LUCAIN
LA PHARSALE
LIVRE VII
introduction livre I livre II livre III livre IV livre V livre VI livre VIII livre IX livre X
LIVRE
VII
Le soleil levant semble vouloir dérober sa clarté
aux champs de Pharsale. - Songe de Pompée avant la bataille ; souvenir de ses
triomphes, des acclamations du peuple romain. - Plaintes et regrets du poète. -
On demande la bataille dans le camp de Pompée : on accuse sa lenteur, sa
timidité. - Cicéron vient lui demander, au nom du sénat et de l'armée, de
marcher à l'ennemi : paroles de l'orateur. - Réflexions du poète. - Réponse
de Pompée : il cède à regret à la volonté de tous. - On donne l'ordre du
combat. - Impatiente fureur des soldats. - Apprêts de la bataille. - Signes
effrayants ; pronostics. - Un devin de Padoue annonce ce qui se passe en
Thessalie. - Réflexions du poète. - Pompée, dans la postérité, réunira
tous les vœux. - Description de l'armée de Pompée qui s'avance au combat. - César
s'applaudit de l'occasion, souhaitée tant de fois, de tout décider par le fer.
- Son audace, toutefois, doute un moment du succès. - Il harangue ses soldats.
- Joie dans le camp de César. - Pompée, qui s'efforce de dissimuler ses
craintes, se montre à cheval sur le front de son armée ; son discours à ses
soldats. - Les phalanges, des deux côtés, s'avancent animées d'une égale
fureur. - Le poète gémit sur le désastre qui s'annonce ; ses résultats déplorables
pour Rome, pour tout l'univers. - Bientôt les deux armées sont en présence,
et les traits sont prêts à partir. - Crastinus, le premier, lance son javelot.
- Description de la bataille. - La cavalerie de Pompée enveloppe les légions
de César ; mais elle cède à leurs efforts. - César presse, anime ses soldats
; il est partout ; il indique lui-même où il faut frapper. - Brutus. - Mort de
Domitius. - Déroute complète : regrets du poète. - Pompée est réduit à
fuir. - Il arrive à Larisse : accueil qu'il y reçoit. - Nouvelle harangue de César
à ses soldats après la bataille : il les envoie piller le camp des vaincus. -
Leur sommeil ; leurs terreurs. - César contemple sa Fortune dans cet océan de
sang. - Reproches amers du poète. - Tableau du champ de carnage. - La
Thessalie, terre trop funeste aux Romains.
Le
soleil levant semble vouloir dérober sa clarté aux champs de Pharsale.
Jamais, obéissant à l'éternelle loi, le soleil
n'avait été si lent à se lever du sein de l'onde ; jamais avec un front si pâle
il n'avait commencé sa course ni poussé avec moins d'ardeur ses coursiers vers
le haut des cieux. Il aurait voulu s'éclipser pour ne pas luire sur la
Thessalie, et il attira d'épais nuages dans lesquels il s'enveloppa.
Songe
de Pompée avant la bataille ; souvenir de ses triomphes, des acclamations du
peuple romain.
Mais la nuit, la dernière nuit des prospérités
de Pompée avait charmé, par une douce erreur, les soins cruels qui agitaient
son sommeil. Il crut se voir assis sur les degrés de son théâtre, environné
d'un peuple innombrable qui élevait son nom jusqu'au ciel et qui remplissait
l'enceinte d'applaudissements redoublés. Il le voyait, ce peuple, tel que dans
ces beaux jours où jeune encore, vainqueur des nations qu'entoure l'Ibère
rapide, et de tous les peuples qu'avait armés le rebelle Sertorius, maître et
pacificateur de l'Occident, il rentra victorieux dans Rome, et qu'aussi vénérable
sous la robe blanche que s'il eût été revêtu de la pourpre, il parut, simple
chevalier, au milieu des applaudissements du sénat. Soit que son âme inquiète
de l'avenir se rejetât sur le passé et cherchât dans ses jours heureux de
quoi dissiper ses alarmes, soit que le sommeil qui toujours enveloppe et déguise
la vérité sous des apparences contraires, lui fît de la publique joie le présage
de la douleur, soit que ne devant plus revoir sa patrie, ô Pompée! le sort
voulût encore une fois te la montrer, du moins, en songe.
Plaintes
et regrets du poète.
Vous qui veillez autour de lui, respectez son rêve,
que la trompette ne frappe l'air d'aucun son ; le silence de la nuit prochaine
sera cruel pour ce héros, et le jour ne va lui offrir qu'une guerre affreuse et
funeste. Ah ! Si les peuples avaient de pareils songes et une nuit si fortunée
! Ô Pompée ! Ce serait pour Rome et pour toi un bienfait des dieux, qu'un seul
jour, où même assuré de votre ruine, vous pussiez vous donner l'un à l'autre
un dernier gage de votre amour. Tu as quitté Rome avec l'espérance de venir
mourir dans son sein, et Rome qui n'a jamais fait pour toi que des vœux
bientôt exaucés, n'a pu attendre du sort qu'il lui enviât jusqu'aux
cendres de son bien-aimé. Sur ton tombeau, les jeunes et les vieux confondant
leur deuil, les enfants même auraient versé des larmes ; les femmes romaines,
les cheveux épars, se seraient déchiré le sein comme aux funérailles de
Brutus (01) ; et lors même qu'ils trembleront devant un injuste
vainqueur, que ce soit César en personne qui leur annonce ta mort, ils
pleureront, mais, hélas ! en pleurant ils porteront au Capitole l'encens et les
lauriers du vainqueur. Malheureux ! dont les gémissements ont dévoré la
douleur, et ils ne t'ont pas moins pleuré dans l'amphithéâtre où ton rival
occupe ta place.
On
demande la bataille dans le camp de Pompée : on accuse sa lenteur, sa timidité.
Le soleil avait effacé l'éclat des astres, un
murmure confus s'éleva dans le camp, et toute l'armée en tumulte cédant à la
fatalité qui entraînait l'aveugle univers, demanda hautement le signal du
combat. Cette foule de malheureux, dont le plus grand nombre ne doit pas voir la
fin du jour, environnent les tentes du général, et enflammés d'une ardeur
insensée pressent l'heure fatale qui s'avance et qui leur apporte la mort. Une
rage cruelle s'empare des esprits, chacun veut voir décider son sort et celui
du monde. On accuse Pompée d'être lent et timide, trop patient avec son beau-père
(02). On
dit qu'il se plaît à régner, qu'il aime à voir sous ses drapeaux tant de
nations rassemblées, qu'il craint la paix. Les rois, les peuples de l'Orient se
plaignent qu'on prolonge la guerre et qu'on les retienne loin de leur pays. Ô
dieux ! Quand vous voulez nous perdre, vous disposez tout pour que notre
malheur soit notre ouvrage et devienne notre crime.
Cicéron
vient lui demander, au nom du sénat et de l'armée, de marcher à l'ennemi :
paroles de l'orateur.
Le plus éloquent des Romains, Tullius, qui, sous
la toge consulaire, avait fait trembler le fier Catilina devant ses pacifiques
faisceaux, Tullius fut chargé de porter la parole. Plein d'aversion pour une
guerre qui l'éloignait de la tribune et impatient du long silence que lui
imposaient les combats, il appuya de toute, son éloquence la témérité d'une
mauvaise cause.
Réflexions
du poète. - Réponse de Pompée : il cède à regret à la volonté de tous.
Pompée gémit profondément, il vit le piège de
la Fortune et que les destins s'opposaient à la sagesse de ses conseils.
"Si c'est, dit-il, le vœu de tous et l'intérêt de la cause commune, que
Pompée dans ce moment cesse d'être chef et devienne soldat, j'y consens. Que
la Fortune se hâte d'envelopper tous les peuples dans la même ruine, et que ce
soit ici le tombeau d'une partie nombreuse du genre humain. Cependant, Rome, je
t'atteste que l'on m'impose ce jour de la destruction. Tu pouvais soutenir la
guerre sans qu'il t'en eût coûté du sang ; tu pouvais voir, sans tirer l'épée,
César vaincu et pris lui-même, réduit à souscrire à la paix dont il a violé
les lois. Les insensés ! Quelle est leur ardeur pour le crime ! (03)
Ils ont peur qu'une guerre civile ne soit pas assez meurtrière ? Ne voit-on pas
que nous avons enlevé à l'ennemi des pays immenses ; que nous l'avons chassé
de toutes les mers ; que nous avons réduit ses troupes affamées à ravager les
moissons en herbes ; qu'il en est au point de désirer périr par le glaive plutôt
que par la faim et qu'un même champ de bataille soit couvert de ses combattants
confondus avec les miens ? Ne voit-on pas que cette guerre est déjà très
avancée par les succès qui ont aguerri notre jeune milice au point de ne pas
craindre le signal du combat ? Si toutefois je dois attribuer cette impatience
au courage ; car la crainte même du péril fait souvent qu'on s'y précipite.
L'homme courageux est celui qui brave le danger s'il le faut, et qui l'évite
s'il est possible. Et nous, c'est dans la plus heureuse situation des choses que
nous voulons tout abandonner au caprice de la Fortune ! Il y va du sort du
monde, et on le livre au hasard d'un moment ? Ces peuples aiment mieux me voir
les mener au carnage que leur assurer la victoire. Fortune ! tu m'as donné le
destin de Rome à gouverner, je te le remets plus grand que je ne l'ai reçu.
Veille sur lui dans les horreurs de la mêlée. Cette guerre ne sera ni à ma
gloire, ni à ma honte. César, tes vœux impies l'emportent : combien ce jour
coûtera de crimes et de malheurs au monde ! Que de trônes vont tomber ! Quel déluge
de sang romain va troubler les eaux de l'Énipe ! Ah ! plût aux dieux, si cette
tête n'est plus utile à ma patrie, que la première flèche qu'on lancera vînt
la frapper ! Car la victoire sera pour moi sans charme. Ou la défaite de César
me dévoue à la haine du peuple ou le nom de Pompée, après cette bataille, ne
sera qu'un objet de compassion ; et dans ce désastre, le malheur au vaincu et
le crime au vainqueur."
On
donne l'ordre du combat. - Impatiente fureur des soldats.
Il dit, permet le combat, et l'impatiente fureur
des troupes n'eut plus de barrière. Tel un pilote vaincu par la violence des
vents abandonne le gouvernail et se laisse emporter, immobile fardeau, sur la
poupe, que son art ne dirige plus.
Apprêts
de la bataille.
Pour être plus sûr de ses coups, on aiguise la
lance sur la pierre, on prépare l'épée, on renouvelle la corde de l'arc, on
remplit le carquois de flèches acérées. On ajuste les mors et les rênes, on
se munit d'éperons. Ainsi quand les Géants attaquèrent les dieux (s'il est
permis de comparer les travaux des hommes à ceux des Immortels), le glaive de
Mars fut remis brûlant sur les enclumes de Sicile, le trident de Neptune rougit
dans la fournaise, Apollon fit tremper de nouveau les flèches dont il avait
blessé Python, Pallas étala sur son égide les cheveux de la Gorgone, et le
Cyclope forgea de nouvelles foudres à Jupiter.
Signes
effrayants ; pronostics.
La Fortune ne manqua pas d'annoncer, par divers
prodiges les revers qu'elle préparait (04) : dès que les troupes de Pompée entrèrent dans la
Thessalie, tout le ciel, pour les arrêter, s'arma de foudres et d'éclairs, de
colonnes de feu, de tourbillons de flammes. On croyait voir voler des torches
allumées ; la nuée éclatait dans les yeux des soldats, et les éclairs qui en
jaillissaient leur faisaient baisser la paupière. La foudre consuma les
aigrettes des casques, fondit la lame des épées, fit couler la pointe des
dards, et le fer même qui n'en fut pas dissous fut pénétré d'une vapeur de
soufre. Les enseignes furent couvertes d'un nuage d'essaims d'abeilles ; la main
qui les avait plantées dans la terre ne pouvait plus les en arracher ; une rosée
de larmes baignait les étendards, qui seront jusqu'à Pharsale les étendards
de la patrie. Un taureau amené aux autels pour y être immolé, s'échappe et
s'enfuit à travers les champs de Thessalie. Pompée ne trouve point de victime
pour ses malheureux sacrifices.
Un
devin de Padoue annonce ce qui se passe en Thessalie.
Et pourquoi s'étonner que des hommes qui voyaient
la lumière pour la dernière fois fussent frappés du pressentiment d'une mort
si prochaine, s'il est vrai que l'âme humaine sache prévoir le malheur ? Les
Romains même qui se trouvaient alors aux rives de Gadès ou sur l'Araxe ou sur
d'autres bords éloignés furent saisis d'une noire tristesse. Ils ignorent la
cause de leur abattement, ils se reprochent de s'affliger : ils ne savent pas ce
qu'ils vont perdre en Thessalie. S'il faut en croire la renommée, assis sur le
mont Euganin, aux lieux où jaillit en fumant l'Aponus, où le Timave répand
ses ondes, un augure s'écria : "Voilà le jour suprême ; le sort du monde
se décide ; Pompée et César heurtent leurs glaives sacrilèges" soit
qu'il eût tiré ses présages des éclats du tonnerre et des traits de la
foudre, soit qu'il eût observé la Discorde qui s'élevait parmi les astres ou
l'obscure pâleur du soleil et l'éclipse de sa lumière. Il est vrai du moins
que la nature marqua ce jour par des caractères que nul autre jour n'avait eus
; et si les hommes avaient tous eu le don d'expliquer les signes du ciel, de
tous les lieux du monde on aurait vu Pharsale.
Réflexions
du poète. - Pompée, dans la postérité, réunira tous les
vœux.
Ô
combien supérieur au reste des mortels un peuple
que la Fortune donne en spectacle à l'univers, et dont tout le ciel est occupé
à prédire la destinée ! Dans l'avenir le plus éloigné, chez la postérité
la plus reculée, soit que la seule renommée transmette ces événements, soit
que ce pénible fruit de mes veilles contribue à sauver les grands noms de
l'oubli ; en lisant le récit de cette guerre, la crainte, l'espoir, le doute
impatient se saisiront de tous les cœurs ; on attendra l'événement comme s'il
était à venir. On ne croira pas lire des disgrâces passées, et c'est toi,
Pompée, qui réuniras les vœux des races futures.
Description
de l'armée de Pompée qui s'avance au combat.
Bientôt les troupes resplendissantes aux rayons
naissants du soleil descendent dans la plaine, et les collines étincellent de
la lumière qu'y répand l'acier des armes. Ce ne fut pas au hasard que cette
malheureuse armée s'étendit et se développa ; Pompée en régla l'ordre et le
mouvement. C'est toi, Lentulus, qui commandais l'aile gauche avec la première légion,
qui est aussi la plus brave et qu'appuie la quatrième ; à toi, vaillant et
malheureux Domitius, la droite de l'armée ; Scipion comme un solide rempart est
au centre avec toutes les forces qu'il avait amenées de Cilicie : il n'était là
que soldat, il fut bientôt chef en Libye. Sur l'humide bord de l'Énipe étaient
placés les montagnards de Cappadoce et les cavaliers du Pont aux rênes
flottantes ; plus loin, était rangée cette foule de rois, de tétrarques dont
la pourpre s'abaisse devant le fer latin. D'ici devaient partir les flèches des
Numides et des Crétois, de là celles des Syriens. D'un côté marchaient les
Gaulois sanguinaires et aguerris contre César ; de l'autre s'avançait le
belliqueux Ibère qui agite son étroit bouclier. Dérobe les nations au
vainqueur, Pompée, et dans le sang du monde entier efface tous tes triomphes.
César
s'applaudit de l'occasion, souhaitée tant de fois, de tout décider par le fer.
- Son audace, toutefois, doute un moment du succès.
Ce jour-là, César détachait une partie de son
armée pour enlever les moissons. Tout à coup il voit l'ennemi descendre dans
la plaine, il voit le moment souhaité mille fois de tout décider par le fer. Dès
longtemps dévoré d'ambition, brûlant d'arriver à l'empire, il se reprochait
comme un crime le peu de lenteur et le délai que la guerre civile avait
souffert. Mais lorsqu'il se vit avec Pompée sur le bord du précipice, et qu'il
sentit que sa grandeur chancelante et prête à tomber dépendait de cette journée,
son ardeur se ralentit ; il douta un moment du succès de ses armes ; si la
fortune lui faisait tout espérer, celle de Pompée lui donnait tout à
craindre. Mais renfermant ce trouble au-dedans de lui-même, il ne fait voir à
son armée que la noble assurance qu'il lui veut inspirer.
Il
harangue ses soldats.
"Soldats, dit-il, vainqueurs du monde,
auteurs de mes prospérités, la voilà, cette occasion que vous avez tant de
fois demandée. Nous n'avons plus de vœux à faire, et notre sort, dépend de
nos épées. Vous tenez dans vos mains César, sa Fortune et sa gloire. C'est ce
grand jour, il m'en souvient, que vous m'avez promis au bord du Rubicon ; ce fut
pour lui que nous prîmes les armes. C'est de lui que nous attendons ces
triomphes qu'on nous refuse ; c'est lui qui vous rendra vos enfants, vos foyers
et les terres dont le partage doit récompenser vos travaux. C'est lui qui va
prouver par le témoignage du sort quel est le parti le plus juste, et déclarer
coupable le vaincu. Si c'est pour moi que vous avez porté la flamme et le fer
dans le sein de votre patrie, combattez aujourd'hui pour absoudre vos épées,
changez l'arbitre du combat, aucune main n'est pure. Ce n'est plus de moi qu'il
s'agit : c'est de vous, c'est vous, Romains, que je conjure de vouloir être un
peuple libre et souverain de l'univers. Pour moi, je borne mon ambition au repos
d'une vie privée, à me voir dans Rome simple citoyen, vêtu de la robe du
peuple. Oui, pourvu que vous soyez tout, je consens à n'être plus rien. Régnez
aux dépens de ma gloire. Reprenez ce pouvoir suprême ; il vous coûtera peu de
sang. Devant vous est une jeunesse recrutée dans les écoles de la Grèce, et
qui ne connaît de combats que ses jeux, une foule de nations barbares qui ne
s'entendent pas entre elles, dont la mollesse asiatique soutient à peine le
poids des armes, et qui vont prendre l'épouvante au premier signal de la
bataille, au premier cri des combattants. Ce qu'il peut y avoir de nos citoyens
dans cette armée, est peu de chose. C'est de cent peuples étrangers, tous
ennemis du nom romain, que se fera le plus grand carnage. Fondez sur ces peuples
timides, écrasez l'orgueil de leurs rois ; d'un seul coup terrassez toutes les
puissances du monde, et faites voir que ces nations que Pompée, avec tant de
faste, a promenées après son char, ne valaient pas ensemble les honneurs d'un
seul triomphe. Du reste, pensez-vous qu'aucun de ces étrangers voulût donner
une goutte de son sang pour ranger l'Italie sous les lois de Pompée ?
Pensez-vous que l'Arménien s'intéresse à voir la puissance romaine aux mains
de l'un ou de l'autre chef ? Ils détestent Rome et tous les Romains, et ceux de
leurs maîtres qu'ils ont vus de plus près sont ceux qu'ils abhorrent le plus.
Pour moi, grâces au ciel, je vois mes intérêts entre les mains de mes amis,
de ceux qui dans la guerre des Gaules m'ont eu pour témoin de leurs exploits.
En est-il un seul dont l'épée ne me soit connue ? En est-il un dont je ne sois
presque assuré de distinguer le javelot sifflant dans les airs ? Si j'en crois
des signes auxquels jamais je ne me suis trompé, si j'en crois ces visages
terribles, et ces yeux menaçants, amis, la victoire est à nous. Je vois couler
des flots de sang, je vois les rois foulés aux pieds, le sénat lui-même épars
sur la poussière, et dans un immense carnage les peuples nageant confondus.
Mais je retarde nos destins, je vous occupe à m'écouter quand vous brûlez de
combattre. Pardonnez-moi ce retard. Vous me voyez tressaillir de joie et de
l'espoir que vous m'inspirez. Jamais les dieux ne m'ont promis de si grandes
choses et ne sont venus si près de moi. Je touche au terme de mes vœux, je
n'ai qu'un pas à faire pour y atteindre. Ce combat livré, la guerre est finie,
et alors c'est moi qui donnerai tout ce que ces peuples et ces rois possèdent. Ô
Thessalie, de quels intérêts les destins te rendent l'arbitre ! Mais si ce
jour porte avec lui les récompenses de la guerre, il en prépare aussi les châtiments.
Amis ; si nous sommes vaincus, voyez les chaînes de César, les instruments de
son supplice ; voyez sa tête exposée sur la tribune, et tous ses membres
dispersés ; voyez surtout l'exécution sanglante qui vous attend au champ de
Mars. Pompée a pris les leçons de Sylla, et c'est pour vous que cet exemple m'épouvante
; mon sort à moi est décidé, et ma main seule me l'assure. Ceux de vous qui,
dans le combat, regarderaient en arrière, me verraient me plonger mon épée
dans le sein. Ô dieux, dont les malheurs de Rome attirent les regards, accordez
la victoire à celui qui en usera le mieux, et qui, désarmé par la clémence,
ne fera point un crime aux vaincus d'avoir porté les armes contre lui !
Romains, vous savez si Pompée, lorsqu'il nous a tenus enfermés dans un lieu où
la valeur ne pouvait agir, vous savez s'il nous a fait grâce, s'il a ménagé
notre sang. Loin de l'imiter, je vous conjure d'épargner tout ce qui fuira
devant vous ; dans un fuyard ne voyez plus qu'un citoyen. Mais tant qu'on vous résistera,
que rien ne vous retienne, pas même la vue d'un père dans les rangs ennemis ;
sous les armes, il n'est plus de force respectable. Frappez sans voir quel est
le sang où votre main va se plonger. L'ennemi regardera comme un sacrilège le
meurtre d'un inconnu. Allons, rasez ce retranchement, comblez le fossé qui
l'entoure, afin de sortir tous ensemble sans vous rompre et vous désunir. Ne ménagez
pas votre camp ; ce soir vous camperez sur le champ de bataille, dans cette
enceinte où vos ennemis viennent périr sous vos coups."
Joie
dans le camp de César.
À
peine il achevait de parler, chacun va prendre son
poste, et se met sous les armes. Ils ont avidement saisi ses paroles comme
autant d'oracles ; et foulant aux pieds les débris de leur camp, ils se répandent
dans la plaine, troupe sans discipline, et s'abandonnent à leurs destins. Si
cette armée eût été composée de rivaux de Pompée et de prétendants à
l'empire, ils n'auraient pas volé au combat avec plus d'ardeur.
Pompée,
qui s'efforce de dissimuler ses craintes, se montre à cheval sur le front de
son armée ; son discours à ses soldats.
Dès que Pompée les voit marcher droit vers lui,
et qu'il n'y a plus moyen de différer la bataille, mais que les dieux en ont
eux-mêmes marqué le jour, la frayeur dont il est saisi le glace jusqu'au fond
de l'âme ; et cette faiblesse, dans un si grand homme, est un présage
malheureux. Mais il dissimule sa crainte, et se montrant à son armée, monté
sur un coursier superbe :
Les
phalanges, des deux côtés, s'avancent animées d'une égale fureur.
À
ce triste discours, tous les cœurs sont enflammés
de zèle. La vertu romaine se ranime ; la mort n'a plus rien d'effrayant,
puisque Pompée l'affronte. Les deux partis s'avancent donc avec une fureur égale,
l'un dans la crainte d'avoir un maître, l'autre dans l'espoir de le devenir.
Le
poète gémit sur le désastre qui s'annonce ; ses résultats déplorables pour
Rome, pour tout l'univers.
Leurs mains meurtrières vont causer au monde des
pertes que jamais le temps ni la paix ne pourront réparer. Dans ce carnage
seront enveloppées même les nations futures. Dans l'avenir la puissance
romaine sera mise au nombre des fables : de tant de villes florissantes, Gabies,
Véies, Cora, Albe, et les pénates de Laurente, à peine l'Italie
conservera-t-elle quelques ruines qu'on cherchera sous la poussière ; nos
campagnes ne seront plus qu'un immense désert, où le sénat viendra, la nuit,
pour les rites obligatoires imposés par Numa. Ce n'est pas le temps destructeur
qui a dévoré ces villes, réduit en poudre ces monuments. Non, tant de villes
que nous voyons désertes sont le fruit de la guerre civile. Dans quel épuisement
n'a-t-elle pas laissé le genre humain ! Tout ce que la nature a fait depuis
pour le renouveler n'a pas suffi pour repeupler nos villes. Rome seule nous
contient tous ; l'Hespérie n'est cultivée que par des esclaves ; les toits de
nos pères peuvent accomplir leur chute imminente, ils n'écraseront personne ;
au lieu de citoyens, Rome n'a plus que la lie du monde ; et cette calamité l'a
réduite au point de ne pouvoir, un siècle après, avoir une guerre civile (05).
Cannes, Allia, noms funestes, les revers que vous rappelez sont peu de chose
auprès de celui-ci. Rome vous a inscrits dans ses fastes ; mais Pharsale n'y
sera point nommée. Ô cruelles destinées ! L'air empoisonné, la peste, la
faim, l'incendie, les tremblements de terre qui ébranlent les cités, il n'est
point de fléau dont le monde n'eût pu réparer les ravages avec le sang que ce
jour vit couler. La fortune, ô Rome ! semble avoir voulu étaler à tes yeux
tous les dons qu'elle t'avait faits, et rassembler dans un même champ les
peuples et les rois qu'elle t'avait soumis, pour te faire voir en tombant toute
la hauteur de ta chute, et contempler dans tes ruines l'étendue de ta grandeur.
Elle semble n'avoir élevé si rapidement ta puissance que pour la renverser
avec plus d'éclat. Tous les ans la guerre avait étendu tes conquêtes et ton
empire ; les deux pôles du monde avaient vu la victoire suivre tes aigles. Il
ne te restait plus a soumettre qu'un coin de l'Orient, alors la nuit, le jour,
l'air ne tournaient plus que pour toi, les astres n'éclairaient plus que des
provinces romaines. Mais un jour fait rétrograder tes destins, et seul il détruit
l'ouvrage de tant d'années. Ce jour affreux est cause que l'Indien ne redoute
plus nos faisceaux ; que le Scythe et le Sarmate errant n'ont point vu la
charrue de nos consuls leur tracer l'enceinte des villes où ils devaient se
renfermer, et que le Parthe jouit impuni de la défaite de Crassus. Le même
jour a vu la liberté, épouvantée de la guerre civile, s'éloigner de nous, et
se retirer au-delà du Tigre et du Rhin. Le Scythe, le Germain en jouissent ; et
nous qui tant de fois l'avons redemandée à la hache du bourreau, nous avons
beau la rappeler, elle ne daigne pas même tourner les yeux vers l'Italie. Plût
aux dieux que Rome ne l'eût jamais connue, depuis le jour où Romulus, docile
aux présages indiqués par le vol du vautour, éleva ses remparts dans le bois
infâme, jusqu'au jour du désastre de Pharsale ! Ô Fortune, tu nous réduis à
nous plaindre de Brutus ! Pourquoi avons-nous si longtemps vécu sous le juste
empire des lois, et vu ces années qui portent le nom de nos consuls ? Plus
heureux l'Arabe et le Mède, et tous les peuples de l'Orient, de ne connaître
que la tyrannie ! De toutes les nations qui servent sous un maître, Rome est la
plus malheureuse, puisqu'elle a honte de servir. Non, il n'est point de dieu qui
veille sur les hommes. C'est le hasard qui préside à tout ; et nous mentons en
attribuant le soin du monde à Jupiter. Quoi ! la foudre en main, il sera du
haut des cieux tranquille spectateur des crimes de Pharsale ! Il lancera ses
traits vengeurs sur Pholoé, sur l'Oeta et sur le Rhodope qui n'ont jamais pu
l'irriter ; il exercera son courroux sur de hauts pins, sur de vieux chênes, et
laissera à Cassius le soin de frapper César ! Il refusa, dit-on, la lumière
du jour au festin de Thyeste ; il répandit sur Argos une soudaine et profonde
nuit ; et ces champs qui vont être couverts de mille parricides, où le père,
le fils, le frère vont s'égorger, il peut souffrir que le jour les éclaire !
Non, les dieux sont insensibles au sort des malheureux humains. Mais autant
qu'on peut être vengé des Immortels, nous le serons : la guerre civile placera
nos tyrans à côté d'eux sur les autels. Il y aura des mânes couronnés de
lumière ; ils auront la foudre à la main ; et dans les temples de ses dieux
Rome jurera par des ombres.
Bientôt
les deux armées sont en présence, et les traits sont prêts à partir.
Quand les deux armées eurent franchi l'espace qui
les séparait, et qu'il ne resta plus qu'un étroit intervalle, chacun tâchait
de reconnaître l'ennemi qui lui faisait face, de voir à qui s'adressait le
javelot qu'il allait lancer, de quelle main partirait celui dont il était menacé
lui-même. Le père se trouve en présence du fils, le frère en présence du frère,
sans qu'ils osent changer de place. Cependant une soudaine horreur les saisit ;
et au fond de leur cœur, où frémit la nature, leur sang se retire glacé. On
vit les cohortes, le bras tendu, suspendre immobile le javelot prêt à partir.
Crastinus,
le premier, lance son javelot.
Que les dieux te punissent, non par le trépas,
qui est la peine commune à tous, mais en te laissant, après la vie, le
sentiment et le remords, ô Crastinus, toi dont la lance en partant donna le
signal du carnage, et la première rougit la Thessalie de sang romain (06).
Ô rage impatiente ! Quoi, César même retient ses traits, et une autre main
que la sienne donne l'exemple !
Description
de la bataille.
Alors les trompettes sonnent la charge, le son perçant
des clairons fend les airs ; un bruit effroyable s'élève jusqu'aux cieux et va
frapper la voûte lointaine de l'Olympe qui ne connaît ni les nuages, ni les
fracas de la foudre ; les vallons de l'Hémus, les cavernes du Pélion, les
rochers du Pinde, de l'Oeta et du Pangée en retentissent ; et ce cri de fureur,
mille fois redoublé, revient plus effrayant encore aux oreilles des
combattants. Des flèches innombrables volent des deux côtés ; les unes désirent
frapper, les autres en tombant ne percent que la terre, et les mains qui les ont
lancées sont encore innocentes, tout marche au hasard et la fortune fait à son
gré des coupables. Mais le fer volant n'exécute que la moindre partie du
carnage. L'épée seule est assez meurtrière pour assouvir la rage des deux
partis ; elle conduit la main qui l'enfonce dans le flanc fraternel.
La
cavalerie de Pompée enveloppe les légions de César ; mais elle cède à leurs
efforts.
Mais la cavalerie de Pompée, secondée de ses
alliés, se déploie sur l'une des ailes pour attaquer en flanc et pour
envelopper l'aile opposée de l'armée ennemie. Ce fut là qu'on vit toutes les
nations étrangères réunir leurs forces contre les Romains. De toutes parts
volent les flèches, les cailloux, les torches et les globes de plomb qui, par
leur rapidité, deviennent brûlants dans les airs. Là, les Syriens, les Mèdes,
les Arabes sans ordre et sans frein décochent leurs dards sans viser au but ;
c'est vers le ciel qu'ils les dirigent, et ils font pleuvoir sur l'ennemi une grêle
de traits mortels. Mais ces traits, lancés par des mains étrangères, se
trempent sans crime dans le sang romain ; l'atrocité de la guerre civile n'est
attachée qu'à nos propres armes. Cependant l'air paraît tissu de flèches, et
l'épais nuage qu'elles forment pèse sur la plaine.
César
presse, anime ses soldats ; il est partout ; il indique lui-même où il faut
frapper.
L'alarme une fois donnée, la terreur se répand,
et les destins déclarés pour César ont pris le cours le plus rapide. Il
arrive au centre des forces de Pompée, au milieu de ses légions. C'est ici que
s'arrête la guerre, et que la Fortune de César hésite au moins quelques
instants. Ce n'est plus cet amas de peuples et de rois qui ont si mal défendu
Pompée, c'est Rome et le Sénat qui combattent. Ici les frères, les pères,
les enfants se joignent ; ici se rassemblent la fureur, la rage et tous les
crimes de César. Ô ma pensée, écarte loin de toi ce moment affreux de la
guerre ! Que les ténèbres l'ensevelissent ! Que l'avenir n'apprenne pas de moi
à quel excès peut se porter la fureur des guerres civiles ! Ah ! Périssent
plutôt mes larmes, périssent mes plaintes. Oui, Rome, je veux taire ce que tu
as fait dans cette bataille. On y voit César animant la fureur du peuple pour
ne rien perdre de ses forfaits, voler autour des bataillons, et verser encore un
nouveau feu dans les esprits échauffés au carnage ; son œil observe et
distingue, parmi cette forêt de glaives, ceux qui se sont plongés tout entiers
dans le sang, et ceux dont la pointe seule en est rougie, et l'épée qui
tremble dans la main, et celle qui frappe sans hésiter, et les traits lancés
mollement, et ceux qui partent d'un vol rapide, et ceux d'entre les soldats qui
combattent avec joie, et ceux qui ne font qu'obéir et qui sont cruels à
regret, et qui changent de visage en voyant tomber à leurs pieds les citoyens
percés de coups. Il parcourt les cadavres épars dans cette vaste plaine ; il
ferme lui-même les plaies de ceux des siens qui respirent encore et qui perdent
leur sang ; il est partout, il erre au fond de la mêlée, comme on nous peint
Bellone secouant son fouet ou Mars au milieu des Thraces qu'il irrite, Mars
aiguillonnant ses coursiers que la vue de l'Égide épouvante.
Brutus.
Ô
Brutus ! ô toi, le dernier de ce nom à jamais
illustre, toi, l'honneur de la République et l'unique espoir du Sénat, ici, le
visage caché sous le casque d'un légionnaire, inconnu aux yeux de l'ennemi,
quelle épée tu tiens dans ta main vengeresse ! Ah ! Garde-toi de te jeter en téméraire
au milieu de ces bataillons. La Thessalie sera ton tombeau ; mais il n'est pas
temps, ménage-toi jusqu'à Philippes. Ici tu chercherais en vain à percer le cœur
de César. Il n'est pas encore arrivé au comble de la tyrannie ; il faut, pour
mériter de mourir de ta main, qu'il franchisse les bornes de la grandeur
humaine, qu'il vive et qu'il règne pour être une victime digne de Brutus (08).
Mort
de Domitius.
Là périt l'élite de la noblesse romaine ; les
cadavres des Pères conscrits sont entassés avec ceux du peuple. Dans le
massacre de tant d'hommes illustres, on distingua la mort de ce vaillant
Domitius, que sa fatale destinée traînait de défaite en défaite. On eût dit
que sa présence était partout funeste aux armes de Pompée ; tant de fois
vaincu par César, il a du moins l'avantage de mourir libre. Percé de coups, il
succombe ; avec la joie de n'avoir pas une seconde grâce à recevoir. César
qui le voit se rouler dans son sang, l'insulte et lui dit : " Eh bien !
Domitius, mon successeur (09),
tu désertes les drapeaux de Pompée, et la guerre se fera sans toi." Un
souffle de vie qui reste à Domitius, lui suffit pour se faire entendre ; sa
bouche expirante s'entrouvre, et il répond à César : "En descendant chez
les morts, libre, irréprochable et fidèle à Pompée, j'ai la consolation, César,
de te laisser, non pas jouissant du fruit de tes forfaits, mais encore incertain
de ton sort et au-dessous de ton rival. Il m'est permis, en mourant, d'espérer
que Pompée et les siens obtiendront des dieux ton supplice et notre
vengeance." En achevant ces mots, la vie l'abandonne, et les ténèbres éternelles
s'appesantissent sur ses yeux.
Déroute
complète : regrets du poète.
Dans ces funérailles du monde j'aurais honte de
donner des larmes à ces morts innombrables, d'observer d'un oeil curieux chacun
des mourants, et de dire comment et de quels coups tel ou tel est frappé ; quel
soldat foule aux pieds ses propres entrailles éparses sur le sol ; quel autre
rejette avec le souffle vital le trait enfoncé dans sa gorge ; qui tombe sous
le coup ; qui reste encore debout quand tombent ses membres mutilés ; quelles
poitrines sont percées par le dard ou clouées sur le sol par la flèche ;
quelle veine rompue laisse le sang jaillir dans l'air et arroser les armes de
l'ennemi ; qui perce le sein de son frère, lui tranche la tête et la jette au
loin, pour le dépouiller comme un inconnu ; qui déchire le visage de son père,
de peur qu'on n'aperçoive que c'est son père qu'il égorge : aucun de ces excès
de rage, aucun de ces genres de mort n'est digne d'occuper nos plaintes, et ce
n'est pas sur quelques hommes que nous devons gémir. Pharsale ne ressemble
point à tant d'autres batailles funestes. Là, Rome ne comptait ses pertes que
par le nombre des soldats ; ici, elle compte par le nombre des peuples ; là c'était
la mort des citoyens ; ici, c'est la mort d'une nation entière. Au lieu du sang
de quelques provinces, Achaïe, Pont, Assyrie, c'est tout le sang des nations
qui coule, et celui des Romains se mêlant à ses flots, les grossit et presse
leur cours. Ce combat seul excède les pertes qu'un siècle pouvait soutenir ;
ses coups s'étendent au-delà des vivants ; le monde à naître en est frappé
lui-même, et le glaive y range au nombre des vaincus cette longue suite
d'esclaves qui, dans tous les âges, serviront nos tyrans. Ô Romains ! Comment
vos enfants, comment vos neveux ont-ils mérité de naître pour la servitude ?
Est-ce nous qui avons combattu lâchement à Pharsale ? Est-ce nous qui avons
reculé devant les glaives de César ? Hélas! ce joug mérité par la lâcheté
de nos aïeux s'est appesanti sur nos têtes. Ô Fortune! en donnant un maître
aux fils des vaincus, que ne leur laissais-tu la guerre !
Pompée
est réduit à fuir.
Déjà Pompée a reconnu que les dieux et les
destins de Rome ont changé de camp, mais à peine sa défaite le force-t-elle
à renoncer à sa Fortune. Il s'arrête sur une éminence d'où il découvre ce
qu'il n'a pu voir dans le tumulte du combat, toutes ses légions rompues et
dispersées dans les campagnes. Il voit combien de têtes il a fallu abattre
avant d'arriver à la sienne, combien d'hommes ont péri pour un seul, combien
de sang sa ruine a coûté. Mais loin de s'applaudir, comme il arrive aux
malheureux, d'entraîner tout dans son naufrage et d'envelopper dans sa perte
tant de peuples et tant de rois, pour obtenir que le plus grand nombre de ses défenseurs
lui survive, il se résout encore à adresser des vœux aux dieux cruels qui
l'ont trahi ; et pour toute consolation, il leur demande le salut du monde.
Il
arrive à Larisse : accueil qu'il y reçoit.
Larisse la première (10), témoin de ta chute, voit cette tête auguste, dont le
malheur n'a point abattu la fierté. Dans cette ville, qui lui est fidèle
encore, les citoyens se répandent en foule, et volent au-devant de lui comme
s'il était triomphant. Ils lui apportent en pleurant leurs richesses ; ils lui
ouvrent leurs maisons et leurs temples ; ils demandent à partager ses périls :
il lui reste encore, disent-ils, assez de la splendeur de son nom, et Pompée,
tout malheureux qu'il est, ne se voit inférieur qu'à lui-même. Il ne tient
qu'à lui de ramener les nations au combat, de lutter de nouveau contre les
destinées. "Que me servirait, dit-il, dans l'état où je suis, ce zèle généreux
que vous me témoignez ? Peuples, donnez-vous au vainqueur." Ô César !
Dans le moment même que sur des monceaux de morts, tu achèves de déchirer les
entrailles de ta patrie, ton gendre te cède l'univers ; mais bientôt il s'éloigne
sur son coursier, accompagné des gémissements et des larmes d'un peuple qui
reproche aux dieux leur rigueur. C'est là, Pompée, que tu l'éprouves dans
toute sa pureté, cet amour du monde, que tu as dans tous les temps recherché
avec tant de soin ; c'est à présent que tu en goûtes les fruits : l'homme
heureux ne sait pas si on l'aime.
Nouvelle
harangue de César à ses soldats après la bataille : il les envoie piller le
camp des vaincus.
Lorsque César croit avoir fait couler assez de
sang latin dans la Thessalie, pour laisser reposer le glaive dans les mains de
ses soldats, il laisse la vie au reste de l'armée, comme à une multitude vile
qui périrait inutilement. Mais de peur que le camp ne rassemble les fugitifs,
et que le calme de la nuit ne fasse cesser l'épouvante, il se hâte de
s'emparer des retranchements ennemis, tandis que la fortune le seconde et que la
terreur lui livre le vaincu. Il ne craint pas que ses soldats, lassés de la
bataille, soient rebutés de ce nouvel ordre ; il n'a pas même besoin d'une
longue harangue pour les mener au butin.
Leur
sommeil ; leurs terreurs.
Des cohortes impies dorment sous les tentes des sénateurs
; de vils soldats occupent les couches des rois ; le soldat parricide repose sur
le lit de son père et de ses frères. Mais leur repos est un affreux délire,
leur sommeil un accès de fureur. Les malheureux roulent dans leur esprit toutes
les horreurs de Pharsale. Le crime atroce veille au fond de leur âme. Ils se
battent en songe, et leur main serre la poignée du glaive qu'elle croit tenir.
On dirait que ces campagnes gémissent, que cette terre coupable enfante des
ombres, que l'air est souillé par les mânes, et que l'effroyable nuit des
Enfers s'est répandue dans le ciel. La victoire tourmente et punit les
vainqueurs. Le sommeil ne leur fait entendre que le sifflement des serpents des
Furies, ne leur fait voir que leurs flambeaux. L'ombre des citoyens qu'ils
viennent d'égorger, leur apparaît ; chacun a sur lui sa victime qui le presse.
L'un reconnaît les traits d'un vieillard, l'autre ceux d'un jeune homme. L'un
est poursuivi par le cadavre de son frère, l'autre a son père dans le cœur ;
et tous ces spectres réunis assiègent l'âme de César. Le Pélopide Oreste,
Penthée dans sa fureur, Agave revenue de son délire, n'étaient pas plus
effrayés à l'aspect des Euménides vengeresses. Tous les glaives qu'a vu tirer
Pharsale, tous ceux que le jour de la vengeance verra briller dans le Sénat, César
les voit cette nuit en songe. I1 se sent déchiré par les fouets vengeurs des
Furies. Ah ! si, du vivant de Pompée tel est pour lui le tourment des remords,
s'il a déjà tout l'enfer dans le cœur, quel sera bientôt son supplice !
César
contemple sa fortune dans cet océan de sang.
Mais enfin délivré des tourments du sommeil, dès
que la lumière du jour éclaire les champs de Pharsale, il y promène ses
regards que n'effraient pas ces spectacles d'horreurs. Il voit les fleuves qui
roulent du sang, des tas de cadavres amoncelés jusqu'au sommet des collines,
ces morts en pourriture, il compte les peuples de Pompée ; il fait préparer
pour le festin un lieu d'où il pourra reconnaître le visage des victimes (12)
; joyeux, il ne voit plus l'Hémathie, les cadavres lui cachent la vue de la
plaine. Il reconnaît dans le sang sa fortune et ses dieux. Il va jusqu'à leur
refuser les honneurs de la sépulture (13).
L'exemple même d' Hannibal, qui avait rendu ces devoirs funèbres au consul, ne
le touche point. Il excepte ses concitoyens d'un droit commun à tous les
hommes.
Reproches
amers du poète.
Cruel, nous ne demandons pas autant de bûchers
qu'il y a de morts, mais un seul qui consume à la fois tous ces peuples. Fais
seulement entasser sur eux les forêts de l'Oeta ou du Pinde, et si tu veux
encore ajouter au malheur de Pompée, qu'il en découvre la flamme du milieu des
mers. Quelle vengeance veux-tu tirer des morts ? Il est égal pour eux que ce
soit l'air ou le feu qui les consume. Tout ce qui périt est reçu dans le sein
paisible de la nature, et les corps subissent d'eux-mêmes la loi de leur
dissolution. Si ce n'est pas aujourd'hui qu'ils brûlent, ce sera quand la terre
et les eaux brûleront, dans cet embrasement du monde, où la poussière de nos
ossements et la cendre des globes célestes se mêleront dans un même bûcher.
Les mânes de tes ennemis et les tiens n'auront qu'un même asile ; tu ne t'élèveras
pas plus haut vers le ciel ; tu n'auras pas une meilleure place que les vaincus
dans l'éternelle nuit. La mort n'est point esclave de la fortune. La terre
engloutit tout ce qu'elle engendre, et celui des morts qui n'a point d'urne,
repose sous la voûte du ciel. Mais, toi, qui punis tant de nations en les
privant de la sépulture, d'où vient que tu t'éloignes ? Que ne demeures-tu
dans ces champs empestés ? Bois, si tu l'oses, ces eaux sanglantes ; respire
cet air, si tu le peux.
Tableau
du champ de carnage.
Ces cadavres te forcent à leur céder Pharsale.
Le champ de bataille leur reste : ils en ont chassé le vainqueur. L'odeur
de cette proie immense attire les loups de la Thrace et les lions de Pholoé.
L'air impur qui sème la contagion appelle toutes les bêtes à l'odorat subtil.
Les ours quittent leurs tanières, les chiens sinistres, leurs toits
domestiques. Les oiseaux voraces qui avaient suivi les camps des deux armées,
se rassemblent. Et vous, voyageurs ailés, qui fuyez pour le Nil, la
Thrace et ses frimas, vous retardez votre course vers les tièdes rives du Sud.
Jamais de si épaisses nuées d'aigles et de vautours n'avaient pressé l'air de
leurs ailes, ni obscurci la lumière du ciel. Des légions d'oiseaux ravisseurs
s'élancent des forêts voisines, et une rosée de sang distille de tous les
arbres où s'est reposé leur ongle sanglant ; souvent même sur les enseignes
et sur la tête des vainqueurs, ils laissent tomber du haut des airs des
lambeaux sanglants, dont leurs griffes se lassent de porter le poids, et
pourtant il ne reste de ce peuple d'autres débris que les os décharnés. Les bêtes
ne suffisent pas à cette pâture, elles dédaignent de fouiller les entrailles,
et d'épuiser le cœur sous leur lèvre avide ; elles savourent les membres ;
une foule de cadavres gît abandonnés. Le soleil, la pluie, le temps, les mêlent,
en pleine dissolution, aux champs Émathiens.
La
Thessalie, terre trop funeste aux Romains.
Ô
malheureuse Thessalie ! Par quel crime as-tu irrité
les dieux, pour être chargée de tant d'horreurs ? Combien de siècles s'écouleront,
avant que l'avenir te pardonne les malheurs de cette guerre ? Peux-tu produire
des moissons qui ne soient pas empoisonnées, et souillées de taches de sang ?
Le soc peut-il ouvrir ton sein, sans troubler le repos des mânes ? Hélas !
Avant que tes campagnes inondées de sang soient desséchées, une nouvelle
guerre va les en arroser. Quand Rome rassemblerait les cendres que renferment
tous ses tombeaux, cet amas n'égalerait point les monceaux de cendres romaines,
que sillonne ici la charrue, ni les tas d'ossements blanchis que brise le fer du
LIVRE
VII
(01)
Comme aux funérailles de Brutus. -
Tite-Live (liv, II, ch, VIII) : "Collegae
funus, quanto tum potuit adparatu (Valerius) fecit : sed multo majus morti decus
publice fuit maestitia, eo ante omnia insignis, quia matronae annum, ut
parentem, eum luxerunt, quod tam acer ultor violatae pudicitiae fuisset."
(02)
On accuse Pompée. - Plutarque (Vie
de Pompée) : "Illi (Domitius
scil., Favonius, Afranius et alii) haec dictitantes Pompeium, existimationis
retinendae cupidum, amicorumque verecundia victum compulerunt, uti, optimis
consiliis omissis, voluntates ipsorum et spes sequeretur. Quod sane vel navis
gubernatorem haud aequum erat facere, multo minus tot gentium atque exercituum
imperatorem." Et aucuns le piquaient en l'appelant Agamemnon et le roi
des rois (Plut., trad. d'Amyot. )
(03)
Les insensés ! Quelle est leur ardeur pour le crime. César raconte que ce
fut Labienus qui, prenant la parole après Pompée, le décida, lui et son armée
surtout, à livrer bataille. Redoutant les vieilles phalanges du vainqueur des
Gaules, il représenta dans le conseil que l'armée de César s'était renouvelée
presque entière : "Perexigua pars
illius exercitus superest ; magna pars deperiit." Les maladies
contagieuses de l'automne, dit-il, en ont détruit une parle en Italie ;
d'autres se sont retirées dans leurs foyers ; d'autres sont restées sur le
continent... Ce ne sont plus pour la plupart que des recrues levées dans la
Gaule Citérieure : les seules bonnes troupes qui lui étaient restées ont
succombé dans les deux combats livrés sous les murs de Dyrrachium." Après
ce discours, il jure qu'il ne rentrera dans le camp qu'en vainqueur, et exhorte
les autres à faire le même serment. César ajoute : "Hoc
laudans Pompeius idem juravit : nec vero ex reliquis fuit quisquam, qui jurare
dubitaret." (De Bello civ., lib. III)
(04)
Par divers prodiges. - Ce que le poète
raconte ici des prodiges qui annoncèrent le désastre de Pharsale, est confirmé
par l'histoire. Florus, liv. IV ; Plutarque, Vies de Pompée et de César ; Appien, Guerre civile, liv. II ; Dion, liv. XXXI ; César, Comment.,
liv. III ; Valère-Maxime, liv.
I,
ch. VI.
(05)
Cette calamité l'a réduite au point de
ne pouvoir, un siècle après, avoir une guerre civile. - Plutarque (Vie
de Jules César) : "Dans le dénombrement des citoyens qu'on fit après
la guerre civile, au lieu de trois cent vingt mille chefs de famille qui étaient
à Rome, il ne s'en trouva plus que cent cinquante mille, sans compter les
pertes du reste de l'Italie et des autres provinces romaines."
(06)
Ô Crastinus,
toi dont la lance. - Ce que le poète raconte de Crastinus est d'accord avec
l'histoire. Florus (liv. IV) " Crastinus engagea le combat en lançant le
premier son javelot. (César, Guerre civ.,
liv. III).
(07)
César craigant que sa première ligne,
etc, . - César (Guerre civ., liv.
III) : "Timens ne multitudine equitum
cornu dextrum circumveniretur; celeriter ex tertia acie singulas cohortes
detraxit atque ex his quartam (aciem) instituit equitatuique opposuit et quid
fieri vellet ostendit, monuitque ejus diei victoriam in earum cohortium virtute
constare."
(08)
Une victime digne de Brutus. -
Plutarque (Vie de Brutus) : "Pompée
avait fait mourir le père de Brutus ; mais estimant qu'il fallait préférer
les affections publiques aux affections privées, et se persuadant que la cause
qui avait fait prendre les armes à Pompée, était meilleure et, plus juste que
celle de César, Brutus se rangea du côté de Pompée. Néanmoins, chaque fois
qu'il le rencontrait, il ne le daignait pas seulement saluer, pensant que ce
serait à lui un grand péché que de parler au meurtrier de son père." -
César recommande à ses capitaines et chefs de cohorte de se bien garder de
tuer Brutus : "Amenez-le-moi, dit-il, s'il se rend volontairement ; mais
s'il se met en défense pour n'être pas pris, laissez-le aller sans lui faire
aucun mal." On dit qu'il en agissait ainsi pour l'amour de Servilia, mère
de Brutus." (Ibid.) - "Parmi
ceux à qui César fit grâce et qu'il reçut à son amitié, était Brutus,
celui qui le tua... lequel s'étant venu rendre à lui, il en fut fort
joyeux." (Vie de César) Dans
d'autres sentiments que ceux de notre poète, Vell. Paterculus (liv. II, ch.
LII) dit, au sujet du meurtre de César par Brutus : "Dieux immortels !
quel prix réservait Brutus à l'affection du vainqueur, à sa bonté ! "
(09)
"Eh bien! Domitius, mon
successeur," etc. - Domitius avait été nommé son successeur dans le
gouvernement de la Gaule : "Jussus
est ei succedere L. Domitius." (Appian., de
Bello civ., lib. II) "Scipioni
obvenit Syria, L. Domitio Gallia." (Caesar., Comment., lib. III)
(10)
Larisse, la première . - C'était la
seule ville de Thessalie qui, à l'arrivée de César, ne se fût pas rendue à
lui.
(11)
Il ne reste plus qu'à payer votre sang . - Cet assaut, donné au camp de Pompée,
est confirmé par César ; mais le motif qu'il indique est différent : "Caesar,
Pompeianis ex fuga intra vallum compulsis, nullum spatium perterritis dare
oportere existimans, milites cohortatus est ut beneficio fortunae uterentur,
castraque oppugnarent : qui etsi magno aestu fatigati (nam ad meridiem res erat
perducta) lumen, ad omnem laborem animo parati, imperio paruerunt." (De Bello civ., lib, III.)
(12)
Il fait préparer pour le festin
- Remarquons ici, pour être juste, que tout cela n'est qu'une satire amère
dirigée contre le destructeur de la liberté de Rome. L'histoire ne le confirme
point ; elle fait plus, elle le dément, et César, il faut le dire, était trop
politique pour en user ainsi : c'eût été se rendre odieux au monde. (13) Les honneurs de la sépulture. - Ce fait est démenti par Appien, qui dit, (Guerre civ.), en parlant du centurion Crastinus : "Cadaver ejus seorsim sepeliit Caesar prope communem aliorum tumulum." Vell. Paterculus (liv. II, ch. LII) dit, contrairement au poète : "Quoi de plus admirable, de plus éclatant, de plus glorieux que cette victoire ! La patrie n'eut à pleurer que des citoyens tués en combattant. Mais une fureur obstinée rendit la clémence inutile, les vaincus trouvant moins de plaisir à recevoir la vie, que les vainqueurs à la donner. " (Trad. de Després.)
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