Fortunat

FOTRUNATUS

 

POÉSIES : LIVRE I

 

vie - dissertation - livre II - livre III - livre IV - livre V - livre VI - livre VII - livre VIII - livre IX - livre X - livre XI - Appendice

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

LIVRE PREMIER.

PROLOGUE.

A GRÉGOIRE (01), AU SAINT PONTIFE (02) APPELÉ ET ÉLEVÉ PAR SES VERTUS AU SERVICE DES AUTELS, FORTUNAT. Les grands génies de l’antiquité, ces illustres écrivains chez lesquels aux plus brillants dons naturels s’ajoutaient une culture raffinée, une profonde expérience de leur art, une audace toujours heureuse, une abondance intarissable, une imperturbable sérénité, ces immortels auteurs de tant de chefs-d’œuvre, nous ont laissé dans leurs écrits des monuments de leur talent bien faits pour inspirer à la postérité une admiration mêlée de stupeur. La fertilité de l’invention, la gravité imposante de la composition, l’équilibre dans la distribution des parties, l’agrément dans les péroraisons, l’abondance et la beauté des incises, la grâce et la noblesse que donnait à leur style l’heureux emploi des figures, des exemples, des périodes, des épichérèmes, tant de mérites divers recommandent leurs noms et leurs œuvres, qu’aujourd’hui encore ils semblent se survivre et que, si eux-mêmes sont morts, leurs poésies sont immortelles. Bien qu’ils aient subi à leur tour la destinée commune, les productions de leur esprit demeurent dans la mémoire des hommes. La mort ne les a pas pris tout entiers, elle ne les a pas ensevelis tout entiers dans la tombe, puisque leur parole est encore entendue de la terre; sa jalousie n’a pu leur ôter cette gloire en leur ôtant la vie; malgré elle, ils ont encore leur place dans le monde des vivants, non pas sans doute en personne, mais par les poésies qui nous restent d’eux. Sa défaite serait plus complète encore, si elle avait à se reconnaître doublement vaincue par l’opinion publique et par la récompense qu’on en reçoit.

Mais si, quand il s’agit de ces hommes qui se sont rendus illustres par la beauté de leurs écrits, de ces maîtres dont les ouvrages n’auraient pu rester ignorés sans dommage pour l’humanité, et qui ont dû, sous peine de se rendre coupables de prévarication, faire part au public des brillantes productions de leur éloquence, si, quand il s’agit de ces génies, il est bien que la renommée porte en tous lieux leurs œuvres, qu’elle les répande à travers le monde, et que leur gloire parvienne avec leurs vers dans toutes les contrées (03) : la raison veut que ceux qui pourraient perdre à se faire connaître, sachent se tenir dans leur obscurité; il est moins répréhensible d’être ignoré, quoi qu’il en puisse coûter parfois, que d’affronter le jugement public, au risque d’avoir à s’en repentir; l’ignorance qui se cache a de moins fâcheuses conséquences que celle qui s’étale; dans le premier cas, notre discrétion nous empêche d’attirer l’attention sur nous; dans le second, notre présomption nous pousse à courir au-devant de la honte.

Aussi, illustre pontife, Grégoire, digne successeur des apôtres, quand vous me demandez avec une insistance si obligeante de publier pour vous quelques-uns des faibles écrits échappés à ma plume inhabile, je m’étonne que ces bagatelles aient tant de prix à vos yeux ; je sais trop que le public, quand je les lui aurai données, ne pourra ni les admirer, ni les aimer. Je ne m’appartenais guère quand je les ai écrites; parti de Ravenne, c’est en traversant le Pô, l’Adige, la Brenta, la Piave, la Livenza, le Tagliamento, c’est en cheminant sur les plus hautes cimes des Alpes Juliennes, à travers leurs passages les plus abrupts, c’est en franchissant dans la Norique, la Draye, l’Inn chez les Breunes (04), le Lech au pays des Baravois, le Danube chez les Allemands, le Rhin chez les Germains, puis la Moselle, la Meuse, l’Aisne et la Seine, la Loire et la Garonne, et les torrents impétueux de l’Aquitaine, c’est en m’avançant jusqu’aux Pyrénées couvertes de neige en juillet, c’est au milieu de tant d’aventures que, tantôt secoué par mon cheval, tantôt à demi endormi, j’ai composé ces vers. Pendant ce long voyage à travers des pays barbares, fatigué de la marche quand je n’étais pas alourdi par le vin, sous un froid glacial, inspiré par une Muse tantôt gelée, tantôt trop échauffée, comme un nouvel Orphée je chantais aux échos des bois, et les bois me renvoyaient mes chants. Jugez vous-même si, voyageant ainsi à grandes journées, j’ai pu rien faire de raisonnable, alors que je n’avais ni la crainte d’un critique pour prévenir mes écarts, ni l’autorité de la règle pour me soutenir, ni les applaudissements d’un compagnon pour m’encourager, ni la sévérité d’un lecteur instruit pour me montrer mes fautes; alors que j’avais pour auditeurs des barbares, incapables de faire la différence d’un bruit rauque à une voix harmonieuse, et de distinguer le chant du cygne du cri de l’oie. Seule, la harpe bourdonnante répétait trop souvent leurs chansons sauvages (05); et moi, au milieu d’eux, je n’étais plus un musicien ni un poète, mais un rat grignotant quelques méchantes bribes de poésie. Je ne chantais pas, je chantonnais mes vers, tandis que mon auditoire assis, la coupe d’érable en main, portait santés sur santés et débitait mille folies faites pour révolter jusqu’au dieu Bacchus. Ai-je pu faire œuvre d’artiste dans ces orgies où il faut déraisonner comme les autres, si l’on ne veut paraître insensé; à l’issue desquelles on est heureux de reprendre le droit de vivre, après n’avoir fait que boire; d’où l’on sort enfin, comme une bacchante, la tête troublée non par l’enthousiasme de l’inspiration mais par les vapeurs de la folie? lorsqu’à mon sens, c’est parce que la brute est incapable de se faire comprendre, qu’elle vit, sans boire, dans une perpétuelle ivresse.

En outre, un écrit qui demeure inédit, s’il a moins de réputation, jouit en revanche de plus grandes libertés; tant qu’il ne sort pas d’un cercle d’amis, il n’a pas à redouter la critique, comme le jour où il est livré au public. Aussi le poète qui sent l’insuffisance de son talent doit-il se faire son propre censeur et bien peser ce qu’il convient de soumettre au jugement des hommes. Mais puisque, malgré mon peu de mérite et malgré mes refus, vous me pressez avec tant d’insistance, puisque vous invoquez les divins mystères et les vertus éclatantes du bienheureux Martin pour m’engager à me départir de ma modestie et à me produire en public, bien que je sache le peu de valeur de ces bagatelles (06) et que je connaisse les imperfections de mon œuvre, il faut bien que je vous accorde ce que j’ai refusé à d’autres, et que je me rende à l’autorité de vos vertus. Mais j’attends de vous une grâce en retour de ma docilité : ces vers que l’amitié seule et non la critique peut approuver, relisez-les pour vous seul, ou du moins, je vous en conjure, ne les confiez qu’à l’oreille indulgente de vos plus intimes amis.

I. A Vital, évêque de Ravenne (07).

Ministre du Seigneur et déjà vivant dans les siècles par les vertus qui vous distinguent, heureux pasteur du troupeau du Christ, quand on résolut jadis de vous appeler Vital, on savait que vous mériteriez la vie éternelle. Digne prêtre qui jetez tant d’éclat par vos sentiments apostoliques, c’est à vous qu’André doit ce saint temple. Comme il sied bien à celui qui a élevé au Seigneur cette maison digne de lui, d’y occuper le siège où l’appelait son mérite! Votre grandeur est la récompense du soin que vous avez pris de la sienne, et l’honneur qu’il reçoit de vous est le digne retour de celui qu’il vous a fait. Dans cette église décorée d’ornements en métal massif, le jour brille sans faire place à la nuit (08). Cette lumière perpétuelle est une invitation au Seigneur à porter paisiblement ses pas vers un lieu qu’il aime, et à y entrer. En ouvrant aux peuples des retraites où ils adorent sans cesse le Seigneur, vous leur avez donné le moyen d’y recevoir le pardon de leurs fautes. Si vous êtes l’objet de leur reconnaissance, de leur affection, de leur tendresse, et si vous occupez toutes leurs pensées, par votre dignité et votre piété vous êtes aussi leur père. Une preuve de votre bonheur et ce qui y met le comble, c’est d’avoir attiré des citoyens illustres à la cérémonie de la dédicace. Un chef militaire (09) et un magistrat civil, personnages dont la présence ajoute toujours à l’éclat des fêtes, y sont venus. Il ne vous a pas manqué davantage l’honneur d’y voir une population dont te Seigneur, ainsi que vous l’aviez désiré, avait considérablement augmenté le nombre. C’est par le mystère de la foi que vos vœux sont accomplis. Vous êtes assez heureux pour que Dieu exauce vos souhaits. Puissiez-vous, grâce à la faveur qu’il vous a faite, célébrer de nombreuses solennité de ce genre, et en lui élevant de nouvelles églises, l’y adorer en paix?

II. Vers sur l’église de saint André, bâtie par Vital, évêque de Ravenne.

Vous qui accourez à ce saint temple, qui que vous soyez, si vous venez en suppliant, il sera fait droit à vos prières. Cette église que le saint pontife Vital (10) a bâtie, a atteint en peu de temps toute sa hauteur. Il l’a fondée, élevée, dotée et dédiée, s’acquittant dignement du vœu qu’il en avait fait. Là reposent les entrailles augustes de Pierre, le seul digne des clefs qui ferment le ciel. Jadis corrupteur des âmes (11) et depuis docteur triomphant, Paul est aussi dans cette demeure apostolique. André revendique cette église comme sienne, et il la gouverne conjointement avec son vénérable frère (12). Laurent y remplit sa place du feu pur qui l’a consumé, et dont les saintes flammes furent pour lui l’aurore d’un jour éternel. Cette maison plaît à Vital, qui, déterré vivant (13), mérita de perdre le chemin de la mort. Là encore est Martin, qui revêtit le Seigneur de son manteau (14), et qui se dépouilla de peur qu’il ne souffrit du froid davantage. Voici la place de Vigile, qu’une troupe de barbares renversa de son siège (15); il eût voulu en mourir, mais la mort n’en fut que plus prompte à fuir loin de lui. Ici habitent également Marturius et Sisennus, illustres par leur naissance et leur toi, et tous deux en possession du salut (16). Enfin saint Alexandre et la bienheureuse Cécilie (17) y occupent un rang distingué; une seule couronne, récompense de leurs mérites, les attend l’un et l’autre. C’est le bon évêque Jean qui, à la sollicitation pressante de Vital, a déposé ici ces saintes reliques. O trop heureux, toi qui dois aller un jour à la lumière éternelle, d’avoir ainsi employé ta vie au profit de ton Dieu!

III. Sur la basilique de saint Étienne.

Une auréole de gloire entoure les pieux amis du Seigneur, et l’éclat impérissable de leur renommée remplit l’univers. Étienne a souffert le martyre pour le Christ sous le ciel de l’Orient, et voilà qu’au fond de l’Occident on élève des temples à sa mémoire. Soutenu par la grâce de Dieu, il triompha de la mort; il fut assailli à coups de pierres, lui pour qui le Christ était la pierre. Peuple juif, peuple barbare, tu crois le perdre: si son corps est mortel, son nom ne saurait mourir. Il reçoit la palme due à ses vertus, et tu portes la peine de ton crime. Il habite le ciel, et tu descends au plus profond de l’abîme. Palladius (18) a élevé cette sainte maison au Lévite, et c’est pourquoi elle sait qu’elle ne périra jamais.

IV. De la basilique de saint Martin.

Cette belle basilique, dédiée à Dieu sous l’invocation de saint Martin, s’élève à une hauteur imposante. Les mérites du saint ont un tel éclat et telle est la confiance de tous en eux, qu’il accorde aux peuples tout ce qu’ils souhaitent et lui demandent avec piété. Le prêtre Faustus au cœur dévoué, lui a bâti cette église, rendant ainsi au Seigneur ces heureux dons qu’il en avait reçus.

V. Sur la cellule où saint Martin vêtit un pauvre. Vers faits à la prière de Grégoire de Tours.

Si pressé que tu sois, voyageur, arrête ici tes pas; ce lieu t’invite à ralentir ta marche et à prier. Exilé sur la terre, hôte du ciel aujourd’hui, Martin cherchait à s’en ouvrir la route; du fond de cette cellule où il se tenait habituellement enfermé. C’est dans cette demeure qu’il vécut, ermite au milieu des hommes, anachorète puissant auprès de Dieu. C’est ici qu’il se dépouille pour vêtir un pauvre de sa tunique (19); il couvrit les membres glacés du malheureux, brûlant lui-même du feu de la foi. On vit alors le prêtre revêtu à son tour des haillons du pauvre, et ce misérable habit devint une glorieuse parure. Il célébrait les mystères sacrés de l’autel. Au moment où il faisait le signe de la croix sur le calice, le signe merveilleux de sa sainteté parut à tous les yeux. De sa tête sacrée une flamme divine jaillit, et ce feu qui ne brûlait pas s’élança vers le ciel (20). Comme ses manches étaient trop courtes, et que sa main n’était plus protégée, des pierres précieuses en couvrirent la nudité; ses bras brillèrent des feux des plus riches pierreries, et l’émeraude, au défaut de l’étoffe, leur servit de vêtement (21). Heureux marché! Il donne sa tunique à un pauvre, et voilà qu’à la place de cette tunique des joyaux couvrent ses bras. Tu habites aujourd’hui le ciel, ô Martin. Que tes prières recommandent à Dieu Fortunat.

J’ai voulu obéir à vos ordres, pieux et cher pontife; il serait glorieux d’y avoir réussi; je me contente de l’avoir tenté.

VI. Sur la basilique de Saint-Martin.

Celui qui veut être un jour réuni aux bienheureux dans la demeure céleste, s’assure leur faveur par ses pieux hommages. Il n’admet point de retard dans l’accomplissement de ce devoir, car, il le sait, plus il dépense ainsi, plus il s’enrichit. Léonce (22) a donc élevé dans ces campagnes ce magnifique sanctuaire; c’est par de telles œuvres qu’il veut s’ouvrir le ciel. Ce serait assez, pour répandre sur cet édifice un éclat impérissable, des vertus et du nom de Martin qui fit voir sur la terre des signes manifestes d’un pouvoir divin, qui effaça les souillures de la lèpre en les touchant de ses lèvres bienfaisantes, et dans ses embrassements charitables étouffa l’odieuse maladie (23). Léonce a pourtant fait appel à l’art le plus consommé, et la gloire de Martin ne saurait avoir un plus digne temple. Ce qui ajoute encore à sa beauté, c’est le site où il s’élève (24); il domine la plaine, sur la cime arrondie d’un coteau d’où il voit les campagnes s’étendre à ses pieds, et de quelque côté que se porte la vue, elle rencontre un horizon fait à souhait. Le voyageur qui y arrive en est loin encore qu’il semble y toucher; le renard le rapproche et supprime la distance. Il est fatigué, mais cet aspect engageant lui rend de nouvelles forces; ses pieds ne peuvent plus le porter, mais ses yeux l’entraînent. Placidine (25) a décoré ces voûtes de voiles sacrés. Son zèle rivalise avec celui de son époux; c’est elle qui pare l’édifice qu’il a construit.

VII. Sur la basilique en l’honneur de saint Martin, construite par Basilius et Baudegunde.

Apprenez, mortels, que rien ne résiste à la foi, quand vous voyez les temples de Dieu assis sur les fleuves. Pour que cette belle basilique se dressât du fond des lagunes où elle était comme noyée, l’eau lui fournit l’emplacement que lui refusait la montagne; et pour que ces anciennes flaques dispersées ça et là servissent à l’édifice élevé au-dessus d’elles, un art nouveau leur ouvrit un chenal. D’un commun accord Basilius et Baudegunde ont restauré, renouvelé le vieil édifice, et l’ont augmenté. Ainsi partout, ô Martin, l’honneur de ton nom s’accroît et s’étend; il n’est plus de lieux qui s’opposent à ce que tes fêtes y soient célébrées. Touché de pareils hommages, prêtre si riche en vertus, sois bon pour ceux dont tu vois les vœux, et paye-les de retour.

VIII. De la basilique de Saint-Vincent au doit de la Garonne (26).

La vie est courte quant au temps, mais les actions méritoires en prolongent la durée, comme la foi prolonge la durée des jours. Après la fin, l’âme dévouée au Christ demeure sans fin, et s’échappant de la foule des hommes, s’unit à Dieu. Ainsi vit à jamais Vincent, dont le glorieux martyre brille toujours d’un même éclat, et qui décapité, triomphant de la mort, vola, enfant d’une nouvelle famille, de la terre au ciel. L’ennemi lui donna la gloire, pensant lui donner la mort, et c’est le bourreau qui succombe frappé d’une mort éternelle. Le malheureux aurait vaincu, s’il n’avait pu immoler sa victime; car pour lui avoir tranché la tête, il l’envoya au ciel. Sentant son amour pour le saint, pénétré d’une ardeur nouvelle, et accomplissant ses propres vœux, Léonce couvre d’un toit d’étain l’édifice où reposent les membres sacrés de Vincent. Et quoique ce temple vénérable eût par lui-même assez de beautés, Léonce ne laissa pas que d’y en ajouter une nouvelle. Que l’auteur de cette action trouve son salaire dans la jouissance d’une santé non interrompue, afin que par ses soins la basilique qu’il a embellie conserve sa splendeur.

IX. Sur ta basilique de Saint-Vincent, à Vernémète (27).

Le nom de ce serviteur de Dieu a retenti dans tout l’univers; il n’est point de contrée où sa gloire soit ignorée. Celui dont le monde entier connaît les vertus mérite bien qu’on lui élève des temples en tous lieux. Voyez ce magnifique édifice, consacré au bienheureux Vincent, auquel le martyre a ouvert les portes du ciel. C’est le pontife Léonce qui, dans la ferveur de son zèle, en a jeté les solides fondements dans ce site si bien choisi. Les hommes d’autrefois ont donné à ce lieu le nom de Vernémète (28) qui, dans la langue celtique, signifie le grand temple. Ce nom, présage certain d’un glorieux avenir, annonçait qu’ici devait s’élever la superbe maison de Dieu. C’est ici que le saint, par la grâce du Seigneur, donna des marques redoutables de son pouvoir : au moment où le pontife accomplissait la cérémonie de la dédicace, le démon, à l’approche du martyr, s’enfuit du corps d’un furieux; un malade fut guéri de la peste, sans autre remède que la vue du temple du bienheureux. Une sérénité divine remplit le majestueux édifice, bien digne d’être la demeure de Dieu. La beauté du lieu, les vertus du saint attirent ici les peuples, qui viennent y jouir d’un si admirable spectacle et y chercher le salut. Le fondateur de ce temple vénéré, celui qui ranime ainsi la foi dans le cœur des hommes, recevra la récompense que mérite sa piété.

X. De saint Nazaire (29).

Du plus vif éclat brille la basilique du bienheureux Nazaire dont la terre possède le corps et le ciel l’esprit. A toi né de la terre, mais n’ayant plus rien de commun avec ses fils et leurs usages, aspirant aux choses immortelles (30) et ne voulant rien qui dépende de la chair, mais demandant les récompenses au Christ, victime digne de lui par ton sang versé pour lui, à toi le pieux Léonce offre cette église et désire vivement qu’elle soit plus spacieuse que l’ancienne. Car il y en avait une auparavant, si étroite qu’elle ne pouvait contenir le peuple qui venait y prier. Léonce l’a abattue et l’a reconstruite de fond en comble. C’est celle-ci qu’il t’a donnée agrandie et dont l’aspect nous réjouit.

XI. Sur la basilique de Saint-Denis.

O vous qui voulez savoir qui a fondé cette belle basilique, je ne permettrai pas que l’auteur d’un acte si pieux vous soit désormais inconnu. Comme tes sacrés sanctuaires de Denis étaient autrefois loin d’ici, et que le peuple craignait le s’y rendre à cause de la longueur du chemin, l’évêque Amélius avait fait construire en ce lieu (31) un bâtiment fort étroit, et qui ne pouvait contenir toute la population chrétienne. Amélius étant mort, le lieu et le bâtiment vinrent en la possession de l’héritier de son diocèse et de sa dignité épiscopale. C’était Léonce (32). Il fonda ce saint temple et offrit à son Seigneur ce don magnifique. La basilique qu’il construisit est donc celle du vénérable Denis, et est sous son vocable. Ferme dans son amour pour le Christ, c’est pénétré d’une foi fervente que Denis tendit sa tête au bourreau qui le décolla. Il méprisait son corps, n’aspirant qu’à la couronne du martyre, et tenant pour peu de chose tout ce qu’il souffrit pour l’amour de Dieu. Afin que sa chair qui allait mourir lui préparât une récompense immortelle, il chérit une blessure qui ne lui donna pas même la mort (33). Courant au-devant du glaive, il prenait sa route vers le ciel, et dans le coup dont il voulut mourir, il trouvait le salut objet de ses vœux, Léonce ne fit point disparaître l’étroite église d’autrefois, avant que la nouvelle, qui charme aujourd’hui les regards, ne fût achevée. Il ne laissa pas d’ailleurs que de célébrer assidûment les saintes cérémonies dans l’ancienne jusqu’à ce que la nouvelle fût solidement assise et en état de les recevoir.

XII. Sur la basique de Saint-Bibien (34).

Ce beau temple est digne du prêtre Bibien auquel il est consacré; si vous n’y apportez que des vœux légitimes, ils seront entendus. C’est Eusèbe (35) qui eut la joie d’en jeter jadis les fondements; mais il fut ravi à la terre avant de l’avoir achevé. Emérius (36), qui lui succéda sur son siège épiscopal, ne voulut pas se charger de terminer l’édifice. Il vous pria d’accepter cette tâche, pontife Léonce, et vous vous êtes rendu à ses pressantes instances. Un tel ouvrage ne voulait être achevé que par vos mains; c’est à vous seul qu’il appartient d’élever des sanctuaires. Le mérite du juste dont les soins, de préférence à tous autres, sont réclamés par les vénérables églises, brillera d’un éclat éternel. Sur le tombeau de Bibien est un couvercle en argent, offrande de Placidine, qui par là s’est associée à votre œuvre. Des incrustations d’or en sillonnent la surface, et ces deux purs métaux mariés l’un à l’autre lancent de vifs rayons. Le bois lui-même a reçu de la main de l’artiste des beautés qu’on ne lui connaissait point encore; les animaux qui y sont représentés semblent vivre (37). Puisse celui qui a reçu de vous un tel hommage, obtenir pour vous le salut éternel! Un si magnifique don ne peut manquer d’être magnifiquement récompensé, puisque Dieu paye au centuple la plus humble offrande.

XIII. Sur la basilique de Saint-Eutrope (38).

Combien vous devez être cher au Seigneur, ô Léonce! Voici que les saints eux-mêmes vous invitent à relever leurs temples. La basilique du vénérable Eutrope s’était écroulée, vaincue par les ans. Ses murs troués laissaient voir à nu sa charpente; ils avaient cédé, non sous le poids de la toiture, mais sous l’effort des eaux du ciel. Une nuit, tandis qu’un léger sommeil clôt les yeux d’un de vos prêtres, Eutrope lui apprend que c’est vous qui devez restaurer son sanctuaire. Cet avis venu du ciel est la récompense de vos vertus. Heureux l’homme à qui Dieu a donné cette preuve qu’il pensait à lui! Aujourd’hui l’antique édifice, plus brillant que jamais, a retrouvé une seconde jeunesse; le voilà debout dans tout l’éclat du premier jour. Les années lui ont rendu sa première fraîcheur; bien loin de le vieillir, elles l’ont rajeuni. La voûte suspend dans les airs ses délicates sculptures évidées; le bois assoupli rivalise avec les jeux ordinaires du pinceau (39). Les murs disparaissent sous les figures créées par l’artiste; hier, il n’y avait point de toit pour les abriter, aujourd’hui ils sont couverts de peintures. Eutrope fut le premier prêtre de Saintes; à vous qui avez relevé son église, il a cédé à bon droit sa primauté (40). Vous lui avez rendu la possession paisible de cette sainte demeure; son amour sera le légitime scalaire de votre zèle pieux.

XIV. Sur un calice de l’évêque Léonce.

Le pontife Léonce offre ce don sacré au temple du Seigneur, conjointement avec Placidine qui s’y était engagée par un vœu solennel. Heureux ceux qui travaillent à enrichir les autels! Il ne leur faut qu’un moment pour y porter des œuvres qui ne périront pas.

XV. Sur l’évêque Léonce (41).

Parmi les fils de la brillante Aquitaine, vos rares vertus vous ont mis au premier rang. Vous êtes élevé au-dessus de tous les autres enfants de la Gaule; vous en êtes le premier, aucun ne vous dispute cet honneur; vous marchez à leur tête, tous vous cèdent le pas; rien ne manque à votre gloire. Dans la première fleur de votre jeunesse, enfant par les années, vous aviez déjà la gravité d’un vieillard. Ayant suivi en Espagne un roi illustre (42), vous en revîntes chargé de lauriers, et votre coup d’essai vous valut un tel renom, que la dignité dont vous êtes revêtu fut le juste prix de vos services; vous n’auriez pu vous élever si vite au faite des grandeurs, si vos hauts faits ne vous y avaient porté. Votre noblesse, ô mon père, ne le cède pas à votre mérite, et la gloire de vos aïeux, si l’on en faisait le dénombrement, suffirait à illustrer votre nom. Si haut, en effet, que l’on remonte dans l’histoire de votre race et de vos ancêtres, on n’y rencontre que de grands noms. Le temps a beau marcher, votre antique maison est toujours debout; elle n’a, grâce à vous, rien à craindre de ses outrages; les années n’ont point eu de prise sur elle, et la naissance d’un si glorieux rejeton n’a pu qu’ajouter à sa grandeur. Le fils a ravivé l’éclat du nom de ses pères; l’héritier de cette noble race lui a donné une nouvelle noblesse. De cette souche antique est sortie une fleur qui est sa parure; votre gloire, légitime récompense de votre mérite, la couvre de son ombre. Personne ne vous surpasse, mais vous vous surpassez vous-même, en rehaussant comme vous le faites la grandeur de vos ancêtres. La mitre que vous portez, avec ses fanons retombant par derrière, jette plus d’éclat et plus loin que l’unique couronne des rois, car vous gouvernez l’Église, pontife vénéré; et c’est là un titre de gloire à joindre à ceux que vous avez d’ailleurs. Si haut que soit dans l’opinion des hommes la dignité pontificale, vous l’avez encore honorée en l’acceptant. L’Église et le pasteur se gratifient mutuellement; vous l’ornez, et elle vous donne en retour ses espérances. Elle et vous, par la grâce de Dieu, gagnez également à cet échange : elle récompense vos vertus, et elle en reçoit du lustre. Vous êtes le treizième évêque de cette ville, mais par vos mérites vous en êtes le premier. Les temples du Seigneur, qui tombaient de vétusté, ont été relevés par vos soins, et sont sortis de leurs ruines plus magnifiques que jamais; la vieillesse décrépite a fait place à la jeunesse en sa fleur. C’est à vous qu’ils doivent cette renaissance et ils s’en montrent reconnaissants. Ce fut sans doute pour donner plus d’activité à votre zèle que la flamme les a dévorés; à vous la gloire de les avoir fait sortir plus beaux de leurs cendres. L’incendie ne fut pas pour eux un fléau, mais une occasion, un moyen de les rétablir dans tout l’éclat qu’ils ont aujourd’hui. Je crois même qu’ils eussent choisi ce genre de destruction, pour renaître embellis par vos mains. C’est ainsi que le Phénix devenu vieux retrouve une vie nouvelle dans la cendre et la braise de son bûcher. Vous avez aussi consacré l’enceinte sacrée du baptistère, où l’eau sainte efface la tache originelle (43). Vous avez encore consacré à la bienheureuse Marie un temple inaccessible à la nuit, et éclairé par un jour perpétuel (44). Ce temple plein de lumière est l’image même de Marie : il retient cette lumière enfermée dans ses murs, comme la Vierge a gardé dans son sein celui qui a été la lumière du monde. Ce n’est pas seulement ici, c’est partout que s’offrent aux regards des temples, œuvres de vos mains, et Saintes, entre tant d’autres villes, en est encore un témoignage.

En ouvrant aux peuples des asiles où ils prient continuellement, vous leur ouvrez le chemin du salut. L’église, dont vous avez surhaussé la voûte, est superbe, et, cette beauté qui ravit le regard, elle témoigne qu’elle vous la doit. C’est vous qui faites accourir avec joie les citoyens au pied de ses autels, c’est vous qui attirez dans son enceinte la ville entière. Mais si vous avez orné votre patrie de monuments impérissables, vous méritez aussi d’être appelé l’honneur de Bordeaux. Autant cette ville s’élève au-dessus des autres cités, autant vous vous élevez au-dessus des autres pontifes. Il n’est point de prélat qui puisse se comparer à vous, comme il n’est point de fleuve qui ne le cède à la Garonne. Le Rhin, fils des Alpes, ne roule pas des eaux plus grosses qu’elle et plus tourmentées; le Pô ne se précipite pas avec puis de violence dans l’Adriatique; le Danube seul l’égale peut-être, grâce à la longueur de son cours. J’ai traversé ces grands fleuves, et j’en parle pour les avoir vus. Les autels du Christ ont été l’objet de votre munificence, et les vases qui reçoivent son corps sacré sont un don de votre piété. C’est vous qui avez procuré les vaisseaux où le corps et le sang de la divine victime sont consacrés par le prêtre suivant les rites. Heureux celui qui emploie ses biens à enrichir les temples du Seigneur, ou plutôt qui amasse ainsi des biens impérissables! La rouille n’entamera pas son trésor; il ne deviendra jamais la proie des voleurs. La chose donnée vit et fait vivre heureux le donateur, et quand celui-ci vient à mourir, c’est pour être acheminé vers le ciel. Il retrouve là les biens dont il s’est autrefois dépouillé, et ses seules richesses sont alors celles qui l’y ont précédé. Les vôtres, ô Saint pontife, ce seront ces temples, ces vases sacrés et tous ces autres monuments de votre munificence, dont je ne saurais dite le nombre. Puissiez-vous longtemps encore gouverner l’Eglise et jouir de l’admiration universelle, légitime récompense de votre piété !

C’est pour moi un devoir de cœur de nommer ici Placidine, autrefois votre épouse, aujourd’hui votre sœur bien-aimée (45). Le sang illustre d’Arcadius, son père, se reconnaît encore dans votre petite-fille, ô Avitus (46), le sang, dis-je, d’Arcadius, magnifique maître du monde, et aux lois duquel obéit encore le sénat. Si l’on cherche la plus haute noblesse parmi les hommes, il n’est rien de plus noble que la descendance des Césars. Mais les vertus de Placidine ont fait oublier sa naissance. La parole coule de ses lèvres, plus douce que le miel; charité, douceur, décence, activité, piété, indulgence et bonté, elle a toutes les vertus, comme elle a tous les honneurs. Par ses mœurs, par son esprit, par l’éclat de tous ses rares mérites, elle est l’ornement et la gloire de son sexe. Ai-je besoin d’en dire davantage? N’est-ce pas assez, pour la faire bien connaître, que de rappeler qu’elle a su vous plaire et qu’elle est devenue votre épouse? Puisse celle à qui vous avez élevé des temples vous donner une longue vie, et puisse sa grandeur protéger votre grandeur!

XVI. Hymne sur l’évêque Léonce (47).

Peuples, reconnaissez Léonce, votre évêque. Léonce, l’honneur de Bordeaux; le ciel l’a rendu à votre amour. Un fourbe à la langue artificieuse, et dévoré d’une criminelle envie, a répandu la douloureuse nouvelle de la mort de Léonce. L’auteur de ce bruit funèbre n’a pas tardé à se dénoncer lui-même; bien qu’il ne puisse plus nuire, il a trahi sa folle ambition. Trompé dans ses odieux calculs, il pleure son crime inutile, et voit votre deuil d’un moment changé en joie. Il donna cet exemple barbare et digne d’être à jamais flétri, d’usurper le pouvoir épiscopal, du vivant même de l’évêque. Nous l’avons vu, par un mensonge dont une âme honnête doit avoir horreur, s’emparer, Léonce vivant, d’un héritage auquel il aurait à peine osé prétendre, si Léonce eût été mort. Il déshonore l’Église, le prêtre qui s’empare de l’épiscopat par de tels moyens. Celui qui se règle sur les divers enseignements ferme son cœur à l’ambition. Le plus digne d’occuper ce poste glorieux doit y être porté malgré lui; ce n’est pas l’intrigue c’est la faveur du Christ qui l’y élève. Quelle folie de vouloir se placer soi-même à la tête de l’Eglise! C’est à Dieu qu’il appartient de choisir les dépositaires du pouvoir sacré. Le sage Hilaire n’a pas recherché l’épiscopat; Martin l’a fui; Grégoire n’en a porté le fardeau qu’à regret. Les lois répriment la brigue; partout l’usurpateur est honteusement chassé; quelle horreur doit inspirer à l’Eglise un crime que flétrit la justice des hommes! Ils se disputaient avec fureur ce siège qui ne leur appartenait pas. Ce qu’elle ne voudrait pas qu’on lui fit, la méchanceté ne doit pas le faire aux autres. Mais ce désordre ne dura pas longtemps; tandis qu’on songe prendre sa place, le prélat absent reparaît. Il est rendu à son peuple en prières, au moment où ce peuple croyait l’avoir à jamais perdit. Les joies qui succèdent à la tristesse en sont d’autant plus vives. La ville le salue de ses applaudissements; elle renaît au bonheur et accueille avec une tendre émotion le père qu’elle a pleuré. A peine peut-elle croire qu’elle l’ait reconquis; elle doute de sa félicité : c’est ainsi qu’en présence d’un spectacle inattendu, nous refusons d’en croire nos yeux éblouis. Le pasteur rassemble son troupeau qu’on avait égaré; le troupeau a reconnu son maître et se réjouit de l’avoir retrouvé. Le jour où il avait été élevé à l’épiscopat fut le même que celui de son retour. Qui pourrait méconnaître la main de Dieu dans cette heureuse rencontre? Le bonheur du peuple fut grand jadis, quand Léonce s’assit sur le trône épiscopal; il est plus grand aujourd’hui que Léonce vient y reprendre sa place. Venez, citoyens, applaudissez; adressez au ciel vos plus ferventes prières; suppliez-le de conserver celui que vous avez si miraculeusement recouvré. Puisse le Christ éclairer de sa lumière sereine Léonce par lui restauré! Puisse-t-il lui accorder à la fois la grâce, la vie et ta gloire! Chantez l’hymne à pleine voix, vous tous qui aimez Dieu; louez ce Dieu qui a ressuscité votre évêque d’entre les morts. Pour moi, cédant aux transports d’un cœur fidèle, je ne rougis point de rendre témoignage à la vérité, et j’offre à l’illustre pontife Léonce cet humble hommage.

XVII. A Placidine (48).

Ces présents sont bien peu de chose, je vous prie néanmoins de les recevoir avec bonté, vous qui êtes en ce monde un présent d’un éclat supérieur. C’est grâce à la fureur des flots de l’Océan qu’une fie vous en fait hommage; car comme j’étais très désireux et impatient de connaître ces côtes, la mer déchaînée et soulevée par le vent du nord tue repoussa au large (49). Cependant pour que le bonheur que vous portez aux autres se manifestât dans toute sa plénitude, vous m’offrîtes sur terre ce que j’avais vainement demandé à la mer.

XVIII. De la villa Bisson, prés de Bordeaux (50).

Il est un lieu où, quelle que soit l’intensité de la chaleur, la campagne est toujours verte et fleurie. Des fleurs aux teintes safranées embaument la plaine des odeurs qu’elles exhalent; l’herbe même y est parfumée. Les habitants l’appellent Bisson, qui est son nom ancien. Il est à sept milles de Bordeaux. Son heureux possesseur y a élevé des constructions somptueuses et charmantes, avec des portiques (51) de grandeur égale sur trois côtés. Le bâtiment primitif était tombé de vieillesse et n’avait plus ni beauté, ni forme; Léonce l’a refait sur un meilleur plan, et il est garanti contre la ruine par la présence (52) de son nouveau fondateur. C’est maintenant comme un palais jadis enseveli qui sort plus beau des décombres et qui applaudit à l’auteur de sa résurrection. Cependant les salles de bains d’aujourd’hui ont été faites dans le style ancien, et il y a des baignoires commodes pour les gens fatigués qui veulent réparer leurs forces (53). Des loups, dit-on, habitèrent jadis ces lieux abandonnés; Léonce en a chassé les bêtes et y a ramené des hommes.

XIX. Sur la villa Vérégine, près de Bordeaux (54).

Aux lieux où la Garonne roule à travers les campagnes fertiles ses eaux bienfaisantes, s’étend sur ses bords fleuris le riant domaine de Vérégine. Une courte montée s’élève en pente douce sur le flanc d’une colline, et conduit le voyageur jusqu’au faîte par un sentier tournant. Vue de la plaine cette colline semble très élevée, mais elle n’a pas la hauteur d’une montagne ; elle n’est toutefois ni trop basse, ni trop haute. A mi-côte est une maison artistement construite d’un côté la montagne la domine, de l’autre, elle domine la plaine. La maison est suspendue sur une triple arcade (55); près de là est un bassin où l’on croirait voir se précipiter la mer en miniature; l’eau douce, passant par un conduit en pur métal, s’en échappe et tombe dans le bassin en jets qui ne s’épuisent jamais. Couché sur le bord, le berger arrose son frugal repas de cette eau captive, où nagent les poissons. Ce beau domaine sera redevable d’une nouvelle jeunesse aux soins de Léonce, son maître, qui l’aime et que depuis longtemps il désire revoir.

XX. Sur la villa Proemiacum, près de Bordeaux.

Quoique pressé d’arriver, eu égard à la quantité d’affaires qui m’appellent ailleurs, je me détourne de mon chemin et vous apporte quelques vers. Vous aimant comme je le fais, je ne me tairai jamais sur ce qui doit être rappelé à la mémoire, et ce n’est pas en passant dans ce lien que je vous passerai sous silence. Noble Proemiacum, si je retranche la dernière syllabe de ton nom, tu en porteras un autre digne de toi, celui de Prœmia (56). Tout chez toi regorge de délices, les cultures et les prairies verdoyantes; la nature a répandu ses grâces sur toute la campagne environnante. La maison est bâtie sur un plateau de hauteur médiocre, et qui va en pente jusqu’au bord du fleuve (57). Les prés sont émaillés de fleurs, et toutes les fois que souffle un léger vent d’est, l’herbe courbe la tête et ondule. Là croît une moisson jaunissante, là une vigne à l’épais feuillage couvre encore de son ombre la terre qui la nourrit. La Garonne ne manque pas de poissons; elle en fourmille, et si la disette, était dans les champs, l’abondance serait dans ses eaux. Mais tous ces biens, Léonce, aspiraient à être à vous; seul, vous leur manquiez pour qu’ils fussent au comble; car si la maison est belle et les bains magnifiques, la solidité de leur construction est votre œuvre et ils en portent témoignage. Cependant, pour que tout cela et ce que vous aurez l’intention d’y ajouter, reçoivent dans la suite des embellissements, soyez-en longtemps encore le possesseur et le maître.

XXI. Sur la rivière du Gars.

Peut-être aurais-tu moins de renom, noble Garonne (58), si le Gers avait un peu plus d’eau. Si mince est le filet qui serpente à travers son lit, que cette indigence fait valoir ta richesse. En un mot, si l’on vous compare, vous qui vous ressemblez si peu, on ne peut lai donner le nom de ruisseau sans te nommer un autre Nil. Il n’entre dans le domaine où tu es roi que pour devenir ton esclave tu es l’Euphrate de la Gaule. Il n’est qu’une goutte d’eau perdue dans ton sein. Autant ton tribut enfle l’Océan, autant le Gers augmente le volume de tes eaux. C’est surtout quand l’été brûlant pèse sur la terre, quand le sol est desséché et la campagne haletante, quand le soleil de ses rayons ardents fouille la plaine, la fend, la sillonne comme un soc de feu, c’est surtout alors qu’il se traîne à grand-peine, aussi épuisé, aussi languissant que ses poissons qui meurent sur le sable. Il rampe sur l’arène qu’abandonnent ses eaux; il erre, exilé dans son lit tari; il se perd dans la vase séchée; là où roulait naguère une onde impétueuse, apparaît maintenant une terre aride. Le désastre est complet et sans consolation; le triste Gers, dans cet état misérable, ne garde plus que son nom (59). Le voyageur fatigué ne peut y étancher sa soif. Comment offrirait-il une goutte d’eau aux passants? Il est plus altéré qu’eux. Il vous demande à boire, ce fleuve, si l’on peut donner le nom de fleuve à ce sable qui a besoin d’être arrosé par la main de l’homme. La roue du char qui le traverse y laisse une trace profonde; à peine en fait-elle sortir assez d’eau pour remplir l’ornière. Venez le visiter à cheval, sous les feux du cancer c’est à peine si le sabot de votre cheval sera mouillé. J’ai vu de petits poissons s’agiter sur la vase, et se débattre, comme des naufragés, dans la boîte où ils étaient empêtrés. Il n’est ni fleuve ni plaine, ni terre ni eau; les poissons n’y peuvent plus vivre, et la charrue n’y saurait tracer son sillon. Seule, la grenouille, habitante des marécages, y fait entendre son croassement plaintif; cette étrangère règne sur le domaine que les poissons ont dû quitter. Mais vienne la moindre pluie; la terre est à peine mouillée, que notre filet d’eau se gonfle et devient menaçant. Un nuage qui crève lui rend la vie, réveille sa fureur; ce n’était tout à l’heure qu’une mare, c’est maintenant un Océan. Il roule ses ondes limoneuses, où il a besoin de se laver lui-même; toujours inégal, ou il n’est rien, ou il est énorme. Ses rives ne lui suffisent plus; il prend au plus court; il verse sur les campagnes couvertes de moissons toutes les eaux que lui envoie la montagne; c’est un tourbillon déchaîné, et comme un tyran auquel rien ne résiste; il s’indigne de couler dans son lit habituel et porte partout le ravage. Les récoltes sont emportées au fil de l’eau, les poissons échouent au milieu des champs; tout est confondu; ce sont les épis qui nagent, et les poissons prennent leur place dans les si ions. Dans les pâturages, les grenouilles succèdent aux brebis dépossédées; la prairie est aux poissons, et l’eau entraîne les troupeaux. Le silure chassé du sein des eaux a pour domicile la plaine; la terre est plus poissonneuse que naguère ne l’était le fleuve. Les filets déchirent et bouleversent le sol que devraient fendre les hoyaux; le pêcheur lance ses hameçons là où tout à l’heure se dressaient des roseaux. Que le fleuve soit tari, qu’il s’enfle et déborde, le sort des poissons est aussi cruel; ils étaient échoués dans la vase, et voici que l’eau les délaisse au milieu des champs. Mais pourquoi m’acharner ainsi à dire les méfaits de ce ruisseau? Mes paroles à leur tour le brillent, et je n’ai pas d’eau à lui verser pour lui rendre la vie. Assez de flammes le dévorent; à quoi boit allumer contre lui de nouveau feux, et le contraindre à subir deux fois les ardeurs de l’été? Je veux au moins, si c’est pour lui une consolation, lui reconnaître un mérite : ses eaux s’étant retirées, il laisse derrière lui les poissons à ramasser.

 


 

NOTES SUR FORTUNAT, LIVRE I.

PRÉFACE.

01. — Cette épître dédicatoire est adressée à Grégoire de Tours. C’est par erreur que l’on a cru quelquefois que le Grégoire auquel écrit Fortunat était le pape Grégoire le Grand. Fortunat n’eut aucune liaison d’amitié, aucune correspondance suivie avec Grégoire le Grand, qui d’ailleurs, comme le remarque Lucchi, ne devint pape que dans les dernières années de la vie de Fortunat. Au contraire, rien n’est plus connu que les rapports de mutuelle affection qui unissaient Fortunat et Grégoire de Tours. Le passage où Fortunat rappelle que Grégoire, pour le décider à publier ses vers, a invoqué le souvenir des vertus du bienheureux Martin, prouve bien que son correspondant est l’évêque de Tours et non le pape

02. — Le titre de papa donné par Fortunat à Grégoire, ainsi qu’aux évêques Eufronius (III, pièce I & II) et Léonce (I, pièce XII), équivalait à celui de paternité; paternitatis nomen est, dit Walafridus Strabo (De Reb. ecctcsiast. C. 7). Il était donné à tous les évêques indistinctement, et lorsque ces personnages s’écrivaient entre eux, ils se servaient habituellement de cette formule placée en tête de leurs lettres : Domino papae N. Salutem, comme on le voit entre autres par des lettres de saint Augustin et de Saint Jérôme. C’est, dit-on, au milieu du cinquième siècle, et depuis la papauté de Léon le Grand, que les papes se réservèrent ce titre pour eux seuls : ce qui n’empêcha pas les évêques, comme on le voit par les exemples ci-dessus, de continuer à recevoir, comme aussi à se donner entre eux, ce titre vénérable. — Paradigmis, epicherematibus, etc., tous mots de l’école passés du grec dans le latin, et que tout homme un peu instruit alors connaissait, sans savoir pour cela le grec, et souvent aussi sans pouvoir le lire.

03. — L’édition de M. Leo doline dans le texte laus egerit, qui n’est guère intelligible, et, dans les variantes, ageret et augeret qui ne se comprennent pas mieux. La correction augeretur, empruntée à Lucchi, est beaucoup plus satisfaisante, tout au moins au point de vue du sens.

04. — Les Breunes, peuple de la Rhétie, dans la partie supérieure de la vallée de l’Inn.

05. — Leurs chansons sauvages— Au livre VII, pièce 8, Fortunat emploie encore la même expression: Nos tibi versiculos, dent barbara carmina leudos.

Les leudi (de l’allemand lied) sont sans doute ces chants guerriers des Germains, dont parle Tacite au chap. 3 du De moribus Germanorum. Voyez encore Paul Diacre Hist. Longob., liv. I, 27.

06. — M. Leo donne meis frivulis arbitrem, et propose comme variante conjecturale aptiorem. Conjecture pour conjecture, arbitro donné par Lucchi semble préférable.

LIVRE I.

I.

07. —Quoique Vital ne figure sur aucun des catalogues des évêques de Ravenne, il n’en est pas moins très vraisemblable, selon Lucchi, qu’il était évêque de cette ville dans le temps que Fortunal y habitait. Voy. la note I de la pièce suivante.

08. — Voy. l. II, pièce X, note 1.

09. — Lucchi croit que ce chef militaire était Narsis, envoyé en 551 en Italie par l’empereur Justinien pour y faire la guerre aux Ostrogoths, et qui eut sa résidence à Ravenne, il est possible qu’il ait assisté à la dédicace de la basilique de Saint-André.

II.

10. — Lucchi estime que ce Vital, évêque de Ravenne, n’est autre que Maximien qui, nommé en 546 évêque de Cette ville, siégea jusqu’en 553, et qui, au témoignage d’Agnello (a) de Ravenne, restaura la basilique de Saint-André. Maximien, selon le même auteur, était venu à Constantinople pour prendre le corps de saint André et l’emporter à Ravenne. N’ayant pu en obtenir la permission de l’empereur, il coupa la barbe du saint, qu’il emporta à Ravenne avec plusieurs autres reliques de Saints. Il n’y a rien d’extraordinaire dans cette double appellation de Vital et Maximien appartenant au même personnage, d’autant qu’à cette époque il était loisible à chacun de prendre autant de noms qu’il voulait, ainsi qu’il a été remarqué dans la Vie de Fortunat, nos 3 et 4. Ce qui suggéra cette opinion à Lucchi, ce fut surtout le témoignage d’Agnello. Celui-ci ajoute en effet que Maximien Ecclesiam B. Andreae Apostoli... columnis marmoreis suffulcisse, ablatisque vetustis ligneis de nucibus, proconisis decorasse (b). D’après cela, il est vraisemblable que la dédicace de l’église Saint-André fut faite par Maximien.

Quant à Jean dont il est question à la fin de cette pièce, v. 25, il ne fut point, toujours selon Lucchi, évêque de Ravenne, mais de Rome plus probablement, peut-être le troisième du nom. Ce fut lui qui donna les reliques à Vital, suivant un usage sans doute alors déjà établi, et en vertu duquel les souverains pontifes faisaient des dons de ce genre aux églises qui leur en adressaient la demande. Mais ces dons étaient un abus, l’église romaine ayant de toute ancienneté en horreur de laisser transporter les corps ou des parties de corps saints hors de Rome. Grégoire le Grand, qui tenta de le réformer, avait cédé lui-même à cet abus. On lit en effet dans Ripamonte, Hist. eccles. Milan., t. VIII, p. 522, 523, que ce pape accorda à Theudelinde, reine des Lombards, du sang, des cendres, une dent et des cheveux de saint Jean-Baptiste. Mais il refusa depuis à Constantina Augusta, fille de l’empereur Tibère Constantin, le chef et le suaire de saint Paul qu’elle lui demandait pour une église bâtie par elle et dédiée à cet apôtre. Il l’informait en même temps que les Romains, quand ils donnent des reliques des saints, n’ont point pour habitude de les démembrer, mais qu’ils envoient dans une boîte un linge appelé brandeum, qui, après avoir été appliqué sur les corps des martyrs, faisait autant de miracles que ces corps mêmes. Voy. Gregorii Magni Epistol. t. III, cp. 30, Cette sage réserve, n’a pas toujours duré, et depuis les reliques parcellaires d’ossements se sont tellement multipliées qu’il n’est guère d’église qui n’ait les siennes.

(a) Dans son ouvrage intitulé Anelli, qui et Andreas, abbatis, S. Mariœ ad Blachernas, liber pontificalis, sic Vitae pontificum Ravennaium, etc., 2 v. in 4°.

(b) Marbres de Proconèse, ou Proeconèse, île de la Propontide. V. les Acta Sanctorum, 7 jul., p. 184, col. 2.

11. — Tel est sans aucun doute le sens de Seductor, mot qui fait allusion aux manœuvres employées par Paul pour détourner les chrétiens de leur foi.

12. — Saint Pierre.

13. — Selon Georges Fabricius (Pœt. veterum eccles. fragmenta, p. 142 du commentaire), Vital fut mis en croix à Ravenne sous Néron; selon Butler (Vie des Pères, des martyrs, etc., t. III, p. 693), Vital fut brûlé vif, après avoir été étendu sur le chevalet, et avoir souffert divers autres genres de tortures. Et ce qui a lieu de surprendre, c’est que Butler, dans le sommaire de son article sur Vital, allègue Fortunat, lequel, comme on le voit ici, fait déterrer vivant le même Vital. Où est la vérité? peut-être s’agit-il d’un autre Vital.

14. — Voy. la pièce vi du livre X.

15. — Je crois qu’il s’agit ici de Vigile, évêque de Tapse, en Afrique, qui vivait vers la fin du Ve siècle, et qui, enveloppé dans la persécution d’Hunéric, roi des Vandales, en 484, fut dépouillé de son siège, et se réfugia à Constantinople.

16. — Martyrs de la Légion thébaine, dits Martyrs d’Agaune. Voy. l. II, pièce xiv.

17. — Il y a quatre saints du nom d’Alexandre; un seul Alexandre, évêque de Cappadoce, puis de Jérusalem, mort en 251, a pu être contemporain de Cécilia ou sainte Cécile, morte, suivant les Actes, vers 230.

III.

18. — Il y eut un Palladius, évêque de Saintes, contemporain de Fortunat. Ce fut lui qui retrouva les restes de saint Eutrope, dans une basilique dédiée à ce saint, comme le rapporte Grégoire de Tours au l. f, e. 56 du De Gloria martyrum. Brower pense que la basilique de Saint Etienne fut construite par un autre Palladius, évêque de Bourges. Grégoire de Tours, dans l’Hist. Franc. t. I, c. 29, parle d’une basilique de Saint-Etienne, à Bourges. Du Cange donne au mot basilica sa vraie signification quand, dans l’espèce, il en fait le monument élevé sur une tombe Basilicae appelletae aediculœ quœdam quas Franci nostri veteres magnatum tumulis imponebant, quod formam basilicarum seu aedium sacrarum referrent. Non aliorum inferioris conditionis hominum sepulcris aut tumba aut porticulus tantum super ponebatur. A Rome, la Basilica surmontait toujours la catacombe où avaient été ensevelis les martyrs; les preuves en abondent dans la Rorna sotterranea et le Bulletin d’archéologie chrétienne. Une basilique était donc une église dédiée à un ou plusieurs martyrs, à cause de leurs reliques. (Voy. le Martyrium de Poitiers, par Mgr Barbier de Montault, p. 60. 1885, in 8°).

V.

19. — Voy. Sulpice Sévère, Dialog. II, i, et Paulin de Périgueux, Vita S. Martini, IV, vers 21 et suiv. Ce fait se passa dans la cellule où Martin avait coutume de se retirer avant l’office, et la pièce qui le rappelle ici fut sans doute inscrite ou gravée sur un des murs de la cellule. Sans doute aussi que le dernier distique en fut alors détaché. Le même fait est encore raconté par Fortunat, Vite S. Mart., III, vers 29 et suiv., avec beaucoup plus d’étendue, mais moins toutefois que dans Paulin de Périgueux où il est développé démesurément et aussi en vers meilleurs que ceux de Fortunat.

20. — Voy. Paulin de Périgueux, ibid., IV, v. 85 et suiv., et Fortunat, ibid., III, v. 54 et suiv.

21. — Voy. Paulin, ibid., V, v. 700 et suiv., et Fortunat, ibid., IV, v. 305 et suiv.

VI.

22. — Léonce, évêque de Bordeaux, qui mourut vers l’an 567, deux ans après l’arrivée de Fortunat, en Gaule. Voyez l’éloge que fait de lui notre poète, pièce xv de ce livre.

23. — Voy. Sulpice Sévère, Vita B. Martini, c. 18, Fortunat, Vita S. Marlini, i, v. 486 et suiv., et Paulin de Périgueux, Vita S. Martini, ii, v. 614 et suiv. Lucchi pense qu’il y avait dans la basilique bâtie par Léonce une peinture où cette scène était représentée. Voir sur cette même scène et celles qui sont indiquées ci-dessus, (pièce v), la pièce vi du livre X de notre auteur.

24. — Fortunat décrit, aux pièces xix et xx de ce livre, deux villas que possédait Léonce près de Bordeaux. C’est sans doute dans l’une ou l’autre de ces villas que se trouvait la basilique de Saint-Martin. Le site où elle s’élevait répond bien à la description que fait ici Fortunat de l’emplacement de la basilique.

25. — Placidine, épouse de Léonce. Voyez, sur Placidine, la note 5 de la pièce xv de ce livre, et sur l’emploi des voiles dans les basiliques la note 1 de la pièce x du l. II.

VIII.

26. — Cette basilique était située près d’Agen dans un endroit nommé Pompeiacurn, et depuis Vernémète (voir la pièce qui suit, note 1), où Vincent fut martyrisé. Voy. Grégoire de Tours, Hist. Fr., VII, 35, et De Glor. Martyrum, c. 105. On confond souvent ce saint avec saint Vincent de Saragosse.

IX.

27. — Ce mot sa décompose ainsi : Ver et Nemetis. Ver, selon Zeuss (Grammat. celtica, t. I, p. 10) est une particule intensive qu’il assimile à gor, gwer, guer, qu’on trouve dans les noms bretons Wortigernus, Gworthigernus ou Guerthigernus, mais qui garde sa forme pure gauloise dans les noms ou titres gaulois Vergobret, Vergasillaunus, Vercobius, Veromandui, Veragri, et enfin dans Vercingetorix, distingué par ce préfixe, selon la remarque de M. Roger de Belloguet (Ethnogénie gauloise; Glossaire, nos 157, 158, page 135, éd. de 1858), d’un autre Gaulois contemporain, Cingetorix. Le même auteur donne pour significats de ver, grand, noble, sens qui est celui de l’irlandais ferr. — Nemetis en gaulois ou celtique, comme aussi en irlandais, est nemed, petit temple, sacellum. On trouve dans l’itinéraire d’Antonin, Vernemeium, ville de l’ancienne Bretagne, Tasinemetum en Norique, Augustonemetum en Gaule. Les inscriptions (Orelli, n° 5236 et n° 5247, 5569) donnent également Nemelacum et Civitas Nemetum.

Quant au Vernemetis de Fortunat, on ignore où il était situé. Il est à présumer que c’était dans le diocèse de Léonce, dans le Bordelais, où les érudits de cette province le trouveraient peut-être, s’ils s’appliquaient à l’y chercher.

X.

28. — On ne sait quel est ce Nazaire, car on célèbre la fête de trois personnages de ce nom le 12 juin. Le premier souffrit le martyre à Milan avec Celsus enfant, et leurs corps ont été retrouvés dans l’église Saint-Ambroise de cette ville; l’autre à Evreux, le troisième à Rome. Le corps de celui-ci fut rapporté en Gaule par Chrodegande, évêque de Metz, en 765. Voy. Ruinart dans ses notes sur le De Glor. Martyr. de Grégoire de Tours, I, c. 61. On révérait les reliques de Saint Nazaire dans le pays nantais au temps de Grégoire.

29. — J’ai substitué, à immortale bonum, immortale inhians, encore qu’aucun manuscrit n’y autorise; mais bonum est évidemment un mot corrompu qui cache un verbe au participe présent, lequel concorde avec volens, poscens du vers suivant, et ne peut être que inhians.

30. — Voy. Paulin, Ibid., V, y. 700 et suiv., et Fortunat, ibid., IV, V. 305 et suiv.

XI.

31. — C’est-à-dire dans le diocèse de Bordeaux, dont Amelius était évêque.

32. — Léonce II qui succéda en effet à Amelius.

33. — Qui ne connaît cette pieuse légende?

XII.

34. — Saint Bibien, ou saint Vivien, second évêque de Saintes. La basilique de Saint-Bibien était située dans un faubourg de Saintes (V. Grégoire de Tours De Gloria Confess., c. 58).

35. — Eusèbe assista au deuxième concile d’Orléans en 533; il mourut en 549.

36. — Emérius fut déposé en 563, par un synode provincial présidé par Léonce (V. Grégoire de Tours, Hist. Fr., IV, 26). C’est probablement avant ce synode, ou après s’être réconcilié avec Emérius, que Léonce se chargea d’achever la basilique de Saint-Bibien.

37. — Sur cet usage d’orner de figures d’animaux, peintes ou sculptées, les voûtes et les murailles des églises, voyez ce que dit Grégoire de Nazianze d’un temple élevé par son père (Orat. 49). Cf. la pièce suivante et la description des peintures de la basilique de Saint-Eutrope.

XIII.

38. — Saint Eutrope, martyr, premier évêque de Saintes. (Voyez Grégoire de Tours, de Glor. Martyr., liv. I, c. 58.) Les restes d’Eutrope, retrouvés par Palladius, furent déposés par lui, selon Lucchi, dans la basilique reconstruite par Léonce, qui fait le sujet de cette pièce. C’est à tort que Brower a cru que Palladius avait élevé cette basilique, restaurée plus tard par Léonce. Palladius fut le troisième évêque de Saintes après Linerius, déposé en 563 par le synode, et Léonce mourut vers 567. Palladius est donc postérieur à Léonce. La basilique de Saint-Eutrope, relevée par Léonce, était sans doute un monument beaucoup plus ancien. Léonce l’a rebâtie et décorée; Palladius y a déposé les reliques d’Eutrope.

39. — Ce quos pictura solet ne doit aucunement faire présumer que les murs des églises fussent ornés de peintures, quoique en effet, comme l’indique suffisamment le dix-huitième vers de cette pièce : haec modo picta nictent, ils admissent cet ornement; mais par quos pictura solet, le poète veut tout simplement comparer les sculptures de la basilique d’Eutrope à la peinture, et constater que celles-là n’y reproduisaient pas moins fidèlement que celle-ci les délicatesses du dessin.

40. — Eutrope avait été évêque de Saintes; le siège de Saintes relevait de celui de Bordeaux qui fut occupé par Léonce.

XV.

41. — Sur ce Léonce, évêque de Bordeaux, successeur d’un autre Léonce, dont il était probablement parent, voyez les pièces VI, IX, XIII, XVI et XIX; et sur le titre de papa qui lui est donné au vers 15, voyez la fin de la note 2 de la préface de ce livre Ier. Brower, s’appuyant sur un passage de Sidoine Apollinaire (lib. VIII, épist. 15), croit que les deux Léonce descendaient de la famille des Paulins.

42. — Léonce suivit l’armée de Childebert en Espagne en 531. Sur cette expédition, voyez Grégoire de Tours, litai. Fr., 111, 40. Fortunat loue en plusieurs passages la piété de Childebert, principalement au livre VI, pièce iv.

43. — Les baptistères étaient, à cette époque, au dehors des églises, comma le prouvent ce passage de Fortunat, et la pièce xi du livre II sur le baptistère de Mayence, bâti par Sidoine, évêque de cette ville, Grégoire de Tours, Hist. Fr., X, 31, parle d’un baptistère qu’il avait fait élever à Tours près de la basilique ad ipsam basilicam. Plusieurs de cos monuments existent encore en Italie.

44. — Fortunat, selon Lucchi, veut dire sans doute que cette église avait des fenêtres vitrées. Voyez la pièce x du livre II, et la note 1 de cette même pièce.

45. — Quand des laïques mariés étaient élevés à l’épiscopat, comme le furent Léonce, Sidoine Apollinaire et d’autres encore, leurs femmes étaient appelées leurs sœurs, et en vertu des décrets canoniques et scion l’ancienne coutume de l’Eglise, elles ne vivaient pas autrement avec leurs maris que des sœurs. Voyez les notes du P. Sirmond sur le livre V, ép. 46 de Sidoine Apollinaire.

46. — Avitus, originaire de l’Auvergne, sénateur, avait succédé à l’empereur Maxime en 455. Sidoine Apollinaire, dans le Panégyrique de cet Avitus, qui était son beau-père, vante la noblesse et l’illustration de sa famille. — Arcadius, compatriote d’Avitus, fut comme lui sénateur. Dans la conspiration ourdie dans cette province contre le roi Théodoric, il avait pris parti pour Childebert; et pendant que Théodoric, vainqueur, ravageait le pays, il s’était enfui chez les Bituriges. V. Grég. de Tours, Hist. Fr., III, 12.

XVI.

47. — Cette hymne est abécédaire, c’est-à-dire que chaque strophe commence par une des 24 lettres de l’Alphabet. Bède (Hist. Eccl. Angl., iv, 20) dit que ce genre de poème est imité de l’hébreu. Le plus ancien exemple que nous en ayons est vraisemblablement l’hymne de saint Augustin contre les Donatistes, il l’écrivit vers 393, pour apprendre au peuple quelle était la doctrine de ces hérétiques, et lui en signaler tous les dangers. Ainsi, et saint Augustin le fait assez entendre lui-même, cette poésie alphabétique était déjà populaire à la fin du quatrième siècle. Elle se retrouve chez tous les peuples de la chrétienté, à des époques très différentes.

M. A. Ebert, dans son Histoire de la littérature du Moyen âge en Occident, 2 vols. in-8 de la traduction française, en cite passim plusieurs exemples.

XVII.

48. — Le titre dans quelques éditions est Ad Placidinam mairem Leontii episcopi. C’est sans doute une erreur. L’important manuscrit de Saint-Gall ne donne point cotte addition, non plus que ceux du Vatican.

49. — Il s’agit ici de quelque lie, située à l’embouchure de la Gironde, peut-être même de l’île de Cordouan. Cette île, âpre rocher, devait attirer de pieux personnages avides de se livrer, dans la solitude, à la prière, ainsi qu’il se pratiquait déjà dans d’autres îles voisines des côtes de l’océan. Ils y construisaient des cellules qui devinrent plus tard des monastères, et qui demeuraient, après qu’ils avaient quitté l’île. Attirés par les mêmes besoins, d’autres arrivants les occupaient ensuite. Fortunat semble indiquer ici le dessein qu’il avait eu d’aller visiter ces solitaires, ou du moins le séjour sanctifié par leur présence, pour y recueillir des objets qui leur avaient appartenu, et s’en faire des reliques. Mais alors, ayant été repoussé par la tempête, il fut porté vers les lieux où était Placidine, dont la personne et les mœurs lui offraient sur terre plus de sujets d’édification qu’il n’en était allé chercher sur mer. Tel me parait être le sens principalement des doux derniers vers.

XVIII.

50. — Bissonum est le nom latin de Bessan, commune du département de l’Hérault, prés d’Agde. Peut-être que Bessan était déjà le nouveau nom de notre localité au temps de Léonce, et que les habitants persistaient à l’appeler de son ancien nom latin Bissonum. Voy. le vers 5. Lucchi croit que la villa Burgus, située sur les bords de la Dordogne, appartenant à Pontius Léontius, et décrite par Sidoine Apollinaire, Carm. XXII (voy. la pièce qui suit, note 3), pourrait être, d’après cette description même, une de celles que Fortunat célèbre dans cette pièce et dans les deux suivantes. Elle aurait donc, depuis les vers de Sidoine, changé de nom, et certains détails qu’on retrouve ici et qui sont donnés par Sidoine, permettraient de le supposer.

51. — Ces portiques étaient sans doute l’un en façade, et les autres aux deux côtés ou ailes du bâtiment.

52. — Le poète veut dire que la présence habituelle du propriétaire dans sa maison écarte la crainte qu’on pourrait avoir qu’elle ne tombât en ruine. Il ya contre cette éventualité l’intérêt et l’œil du maître qui se prêtent un secours mutuel.

53. Balnea et lavacra : deux choses ici différentes. Le premier exprimait le plus ordinairement chez les Romains un établissement de bains, où il y avait des bassins dans lesquels on s’exerçait à nager. Les gens fatigués, dont il est ici question, n’avaient pas besoin de cet exercice, et se baignaient à part dans des lavacra ou baignoires. Tous ces détails ne laissent pas que d’être intéressants.

XIX.

54. — Veregine est !e génitif de Verego ou de Venegen, où l’on retrouve le préfixe ver dont il a été parlé dans la note 4 de la pièce ix ci-dessus. Ce mot n’a été recueilli ni par Zeuss, ni par Roger de Belloguet (Ethnogénie gauloise; Glossaire).

55. — Ce ne sont plus ici des portiques, comme dans la pièce qui précède, mais des arcades qui supportent l’édifice de trois côtés; l’autre côté ou le derrière n’avait pas besoin de cet appui, étant presque adossé à la montagne.

56. — C’était alors la coutume de bâtir, près des bords d’un fleuve, des villas d’où l’on jouissait à la fois des beautés de la perspective, des agréments de la campagne et de la pèche. Entre autres exemples, Voyez la description de la villa Burgus que fait Sidoine Apollinaire Carm. XXII, et celle de la villa de Childebert sur les bords de la Moselle, faite par Fortunat l. X, pièce ix.

XX.

57. — Pour rendre exactement la pensée et le jeu de mots du poète, il a fallu maintenir praemia qu’aucune traduction ne saurait rendre exactement.

XXI.

58. Generose Garumna et non generosa, comme le propose M. l’abbé Hamelin (De Vita et operibus V. Fortunati, in-8°, p. 65). Garumna est du masculin dans César, Tibulle, Ausone et partout ailleurs.

59. — Nomine cum proprio tristis et aeger eget. Fortunat loue ici sur les mots. Les syllabes aeger eget lui rappellent assez mal à propos le nom du fleuve Egircius.