LUCAIN
LA PHARSALE
LIVRE II
introduction livre I livre III livre IV livre V livre VI livre VII livre VIII livre IX livre X
LIVRE
II
Le
poète se plaint aux dieux de ce qu'ils découvrent aux humains les calamités
qui les menacent. - Abattement de Rome. - Douleur et gémissements des femmes. -
Plaintes des soldats. - Tristesse des vieillards qui se rappellent les temps de
Marius et les terribles vengeances de Sylla. - M. Brutus, au milieu de la nuit,
va trouver Caton : son discours. - Réponse de Caton. - Au retour du jour,
Marcia, autrefois cédée par Caton à Hortensius, vient frapper à la porte de
son premier époux : son discours. - Caton la reprend, sans nulle cérémonie
nuptiale. - Portrait de Caton, ses mœurs et son caractère. - Pompée sort de
Rome et se retire à Capoue, qui devient le siège de la guerre. - Description
de l'Apennin. - Marche de César, sa vigueur militaire, et les dispositions
diverses des villes d'Italie. - Fuite de Libon, de Thermus, de Sylla, de Varus,
de Lentulus et de Scipion, lieutenants de Pompée. - Domitius veut défendre
Corfinium ; il exhorte ses compagnons. Discours de César aux siens. - Il se
rend maître de la ville. Domitius lui est livré par la perfidie de ses
soldats. Malgré sa fierté, César lui accorde la vie. - Pompée harangue ses
soldats pour sonder leurs dispositions. - Pompée voyant son discours froidement
accueilli, se défie de son armée, et va s'enfermer dans Brindes. - Description
et histoire de cette ville. - Pompée ne comptant plus sur l'Italie, envoie son
fils aîné dans l'Orient, et les consuls en Épire, pour y chercher des
secours. - Diligence de César : il tient déjà Pompée assiégé dans Brindes,
et tâche de fermer le port avec des digues. - Pompée rompt ces digues, et
s'enfuit avec sa flotte. - Tristes réflexions du poète sur cette fuite, et
plaintes pathétiques. Le poète se plaint aux dieux de ce qu'ils découvrent aux humains les calamités qui les menacent.
Déjà
la colère des dieux s'est manifestée (01), la
nature a donné le signal de la discorde, elle a interrompu son cours, et,
par un pressentiment de l'avenir, elle s'est plongée elle-même dans ce désordre
qui engendre les monstres. C'est le présage de nos forfaits. Pourquoi donc, ô
roi de l'Olympe, avoir ajouté aux malheurs des hommes cette prévoyance qui
leur découvre dans de cruels présages les calamités futures ? Soit que dans
le développement du chaos (02) ta main féconde
ait lié les causes par des nœuds indissolubles, que tu te sois imposé à
toi-même une première loi et que tout soit soumis à cet ordre immuable, soit
qu'il n'y ait rien de prescrit et qu'un aveugle hasard (03)
opère seul dans la nature ce flux et ce reflux d'événements qui changent la
face du monde, fais que nos destins arrivent soudain,
que l'avenir soit inconnu à l'homme, qu'il puisse du moins espérer en
tremblant. Abattement de Rome.
Dès
qu'on connut par ces prodiges à quel prix les oracles des dieux devaient se vérifier,
le lugubre justitium règne dans la
ville, les dignités se cachèrent sous le plus humble vêtement ; on ne vit
plus la pourpre entourée de faisceaux, les citoyens étouffèrent leurs
plaintes, la douleur morne et sans voix erra dans cette ville immense. Douleur et gémissements des femmes.
Ainsi,
aux premiers instants qui suivent la mort, le silence règne dans une demeure
avant que les premiers accents de la désolation aient éclaté, avant qu'une mère,
les cheveux épars, jette de lamentables cris dans les bras de ses esclaves,
tandis qu'elle presse le sein de son fils, que la chaleur de la vie abandonne,
qu'elle baise cette face livide et ces yeux plongés dans le sommeil de la mort;
ce n'est pas encore de la douleur, c'est de l'effroi. Attachée à ce corps, éperdue,
elle mesure l'étendue de son malheur. Plaintes des soldats.
Les
hommes eux-mêmes, en allant se ranger sous les drapeaux des deux partis,
chargeaient de justes plaintes la cruauté des cieux. "Malheureux,
disaient-ils, que n'avons-nous plutôt vécu dans les temps de Cannes et de Trébie
? Dieux ! Ce n'est point la paix que nous vous demandons : jetez la colère dans
le cœur des peuples, soulevez contre nous les nations barbares ; que le monde
conjuré coure aux armes ; que les bataillons des Mèdes descendent de Suse, que
l'Ister barbare cesse d'enchaîner le Massagète, que des extrémités du Nord,
l'Elbe lâche contre nous les blonds Suèves, que le Rhin soulève sa source
indomptée ! Rendez-nous, grands dieux ! tous nos ennemis à la fois, mais détournez
la guerre civile. Que le Dace d'un côté, de l'autre le Gète nous menacent ;
allez combattre l'Ibère, tournez vos drapeaux contre les flèches des hordes
orientales ; Rome, tu n'auras pas un bras qui ne combatte. Ou si vous avez résolu,
grands dieux ! d'anéantir le nom romain, faites tomber en pluie de feu les airs
embrasés par la foudre ; frappez en même temps et les deux chefs et les deux
partis ; n'attendez pas qu'ils méritent vos coups. Est-ce pour décider lequel
des deux nous opprimera qu'il en doit coûter tant de crimes ? À peine, hélas !
eût-il fallu s'y résoudre pour nous affranchir de tous les deux." C'est
ainsi que leur piété impuissante se répandit en inutiles plaintes. Les
vieillards accablés de douleur se plaignaient d'avoir trop vécu et
maudissaient leurs jours condamnés à la guerre civile. L'un d'eux, pour donner
un exemple récent des maux que l'on avait à craindre : "Ô mes amis !
dit-il, l'orage qui nous menace est le même qui s'éleva sur Rome lorsque
Marius vainqueur des Teutons et des Numides, se réfugia dans les marais, et que
les roseaux de Minturne couvrirent sa tête triomphante,
cette tête dont la Fortune leur confiait en dépôt fatal. Découvert, et
chargé de chaînes, le vieillard languit longtemps enseveli dans les horreurs
d'un cachot. Destiné à mourir consul, à mourir tranquille au milieu des
ruines de sa patrie, il portait d'avance la peine de ses crimes ; mais la
mort se détourne de lui. En vain un ennemi tient sa vie odieuse entre ses mains
; le premier qui veut le frapper recule saisi de frayeur. Sa main
tremblante laissa tomber le glaive. Il a vu à travers les ténèbres de la
prison une lumière resplendissante ; il a vu les terribles dieux des forfaits;
il a vu Marius dans tout l'éclat de sa grandeur future ; il l'a entendu et il a
tremblé. Ce n'est pas à toi de frapper cette tête, le cruel doit au destin
des morts sans nombre avant la sienne. Bannis une vaine fureur. Cimbres, si vous
voulez être vengés, conservez avec soin les jours de ce vieillard. Ce n'est
point la faveur des dieux, c'est leur colère qui veille sur lui. Marius suffit
au dessein qu'ils ont formé de perdre Rome. En vain l'Océan furieux le jette
sur une plage ennemie ; errant sur les bords inhabités de ces Numides qu'il a
vaincus, des cabanes désertes lui servent d'asile ; il foule aux pieds les
cendres des armées puniques ; Carthage et Marius se consolent mutuellement de
leur ruine, et tous deux abattus pardonnent aux dieux. Mais au premier retour de
la Fortune, il allume en son cœur une haine africaine ; il lâche des armées
d'esclaves et brise les fers dont ils sont chargés : aucun n'est admis sous ses
drapeaux, qu'il n'ait déjà fait l'apprentissage du crime et qu'il n'apporte
dans son camp l'exemple de quelques forfaits. Tristesse des vieillards qui se rappellent les temps de Marius et les terribles vengeances de Sylla. Marius sur les ruines de Carthage.
Ô
destin ! Quel jour ! Quel horrible jour que celui où Marius entra victorieux
dans Rome ! Avec quelle rapidité la mort étendit ses ravages ! La noblesse
tombe confondue avec le peuple ; le glaive destructeur vole au hasard et frappe
toute poitrine. Le sang séjourne dans les temples, les pavés en sont inondés
et glissants. Nulle pitié, nul égard pour l'âge ; on n'a pas honte de hâter
la mort des vieillards au déclin de l'âge, ni de trancher la vie des enfants
qui viennent d'ouvrir les yeux à la lumière. Hélas ! Si jeunes encore, par
quel crime ont-ils mérité de mourir ? Ils sont mortels, c'est assez.
Impitoyable fureur ! Sans perdre le temps à chercher les criminels, on égorge
en foule tout ce qui se présente. La main des meurtriers, plutôt que de rester
oisive, fait tomber des têtes dont les traits même leur sont inconnus. Il
n'est qu'un espoir de salut, c'est d'attacher ses lèvres tremblantes à cette
main souillée de sang. Ah ! peuple indigne de tes ancêtres ! Devrais-tu, même
à l'aspect de mille glaives qui s'avancent sous les étendards de la mort,
devrais-tu consentir à racheter des siècles de vie à ce prix ? Et c'est pour
traîner dans l'opprobre le peu de jours que Marius te laisse et que Sylla vient
t'arracher ! M. Brutus, au milieu de la nuit, va trouver Caton : son discours. Caton le jeune (d'Utique)
Mais
cette frayeur n'eut point d'accès dans la grande âme de Brutus (05).
Brutus, au milieu de la désolation publique, ne mêla point ses larmes aux
larmes du peuple. Dans le silence de la nuit, tandis que la grande Ourse roule
son char oblique, il va frapper au seuil de l'humble demeure de Caton, son oncle
; il le trouve veillant, l'âme agitée des dangers de Rome et du sort du monde,
sans crainte pour lui-même. Brutus l'aborde et lui dit : "Ô vous, l'unique
gage de la vertu dès longtemps bannie de la terre, vous que le tourbillon de la
Fortune ne peut détacher de son parti, sage Caton, soyez mon guide, affermissez
mon esprit chancelant, donnez votre force à mon âme. Que d'autres servent Pompée
ou César ; Caton est le chef que Brutus veut suivre. Resterez-vous au sein de
la paix, seul, immobile au milieu des secousses qui ébranlent le monde ? Ou
voulez-vous absoudre la guerre en vous associant aux forfaits et aux malheurs
qu'elle produira ? Chacun dans cette guerre criminelle ne prend les armes que
pour soi : l'un craint sa maison souillée et les lois redoutables pendant la
paix ; l'autre veut écarter, le fer à la main, l'indigence qui le presse et
s'enrichir des dépouilles du monde bouleversé, nul n'obéit à la fureur, tous
ont un intérêt qui les pousse. Vous seul, aimerez-vous la guerre pour elle-même
? Et que vous servira d'avoir été si longtemps incorruptible au milieu d'un
monde corrompu ? Est-ce là le prix de tant de constance ? Les autres sont
coupables avant la guerre, toi seul tu deviendras coupable par la guerre. Dieux ! ne
permettez pas que des armes parricides souillent ces mains pures, qu'un trait
lancé par ces bras se mêle au nuage épais des dards, et qu'une si haute vertu
coure un si grand hasard. Sur vous seul retomberait la honte de cette guerre. Et
qui ne se vanterait de mourir de la main de Caton quoique frappé d'une autre
main ? Non, le calme est votre partage, comme il est le partage des astres : inébranlables
dans leur cours, ils remplissent leur vaste carrière, tandis que les régions
de l'air sont embrasées par la foudre. La terre est en butte au choc des tempêtes
; l'Olympe repose au-dessus des nuages. Tel est l'ordre immuable de la nature.
La discorde agite les petites choses ; les grandes jouissent d'une profonde
paix. Quelle joie pour César d'apprendre qu'un citoyen tel que vous aurait pris
les armes ! Rangez-vous du parti de son rival, peu lui importe : Caton se déclare
assez pour lui, s'il se déclare pour la guerre civile. Déjà une partie du Sénat,
les patriciens, les consuls eux-mêmes demandent à servir sous Pompée. Qu'on
voie Caton subir le même joug, il n'y a plus au monde que César qui soit
libre. Ah ! si c'est pour les lois, pour la patrie, pour la liberté que vous
voulez combattre, voyez dans Brutus, non l'ennemi de César, non l'ennemi de
Pompée, mais après la guerre, l'ennemi du vainqueur." Réponse de Caton.
Il
dit ; et du sein de Caton, comme du fond d'un sanctuaire, se firent
entendre ces paroles sacrées : Au retour du jour, Marcia, autrefois cédée par Caton à Hortensius, vient frapper à la porte de son premier époux : son discours.
Alors,
comme le soleil chassait les froides ténèbres, on entendit frapper à la porte
: c'était la pieuse Marcia qui venait de rendre à Hortensius, son époux, les
devoirs de la sépulture. Vierge, elle fut jadis unie à un plus noble époux, mais
bientôt Caton, après avoir eu d'elle trois gages d'un saint hyménée, l'avait
cédée à son ami, afin qu'elle portât dans une maison nouvelle les fruits de
sa fécondité, et que son sang maternel fût le lien de deux familles. Mais à
peine l'urne funèbre a-t-elle recueilli les cendres d'Hortensius, qu'elle
revient, la pâleur sur le visage, les joues déchirées, les cheveux épars, le
sein meurtri, la tête couverte de la poussière du tombeau. Elle eût vainement
employé d'autres charmes pour plaire à Caton. Dans sa douleur elle lui parle
en ces mots : Caton la reprend, sans nulle cérémonie nuptiale.
Ces
paroles fléchirent Caton, et quoique le moment fût peu favorable aux fêtes
nuptiales, il consentit à renouer des nœuds
sacrés ; mais à la face du ciel et sans l'appareil d'une pompe vaine. Portrait de Caton, ses mœurs et son caractère.
Caton,
dès le premier signal de la guerre, avait laissé croître sa barbe hérissée,
et ses cheveux blancs ombrageaient son front. Ce front sévère n'admit
point la joie ; Caton ne daigna pas même écarter ses longs cheveux de son
visage austère et vénérable. Également insensible à l'amour et à la
haine, tout occupé à gémir sur les malheurs de l'humanité, il s'interdit le
lit nuptial, et la sévérité de sa vertu résista même aux plaisirs légitimes.
Telles furent les mœurs de Caton, telle fut sa secte rigide : se borner, suivre
les lois de la nature ; vivre et mourir pour son pays ; se croire fait, non pour
soi-même, mais pour le monde entier ; n'avoir, au lieu de festins, que
l'aliment nécessaire à la vie ; au lieu de palais, qu'un abri contre les
hivers ; au lieu de riches vêtements, que l'étoffe grossière dont se
couvre le peuple ; borner l'usage de l'amour au soin de perpétuer son espèce ;
n'être époux et père que pour le bien de sa patrie ; se faire un culte de la
justice ; de l'honnêteté une inflexible loi ; du bien général un intérêt
unique. Tel fut cet homme ; et dans tout le cours de sa vie jamais la volupté,
idole d'elle-même, ne surprit un seul mouvement de son âme, n'eut part dans
aucune de ses actions. Pompée sort de Rome et se retire à Capoue, qui devient le siège de la guerre.
Cependant,
Pompée à la tête d'une multitude tremblante avait gagné les murs de Capoue,
fondée par un colon dardanien (06). Il
établit le siège de la guerre, et pour s'opposer aux entreprises de César, il
envoya des corps détachés vers ces collines ombragées d'où l'Apennin s'élève
et où la terre se gonfle et monte le plus près de l'Olympe.
Description
de l'Apennin.
Ses
flancs s'étendent et se resserrent entre les deux mers. D'un côté, Pise, qui
voit se briser sur ses rives la mer Tyrrhénienne ; de l'autre, Ancône, battue
par les flots dalmatiques. Dans ses vastes sources, la montagne recèle
d'immenses fleuves qu'elle répand pour diviser la double mer. D'un côté se précipite
le Métaure fugitif et l'impétueux Crustome, le Sena et le Sapis que l' Isaure
enfle de ses eaux, et l'Aufidus dont la rapidité fend les ondes adriatiques ;
et l'Éridan, celui de tous les fleuves dont la source est la plus profonde (07),
l'Éridan qui roule au sein des mers les forêts brisées sur son passage, l'Éridan qui semble épuiser toutes les eaux de l'Italie.
L'Éridan fut le
premier des fleuves, dit la fable, dont le peuplier couronna les bords. Ce fut
dans son sein que tomba Phaéton, lorsque ayant pris en main les rênes brûlantes
des coursiers du dieu du jour, il s'écarta de la route prescrite. La terre était
embrasée jusque dans ses entrailles, tous les fleuves étaient desséchés ; l'Éridan lui seul fut capable d'éteindre les flammes du char du soleil. Ce
fleuve égalerait le Nil, si, comme le Nil, il pouvait s'étendre et se reposer
sur de vastes plaines ; il égalerait le Danube, si le Danube, en parcourant le
monde, ne se grossissait des torrents qu'il rencontre et qu'il entraîne avec
lui dans l'Euxin. Marche de César ; sa vigueur militaire, et les dispositions diverses des villes d'Italie.
César
qui respire la guerre et qui ne se plaît à marcher que par des chemins arrosés
de sang, gémit de trouver l'Italie ouverte. II se flattait que Pompée lui
disputerait le passage et que des débris marqueraient ses pas. On lui ouvre les
portes, il voudrait les rompre ; le laboureur tremblant lui laisse envahir ses
campagnes ; c'est par le fer, c'est par la flamme qu'il eût voulu les ravager.
Il rougit de suivre une route permisse et de paraître encore citoyen. Fuite de Libon, de Thermus, de Sylla, de Varus, de Lentulus et de Scipion, lieutenants de Pompée.
Mais
il était facile à la Terreur de changer les esprits, et leur fidélité était
flottante comme la Fortune. Bientôt la fuite de Libon (10)
laissa l'Étrurie sans défense. Thermus abandonna l'Ombrie. Sylla qui n'eut
dans les guerres civiles ni le courage ni le bonheur de son père, prit la fuite
au nom de César ; à peine quelques escadrons menacent les murs d'Auximon,
Varus (11) en sort épouvanté, jette l'alarme dans les
villes voisines et s'échappe à travers les forêts. Lentulus, chassé
d'Asculum (12) et suivi de près dans sa fuite, voit ses
cohortes dispersées le laisser seul avec ses drapeaux et se tourner du côté
du vainqueur. Toi-même, Scipion (13), tu vas bientôt livrer
les murs de Lucérie confiés à tes soins, ces murs défendus par la plus
vaillante jeunesse. Enlevée à César dans le temps où l'on redoutait les
Parthes, elle vint réparer dans le camp de Pompée ses pertes dans les Gaules.
En attendant l'heure de nouveaux combats, il avait donné à son beau-père le
droit de faire couler ce sang romain.
Domitius
veut défendre Corfinium ; il exhorte ses compagnons. Discours de César aux siens.
Corfinium
et sa haute enceinte de murs t'occupent, belliqueux Domitius (14),
à tes clairons obéissent les recrues opposées autrefois au condamné Milon.
Domitius voyant à travers un nuage de poussière, les rayons du soleil réfléchis
sur les armures : "À moi, compagnons ! s'écria-t-il, courez au fleuve,
coupez le pont. Dieux ! Faites que ce torrent lui-même enfle ses eaux pour le
briser ; que ce soit ici le terme de la guerre ; qu'ici du moins l'ardeur de
l'ennemi se ralentisse et se consume en longs efforts. Retardons ses progrès
rapides. Ce sera pour nous une victoire que d'avoir les premiers arrêté César."
Il n'en dit pas davantage, et les cohortes à sa voix accourent au fleuve : il
n'est plus temps. César qui s'avance et qui voit de loin qu'on veut lui couper
le passage, s'écrie, enflammé de colère : "Hé quoi ! lâches, ce n'est
pas assez des murs ténébreux qui vous couvrent, si des fleuves ne nous séparent.
Le Gange même, le Gange débordé serait une faible barrière. César a passé
le Rubicon ; il n'est plus de fleuve qui l'arrête. Marchez ! Que la cavalerie
s'élance ! Que l'infanterie se précipite sur ce pont qui va s'écrouler
!" Il se rend maître de la ville ; Domitius lui est livré par la perfidie de ses soldats. Malgré sa fierté, César lui accorde la vie.
à
peine il a donné l'ordre, on lâche la bride aux légers coursiers, la plaine
fuit sous leurs pas rapides ; les bras nerveux des archers font voler au-delà
du fleuve une grêle de dards. Le pont est abandonné ; César s'en empare et
chasse l'ennemi jusque dans ses murs. Il fait construire des machines assez
fortes pour lancer d'énormes fardeaux, et des toits, sous lesquels ses soldats
soient à couvert au pied des murailles. Mais, ô crime ! ô trahison ! les
portes s'ouvrent, et les soldats de Domitius le traînent captif aux pieds de César,
aux pieds d'un citoyen superbe. Domitius, loin de laisser abattre par le malheur
la noble fierté de son âme, présente â la mort un front menaçant. César
sait bien qu'il la désire et qu'il ne craint que le pardon. "Vis malgré
toi, lui dit-il, et vois le jour que César te laisse. Sois pour les vaincus
l'exemple et le gage de ma clémence. Tu es libre, tu peux tenter de nouveau
contre moi le sort des armes, et s'il me livre jamais en tes mains, je te
dispense du retour." À ces mots, il ordonne que ses liens soient rompus.
Pompée
harangue ses soldats pour sonder leurs dispositions.
Ignorant
le malheur de son lieutenant, Pompée se préparait à le soutenir. Résolu de
marcher le jour suivant, il crut devoir éprouver le zèle de ses troupes, et
d'une voix qui imprimait le respect : "Vengeurs des forfaits, leur dit-il,
défenseurs de la bonne cause, seule armée de vrais Romains ; vous à qui le Sénat
a donné à soutenir, non l'ambition d'un homme, mais la liberté de tous,
faites des vœux pour le combat. Le fer et le feu ravagent l'Hespérie ; les
Gaulois descendent furieux du sommet des Alpes ; le sang romain a déjà souillé
le glaive impie de César. Grâce aux dieux, c'est nous qui avons reçu les
premiers outrages de la guerre, c'est sur l'agresseur que le crime en retombe,
et Rome qui me confie ses droits nous en demande le châtiment. Ce n'est point
un juste ennemi que nous allons combattre, c'est un citoyen rebelle que nous
allons punir ; et son attentat mérite aussi peu le nom de guerre, que le
complot de Catilina, lorsque, avec Lentulus et Céthégus ses complices, il résolut
d'embraser Rome.
Pompée,
voyant son discours froidement accueilli, se défie de son armée, et va
s'enfermer dans Brindes.
Cette
harangue ne fut point suivie de l'acclamation des cohortes. Elles ne demandèrent
point le signal du combat qu'on leur promettait. Pompée lui-même intimidé par
ce silence, crut devoir s'éloigner plutôt que de courir les risques d'un
combat. Tel qu'un taureau chassé du troupeau à la première rencontre va se
cacher au fond des forêts, exilé dans les champs déserts, il essaye ses
cornes contre les troncs des arbres, et ne revient au pâturage que lorsque son
front s'est armé et que ses muscles ont grossi. Vainqueur alors, c'est à son
tour de conduire à sa suite les troupeaux, en dépit du berger : tel Pompée,
inférieur à César, lui abandonne l'Italie et se retire à travers les
campagnes de la Pouille dans les murs de Brindes.
Description
et histoire de cette ville.
Cette
ville fut jadis habitée par des Crétois, que les vaisseaux athéniens déposèrent
sur nos bords, quand leurs voiles menteuses annoncèrent la défaite de Thésée.
Elle est située vers la pointe de l'Italie, au bord de la mer Adriatique, sur
une langue de terre qui s'avance et se courbe en croissant, comme pour embrasser
les flots. Ce serait un port mal assuré, s'il n'était couvert par une île
dont les rochers brisent l'effort des tempêtes. Des deux côtés du port, la
nature a élevé deux chaînes de montagnes qui repoussent la mer, et qui défendent
aux vents orageux de troubler l'asile des vaisseaux, que des câbles tremblants
y retiennent à l'ancre. De là on gagne librement la pleine mer, soit qu'on
fasse voile vers l'île de Corcyre, soit que du côté de l'Illyrie on veuille
arriver au port d'Épidaure, tourné vers les flots ioniens. C'est le refuge des
nochers, lorsque tous les flots de la mer Adriatique sont soulevés, que les
nuages enveloppent les montagnes de l'Épire et que l'île calabraise de Sason
disparaît sous les vagues écumantes.
Pompée
ne comptant plus sur l'Italie, envoie son fils aîné dans l'Orient, et les
consuls en Épire, pour y chercher des secours.
Là,
Pompée qui ne pouvait plus compter sur l'Italie ni transporter la guerre chez
le sauvage Espagnol dont il était séparé par la chaîne immense des Alpes,
dit à l'aîné de ses enfants :
Diligence
de César : il tient déjà Pompée assiégé dans Brindes, et tâche de fermer
le port avec des digues.
Cependant,
César trop ardent pour laisser reposer ses armes, de peur de donner au sort le
temps de changer, presse Pompée et le suit pas à pas. Tout autre serait
content d'avoir, d'une première course, pris tant de villes, forcé tant de
remparts, conquis sans obstacle cette reine du monde, cette Rome, le plus haut
prix de la victoire. Mais César qui ne perd jamais un instant et qui compte
n'avoir rien fait tant qu'il lui reste à faire (16), César
s'attache avec fureur à son rival. Quoiqu'il possède toute l'Italie, si Pompée
en occupe le rivage extrême, il lui semble qu'elle leur soit commune, et sa
haine ne peut l'y souffrir. Il veut lui interdire les mers (17),
et pour lui couper le passage, il entreprend d'élever devant le port une barrière
de rochers. Ces immenses travaux sont perdus : les rochers tombent, la mer avide
les dévore, et des montagnes entassées sont englouties sous le sable. Ainsi,
quand la cime de l'Éryx tomberait dans la mer Égée, les rocs engloutis ne dépasseraient
pas la surface des flots. Ainsi le Gaudrus disparaîtrait dans les gouffres de
l'immobile Averne. César voyant que ces masses énormes ne trouvaient pas de
fond qui les soutînt, prit le parti de faire abattre des forts et de lier les
arbres l'un à l'autre par de longues chaînes. L'orgueilleux Xerxès,
autrefois, dit-on, se fit sur les flots une route semblable, il joignit l'Europe
avec l'Asie, rapprocha Abydos et Sestos par un pont de vaisseaux, et traversa le
Bosphore à la tête de son armée tandis que ses voiles passaient au travers du
mont Athos. Ainsi les forêts enchaînées et flottantes ferment l'embouchure du
port. Les travaux s'avancent, les remparts s'élèvent, et les hautes tours
tremblent sur les eaux.
Pompée
rompt ces digues, et s'enfuit avec sa flotte.
Pompée,
étonné de voir une terre nouvelle s'élever entre la mer et lui, cherche avec
un mortel effroi le moyen de s'ouvrir un passage et d'étendre la guerre sur des
bords éloignés. Il fait avancer contre la digue des navires armés que les
vents poussent à pleines voiles : les pierres, les dards, les torches allumées
volent au milieu des ténèbres, les ouvrages s'écroulent et la mer est
ouverte. Pompée, à la faveur de la nuit, saisit enfin l'instant de s'échapper
: il défend que le son de la trompette, le cri des matelots fassent retentir le
rivage, et que l'on donne le signal du départ. La Vierge était à son déclin,
le soleil entrait dans le signe de la Balance, lorsque les nefs quittent
silencieusement ces bords. On n'entendit pas une seule voix dans le moment qu'on
dressa les mâts, qu'on leva l'ancre, et qu'on mit à la voile. Les pilotes glacés
de crainte, gardèrent un profond silence ; les matelots suspendus aux cordages
furent même attentifs à ne pas les agiter, de peur que le bruit excité dans
l'air ne décelât l'évasion de la flotte.
Tristes
réflexions du poète sur cette fuite, et plaintes pathétiques.
Déjà
les couleurs dont brille l'Orient annoncent le retour de l'aurore ; sa lumière,
teinte d'un rouge vermeil, commence à effacer les étoiles voisines : la Pléiade
commence à pâ1ir, l'Ourse languissante se plonge dans l'azur du ciel, et
Lucifer lui-même se dérobe à l'éclat du jour. Toi Pompée, tu vogues en
pleine mer, mais tu n'as plus avec toi cette Fortune qui t'accompagnait, lorsque
tu forçais les pirates à te céder l'empire des mers ; lasse de tes triomphes,
elle t'abandonne. Chassé du sein de ta patrie avec ton épouse et tes enfants,
chargé de tes dieux domestiques et traînant la guerre après toi, grand encore
dans ton exil, tu vois les peuples marcher à ta suite, le destin semble
chercher des régions éloignées pour y consommer ta ruine, non que les dieux
veuillent te refuser un tombeau dans les murs qui t'ont vu naître, mais en
condamnant l'Égypte à porter l'opprobre de ta mort, ils ont fait grâce à
l'Italie. Ils ordonnent à la Fortune d'aller cacher son crime sous un ciel étranger
: ils veulent épargner à Rome la douleur de voir ses campagnes souillées du
sang de Pompée.
LIVRE
II
(01)
La colère des dieux s'est manifestée. -
Voyez Pétrone, Guerre civile :
Continuo
clades hominum venturaque damna
(02)
Soit que dans le développement du chaos.
Système des stoïciens.
(03)
Soit qu'un aveugle hasard. Système d'Épicure.
(04)
La mort de Catulus. Catulus Lutatius,
celui que Marius avait eu pour collègue dans le consulat, et qui avait partagé
avec lui les honneurs du triomphe, employa ses amis pour intercéder auprès de
Marius mais ils n'en purent tirer que cette parole : "Il faut qu'il
meure." Catulus s'enferma dans sa chambre, et y fit allumer un grand
brasier dont la vapeur l'étouffa.
(05)
Brutus. Marcus Brutus, dont il est ici
question, descendait de ce Junius Brutus qui chassa les Tarquins, et par sa mère
Servilie de Servilius Ahala, qui tua Spurius Mélius. Il était aussi neveu de
Caton d'Utique, dont Servilie sa mère était la sœur utérine. Ce fut le même
qui conspira contre César, dont il était peut-être le fils, et se tua ensuite
à Philippes. Voyez sa Vie dans
Plutarque.
(06)
Capoue fondée par un colon dardanien.
Capoue, fondée, à ce que l'on croit, par Capys, Troyen dont il est parlé au 1er
livre de l'Énéide :
At
Capys, et quorum melior sententia menti, etc.
(07)
L'Éridan, celui de tous les fleuves dont
la source. L'Éridan est aujourd'hui le Pô. Virgile l'appelle le roi des
fleuves : c'est beaucoup dire, même pour l'Europe, car le Danube est plus
grand. Du reste, Lucain se trompe quand il le fait sortir de l'Apennin, ainsi
que quelques-uns des fleuves nommés plus haut. Le Pô prend sa source dans les
Alpes, au-dessus de Verceil. Le Pô reçoit des fleuves navigables et des lacs
immenses, ce qui fait dire à notre poète qu'il épuise toutes les eaux de
l'Italie.
(08)
Le Rutube escarpé. Le Rutube se jette
dans le Tibre, selon Vibius. Pline parle d'un fleuve du même nom qui coule en
Ligurie.
(09)
L'Apennin. C'est-à-dire la Gaule
Cisalpine. L'Apennin se divise en deux bras : l'un s'étend jusqu'à Rhège, sur
la mer de Sicile, dans les Abruzzes ; l'autre ne s'arrête que près du cap
Colonna, aujourd'hui Cabo delle Colonne, ainsi appelé des colonnes du temple de
Junon Lacinienne, élevé par Hercule, vainqueur du brigand Lacinius.
(10)
Bientôt la fuite de Libon laissa l'Étrurie
sans défense. Voyez Florus, liv. IV, ch., II, XIX ; et César, Guerre
civile, liv. I.
(11)
Varus. Attius Varus, voyant les décurions
d'Auximum prêts à se déclarer pour César, fit sortir la garnison et s'enfuit
en Afrique. Voyez César, Guerre civile,
liv. I,
ch. XIII.
(12)
Lentulus chassé d'Asculum. Lentulus
Spinther occupait Asculum avec dix cohortes. Apprenant l'arrivée de César, il
prit la fuite et essaya d'emmener avec lui ses soldats, qui l'abandonnèrent (César,
Guerre civile, liv. I,
ch., XV).
(13)
Toi-même, Scipion. Ce Scipion était
fils de Scipion Nasica, mais il était passé par adoption dans la famille des
Metellus, d'où il fut appelé Metellus Scipion. Il était beau-père de Pompée,
qui, peu de temps avant la guerre civile, avait épousé sa fille Cornélie.
Voyez Plutarque, Vie de Pompée, ch.
LVIII.
(15)
Comme Carbon. Carbon, l'un des chefs
du parti de Marius, fut défait, pris et mis à mort en Sicile par Pompée.
"On trouva que ce jeune chef insultait avec une sorte d'inhumanité au
malheur de Carbon. Si sa mort était nécessaire, comme elle pouvait l'être, il
fallait le faire mourir aussitôt qu'il eût été arrêté, et l'odieux en
serait retombé sur celui qui l'avait ordonné. Au contraire, Pompée fit traîner
devant lui, chargé de chaînes, un Romain illustre, trois fois honoré du
consulat ; du haut de son tribunal, il le jugea lui-même en présence d'une
foule nombreuse, qui faisait éclater sa douleur et son indignation."
(Plutarque, Vie de Pompée, ch. IX.)
(16)
Tant qu'il lui reste à faire. Ce
trait, dit Voltaire, vaut assurément bien une description poétique (Essai
sur la poésie épique, Lucain).
(17)
Il veut lui interdire les mers. -
Voyez Cicéron, Lettres à Atticus,
lettre 9, liv. XIV. L'intention de César était de contraindre Pompée à
sortir de Brindes ou de l'y enfermer tout à fait.
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