où le batelier glissant sur les eaux, ses voiles gonflées, contemple les champs cultivés, en chantant le chant des rameurs. »
71. Dans la pièce qui précède celle-ci, où il rappelle sommairement les présents et les bienfaits qu'il a reçus de Grégoire, il en indique en ces termes le nombre et l'importance :
« Quand les paroles couleraient de mes livres comme d'une source intarissable, quand elles se précipiteraient avec l'impétuosité d'un torrent, lorsqu'il s'agit de vous louer, ô Grégoire, lorsque ce serait encore trop peu de verser la poésie à flots, la mienne semblerait une goutte d'eau. Un Virgile serait à peine capable de célébrer dignement votre munificence. Qui pourrait dire tous les bienfaits dont vous me comblez ? »
72. Est-il nécessaire d'énumérer tous les autres Gaulois dont l'amitié et la protection furent acquises à Fortunat? Je parle des rois et des grands : l'accueil qu'il trouva en tout temps près d'eux, la bienveillance et l'affection qu'ils lui accordèrent sont, a mon avis du moins, de puissants témoignages en faveur, je ne dis pas seulement de son talent et de son savoir, mais encore de la pureté de sa vie, et même de l'agrément et de l'attrait de son commerce. Nous avons dit plus haut combien il fut aimé de Sigebert, roi d'Austrasie; au nom de Sigebert il faut joindre ceux de ses frères Charibert, Gontran et Chilpéric, de son fils Childebert, qui fut roi d'Austrasie après lui, des reines Brunehaut, Gélésuinthe et Frédégonde, et de tous les membres de la famille de ces princes : tous ces personnages ont fait cas de Fortunat et lui ont donné des marques de leur estime, comme le prouvent les pièces si nombreuses que l'on rencontre à chaque instant dans ses œuvres, et qui parlent d'eux ou leur sont adressées.
73. Enfin, outre Gogon, Lupus, Magnulfe, Jovin et les autres que j'ai nommés plus haut, Fortunat compta encore au nombre de ses meilleurs amis Mummolénus, personnage que sa dignité et sa noblesse élevaient au premier rang parmi ses concitoyens. Le poète fait de lui un très bel éloge au livre VII, pièce xiv; au livre X, pièce ii, est une lettre qu'il lui écrivit pour le consoler de la mort de sa fille.[23]
Il faut citer aussi Papulus, qui jouissait du plus grand crédit auprès de Sigebert, Bérulfe, Condanus, Gondoaire, Boson, Galactorius, Chrodinus, Mummolus, d'autres encore, aussi distingués par leur mérite que par leur rang, honorés de la faveur de leurs princes, qui tous ont témoigné à Fortunat la plus grande bienveillance. Et ce qui, à mon avis du moins, lui fait le plus d'honneur, c'est que, tandis que la plupart de ceux que je viens de nommer subirent des changements de fortune, que les uns conspirèrent contre les rois mêmes ou trahirent leur cause, que d'autres, ayant donné prise à de graves soupçons, tombèrent dans la disgrâce, perdirent leur dignité et leur rang, furent condamnés à l'exil ou à la mort et eurent la plus triste fin, Fortunat est peut-être le seul que n'ait jamais atteint aucune poursuite, aucun soupçon; jamais la chute d'aucun de ceux avec qui il avait été le plus intimement lié n'altéra la faveur dont il jouissait ; ce qui prouve que, dans ses relations amicales avec les plus grands personnages, il sut éviter de se mêler d'affaires qui ne convenaient ni à son caractère ni à sa profession, et que, étranger à tout esprit de parti, il poursuivit sa tâche sans s'en laisser distraire, en ami de la paix et du repos.
74. Fortunat habita un certain temps dans la partie de la Bretagne qui, voisine de l'Océan, est baignée et entourée par les flots. Voici en effet ce qu'il écrit à Félix, évêque de Nantes, livre III, pièce iv :
« Je dormais au bord de la mer ; couché sur le rivage, je m'abandonnais depuis longtemps aux langueurs d'un doux sommeil, quand tout à coup le flot de votre éloquence, pareil à la vague qui se brise contre le roc, me couvrit comme d'une pluie d'eau salée. »
Au même livre, pièce xxvi, écrivant au diacre Ruccon, il s'exprime ainsi :
« Autour de moi bouillonnent les flots soulevés de l'Océan, et vous, mon cher frère, vous êtes à Paris. La Seine vous retient sur ses rivages, et moi je suis bloqué par la mer de Bretagne. Malgré la distance qui nous sépare, une mutuelle affection nous rapproche. Les ondes en fureur ne parviennent pas à me cacher votre visage, le vent du nord à chasser votre nom de mon cœur. »
71. Tenons-nous maintenant à savoir pour quelle raison il s'était retiré dans cette contrée et sur ce rivage? S'il est permis, en pareille matière, de hasarder quelque conjecture, je remarque d'abord qu'à cette époque les hommes les plus pieux avaient l'habitude, une fois par an et surtout pendant le saint temps du carême, de se retirer dans quelque endroit écarté, pour s'y livrer loin du monde et dans la solitude à la prière et aux jeûnes. C'est ainsi que Grégoire de Tours, au chapitre 15 des Vies des Pères, raconte que saint Senoch, de la fête de saint Martin à Noël, et quarante jours avant Pâques, vivait enfermé dans une cellule. Un contemporain de Grégoire raconte de même que Bérécond, évêque d'Amiens, se retirait dans la solitude pendant le saint temps du carême, afin de se livrer tout entier à la méditation.
76. Or aucun séjour ne convenait mieux à ces pieuses retraites que celui des îles, qui, baignées de toutes parts par les flots, étaient peu accessibles. Aussi Grégoire de Tours, livre VIII, chapitre 43 de l'Histoire des francs, dit-il que Palladius, évêque de Saintes, « s'était, au temps de carême, retiré dans une île pour prier ». Saint Marculfe, abbé de Nanteuil,[24] se réfugiait tous les ans dans une île, « afin de s'y soumettre, pendant le saint temps du carême, à des macérations plus rigoureuses que de coutume, et de pou voir, loin de la vue des hommes, se livrer avec plus de liberté et plus de fruit à la pratique des veilles, des prières et des jeûnes, » comme on lit dans la Vie de ce saint (Bénédict., Saec. I, 12, page 128). D'ailleurs, au temps même de saint Ambroise, les îles servaient fréquemment de lieu de retraite à ceux qui voulaient, par piété, s'éloigner du monde et se réfugier dans quel que solitude ; c'est ce que nous apprend Ambroise lui- même (Hexaméron, III, ch. 5).
« Faut-il énumérer ces îles dans lesquelles ceux qui fusent l'appât de la corruption du siècle et qui se proposent de vivre saintement, se cachent aux regards du monde et se dérobent aux pièges dont cette vie est semée? La mer est l'asile de la tempérance, l'école de la pureté, le séjour de l'austérité ; elle est le port de salut, la sûre retraite ouverte à ceux qui cherchent la paix, le dernier refuge de la sobriété; elle donne à la piété des hommes de foi une ardeur plus vive, à leur dévotion un nouvel élan ; le murmure des vagues qui viennent doucement baigner ses rivages accompagne leurs chants, la voix des îlots paisibles se mêle au chœur des fidèles et l'écho des îles répète les hymnes des saints ».
77. Puisqu'il en est ainsi, je suis porté à croire que Fortunat aussi avait l'habitude de se retirer quelque fois, et peut-être pendant le saint temps du carême, dans quelque île où, loin de la foule et du bruit, libre de toute affaire, il pouvait se livrer sans distraction au jeûne et à la prière. Quant au fait de son séjour dans une lie, on en trouve la preuve dans ce passage de la pièce xvii du livre I, adressée à Placidine :
« Faites bon accueil, je vous en conjure, à ces trop modestes présents, vous qui brillez sur cette terre comme un présent sans prix. Celle-ci vous les envoie du sein des flots, grâce à l'Océan, à ses eaux gonflées et murmurantes. »
78. Cependant il est possible aussi que Fortunat ne soit allé à plusieurs reprises habiter les îles ou le rivage de la mer, que pour y chercher la trace des saints qui avaient vécu dans ces contrées, pour recueillir les souvenirs qu'ils y avaient laissés, soit afin de trouver dans leur exemple un modèle et un stimulant pour sa piété, soit aussi afin d'écrire leur vie. Ce qui prouve combien cette occupation lui fut chère et familière, ce sont, avec les nombreuses biographies de saints dues à sa plume, les vers de la pièce viii du livre II ou il s'exprime ainsi :
« Que d'autres prennent plaisir aux louanges des hommes ; pour moi, j'aime à rappeler le souvenir des justes. Deux raisons m'engagent à le tracer dans mes écrits les œuvres de la piété, les victoires de la foi : l'une, c'est qu'il est bien de louer dignement les grandes choses ; celui qui refuse ses éloges à la vertu se rend complice du crime; l'autre, c'est que les hommes aiment la gloire, et que celui qui lit le récit de ses belles actions brûle de faire mieux encore »
70. Le passage suivant de la pièce xvii du livre I, adressée à Placidine, me paraît confirmer pleinement l'opinion que je viens d'exprimer :
« Lorsque je me dirigeais en toute hâte vers ces îles que je voulais visiter, un flot furieux, poussé par le vent du nord, m'empêcha d'y aborder. Mais votre bonne étoile me protégeait ; elle m'a fait rencontrer sur le continent ce que j'allais chercher à travers les eaux. »
Je crois que Fortunat a voulu faire entendre, par ces derniers vers, que, s'étant embarqué pour aller recueillir sur certains rivages de l'Océan les souvenirs de piété et de sainteté qu'y avaient laissés de pieux personnages, il en avait été écarté par la tempête, et que, porté par les flots au pays de Placidine, il avait trouvé chez elle, dans sa vie pieusement ordonnée, les exemples édifiants qu'il allait chercher bien loin, de l'autre côté de la mer.
80. P. Brower (et l'illustre Joseph Liruti partage son sentiment) croit que Radegonde suivit Fortunat et qu'elle séjourna en même temps que lui dans la même île, ou du moins dans une île voisine. Ce qui le porte à le penser, c'est la lettre de Fortunat à Félix, évêque de Nantes, où après avoir dit qu'il « dort au bord de la mer », notre poète cite un passage d'une lettre que Félix lui avait écrite auparavant, et où il lui disait « qu'il était le prisonnier de l'affection de Radegonde ».
81. Je ne peux cependant me résoudre, sur cette seule preuve, à croire que Radegonde ait enfreint la Règle qu'elle s'était elle-même imposée, qu'oubliant ses pieuses résolutions, elle soit jamais sortie de son monastère pour aller vivre ailleurs. Elle suivait en effet la Règle de saint Césaire, évêque d'Arles, et cette Règle, à l'article 1 de la Récapitulation, contient cette disposition expresse : « Aucune de vous (c'est-à-dire aucune des religieuses} ne pourra, jusqu'au jour de sa mort, obtenir la permission de sortir du monastère, ni en sortir de son chef et sans permission. » D'autre part, nous voyons à l'article 28 de la Vie de Radegonde, par Baudonivia, qu'elle avait elle-même établi « qu'aucune religieuse ne franchirait vivante la porte du monastère ». Il y a plus encore : Radegonde elle-même, dans une lettre aux évêques de la Gaule que l'on peut lire dans Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre IX, ch. 42, fait appel à l'autorité des évêques contre les religieuses qui, « contrairement à la Règle, ont, dit-elle, tenté de sortir d'ici », c'est-à-dire du monastère. Enfin, dans le poème sur la Ruine de la Thuringe, Fortunat lui fait dire, en s'adressant à son cousin Hamaléfroid ; « Si je n'étais pas soumise à la sainte clôture du monastère, où que tu sois, j'arriverais vers toi tout à coup. » Il est donc tout à fait impossible de croire que Radegonde ait jamais quitté son monastère pour suivre Fortunat, lorsqu'il alla visiter les rivages de la mer, soit pour un motif de religion et de piété, soit pour une autre raison.
82. Au reste, l'étroite amitié qui unissait Radegonde et Fortunat a fait conjecturer à Brower que Fortunat lui-même avait embrassé la vie monastique, et qu'il suivait peut-être, lui aussi, cette règle de saint Césaire, évêque d'Arles, que Radegonde observait avec un zèle si admirable, d'après le témoignage de Fortunat, pièce iii du livre VIII :
« Pénétrée d'une foi féconde et pleine d'amour pour le Christ, Radegonde pratique scrupuleusement la règle de Césaire. Elle recueille le miel qui découlait du cœur de ce pontife, et boit à cette source sans se rassasier. »
83. Brower ajoute que Fortunat, à l'exemple des anciens anachorètes, tissait des corbeilles d'osier; il en adressa une, un jour, à Radegonde et à Agnès, avec cet envoi (livre XI, pièce xiii) :
« Cette corbeille a été tissée de mes mains, croyez-moi, chère mère et chère sœur ».
Une autre fois (même livre, pièce xvii), il leur annonce en ces termes un autre ouvrage de ses doigts :
« Ce gage de mon amitié est l'œuvre de mes mains ; je souhaite qu'il vous agrée, à vous et à ma maîtresse ».
Qui ne sait d'ailleurs que l'une des principales obligations de la vie monastique était celle de se livrer chaque jour à un travail manuel et de lisser des corbeilles d'osier ou d'autres ustensiles de même sorte?
84. A ces conjectures de Brower, je suis heureux d'ajouter une remarque que fait l'illustre Ruinart, dans sa préface aux œuvres de Grégoire de Tours : « Dès le temps de Grégoire, dit-il au n° 35, il y avait un rapport si étroit entre le monachisme et la cléricature, qu'être moine ou être clerc c'était tout un. » Ce qui peut encore confirmer la conjecture de Brower, c'est que, lorsque, au livre IV de la Vie de saint Martin, Fortunat dit que Paul, évêque d'Aquilée, « voulut dans sa jeunesse le convertir, » il semble faire entendre que, sinon dans sa jeunesse, du moins dans la suite, il se convertit en effet, c'est-à-dire qu'il embrassa la vie monastique, comme nous l'avons expliqué ci-dessus, au n° 13.
85. Ce qui est certain, c'est que Radegonde, outre le monastère de femmes dont elle avait confié le gouvernement à Agnès et où elle-même vivait, avait encore fondé à Tours un monastère d'hommes. De plus, à Poitiers même, à la basilique de Sainte-Radegonde était joint un autre monastère d'hommes, comme nous l'apprend Baudonivia, Vie de sainte Radegonde, 31. Fortunat peut fort bien être allé jusqu'à s'y faire moine, soit pour suivre l'exemple et la leçon que lui donnait Radegonde, soit par déférence pour ses conseils et ses exhortations ; c'était pour lui le moyen d'être prêt à la servir au cas où elle attrait besoin de ses avis ou de son aide, et de se rapprocher d'elle en soumettant sa vie aux mêmes observances et à la même règle.
86. Quelques bons offices que Fortunat ait prodigués à Agnès et à Radegonde, auxquelles son dévouement et sa sollicitude semblent n'avoir jamais fait défaut, il ne servit pas avec moins de zèle et de piété l'église de Poitiers, au clergé de laquelle il avait été attaché, comme nous l'avons dit plus haut. Il fallut assurément qu'il rendit à cette église des services éclatants pour être, bien qu'étranger, élevé au siège episcopal.
87. Chose étrange, il s'est trouvé quelques personnes pour nier qu'aucun Venantius Fortunatus ait jamais été évêque, ou pour inventer on ne sait quel autre Fortunat, qui, à les en croire, aurait seul rempli cette charge et qui n'aurait rien de commun avec le nôtre. Leur principale raison, c'est que Grégoire de Tours, quand il vient à parler de lui, ne lui donne jamais d'autre titre que celui de prêtre. Mais il y a deux documents, tout à faits probants et tout à fait authentiques, qui ne permettent point de douter que notre Fortunat ait été évêque, et évêque de Poitiers. Premièrement, en effet, Baudonivia, religieuse du monastère de Poitiers et contemporaine de Fortunat, parle de lui en ces termes dans le préambule de la Vie de sainte Radegonde : « Nous ne recommençons pas la vie de cette bienheureuse, telle que l'a écrite un successeur des apôtres, l'évêque Fortunat. » Or personne n'oserait soutenir que la Vie de la bienheureuse Radegonde, que l'on place ordinairement en tête de celle qu'a donnée Baudonivia, ne soit l'œuvre de notre Venantius Fortunatus. En second lieu, Paul Diacre, au chap. 13 du livre II de l'Histoire des Lombards, dit au sujet de Fortunat : « Enfin il fut fait d'abord prêtre, puis évêque, dans la même ville (la ville de Poitiers) ». Et Paul Diacre amené en Gaule par Charlemagne après la destruction du royaume fondé par les Lombards en Italie, étant allé jusqu'à Poitiers où il visita le tombeau de Fortunat, avait pu consulter sur ce point les documents les plus sûrs.
88. Si Grégoire de Tours ne donne jamais à Fortunat d'autre titre que celui de prêtre, ce n'est pas là une difficulté : Fortunat, en effet, comme nous le dirons plus loin, ne devint évêque de Poitiers qu'à la fin de sa vie, à une époque où non seulement Grégoire avait déjà donné ses livres au public, mais où même il était mort, ainsi que nous le ferons voir quand le moment en sera venu. C'est pour cette raison aussi qu'en tête de ses œuvres dédiées à Grégoire de Tours, Fortunat ne prend que la qualité de Prêtre italien et non celle d'Evêque de Poitiers.
89. En quelle année Fortunat fut-il élevé au siège de Poitiers? Il est difficile de le dire avec précision. A la mort de Radegonde, arrivée en 587 d'après le témoignage de Grégoire de Tours (Histoire des Francs, livre IX, ch. 2), l'église de Poitiers était encore gouvernée par Maurovée ; c'est ce dont témoigne Grégoire lui-même, qui déclare, au chap. 106 de la Gloire des Confesseurs, qu'en l'absence de Maurovée ce fut lui qui prit soin des funérailles et de la sépulture de Radegonde. A Maurovée succéda Platon, qui monta sur le siège episcopal en 592, du vivant de Grégoire dont il avait été le disciple. Aussi, le jour où Platon prit possession de son siège, Fortunat dit-il, dans un poème en son honneur (livre X, pièce 14) :
« Que la présence sacrée de Grégoire remplisse tous les cœurs de joie, qu'une même foi anime et transporte deux villes. Platon, notre pontife, fut naguère le disciple de Grégoire, et c'est à Grégoire que notre église doit un si beau jour. »
Quelques personnes prétendent que le successeur de Platon sur le siège de Poitiers fut un certain Placide : mais ce Placide n'est autre que Platon lui-même, comme le remarque l'illustre Ruinart dans une note au ch. 32 du livre IV des Miracles de saint Martin par Grégoire de Tours. Platon n'eut donc pas, lorsqu'il mourut, d'autre successeur que Fortunat; et comme on place la mort de Platon vers l'année 599, c'est à cette époque aussi qu'il faut admettre que Fortunat devint évêque de Poitiers. Quant à Grégoire de Tours, il était mort vers l'an 595.
90. Il y a dans les œuvres de Fortunat (livre IV, pièce 25) un poème sur la mort de la reine Theudechilde, qui mourut vers l'an 598, comme le montre l'illustre Pagi (an 598, 4). Ce fut donc peu de temps après avoir écrit cette épitaphe qu'il fut nommé évêque de Poitiers; c'était alors un vieillard. Puisqu'on effet il avait environ trente-six ans quand il vint en Gaule, et qu'il vécut trente-quatre ans dans ce royaume avant d'être appelé à l'épiscopat, on voit que lorsqu'il parvint à cette dignité il avait atteint la vieillesse.
91. Devenu évêque, Fortunat fut fort utile à son troupeau, tant par la pureté de sa vie et l'exemple de ses vertus que par sa science. Nous avons de lui des explications du Symbole et de l'Oraison dominicale, qu'il semble avoir composées pour les lire à son peuple. Dans l'une de ces deux pièces se trouve ce passage : « Arrêtant notre réflexion sur ses mystères (les mystères de l'oraison dominicale) essayons pour l'édification de l'Église d'expliquer en peu de mots tous ceux qu'elle renferme dans sa brièveté ; nos oreilles l'entendront avec plus de plaisir, quand notre esprit n'y trouvera plus d'obscurité. Arrivons donc au texte même de la sainte prière. » Ne reconnaît-on pas là le langage d'un pasteur instruisant son troupeau?
92. Fortunat ne fut que peu d'années à la tête de l'église de Poitiers ; il eut en effet pour successeur, lorsqu'il mourut, Carégisile auquel succéda Ennoald, qui gouvernait l'église de Poitiers vers l'an 615 (voyez les Annales ecclésiastiques de Lecointe, an 615, 27). Il faut donc admettre que Fortunat mourut au commencement du septième siècle. Ce fut à Poitiers, dans la basilique de saint Hilaire, au dire de Paul Diacre dans le passage que nous avons plusieurs fois cité, « que sa dépouille fut ensevelie avec les honneurs qu'elle méritait. » Étant venu faire à son tombeau une respectueuse et pieuse visite, Paul Diacre, à la prière d'Aper, abbé de Saint-Hilaire, composa, comme il nous l'apprend lui-même, l'épitaphe suivante destinée à y être gravée :
« Génie brillant, esprit prompt, bouche harmonieuse dont les chants remplissent de leur mélodie tant de pages exquises, Fortunat, le roi des poètes, le modèle vénéré de toutes les vertus, l'illustre fils de l'Italie, repose dans ce tombeau. Sa bouche consacrée nous enseigne l'histoire des saints d'autrefois, et leurs exemples nous guident sur la route qui conduit à la lumière. Heureuse terre des Gaules, parée de tant de précieux joyaux dont les feux mettent en fuite les ombres de la nuit! J'ai composé cet humble poème, ces vers sans art, ô saint Fortunat, pour rappeler au monde vos vertus. Ayez en retour pitié d'un malheureux, priez le souverain juge de ne pas me repousser, et que vos mérites, ô bienheureux, obtiennent pour moi cette grâce. »
93. Au reste, la piété de Fortunat, sa sainteté, comme ses talents et son savoir, lui ont valu bien d'autres sympathies, et l'on peut presque dire que ses vertus ont rencontré autant d'admirateurs et de panégyristes qu'il a eu d'historiens. Ce qui est certain, c'est que l'étroite et intime amitié qui l'unit à tant de personnages illustres par leur sainteté, soit en Gaule, soit en Germanie, et parmi eux aux évêques les plus célèbres de ce siècle, et surtout ses relations si affectueuses et si tendres avec Agnès et Radegonde, si renommées à cette époque pour leur piété, prouvent bien de quelle estime il jouissait dans les Gaules, et quelle opinion tout le monde y avait de ses vertus.
94. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que Baudonivia l'ait appelé un « successeur des apôtres »; que Paul Diacre, à son arrivée en Gaule, soit allé, comme il le dit lui-même, visiter son tombeau « pour y prier » ; qu'il lui ait donné, dans l'épitaphe composée pour sa tombe, les noms de « saint » et de « bienheureux » et qu'il l'ait enfin conjuré d'intercéder pour lui auprès du souverain juge avec l'autorité que lui donnaient ses vertus. Ce qui prouve que la réputation de sainteté dont Fortunat jouissait dans les Gaules lui survécut, et se perpétua d'âge en âge dans le souvenir respectueux des hommes.
95. Plus tard, nous voyons l'image de Fortunat figurer parmi les saints d'Augsbourg avec cette inscription : « Saint Fortunat, prêtre italien, puis évêque de Poitiers. » Ce qui lui valut cet honneur, suivant l'opinion du quelques personnes, c'est qu'il passa par cette ville, lors de son voyage en Germanie, afin de rendre un pieux hommage aux cendres de sainte Afra qui y sont ensevelies,[25] et qu'y ayant séjourné quelque temps il eut sans doute l'occasion d'y faire admirer ses vertus. Il est aussi invoqué dans les litanies de saint Cyprien hors des murs de Poitiers, comme André de Saussay le prouve, à la fin du martyrologe des Gaules, d'après les livres sacres de cette église. Il faut lire sur cette question Lecointe, an 599, 28, et Pagi, an 568, 4. De plus, dans de très vieilles prières ou litanies que récitait habituellement Charles le Chauve, on trouve, parmi les noms des autres évêques, celui de Fortunat ainsi mentionné : « Saint Fortunat, priez pour nous », ainsi que le fait voir un manuscrit d'une très haute antiquité publié par Etienne Baluze au chap. 94 de l'Appendice aux capitulaires des rois Francs. Enfin sa fête se célèbre par un office double dans l'église de Poitiers, le 14 décembre, selon la Gallia Christiana des Sainte-Marthe, tome II, p. 1151. Voyez aussi de Saussay, Martyrol. gallic, II, p. 13, Kal. Jan.
96. Voilà pour les preuves extérieures de la piété et de la religion de Fortunat. Si maintenant on lit ses écrits, soit en prose soit en vers, ce que l'on y trouve presque uniquement, c'est une profonde piété, une rare dévotion à Dieu, à la bienheureuse Marie, à tous les saints, puis, lorsqu'il s'agit de célébrer les vertus et les mérites des hommes, un zèle, un empressement extrême, sans ombre de jalousie. Ce que l'on y remarque encore, c'est une innocence, une simplicité de mœurs dignes d'un chrétien ; c'est, en amitié, un désintéressement, une fidélité rares ; c'est enfin et par-dessus tout, un ardent amour de la justice et de la vertu qui éclate à chaque ligne. Toutes les fois qu'il parle de lui-même, loin de chercher à faire valoir les talents que les autres admiraient en lui, il met tous ses soins à les cacher, à les déprécier, lorsqu'il rencontre au contraire le nom d'un homme que quelque mérite recommande, il lui prodigue les louanges avec une générosité inépuisable.
97. Quant à la piété que respirent ses écrits, l'Église lui a rendu un éclatant témoignage, puisqu'elle a adopté pour ses offices et pour les fêtes de ses saints plusieurs hymnes sorties de sa plume, et les a consacrées par l'emploi qu'elle en a fait. Quelques-unes peuvent n'être plus en usage ; pour d'autres, la négligence des hommes a pu laisser oublier le nom de leur auteur; mais si nous voulons savoir quel en était le nombre à l'origine, écoutons Paul Diacre et Jean Trithème : l'un nous dit que « Fortunat a composé des hymnes pour toutes les fêtes » ; l'autre en compte soixante-dix-sept de sa composition, dont la première est l'hymne Agnoscat omne saeculum, qui figure au livre VIII, pièce 3 des Œuvres de Fortunat.[26]
98. Pour ce qui est du talent et du savoir de Fortunat, tout en reconnaissant que ses poésies n'ont pas toujours l'agrément et l'élégance raffinée que quelques délicats recherchent et exigent aujourd'hui, tout en avouant qu'on y trouve ça et là la trace de la barbarie de son siècle, je prétends que les pensées y sont toujours justes, ingénieuses, bien enchaînées, ce qui est l'essentiel en vers comme en prose, que le style de la plupart des pièces n'a rien de rude ni de grossier, et qu'il est même en maint endroit assez agréable pour charmer les oreilles les plus délicates. Fortunat sait de plus (et c'est là la vraie marque du talent, le plus bel effort de l'art) exprimer à merveille les sentiments qui conviennent à chaque époque, à chaque personnage; il ne manque enfin, quand le sujet le demande, ni d'esprit ni de grâce.
99. Si l'on constate parfois chez lui des faiblesses de style et des négligences, que l'on veuille bien se rappeler qu'il eut le malheur de vivre à une époque où des guerres interminables, d'incessantes invasions barbares bouleversaient et désolaient à chaque instant non seulement l'Italie, où il avait été élevé et instruit, mais la Gaule qu'il vint ensuite habiter : de sorte que ce dont il faut s'étonner, c'est qu'il ait pu se trouver en ce siècle quelque coin, dans quelque domaine que ce fût, même dans celui des muses et des lettres, où ne se fit pas sentir la barbarie, la sauvagerie générale des mœurs. Ce que les muses réclament avant tout, c'est le repos, la paix, l'absence de soucis. Comment donc attendre des chants toujours harmonieux, des argents d'une pureté irréprochable, d'un poète qui, vivant dans une perpétuelle inquiétude, dans une anxiété de tous les instants, avait sans cesse sur les livres cette question :
« L'envahisseur étranger foule-t-il sous ses pieds les rivages de l'Italie? »
et qui, exilé de son pays depuis de longues années, se répétait et répétait aux autres cette plainte touchante :
« O douleur, cesse enfin de troubler mon cœur. Pourquoi me rappeler mes infortunes? J'erre à l'aventure, exilé de mon pays et plus triste que l'étranger qui fait naufrage dans les mers d'Apollonie[27] ».
100. Ajoutez à cela que la plupart de ses poésies n'ont pas été composées à loisir et chez lui, qu'il n'a pas pu s'appliquer à les polir curieusement, remettant sur le métier les parties mal venues, les limant avec une attention minutieuse, mais qu'il les a le plus souvent écrites en courant, en voyage, en bateau, à cheval, ou improvisées en pays barbare, au milieu, d'un repas auquel on l'avait convié. C'est ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à Grégoire de Tours, livre I, pièce i :
« Parti de Ravenne, dit-il, c'est en traversant le Pô, l'Adige, en cheminant par les passages les plus abrupts des montagnes, en m'avançant jusqu'aux Pyrénées couvertes de neige en juillet, que tantôt secoué par mon cheval, tantôt à demi endormi, j'ai composé ces vers. Pendant ce long voyage à travers des pays barbares, fatigué de la marche quand je n'étais pas alourdi par le vin, sous un froid glacial, inspiré par une muse tantôt gelée, tantôt trop échauffée, comme un nouvel Orphée je chantais aux échos des bois, et les bois me renvoyaient mes chants. » C'est la raison qu'il donne, l'excuse qu'il invoque auprès de Grégoire pour se dispenser de publier ses poésies. De même encore, dans une autre lettre adressée à Grégoire, qui a été placée en tête des quatre livres de la Vie de saint Martin, il dit qu'il lui envoie un poème « écrit au milieu des travaux de la moisson, au milieu de la moisson même, comme le lui expliquera le messager qui l'apporte, et dans lequel il n'a pu ni observer exactement toutes les règles de l'art, ni essayer de les observer. » Et il ajoute : « L'ouvrage entier (c'est-à-dire les quatre livres de la Vie de saint Martin) a été mis en vers pendant ces deux derniers mois, avec plus d'audace que de talent et de succès, en courant, en laissant échapper mille fautes, au milieu d'occupations frivoles. » En terminant, il prie Grégoire de lui pardonner une grosse tache que la pluie a faite sur son manuscrit, tandis qu'il écrivait en pleine moisson. Ailleurs, parlant du long poème en l'honneur d'Avitus, évoque de Clermont-Ferrand, qu'il avait composé à la prière du même Grégoire (livre V, pièce 5), il dit qu'il l'a terminé en moins de deux jours, tandis que le messager le pressait « et que, laissant tomber les paroles une à une de sa bouche béante, il semblait un créancier intraitable qui n'exige pas seulement le paiement d'une dette, mais qui veut que la monnaie soit de poids ».
101. Ces citations font bien voir que Fortunat a écrit ses poésies à la hâte, au milieu de toutes sortes d'affaires et de préoccupations, et que souvent le temps lut était trop étroitement mesuré. On peut donc imaginer aisément quel grand poète il eût été, s'il fût né dans des temps plus heureux, et s'il lui eut été permis de cultiver les muses chez lui, sans distraction ni soucis, dans un complet loisir, puisqu'en un siècle si barbare, menant une vie si occupée, il s'est montré je ne dis pas seulement poète au-dessus du médiocre et du commun, mais tout à fait bon poète et le premier assurément parmi ceux de son temps.
102. Quant à l'opinion des anciens sur le talent et le savoir de Fortunat, on la trouvera dans les témoignages que nous avons rassemblés et que nous donnerons en leur lieu.[28] Je ne veux rapporter ici que celui de son contemporain et de son ami, Grégoire de Tours, qui, dans la lettre qui sert de préface à son ouvrage en quatre livres sur les vertus de saint Martin, après avoir déclaré que la tâche qu'il avait entreprise était au-dessus de ses forces, a ajouté : « Plût au ciel que Sévère, que Paulin vécussent encore, où que Fortunat du moins fût ici, pour raconter ces merveilles. » Ce fut Grégoire qui adjura Fortunat, « en invoquant les saints mystères et les vertus éclatantes du bienheureux Martin » de réunir ses poésies et de les publier, convaincu sans doute qu'il était du plus haut intérêt qu'elles ne restassent pas plus longtemps confinées dans l'obscurité et le silence, et qu'elles fussent produites au jour pour le plus grand profit du public. A Grégoire il faut ajouter Félix, évêque de Nantes, qui écrivit à Fortunat « que sa voix, dominant le bruit des acclamations enthousiastes, avait retenti jusqu'aux extrémités du monde » : paroles qui font bien voir ce que l'on pensait du talent du poète et de ses œuvres dans la Gaule entière, et en quelle estime on les tenait.
103. Fortunat d'ailleurs ne s'est pas seulement fait admirer comme poète et comme hagiographe ; il n'a pas négligé non plus les études théologiques. Son commentaire de l'Oraison dominicale en particulier montre combien il apportait de sens et de jugement dans les travaux de cet ordre. Enfin la pièce « en l'honneur de la sainte Vierge Marie, mère du Seigneur[29] » fait voir jusqu'à quel point il était versé dans la science théologique. Il semble pourtant, dans une lettre à Martin, évêque de Galice (livre V, pièce 1ère) décliner l'honneur d'être considéré comme théologien : « De Platon, dit-il, d'Aristote, de Chrysippe et de Pittacus, je ne sais que ce que j'en ai entendu dire; quant à Hilaire, Grégoire, Ambroise, Augustin, je ne les ai pas lus, et s'ils se montraient à moi en songe, je ne les reconnaîtrais pas.[30] » Mais faut-il s'étonner qu'un homme si habile à se déprécier tienne ce langage à Martin, qui, dans une de ses lettres, lui avait écrit « qu'après avoir approfondi les doctrines des stoïciens et des péripatéticiens, il s'était livré tout entier à l'élude de la théologie et de la philosophie »? Ce qui est certain, c'est que Fortunat, qui fut d'abord fait prêtre, puis évêque, ne put pas rester longtemps étranger à la théologie. L'exemple de Radegonde aurait suffi au besoin pour l'engager à l'étudier, car Baudonivia nous apprend (Vie de Radegonde. 9) que cette princesse était, jour et nuit, plongée dans des méditations et des lectures sur la religion.
104. J. Joseph Liruti croit enfin que Fortunat connaissait les lettres grecques : il avait pu acquérir cette connaissance à Ravenne, l'école où fleurissaient alors toutes les sciences, et l'apporter en Gaule. Liruti cite, à l'appui de cette opinion, ce passage d'une lettre à Félix, évêque de Nantes (livre III, pièce 4), où Fortunat, frappe d'admiration pour l'éloquence de l'évêque, compare son discours « au tissu serré d'une ode pindarique mise en prose ». Assurément d'ailleurs, l'écrivain qui commence ainsi une lettre à Grégoire de Tours:[31] « Quand on lit un ouvrage dans un esprit de piété, les qualités qui lui manquent, un œil ami sait les y découvrir. Laissons donc aux orateurs et aux dialecticiens toutes ces belles choses, ἐπιχειρήματα, λέξις, διαίρεσις, παραίνεσις, et le reste; l'écrivain qui s'exprime ainsi ne semble pas avoir ignoré les lettres grecques. Enfin, ce qui constitue à mon avis la preuve la plus forte, c'est que, parmi les œuvres de Fortunat, il y en a un grand nombre où l'on retrouve ça et là quelque chose du goût et de la grâce des Grecs. Aussi n'est-il pas possible d'approuver l'abbé Hilduin, qui, dans une lettre à Louis le Débonnaire, dit que, « si Fortunat n'a point parlé de la nationalité de Denys l'Aréopagite, en l'honneur duquel il avait composé une très belle hymne, non plus que de sa nomination à l'épiscopat, c'est parce qu'il ne sait pas du tout le grec. »
En voilà assez, je pense, pour faire connaître la piété, la science, le talent de Fortunat.[32]
[1] Fortunat, Vie de sainte Radegonde, 14, dit que cette villa de Suèdes était située sur le territoire de Poitiers, près du bourg de Condate.
[2] Voyez Fortunat, Vie de sainte Radegonde, 12.
[3] Voyez la Vie de Rufin, en tête de ses Œuvres, Vérone, 1745.
[4] Voyez Ruinart, Préface des Œuvres de Grégoire de Tours, 35.
[5] Voyez Pagi, Critica in annalos ecctesiasticos Baronii, année 550. — Muratori, Annali d'Italia, années 550 et 570. — Paul Diacre, de Bello Long., I, 25.
[6] Au livre IV, vers 636, de la Vie de saint Martin, Fortunat, s'adressant à son poème, dit : « Inde parisiacam properabis ad arcem, Quam modo Germanus regit. » Or, saint Germain, évêque de Paris, est mort en 576.
[7] Voyez livre XI, pièce i, note 1.
[8] Vie de saint Martin, IV, vers 702 et suivants.
[9] Vie de saint Martin, IV, vers 665 et suivants.
[10] D'après Cluvier (Italia antiqua) Reunia était une petite ville sur la rive gauche du Tagliamento.
[11] Osope, selon Lucchi, château-fort sur les bords du Tagliamento.
[12] Aguntus, selon Cluvier (Germania antiqua) Doblach, à 22 milles, à l'ouest, de Linz.
[13] Augusta Vindelicorum, Augsbourg.
[14] Selon Brower, Valentin, contemporain de saint Séverin, apôtre de la Norique. Sa vie se trouve dans Surius, Vita sanctorum, tome IV.
[15] Forum Julii, ville de la Vénétie, à donné son nom au Frioul.
[16] Voyez Grégoire de Tours, Histoire des Francs, IV, 27.
[17] Voyez les pièces adressées à Gogon (livre VII, 1, 2, 3, 4) et les notes. Les deux vers cités ici sont tirés de la pièce i, vers la fin.
[18] Brower se trompe lorsqu'il dit, dans la Vie de Fortunat, que Grégoire était alors évêque de Tours; il ne le devint qu'en 573.
[19] Voyez Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre III, ch. 4.
[20] Dans le domaine d'Aties, sur la Somme. Voyez Fortunat, Vie de sainte Radegonde, 9 : « Tunc inter ipsos victores.cujus in praeda esset regalis puella, fit contentio. Quae veniens in sortem praecelsi regis Chlotarli, in Veromandensem ducta Attejos, in villa regia nutriendi causa custodibus est deputata. »
[21] Vie de sainte Radegonde, 8.
[22] Livre V, pièce v.
[23] Lucchi commet ici une erreur. La lettre à laquelle il fait allusion n'est pas adressée à Mummolénus. Voyez la note * de la pièce n du livre X.
[24] Près de Coutances.
[25] Vie de saint Martin, IV, vers 642-643 :
Pergis ad Augustam, quam Vindo Lycusque fluentant;
Illic ossa sacrae venerabere martyris Afrae.
[26] Cette pièce, la 3e du livre VIII de l'édition Lucchi, a été rejetée par H. Léo parmi les pièces apocryphes.
[27] Livre VI, pièce viii.
[28] Ces témoignages figurent dans l'édition de Lucchi à la suite de la Vie de Fortunat.
[29] Cette pièce figure, dans l'édition I.co, parmi les pièces apocryphes.
[30] Ce passage, altéré dans la plupart des manuscrits, est tout différent dans l'édition de M. Léo. Lucchi lut-mémo a fait ici, dans sa citation, une correction qui n'est pas sans Importance. Il a substitué cognoicerem à senti-rem que porte son texte au livre V.
[31] C'est la lettre, déjà citée par Lucchi, qui précède le poème sur la Vie de saint Martin.
[32] A la suite de cette biographie, Lucchi donne de nombreux extraits des écrivains qui ont parlé de Fortunat avec éloge, depuis Grégoire de Tours jusqu'aux historiens ecclésiastiques des deux derniers siècles, Codeau, Guillaume Cave, Muratori.