LUCAIN
LA PHARSALE
LIVRE IX
introduction livre I livre II livre III livre IV livre V livre VI livre VII livre VIII livre X
LIVRE IX
Apothéose de Pompée. - Caton devient l'appui de
la patrie chancelante ; il ranime les courages, se rend à Corcyre, recueille
les débris de Pharsale et passe en Afrique. - Plaintes amères de Cornélie en
s'éloignant du rivage de l'Égypte, où ses yeux ont vu brûler la dépouille de
son infortuné époux. Son discours au fils de Pompée. - Son affliction, son désespoir.
- Elle et Sextus rejoignent Caton. - Cnéius, le fils aîné de Pompée, a
reconnu du rivage les compagnons de son père. - Son frère est avec eux. - Il
demande où est son père. - Sextus lui raconte le sanglant sacrifice. - Fureurs
de Cnéius contre les assassins du héros. - Il veut venger sur-le-champ sa
mort. - Honneurs funèbres rendus dans le camp à la mémoire du héros. -
Hommage de Caton. - Cependant la discorde frémit dans le camp ; Tarchondimotus
donne le signal de la désertion. - Reproches amers de Caton. - Discours du chef
des Ciliciens qui veut se justifier. - Les Romains eux-mêmes sont entraînés
dans la révolte. Harangue de Caton qui les ramène au devoir. - Politique de
Caton pour tenir occupés les soldats. - Il décide d'aller aux confins du pays
des Maures, dans les États de Juba. - Description des Syrtes. - Il tente le
trajet par mer. - Une tempête le force d'y renoncer. - Il résout de faire le
tour des Syrtes à travers les sables de la Libye. - Discours qu'il adresse à
ses soldats avant de se mettre en marche. Description de l'Afrique, et en
particulier de la Libye. - Hordes sauvages. - Le Nasamon, le Garamante. - Tempête
élevée sur le sable. -L'armée est près de s'ensevelir sous des monceaux de
poussière. - Une étouffante chaleur succède : un soldat découvre un
imperceptible filet d'eau; il recueille quelques gouttes qu'il vient offrir à
Caton. - Reproches sévères du héros. - On arrive au temple d'Ammon :
description du site ; notions astronomiques ou sphériques. - Discours de
Labienus à Caton pour l'engager à consulter le dieu. - Réponse de Caton. -
Fermeté, constance du héros. - Caton est le dieu digne des autels de Rome. -
Caton, pour donner l'exemple à ses soldats, s'abreuve à une source peut-être
empoisonnée. - Pourquoi la Libye est-elle peuplée de serpents ? Fable de Méduse.
Persée vainqueur de la Gorgone. - Son retour, ou plutôt son vol au travers de
la Libye. - Cette contrée arrosée du sang que distille la tête de Méduse. --
De là le germe, l'origine des reptiles. Dénombrement et caractère de chacun.
- Mort du jeune Aulus ; ses fureurs. - Sabellus succombe à son tour, mordu par
un seps. - Symptômes de son mal. - Autres victimes : Nasidius périt de
l'atteinte du prester ; Tullus, de celle de l'hémorrhoïs : éloge du jeune
guerrier. Lévus meurt, à son tour, mordu par l'aspic. - Le jaculus. Murrus
perce un basilic du fer de sa lance. - Il est forcé aussitôt de se couper le
bras. - Plaintes des guerriers ; leurs regrets, leurs vœux. - Fermeté d'âme
de Caton. - Histoire des Psylles : la nature les a rendus invulnérables. -
Services qu'ils rendent aux Romains. - Enfin le désert est franchi : arrivée
à Leptis - César, après la bataille de Pharsale, était passé en Phrygie :
il visite les ruines de Troie. - Le poète promet à César l'immortalité. -
Prière de César aux dieux de ses pères. - Il regagne sa flotte et fait voile
pour l'Égypte. - On lui présente la tête de Pompée. - Sa feinte indignation
en recevant ce présent. - Nul ne croit à ses regrets.
Apothéose
de Pompée.
Les mânes de Pompée ne restèrent point
ensevelis dans la poussière de l'Égypte. Un peu de cendre ne saurait retenir
une si grande ombre. Ils se détachent de son corps à demi consumé, fuient
l'indigne bûcher et s'élancent vers les régions éthérées. C'est entre le
ciel étoilé et l'air ténébreux qui enveloppe la terre qu'habitent les
demi-dieux. Cette incorruptible vertu qui, dans le cours de leur vie mortelle a
conservé leur âme innocente, l'élève au ciel dans les sphères éternelles.
Ce n'est point l'encens qui parfume les morts ni l'urne d'or qui enferme leur
cendre qui les fait arriver dans ce lieu fortuné. Dès que Pompée y est
parvenu, qu'il s'est pénétré de la vraie lumière et qu'il a contemplé tous
ces globes étincelants, dont les uns roulent sur nos têtes, et les autres sont
fixés aux deux pôles des cieux, il regarde le jour d'ici-bas comme une lueur
qui se perd au sein d'une profonde nuit et sourit de l'outrage fait à sa dépouille.
De là, il plane sur les champs de la Thessalie, sur les drapeaux sanglants de César
et sur les mers où sont encore répandues toutes ses flottes. Ce génie vengeur
du crime se repose au sein du vertueux Brutus et va se fixer dans l'âme de
l'inflexible Caton.
Caton
devient l'appui de la patrie chancelante ; il ranime les courages, se rend à
Corcyre, recueille les débris de Pharsale et passe en Afrique.
Tandis que le sort de la guerre était en suspens
et qu'on pouvait douter quel maître la victoire allait donner au monde, Caton
avait haï Pompée, quoiqu'il eût suivi ses drapeaux sous les auspices de la
patrie et à l'exemple du sénat, mais depuis le malheur de Pharsale, toute l'âme
de Caton s'était livrée au vaincu. Il embrassa la patrie désolée et sans
appui, il réchauffa les cœurs des peuples, que la frayeur avait glacés. Il
remit l'épée dans les mains tremblantes qui l'avaient laissé tomber et
soutint la guerre civile, sans désir de régner, sans crainte de servir. Caton
ne fit rien, sous les armes, pour sa propre cause, et depuis la mort de Pompée
son parti fut uniquement le parti de la liberté. Les forces en étaient dispersées
et la rapidité du vainqueur pouvait les enlever. Caton se hâte de les
recueillir. Il se rend à Corcyre, et sur mille vaisseaux, il emporte avec lui
les débris de Pharsale. Sur cette flotte immense dont la mer, trop étroite,
est couverte, qui croirait voir une armée en fuite ? Il se dirige vers la
dorienne Malée, vers Ténare, qui communique au séjour des morts. De là, il
aborde à Cythère, et Borée qui enfle ses voiles lui fait raser l'île de Crète
dont le rivage paraît s'enfuir. Phycunte ose lui fermer son port. Il l'assiège
et lui inflige le châtiment du pillage. Bientôt, à la faveur d'un vent
paisible, quittant la haute mer, il gagne la côte de Palinure (car l'Ausonie
n'est pas la seule où ce pilote des Troyens ait laissé son nom, la Libye a des
témoignages qu'il se plaisait dans ses tranquilles ports). Là, des vaisseaux
qu'on découvre de loin et qui voguent à pleines voiles, tiennent les esprits
dans le doute : apportent-ils des ennemis ou des compagnons d'infortune ?
L'activité du vainqueur fait tout craindre, dans chaque navire on tremble de
voir César, mais ceux-ci ne sont pleins que de deuil, de gémissements et de
maux capables d'arracher des larmes, même à l'inflexible Caton.
Plaintes
amères de Cornélie en s'éloignant du rivage de l'Égypte, où ses yeux ont vu
brûler la dépouille de son infortuné époux. Son discours au fils de Pompée.
Cornélie ayant engagé inutilement Sextus et sa
flotte à retarder leur fuite pour voir si le corps de Pompée poussé vers le
rivage de l'Égypte ne serait pas ramené par les flots, et la flamme d'un bûcher
lui annonçant de loin une humble sépulture : "Ô ciel ! dit-elle, je n'étais
donc pas digne d'allumer le bûcher de mon époux, de tomber moi-même sur son
corps glacé, de le serrer entre mes bras, d'arroser ses plaies de mes larmes,
de le placer au-dessus des flammes, d'y brûler mes cheveux arrachés de ma main
et de recueillir dans les plis de ma robe ses cendres brûlantes encore pour
distribuer dans nos temples tout ce qui resterait de lui. Son corps brûle, dénué
de tous les honneurs funèbres. C'est peut-être un Égyptien qui rend à ses mânes
ce devoir odieux ! Ombre de Crassus ! Réjouis-toi d'être privée de la sépulture
! Celle qu'on accorde à Pompée est un nouveau trait de la haine des dieux.
Quoi ! Mon malheur est donc partout le même ? Jamais il ne me sera permis
d'ensevelir mes époux et jamais je ne pleurerai sur une urne pleine de leurs
cendres ! Que dis-tu, Cornélie ? Te faut-il un tombeau pour entretenir ta
douleur ? Ton cœur n'est-il pas tout rempli de Pompée ? Son image n'est-elle
pas gravée au fond de ton âme ? Ah ! Que celle qui veut survivre à son époux
cherche des cendres qui la consolent. Cependant cette faible lueur que j'aperçois
de loin, Pompée, c'est la flamme de ton bûcher, c'est quelque chose de toi
encore ! Hélas ! Ce feu se dérobe à moi, la fumée qui emporte Pompée s'évanouit
dans l'air aux rayons du soleil naissant. Les vents contraires à mes vœux
enflent la voile qui m'éloigne. Les lieux témoins de ses victoires, le
Capitole même, où il a triomphé, me seraient moins chers que ces bords. Pompée
heureux est oublié de moi, je le veux tel que le Nil le possède. Je ne me
plaindrai point de rester sur une terre coupable. Le crime a consacré ces
lieux. Sextus, c'est à toi de tenter le sort des combats. Porte par tout
l'univers les étendards de ton père. Écoute ce qu'il m'a chargée de dire à
ses enfants : "Dès que mon heure sera venue et que j'aurai fermé les
yeux, mes fils, prenez tous deux en mains les flambeaux de la guerre civile ; et
tant qu'il restera sur la terre quelque rejeton de ma race, qu'il ne soit pas
permis aux Césars de régner. Soulevez au bruit de mon nom tout ce qu'il peut y
avoir au monde de rois indépendants et de cités libres. Voilà le parti que je
vous laisse, les armes que je vous remets. Quiconque portera sur les mers le nom
de Pompée, y trouvera des flottes. Il n'est aucun peuple qui ne consente à
suivre mon héritier dans les combats. Conservez seulement une âme indomptable
et n'oubliez jamais quel père vous vengez. Il n'y a sous le ciel qu'un seul
homme à qui vous puissiez obéir s'il prend la défense de la liberté : c'est
Caton."
Son
affliction, son désespoir.
" C'en est fait, Pompée, j'ai acquitté ma
foi, j'ai accompli ta volonté dernière. Ton piège a réussi. Je n'ai pas
voulu emporter au tombeau tes paroles. Je suis libre enfin de te suivre à
travers l'éternelle nuit et aux Enfers, s'il y a des Enfers. J'ignore combien
durera cette mort lente, mais si mon âme tarde à rompre ses liens, si elle a
pu te voir expirer sans voler après toi, elle en sera cruellement punie. Consumée
par la tristesse, étouffée par les sanglots, c'est avec mes larmes qu'il faut
qu'elle s'écoule. Je n'aurai recours ni au fer, ni au lien fatal, ni au précipice.
Il serait honteux pour moi de ne pouvoir mourir de ma seule douleur." En
parlant ainsi, elle s'enveloppe la tête de lugubres voiles, et se dévouant aux
ténèbres, elle se jette au fond du vaisseau. Là, elle embrasse étroitement
la peine qui la dévore, s'abreuve et jouit de ses larmes, et sa chère douleur
lui tient lieu d'époux. Ni le mugissement des flots, ni le bruit des vents à
travers les cordages, ni le cri d'effroi qui s'élève dans le vaisseau prêt à
périr, rien ne l'émeut. Elle attend la mort, déjà étendue comme dans un
cercueil, et au milieu de la tempête, elle fait pour elle-même des vœux
contraires aux vœux des matelots.
Elle
et Sextus rejoignent Caton.
Ce fut d'abord au rivage de Chypre, que la poussa
la mer écumante. Mais bientôt s'élève du côté de l'aurore un vent plus
doux, qui la conduit aux bords de la Libye, vers le camp même de Caton.
Cnéius,
le fils aîné de Pompée, a reconnu du rivage les compagnons de son père. -
Son frère est avec eux. - Il demande où est son père. - Sextus lui raconte le
sanglant sacrifice.
L'aîné des enfants de Pompée, plongé dans une
tristesse morne, l'esprit frappé du noir pressentiment qui annonce les grands
malheurs, reconnaît du haut du rivage les compagnons de son père, et
voyant son frère avec eux, il s'élance sur leur vaisseau : "Sextus, lui
dit-il, où est mon père ? L'appui de Rome, le chef des nations est-il vivant ?
Ou Rome, en le perdant, a-t-elle tout perdu ?" Son frère lui répond :
"Que vous êtes heureux d'avoir abordé loin de l'Egypte, et de n'avoir que
la douleur d'entendre le crime dont mes yeux ont été témoins ! Pompée est
mort, et ce n'est ni par le glaive de César ni par une main digne de ce grand
parricide. L'infâme roi du Nil en est l'auteur. Pompée s'était livré à lui
sous la garde des dieux garants de l'hospitalité et sous la foi de ses
bienfaits prodigués à cette indigne race. Il est mort victime d'un roi qu'il
avait couronné, j'ai vu de lâches meurtriers déchirer le sein de mon père,
et ne pouvant me persuader que le tyran de l'Égypte eût pris sur lui cet
attentat, je croyais que César nous y avait devancés. Mais j'ai été moins
saisi d'horreur de voir assassiner ce vieillard auguste, que de voir sa tête
portée en triomphe au palais du tyran. Sans doute il attend le vainqueur pour
la lui offrir, et il la garde pour attester son crime. À l'égard du corps du héros, nous ignorons s'il est en proie aux oiseaux du ciel
et aux chiens voraces de l'Égypte ou une
flamme furtive, que nous avons aperçue, l'a-til consumé.
Quelque injure que ce corps ait reçue, je pardonne ce crime aux dieux, je les
accuse pour ce qu'ils ont conservé."
Fureurs
de Cnéius contre les assassins du héros. - Il veut venger sur-le-champ sa
mort.
Cnéius, à ce récit, ne répandit point sa
douleur en gémissements et en larmes, mais sa piété se changeant en fureur :
Honneurs funèbres rendus dans le camp à la mémoire
du héros.
Cependant le bruit de la mort de Pompée s'étant
répandu dans le camp, tout le rivage retentit de gémissements et de plaintes.
La terre n'avait jamais vu d'exemple d'un si grand deuil, jamais tant de peuples
ensemble n'avaient pleuré la mort d'un seul homme. Mais lorsqu'on vit Cornélie,
les yeux épuisés de larmes, le visage couvert de ses cheveux épars, sortir du
fond du vaisseau, alors les cris et les sanglots redoublèrent. Dès qu'elle est
descendue sur une terre amie, elle ramasse les vêtements et les riches dépouilles
de Pompée. Ses armes, ses robes de pourpre, cette parure triomphale que le
Capitole avait vue trois fois, elle les fait briller sur un bûcher funèbre.
Malheureuse ! Voilà les cendres qui lui restent de son époux. Sa piété
servit d'exemple à celle de toute l'armée, et le rivage fut bientôt couvert
de bûchers, consacrés aux mânes de ceux qui avaient péri dans la Thessalie.
Tel quand le laboureur apulien s'apprête à répandre la semence dans ses
champs que les troupeaux ont dépouillés, et à renouveler les herbes d'hiver,
il réchauffe la terre avec le feu, et le Garganus, et le Vultur, et les pâturages
du Matinum brillent des mêmes feux.
Réponse de Caton.
Mais les regrets de cette multitude, et les
reproches qu'elle faisait aux dieux touchèrent moins vivement l'ombre de Pompée
que les paroles de Caton, courtes paroles, mais qui partaient d'un cœur plein
de la vérité :
Cependant la discorde frémit dans le camp ;
Tarcondimotus donne le signal de la désertion - Reproches amers de Caton.
Cependant la discorde s'élève dans le camp. Le
soldat, découragé par la mort de Pompée, demande à quitter les armes, et
Tarcondimotus donne le signal de la désertion. Caton qui le vit prêt à s'échapper
avec sa flotte, accourut au rivage et le flétrit par ces reproches :
"Cilicien, qui jamais n'as renoncé au brigandage, vas-tu de nouveau
infester les mers ? Pompée n'est plus, tu redeviens pirate." En disant ces
mots, il regardait tous ces séditieux en tumulte.
L'un d'eux alors, sans dissimuler la résolution
de s'enfuir : "Pardonne, Caton, lui dit-il, c'est pour Pompée que nous
avons pris les armes, et non pour la guerre civile. Celui que l'univers préférait
à la paix ne vit plus ; sa cause devient étrangère pour nous. Permets-nous
d'aller revoir nos dieux domestiques, notre foyer désert, nos chers enfants.
Quel sera le terme de cette guerre, si Pharsale, si la mort même de Pompée
n'en est pas la fin ? Le temps de vivre est passé pour nous ; laisse-nous
chercher une mort tranquille et assurer à notre vieillesse un tombeau. À peine
la guerre civile promet-elle la sépulture à ses chefs. Les vaincus sont-ils
condamnés à subir le joug d'un barbare ? Est-ce au pouvoir du Scythe ou de
l'Arménien que la Fortune nous fait tomber ? Non : c'est au pouvoir d'un simple
citoyen. Celui qui, du vivant de Pompée, fut le second, est aujourd'hui le
premier pour nous. Fidèles à la mémoire de Pompée, nous lui rendons cet
honneur insigne de souffrir après lui le maître que le sort nous donne, mais
de n'avoir plus de chef de notre choix. Ô Pompée ! tu seras le seul que nous
aurons suivi dans les combats ! Après toi, c'est au destin que nous nous
laisserons conduire. Tout est soumis, tout est livré à la fortune de César.
Sa victoire a dissipé nos forces. Les malheureux n'ont point d'amis, tous
les cœurs leur sont fermés. César est donc dans l'univers le seul assez
puissant pour être le refuge et le salut des vaincus. Sous Pompée, la guerre
civile était pour nous un devoir ; à présent elle serait un crime. Toi,
Caton, si c'est le parti des lois et de la patrie que tu veux suivre,
imite-nous, et viens te ranger sous les drapeaux d'un consul romain."
En parlant ainsi, il s'élance sur la poupe, et
une bruyante jeunesse s'y jette en foule sur ses pas. C'en était fait de Rome,
et sur tout le rivage s'agitait la foule avide d'un maître. Ces paroles sortent
de la poitrine sacrée de Caton :
Dès lors, il se proposa de tenir sans cesse occupés
aux durs exercices des armes une multitude d'hommes qui n'avaient point appris
à supporter le repos.
Il décide d'aller aux confins du pays des Maures,
dans les États de Juba.
De là, il veut aller vers les confins du Maure,
se joindre avec le roi Juba. Les Syrtes s'opposent à son passage ; mais quel
que soit l'obstacle, sa vertu courageuse espère le surmonter.
Description des Syrtes.
Quand la nature donna au monde sa première forme,
elle laissa les Syrtes indécises entre la terre et l'onde, car elles ne sont
absolument ni sous les eaux ni au-dessus. Limite incertaine, élément douteux,
et des deux cotés inaccessible, c'est une mer interrompue par des écueils,
c'est une terre sillonnée par les courants d'une mer profonde. La nature a
laissé inutile cette partie d'elle-même. Peut-être aussi qu'autrefois les
Syrtes étaient pleinement inondées, mais le rapide soleil qui nourrit dans la
mer ses dévorantes flammes, épuise sans cesse les eaux qui sont le plus près
de la zone brûlante, et la mer lui dispute encore les terres qu'il veut dessécher.
Le temps viendra cependant que les Syrtes seront une terre ferme, car dès à présent
même, le fond n'en est couvert que d'une légère surface d'eau, et cette mer
qui doit tarir un jour commence à disparaître.
Il tente le trajet par mer. - Une tempête le
force d'y renoncer.
Dès que la rame, en sillonnant les ondes, a lancé
la flotte loin du port, le vent du midi se lève environné de nuages et déchaîné
contre ses propres domaines. Ce vent soulève la mer, et la chasse loin des
sables de la Libye, dont il lui fait un rivage nouveau. Malheur aux vaisseaux
dont il saisit la voile : malgré tout l'effort des cordages, il la fait voler
par-dessus la proue, et la tient enflée au-delà. Que le nocher la ploie et
l'attache aux antennes. Prévoyance inutile ; les antennes même se brisent, et
le mât reste dépouillé. Plus heureux sont les vaisseaux que la tempête
emporte en pleine mer et qui luttent contre les flots ordinaires. Ceux des
vaisseaux qui ont perdu leurs mâts, échappés à la fureur du vent, deviennent
le jouet de l'onde, et sont jetés sur les écueils. Là, tandis que la proue
appuie sur le sable, la poupe est suspendue et flotte sur les eaux ; et le
navire, entre deux périls, a d'un côté la terre qui menace de le briser, de
l'autre, la vague irritée qui s'efforce de l'engloutir.
La flotte, repoussée de ces bords et chassée des
Syrtes, ne s'exposa point au-delà des Garamantes, mais sous le fils aîné de
Pompée, elle se tint dans les ports de la côte la plus riche de la Libye. Mais
la vertu de Caton ne pouvant demeurer oisive, il ose se frayer une route par des
régions inconnues, et se confiant à ses armes, il veut tourner du côté de la
terre les Syrtes qu'il n'a pu franchir. L'hiver même l'y détermine, car il lui
interdit la mer : les pluies qu'il fait espérer, rassurent ceux que les
chaleurs effrayent ; ni le soleil ni les frimas ne rendent la route difficile
dans cette saison, et sous le ciel de Libye, la chaleur et le froid mutuellement
se tempèrent.
Description de l'Afrique, et en particulier de la
Libye. - Hordes sauvages. - Le Nazamon, le Garamante.
Si l'on en croit l'opinion commune, l'Afrique est
la troisième partie du monde, mais, par ses vents et son ciel, elle fait partie
de l'Europe. Car le Nil n'est pas plus éloigné que le Tanaïs de cette pointe
de Gadès, où l'Europe se sépare de la Libye, où les rivages fléchissent
pour faire place à l'Océan. L'Asie à elle seule forme un plus vaste monde.
Elle partage avec l'une les climats du Midi, les climats du Nord avec l'autre ;
et tandis qu'elles deux s'unissent pour embrasser l'Occident, tout l'Orient est
occupé par elle.
Tempête élevée sur le sable.
- L'armée est près
de s'ensevelir sous des monceaux de poussière. La Libye n'a point de montagne qui s'oppose à sa violence, ni de rocher qui rompe et qui dissipe ses tourbillons impétueux. Il n'y rencontre point de forêts sur lesquelles ses efforts se brisent, et où il se lasse à tordre et à déraciner des chênes antiques. Sa course est libre dans ces vastes plaines, et il y exerce sans obstacle toute la rage qu'Éole inspire à ses enfants. Il ne mêle point de nuages chargés de pluie aux tourbillons de sable dont il obscurcit l'air. C'est une colonne de poussière qu'il élève et tient suspendue, sans en laisser échapper ni retomber le sommet. Le malheureux Nazamon voit le sol qu'il habite enlevé, et ses cabanes renversées ; le toit qui couvre le Garamante vole dispersé dans les airs. La flamme ne lance pas plus haut l'étincelle qu'elle fait éclater, et autant qu'on voit s'élever les flots de fumée qui éclipsent le jour, autant s'élèvent vers le ciel ces noirs tourbillons de poussière. Cette tempête qui assaillit les Romains fut plus violente que jamais. Le soldat ne peut plus se tenir debout ; le sable même qu'il foule aux pieds s'échappe et fuit sous ses pas chancelants. On aurait vu la terre ébranlée si la Libye eût été formée de durs rochers qui, dans leurs flancs, eussent emprisonné ce vent furieux. Mais comme le moindre souffle bouleverse ses sables mobiles, elle doit de rester stable à ce qu'elle ne résiste pas, et elle demeure fixe en ses profondeurs grâce aux ondulations de sa surface. Un tourbillon rapide emporte et roule dans les airs les casques, les boucliers, les lances. Qui sait même a quelle distance il les fit voler, si ce ne fut pas un prodige de voir ces armes tomber du ciel, et si on ne reçut pas comme un présent des dieux cette dépouille des hommes ? Ainsi peut-être un vent du midi ou du nord avait arraché à quelque peuple de l'Ausonie ces boucliers qui tombèrent aux pieds des autels de Numa, et que l'élite de la jeunesse patricienne porte dans nos solennités. Toute l'armée s'étend sur la terre dont la surface est bouleversée, et le soldat, de peur d'être enlevé, ramassant les plis de sa robe, se tient, non seulement couché, mais des deux mains ancré sur le sable, à peine encore est-ce assez d'efforts, et dès qu'il se croit affermi, des flots de sable l'ensevelissent. C'est pour lui un travail à chaque instant nouveau, que de s'en dégager, et forcé enfin de se lever debout, il se trouve encore investi par un monceau de poussière.
Une
étouffante chaleur succède : un soldat découvre un imperceptible filet d'eau
; il recueille quelques gouttes qu'il vient offrir à Caton. - Reproches
sévères du héros.
Dès que le vent s'est apaisé et que les nuages de sable qui obscurcissaient
l'air se dissipent, l'armée romaine ne voit plus dans cette solitude immense
aucune trace de sa route et n'a plus pour indice des lieux que les astres qu'on
a pour guides sur la vaste plaine des mers. L'horizon de la Libye laissa même
au dessous de lui nombre d'étoiles qui, vers le pôle, dirigent les matelots.
La sérénité d'un ciel brûlant est pour le soldat un nouveau supplice. Son
corps est trempé de sueur et sa bouche embrasée d'une soif dévorante. Alors
on découvre de loin un filet d'eau qui filtre à peine d travers le sable. Un
soldat creusant cette faible source y puise un peu d'eau dans son casque et
va l'offrir au général. Ils avaient tous la gorge desséchée d'une brûlante
poussière, et cette eau dans les mains de Caton excitait l'envie de toute l'armée.
Mais Caton, au soldat qui la lui présentait : "Quoi ! dit-il, me crois-tu
le seul sans vertu parmi tant d'hommes de courage, et m'as-tu vu si amolli, si
peu capable de soutenir ces premières chaleurs ? Homme indigne, tu mériterais
que, pour te punir, je te fisse boire cette eau en présence de tous ces gens
qui éprouvent la soif." Alors, avec indignation, il jette le casque par
terre, et l'eau répandue leur suffit à tous.
On arrive au temple d'Ammon : description du site
; notions astronomiques ou sphériques.
On approchait de ce temple élevé dans les déserts
du grossier Garamante, et le seul qui fût en Libye. Il est consacré à
Jupiter, mais le dieu n'y est pas représenté la foudre à la main, comme sur
nos autels : il a des cornes de bélier, on l'appelle Ammon.
Discours de Labienus à Caton pour l'engager à
consulter le dieu.
Les peuples de l'Orient assiégeaient les portes
du temple et demandaient à consulter l'oracle de Jupiter au front de Bélier.
La foule s'ouvrit avec respect devant le général romain. Les amis de Caton le
conjuraient d'éprouver la vérité de cet oracle, si célèbre dans l'univers,
et de juger s'il méritait sa renommée antique. Labienus était celui qui le
pressait le plus d'interroger le ciel sur les événements cachés dans
l'avenir. "Le hasard, disait-il, ou notre bon destin fait trouver sur notre
passage l'oracle du plus grand des dieux ; il peut nous conduire au-delà des
Syrtes, et nous éclairer sur les succès divers que cette guerre doit avoir ;
car à qui les dieux confieraient-ils plus intimement leurs secrets, qu'à la
sainteté de Caton ? Votre vie a toujours eu pour règle leur suprême loi. Un
dieu vous éclaire et vous guide. Voici pour vous une occasion de communiquer
avec Jupiter. Demandez-lui quel sera le sort de l'odieux César et le destin de
Rome, si les peuples rentrés dans leurs droits verront leur liberté et leurs
lois rétablies ou si le fruit de la guerre civile sera perdu ? Remplissez-vous
de l'esprit divin, et passionné pour l'austère vertu, demandez aux dieux en
quoi elle consiste ; demandez-leur la règle de l'honnêteté."
Réponse
de Caton.
Caton, plein de la divinité qui résidait au fond
de son âme, prononça ces paroles dignes de l'antre prophétique : "Que
veux-tu, Labienus, que je demande ? Si j'aime mieux mourir libre, les armes à
la main, que de vivre sous un tyran ; si cette vie n'est rien ; si la plus
longue diffère de la plus courte ; s'il y a quelque force au monde qui puisse
nuire à l'homme de bien ; si la Fortune perd ses menaces quand elle s'attaque
à la Vertu ; s'il suffit de vouloir ce qui est louable, et si le succès ajoute
à ce qui est honnête ? Nous savons tout cela ; Ammon ne le graverait pas plus
profondément dans nos cœurs. Tous nous tenons aux dieux ; et que leur oracle
se taise, ce n'est pas moins leur volonté que nous accomplissons. La divinité
n'a pas besoin de paroles ; celui qui nous a fait naître nous dit, quand nous
naissons, tout ce que nous devons savoir. Il n'a point choisi des sables stériles
pour ne s'y communiquer qu'à un petit nombre d'hommes ; ce n'est point dans
cette poussière qu'il a enfoui la vérité. La divinité a-t-elle d'autre
demeure que la terre, l'onde, le ciel, et le cœur de l'homme juste ?
Fermeté, constance du héros. - Caton est le dieu
digne des autels de Rome.
Telle fut la réponse de Caton, et sans chercher
à affaiblir la foi qu'on avait à ce temple, il s'éloigne, laissant aux
peuples leur Ammon, qu'il n'a pas voulu éprouver.
Caton, pour donner l'exemple à ses soldats,
s'abreuve à une source peut-être empoisonnée.
À mesure qu'on avançait sous cette zone que la
nature a interdite aux humains, les rayons du soleil devenaient plus ardents,
les sources d'eau beaucoup plus rares. Cependant on rencontra au milieu des
sables une fontaine abondante, mais si remplie de serpents, qu'elle avait peine
à les contenir. Le froid aspic se dressait sur ses bords, et la dipsade brûlante
au milieu des eaux n'y pouvait éteindre sa soif. Caton, qui vit que son armée
allait périr, si elle s'abstenait de boire à cette source : « Amis, dit-il,
votre frayeur est vaine, la morsure des serpents est venimeuse ; le poison que
leur dent distille est mortel, quand il se mêle avec le sang ; leur morsure est
funeste, mais l'eau dans laquelle ils nagent ne l'est pas." En disant ces
mots, il puise de cette eau peut-être empoisonnée, et dans tous les sables de
la Libye, cette fontaine fut la seule dont il voulut boire le premier.
Pourquoi la Libye est-elle peuplée de serpents ?
Fable de Méduse. Persée vainqueur de la Gorgone.
D'où vient que l'air de la Libye, si fertile en
venins mortels, peuple ces climats de serpents ? Quels germes la nature a-t-elle
déposés dans son sein ? Ce n'est pas à nous d'en chercher la cause, mais une
fable répandue à ce sujet dans l'univers a tenu lieu de la vérité.
Son retour ou plutôt son vol au travers de la
Libye. - Cette contrée arrosée du sang que distille la tête de Méduse.
Déjà mesurant sa route et pressé de fendre les
airs par le plus court chemin, il allait traverser les villes de l'Europe.
Pallas lui dit de respecter ces terres fertiles, d'épargner leurs peuples. Quel
mortel, en effet, n'eût levé les yeux vers cet oiseau démesuré ? Le souffle
du zéphyr le détourne vers la Libye, dont les terres incultes sont faites pour
être brûlées par les astres. Le soleil, dans son cours, presse et brûle ce
sol. Aucune région ne jette sur le ciel une plus profonde nuit et n'arpente
plus le cours de la lune ; quand cet astre, renonçant à ses détours, suit les
signes réguliers et ne fuit l'ombre écliptique ni vers le Notus, ni vers Borée.
Cependant, cette terre stérile, ces sillons qui ne produisent rien de bon, reçoivent
le poison qui dégoutte de la tête de Méduse et cette funeste rosée de sang
que la chaleur empoisonne davantage, et son sable poudreux s'en nourrit.
De là le germe, l'origine des reptiles. Dénombrement
et caractère de chacun. (voir
note fin
du livre)
Le premier monstre qui leva la tête de cette
poudre empoisonnée, ce fut l'aspic somnifère, au cou gonflé. Un sang plus
abondant, une goutte de poison plus épaisse tomba sur lui. Nul serpent n'en reçut
davantage. Avide de chaleur, il ne va pas de lui-même dans les régions
froides, et parcourt jusqu'au Nil les sables du désert. Mais quand
rougirons-nous d'un honteux commerce ! Nous allons chercher ces reptiles de
Libye pour nos morts raffinées ; l'aspic est un objet de commerce ! L'hoemorrhoïs,
autre serpent qui ne laisse pas aux malheureux une goutte de leur sang, déroule
ses anneaux écailleux. Puis, c'est le chersydre destiné aux plaines des Syrtes
perfides, et le chélydre qui laisse une trace fumante, et le cenchris qui
glisse toujours tout droit et dont le ventre est tacheté comme l'ophite thébain,
l'hammodyie, dont la couleur ressemble, à s'y méprendre, à celle du sable, et
le céraste vagabond et tortueux, et le scytale, qui seul, durant les frimas épars,
s'apprête à jeter sa dépouille, et la brûlante dipsade, et le terrible
amphisboene aux deux têtes, et le natrix, fléau des ondes, et le jaculus ailé,
et le paréos dont la queue marque sa route, et l'avide prester, qui ouvre sa
gueule écumante et béante, et le seps venimeux, qui dissout les chairs et les
os, et celui dont le sifflement fait trembler toutes ces bêtes terribles, celui
qui tue avant de mordre, le basilic, terreur des autres serpents, roi des déserts
poudreux.
Mort du jeune Aulus ; ses fureurs.
Parmi ces fléaux, Caton, avec ses durs soldats,
mesure la route aride : il voit périr les siens de blessures invisibles. Aulus,
du sang tyrrhénien, jeune porte-enseigne, marche sur une dipsade qui le mord
par derrière en redressant la tête. À peine sent-il la douleur de cette
blessure. Sa face n'est point altérée par l'injure de la mort. La plaie n'a
rien de menaçant. Le poison subtil se glisse insensiblement, un feu rongeur dévore
ses os, et ses entrailles en sont consumées. Ses intestins se dessèchent, sa
langue brûle dans son palais aride ; point de sueur sur ses membres accablés
de fatigue, point de larmes dans ses yeux. Ni l'honneur de l'empire, ni la voix
de Caton que son supplice afflige, rien ne retient ce guerrier dévoré de soif
: il jette son enseigne, et furieux, cherche dans la campagne l'onde que réclame
le poison qui le dévore. Jetez-le dans le Tanaïs, dans le Rhône ou le Pô, il
brûlerait encore. En vain on lui donnerait à boire toute l'onde du Nil débordé.
La Libye ajoute aux horreurs de son trépas, et dans ces climats torrides, la
dipsade n'a pas tout l'honneur de sa mort. Il fouille profondément les
entrailles du sable poudreux, puis revient aux Syrtes et boit les flots de la
mer. Il aime ces flots salés, mais ils ne peuvent le désaltérer. Il ne sent
pas la mort qui le tue, le poison qui le consume. Il croit qu'il a soif, et
ouvrant avec son épée ses veines enflées, il inonde sa bouche de son sang.
Sabellus succombe à son tour, mordu par un seps.
- Symptômes de son mal.
Caton ordonne de lever les drapeaux. Il ne veut
pas que l'on sache ce que fait faire la soif. Mais une mort plus douloureuse se
présente à lui. Un seps subtil mord Sabellus à la cuisse. Celui-ci l'arrache,
si fort qu'il tienne de sa dent recourbée, et le cloue sur le sable avec son
javelot. Le seps est de petite taille, mais c'est le plus mortel des reptiles.
Autour de la morsure, la peau se retire et découvre les os pâlissants. Puis la
blessure gagne, s'agrandit, et couvre le corps d'une seule plaie. Les membres
nagent dans le pus, les mollets tombent, le jarret se dépouille, les muscles
des cuisses se fondent, l'aine distille une noire humeur, la peau du ventre éclate,
les intestins se répandent, mais le corps ne rend pas tout ce qu'il devrait
contenir. Le cruel venin consume ses membres, il les contracte et les resserre.
Les liens des nerfs, les jointures des flancs, les cavités de la poitrine, tout
ce que cachent les fibres vitales, l'homme enfin tout entier se découvre sous
l'action du fléau fatal. La mort profane dévoile la nature : les épaules, les
bras robustes se fondent ; la tête et le col se dissolvent ; moins vite se fond
la neige au souffle tiède de l'Auster, moins vite la cire exposée au soleil.
Que parlai-je d'un corps ruisselant et liquéfié ? La flamme en fait autant.
Mais quel bûcher a jamais consumé les os ! Le poison les détruit, il les réduit
en poussière avec la moelle : il ne reste aucune trace de ce rapide trépas. De
tous les reptiles qui infestent le Cinyphe, à toi la palme, ô seps malfaisant
! Tous enlèvent la vie ; toi, tu fais disparaître jusqu'au cadavre.
Autres
victimes : Nasidius périt de l'atteinte du prester ; Tullus, de celle de l'hémorrhoïs
: éloge du jeune guerrier. Lévus meurt, à son tour, mordu par l'aspic.
À cette mort liquéfiante succède un autre genre
de mort. Nasidius, habitant des campagnes marsiennes, est atteint par la
dent enflammée d'un prester. Une rougeur de feu allume son visage ; sa peau se
tend, ses traits s'effacent, une tumeur couvre et confond toutes les formes de
son corps. Ses membres, gonflés de pus, dépassent la taille humaine. Le poison
les agrandit ; il disparaît englouti sous cette masse épaisse. Sa cuirasse ne
peut contenir le progrès de ses chairs tuméfiées. L'onde écumante dilate
moins sa surface dans l'airain chauffé par la flamme, et la voile déploie ses
plis moins vastes au souffle du Corus. Déjà ce globe informe ne contient plus
ses membres : son corps n'offre plus qu'une masse confuse. Objet d'horreur pour
les oiseaux de proie, dangereux aux bêtes fauves qui déchireront sa chair, ses
compagnons n'osent le livrer au bûcher ; ils abandonnent son cadavre dont le
volume ne cesse de croître.
Le jaculus. Murrus perce un basilic du fer de sa
lance. - Il est forcé aussitôt de se couper le bras.
Ailleurs, un jaculus (c'est le nom que l'Africain
lui donne) se tortille sur le tronc stérile d'un chêne, s'élance, frappe
Paulus à la tête et transperce ses deux tempes. Ici le poison n'a que faire.
La blessure seule donne la mort. Auprès de lui, la fronde ne lance la pierre
qu'avec lenteur ; la flèche du Scythe fait languissamment siffler les airs. Que
sert à l'infortuné Murrus de percer un basilic avec son javelot ? Le poison
rapide court sur sa pique et attaque sa main. Il tire son glaive, la coupe, et
la sépare du bras, et contemplant cette image déplorable de son trépas, il
demeure vivant, tandis que sa main est frappée de mort. Qui croirait le
scorpion maître de nos destins et assez fort pour donner la mort ? Il menace de
ses nœuds et frappe directement. Au ciel brille le glorieux témoignage de la défaite
d'Orion. Qui craindrait, salpuga, de fouler aux pieds ta retraite ? Et pourtant
les Parques t'ont donné des droits sur leurs fuseaux.
Ce qui les désespère, c'est que n'ayant pour
guide que le ciel, ils ne connaissent de leur route ni la mesure ni le terme :
Fermeté d'âme de Caton.
Ainsi leur dure patience se soulage par des
plaintes. Ce qui leur fait supporter ces travaux, c'est la vertu de leur chef
qui, couché comme eux sur le sable, défie à toute heure la Fortune. Il
partage seul tous les maux qui désolent son armée. Partout où il est appelé,
il y vole, et il y apporte plus que la vie : la force de souffrir la mort. En
expirant devant lui, on n'oserait laisser échapper une plainte. Et quel pouvoir
auraient les plus grands maux sur l'âme de celui qui sait les vaincre, même
dans l'âme des autres, et dont le seul aspect leur apprend que la douleur ne
peut rien ? La Fortune, enfin, lasse d'éprouver ces malheureux, leur offrit un
secours longtemps attendu.
Histoire des Psylles : la nature les a rendus
invulnérables. (voir
note)
Un seul peuple habite ces contrées sans avoir à
craindre la cruelle morsure des serpents : ce sont les Psylles de la Marmarique.
Leurs paroles ont la même vertu que les herbes ; leur sang est invulnérable et
réfractaire au venin, même sans l'aide des enchantements. Leur climat, en les
faisant vivre parmi les serpents, leur a conféré l'immunité ; ils ont gagné
à s'être établis au milieu des poisons. Ils vivent en paix avec la mort.
Ce peuple est si persuadé que son sang est incorruptible au venin, qu'aussitôt
que ses enfants tiennent au jour, il les expose à la morsure de l'aspic, pour
éprouver si en eux ce sang n'a point souffert de mélange adultère. Ainsi
l'oiseau de Jupiter, dès qu'il a fait éclore ses petits au tendre duvet, les
présente au soleil levant, et ceux dont l'œil fixe a la force de soutenir l'éclat
de ses rayons sont réservés pour être les ministres de l'Olympe, mais ceux
que la lumière blesse sont abandonnés. L'épreuve de la naissance est la même
parmi les Psylles, ils ne reconnaissent pour leur enfant que celui qui, sans être
effrayé, joue avec les serpents qu'on lui met dans les mains. Le don que ce
peuple a de les enchanter, ne lui est pas seulement utile à lui-même, il
l'emploie encore au salut de ses hôtes ; il veille à leur défense ; et sa
pitié est l'unique refuge de l'étranger dans ces climats.
Services qu'ils rendent aux Romains.
Ce fut elle qui sauva l'armée de Caton. Ce peuple
suivait sa marche, et lorsque le chef ordonnait de dresser les tentes, les
Psylles prenaient soin de purifier le camp par des chants magiques qui mettaient
en fuite les serpents. Ils brûlent à l'entour des herbes odorantes. Dans cette
flamme pétille l'hybèble, suinte le galbanum exotique, le tamarin au triste
feuillage, le costus oriental, la souveraine panacée, la centaurée
thessalienne, le peucedanum, le thapson d'Erix, le mélèze et l'abrotonum, dont
la fumée tue le reptile, et la corne du cerf né loin d'ici.
Enfin le désert est franchi : arrivée à Leptis.
Soulagée par leur secours, l'armée s'avançait
à travers ces campagnes, et la lune avait déjà renouvelé, perdu et repris sa
clarté depuis qu'elle voyait Caton errer dans ces sables stériles. Cependant,
la terre sous leurs pas commençait à s'affermir, et le sol d'Afrique redevient
de la terre. Déjà même on voyait de loin s'élever des arbres peu touffus
encore, déjà l'on découvrait quelques cabanes couvertes de chaume. Quelle
joie pour ces malheureux, lorsque pour présage d'un plus heureux climat, ils
virent pour la première fois de fiers lions venir à leur rencontre. Leptis était
la ville la plus prochaine, et ce fut dans ce séjour tranquille qu'ils passèrent
un hiver exempt des chaleurs du Midi et des frimas du Nord.
César,
après la bataille de Pharsale, était passé en Phrygie : il visite les ruines
de Troie.
Dès que César rassasié de sang se fut éloigné
de Pharsale, il écarta tous les autres soins pour s'attacher à poursuivre son
gendre. Vainement il a suivi sur la terre ses traces vagabondes ; guidé par la
renommée, il le cherche sur les eaux. Il
côtoie le détroit de la Thrace. Il voit ce rivage, rendu fameux par l'amour et
la tour d'Héro, sur sa rive sinistre ; et cette mer à qui Hellé ravit son
nom. Nulle part l'Asie n'est séparée de l'Europe par un canal plus étroit,
bien que la mer resserre ses courants entre Byzance et Chalcédoine, riche en
pourpre, bien que la Propontide entraînant l'Euxin, se précipite par une
bouche étroite. César gagne la côte de Sigée et ces bords dont la renommée
le remplit d'admiration. II parcourt les rives du Simoïs et le promontoire de
Rhoeté, consacré par le tombeau d'un Grec. Il marche à travers ces ombres qui
doivent tant au génie des poètes. Il erre autour des ruines fameuses de Troie
; il cherche les traces des murs élevés par Apollon. Quelques buissons stériles,
quelques chênes au tronc pourri couvrent les palais d'Assaracus et de leurs
racines fatiguées pressent les temples des dieux. Troie entière est ensevelie
sous des ronces : ses ruines même ont péri. Il reconnaît le rocher d'Hésione,
et la forêt, couche mystérieuse d'Anchise, et l'antre où siégea le
juge des trois déesses, la place où fut enlevé Ganymède, et le mont sur
lequel se jouait la crédule OEnone. Pas une pierre qui ne rappelle un nom célèbre.
Il avait passé, sans s'en apercevoir, un petit ruisseau qui serpentait dans la
poussière. Ce ruisseau était le Xanthe. Il portait négligemment ses pas sur
un tertre de gazon, un Phrygien lui dit : "Que faites-vous ? vous foulez
les mânes d'Hector !" Il passait près d'un tas de pierres renversées
qui n'étaient plus que d'informes débris. "Quoi ! lui dit son guide, vous
ne regardez pas l'autel de Jupiter Hercéen?"
Le poète promet à César l'immortalité.
Ô
travail immortel et sacré des poètes ! tu sauves de l'oubli tout ce que tu
veux ! C'est par toi que les peuples triomphent de la mort ! César, ne
porte point envie à la mémoire ces héros ! Car si les Muses du Latium peuvent
prétendre à quelque gloire, la race future lira ton nom dans mes vers aussi
longtemps que le nom d'Achille dans les vers du chantre de Smyrne. Mon poème ne
périra point et ne sera jamais condamné aux ténèbres.
Prière
de César aux dieux de ses pères.
Dès que César a rassasié ses yeux du spectacle
de la vénérable antiquité, il érige à la hâte un autel de gazon, et après
y avoir allumé la flamme, il verse avec l'encens des vœux qui seront exaucés
: "Dieux des cendres de Troie, ou qui que vous soyez qui habitez parmi ses
ruines ! Et vous, aïeux d'Énée, et mes aïeux, dont les lares sont
aujourd'hui révérés dans Albe et dans Lavinium, et dont le feu apporté de
Phrygie brûle encore sur nos autels ! Et toi, Pallas, dont la statue qu'aucun
homme ne vit jamais, est conservée à Rome, dans le lieu le plus saint du
temple, comme le gage solennel de la durée de vie de notre empire! un illustre
descendant d'Iule fait fumer l'encens sur vos autels et vous invoque sur cette
terre, votre antique patrie. Accordez-moi des succès heureux dans le reste de
mes travaux : je rétablirai ce royaume et je le rendrai florissant. L'Ausonie
reconnaissante relèvera les murs des villes de Phrygie, et Troie, à son tour,
fille de Rome, renaîtra de ses débris."
Il regagne sa flotte et fait voile pour
l'Égypte.
Après avoir formé ces vœux, il remonte sur ses
vaisseaux, et profitant de la faveur des vents, il leur livre toutes ses voiles,
afin de réparer le temps qu'il a perdu sur les bords phrygiens. Déjà il a
passé Lesbos, bientôt il laisse après lui l'Asie, Rhodes, et le zéphyr qui
pousse sa flotte, ne laissant pas un moment ses cordages détendus, fait voir à
César, dès la septième nuit, les flambeaux du Phare allumés sur le rivage de
l'Égypte. Mais l'éclat du jour avait effacé celui de ces flambeaux nocturnes,
avant que César arrivât dans le port. Au tumulte qu'il vit régner sur le
rivage, au bruit confus de mille voix qui se confondaient dans les airs, il conçut
des soupçons sur la foi de ce peuple, et n'osant d'abord s'y livrer, il tint sa
flotte loin du rivage.
On lui présente la tête de Pompée.
Bientôt un satellite de Ptolémée, chargé de
ses affreux présents, s'avance en pleine mer, il porte la tête de Pompée
couverte d'un voile, et avant de l'offrir, sa bouche, exécrable commence par
faire valoir le crime de son maître :
Sa feinte indignation en recevant ce présent.
Ce ne fut point à la première vue qu'il rejeta
cet horrible présent et qu'il en détourna les yeux : ses regards s'y attachèrent
pour s'en assurer, mais lorsqu'il eut vérifié le crime et qu'il put, sans
danger, paraître sensible et généreux, il répandit quelques larmes que la
douleur ne faisait point couler, et du fond d'un cœur satisfait, il fait
sortir des plaintes simulées. Il ne fallait pas moins pour déguiser sa joie
que tous les signes de la douleur. Par là, il dérobe au tyran du Nil le mérite
de son forfait, et les larmes qu'il répand sur la tête de Pompée le
dispensent de la payer. Lui qui sans changer de visage avait foulé aux pieds
les corps des sénateurs, et qui d'un oeil sec avait vu les champs de Pharsale,
il n'osa refuser à Pompée des gémissements et des pleurs. Ô César ! tu as
fait une guerre implacable à celui que tu devais pleurer ! Non, ce n'est pas
ton alliance avec Pompée qui te touche ; ce n'est pas le souvenir de ta fille
et de ton petit-fils : tu sais que Pompée était cher aux peuples, et tu espères
que tes regrets les rangeront sous tes drapeaux. Peut-être aussi es-tu indigné
qu'un autre que toi ait osé disposer de sa vie et qu'on l'ait dérobé au
triomphe de son superbe vainqueur. Mais quel que soit le sentiment qui t'arrache
des larmes, il est bien éloigné d'une piété véritable ; et ce n'était pas
pour le sauver que tu le cherchais avec tant d'ardeur et sur la terre et sur les
mers. Oh ! qu'il est heureux que la mort te l'ait enlevé ! Quelle honte la
Fortune a épargnée à Rome en ne lui donnant pas le spectacle de César
pardonnant à Pompée!
Nul ne croit à ses regrets.
Quelque touchantes que
fussent ces paroles, aucun de ceux qui l'écoutaient ne mêla ses larmes aux
siennes. Ils renferment tous leur douleur, ils la déguisent sous l'apparence de
la joie, et d'un air satisfait, ô douce liberté ! ils regardent le crime
atroce dont César paraît affligé.
LIVRE IX
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