LUCAIN
LA PHARSALE
LIVRE V
introduction livre I livre II livre III livre IV livre V livre VI livreVII livreVIII livre IX livre X
LIVRE V
Au commencement de l'hiver le sénat est convoqué en Épire.
C'était ainsi qu'entre les deux chefs, affaiblis l'un et l'autre par des pertes sanglantes, la fortune, partageant les bons et les
mauvais succès (01), leur ménageait des forces égales pour les champs de la Thessalie. Discours du consul Lentulus, qui propose de donner à Pompée la conduite de la guerre civile. Dès que les Pères sont rangés dans un grave et triste silence, le consul Lentulus se lève du siée éminent qu'il occupe, et il leur adresse ces mots : "Si vous avez tous dans le coeur l'antique vertu de vos pères et un courage digne du sang de ces illustres Romains, n'examinez ni quel lieu vous rassemble, ni à quelle distance vous siégez de notre ville captive. Voyez la patrie partout où vous êtes; et avant d'exercer l'autorité suprême, décidez d'abord, Pères conscrits, ce que l'univers reconnaît que c'est en vous que le sénat réside. Que le sort nous envoie sous les astres glacés du nord, ou sous le ciel du midi aux brûlantes vapeurs où les jours et les nuits ne cessent pas d'être égaux, nous serons partout le centre de l'état, et le droit de le gouverner nous accompagnera sans cesse. Quand les torches gauloises mirent le Capitole en cendre, Véies, où se rendit Camille, devint Rome dans ce moment (04). Le siège du sénat peut changer, son pouvoir est immuable. César s'est emparé de nos murs désolés, de nos maisons abandonnées ; les lois sont muettes, le Forum en deuil est fermé, la Curie ne voit plus dans son enceinte que le rebut du sénat et de Rome ; tous ceux que l'exil n'a pas écartés sont ici. Exempts de crimes et vieillis ensemble dans le calme d'une longue paix, il a fallu pour nous disperser toutes les fureurs de la guerre. Mais ce corps est vivant et ses membres se réunissent. Les forces du monde entier, voilà ce que les dieux nous donnent en échange de l'Italie perdue. La mer d'Illyrie vient de submerger une partie des rebelles ; Curion, l'âme du sénat de César, est couché sur les bords poudreux de l'Afrique. Levez vos étendards ; précipitez le cours de nos destins ; secondez les dieux par votre espoir que le succès vous inspire au moins la confiance que vous inspirait, mène dans le malheur, la justice de votre cause. Notre consulat expire avec l'année ; mais vous, dont l'autorité n'a point de terme, délibérez, Pères conscrits, et décernez le commandement à Pompée." Le sénat choisit Pompée, et décerne des honneurs et des récompenses aux rois et aux peuples qui ont bien mérité de la république. Au nom de Pompée, tout le sénat répondit par des acclamations, et chargea ce grand homme du soin de son salut et des destins de la patrie. Ensuite on distribua des honneurs aux rois et aux peuples qui, par leur zèle, s'en étaient rendus dignes. On combla de présents la reine de la mer, Rhodes, consacrée à Phébus (05) ; la jeunesse inculte du Taygète glacé (06) ; l'antique Athènes est nommée avec éloge ; Marseille vaut à la Phocide le don de sa liberté. On célèbre Sadales, et le vaillant Cotys, et le fidèle Déjotarus (07), et Rhascupolis, roi d'une région glacée (08). Un décret confirme à Juba la possession du royaume de Libye ; et toi, Ptolémée (09), ô fatalité ! toi, digne chef d'un peuple perfide, toi la honte de la Fortune et le crime des dieux, on couronne ton front du diadème d'Alexandre ; on arme ta main de ce glaive qui doit frapper ton peuple (10). Ton peuple !... plaise au ciel que tu ne frappes que lui ! L'héritage de Lagus sera payé par l'assassinat de Pompée. C'est ainsi qu'on dérobe un sceptre à Cléopâtre (11), un crime à César. On se prépare au combat - Appius consulte l'oracle de Delphes sur l'issue de la guerre et sur son propre sort. Après l'assemblée, le sénat prend les armes; et tandis que les peuples et les chefs, se livrent au sort de la guerre, le timide Appius est le seul qui n'ose en courir les hasards. Appius, pour s'assurer des événements, consulte les dieux et se fait ouvrir le sanctuaire de l'oracle de Delphes, fermé depuis longtemps aux mortels. Détails géographiques et réflexions philosophiques sur le temple et sur l'oracle d'Apollon Au milieu du monde, et à distance égale des rives de l'aurore et des bords du couchant s'élève le double sommet du Parnasse, célèbre par les deux cultes de Bacchus et d'Apollon dont les Ménades thébaines confondent la divinité dans les fêtes triennales de Delphes. Ce fut la seule des montagnes qui dans le déluge domina sur les eaux, et qui servit de borne entre le ciel et l'onde; encore ne laissait-elle voir que la cime de ses rochers : ses flancs se cachaient dans l'abîme. Ce fut là qu'Apollon jeune encore, essaya ses premières flèches contre Python, Apollon vengeur de sa mère exilée du ciel, et pressée des douleurs de l'enfantement.
C'était alors le règne de Thémis : Delphes en rendait les
oracles. Mais Apollon, voyant ces cavernes profondes exhaler un souffle prophétique et se remplir d'un esprit divin, s'y enferma
lui-même, et caché dans ces antres, il y devint prophète. Appius fait ouvrir le temple, et le prêtre fait entrer dans le sanctuaire la jeune Phémonoé, qui veut se soustraire à l'obligation de répondre.
Ainsi les voûtes de l'antre étaient muettes et les trépieds dès longtemps immobiles, lorsque Appius, pour approfondir les
secrets du destin de Rome, va réveiller ces profondeurs. Il ordonne au ministre d'Apollon d'ouvrir le temple et de livrer au dieu
la Pythonisse pâlissante. Appius découvre sa ruse, et la force de parler. Elle parle, mais le dieu n'est pas entré dans son sein.
Appius démêla l'artifice de la prêtresse ; et, par ses menaces,
il lui fit avouer que le dieu était encore présent. Alors elle ceignit son front des bandelettes entrelacées, se mit un voile
blanc sur la tête, entrelaça de lauriers ses cheveux épars et flottants. Le ministre, qui la voit hésiter et pâlir, la pousse dans
l'intérieur du temple. Mais frémissant de pénétrer jusque dans le sanctuaire, elle se tint sous la première voûte, et par un
froid enthousiasme imitant l'inspiration, elle rendit un faux oracle : ruse offensante pour Appius,
mais plus encore pour Apollon et les sacrés trépieds. Ce n'était point cette sainte fureur qui annonce que le dieu possède sa prêtresse
; ce n'était point ce murmure confus d'une voix étouffée et tremblante, ces paroles obscures et
entrecoupées, ni ces sons effrayants dont l'éclat eût rempli la vaste profondeur de l'antre. On ne vit point ses cheveux hérissés secouer le laurier qui couronnait sa tête
; les voûtes du temple ne tremblèrent point, la forêt d'alentour demeura
immobile ; tout annonça que la Pythie avait craint de se livrer au dieu qu'elle faisait parler. Elle monte enfin sur le trépied, et prédit, sous l'ins piration du dieu, mais en termes obscurs, le résultat de la guerre civile.
La vierge épouvantée s'enfuit vers le trépied. D'abord son sein se remplit à regret du dieu. Elle hésite. Tout ce que l'antre recelait de cet esprit, qui depuis tant de siècles ne s'en était point exhalé, la pénètre et se répand en elle avec un impétueux effort. Jamais Apollon ne s'était emparé si pleinement du
corps d'une mortelle. L'âme, unie à ce corps fragile en est chassée : le dieu ta force à
le lui céder. Éperdue et hors d'elle-même,la Pythie errait dans son antre, roulant sa tête échevelée,
et secouant sur son front hérissé les bandelettes sacrées, les lauriers de Phébus. Elle renverse les trépieds qu'elle rencontre sur
son passage, le feu divin bouillonne dans ses veines ; elle porte dans son sein Apollon
furieux ; et tandis qu'il emploie à l'irriter ses fouets invisibles, ses aiguillons de flamme, il lui met un frein
qui la dompte, et il s'en faut bien qu'il lui laisse prédire tout ce qu'il lui laisse prévoir. Les âges se présentent en foule, et ce
long amas d'événements accable ses faibles esprits : tant ce tableau de l'avenir est vaste, et tant les siècles accumulés
s'empressent de paraître au jour. Les destins semblent lutter au passage, et se disputer la voix qui doit les annoncer. Rien n'échappe à la science de la Pythie, ni le premier jour du monde,
ni le dernier, ni l'étendue de l'Océan, ni le nombre de ses grains de sable. Mais telle qu'on vit autrefois dans l'antre d'Eubée, la
Sibylle de Cume, dédaignant de répondre à la foule des peuples qui l'interrogeaient, se borner aux destins de Rome, les détacher de l'avenir, et les tracer d'une main
superbe ; telle Phémonoé, se bornant à prédire le sort d'Appius, le cherche
longtemps, et le démêle à peine dans la multitude innombrable des grands destins qui lui sont offerts. L'écume alors découle de ses lèvres
; elle s'exhale en gémissements ; bientôt elle éclate en murmures aigus, ses tristes hurlements font retentir les voûtes de l'antre sacré, et succombant au dieu
qui la domine, elle prononce enfin ces mots : "Romain, je te vois échapper aux coups menaçants de cette guerre. Seul à l'abri de ces grands revers, au fond d'un vallon de l'Eubée, tu jouiras d'un plein repos." Elle supprima tout le reste, et Apollon lui ferma la bouche. Elle meurt quand le dieu s'est retiré d'elle
La Pythie heurte de son sein les portes du temple et s'élance. Comme elle n'a pas tout révélé, sa fureur n'est point
épuisée ; le dieu qu'elle n'a pu chasser, la possède encore. Sous sa puissance, elle roule des yeux furibonds, et son regard se perd dans l'espace du ciel. Tantôt
son visage est glacé, tantôt menaçant et terrible ; il n'est pas deux instants le même, tour à tour couvert d'une pâleur livide et d'une brûlante rougeur. Mais sa pâleur n'est pas celle que cause
l'effroi ; elle est effrayante elle-même. Son sein soulevé par de violents soupirs, ressemble aux vagues qui se balancent avec bruit longtemps après que le fougueux Borée a fait enfler les eaux de l'Océan.
Et tandis qu'elle repasse, de cette lumière céleste qui l'éclairait sur le sort du monde, à la clarté faible et commune qui conduit les mortels, elle se sent enveloppée de ténèbres : Apollon verse le Léthé dans son âme et en efface les secrets de l'avenir. La vérité chassée du sein de la Pythie se retire vers les trépieds
; et à peine Phémonoé a repris ses sens, qu'elle tombe. Révolte dans l'armée de César.
Cependant César revenait vainqueur des plaines de l'Ibérie et portait ses aigles triomphantes en de nouveaux
climats ; lorsqu'au milieu de ses prospérités il vit le moment où les dieux en allaient rompre à jamais le cours. Ce chef, que la guerre n'avait pu dompter, fut prêt à perdre, au milieu de son camp, le fruit de toits ses attentats. Le soldat, longtemps fidèle, mais rassasié de sang, avait résolu de l'abandonner, soit que le silence des trompettes eût donné aux esprits le temps de se calmer et que l'épée refroidie dans le fourreau se refusât aux horreurs de la guerre, soit
que l'avarice des troupes demandant un plus haut salaire leur eût fait répudier et le chef et sa cause et mettre à prix leurs glaives déjà souillés de sang. Plaintes et menaces des soldats.
Les soldats se répandirent en menaces. "Laisse-nous, César, dirent-ils, laisse-nous enfin nous soustraire à cette rage
impie. Tu ne cherches par mer et par terre que des mains pour nous égorger. Tu nous abandonnes comme une vile proie au
premier ennemi qui se présente. La Gaule t'a enlevé une partie de nos légions; une autre partie a succombé aux durs
travaux de la guerre d'Espagne ; une autre est couchée dans l'Hespérie : dans tous les pays du monde nous te faisons
vaincre en périssant. Que nous revient-il d'avoir arrosé de notre sang les campagnes du Nord et fait couler le Rhône et
le Rhin sous tes lois ? Pour récompense de tant de guerres, tu nous donnes la guerre civile
! Quand nous t'avons livré notre patrie, après en avoir chassé le sénat, de quel temple nous
as-tu permis le pillage ? Il n'est point de forfaits que nous n'ayons commis : nos armes, nos mains sont
criminelles ; notre pauvreté seule nous déclare innocents. Où tendent tes
armes ? et quand diras-tu c'est assez, si pour toi c'est trop peu de Rome ? Vois cos cheveux
blanchis ; vois nos mains épuisées, nos bras amaigris ; le peu de vie qui nous reste se consume dans les combats. Permets à des vieillards d'aller mourir en paix. Que te demandons-nous
enfin ? De ne pas tomber expirants sur le revers d'une tranchée ; de chercher une main qui nous ferme les
yeux ; d'expirer sur le sein d'une épouse, arrosés de ses larmes et sûrs d'avoir chacun notre bûcher. Laisse la maladie terminer notre
vieillesse ; qu'il y ait sous César une autre mort que celle que donne le fer. Sous quels appas crois-tu nous cacher les forfaits auxquels tu nous
destines ? Et de tous les crimes de la guerre civile, ne savons-nous pas quel est celui qui serait payé le plus
cher ? Tu nous as vus dans les combats ; tu sais de quoi nous sommes capables. Faut-il encore t'apprendre qu'il n'est rien de sacré pour
nous ? pas un lien, pas un devoir qui nous retienne ? Sur le Rhin, César fut notre
chef ; il est ici notre complice. Le crime rend égaux tous ceux qu'il souille. Et à quoi bon nous
sacrifier pour un ingrat qui méconnaît la valeur et le zèle ? Tout ce que nous faisons, il l'attribue au destin. Qu'il sache que
c'est nous qui sommes pour lui le destin. Tu as beau te flatter, César, que tous les dieux te seront soumis, la révolte de tes
soldats irrités te dicte la paix." César se présente hardiment aux séditieux
Quel chef n'eût pas été effrayé d'une semblable rébellion ?
Mais César, qui se fait une joie de suivre sa destinée à travers des précipices, et d'exercer sa fortune à vaincre les plus grands
périls, César se présente, et sans attendre que l'emportement des soldats s'apaise, il se hâte de les surprendre dans
l'excès de leur fureur. Si son armée lui eût demandé le pillage des villes, des temples, du Capitole même
; si elle eût voulu qu'on lui livrât les mères et les femmes des sénateurs, César y
eût consenti : tout ce qui est violent et cruel lui convient ; c'est le droit, c'est le prix de la guerre. Il ne craint de trouver
dans les âmes que la raison et l'équité. Quoi ! César, tu n'as point de honte de chérir une guerre que tes soldats détestent ! Ils seront plutôt que toi rassasiés de
sang ! Le droit de l'épée leur est odieux ; et toi seul, par toutes les voies, tu suis tes violents projets ! Commence à te lasser du
crime ; consens à te voir désarmé. Qu'espères-tu, cruel ? A quoi veux-tu forcer ces soldats qui te résistent
? C'est la guerre civile qui t'échappe. Son discours. "Celui qu'absent vous menaciez de l'oeil et de la main, soldats, il est présent : le voici sans défense, et le sein découvert, il s'expose à vos coups. Si vous voulez finir la guerre, frappez ; c'est ici qu'en fuyant il faut laisser vos épées. Une sédition qui n'ose rien de grand, n'annonce que des lâches, qui sont las de marcher sous un chef invincible, et ne demandent qu'à s'enfuir. Retirez-vous, et me laissez accomplir sans vous mes destins. Bientôt ces armes trouveront des mains dignes de les porter. A peine vous aurai-je chassés, que la fortune va m'offrir autant de soldats qu'il vaquera de glaives. Pompée trouve dans sa fuite des peuples nombreux empressés à le suivre ; et à moi la victoire ne me donnerait pas une foule d'hommes obscurs, pour recueillir les fruits d'une guerre dont le succès est décidé ! On les verra, sans avoir reçu de blessures, chargés des dépouilles qui devaient être le prix de vos travaux, suivre mes chars couverts de lauriers. Et vous, vieillards blanchis sous mes enseignes, et dont la guerre a épuisé le sang, confondus avec la populace de Rome, vous serez, comme elle, spectateurs oisifs de mon entrée triomphante. Vous flattez-vous, par votre fuite, de retarder le cours de mes succès ? Si tous les fleuves menaçaient l'Océan de lui dérober le tribut de leurs eaux, l'Océan ne serait pas plus diminué qu'il n'est aujourd'hui gonflé par eux. Croyez-vous avoir donné quelque poids à ma fortune ? Non, non, les dieux ne s'abaissent pas jusqu'à s'occuper de votre salut ou de votre perte. Le monde est subordonné au destin des grands, et le genre humain ne vit que pour un petit nombre d'hommes. Les mêmes soldats qui sous moi ont fait tremper le couchant et le nord, seraient en fuite sous Pompée. Labiénus était un héros dans mes armées, à présent c'est un vil transfuge qui parcourt la terre et les mers avec le chef qu'il m'a préféré. Et ne croyez pas que je vous sache gré d'être moins parjures que lui, en ne portant les armes ni pour ni contre moi. Celui qui abandonne mes drapeaux, qu'il suive ou non les drapeaux de Pompée, ne sera jamais un des miens. Ah ! je reconnais la protection des dieux, ils ne veulent pas m'exposer à de nouveaux combats avant d'avoir changé d'armée. Et de quel poids ils me soulagent en me donnant lieu de désarmer, et de renvoyer sans aucun salaire, des hommes qui devaient tout attendre de moi, et que la dépouille du monde aurait à peine récompensés ! C'est pour moi désormais que je ferai la guerre. Sortez de mon camp, quirites ; laissez porter mes drapeaux à des hommes. Je ne retiens que le petit nombre des auteurs de la trahison, et je les retiens, non pour me servir, mais pour subir la peine de leur crime. A genoux, perfides, dit-il à ceux-ci ; prosternez-vous, et tendez la tête au fer vengeur. Et vous, jeune milice qu'on n'a point corrompue, et qui dès à présent faites la force de mes armes, regardez le supplice des traîtres apprenez à frapper, apprenez à mourir." Les chefs de la révolte sont punis, et l'armée rentre dans le devoir. Toute l'armée immobile tremble à sa voix menaçante. Cette multitude craint un homme, qu'il dépend d'elle de rendre son égal. Il semble qu'il commande aux épées, et que le fer dans la main des soldats lui obéisse en dépit d'eux. Un moment il craignit que les troupes ne s'opposassent au châtiment qu'il ordonnait ; mais leur soumission passa son espérance. Il ne demandait que leurs glaives, ils lui présentèrent leur sein. César n'avait garde de vouloir perdre des hommes endurcis au crime il n'en fit mourir qu'un petit nombre. Leur sang fut le sceau de la paix : et la révolte fut apaisée. César envoie son armée à Brindes pour rallier sa flotte ; lui-même se rend seul à Rome, où il se fait donner la dictature et le consulat. César ordonne à ses troupes de se rendre à Brundusium en dix jours, et d'y rassembler tous les vaisseaux répandus dans les eaux de l'Hydrus et de l'antique Taras, sur les rivages de Leuca, dans les marais Salapiens (15), à l'abri des montagnes de Sépus, aux lieux où le Garganus fertile, exposé à Borée du côté de la Dalmatie, à l'Auster du côté de la Calabre, s'allonge sur les ondes adriatiques sur cette côte de l'Italie. Cependant il marche vers Rome. Quoique sans escorte, il est sans peur. Rome avait appris à fléchir devant la toge. Il se montre facile et bon envers le peuple qui l'implore (16) ; mais il se nomme dictatateur lui-même, et marque nos fastes par son consulat. Et quel titre eût mieux désigné l'an du désastre de Pharsale ? Pour que rien ne manque au droit des armes, il réunit dans ses mains les haches et l'épée, les aigles et les faisceaux ; et sous le vain nom d'empereur, il s'attribue tout le pouvoir d'un maître. Ce fut pour lui qu'on inventa tous ces titres menteurs dont nous avons flatté l'orgueil de nos tyrans. Vaine représentation des comices populaires. Plaintes du poète sur la profanation du consulat. Célébration des féries latines.
On feint, pour son élection, de tenir les comices, d'assembler les tribus, et de recueillir les noms dans l'urne mensongère. Mais il défend de consulter le ciel.
Il a beau tonner, l'oracle est sourd ; il donne même pour un heureux auspice le vol du sinistre hibou. Dès lors tomba sans force et sans honneur cette dignité consulaire si révérée chez nos aïeux. Le consulat ne servit plus qu'à distinguer l'année dans nos fastes. Un consul d'un mois lui donne son nom. On ne laissa pas de célébrer avec la pompe accoutumée la fête de Jupiter
Latin (17); et Rome qu'il avait si mal protégée, ne lui en offre pas moins ses sacrifices et ses voeux dans une nuit resplendissante. César arrive à Brindes, où il veut mettre sa flotte en mer, malgré les tempêtes. En arrivant. à Brundusium, fondée par les fils de Minos, qui lui donnèrent la forme du croissant, il trouve la mer fermée par les vents fougueux du nord, et sa flotte épouvantée par les constellations orageuses. Il parut honteux à César de perdre le temps de la guerre dans une lâche oisiveté et de se tenir enfermé dans un port tandis que la mer était praticable même pour des vaisseaux moins heureux que les siens. Son discours à ce sujet Pour encourager ses soldats qui n'étaient point faits à ces dangers, il leur dit : "Si les vents d'hiver s'emparent du ciel et de l'onde avec plus de force, ils y règnent aussi avec plus de constance que les vents du printemps qui suivent les caprices de cette perfide saison. Nous n'avons pas à suivre les détours d'une plage sinueuse, notre route est droite et ne demande que le souffle de l'Aquilon. Que ce vent se lève et fasse ployer nos mâts, il va nous porter sur les bords de la Grèce, sans donner aux vaisseaux ennemis le temps de surprendre nos voiles paresseuses. Hâtons-nous de rompre les liens qui nous enchaînent sur ces bords. Ce temps orageux nous est favorable, nous le perdons dans le repos." Le vent tombe et la flotte court le risque de rester en pleine mer ; mais enfin elle touche la côte d'Épire.
Le soleil s'était plongé dans l'onde ; les premières étoiles se montraient au ciel, et les corps éclairés par la lune commençaient à jeter leur ombre, quand toute la flotte à la fois dénoue ses câbles et déploie ses voiles. Le nocher courbe les vergues, les tourne au vent qui vient de gauche, et tend les hautes voiles dont les plis recueillent les souffles qui bientôt vont l'abandonner. A peine un souffle léger commence à soulever les voiles, quand tout à coup elles s'affaissent et retombent sur les mâts. Le navire quitte la terre, et le vent qui l'a poussé peut à peine
le suivre. Les flots sont enchaînés dans un calme profond. L'eau des marais est moins dormante. On croit voir la surface immobile du Bosphore scythique, quand l'hiver suspend le cours du Danube, que la glace couvre le vaste sein de l'onde, et
que l'Hellespont, impraticable aux voiles, offre un chemin solide aux coursiers de la Thrace et aux chars sur lesquels les peuples de l'Hémus vont chercher de plus doux climats. Au silence affreux de ces eaux languissantes, on dirait que la nature engourdie a perdu ses forces et que l'élément liquide a oublié son mouvement. On ne voit pas même frémir la surface des eaux ni trembler l'image du soleil qui s'y réfléchit. Les deux rivaux sont en présence.
Le premier champ de bataille où Pompée et César furent en présence, est environné par le tranquille Apsus et le rapide Genuse. L'Apsus, alimenté par l'eau d'un marais, porte de légères barques. Le Genuse est gonflé par les neiges que fond le soleil ou bien accru par les pluies ; mais ni l'un ni l'autre ne fait de longs détours. Ils n'ont à parcourir qu'un très petit espace depuis leur source jusqu'à la mer. Ce fut dans ces lieux que la fortune mit aux prises deux fameux rivaux. Ce malheureux monde espérait qu'en se voyant à si peu de distance, ils détesteraient leurs fureurs ; car de l'un à l'autre camp l'on pouvait distinguer les traits du visage et les sons de la voix ; et César depuis la mort de sa fille et de son petit-fils, ne vit jamais de si près son gendre, si ce n'est, hélas ! sur les sables du Nil. César presse Antoine de lui amener le reste de son armée demeurée à Brindes.
Quelque ardeur que César eût pour les combats, ce qu'il avait laissé de son armée en Italie, l'obligea de suspendre le
cours de ses fureurs. Ces troupes avaient à leur tête l'audacieux Antoine, qui, dans cette guerre, méditait déjà le combat de Leucade. César, impatient, l'appelle avec prières, avec menaces Son im patience. Il sort pendant la nuit de son camp, et va réveiller un pauvre batelier nommé Amyclas, auquel il ordonne de le passer en Italie
Le calme de la nuit a dissipé les soins accablants des combats. Cette foule de malheureux à qui leur humble fortune permet le sommeil, goûtent les douceurs du repos. Tout le camp est silencieux, et la troisième heure a vu renouveler la garde de la nuit. César, dans son inquiétude, marche au milieu de ce vaste silence, et va faire lui-même ce que n'eût point osé un esclave. Il n'emmène personne, et ne veut pour compagne que sa fortune. Il s'avance au delà des tentes, et sautant par dessus les gardes endormis, il gémit de voir qu'on puisse les surprendre. Il suit les détours du rivage, et rencontre une barque attachée aux rocs rongés par la vague. Non loin de là, le tranquille conducteur, le maître de la barque avait sa cabane. Le bois n'en compose pas l'humble structure ; mais le stérile jonc entrelacé au roseau des marais. Une barque renversée protège son flanc nu. César frappe à coups redoublés ; Amyclas se lève du lit d'algue où il reposait paisiblement. "Qui frappe ? dit-il. Est-ce quelqu'un qui a fait naufrage ou que son malheur oblige à chercher refuge dans ma cabane ?" En disant ces mots, il découvre un câble sous un monceau de cendre chaude, et son souffle en tire une flamme étincelante. Que lui fait la guerre ? il sait que les cabanes ne sont point un appas pour la guerre civile. O doux avantage de la pauvreté, ô sûreté d'un humble asile ! présent des dieux dont les mortels n'ont pas encore senti le prix. Quel est le rempart, quel est le temple où César eût frappé sans y jeter l'effroi ? Amyclas ouvre, et César lui dit : "Forme des voeux, étends tes espérances au delà de ta condition : mes bienfaits passeront encore tes espérances si tu fais ce que j'attends de toi, si tu me portes au bord de l'Italie. Tu ne seras plus réduit à tirer ta subsistance de ta barque, et à traîner ta vieillesse indigente dans un dur travail. Confie-toi aux soins d'un dieu qui fient dans ton chétif asile verser tout à coup l'abondance." Ce langage ne convenait pas au vêtement plébéien que César avait pris ; mais il ne pouvait parler en homme du commun. Le pauvre Amyclas lui répond : "Bien des signes défendent de s'exposer cette nuit sur la mer. Le soleil n'a pas plongé avec lui dans la mer des nuages étincelants, et ses rayons n'étaient pas d'accord ; épars dans leur lumière, les uns appelaient le Notus, les autres Borée ; le milieu de son disque languissait, dans son morne déclin, et sa pâle lumière souffrait le regard de l'homme. La lune ne montrait pas à son lever son mince et lumineux croissant. Son globe semblait rongé et la pureté de sa forme altérée ; elle n'allongeait pas ses cornes en ligne droite, et son rouge éclat annonçait le vent ; ensuite, pâle et livide, elle a caché sous les nuages son front sinistre. Je n'aime pas non plus le bruit des forêts agitées, le choc des vagues sur la rire, les bonds capricieux du dauphin qui semble provoquer l'orage, le plongeon cherchant la terre, le héron osant s'élancer dans les airs, confiant dans son aile qui sait nager ; la corneille cachant sa tête sous les flots, comme pour devancer la pluie, et mesurant d'un pas inquiet le rivage ; pourtant si de grands intérêts vous appellent sur l'autre bord, vous pouvez disposer de moi. Je vous passerai, ou les vents et les flots ne l'auront pas souffert. " En voyant la force de la tempête, le batelier se trouble A ces mots il détache la barque et livre la voile aux vents. Leur violence précipite les astres qui sillonnent le vide des airs ; elle ébranle les astres mènes qui sont attachés au sommet de cieux. D'épaisses ténèbres couvrent le sein des eaux, la vague à longs replis s'élève et bouillonne, la mer ne sait plus à quel vent obéir, et la tourmente annonce qu'elle a conçu les vents dans son sein. "Voyez-vous, dit Amyclas, quel horrible temps nous menace ? Le zéphyr, l'Eurus, tous les vents vont se déchaîner : la barque est ballottée par la mer ; le Notus règne au ciel ; les murmures de la mer présagent le Corus. Nous n'avons pas même l'espoir d'aller échouer aux côtes d'Italie. Le seul qui nous reste est de regagner le bord d'où nous sommes partis. Laissez-moi retourner en arrière, de peur que le port, qui est encore assez proche, ne soit trop loin de nous dans un moment." César le rassure. Certain de dompter les périls, César répond : " Méprise les menaces de la mer et livre ta voile au vent déchaîné. Le ciel te défend de gagner l'Italie, et moi je le veux : marche. Ta terreur n'a qu'une excuse : tu ignores qui tu conduis. C'est un homme que les dieux n'abandonnent jamais, et que la fortune trahit quand elle ne prévient pas ses voeux. Affronte sans pâlir la tempête, je te protège. Le désordre des cieux et des flots n'atteint pas notre barque. Elle porte César, et ce fardeau la défendra de l'orage. La fureur des vents ne durera guère. Cette barque sera utile à la mer. Fuis le rivage voisin ; persuade-toi que nous sommes aux ports de Calabre quand nous n'aurons plus d'autre asile à espérer. Tu ignores la cause de ce bouleversement ; en troublant le ciel et la mer, la fortune essaye ce qu'elle peut sur moi." Description de la tempête
Il achevait à peine, un tourbillon rapide ébranle la poupe, rompt les cordages, enlève et fait voltiger la voile au-dessus du fragile mât. La barque gémit sous le
coup. Alors tous les périls ensemble fondent sur le héros, tous les vents viennent l'assaillir. Ce fut toi, Corus, qui le premier, élevas ta tête du sein de la mer Atlantique. Le volume immense des
flots soulevés t'obéissait, et allait se briser contre le rivage, quand le froid Borée s'élance et les repousse : la mer entre vous suspendue, ne sait auquel des deux céder. Mais vient
l'Aquilon furieux, qui emporte les flots roulés sur eux-mêmes, et laisse le sable à découvert. Aucun de ces vents ne parvient à pousser jusqu'au bord les vagues qu'il entraîne
; elles se brisent contre les vagues que pousse le vent opposé ; et quand les vents s'apaiseraient
soudain, les flots se heurteraient encore. Il semble que des fougueux enfants d'Éole, aucun ne soit resté
dans ses antres profonds. Chacun d'eux défend ses rivages ; et grâce â leurs efforts contraires,
la mer se contient dans son lit. Jamais les rochers qui la bordent n'avaient vu ses eaux s'élever avec tant de fureur et de violence. On croit revoir le temps où le Dieu souverain du ciel, las de lancer la foudre sur la terre, remit nos crimes à punir au Trident du dieu des eaux, et lui céda peur quelques jours une partie de son empire. La mer alors ne reconnut d'autres limites que les cieux. Peu s'en fallut qu'il n'en fût de même dans cette nuit, dont les ténèbres
rappelaient la nuit des enfers. L'air s'affaisse, la mer s'élance, et le flot va dans les nuages se grossir de nouvelles eaux. Cette horreur profonde n'est pas même éclairée par les terribles feux de la
foudre ; ils sont éteints aussitôt qu'allumée dans l'humide épaisseur de l'air. Au bruit du tonnerre et des flots, au choc des vents et des tempêtes, les voûtes du ciel sont ébranlées, et du monde chancelant sur son axe les deux pôle. semblent fléchir. La nature bouleversée frémit de rentrer dans le chaos. On eût dit
que les éléments avaient rompu leur alliance, et qu'on allait revoir ce ténébreux désordre où étaient confondus les cieux et les enfers. Paroles de César César reconnut enfin des dangers dignes de son courage. "Hé quoi ! dit-il, est-ce pour les dieux un si grand travail que de perdre un homme ? et faut-il soulever les mers pour submerger un fragile esquif ? Si je dois trouver sous les eaux la mort que j'affrontais dans les combats, je la reçois d'un visaige intrépide, telle que le ciel me l'envoie ; et quoique ma fin prématurée interrompe de grands desseins, j'ai assez fait pour ma gloire. J'ai dompté les peuples du nord, la crainte a mis à mes pieds les armes de mes ennemis ; Rome m'a vu au-dessus de Pompée ; vainqueur, j'ai forcé le peuple à m'accorder les faisceaux longtemps refusés. L'État n'a point de dignité dont les titres ne me décorent. O Fortune, seule confidente de mes voeux, fais que personne que toi ne sache que César au comble des honneurs, César dictateur et consul, est mort comme un homme privé ! Non, grands dieux ! je ne veux point de funérailles ; retenez au milieu des flots les débris de mon corps déchiré. Je renonce aux honneurs du bûcher et de la sépulture, pourvu qu'on me craigne sans cesse, et que sans cesse on tremble de me voir reparaître de tous les bouts de l'univers." Il arrive sain et sauf en Épire. Comme il parlait ainsi, ô prodige incroyable ! une vague énorme enlève la barque, et au lieu de l'engloutir, la dépose au bord de l'Épire, sur une plage unie et sans écueils. En touchant la terre, il recouvre à la fois ses conquêtes et sa fortune, et tant de villes qu'il avait prises, et tant d'États qu'il avait soumis. Plaintes de son armée, qui lui reproche sa téméraire entreprise. Mais alors le jour commençait à luire, et le retour de César dans son camp ne fut pas inaperçu comme sa fuite. Ses soldats l'environnent les yeux en larmes, et lui adressent des plaintes dont il n'est pas offensé : "Cruel, lui dirent-ils, où t'emportait une audace si téméraire; et à quoi nous réservais-tu, nous dont la vie est si peu de chose, quand tu donnais à la mer en furie le corps de César à déchirer ? Non, ce n'est pas vertu, c'est inhumanité, d'exposer une vie d'où dépend celle de tant de peuples, et de dévouer à la mort le chef que s'est donné le monde. Est-ce qu'aucun des tiens n'a mérité de ne pas te survivre ? Quoi, tandis que la mer t'emportait, tu nous laissais plongés dans un lâche sommeil ! nous ne pouvons y penser sans honte. Ce qui t'avait déterminé, c'est que tu trouvais trop cruel d'exposer un autre que toi à une mer si furieuse. L'excès du malheur peut engager les hommes dans les entreprises les plus hardies, dans les périls les plus évidents; mais toi, vainqueur et maître du monde, te rendre le jouet de la fureur des eaux, n'est-ce pas défier les dieux ? C'est sans doute un gage bien certain de la faveur du ciel, et du soin que prend de toi la Fortune, que de te voir reporté par les flots sur le bord que tu avais quitté ; mais est-ce à te sauver d'un naufrage que tu dois employer le secours des dieux, ce secours qui doit télever à l'empire du monde ?" Antoine arrive avec le reste de sa flotte.
Dans le moment même, le soleil achevant de chasser les ombres de la nuit, amène un jour serein, et les vents, calmés par sa présence, laissent la mer apaiser ses flots. Dès qu'Antoine et les siens les virent aplanis et que Borée épurant
les airs allait seul dominer sur l'onde, ils levèrent l'ancre ; et, la rame en cadence, secondant la voile, la flotte s'avançait rangée sur la mer, comme une armée dans une vaste
plaine ; mais la nuit qui fut orageuse, ne permit pas aux vaisseaux de se tenir ensemble et dans l'ordre qu'ils avaient pris. Pompée, voyant arriver l'instant de la bataille, envoie son épouse à Lesbos : son discours.
Pompée voyant que César avait rassemblé toutes ses forces
et qu'ils touchaient au moment fatal d'une bataille sanglante et décisive, résolut de mettre en sûreté sa femme, dont la présence le fait trembler.
Il envoie Cornélîe à Lesbos, loin du tumulte des armes. Ah ! qu'un saint amour a de pouvoir sur
deux âmes vertueuses ! Oui, Pompée, le danger de ton épouse te rendait timide et tremblant à l'approche des combats. Ce
fut elle qui te fit craindre de t'exposer au même coup du sort qui menaçait Rome et le monde. Ton âme est préparée à de
tristes adieux, mais ta voix s'y refuse encore. Tu te plais même à les différer,
à dérober quelques instants au sort cruel. Ce fut vers la fin de la nuit, quand le sommeil quittait leurs
yeux et que Cornélie pressait contre son sein le coeur troublé de son époux, ce fut alors qu'elle s'aperçut que, se refusant à ses
chastes baisers, il détournait en soupirant son visage inondé de larmes. Frappée jusqu'au fond de l'âme, elle n'ose paraître l'avoir
surpris versant des pleurs ; mais il lui dit en gémissant : "Épouse plus chère pour moi que la vie, je ne dis pas aujourd'hui que la
vie m'est odieuse, mais dans mes jours les plus heureux, voici le moment fatal que j'ai trop et trop peu différé. César avec toutes ses forces vient me présenter le combat.
Il faut s'y résoudre. Pour vous, Lesbos est un sûr asile. Épargnez-vous d'inutiles prières. Je me suis déjà refusé moi-même. Vous n'aurez pas longtemps à souffrir de mon
absence ; tout va bientôt se décider. Quand les choses sont à leur comble, la chute en est
rapide ; c'est assez pour vous du bruit de mes dangers sans en être témoin
vous-même. Si vous pouviez en soutenir la vue, j'aurais mal connu votre coeur. J'aurais honte à la veille du combat de passer avec vous de douces nuits; j'aurais honte si les trompettes qui donneront l'alarme et le signal au monde me surprenaient entre vos bras. Pompée aurait trop à rougir d'être seul heureux au milieu des calamités de la guerre. Allez m'attendre loin des périls qui menacent tant de peuples et tant de rois. Soyez assez loin pour ne pas ressentir tout le poids de ma chute. Si je péris dans ma défaite, que la meilleure partie de moi-même me survive, et si le malheur m'oblige à fuir, pressé par un cruel vainqueur, qu'il me reste au moins un refuge."o LIVRE V (01) La fortune partageant les bons et les mauvais succès. - Pompée avait perdu l'Italie, Marseille et l'Espagne ; mais César avait éprouvé une défaite navale dans l'Adriatique, et Curion venait de périr avec son armée en Afrique. (02) Ce joug qui change le titre de nos fastes. -Les fastes étaient des registres publics où s'écrivait année par année l'histoire de Rome. Depuis l'expulsion des rois, les années étaient marquées par le nom des consuls. Ce jour qui inscrivait de nouveaux noms dans les fastes était celui des calendes de janvier. (03) Les consuls dont l'année expire. - Ces deux consuls étaient Lentulus et Marcellus. Il s'agit de savoir s'il y avait alors deux ou quatre consuls. César (décembre, an 49) avait échangé la dictature contre le consulat, et s'était donné pour collègue P. Servilius Isauricus: "Dictatore habente comitia Caesare consules creantur Julius Caesar et P. Servilius." (04) Veïes... devint Rome. - Corneille s'est approprié les traits principaux du discours de Lentulus :
Je n'appelle plus Rome un enclos de murailles (05) Rhodes consacrée à Phébus. - Rhodes est une île de la mer appelée autrefois Carpathienne. Le poète dit qu'elle est chère à Phébus à cause de Rhodes, jeune vierge, qui lui donna son nom et qui fut aimée du dieu de la lumière. Aussi dit-on que, même dans les jours les plus sombres, cette île reçoit au moins un regard du soleil, Soyez Pindare, Olympiq. VII, et Horace, liv. I, Od. VII. (06) La jeunesse inculte dit Taygète glacé. - C'est le peuple de Lacédémone, ville située au pied du mont Taygète, et sur les bords de l'Eurotas, en Laconie. (07) Le fidèle Dejotarus. - Roi de Galatie qui avait amené à Pompée six cents cavaliers. Il reste un plaidoyer de Cicéron en faveur de ce roi. (08) Et Rhascupolis, roi d'une région glacée. - Il était roi de Macédoine, et avait envoyé deux cents cavaliers. (09) Et toi, Ptolémée. - Ptolémée Lagus avait eu le royaume d'Égypte pour sa part des conquêtes d'Alexandre. C'est pourquoi Lucain appelle ailleurs Ptolémée Pellaeum regem. Alexandre d'ailleurs était le fondateur d'Alexandrie. (10) Ce glaive qui doit frapper ton peuple. - Ptolémée Dionysies, fils de Ptolémée Aulète, fut un roi cruel et toujours en guerre avec ses sujets. Il avait eu pour tuteur Pompée. (11) C'est ainsi qu'on dérobe un trône à Cléopâtre. - Plolémée Aulète chercha à assurer par son testament la couronne à ses enfants, en nommant pour ses successeurs, sous la surveillance du peuple romain, les deux aînés , Ptolémée Dionysies, âgé de treize ans, et Cléopâtre sa soeur, âgée de dix-sept ans, qu'il devait épouser. Quant aux deux plus jeunes, Ptolémée Néotéros et Arsinoé, leur père invoquait pour eux la protection du sénat romain. Des dissensions entre Cléopâtre et son frère furent excitées et entretenues par l'eunuque Pothin qui avait la direction des affaires. Cléopâtre, obligée de sortir de l'Égypte, se réfugia en Syrie, où elle leva des troupes pour soutenir ses droits par les armes, au temps où César poursuivant Pompée, après la bataille de Pharsale, entra dans Alexandrie et se porta, au nom de Rome, pour médiateur entre le frère et la soeur. (12) Sous le poids éternel d'Inarime - Ile de la Campanie ; elle avait encore d'autres noms. Voyez Pline, liv. III, ch. III.
Inarime Jovis imperiis imposta Typhaeo.
(13) Le plus grand malheur de notre siècle. - "II y a des vers de Lucain qui ne sont pas aussi connus que le traité de Plutarque, de la Cessation des Oracles, et qui méritent cependant de l'être. Ce sont des choses qu'il faut abandonner aux réflexions du lecteur accoutumé à faire le départ des vérités." (De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, XIe entretien, note p. 253.) Ce sont ceux que nous traduisons ici. (14) Vers l'Aulide. - Depuis la guerre de Troie, l'Aulide passait pour retenir les vaisseaux dans ses ports. (15) Dans les marais Salapiens (page 1G8). - Il y avait en Apulie une ville de ce nom, célèbre par les amours d'Annibal avec une femme du pays. Voyez Pline, liv. III, ch. II. (16) Le peuple qui l'implore. - C'est une cruelle ironie de la part du poète. César, qui est dictateur, se nomme lui-même consul pour plaire au peuple, qu'il prive aussi du droit d'élire ses magistrats. (17) La fête de Jupiter Latin. - Les nouveaux consuls devaient la célébrer tous les quatre ans, aux flambeaux, sur le mont Albain, en mémoire de l'alliance renouvelée entre Tarquin le Superbe et les Latins. Voyez Macrobe, Saturnales, liv. I, ch. XVI . Les divinités honorées dans ces fêtes étaient Vesta, le Feu éternel, et le Jupiter Latial.
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