AVERTISSEMENT
Parmi les traductions de Lucain, celle de Marmontel est peut-être la mieux
écrite ; c'est ce qui nous l'a fait choisir de préférence à toute autre pour
notre collection. Elle avait besoin, il est vrai, d'être retouchée au point de
vue du sens et de l'exactitude, et complétée dans une foule de passages.
Marmontel, sous prétexte d'atténuer les défauts du modèle, avait pris trop
de licences avec son auteur, et s'était permis, dans l'intérêt du bon goût,
des suppressions inadmissibles. Nous avons dû songer à réparer ces lacunes et
à faire dans le travail, d'ailleurs si estimable de Marmontel, les changements
reconnus nécessaires ; en un mot, à rendre au poète latin sa vraie
physionomie. Nous ne pouvions confier ce travail de retouche et de remaniement
qu'à un latiniste homme de goût M. H. Durand a bien voulu se charger de cette
tache délicate : la manière dont il s'en est acquitté nous permet d'offrir
avec confiance à nos lecteurs cette traduction renouvelée, ainsi que nous
avons fait pour la traduction de Suétone par La Harpe, rajeunie si heureusement
par M. Cabaret-Dupaty.
FÉLIX LEMAISTRE.
ÉTUDE SUR LA PHARSALE
L'éloquence romaine périt avec la république ; pacifiée par Auguste, elle
ne pouvait survivre à la liberté : on le conçoit sans peine ; on conçoit
moins facilement que la poésie qui, sous ce prince, avait été comme le
dédommagement de l'éloquence et la plus brillante décoration du naissant
empire, ait, après lui, presque complètement disparu. En effet, pour vivre, la
poésie n'a pas précisément besoin de l'air et de la lumière de la liberté ;
le demi-jour, les rayons voilés du soleil monarchique lui sont plutôt
favorables que contraires. Comment donc expliquer, à partir d'Auguste, son
rapide déclin ?
Les premiers empereurs ne lui furent pas, je le sais, très bienveillants.
Portés encore, jusqu'à un certain point, à l'histoire, à l'éloquence même
qu'ils cultivent, ils sont indifférents et quelquefois hostiles à la poésie.
Si Caligula, dans un caprice libéral, permet de remettre en lumière les
ouvrages de Labienus, de Cassius Severus, de Cremutius Cordus, proscrits par
Tibère, il fait enlever des bibliothèques les ouvrages de Virgile. La poésie
n'avait donc rien à attendre ni de Tibère, ni de Caligula, ni de Claude ; mais
ne pouvait-elle vivre de sa propre vie et se suffire à elle-même ? Elle n'a
pas besoin, en effet, d'un théâtre et des applaudissements du Forum, et elle
avait, sous la tyrannie, cet avantage de ne point porter ombrage. Il y avait
donc encore, ce semble, place pour elle ; mais si elle n'a pas, comme
l'éloquence, besoin de secours étrangers ; si elle peut naître d'elle-même
et se développer par sa propre vertu, encore lui faut-il une inspiration,
légère ou profonde, gaie ou sérieuse. Or, on ne voit pas d'où, sous les
successeurs d'Auguste, lui serait venue cette inspiration.
Rappelons-nous, en effet, quel avait été, même au temps d'Auguste, le
caractère de la poésie latine. Elle ne jaillit point du sol même de l'Italie
; elle n'a pas, comme le dit le poète, été discrètement détournée des
sources grecques ; elle en a été tout entière amenée et à grands flots
répandue sur le Parnasse latin. Là, toutefois, mêlée à la veine nationale,
elle s'y avive et s'y colore de teintes éclatantes et profondes : Horace donne
à la poésie lyrique un sentiment philosophique et rêveur qui le fait
dissemblable, sinon rival de Pindare. Entré plus avant encore dans cette voie
de méditation et de mélancolie, Virgile trouve dans son âme des richesses
nouvelles : marqué à un double sceau, il est tout à la fois le prêtre de la
théologie ancienne, qu'il emprunte à Platon, et le précurseur du
spiritualisme chrétien dont il a de merveilleuses divinations. Cette rêverie
philosophique nouvelle et cette vive sensibilité qui sont, au milieu des
imitations grecques, le cachet original et le charme particulier d'Horace et de
Virgile, ne pouvaient pourtant suppléer entièrement à cette inspiration
primitive que seule la poésie grecque possède.
Quoi que fît, en effet, le génie de ces deux grands poètes, il ne parvint pas
à donner à la poésie latine la, spontanéité et la vigueur natives qu'elle
n'avait pas. Fleur brillante et étrangère, transportée sous un ciel moins ami
que le ciel grec où la poésie s'était d'elle-même développée et épanouie
en tant de genres et sous des formes si heureuses, la poésie latine ne put, si
habilement cultivée qu'elle eût été, s'acclimater entièrement à Rome et y
produire des fruits spontanés et vivaces ; la terre lui manquait, et semblable
à ces fleurs délicates et vives que le poète nous représente se penchant et
s'affaissant sur elles-mêmes à la première atteinte de la pluie :
Lassove papavera collo
Demisere caput, pluvia quum forte gravantur,
la poésie romaine, quand elle n'eut plus pour la soutenir et la réchauffer la
douce influence d'Auguste et de Mécène, languit et mourut.
Cependant, entre les différents genres de la poésie latine, il y en avait un
qui, plus que les autres, mieux que la poésie lyrique surtout et l'épopée,
continuerait, on le pouvait croire, à fleurir sous l'empire : l'élégie. Ces
molles harmonies de Tibulle, de Properce et d'Ovide, si bien d'accord avec la
corruption des mœurs romaines, comment n'ont-elles pas éveillé, inspiré
d'autres chantres des faciles amours ? N'était, ce pas la, sous l'empire, une
source qui ne devait pas tarir ? On le croirait d'abord ; mais telle était
alors la corruption des mœurs : l'imagination, même dans ses plus grandes licences,
aurait langui auprès de la réalité. Quand Ovide, quand Properce chantent
leurs amours, on sent, si matérielle, si extérieure en quelque sorte, que soit
leur inspiration, qu'au fond cependant l'âme y est encore pour quelque chose ;
il y a passion, il n'y a pas orgie. Il n'en est plus ainsi au temps de Tibère
et de Caligula. Les Romains ont l’ivresse et les monstruosités de la
débauche ; ils n'ont plus les délicatesses du plaisir ; l'élégie leur serait
fade et insipide ; la vue du sang répandu dans le cirque peut seule ranimer et
assaisonner en eux la volupté. Point d'amour donc ; partant, point de poésie.
Sous Tibère, la poésie est réduite au timide apologue ou à des pièces de
concours. La plupart des poètes versifiaient pour la cour ou sur la naissance
des princes, pour les prix du mois d'août.
D'où reviendra donc à la poésie l’inspiration qu'elle a perdue ? De quelle
source vive et profonde sortiront, s'élèveront les vapeurs nouvelles et
puissantes qui la pourront raviver et qui fécondera cette source : elle s'est
ouverte, elle a coulé, elle s'est épandue, elle a grossi dans son cours, à
l'ombre même et dans le silence de l’empire. On le sait : au moment où
périssait la république, pour la rappeler, autant que faire se pouvait, et
protester contre le despotisme qui la remplaçait, une secte philosophique,
depuis assez longtemps déjà introduite à Rome, y grandit, s'y développa avec
une singulière énergie. Le stoïcisme fut, à défaut de la liberté
politique, la nouvelle liberté de Rome. Il s'unit, pour le consoler, pour le
nourrir et le fortifier, au patriotisme qui, éteint dans le peuple, survivait
dans les grandes âmes. Voilà la veine nouvelle d'où jaillira, sous l’empire,
pure et profonde, la poésie latine. Ennemi de l'héroïde, de l'élégie, de
toute fade poésie, le stoïcisme ramènera les vers à leur destination
première : la liberté, la vertu, ce seront là les grands sujets de ses
méditations ou de ses chants. Il ne brigue pas les frivoles honneurs de la
lecture publique ou des couronnes apollinaires, il dédaigne cette littérature
de la table des princes, leurs jeux poétiques après boire et pendant la
digestion !
Naisse donc un esprit généreux, une imagination vive, un poète enfin épris
de ce double enthousiasme de patriotisme et de philosophie stoïcienne, et la
poésie latine pourra reparaître et trouver des accents nouveaux et puissants.
Déjà le stoïcisme, proprement dit, a eu son poète dans Perse : la liberté
aura le sien, qui, par une singulière rencontre, viendra d'où on le devait
moins attendre. En effet, ce chantre de la liberté, ce disciple aussi du
stoïcisme, vous le cherchez sans doute dans l'école des déclamateurs, sous le
portique des philosophes. Il en devrait, ce semble, être ainsi ; mais non : le
poète de la liberté et du stoïcisme, c'est la cour de Néron qui le verra
paraître, c'est là qu'il s'élève, là qu'il grandit.
Sur la fin du règne d'Auguste, un rhéteur espagnol, déjà célèbre à
Cordoue, sa patrie, vint s'établir à Rome : c'était Sénèque le rhéteur.
Sénèque avait trois fils : Novatus, qui plus tard prit d'un avocat célèbre
qui l'adopta le nom de Junius Gallion ; Sénèque, qui fut le philosophe, et
Marcus Annaeus Méla, qui épousa Acilia, fille d'Acilius Lucanus, et eut un
fils qui naquit à Cordoue en l'an 38 ; ce fils fut Marcus Annaeus Lucain.
Déjà quelque peu célèbre par lui-même, héla dut à son fils d'être plus
illustre. A l'âge de huit mois, Lucain fut amené à Rome ; où, sous la
direction et les auspices de Sénèque le philosophe, son oncle, il fit ses
études, parut et fut élevé à la cour. Devenu gouverneur de Néron, Sénèque
plaça son neveu auprès du jeune prince. Entre Néron et Lucain, l'amitié fut
vive d'abord, mais courte. Néron avait des prétentions à la poésie, et
Lucain n'avait pas moins de vanité que le prince n'avait d'amour propre.
Cependant, Lucain se prêta d'abord assez complaisamment aux succès et même à
la supériorité du prince ; mais cette abnégation ne pouvait durer longtemps.
Elle ne résista pas à une lutte dans laquelle le prince et le poète se
disputèrent le prix de la poésie. Lucain chanta la Descente d'Orphée aux
enfers, et Néron la métamorphose de Niobé : Lucain remporta le prix,
"sans qu'il soit aisé, remarque Al. Villemain, de concevoir l'audace des
juges." Le triomphe de Lucain blessa vivement Néron ; défense fut faite
à Lucain, non seulement de lire ses ouvrages en public et sur le théâtre,
mais même, s'il en fallait croire Xiphilin, de composer des vers. Ce fut sans
doute alors qu'obligé de renoncer aux lectures ; Lucain renonça aussi aux
poèmes particuliers qui jusque là avaient fait sa gloire, et se consacra tout
entier à son grand travail de la Pharsale.
Commencée sous les auspices de Néron, elle s'acheva comme une protestation et
une vengeance.
Lucain ne s'en tint pas là : doublement aigri contre Néron, comme poète
interdit des lectures publiques et comme partisan de la liberté, il entra dans
la conspiration de Pison. Arrêté et interrogé, il fit d'abord bonne
contenance ; mais bientôt, cédant à une promesse de la vie, il dénonça sa
mère ! Il ne lui en fallut pas moins quitter la vie, digne de pitié encore
peut-être, si plus de courage eût honoré ses derniers moments ; mais loin de
là : il ne cessa, dit Tacite, de dénoncer des complices au hasard, espérant
que ces révélations lui vaudraient la pitié de Néron. Convaincu enfin qu'il
ne lui restait plus qu'à mourir, il se fit ouvrir les veines, et expira eu
récitant et en corrigeant quelques vers de sa Pharsale. Il avait vingt-sept
ans, et était désigné consul pour l'année suivante.
Ces vers dont, à ses derniers moments, s'enchantait Lucain, lui ont-ils donné
l'immortalité qu'il s'en promettait ? On l’a cru longtemps ; longtemps on a
retardé la Pharsale comme un poème épique ; mais de nos jours sa gloire a
été remise en question. On a fait de l’épopée quelque chose
d'extraordinaire, de providentiel en quelque sorte, une création
exceptionnelle, un don réservé à quelques âges privilégiés de l'humanité.
Une épopée, ce n'est pas seulement le génie qui la fait ; ce sont les
siècles qui la préparent et l'achèvent. D'après cette poétique nouvelle,
l'Iliade et la Divine Comédie sont les deux seules véritables épopées :
j'oubliais Shakespeare, dont l'œuvre dramatique serait aussi une épopée ;
mais l'Énéide n'en est pas une, et "le doux maître" du Dante vient
ainsi après son élève ; jugez si les autres poèmes, la Jérusalem
délivrée, le Paradis perdu, et à plus forte raison la Pharsale,
peuvent dès lors prétendre à être des épopées. Mais laissons de coté ces
récentes et quelque peu contestables théories qui font de l'épopée une
encyclopédie humanitaire, où les peuples viennent lentement déposer leur
science, leur foi, leurs croyances, leurs mœurs et leur civilisation : produit
et résumé d'une civilisation complète, espèce de cristallisation
mystérieuse qui se forme silencieusement et par couches séculaires dans la
conscience et l'imagination des peuples. Prenons plus simplement le poème
épique, et jugeant Lucain d'après les règles de l'ancienne critique, voyons
quels sont les reproches que l'on peut adresser à la Pharsale et les mérites
qu'on lui doit reconnaître.
Lucain, a-t-on dit, a mal choisi et le héros et le sujet de son poème : le
sujet était trop rapproché de lui pour se prêter à ces fictions qui sont la
condition et le charme de l'épopée, et Pompée n'était pas un personnage
épique.
Pompée, je le sais, a beaucoup perdu de nos jours. Pour nous, il n'est plus
qu'un général heureux, mais médiocre. Dans la guerre contre Mithridate, il
n'a eu qu'à recueillir les fruits des efforts de Lucullus. La guerre des
pirates, non moins pompeusement célébrée, n'offrait pas plus de difficultés,
et en vérité ne méritait pas plus d'admiration. Quelle merveille qu'avec un
nombre aussi grand de vaisseaux, d'hommes, d'habiles lieutenants, il ait vaincu
trente mille brigands ! Tous ses exploits étaient de grandes actions plutôt
que de grands événements. - Le citoyen en lui n'a pas été plus épargné que
le général. Si la constitution de la république a été ébranlée ; si
César a pu prétendre à la dictature, c'est que Pompée lui en avait frayé le
chemin. N'était-ce pas en faveur de Pompée qu'avait été portée cette loi
Manilia qui lui conférait des pouvoirs absolus, exemple dangereux, dont plus
tard devait profiter César ? Pompée n'avait-il pas, avec César et Crassus,
formé le premier triumvirat, c'est-à-dire la première coalition de citoyens
ambitieux contre la république ? Enfin cette guerre civile elle-même, ne
l'avait-il pas, par ses prétentions, rendue aussi inévitable, que César par
son ambition ? Et une fois déclarée, ne s'était-il pas montré aussi
indécis, aussi imprévoyant à la poursuivre, à se défendre, lui et son
parti, qu'il avait été présomptueux avant qu'elle eût éclaté ? Tel est, et
j'adoucis les traits, Pompée aux yeux de la critique moderne.
Ce n'est pas ainsi que le voyaient et que le représentent les historiens
anciens. Ils rappellent que, citoyen non moins soumis à la loi qu'il avait
été habile capitaine, Pompée, à son retour d'Asie, au moment où
l'enthousiasme pour lui était au plus haut point, avait, en mettant le pied
dans l'Italie, congédié son armée et s'était rendu à Rome en simple
citoyen, bien qu'alors il eût pu disposer du peuple des villes qui le suivait
en foule. Il est vrai, il se lia avec Crassus et César ; mais la faute n'en
fut-elle pas au sénat qui, dans ses défiances, paya par des humiliations les
services de Pompée et le réduisit à chercher des alliances auxquelles se
refusaient sa décence et sa dignité naturelles. Ce fut surtout Caton, dit
Plutarque, qui, en engageant le sénat à ne pas accorder à Pompée quelques
satisfactions de vanité, le jeta dans les bras de César. Quant à la guerre
civile, peut-être eût-il pu, non pas l'éviter, mais s'y mieux préparer, en
prenant conseil de son expérience, et non de la légèreté des jeunes
patriciens qui encombraient son camp, plutôt qu'ils ne le fortifiaient ; car
Pompée, il ne le faut point oublier, avait une habileté peu commune dans l'art
de la guerre : là, comme ailleurs, un bonheur constant ne suppose pas seulement
la supériorité : il la prouve. Dans cette lutte suprême de Pharsale, il a
succombé, il est vrai ; mais n'a-t-il pas été trahi par la fortune, au moins
autant qu'il lui a manqué ? A la distance où nous sommes de ces grands
événements, il nous est difficile de les bien juger : notre opinion est
fondée sur ce que nous croyons savoir, et les démarches que nous condamnons,
légèrement peut-être, étaient sans doute décidées par des motifs que nous
ignorons. Tel était donc Pompée pour les Romains : citoyen respectant les
lois, ambitieux du pouvoir, il est vrai, mais aimant mieux se le faire donner
que le prendre, ce qui est bien quelque chose ; habile autant qu'heureux
général ; le représentant, malgré ses torts, de la liberté, et le soutien
vaincu, mais glorieux encore, de la république.
César a gagné auprès de nous tout ce qu'a perdu Pompée. César, ce n'est pas
seulement le génie complet de la guerre et de la paix, le citoyen magnanime et
le prévoyant politique qui venait relever de leur abaissement les classes
déshéritées du peuple romain, rendre aux alliés leurs droits méconnus,
fonder sur l'égalité un nouvel ordre social et inaugurer pour le monde tout
entier une ère de paix et de prospérité ; César, c'est l'homme même de
l'humanité. Ce n'est pas sous ces traits brillants qu'il apparaissait aux
Romains. Je ne parle pas de ses vices, qui lui furent plus utiles que
contraires, de même que les vertus privées de Pompée lui furent une
infériorité plutôt qu'un avantage ; je ne veux voir que l'homme public. Eh
bien ! qu'était César pour les Romains ? Pour eux, dès sa jeunesse, César
est un citoyen dangereux, perdu de dettes et de débauches, et se faisant de ses
désordres un double instrument d'ambition. Complice secret de Catilina, il a la
main dans tous les complots qui se trament contre la république. Tribun
factieux, impérieux consul, pour faire passer une loi agraire, il n'hésite pas
à employer la violence contre son collègue Bibulus et va jusqu'à menacer les
jours de Caton. S'il dompte les Gaules, c'est pour asservir sa patrie. Malgré
la défense du sénat, il franchit la limite sacrée du Rubicon, entre dans
Rome, où sa présence répand la consternation, pille le trésor public,
inaugurant ainsi par un double sacrilège la guerre civile. Cette guerre, a-t-il
véritablement cherché à l'éviter ? Il le prétend ; mais Cicéron, mais
Suétone affirment le contraire. En un mot, citoyen longtemps factieux,
général rebelle, vainqueur sacrilège de sa patrie et de la liberté, tel est
sur César le jugement des anciens. Du moins, dira-t-on, on ne saurait le nier :
César fut le plus clément des vainqueurs. Oui, clément, il le fut souvent ;
mais quelquefois aussi il fut cruel et impitoyable, suivant les conjonctures :
sa clémence était autant calculée que naturelle ; et eût-elle été aussi
entière, aussi désintéressée qu'on l'a faite, cette clémence, était-elle
donc si magnanime ? "César, dit Montesquieu, pardonna à tout le monde ;
mais il me semble que la modération que l'on montre après qu'on a tout usurpé
ne mérite pas de grands éloges."
Quant à ses projets humanitaires, les historiens anciens sont beaucoup moins
explicites que les historiens modernes, qui lui prêtent les idées de notre
temps et leurs propres pensées. On fait un peu de ses projets ce qu'Antoine fit
de son testament : on y met tout ce qu'on veut. Lui-même, César, il n'en a
point parlé : il ne réclame pas pour le monde entier ; il réclame pour son
consulat, sa province, son armée, pour César, en un mot ; dans ses
propositions de paix, il ne stipule que pour lui-même, et non pour le peuple.
Je l'admets toutefois : dans le ressentiment qu'ils avaient gardé de la perte
de la liberté, les Romains ont pu juger avec trop de rigueur l'homme qui
l'avait renversée et voir sous un jour trop favorable celui qui l'avait
défendue ; je ne veux point absoudre en tout Pompée et le faire, pour le
génie politique et guerrier, l'égal de César ; je veux seulement montrer
comment, dans l'imagination et l'âme des meilleurs citoyens, la république et
Pompée restaient un culte, un grand et cher souvenir, et comment en choisissant
l'une pour sujet, l'autre pour héros de son poème, Lucain ne s'est pas
trompé. Ajoutons que ce qu'il avait jusque là connu de l'Empire ne pouvait
guère que raviver les regrets pour la république. Ni Tibère, ni Caligula, ni
Claude, ni Néron n'étaient des maîtres bien agréables ; et quant au
changement même de la république en gouvernement ou plutôt en domination d'un
seul, sans examiner ici cette difficile question, je crois pouvoir dire que,
dans la révolution qui avait détruit l'ancienne constitution de Rome, les
Romains ne voyaient pas ce que depuis on y a vu, l'égalité, mais bien la
servitude, sous le niveau du despotisme. Flétrir ce despotisme, ressusciter la
lutte où le patriotisme l'avait combattu, prendre, si je puis ainsi parler, la
revanche de Pharsale, c'était donc une généreuse tentative. Était-ce
également un heureux sujet épique, et n'allait-il pas contre cette illusion
d'optique, cette magie et cette majesté du lointain favorables à l'épopée ?
C'est la seconde critique faite à Lucain.
Elle date de loin, cette critique. Un contemporain, un rival de Lucain disait
déjà : "Quiconque entreprendra de traiter un sujet aussi important que
celui de la guerre civile succombera infailliblement sous le faix, s'il ne s'y
est préparé par de sérieuses études. Il ne s'agit pas, en effet, de
renfermer dans ses vers le récit exact des événements, il faut y arriver par
de longs détours, par l'intervention des dieux ; il faut que le génie,
toujours libre dans son essor, se précipite à travers le torrent de la
fiction." Et à l'appui de cette théorie, Pétrone, joignant l'exemple au
précepte, essayait, sur la guerre civile, un poème où il fait figurer toutes
les vieilles divinités de l'Olympe. Nous le reconnaissons : Lucain n'a pu, ni
voulu introduire le merveilleux dans son poème, et Voltaire l’en justifie
parfaitement : "Virgile et Homère avaient fort bien fait d'amener les
divinités sur la scène. Lucain a fait tout aussi bien de s'en passer. Jupiter,
Mars, Vénus étaient des embellissements nécessaires aux actions d'Énée et
d'Agamemnon : on savait peu de choses de ces héros fabuleux ; les faibles
commencements de l'empire romain avaient besoin d'être relevés par
l'intervention des dieux ; mais César, Pompée, Caton, Labienus vivaient dans
un autre siècle qu'Énée : les guerres civiles de Rome étaient trop
sérieuses pour ces jeux d'imagination... La proximité des temps, la
notoriété publique de la guerre civile, le siècle éclairé, politique et peu
superstitieux de Lucain, la solidité de son sujet, ôtaient à son génie toute
liberté d'invention fabuleuse." Voltaire a eu le tort de ne point suivre
le sage conseil qu'il donne ici et d'introduire dans la Henriade ce
ressort du merveilleux dont, avec raison, il félicite Lucain d'avoir su se
passer.
Le merveilleux consacré et classique manque donc, j'en conviens, dans le poème
de Lucain ; mais il y est remplacé par un autre genre d'intérêt : "A
défaut des dieux homériques qui n'interviennent plus dans l'action, Lucain,
dit M. Villemain, reçoit de son temps une croyance vague aux visions, aux
apparitions, aux prodiges : c'est le spectre de la Patrie apparaissant éplorée
à l'autre rive du fleuve que va passer César ; c'est Marius levant sa tête
au-dessus de son tombeau brisé, et mettant les laboureurs en fuite ; c'est
l'ombre de Julie troublant de ses prédictions fatales le sommeil de Pompée ;
c'est enfin cette évocation pleine de terreur et de mélancolie que fait d'un
cadavre, ramassé clans la foule des morts, cette magicienne que Sextus Pompée
va consulter dans les forêts de Thessalie." Voilà le merveilleux dans la
Pharsale, merveilleux nouveau et approprié au temps où écrivait Lucain. On ne
croyait plus alors à l'Olympe, Lucain se passe donc de la mythologie ; mais on
croyait à la magie, aussi Lucain ne s'en fait-il pas faute ; on croyait aux
oracles, quoi qu'il dise, et chez lui la pythonisse n'est pas muette.
Relèverons-nous, après ces critiques générales, le reproche fait à Lucain
de manquer et d'exactitude historique et d'unités Lucain, nous le
reconnaissons, n'a pas retracé tous les événements de la guerre civile : la
Pharsale n'est pas une chronique ; il n'a pas "maigre historien suivi
l'ordre des temps ;" il s'est transporté au cœur même des événements,
in mediam rem, et a couru, pour ainsi dire, le plus vite qu'il a pu, au
champ de bataille de Pharsale. Mais s'il n'a ni indiqué, ni raconté tous les
détails de ce duel sanglant, il n'a du moins oublié aucune des causes
principales qui l'avaient amené, ni omis aucun des grands faits qui en avaient
préparé, suspendu ou précipité le dénouement.
Qu'importerait d'ailleurs dans la Pharsale cette absence d'exactitude aussi bien
que de merveilleux ? L'intérêt du poème et sa grandeur ne sont pas là. Nous
l'avons dit, le véritable, le seul sujet, l'âme même de la Pharsale, c'est la
liberté. Sujet réel de la Pharsale, la liberté en est aussi le véritable
héros. Regardons-y bien, en effet : dans la Pharsale, à proprement parler,
Pompée est moins le principal personnage qu'il n'est un symbole, le symbole de
la liberté. Aussi n'est-il pas le seul acteur de ce drame sévère : à côté
de lui, il y a Caton. Si la liberté est représentée par Pompée, le
stoïcisme l'est par Caton, ou plutôt stoïcisme et liberté se confondent pour
animer et ennoblir les chants du poète. Il est si vrai que Pompée,
c'est-à-dire la liberté, n'est pas le seul héros du poème, que Pompée mort,
l'action n'est pas terminée. C'est qu'en effet, quoique vaincue à Pharsale, la
liberté n'a pas entièrement désarmé. Il lui reste Caton, et avec Caton le
stoïcisme qui ne continuera pas seulement la lutte dans les sables de
l'Afrique, mais qui puisant, dans sa défaite même, une énergie de
ressentiment sera, en face de l'empire, l'éternelle protestation du droit
contre la violence. Ce sentiment toujours présent de regrets et d'espérances,
qui, pour les Romains, faisait l'intérêt du poème de Lucain, en est encore
aujourd'hui et en restera le charme le plus puissant, la durable et véritable
grandeur.
Toutefois, nous ne prétendons pas tout absoudre clans Lucain ; et avant tout,
il a ce défaut des écrivains de décadence, poètes et prosateurs, de ne
savoir point s'arrêter dans un développement, de toujours viser au sublime. Grande
aliquid, dit Perse ; c'est aussi la prétention de Lucain ; et si
quelquefois il y touche à ce sublime, il ne sait pas s'y tenir ; il le dépasse
et tombe dans le faux et l'exagération. Rencontre-t-il un trait heureux, il
l'émousse en l'épuisant. Il a peint par cet hémistiche admirable la
consternation qu'a jetée dans Rome l'annonce de l'entrée de César :
Erravit sine voce dolor,
il se gardera bien d'en rester là. Deux comparaisons, composées de vingt vers
chacune, lui suffisent à peine pour y noyer et éteindre cette vive pensée. On
sait avec quelle facilité malheureuse il a paraphrasé ces simples paroles de
César : Quid times ? Caesarem vehis, au pêcheur Amyclas, qui hésitait
à commettre sa fragile barque aux vagues soulevées. Le défaut d'amplification
était, du reste, nous l'avons dit, le défaut du temps, et, en particulier pour
Lucain, un défaut de famille.
Dans Sénèque, la nourrice de Médée lui montre que, dans le malheur qui
l'accable, il ne lui reste aucun espoir : Médée répond :
Medea superest,
mot sublime, et auquel elle aurait dû s'arrêter ; mais elle ajoute :
Hic mare et terras vides
Ferrumque et ignes, et Deos, et Fulmina.
Corneille a imité ce passage :
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi
Dans un si grand revers que vous reste-t-il ?
- Moi ! alors, dis-je, et c'est assez.
Et voyez la contagion du mauvais goût ! Corneille aussi, à l'exemple de
Sénèque va gâter ce trait :
- Quoi ! vous seule, madame ?
- Oui, tu vois en moi seule et le fer et la flamme,
Et la terre et la mer, et l'enfer et les cieux,
Et le sceptre des rois et la foudre des dieux !
Outre ce vice capital, l'intempérance dans le développement, Lucain a d'autres
et plus grave' défauts, et où se marque plus particulièrement l'influence
mauvaise de son temps : la manie et l'abus de l'érudition. Des descriptions
géographiques, scientifiques, astronomiques même, tiennent dans le poème une
place considérable ; elles interrompent malencontreusement la narration et
brisent l'intérêt. Le style lui-même ne rachète pas ces vices. La période
poétique de Lucain ne manque pas, il est vrai, d'une certaine harmonie, mais
elle manque de souplesse et de variété. Habile dans la manière dont il brise
ses vers, il est en même temps monotone. Il n'a pas ce mouvement nombreux, ces
cadences savantes et nuancées tout à la fois qui enchantent l'oreille et
attachent l'esprit à la narration. Son coloris est éclatant, mais uniforme ;
il ne connaît pas l'art et la magie des demi-teintes.
Les défauts dans la Pharsale sont donc nombreux ; mais les beautés, et
des beautés de premier ordre ; n'y sont pas rares : Lucain a un éclat
d'expression, un relief de couleur, une énergie et parfois une profondeur de
pensée qui trahissent le génie. Il excelle dans les portraits, les caractères
et les discours. Je ne parierai point de ce parallèle de César et de Pompée
qui ouvre si heureusement le poème et en éclaire la suite d'un jour si vif ;
mais qu'y a-t-il au-dessus du portrait de Caton, et de cet autre portrait de
Pompée, si bien placé, en forme d'oraison funèbre, dans la bouche de Caton ?
Les traits dont il a peint Cornélie n'ont point été surpassés par Corneille,
qui les lui a empruntés. Quant à ses discours, on sait que Quintilien l'a mis
au nombre des orateurs plutôt qu'au nombre des poètes, éloge et critique tout
ensemble. Oui, par le trait, par le mouvement, par la chaleur de la pensée,
Lucain est orateur ; mais ce n'est pas assez pour le poète. Le poète doit
s'oublier pour donner à ceux qu'il fait parler le langage et les sentiments
convenables, soit à leur caractère, soit à leur situation ; or, à ce point
de vue, Lucain est loin d'être irréprochable ; car il prête à tous ses
héros sa propre éloquence, éloquence forte, mais souvent outrée,
déclamatoire : c'est, avec l'inspiration qu'il en redoit, le vice que lui donne
le stoïcisme : il étend sur tout sa teinte sombre et monotone.
On a beaucoup vanté la réponse de Caton à Labienus, qui lui conseille de
consulter l'oracle de Jupiter Ammon ; je ne saurais partager cette admiration.
On voit dans cette réponse la faiblesse du stoïcisme, à côté de sa grandeur
: sa grandeur dans sa morale, sa faiblesse dans sa théologie. J'approuve Caton
quand, exprimant les plus nobles sentiments de la conscience et de la raison, il
aime mieux mourir libre en combattant que d'avoir le spectacle de la tyrannie ;
quand il proclame le droit supérieur à la violence, et la vertu, même
malheureuse, préférable au succès ; mais je ne le saurais approuver, quand il
dit "que Dieu réside partout, où est la terre, la mer, l'air et le ciel ;
que Jupiter c'est tout ce qu'on voit, tout ce qu'on sent," théologie
panthéiste, et qui se peut résumer en ceci : que le sage, c'est-à-dire le
vrai stoïcien, n'a pas besoin de consulter les dieux, parce qu'il a en
lui-même, dès que les choses dans ce bas monde ne vont pas à son gré, la
ressource de se tuer, et cela en vertu d'une science que le ciel met en nous :
Alors que du néant nous passons jusqu'à l'être.
Ici, du reste, il faut le dire, Lucain ne fait que paraphraser Sénèque :
"Le sage, qui est assez sage pour ne tenir pas à la vie, se moque de tout,
des dieux, des hommes et des choses." Combien j'aime bien mieux Lucain
faisant parler les douleurs touchantes de Cornélie, que paraphrasant les vagues
doctrines de la philosophie stoïcienne ! Il y a dans les accents de l'épouse
de Pompée une émotion naturelle et profonde ; on y sent un cœur de femme et
d'épouse ; Caton au contraire est parfois déclamateur.
Ne médisons pas cependant du stoïcisme : il a donné à Rome, avec ses
derniers grands citoyens, une littérature tout entière, littérature moins
pure, moins belle que celle du siècle d'Auguste, mais plus nationale et plus
originale : Perse, Sénèque, Tacite, Juvénal se sont inspirés du stoïcisme ;
il est, avec le regret douloureux de la liberté, l'unité en même temps que
l'âme du poème sur la guerre civile. "En se livrant sans réserve à
cette inspiration, Lucain, on l'a dit heureusement, a marqué sa place
au-dessous de tous les grands poètes, mais au-dessus de tous les
versificateurs." On juge trop de Lucain par Brébeuf, qui a encore enchéri
sur lui pour l'emphase et l'exagération : Lucain vaut beaucoup mieux que son
traducteur. Sans doute, Corneille avait tort de ne le point distinguer de
Virgile ; mais, après tout, malgré les défauts de son propre génie et le
mauvais goût de son siècle, il y a, chez Lucain, une passion, c'est-à-dire
une éloquence, une flamme, la vie du style et de la pensée. Par la double
inspiration du stoïcisme et de la liberté, il est arrivé à une grandeur
réelle : poète incomplet, mais poète, et auquel s'attache cet intérêt
particulier d'avoir été prématurément enlevé à l'achèvement de son oeuvre
: Lucain n'est-ce pas un peu l'André Chénier latin ?
J.-P. CHARPENTIER.
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