Fortunat

FOTRUNAT

 

POURQUOI FORTUNAT  N'A-T-IL JAMAIS ÉTÉ TRADUIT EN AUCUNE LANGUE? DISSERTATION PRÉLIMINAIRE.

vie - livre I - livre II - livre III - livre IV - livre V - livre VI - livre VII - livre VIII - livre IX  - livre X - livre XI - Appendice

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

POURQUOI FORTUNAT

N'A-T-IL JAMAIS ÉTÉ TRADUIT EN AUCUNE LANGUE?

 

DISSERTATION PRÉLIMINAIRE.

I.

 

Un assez grand nombre d'auteurs ont parlé de Fortunat, et presque tous, les plus anciens principalement, avec des éloges qui passent la mesure. Mettons à part Grégoire de Tours, son correspondant et son ami, qui le pressa vivement de publier ses poésies; car s'il est vrai que l'évêque les ait admirées, le poète ne dit pas précisément en quels termes Grégoire lui témoignait son admiration, il se borne à protester contre la bonne opinion que son illustre ami a de son mérite, et à se défendre, tout en y obéissant, contre des encouragements qui tentaient sa faiblesse, mais qu'il regardait comme des ordres.[1] C'est ainsi, par exemple, que, pour le contenter, il fit des vers saphiques, lesquels ne manquèrent pas, comme toute poésie exécutée à commandement, d'être mauvais.[2]

On se rend mieux compte des louanges qu'il recevait de la reine Radegonde, fondatrice et simple religieuse du couvent de Sainte-Croix de Poitiers, et d'Agnès, abbesse de cette communauté. Il y est souvent fait allusion dans ses poésies. Sortant de la bouche de deux personnes aussi considérables par leurs dignités, leur caractère, leur esprit et leur savoir, ces louanges souvent décochées, pour ainsi dire, à brûle-pourpoint, ne laissaient pas que de mettre quelquefois à des épreuves fort délicates la modestie, d'ailleurs très réelle, de notre poète. Nous voyons de plus, dans plusieurs de ses poèmes adressés à de puissants personnages de la cour et du gouvernement de Sigebert et de son fils, en quelle estime singulière il était auprès d'eux, et quels efforts il faisait pour se diminuer, pour rabattre quelque chose de leurs compliments, encore qu'il y entrât, sans qu'il s'en aperçût peut-être, force eau bénite de cour.

Les jugements des contemporains ne sont pas définitifs; il en est peu qui ne soient sujets à révision. Il s'en doutait sans doute, et, par la manière dont il réagissait contre les éloges, il semblait prévoir le sort qui les attendait un jour à venir. Il ne se trompait pas tout à fait. La postérité commença pour lui un siècle environ après sa mort, et ce fut Paul Diacre qui lui en ouvrit les portes. Grâce à cet introducteur, qui n'avait rien négligé pour tirer au clair son état civil assez embrouillé, et en qui commence la série de ses apologistes,[3] la postérité ne montra pas seulement au poète la même faveur que celle dont il avait joui de son vivant, mais, à partir de là jusqu'aux vingt-cinq premières années du dix-septième siècle, elle prit et conserva l'habitude de parler de lui comme elle eût fait d'un modèle en-toutes sortes de poésies.

Après Paul Diacre viennent Hincmar,[4] Flodoard,[5] Aimoin,[6] Sigebert de Gemblours[7] et Tritheim.[8] Tous, en plus ou moins de paroles, tiennent un langage qui est comme un écho multiple, d'autant plus fidèle qu'il a moins de sons à répercuter. Parmi ces distributeurs d'encens, il en est à qui il semble monter à la tête, en même temps qu'ils le dispensent à l'idole. Au commencement du seizième siècle, si l'on en croit Pierre Crinito, Fortunat aurait été mis au rang des auteurs classiques, ses hymnes étant en très haute recommandation auprès des grammairiens d'Italie de cette époque,[9] et expliquées dans les classes. Comment croire qu'un poète coupable de tant d'infractions à la grammaire latine ait eu un pareil crédit parmi ceux qui étaient chargés de l'enseigner ? Selon Jérôme Bologni, poète trévisan,[10] Apollon et les Muses sourirent à la naissance de Fortunat, et le douèrent de telle sorte que « ses hymnes pindaresques et célestes devaient rendre modeste le poète de Vénouse ». Voilà Horace bien accommodé. Mais Bologni a raison de louer Fortunat d'être resté pur, et de n'avoir chanté « ni les exploits des forbans, ni les turpitudes des débauchés ». Sa muse, en effet, si muse il y a, est d'une honnêteté et d'une chasteté irréprochable.

Gaspar Barthius, ou Barth, est le premier qui ait mêlé un peu de critique à ces éloges.[11] On sent avec lui qu'on entre dans le xviie siècle. Il remarque que, né dans des temps barbares et ennemis de toute science, Fortunat, avec toute la force de son esprit, a plus corrompu la langue que tout autre moins favorisé que lui de la nature. On ne pouvait mieux dire. Toutefois, cette critique est comme noyée dans les louanges, et l'on se trouve à la fin en présence d'un poète d'un savoir encyclopédique. Dupin[12] accorde qu'il approche des poètes d'un meilleur temps que le sien, a non pas, ajoute-t-il, par la pureté des expressions, ni par la beauté des vers, mais par le tour poétique et la facilité merveilleuse avec laquelle il écrit en vers ». Tout cela n'est que jeu de mots. Qui dit pur dit clair, pour le moins, et l’on tâtonne sans cesse dans les obscurités de Fortunat, et l'on s'y perd souvent. Parler après cela de sa merveilleuse facilité, c'est comme si l'on disait de Virgile et d'Ovide qu'ils sentent l'effort. Dom Ceillier[13] loue par-dessus tout la piété de Fortunat, qui était grande en effet, et dont les témoignages abondent dans toutes ses œuvres poétiques; mais c'est faire comme Simonide, et détourner sur l'esprit dont ces œuvres sont pénétrées, l'hommage qu'elles lui semblaient ne point mériter d'ailleurs. Dom Ceillier se montre, en effet, assez froid pour la poésie de Fortunat, et se raille même un peu de ceux qui l'ont si fort exaltée. Cependant, l'analyse suffisamment détaillée qu'il donne des pièces dont se compose chaque livre du Recueil de notre poète prouve du moins qu'il l'a lu ; ce qu'on ne saurait assurer de pas un des critiques, ses prédécesseurs.

Dans une monographie de Fortunat, fort longue, fort érudite et très piquante, mais un peu romanesque en ce qui touche la naissance, la famille et la patrie du poète, Liruti[14] est si occupé à combattre les opinions confuses, mais reçues de son temps, sur ces diverses circonstances et sur quelques autres encore, qu'il n'a guère le loisir de s'engager dans un examen sérieux du talent poétique de son auteur, et que les éloges qu'il lui décerne par occasion ne permettent pas qu'on le déclare lui-même un apologiste de parti pris. Il paraît assez, comme Dom Ceillier, avoir lu Fortunat; il y trouve également matière à quelques critiques, mais elles n'ont pas le même poids.

De nos jours, Fortunat a été le sujet de quelques études plus ou moins étendues; mais la méthode et le caractère en sont plus relevés que les ébauches dont on vient de parler, et l'intérêt qu'on y prend est autrement vif. Trois écrivains d'un talent supérieur, Augustin Thierry, Ampère et Montalembert s'y font principalement remarquer.[15]

Augustin Thierry n'a guère lu dans les poésies de Fortunat que ce qui se rapporte à Radegonde, aux infortunes et au courage extraordinaire de cette princesse, et à l'aimable familiarité dans laquelle elle vivait avec un poète qu'elle aurait eu le droit d'appeler le sien, tant il l’a célébrée. Il y a aussi, chemin faisant, recueilli maints passages ayant trait aux mœurs de Fortunat sur qui celles des barbares avaient en partie déteint, et qui, de l'écolier instruit et studieux des écoles de Ravenne avaient fait une manière d'épicurien franc ou germain, toujours attiré vers les plaisirs de la table, et victime quelquefois de ses excès.[16] Mais, au lieu d'insister sur ce vice et d'y trouver matière à de faciles railleries, il se borne à le constater avec délicatesse et même avec grâce, en philosophe indulgent et non pas en censeur austère. C'est ce qu'Ampère qualifie d'optimisme et qu'il relève dans Augustin Thierry avec plus de politesse que d'équité.[17] Quant à la valeur de Fortunat comme poète, Augustin Thierry ne paraît pas s'en inquiéter; il s'en tient à ce qu'on peut tirer de ses poésies de bon pour l'histoire, et il s'applique à le démontrer, au moins en tout ce qui convient au sujet qu'il traite. On admire dans le savant historien avec quel discernement il a choisi ses citations, avec quel art il les a disposées. Cet art rappelle assez celui des prédicateurs qui prodiguent les citations de l'Ecriture sainte, et savent si bien les ajuster à leur texte qu'elles semblent y avoir leur place naturelle, l'Ecriture jusque-là n'en ayant eu que le dépôt. C'est cette habile disposition qui donne un peu l'air de roman aux charmants récits de l'historien, qui caractérise sa méthode et qui exerce sur le lecteur une si grande séduction.

Ampère paraît avoir vu Fortunat de plus près, sans pourtant l'avoir vu assez pour affirmer qu'il le connaît bien.[18] L'homme ne lui inspire pas de sympathie, quoiqu'il soit très capable d'en inspirer; mais il est de ceux dont la vie se prête davantage à une critique spirituelle et amusante, et très propre par conséquent à donner de l'attrait à des leçons publiques dont il serait l'objet. Par là, il devenait plus intéressant aux yeux d'un professeur que d'un historien. Aussi, tout en rendant hommage aux qualités de Fortunat, Ampère est au fond très sévère, je ne dirai pas pour les mérites du poète qui n'ont pas plus à gagner aux éloges qu'à perdre à la critique, mais pour l'homme privé sujet à de mauvaises habitudes, comme par exemple la flatterie à outrance, et des infractions à la sobriété, plus propres, dit-il, à un barbare sensuel qu'à un épicurien délicat; sur ce dernier point, surtout, il répudie l'indulgence qu'Augustin Thierry a montrée. Il y a du vrai sans doute dans cette appréciation d'Ampère. Mais pourquoi ne pas mettre au compte du temps, comme la vérité l'y obligeait, la plus grosse part de ces défauts qu'Ampère paraît un peu trop attribuer à de mauvais penchants innés? Pour ce qui est de ces défaillances morales, entre autres l'abus de la flatterie, qu'Ampère reproche à Fortunat, à quel art autre que la flatterie le poète eût-il pu demander main forte pour vivre en sûreté avec les puissants personnages dont la protection était si nécessaire à lui étranger, et dont l'orgueil, ou se fût offensé de louanges médiocres, ou n'eût rien compris aux louanges raffinées; avec ces rois francs ou germains qui se trahissaient et s'égorgeaient les uns les autres et qu'il n'eût pas été prudent d'avertir, encore moins de réprimander? Fortunat n'avait point cet art; il était à la fois bon et naïf, et, n'ayant jamais fait le mal dans une société où l’on ne s'en gênait guère, il pouvait croire que, par l'excès de ses flatteries, il empêcherait qu'on ne lui en fît à lui-même. Toute sa politique consistait donc à ménager les partis et à avoir des casaques de rechange au cas où il y aurait eu péril pour lui à porter toujours la même. Quant aux infractions du poète à la sobriété, lesquelles, d'ailleurs, il avoue avec candeur, elles ont fourni à Ampère l'occasion, de montrer beaucoup d'esprit aux dépens du pécheur trop expansif, et cela en présence d'un auditoire dont les plaisanteries sur les personnes et leurs infirmités ridicules ne manquent guère d'exciter le rire et les applaudissements. A cet égard, il doit quelque reconnaissance à Fortunat.

En écrivant la vie si dramatique et si touchante de sainte Radegonde, dans les Moines d'Occident,[19] Montalembert rencontre naturellement Fortunat sur son chemin. Il lui emprunte quelques passages relatifs aux terribles catastrophes qui ont forcé cette reine à se réfugier dans le cloître, et dispersé les restes de sa famille échappés au fer des Francs. Il dit quelques mots des billets familiers de Fortunat à la sainte recluse du monastère de Sainte-Croix de Poitiers, et à l'abbesse Agnès; il rappelle les soins vigilants et gracieux dont elles l'entouraient, et, en bornant là ce qu'il ne pouvait s'empêcher de dire pour les besoins de son sujet, il montre assez qu'il a négligé de lire ce qui ne s'y rapportait pas, c'est-à-dire plus des trois quarts des poésies mêlées de Fortunat. Il y a tout au plus jeté un coup d'œil, suffisant toutefois pour lui faire trouver à redire aux souvenirs classiques que Fortunat introduit trop souvent dans des vers tout remplis des témoignages de sa foi catholique. D'ailleurs, à l'exemple d'Ampère et d'autres encore, qui ne se sont pas mis en peine de prouver cette assertion, il croit Fortunat auteur de deux pièces[20] « où, dit-il, il fait parler Radegonde dans des vers où respire le sentiment d'une véritable poésie, d'une poésie toute germanique de ton et d'inspiration ». Rien n'est plus vrai; mais est-ce que Radegonde elle-même ne faisait pas des vers, « des grands et des petits », comme le dit Fortunat, et ces vers, de l'aveu de notre poète, n'étaient-ils pas excellents?[21] Pourquoi donc n'aurait-elle pas fait ceux qu'on persiste à donner à Fortunat? Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il les a revus et chargés un peu de sa rhétorique; il me semble, en effet, le reconnaître à certains traits déclamatoires et ampoulés du genre de ceux qui lui sont habituels. Quant au fond, qu'on veuille bien lire ces pièces avec soin, et l'on verra que le sujet dont l'auteur s'est inspiré n'est pas de ceux qui se puissent traiter par procuration. Mais ce n'est pas le moment d'insister là-dessus.

En 1847, M. l'abbé Maynard soutint, à la Faculté des lettres de Poitiers, une thèse latine sur Fortunat.[22] Le sujet n'y est qu'effleuré et n'offre rien de nouveau, bien que l'auteur en eût certainement trouvé, s'il eût eu la patience de le chercher. Il connaissait sans doute les écrits d'Augustin Thierry et d'Ampère mentionnés plus haut, mais il n'avait guère à s'en souvenir, car sa thèse est plus remplie du personnage ecclésiastique que du poète, et celui-ci n'eût peut-être pas obtenu de M. l'abbé Maynard toute l'estime dont il est l'objet, si la plupart de ses pièces n'eussent porté la forte empreinte de sa foi catholique et du caractère sacré dont il était revêtu. Il est donc douteux que les défauts du poète, dont les principaux semblent bien n'avoir pas échappé à M. l'abbé Maynard, fussent devenus à ses yeux des qualités, sans les mérites du prêtre qui leur valaient cette indulgence.

C'est dans le même esprit, mais avec plus de méthode et surtout avec plus de sens critique, que M. l'abbé Hamelin a traité le même sujet, dans une thèse latine soutenue par lui à Rennes en 1876.[23] Elle est divisée en deux parties. La première est un résumé des faits qui concernent la vie, la famille et le pays de Fortunat. L'auteur s'y autorise tout simplement des témoignages de Paul Diacre, de Brower, de Lucchi, de Liruti, de Grégoire de Tours, d'Hincmar, etc., joints à ceux qu'on doit à Fortunat lui-même, et qui se trouvent soit dans ses poésies mêlées, soit dans sa Vie de saint Martin; il y a rien de plus, rien de moins, ce sont de simples répétitions. Pour la seconde partie, toute consacrée aux écrits du poète, M. l'abbé Hamelin a mis à contribution les ressources que lui offraient l’Histoire littéraire de la France et les Récits d'Augustin Thierry. Pour avoir interrogé l'un et l'autre avec une réserve qu'on pourrait qualifier d'abstention complète, M. l'abbé Maynard a beaucoup diminué l'intérêt de sa thèse, laquelle en a contracté même quelque aridité. Au contraire, celle de M. l'abbé Hamelin, par l'excellent usage qu'il y est fait de ces deux documents, est plus substantielle, plus dégagée et plus attrayante. Il y fait une remarque qui peut passer pour neuve, et que j'ai moi-même faite souvent, en lisant et en étudiant Fortunat; c'est qu'il y a dans ce poète une véritable originalité. J'ajoute que cette originalité est surtout dans le caractère de l'homme, les vers du poète ne pouvant être appelés originaux, par cela seul que leur incorrection et leur rudesse ne les font ressembler à nuls autres. Ce caractère, mélange de sensibilité, d'enjouement et de bienveillance, dut faire, comme il fit en effet, du poète, un compagnon des plus agréables et des plus recherchés. On a peine à se figurer que dans une société grossière comme celle où vécut Fortunat, et où les accès de gaîté étaient plus ou moins des actes de violence, cet homme ait pu avoir et ait su garder une gaîté douce et naturelle. Telle était pourtant celle de Fortunat. Elle nous rappelle, bien qu'elle en diffère du tout au tout et par l'esprit, et par le genre de poésie où elle se manifeste, la bonne humeur dont Lucilius tempérait l'âpreté de ses satires, et par laquelle il charmait et déridait les Lélius, les Scipion et autres graves Romains de son temps. Et si on cherchait vainement dans les poésies mêlées de Fortunat le sel et l'urbanité que Cicéron et Horace remarquaient dans celles de Lucilius; si, plus vainement encore au latin dégénéré et comme tombé en enfance du panégyriste des rois mérovingiens, on demandait quelque chose de cette connaissance supérieure de la langue latine qu'Aulu-Gelle (XVIII, 5) admire dans le satirique romain, on y trouverait du moins de la finesse en certains endroits, delà délicatesse et même de la grâce.

La bienveillance, ou, pour mieux dire, la bonté de Fortunat ne contribua pas moins à le rendre populaire parmi ses contemporains les plus illustres, que son enjouement.

Toutefois elle avait le défaut d'être banale, de se prodiguer avec excès, et finalement de dégénérer en une flatterie outrée, où il a bien l'air d'oublier jusqu'au sentiment de sa dignité personnelle. Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire là-dessus à la décharge de Fortunat; mais ce n'est pas ici le lieu.

M. Ebert est le premier qui, pour venir après tous les autres critiques de Fortunat, donne une idée juste de ses poésies, et qui le fait avec brièveté.[24] Il n'est pas, comme Ampère, toujours à la recherche de l'esprit et de l'effet, mais il ne manque pas de bonne humeur et sait, à l'occasion, caractériser le poète et son œuvre par un mot pittoresque et vrai. Sa critique est savante, et charme autant qu'elle instruit. Peut-être la trouverait-on un peu complaisante; tel est du moins mon humble avis; mais elle a en somme assez d'autorité pour nuire au succès des objections qu'on y pourrait faire, et par conséquent pour avoir le dernier mol. M. Ebert a fait une étude de Fortunat, de son esprit et de son style, aussi approfondie que s'il eût eu le dessein de le traduire, en tous cas avec la conviction qu'il n'était pas possible d'en parler pertinemment, si l'on ne se l'était rendu familier à force, pour ainsi dire, de petits soins, et si l'on ne s'était nourri de sa substance.

Les poésies de Fortunat communément et avec raison nommées poésies mêlées, le sont en effet à tous égards. Une circonstance quelconque les fait naître, et elles viennent se ranger les unes à la suite des autres sans qu'il y ait, la plupart du temps, le moindre lien entre elles. A l'exception du quatrième livre composé exclusivement d'épitaphes, et de l'Appendix dont toutes les pièces sont adressées à Radegonde et à Agnès, sauf aussi un petit nombre de pièces qui, dans les autres livres, se rapportent aux mêmes sujets et se suivent naturellement, tout le reste est un pêle-mêle où il semble bien que les copistes de ces poésies aient plus de part que le poète lui-même. Comme d'ailleurs, ainsi qu'on l'a bientôt reconnu, il y a dans ce désordre matériel nombre de pièces qui appartiennent à un genre déterminé, M. Ebert les a divisées en catégories. La première consiste en panégyriques. De hauts personnages, tels que des rois, des reines, des princesses, des fonctionnaires, comme on dirait aujourd'hui, des évêques, des abbés, etc., en sont habituellement l'objet. Le poète y chante leurs louanges dont il n'exempte même pas leurs qualités physiques, allant jusqu'à établir des rapports entre celles-ci et leurs qualités morales. Parfois ces louanges sont tellement outrées et démentent si audacieusement l'histoire que, n'osant croire que l'auteur ait menti sciemment, on conclut qu'il a dû ignorer de la vie de certains personnages les faits qui contredisent avec éclat ses - assertions. C'est ce qu'on remarque surtout dans les poèmes à la louange de Caribert,[25] Chilpéric et de Frédégonde; car pour ceux qui regardent Sigebert et Brunehaut, Fortunat les ayant écrits à la cour de ce prince auquel il avait de grandes obligations, il est excusable d'avoir puisé dans son enthousiasme reconnaissant des motifs de donner plus d'essor à son penchant naturel pour la louange et pour la flatterie.

M. Ebert range dans la catégorie des panégyriques le poème en l'honneur de la Virginité (VIII, 3) ; tel est bien en effet son caractère, et d'ailleurs l'on conviendra que s'il est une vertu louable par-dessus toutes les antres, c'est celle dont saint Augustin, parlant des vierges, a dit : « qu'elles ont en la chair quelque chose qui n'est point de la chair, quelque chose qui tient de l'ange plutôt que de l'homme.[26] » Dans ce poème, « l'auteur, dit M. Ebert (t. I, p. 558), peint avec des couleurs peut-être un peu trop sensuelles l'amour des religieuses pour le fiancé céleste, ainsi que la récompense réservée dans le ciel à la chasteté. » Cela est vrai ; mais avec ou à part cela même, ce poème, pour dire ce que j'en pense, est certainement l'œuvre la plus singulière du poète, et peut-être, malgré la banalité d'un sujet déjà traité par saint Basile, saint J. Chrysostome, Tertullien, saint Augustin et saint Ambroise, la plus originale. Il y a là, notamment, un parallèle entre la condition de la vierge et celle de la femme mariée, où, par des raisons physiologiques d'une vérité cruelle et-sans idéal, le poète démontre les avantages de la virginité sur un état où il a fallu nécessairement en faire le sacrifice. Avec des couleurs qui ne sont point celles de l'Albane, mais qui rappelleraient plutôt le sombre naturalisme de l'Espagnollet, il peint les suites ordinaires de ce sacrifice, la grossesse et l'espèce de honte que la femme grosse éprouve en présence des hommes, l'accouchement, l'allaitement, la mort du premier né, le veuvage où la femme cesse d'être épouse sans pouvoir redevenir vierge. Pour tous ces détails dont quelques-uns sont véritablement émouvants, Fortunat s'est évidemment inspiré de saint Ambroise qui, dans son traité de Virginitate,[27] fait le même parallèle.

En outre, il y a dans ce poème de véritables beautés poétiques, beautés de forme et beautés de sentiment. Au début, le poète nous introduit dans la cour céleste au moment où elle est assemblée pour recevoir la vierge récemment arrivée au ciel, et destinée à être l'épouse du Christ. Il donne entre autres des détails gracieux et très intéressants au point de vue de l'art, sur la toilette de la fiancée, il rappelle ses combats sur la terre et ses souffrances pour se garder pure et digne de son divin époux, ses entretiens mystiques avec lui, les consolations et la force qu'elle y puise, et enfin son triomphe. Des images tour à tour éclatantes et pompeuses colorent et animent toute cette poésie, et laissent à peine le temps d'apercevoir sous leur brillant les duretés et les incorrections de style habituelles à Fortunat.

Malgré tous ces mérites, ce poème ne me touche pourtant pas d'une manière aussi vive et aussi continue que les poèmes sur Galsuinthe (VI, 5), et sur la ruine de la Thuringe (Append. i). Les beautés sont là d'un ordre si supérieur et si dramatique, on les attendait si peu du talent, du caractère, et j'ajoute du tempérament de Fortunat, que les critiques, y compris M. Ebert, semblent s'être un peu trop complaisamment mis d'accord, pour lui faire les honneurs de ces deux touchantes élégies. J'ai dit précédemment les raisons qui me portent à différer d'opinion avec eux à cet égard; je n'y reviendrai pas, mais je dirai de plus que si, par le seul fait de maintenir ces poèmes à la place qu'ils occupent parmi les poésies de Fortunat, je parais me ranger moi-même à cette opinion, c'est moins par conviction que par respect humain.

M. Ebert s'est si bien pénétré de son auteur, il en a si bien pesé les mérites et les défauts que, sauf sur un point seulement, où je me permets de n'être pas de son avis, et dont je parlerai tout à l'heure, il n'y a pas un mot à redire dans ses jugements, et qu'en général on peut s'en reposer sur lui. Ainsi on ne le contredira pas quand il dit que les épitaphes se rattachent aux panégyriques; on pourrait même ajouter que c'en est la quintessence. La rhétorique de Fortunat, jointe à un besoin de louer qui ne se peut assouvir, y prend toutes ses aises, et soit qu'il loue en son nom, soit qu'il loue au nom d'autrui, soit enfin qu'il le fasse, pour ainsi parler, sur commande,[28] il s'en donne à cœur joie et déborde. Mais ses épitaphes, si enflées et si longues qu'elles soient, laissent le lecteur froid sinon incrédule, et ne sont pas propres à lui faire oublier le dicton : Menteur comme une épitaphe.

Je passe, plus rapidement encore que M. Ebert, sur les épigrammes, petites pièces qui ne sont que de simples inscriptions où la raillerie et le trait n'ont point de part, sur les pièces lyriques, sur les hymnes que tout chrétien sait par cœur, sur les descriptions de voyages, sur les lettres missives et sur d'autres pièces qui ne se rattachent à aucun genre spécial, et j'arrive à celles qui sont de la catégorie des billets, c'est-à-dire de ces petites lettres qui n'évoquent pas l'idée de correspondante, qu'on écrit à la hâte, stans pede in uno, pour faire un compliment, annoncer l'envoi ou la réception de quelque présent, charger d'une commission ou rendre compte de celle dont on a été chargé, enfin adresser une prière ou un remerciement. Tels sont les billets adressés à l'évêque Grégoire; tels aussi ceux adressés à Radegonde et à Agnès. Ces derniers offrent, il est vrai, un mélange singulier de tendresses telles qu'en comportent les billets les plus doux, et d'effusions pieuses; on en est même tout d'abord et, eu égard à la qualité des personnes, assez scandalisé. Mais à y regarder de près, on n'y voit que les naïfs épanchements d'un cœur reconnaissant. Les attentions charmantes dont le comblaient deux femmes aux yeux de qui la grâce aimable n'était pas incompatible avec le cloître, exaltaient en quelque sorte celui qui en était l'objet, et il profitait de la liberté autorisée, par le latin pour donner à ce qui n'était qu'une vive mais chaste amitié le nom d'amour, et pour appliquer les termes de ce langage profane aux sentiments de la plus pure mysticité.

Dirai-je que dans ces mêmes billets il est souvent question de l'appétit du poète, et des aventures de son estomac au milieu des tentations de la bonne chère? Dirai-je qu'en dépit de la tournure humoristique qu'il donne à ses récits, encore que Radegonde et Agnès qui, en leur qualité de Germaines, n'étaient pas sur ce point très collets montés, s'en divertissent peut-être, il s'y oublie jusqu'à décrire en termes d'une crudité parfois grossière les opérations ardues de sa digestion (XI, 22, 23), et ces terribles lendemains qui succèdent à la crapule de la veille. Pendant son séjour assez long dans une cour et dans une société germaines, il avait contracté l'appétit des gens de cette nation, laquelle, comme les Thraces, ne passait pas pour un modèle de sobriété, et il lui arriva plus d'une fois d'être incommodé d'un régime trop brutal pour un homme qui, comme les ruminants, n'avait pas plusieurs estomacs.

M. Ebert s'étonne que Fortunat, malgré le talent qu'il a montré dans certaines parties, ne se soit exercé qu'une seule fois dans la poésie lyrique des anciens. Pourquoi cet étonnement? Fortunat ne nous dit-il pas lui-même qu'il n'avait pas les ailes assez fortes pour voler à cette hauteur, et celle espèce d'ode en vers saphiques, obscur et pompeux galimatias, qu'il écrivit malgré Minerve et seulement pour obéir à Grégoire de Tours, est-elle autre chose qu'une preuve de son impuissance à déférer convenablement à cet ordre? Ah! qu'il aimait bien mieux faire des acrostiches en forme de croix, et s'amuser à des jeux de versifications qui sont à la poésie ce que les calembours sont à l'éloquence, à affronter les difficultés de l'épanalepse, à s'admirer dans les combinaisons de plusieurs mots de suite commençant par la même lettre c'est-à-dire dans l'allitération, enfin dans « les métaphores, images et comparaisons poussées jusqu'au pathos, etc. »!

Les choses étant ainsi, comment M. Ebert a-t-il pu dire (t. I, p. 575) : « Si nous jetons ici un coup d'œil général sur les productions poétiques de Fortunat, nous devons avouer, n'y eût-il d'autre preuve que celle qui est fournie par tous ces artifices oratoires, que cet auteur possédait un grand talent pour la forme, et qu'il avait par conséquent une véritable aspiration à trouver l'expression poétique. » J'en demande pardon à M. Ebert, mais je ne saurais souscrire à cette opinion. Trouver l'expression poétique n'est rien, si elle est vide de sens, si l'idée qu'elle revêt n'est qu'un lieu commun, si elle trahit des efforts pénibles pour la découvrir, si le défaut de discernement ou la négligence se fait remarquer dans le choix dont elle est l'objet, si les mots y perdent leur propriété ou y contractent des associations contraires à leur génie naturel, si enfin elle n'est qu'une musique aux sons cadencés et bruyants pareils à ceux que produisent les marteaux de plusieurs forgerons frappant ensemble sur une enclume.[29] Ce sont là les traits qui, avec quelques autres, distinguent toute poésie de décadence, ce sont ceux, à de notables exceptions près, de la poésie de Fortunat. A ce titre il est un ancêtre de plus d'un de nos poètes contemporains, parmi lesquels il en est qui ne sont pas des moins fameux.

Il reste à parler des éditions, avec notes et commentaires,[30] des poésies de Fortunat. La première édition complète est due au Père Brower. Outre quelques manuscrits interrogés par lui pour la première fois, entre autres et principalement le manuscrit de Saint-Gall, il recueillit un certain nombre de pièces publiées isolément, et en composa l'édition qu'il donna en 1603, puis en 1617. Malheureusement, les notes et commentaires dont il l'accompagna laissent beaucoup à désirer sous le rapport de l'exactitude historique et de la clarté. Tantôt elles sont d'une prolixité fatigante, tantôt d'une brièveté dont on ne peut rien tirer de ce qu'on est avide ou de ce qu'il importe surtout de savoir. Les conjectures et les assertions téméraires y sont nombreuses; il y a aussi de grosses erreurs de faits. Les corrections du texte n'en sont pas moins très heureuses et excellentes pour la plupart. Ce premier nettoiement, pour ainsi dire à grande eau, des ordures qui salissaient ce texte, est le premier et le plus grand service qui ait été rendu au poète, et pour lequel le savant jésuite a bien mérité de lui. Désormais la voie était déblayée, il n'y avait plus qu'à suivre l'audacieux qui s'y était engagé. C'est ce que fit Michel-Ange Lucchi, moine du Mont-Cassin. Son édition de Fortunat parut à Rome en 1786, c'est-à-dire cent quatre-vingts ans après la première de Brower.

Lucchi adopta et reproduisit l'édition de son prédécesseur sans y faire aucun changement. Mais, comme il avait pu consulter des manuscrits que Brower n'avait pas connus, il en tira des leçons nouvelles que, par déférence peut-être pour celui-ci, il se contenta d'indiquer dans ses notules. Seulement, et ses grandes connaissances en histoire, principalement en l'ecclésiastique, l'y autorisaient, il ne se fit pas scrupule de signaler les erreurs où, faute des mêmes connaissances, Brower était assez fréquemment tombé. Il eût bien fait de pousser plus loin sa critique, en écartant de son texte nombre de pièces attribuées à tort à Fortunat ou, pour le moins, fort suspectes, que Brower avait trop facilement mêlées aux pièces authentiques. Un autre après lui, et longtemps après lui, M. Frédéric Léo, les reléguera dans un Appendix spuriorum, elles demeureront en quarantaine jusqu'à production de leur patente nette.

En 1881, il y avait quatre-vingt-quinze ans que l'édition de Lucchi avait paru, lorsque M. Frédéric Léo donna la sienne qui fait partie des Monumenta Germaniæ historiœ en cours de publication à Berlin. Le savant éditeur en indique les éléments dans sa préface. Il a consulté une douzaine de manuscrits, entre autres les deux moins mauvais, celui de Paris sous le numéro 13048, d'où feu Guérard, de l'Académie des Inscriptions, a tiré les nombreuses pièces qui figurent dans le premier Appendix de l'édition Léo,[31] et celui de Saint-Pétersbourg, qui date du huitième siècle. Il va de soi que ni Brower, ni Lucchi n'avaient jamais seulement ouï parler du premier de ces manuscrits ni du second. Les manuscrits autres que les douze cités plus haut, M. Léo les indique sans les décrire, et il en désigne encore six qui, ayant été décrits par différents critiques, n'avaient pas besoin, dit-il, de l'être de nouveau. Pour les éditions, il a fait usage de celle de Venise, qui, à son avis, a toute la valeur d'un manuscrit, et de celles de Brower et de Lucchi.

Tant de manuscrits, pour un auteur de l'espèce de Fortunat, démontrent assez l'estime singulière dont il a joui à travers les âges, et expliquent en même temps l'état de corruption, où le maintenaient, en l'aggravant, les copistes par les mains desquels il a dû passer. Il semble, en effet, que l'ignorance des copistes croissait en raison du nombre des copies. S'il arrivait à l'un d'eux d'être frappé de quelque faute, il ne la corrigeait que pour la rendre pire, ou il lui en substituait une nouvelle qui ne valait pas davantage. On se rend compte de tout cela, en lisant les innombrables variantes recueillies par M. Léo, et du sein desquelles on n'est jamais bien sûr d'avoir déterré la meilleure. On penserait que les copistes de Fortunat étaient recrutés à dessein parmi les moins lettrés, et que cette besogne leur était imposée pour pénitence. Quant à moi, j'ose n'en pas douter. Quoi qu'il en soit, si Fortunat, aux époques où il était l'objet de toutes ces transcriptions, était populaire en quelque sorte parmi les gens lettrés, il dut cette faveur plutôt au préjugé qui continuait à le tenir pour un excellent poète, qu'à l'examen sérieux et à l'intelligence de ses écrits. Cette dernière tâche devait être celle de ceux qui l'ont publié, annoté et commenté. Je dirai plus tard comment ils s'en sont acquittés. Revenons à M, Frédéric Léo.

Outre les leçons, en nombre infini, comme je l'ai remarqué ci-devant, qu'il a tirées des manuscrits, et qu'il a citées, sans en avoir, selon toute apparence, omis aucune, il a récolté avec un égal scrupule ce qu'on appelle moins des leçons que des corruptions de leçons, telles que mots désorganisés ou de constitution avortée, particules de mots réduits quelquefois à une lettre seule, tronçons impossibles à rattacher à aucun corps, mots divers fondus en un seul avec perte pour chacun d'eux d'une ou plusieurs de ses parties, et formant des espèces de monstres qu'on ne peut dénommer. On n'en a jamais fait autant pour Cicéron, par exemple, dont Orelli a rassemblé tant de variantes qu'on n'ose pas jurer que nous n'ayons pas un Cicéron de sang mêlé. Certainement, la plus grande partie de ces énormités des manuscrits de Fortunat n'ont apporté que peu de lumière à l'éditeur, tout au plus en a-t-il jailli quelques étincelles; mais il n'y a pas moins eu je ne sais quoi de chevaleresque de la part de M. Léo à s'engager dans ce fouillis capable de décourager même les fées. Ajoutons qu'il a introduit quelquefois, parmi les variantes, des notes explicatives très brèves, dont il lui a semblé que le texte avait trop manifestement besoin, sous peine de s'exposer au reproche d'avoir agi à l'égard de certains galimatias comme les théologiens du moyen âge à l'égard du grec, et de s'être tiré d'affaire par un transeamus. Il est à regretter seulement qu'il n'ait pas donné ces explications aussi souvent qu'elles étaient nécessaires, car il y fait preuve d'une grande sagacité; c'est sans doute parce qu'elles eussent trop grossi son édition, ou qu'il a voulu laisser aux futurs critiques du texte de Fortunat le mérite d'achever ce qu'il a seulement ébauché.

Enfin M. Léo a séparé et rendu à leur division naturelle quelques pièces réunies à tort sous un seul titre par les précédents éditeurs. J'ai déjà dit qu'il avait éliminé et réuni dans un appendice celles indûment attribuées à Fortunat; j'ajoute qu'il croit trouver la preuve de cette fausse attribution dans la liberté extrême dont on en use dans ces pièces avec la prosodie. Il est pourtant bien vrai que, sous ce rapport, Fortunat ne s'est pas toujours fort gêné avec les règles. Trois indices terminent cette édition. On a eu raison de dire que les indices sont l'âme des livres, et pour ma part j'admire ce genre de travail parce que j'en comprends la délicatesse et les difficultés. Celles qu'offrent les poésies de Fortunat sont si minutieuses et si considérables qu'elles en sont presque rebutantes; M. Léo les a glorieusement vaincues. Il n'eut pas mieux travaillé et avec plus de succès, s'il eût fait ces indices sur un livre qu'il eût composé lui-même.

Ces préliminaires étaient une introduction nécessaire à ce qu'il me reste à dire sur les causes qui ont empêché jusqu'ici les savants de tous pays de traduire Fortunat chacun en sa langue. Ces causes se peuvent réduire à une seule: l'insuffisance ou l'impuissance des anciens éditeurs à éclaircir le texte, c'est-à-dire à expliquer- les nombreux passages dont l'extrême obscurité arrête à chaque instant le lecteur et le plonge dans le dégoût et le découragement. Car, dit le savant et regrettable philologue Louis Quicherat, « faire comprendre intégralement les auteurs qu'on édite est une tâche plus ardue et plus méritante que de recueillir seulement les différentes leçons des textes ou des manuscrits[32] ». En effet, on vient aisément à bout de cette dernière besogne, avec une grande pratique des manuscrits, de la patience et du temps devant soi.

II.

Malgré les travaux considérables dont Fortunat, ainsi qu'on l'a fait voir précédemment, a été l'objet, malgré tous les efforts tentés pour le rendre plus intelligible, malgré tous les éloges dont on l'a comblé, malgré, enfin, tous les renseignements précieux qu'on en a tirés pour l'histoire de son temps, il n'a pas encore eu l'honneur d'être traduit en aucune langue.[33] Il n'en aurait pas été ainsi peut-être si quelque habile érudit du commencement du seizième siècle eût osé faire ce qu'ont fait depuis Brower et Lucchi. Mais il n'y avait pas là de quoi tenter des hommes amoureux du style avant tout, et dont la passion ne pouvait être satisfaite que par l'étude, à peu près exclusive, des écrivains classiques, soit pour se former le style sur celui de ces modèles, soit pour guérir les blessures que d'ignorants copistes leur avaient faites. Admettons, cependant, que la curiosité des critiques de la Renaissance ait été attirée sur Fortunat; qu'y eussent-ils trouvé? Une latinité barbare et un texte qui n'était qu'une plaie. En eût-il été autrement, que les délicats de ce siècle n'eussent pas jugé digne de leurs études un poète dont, le vol ne faisait que raser la terre et la plume torturer la poésie. Ils avaient tant d'autres malades plus intéressants et plus pressés, qu'ils abandonnèrent celui-là à des médecins subalternes ou moins dédaigneux, s'il avait la chance d'en rencontrer.

Il en rencontra, en effet, qui, pour s'être fait longtemps attendre, ne laissèrent pas que de l'arracher des limbes où il expiait les difficultés de son abord, et où l'indifférence ou le mépris l'avaient condamné. Brower fut le premier, Lucchi le second, enfin, et longtemps après eux, Guérard, pour les pièces restées inconnues aux deux autres, qu'il découvrit et publia en 1831, pour la première fois, dans, les Notices et Extraits des manuscrits, t. XII. Mais, quelque méritoires que soient leurs commentaires, notes et éclaircissements, ils n'ont, jusqu'ici, décidé personne à traduire leur auteur. Serait-ce donc qu'ils n'ont point fait assez pour cela?

J'ai déjà dit, d'après L. Quicherat, qu'il y a plus de mérite pour un éditeur à faire comprendre dans toutes ses parties son auteur, qu'à en recueillir et à en accumuler les variantes. A quoi bon, en effet, mettre vingt manuscrits au pillage, en extraire et faire défiler sous nos yeux des leçons qui se contredisent presque aussi souvent qu'elles s'accordent, et introduire les unes dans le texte et laisser les autres à la porte, trois opérations toujours faciles quand il ne s'agit que de simples mots, si l'on néglige, d'ailleurs, d'expliquer des phrases, des passages même qui sont de véritables énigmes, et sur lesquels le lecteur reste l'œil fixe et la bouche béante? N'est-ce pas dire, ou à peu près, qu'on ne se tait sur ces passages que parce qu'il est aisé de les comprendre, qu'on les comprend bien soi-même, et que le lecteur sera sans doute aussi pénétré de leur clarté? Mais c'est trop présumer à la fois du lecteur et de soi-même ; car, lorsque je vois sur tous les passages obscurs et rebutants, comme ceux dont Fortunat est rempli, les commentateurs glisser tour à tour avec la même insouciance, j'en conclus volontiers qu'ils ne les ont point entendus, et que le monologue qui se fait dans leur for intérieur est à la fois une manière de dissimuler leur impuissance et une impertinence. Certes, tout lecteur ne peut qu'être flatté de la bonne opinion qu'on a de son intellect; mais, n'est-ce pas agir envers lui comme un banquier qui tirerait une lettre de crédit sur un correspondant dont l'argent ne serait pas prêt, ou qui même n'en aurait pas du tout?

Ce qu'on dit ici des passages difficiles que l'indifférence où l'incapacité relative des commentateurs abandonne à notre compréhension, peut également, et jusqu'à un certain point, se dire des simples mots; car s'il est vrai que par leur isolement ils offrent plus de prise à la réforme, il est aussi vrai que, vu le nombre infini de variantes dont ils sont l'objet, il serait à peu près impossible de ressaisir la personnalité de chacun d'eux, si l'on ne se résolvait à leur imposer, en quelque sorte d'autorité, des corrections radicales dont le sens général de la phrase pût logiquement s'accommoder, et auxquelles le lecteur fût amené, sans efforts, à acquiescer. Loin de blâmer ce procédé, surtout lorsqu'on a affaire à un auteur aussi mutilé que Fortunat, je regrette que ses éditeurs, y compris M. Léo, n'aient pas montré plus souvent un peu de cette hardiesse que le grand Scaliger avait avec excès, mais dont tant d'auteurs anciens se sont si bien trouvés.

On peut, en dépit d'un rigorisme qui exigerait le même traitement pour les désordres constitutionnels d'un mauvais auteur que pour ceux d'un bon, on peut, dis-je, se permettre sur le premier, dont la santé après tout nous importe le moins, des expériences qu'on ne se permettrait pas sur l'autre. Avec un Fortunat, on ose bien des choses qu'on n'oserait pas avec un Virgile. Il y a, par exemple, telles corrections radicales dans Fortunat, que M. Mommsen a suggérées à M. Léo, qui, si elles ne sont pas de génie, le génie étant un bien gros mot pour une si petite chose, sont au moins d'intuition supérieure. Toutefois, il y reste encore un très grand nombre d'expressions et de phrases bien malades, autant des remèdes qu'on leur a appliqués que par la faute du temps et des copistes. Je suis bien loin de croire au succès des remèdes que je me propose d'essayer sur quelques-unes; mais, après avoir, comme je l'ai fait, lu à fond, relu et traduit les onze livres[34] des poésies mêlées de Fortunat et leur Appendice, après avoir apporté à ce travail un peu de cette passion pour les découvertes qui, sauf la différence énorme du but, anime le grammairien comme l'astronome, j'ai cru être en mesure de donner quelques exemples choisis parmi une centaine et plus, des omissions, des timidités puériles, parfois même des fautes d'interprétation que je reprochais plus haut aux éditeurs et aux commentateurs.

 

N° 1. — Dans la pièce xvi de l'Appendice, on lit les vers 10 et 11, qui suivent :

Hic quoque sed plures carmina jussa per annos;

Hinc rapias tecum quo tibi digna loquor.

Le premier vers cloche d'un demi-pied et n'a ni sujet, ni verbe. Guérard, qui le donne tel que le manuscrit le lui a offert, ne remarque pas même cette anomalie, ou, s'il l'a remarquée, il la laisse passer avec une froide courtoisie. M. Léo pense qu'au lieu de carmina jussa, il faut lire selon toute apparence camina justa. Je confesse que cela ne m'apparaît point du tout. Qu'est-ce que camina? Est-ce un nom au pluriel neutre s'accordant avec justa. Le singulier serait donc caminum, or caminum est le nom latin de Cumin, ville prussienne sur le lac de ce nom. Est-ce un nom féminin au nominatif? On trouve, en effet, dans Du Cange, deux exemples de ce nom, l'un qui paraît indiquer un instrument à vanner, l'autre qui est un synonyme de curia. Ni l'un ni l'autre n'ont rien à faire ici. S'agit-il de camina impératif de caminare? Encore moins; outre que la quantité de la première syllabe proteste contre son admission. Laissons donc carmina, et voyons pourquoi.

Notre poète dit en quelques pièces de son recueil qu'il fait des vers pour obéir aux ordres de Radegonde et d'Agnès, il le leur redit ici, et, de plus, qu'il en fait ainsi depuis plusieurs années. Il prie donc l'une ou l'autre (car on ne voit pas précisément à laquelle des deux il s'adresse) de prendre (rapias) ceux qu'il leur offre, n'y ayant rien qui n'y soit digne d'elles. Fortunat a donc du écrire, et il a certainement écrit :

Hic quoque sed plures [ago] carmina jussa per annos.

Le copiste de la pièce du manuscrit d'où Guérard l'a tirée, a omis ago qui s'imposait si naturellement, et qui rend à ce vers manchot le membre dont il était privé depuis des siècles.

 

N° 2. —Les petits cadeaux, dit-on en proverbe, entretiennent l'amitié :

Hæc res et jungit junctos et servat amicos.

Nous voyons, en maints endroits de notre poète, qu'il mettait ce proverbe en pratique avec Radegonde et Agnès, quoique, à vrai dire, la nécessité n'en existât pas du tout. Jamais amitié, comme celle dont il était l'objet, ne fut plus désintéressée. Il en recevait donc des cadeaux et il leur en faisait de temps en temps lui-même qu'il accompagnait d’envois en vers où il s'excusait de la modicité de son hommage : c'étaient tour à tour ou des châtaignes, ou des pommes, ou des prunes de son jardin, ou des prunelles ou des mûres. Un jour que, au lieu de pommes qu'il aurait pu offrir, il se trouva dans la nécessité de n'envoyer que des mûres, il dit :

Vel dare qui potui pomula mora ioti.[35]

Ioti est un mot si manifestement corrompu qu'il faut nécessairement l'évincer et lui trouver un remplaçant. Guérard propose more joci, comme qui dirait par plaisanterie. Cette correction n'est pas à dédaigner, d'autant plus qu'il n'y a que deux lettres à changer au texte. Mais ces mots ne se rattachent à rien. Il est évident qu'ils devraient et qu'ils doivent exprimer une opposition à pomula, c'est-à-dire un cadeau moindre que ces pommes. Or, pour exprimer celle opposition, il faut un verbe qui régisse mora, et ce verbe ne peut être que le mot défiguré ioti. En outre, la correction de Guérard est peu respectueuse, car toute diminution de respect (et cette plaisanterie en était une), si petite qu'elle soit, de la part de Fortunat, pour Radegonde et. Agnès, n'est pas admissible. M. Léo, en proposant verba dedi « je vous en ai donné à garder », aggrave encore le manque de respect, et une plaisanterie de ce genre, avec des personnes d'une si haute et si sainte condition, n'eût pas été autre chose. Il n'y a pas, d'ailleurs, l'ombre de plaisanterie ni dans l'intention, ni dans les paroles de Fortunat. Il regrette seulement d'être empêché par son absence de donner à Agnès, ainsi qu'il lui est arrivé maintes fois, des pommes de son jardin, et d'être réduit ù lui envoyer des mûres. Laissons donc mora, puisqu'après tout il s'agit de mûres, et mettons dedi comme M. Léo, à la place d'ioti. Et puis il est certain par le 4e vers,

Et rogo quœ misi dona libenter habe,

que Fortunat n'a pas payé de paroles ses amies, mais qu'il leur a bel et bien fait un cadeau.

 

N° 3. — Il ne faut quelquefois qu'une lettre à ajouter ou à retrancher pour rendre la vie à un vers et le remettre sur ses pieds; mais cette lettre, tout naturellement qu'elle soit indiquée, ne répond pas toujours à l'appel; on dirait qu'elle tient à se présenter d'elle-même. Exemple : Fortunat vient en personne offrir des fruits à ses amies et s'excuse de la nature insolite de l'objet dans lequel ils sont enveloppés :

Sed date nunc veniam quod fano tali habetur.[36]

Guérard se tait sur cette étrange fin de vers, et M. Léo ne voit pas comment y remédier. Ni l'un ni l'autre ne s'expliquent non plus sur le sens à leur attribuer. Or, fano est une serviette, une nappe ou toute bande d'un tissu quelconque; mais c'est aussi le corporal qui se met sur l'hostie pendant la messe, et de plus « ce que le prestre met en la main senestre »,[37] lorsqu'il officie. « Item, est-il dit dans un Inventaire du Trésor de l'abbaye Sainte-Croix de Poitiers, fait en 1746,[38] l'estolle et fenon S. Médard. » Comme prêtre, Fortunat portait l'un et l'autre à l'autel, et voilà pourquoi il s'excuse d'employer à un usage aussi profane un linge réserve à un usage sacré. N'y ayant donc pas de doute sur la signification de fano, il reste à le rapprocher de l'adjectif tali qui le suit, et qui aspire à s'accorder avec lui. On écrira donc :

Sed date nunc veniam quod fano talis habetur,

et du même coup on régularisera le vers en lui rendant la lettre qui manque pour former le dactyle au cinquième pied.

 

N° 4. —La physique, chez Fortunat, est, en général, enfantine, et dans les questions qui sont du ressort de cette science, il emploie les métaphores dont poètes et prosateurs se sont servis de toute antiquité. S'il nous dit d'une part que le temps s'envole, que les heures se jouent de nous et que nous marchons à la vieillesse sur un chemin glissant, nous le comprenons sans difficulté; mais s'il vient à nous dire que « le monde tourne sur son axe sans corde »,

Fine trahit celeri sine fune volubilis axis,[39]

nous sommes arrêtés par cette corde, et nous allons aux recherches dans les notes des éditeurs, pour voir si nous trouverons un renseignement qui nous débarrasse de cet obstacle. Nous ne trouvons qu'une variante, fine pour fune dans le Ms. de Paris. Mais le premier mot du vers est déjà fine. Cette répétition du même mot à si courte distance a de quoi choquer, et, comme le Ms. de Paris est le seul où elle se produise, il vaut mieux s'en tenir au sine fune d'un Ms. ambrosien, admis dans le texte, et chercher cependant ce que le poète entend par là. Il suppose que le monde, pour tourner sur son axe, n'a pas besoin d'une corde comme, par exemple, le treuil au moyen duquel on fait descendre un seau dans le puits. Entraînée par le poids du seau, la corde enroulée autour du treuil se déroule et le fait tourner sur son axe, avec une grande rapidité : ce qui n'aurait pas lieu sans la corde. On voit combien celle interprétation était nécessaire.[40]

 

N° 5. — Dans la pièce De Excidio Thoringiæ,[41] il est un mot que M. Léo déclare corrompu, comme il l'est en effet, et dont la restitution paraît, à première vue, radicalement impossible. Dans cette pièce, Radegonde, ayant Fortunat, dit-on, pour interprète, parle, dès les premiers vers, de l'effondrement du palais des rois thuringiens et des richesses englouties sous les ruines; elle parle de ses hôtes (et elle-même en était le plus noble et le plus intéressant) emmenés captifs chez leurs vainqueurs et maîtres, et tombés des hauteurs de la gloire .dans la condition la plus basse. « Une foule de serviteurs, dit-elle, ont péri et ne sont plus que la poussière infecte de sépulcres. Un nombre infini d'illustres et puissants personnages demeurent sans sépulture et privés des honneurs qu'on rend à la mort. » Et elle ajoute :

Flammivomum vincens rutilans in crinibus aurum,

Strata solo recubat lacticolor amati.

Brower, Leibnitz,[42] Luchi et Migne s'accordent à voir dans amati une forme altérée d'amethys ou amethystus. Pas un d'eux n'a réfléchi qu'il faudrait au moins amatys au nominatif, comme y est lacticolor, et que cette épithète, non plus que la propriété attribuée à l'améthyste, de jeter plus de feux que l'or, ne saurait convenir à une pierre de couleur violette. M. Mommsen en a sans doute fait la réflexion, et il a tranché la difficulté en proposant de substituer mulier à amati. Cette substitution donne au pentamètre sa mesure et à la phrase un sens excellent, car il s'agit d'une femme dans ces deux vers, et on peut les traduire ainsi : « Une femme au teint de lait, aux cheveux d'un rouge vif et plus brillants que l'or, terrassée par ses meurtriers, est gisante sur le sol. »

Cependant la substitution proposée par M. Mommsen ne laisse pas que de paraître un peu forte; aucune variante ne la favorise tant soit peu; elle est comme tombée du ciel. Si j'ose dire ce que j'en pense, je conjecture qu'il n'y a rien à changer dans amati, si ce n'est l’i qu'il faut mettre à la place du second a, et vice versa. On aurait ainsi amita, qui a la quantité voulue, deux brèves et une longue, pour régulariser le second hémistiche. Et, comme la césure rend quelquefois longue, devant un mot qui commence par une voyelle, une syllabe finale brève se terminant par une consonne (il y en a maints exemples depuis Virgile jusqu'à Ausone),[43] la syllabe finale de lacticolor bénéficierait de cette licence.

Pour en revenir à la femme à laquelle ces deux vers font allusion, je crois qu'il s'agit d'une tante (amita) de Radegonde, qui fut enveloppée dans un massacre exécuté pendant et après le sac du palais des rois de Thuringe par les Francs. L'histoire, il est vrai, ne fait aucune mention de cette princesse ; mais peut-être que, n'étant pas mariée et menant dans le palais une vie relativement obscure, la princesse n'avait pas, pour mériter que l'histoire parlât d'elle, cette notoriété que, à défaut d'autres, les princesses mariées tirent de l'homme auquel elles sont unies. En tout cas, ne pouvant me résoudre à accepter la substitution de mulier à amati, dont la conformation n'a aucun rapport avec celle de ce remplaçant, je n'hésite pas à proposer amita, qui satisfait à la fois et au sens et à la mesure du vers.[44]

 

N° 6. — Je n'hésite pas davantage à mettre natas pour natos autorisé pourtant par le manuscrit de Paris, 13048, dans ce vers où le poète appelle la protection de Dieu sur Agnès et ses religieuses :

Et te vel natos spes tegat una Deus.[45]

Et te vel natos « et toi et tes fils », car vel est ici conjonction copulative, comme elle l'est fréquemment dans notre poète. Il y a quelque chose de si choquant dans ces fils attribués par Fortunat à une personne de la qualité d'Agnès, qu'on a peine à comprendre que Guérard et M. Léo ne l'aient point remarqué, ou, s'ils l'ont remarqué, n'en aient rien dit. C'est montrer trop de condescendance pour les manuscrits quels qu'ils soient, et reculer devant un épouvantail à chenevière. « Si, disait encore L. Quicherat, certaines corrections, sans être méprisables, ne portent pas avec elles la lumière nécessaire pour rallier tous les esprits, elles laissent la carrière ouverte aux recherches de la critique; mais d'autres présentent un tel caractère de certitude qu'on ne peut, sans se compromettre, se refuser à les adopter. Si nos pères avaient eu pour les manuscrits une superstition ridicule, les monuments littéraires de l'antiquité seraient illisibles; mais, de leur propre autorité, ils rectifiaient les erreurs,... et nombre de leurs corrections sont tellement incorporées dans le texte, qu'elles ne se discutent plus aujourd'hui.[46] » Il est donc surprenant que ni Guérard, ni M. Léo n'aient vu qu'il ne peut être question, dans ce vers, que des filles de la mère Agnès, c'est-à-dire de ses religieuses, ou que, s'ils l'ont vu, ils n'aient pas chassé du texte natos pour y introduire d'office natas. C'est ce que j'ai fait sans remords aucun.

Le poète, d'ailleurs, ne nomme jamais les religieuses autrement. Mais ce natos n'est-il pas une preuve évidente de l’ignorance des malheureux scribes qui, par ordre, ou volontairement, se sont copiés les uns les autres, sans s'apercevoir de cette impertinence?

 

N° 7. — Fortunat, dans la pièce qui a pour titre : de Gelesuintha,[47] fait dire à Goïsuinthe, mère de Gélésuinthe, que, quand elle laissa partir cette fille bien-aimée pour le Nord, c'est-à-dire pour la Gaule où celle-ci allait épouser Chilpéric, il gelait si fort

Ut nec rheda rotis, non equus isset aquis.

Cet equus qui ne pouvait aller sur l'eau glacée ne suggère aucune observation à Brower ni à Lucchi. M. Léo, moins réservé, et ne pouvant croire qu'il s'agit là de quelque hippocampe, dit qu'au lieu d'equus il attendait ratis : cette attente est bien naturelle, mais elle est vaine; car ratis et equus signifient la même chose, c'est-à-dire vaisseau. Homère l'a dit le premier, parlant de ce véhicule sur le liquide élément, ἁλος ἵπποι.[48] L'image a passé aux Latins. Plaute l'emploie dans le Rudens:[49]

... Nempe equo ligneo per vias cœruleas

Estis vectœ;

ce cheval de bois était un vaisseau. L'épithète ligneus est un renchérissement sur Homère qui n'en avait pas besoin pour être compris des Grecs, et une obligation imposée à Plante qui ne l'eût pas été des spectateurs romains, sans cette addition. Fortunat, si fécond d'ailleurs en métaphores hétéroclites, n'a eu garde de négliger celle-là, et il faut la lui laisser.[50]

 

N° 8. — Le comte Galactorius résidait à Bordeaux où, entre autres devoirs de sa charge, il avait celui de percevoir les impôts pour le roi Chilpéric. Fortunat pensant, on ne sait pourquoi, qu'il pouvait y avoir quelque excédent de recette, dont le comte aurait eu la libre disposition, lui écrit pour lui exprimer le désir d'en avoir sa part. « Envoyez-moi, lui dit-il, des pices en échange de mes apices », c'est-à-dire « de ma lettre » :      ^w

Si superest aliquid quod forte tributa redundant,

Qui modo mitto apices, te rogo, mitte pices.[51]

A première vue on est porté à croire que le poète ne fait pas seulement un jeu de mots avec apices et pices, mais qu'il demande bel et bien de l'argent à Galactorius. Brower le présume et suppose que par pices, on pourrait entendre une espèce de monnaie. Je l'ai cru comme Brower et j'ai fait tous les efforts imaginables pour le démontrer. Mais j'ai dû bientôt reconnaître que, où que je dirigeasse mes recherches, je suivais de fausses pistes, et que je n'arriverais jamais à découvrir une monnaie mérovingienne dans un mot qui n'a jamais voulu dire que « poix ». C'est alors que, faisant appel à la science de mes deux confrères MM. Ch. Robert et Deloche, je leur demandai leur avis. L'un et l'autre furent d'accord pour nier l'existence en aucun temps d'une monnaie appelée pyx, au pluriel pices, et pour conclure que dans ce passage il s'agit tout simplement de poix.[52] Reste à savoir à quoi le poète avait le dessein de l'appliquer. Tout d'abord, j'avais pensé que c'était à ses chaussures, l'un rappelant l'autre naturellement; mais cette pensée me parut bientôt aussi dépourvue de sel que de respect, et j'allais l'abandonner, lorsqu'un passage où Fortunat parle de ses chaussures me revint tout à coup en mémoire. Je m'y reportai, espérant en tirer quelque lumière. C'est dans la pièce xxi du livre VIII. Là donc Fortunat remercie Grégoire de Tours de lui avoir envoyé des talaires avec de quoi les attacher, et des peaux blanches pour couvrir les semelles :

Cui das unde sibi talaria missa ligentur,

Pellibus et niveis sint sola tecta pedis.

Il est inutile de faire remarquer que ces talaires n'avaient rien de commun, si ne n'est peut-être les cordons, avec les talaires que les anciens prêtent à Mercure; c'étaient de simples semelles qui emboîtaient légèrement le talon, et qui adhéraient à la plante du pied au moyen de courroies; elles n'avaient point d'empeignes. Telle était, comme le dit Alcuin,[53] la chaussure des ministres de l'église : quo induuntur ministri ecclesiœ, subterius solea muniens pedes a terra, superius vero nihil operimenti habens. Comment donc Grégoire, qui devait connaître cette particularité, envoyait-il de la peau blanche dont l'emploi eût été une infraction à l'usage indiqué par Alcuin, en transformant en chaussure couverte réservée aux évêques la chaussure d'un simple prêtre? Celle des évêques s'appelait sandalia. L'empeigne en avait d'abord été en toile blanche;[54] mais, comme on le voit ici, on y employa depuis de la peau de la même couleur. Toujours est-il qu'il fallait aux simples prêtres une permission spéciale des papes pour chausser des sandales. « Nous avons appris, dit Grégoire le Grand,[55] que les diacres de l'église de Catane s'étaient arrogé de porter des sandales, ce qui n'avait jusqu'ici été accordé à personne, excepté toutefois aux diacres de Messine, par nos prédécesseurs ». Les successeurs de Grégoire le Grand, comme l'avaient fait ses prédécesseurs, et comme il paraît l'avoir aussi fait lui-même, octroyèrent depuis et souvent ce privilège,[56] et il n'est pas impossible qu'à la considération de Grégoire de Tours, Fortunat en ait été l'objet.

Ce qui me porte à le croire, ce sont les deux derniers vers de la même pièce :

Pro quibus a Domino datur stola candida vobis ;

Qui datis hoc minimis inde feratis opes.

Pro quibus, c'est-à-dire pellibus. Par où l'on voit qu'en retour de ces peaux qu'il a reçues de Grégoire, il lui souhaite la robe blanche, stola candida, qui est le vêtement des papes. C'est même pour la seconde fois, quoique en d'autres termes, qu'il lui fait un souhait de ce genre, car il disait tout à l'heure à Grégoire :

Sic te consocium reddat honore throno.[57]

ce qui veut dire « et te rende par l'honneur associé au trône ». Le vers se comprend très bien. Or, comme on ne peut admettre que le poète veuille faire de Grégoire l'associé de Dieu dans le ciel, et l'asseoir sur le même trône, il ne peut être question que du trône terrestre, c'est-à-dire de la papauté. Ces deux passages valaient au moins la peine d'être signalés; mais ici encore les commentateurs se sont abstenus, ayant assez bonne opinion des lecteurs pour croire qu'ils n'y seraient pas embarrassés. Quoi qu'il en soit, ces peaux, devant être nécessairement cousues aux semelles, font, par une suite naturelle des idées, penser au fil enduit de poix destiné à cette opération. Est-ce à dire que Fortunat ait été le confectionneur de ses sandales? Cela n'est pas soutenable même en plaisantant. Contentons-nous de croire que le poète avait un autre dessein au sujet de cette poix, comme pourrait être celui d'en faire des flambeaux résineux pour les cérémonies de l'église, ou de l'employer pour l'embaumement des corps,[58] et ne nous en tourmentons pas davantage. Il résultera du moins de cette discussion la connaissance à peu près certaine du genre de chaussure que portait Fortunat, et les membres du clergé de Poitiers du même rang que lui.

 

N° 9. — Voici encore deux vers dont il m'a été très difficile de pénétrer le sens :

Esto tamen quo vota tenent meliora parentum,

Prosperior quam te terra Thoringa dedit.[59]

La construction en est si bizarre, qu'il ne peut être que le texte ne soit corrompu. Dans l'état où est le second vers, il faudrait lire quam tu au lieu de te qui est un solécisme. Il est impossible, en effet, de rendre raison de cet accusatif et de le rattacher à quoi que ce soit. Je crois, en outre, que ce n'est pas prosperior qui appelle quam te, c'est meliora, et encore, je le répète, est-ce quam tu que ce comparatif exigerait : ce qui donnerait un sens absurde. Mais, si au lieu de tu et te, on met quæ qui se rapporte à vota, on rend à ces vers leur construction et leur sens naturel, et on lit :

Esto tamen que vota tenent meliora parentum

Prosperior quam quæ terra Thoringa dedit.

ou : Vota meliora quem quæ Thoringa prosperior dedit. « Cependant reste où te retiennent les vœux de tes parents, vœux meilleurs que ne le furent pour toi ceux de la Thuringe, quand elle était plus heureuse. »

Dans cette rectification, il me semble, pour parler comme Louis Quicherat, « n'avoir fait qu'un usage légitime de la critique », et si j'osais, j'ajouterais avec lui « que, souvent la critique est restée en deçà de ce qu'elle pouvait se permettre, et que « les textes se ressentent encore tristement de l'excessive tolérance des éditeurs[60] ». Ceci s'applique exactement au texte de Fortunat.

Si je poursuivais ces remarques aussi loin qu'il serait nécessaire, il y faudrait un volume, chacune d'elles demandant un certain développement. C'est le privilège des auteurs de décadence de requérir plus d'explications et pour de moindres objets, que les auteurs des belles époques. Je m'en tiendrai donc ici à celles-là. On en trouvera plusieurs autres dans les notes qui seront à la suite de chaque livre de Fortunat, comme aussi et souvent l'aveu de mon impuissance à résoudre certaines difficultés. Mais j'aurai montré le chemin; il ne manquera pas sans doute de plus habiles pour arracher les ronces que j'aurai laissées derrière moi, et peut-être aussi pour m'apprendre que j'en ai semé moi-même où il n'y en avait pas.

 

Charles NISARD,

de l'Institut.

 

 


 

[1] Livre Ier, prologue.

[2] Livre IX, pièce VII.

[3] De Gestis Longob., l. II, c. xiii.

[4] Vita S. Remigii, præfatio, n° 2.

[5] Hist. Rhem. eccles., l. II, c. ii.

[6] Hist. Franc, l. III, c. xiii.

[7] De script. eccles., c. xlv.

[8] De script. eccles., au mot Fortunatus.

[9] Vitæ pœt. latin., l. V.

[10] Ses poésies inédites en XX livres étaient, au rapport de Lucchi, conservées à Venise dans la famille Soderini. Voyez les Testimonia sur Fortunat, édition de Lucchi, dans Migne, tome LXXXVIII, tom. 56.

[11] Adversaria, l. XLVI, c. iii ; édit. de 1624.

[12] Biblioth. des auteurs ecclés., t. V.

[13] Hist. des auteurs sacrés, t. XVII, p. 81 et suiv.

[14] Notizie della vita...del letterati del Friuli, t. I, p. 132 et suiv., 1760, in-4°.

[15] Je ne parle pas de feu Victor Leclerc qui a fait un article sur Fortunat, où il le juge, ainsi que les autres poètes chrétiens de cette époque, avec une indulgence qui tient plus de la tendresse que de l'impartialité. Il a même traduit une pièce de notre poète, où il s'est plus appliqué à être élégant que fidèle, et où il paraît même n'avoir pas entendu son texte. Cet article est dans le Répertoire de la littérature ancienne et moderne, t. XIV, p. 108 et suiv.

[16] Récits mérovingiens, Ve Récit.

[17] Histoire littéraire de la France, t. II, ch. xii, p. 312 et suiv. de l'édition de 1832.

[18] Ibid.

[19] T. II, p. 345 et suiv., 4e édit., in-12, 1808.

[20] Les pièces I et III de l'Appendice.

[21] Appendice, pièce XXXI.

[22] In-8°.

[23] Je ne connaissais pis cette thèse; c'est M. Salomon Reinach qui me l'a obligeamment signalée, en même temps que la traduction en vers allemands par M. Bœcker, de trois pièces de Fortunat, dont on trouvera l'indication plus loin, note 33.

[24] Histoire générale de la littérature du moyen âge en Occident, par A. Ebert, professeur à l'Université de Leipzig, traduit de l'allemand par le Dr Joseph Aymeric. et par le Dr James Condamin. Paris, 1883, 2 vol. in-8°.

[25] Fortunat, lorsqu'il racontait avec un enthousiasme si peu mesuré (VI, iii) les vertus de Caribert, écrivait sans doute avant que ce prince eût montré tous ses vices, ou du moins, le poète étant lui-même nouveau venu en Gaule, ne connaissait rien encore des faits qui rendirent depuis son héros si tristement célèbre.

[26] Habent aliquid jam non carnis in carne, etc. De sancta Virginitate, n° 12.

[27] Ce traité est en cinq livres, et saint Ambroise l'adresse à sa sœur Marcellina.

[28] Voy. notamment les deux derniers vers de la pièce IX du livre IV.

[29] C'est là que, au rapport de Sennebler cité par Littré, dans son Dictionnaire au mot Musique, Pythagore trouva les principes de l'art musical.

[30] J'excepte la première en date, parce que, n'étant point accompagnée de notes et de commentaires, elle n'est pas de mon sujet; c'est l'édition de Venise, Per Jac. Salvatorem Solanium Murgitanum... Venetiis, apud hæredes Jac. Simbenii, 1578.

[31] Guérard les avait publiées, il y a plus de cinquante ans, dans les Notices et extraits des manuscrits, t. XII, partie ii, p. 75 et suiv., 1831.

[32] Mélanges de philologie, p. 178; 1879, in-8°.

[33] Il faut en excepter toutefois la Vie de saint Martin, poème en quatre chants, longue et ténébreuse paraphrase de la vie du même saint si simplement et si naïvement écrite par Sulpice Sévère, où l'on ne trouverait peut-être pas cinquante bons vers sur les deux mille deux cent quarante-trois dont elle se compose, et où le sentiment chrétien lui-même a Je ne sais quoi de guindé et de déclamatoire. Elle a été traduite en français par feu Corpet, traducteur d'Ausone, et publiée conjointement, et comme objet de comparaison, avec les Vies de saint Martin par Sulpice Sévère et Paulin de Périgueux, dans la Bibliothèque latine-française de Panckoucke, 3e série, 33e livraison, p. 232 et suiv. (1850). Le même auteur a traduit la pièce xiii du l. III et la pièce iv du l. VII, dans les notes du t. II de son édition d'Ausone, p. 372, 373; la pièce xii du l. III, et la pièce x du l. IX, l'une et l'autre à l'Appendice du même volume, p. 468 et suiv. Outre cela, et c'est à M. Salomon Reinach que je dois cette indication, trois pièces de notre poète, les xiie et xiiie du livre III et la ixe du liv. X, selon notre édition, ont été traduites en allemand et en vers par Bœcker, dans Jahrbücher der Vereins von Alterthumskunden im Rheinlande, 1845 (7e fascicule). La pièce au livre X y a pour second titre Hodoporicon, titre bien présomptueux pour une simple excursion de plaisir, comme aussi pour celles du même genre que le poète a racontées ailleurs (l. VI, pièce viii; l. VIII, p. 11 ; l. XI, p. xxv). Sigebert de Gemblours (de Script. eccl., c. 45) est le premier qui ait employé ce terme de manière à donner à entendre que Fortunat avait écrit un poème spécial sous ce titre, et Tritheim (de Script. eccles., n. 219) l'a répété en l'estropiant ou plutôt en le travestissant de cette manière : Ad Oporicum vitæ sua lib. I. Ajoutons enfin qu'Augustin Thierry a traduit quelques courts fragments de notre poète dans ses Récits mérovingiens, premier et cinquième Récits, et que l'abbé Monnier a traduit des extraits de la première pièce de l'Appendice, de la pièce v du l. V et de la pièce ix du l. III, dans le tome troisième des Mélanges littéraires tirés des poètes latins, par l'abbé Gorini; 4 vol. in-8°, 1869.

[34] Sauf les cinq premiers pourtant dont la traduction est l'œuvre personnelle de M. Rittier, et que je me suis borné à revoir avec autant de soin que si je l'eusse entreprise moi-même.

[35] Appendix, pièce xviii, v. 6.

[36] Appendix, pièce xxvi, v. 6.

[37] Ancien glossaire français cité par Du Gange, au mot Fano.

[38] Voyez Trésor de l’Abbaye de Notre-Dame de Poitiers, par M. Barbier de Montault

[39] Livre VII, pièce xii, v. 3.

[40] M. Salomon Reinach, à qui je m'étais fait un plaisir d'offrir cette Dissertation, lorsqu'elle fut publiée pour la première fois (a), a bien voulu me faire part de ses remarques au sujet de cette interprétation, comme aussi au sujet de deux autres qu'on trouvera plus loin. Je tiens à honneur de reproduire ici fidèlement ces remarques, en demandant toutefois à l'aimable et docte critique la permission d'y répondre.

« Je n'admets pas, m'écrit-il, le texte :

Fine trahit celeri sine fune volubilis axis;

il me semble qu'il faut écrire :

Fune trahit celeri sine fine volubilis axis,

et que cela donne un sens satisfaisant. Funis est une métaphore, « comme au moyen d'une corde rapide. »

Ce sens est acceptable en effet, si l'on reçoit la correction proposée par H. S. Reinach. Malheureusement elle fait disparaître l'image du monde qui tourne sur son axe avec une volubilité extrême, et dont rien ne peut donner une idée plus juste qu'un treuil tournant aussi sur son axe par le moyen indiqué dans ma remarque. Je persiste donc à croire que cette idée a été celle du poète, et qu'elle est de celles qui la plupart du temps lui hantent le cerveau.

(a) Dans la Revue de l'enseignement secondaire, publiée chez Paul Dupont, Nos du 1er et du 15 octobre 1885.

[41] Appendix, pièce i, vers 15 et 16.

[42] Excerpta veterum auctorwn, au tome Ier des Scriptores rerum Brunsvicensium, p. 59.

[43] Pectoribus inhians; Virgile, En., IV, vers 64. Tertius horum; Ausone, Professor., en vers saphiques, VIII, vers 9.

[44] « Amita, dit M. Salomon Reinach, est séduisant, mais j'avoue que je préfère Mulier. Mulier pourrait être écrit ainsi :

Supposez la perte des deux dernières lettres par une déchirure du manuscrit, vous aurez quelque chose comme amti, dont un copiste préoccupé du mètre a pu faire amati. Le mol amita sans explication me paraîtrait bien bizarre. »

Ces rhabillages de mots dans les manuscrits et dans les inscriptions, sont souvent très heureux, et toujours d'une grande autorité aux yeux des érudits, mais il ne faut pas en abuser, car alors ils peuvent donner lieu à des discussions qui, après plus ou moins de bruit, viennent dormir, comme la mer sur la grève de quelque anse écartée, sans soupir et sans mouvement.

Le sable à peine fouillé se tasse de nouveau. Il pourrait en arriver de même si j'entrais en discussion sur le mot qu'a dessiné et que m'objecte M. S. Reinach. J'aime mieux m'en tenir à cette remarque, que ce mot est une supposition gratuite, que M. Léo n'en signale l'existence dans aucun manuscrit, qu'il est un fils présumé d'un père, amati, avec lequel il n'a aucune ressemblance, et que M. Mommsen a bien voulu adopter. Quant à la correction que je propose, amita, elle n'a pas plus besoin d'explications que tous les personnages de la famille de Radegonde désignés sans être nommés, à l'exception d'un seul, Hamalafrède, dans les soixante premiers vers de cette pièce.

[45] Appendix, pièce xxi, vers 14.

[46] Mélanges de philologie, p. 70, 71 ; 1878, in-8°.

[47] Livre VI, pièce v, vers 332.

[48] Odyss., IV, vers 708.

[49] Acte I. scène v, vers 10.

[50] « Je ne puis admettre, dit M. S. Reinach, l'ingénieuse explication que vous donnez de ce vers :

Ut nec rheda rotis, nec equus isset aquis.

Equus-navigium, est toujours, en grec comme en latin, accompagné d'une épithète. Je proposerais :

Ut ne rheda rotis nec ratis leset aquis,

C'est-à-dire, « de sorte qu'un char ne pouvait s'avancer sur ses roues, ni un bateau sur les eaux. » Rotis, ratis devaient tenter le mauvais goût de Fortunat. Dans le manuscrit rotis a fait disparaître ratis, qui a été remplacé par equus, sous l'influence d'aquis.

Oui, c'est bien par l'influence d'aquis qu'equus. a été invinciblement attiré, en quoi le mauvais goût du poète était plus pleinement satisfait; car l'allitération ayant lieu dans les mots d'un même membre de phrase et d'une même pensée, nec equus isset aquis, avait plus de force et était aussi plus conforme à ses habitudes, que si elle eût roulé sur les mots de deux phrases et de deux pensées différentes et satis liaison entre elles, comme retis nec ratis. Fortunat a donc dû écrire equus, et il a voulu l'écrire. Il était bien aise de montrer qu'il connaissait l'emploi que Plaute a fait de ce mot, et s'il ne l'a pas imité jusqu'au bout en lui empruntant aussi l'adjectif ligneus, c'est que d'abord il c'était pas assez respectueux de la propriété des termes pour sentir la nécessité de cet adjectif, c'est ensuite et dans le cas contraire, que son allitération et son vers y eussent trouvé plus que leur compte. Homère lui-même n'ajoute pas d'épithète proprement dit; à son ἵππος; il y ajoute le substantif ἁλος qui en fait les fonctions. Ne pourrait-on pas dire que le mot aquis, dans Fortunat, remplit les mêmes fonctions, ou du moins à peu près? Et le bon poète fourmille d'à peu près.

[51] Livre VII, pièce xxv.

[52] M. Deloche a même eu l'obligeance d'entrer avec moi dans des détails fort savants sur les différentes manières en usage chez les Gallo-Romains pour payer leurs impôts au fisc impérial. Qu'il me suffise de l'indiquer ici, la plate me manquant, à mon grand regret, pour faire davantage.

[53] Cité par Nigroni, De Caliga, c. 2.

[54] Σανδάλια λευκὰ δι' ὀθονίων, est-il dit dans la donation de Constantin, citée par Alb. Rubens dans son traité De Calceo senatorio, c. 5.

[55] Epist., vii, ep. 28.

[56] Ibid., dans les notes.

[57] Livre VIII, pièce xvii, v. 8.

[58] Dans un tombeau récemment découvert à Rome, et sur lequel est représentée en relief une bacchanale, on a trouvé arec le squelette qu'il contenait une masse considérable de résine encore très odorante, ayant servi à l'embaumement du mort. (Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions, bulletin de Janvier, février, mars 1885, p. 4. Lettre de M. Edmond Le Blant.)

[59] Appendix, I, v. 71, 72.

[60] Mélanges de philologie, p. 73,1879.