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HISTOIRE UNIVERSELLE DE DIODORE DE SICILE

traduite en français par Monsieur l'Abbé TERRASSON

LIVRE PREMIER.  SECTION PREMIÈRE. - SECTION DEUXLIVRE SECOND - LIVRE TROISIÈMELIVRE QUATRIÈME - LIVRE CINQUIÈME - LIVRE SIXIÈME - LIVRE ONZIÈME - LIVRE DOUZIÈME - LIVRE TREIZIÈME - LIVRE QUATORZIÈME - LIVRE QUINZIÈME

 

Tome cinquième

LIVRE XVII.

texte bilingue

texte grec uniquement

1 Le Livre précèdent qui a été le seizième de notre histoire, a commencé avec le règne de Philippe, fils d'Amyntas. Il a compris toutes les actions de Philippe même jusqu'à sa mort, sans oublier celles d'autres rois, d'autres peuples ou d'autres républiques connues de son temps, ou qui ont agi pendant la durée de son règne, qui a été de vingt-quatre ans. [2] Nous commencerons ce livre par le règne d'Alexandre, son successeur au trône de Macédoine et nous le terminerons à la mort de ce dernier, sans omettre non plus ce qui s'est passé dans cet intervalle chez les nations les plus connues. Nous penons que cette suite ou cette connexion de faits arrivés dans le même temps, aidera les lecteurs à les retenir les uns par les autres.

I. Alexandre succédant au trône de Philippe son père, prend des mesures pour l'affermissement de sa puissance et pour la sûreté de ses états.

[3] Ce prince a fait un grand nombre de grandes actions en très peu d'années; plein d'un courage qui répondait à ses vues immenses, ses exploits ont surpassé ceux de tous les rois dont le nom est demeuré dans la mémoire des hommes et c'est à juste titre, [4] qu'ayant soumis en douze ans une grande partie de l'Europe et l'Asie presque entière, on l'a égalé aux héros et aux demi dieux de la fable même. Mais il n'est pas nécessaire de prévenir dans un préambule l'opinion que le simple récit de ses exploits fera naître de lui-même dans l'esprit des lecteurs. [5] Alexandre qui tirait son origine d'Hercule du côté de son père et d’Éaque du côté de sa mère, avait apporté en naissant une âme digne des auteurs de son origine. Rentrons cependant dans l'ordre des temps et reprenons le fil de notre histoire.

Olympiade 111 an 2. 325 avant l'ère chrétienne. An de Rome 418.

2. Evenaete étant archonte d'Athènes; les Romains firent consuls L. Furius et C. Maenius. Alexandre montant sur le trône commença, son règne par la juste punition de tous ceux qui avaient eu quelque part à la mort de son père : après quoi il eut soin de lui faire des funérailles convenables à sa mémoire. En arrivant à la couronne, il eut pour l'administration de son royaume des attentions qu'on n'aurait pas attendues de lui : [2] car comme il était extrêmement jeune, plusieurs se défiaient de sa prudence. Mais il gagna d'abord la multitude par des discours pleins de bonté. Il disait publiquement qu'il ne prenait que le nom de Roi : mais que par rapport au gouvernement des affaires, il ne s'écarterait en rien des principes que son père avait posés et de la conduite qu'il avait tenue : après quoi il envoya des ambassadeurs dans toutes les villes de la Grèce, pour les inviter à continuer à son égard la bienveillance qu'elles avaient marquées pour son père. [3] Faisant faire ensuite des exercices continuels à ses soldats, il les entretenait dans la passion pour la guerre et les disposait à le suivre dans ses conquêtes. Il avait cependant pour secret compétiteur au trône Attalus frère de Cléopâtre, seconde femme de Philippe et il pensait dès lors à se défaire de lui : d'autant plus que Philippe, peu de jours avant sa mort funeste, avait eu un fils de cette seconde femme. [4] Attalus était pour lors en Asie, où il avait été envoyé par le feu roi à la tête d'une armée dont il partageait le commandement avec Parménion. Comme il avait su gagner les soldats par des paroles obligeantes et même par des bienfaits, il s'était acquis une grande autorité dans cette armée. C'est-là ce qui faisait craindre à Alexandre qu'il n'entreprit de le supplanter en attirant à son parti ceux des Grecs qui ne le favorisaient pas lui-même. [5] Alexandre choisit entre ses amis les plus fidèles Hécatée, qu'il envoya en Asie à la tête d'un corps de soldats d'élite avec l'ordre secret de ramener Attallus vivant, si la chose était possible et s'il ne pouvait en venir à bout, de le faire tuer sourdement et sans différer. [6] Hécatée, s'étant lié en arrivant avec Attalus et Parménion, attendait le moment favorable pour exécuter sa commission. 
III. Cependant Alexandre apprenant que plusieurs d'entre les Grecs songeraient à changer la face des choses, tomba dans une grande perplexité. 
[2] En effet, les Athéniens animés par Démosthène contre la Macédoine, se réjouissaient de la mort de Philippe et ne voulaient plus reconnaître l'autorité du commandement, cédée du vivant du roi aux Macédoniens. Ayant envoyé des députés secrets vers Attalus, ils traitaient avec lui des moyens de rendre à la Grèce la liberté. [3] Les Étoliens demandaient qu'on rappelât les bannis de l'Acarnanie, que Philippe avait mis hors de leur province. Les Ambraciotes, à la persuasion de leur concitoyen Aristarque, avaient chassé la garnison que Philippe avait posée dans leur citadelle et s'étaient rétablis dans le gouvernement démocratique. [4] Les Thébains avaient porté de même un décret public par lequel ils renvoyaient la garnison que Philippe avait mise dans la citadelle de Cadmée et rétractaient à l'égard d'Alexandre le titre de commandant de la Grèce qu'ils avaient donné à son père. Les Arcadiens, qui seuls de tous les Grecs avaient refusé ce titre au père, n'avaient garde de l'accorder au fils. [5] Dans le Péloponnèse, les Argiens, les Éléens et les Spartiates voulaient se gouverner eux-mêmes. Les peuples qui habitaient au-delà de la Macédoine, songeaient à se révolter et il y avait à ce sujet de grands mouvements chez ces Barbares. [6] Alexandre néanmoins, quelque jeune qu'il fût alors, surmonta toutes ces difficultés et se tira de tous ces dangers en très peu de temps en gagnant les uns par des caresses, en réprimant les autres par des menaces, et en ramenant même par la force quelques-uns d'entre eux à son obéissance.
4 Il engagea d'abord les Thessaliens par des présents et par le motif de leur origine qu'ils tiraient d'Hercule comme lui, à confirmer en sa personne par un décret public le titre de chef de la Grèce qu'on avait donné à son père. [2] Il gagna leurs voisins par cet exemple et vint lui-même ensuite aux Thermopyles, où, ayant fait assembler le conseil des Amphictyons, la voix générale le maintint dans cette dignité. [3] Il persuada aux Ambraciotes par une ambassade d'amitié qu'il avait déjà résolu de leur rendre la liberté à la quelle ils aspiraient : [4] et pour épouvanter les villes rebelles, il faisait passer à leur vue des troupes en bon ordre. Il vint lui-même ainsi accompagné et à grandes journées jusque dans la Béotie et s'étant campé à la vue de Cadmée il fit passer la crainte jusque dans Thèbes. 
[5] Les Athéniens, ayant appris ces nouvelles, revinrent bientôt du mépris qui les avait d'abord tranquillisés et la vigilance, aussi bien que la célérité de ce jeune prince, changea leurs idées sur son sujet. [6] Ils résolurent de faire apporter incessamment dans la ville les provisions qu'ils avaient à la campagne et de munir la ville même de détentes convenables. Ils envoyèrent à Alexandre des ambassadeurs, pour lui faire des excuses de n'avoir pas confirmé encore en sa personne, le titre de chef de la Grèce. [7] Démosthène qui était du nombre des députés ne pût se résoudre à aborder Alexandre et il revint de Cythéron à Athènes, soit qu'il craignit quelque fâcheux retour des invectives qu'il avait faites contre la Macédoine, ou qu'il voulut se disculper auprès du roi de Perse de la guerre qu'on préparait contre lui. [8] Car on disait qu'il avait reçu beaucoup d'argent de ce côté-là pour arrêter les projets des Macédoniens. C'est ce qu'on rapporte même qu'Eschine lui reprocha un jour, en disant
L'or de la Perse lui fournit de quoi faire bien de la dépense. mais il n'en fera pas plus riche ; car rien ne suffit à un homme vicieux.
[9] Cependant Alexandre répondit si gracieusement à ces ambassadeurs, qu'il les mit eux et le peuple d'Athènes hors de toute crainte de sa part. Il, fit cependant convoquer en forme l'assemblée générale de Corinthe et quand tous les députés furent arrivés, il les engagea par des propos convenables à le nommer commandant-général de la Grèce contre les Perses, dont on avait sujet de se plaindre. Revêtu d'un titre si honorable, le roi s'en revint à la tête de ses troupes dans la Macédoine :

 

5 et pour nous, après avoir exposé. l'état des affaires de la Grèce il est à propos que nous passions celles de l'Asie.
II. Alexandre réprime ceux qui voulaient changer la situation présente des choses dans la Grèce.
D'abord, après la mort de Philippe, Attalus entreprît de changer la face des choses et il s'était lié secrètement avec les Athéniens contre Alexandre. Se repentant bientôt de cette démarche, il envoya lui-même à Alexandre une lettre qu'il avait reçue de: Démosthène ; et par cette révélation accompagnée d'autres discours, il espérait de bannir la défiance que le roi pouvait avoir conçut de fa fidélité. [2] Cependant Hécatée ayant tué peu de temps après Attalus conformément à l'ordre du roi, les troupes Macédoniennes qui étaient en Asie, n'ayant plus d'autre commandant que Parménion, qui était très attaché à la personne d'Alexandre, abandonnèrent toute idée de soulèvement. [3] Mais comme nous devons beaucoup parler dans la suite de l'empire des Perses, il est bon d'en reprendre ici l'histoire d'un peu plus haut.
Le règne d'Artaxerxés Ochus avait commencé dès le temps de Philippe : et comme ce prince était dur et cruel envers ses sujets, il en était extrêmement haï. L'eunuque Bagoas chef de ses gardes, homme de guerre et méchant de son naturel, fit présenter à son maître un poison par un de ses médecins et porta au trône de Perse, par cette voie, Arsés le plus jeune des enfants d'Ochus. [4] Il fit périr en même temps tous les frères du nouveau roi, qui étaient encore dans leur première jeunesse, pour tenir le nouveau prince dans une plus grande dépendance à son égard. Le jeune Arsés instruit de tant de crimes dont il se voyait la cause involontaire, laissait assez paraître le dessein d'en punir l'auteur. Mais Bagoas le prévint lui-même et fit périr Arsés et tous ses enfants en la troisième année de son règne. [5] Le trône se trouvant par-là dépourvu de successeurs directs, Bagoas choisit un de ses amis nommé Darius qu'il fit monter sur le trône. Mais cet ami était fils d'Arsane fils d'Ostane, frère du dernier roi Artaxerxés Ochus. [6] Cependant Bagoas arriva enfin à une mort digne de lui. Suivant la malheureuse habitude qu'il s'était faite d'empoisonner ses maîtres quand il était dégoûté d'eux, il. tenta la même entreprise à l'égard de Darius : mais le roi averti de sou dessein, lui présenta lui-même sous des lignes d'amitié dans un repas où il l'invita, la coupe destinée pour sa personne et le força de l'avaler toute entière.
6 Du reste ce roi était jugé digne du trône, en ce qu'il passait pour être le plus brave de tous les Perses. Dans le temps que son prédécesseur Ochus était en guerre contre les Cadusiens, un de ces derniers célèbre parmi eux pour sa bravoure, s'avisa d'appeler en duel celui des Perses qui voudrait lui tenir tête. Personne n'osa accepter le défi. Darius seul se présenta courageusement et tua lui-même son agresseur. Le roi Ochus le combla de présents et lui-même s'acquit le titre du plus brave homme de la Perse. [2] Jugé digne de la couronne par cet endroit, il monta sur le premier trône de l'Asie dans le même temps qu'Alexandre succéda à celui de son père dans la Macédoine. [3] La fortune qui l'opposa au grand courage d'Alexandre donna lieu à de violents combats pour la supériorité de l'un ou de l'autre, c'est ce que nous allons voir en détail en reprenant le fil de notre histoire.
7 Darius avait songé à porter la guerre dans la Macédoine dès le vivant même de Philippe et l'extrême jeunesse d'Alexandre l'avait plutôt ralenti que confirmé dans son dessein. [2] Mais dès qu'il fut instruit des premières démarches de ce jeune prince, du zèle avec lequel il s'était fait confirmer dans le commandement général de la Grèce et des mesures qu'il prenait pour soutenir dignement un si grand titre, Darius réformant ses idées songea à rassembler ses propres forces. Il fit équiper un très grand nombre de vaisseaux et mit sur pied une puissante armée de terre qu'il ne confia qu'à des chefs expérimentés, dont le principal était Memnon de Rhodes, supérieur à tous les autres par son intelligence et par son courage. [3] Le Roi lui donna cinq mille soudoyés l'envoya à Cyzique pour essayer de se rendre maître de cette place : Memnon prit sa route par le mont Ida. [4] On dit que cette montagne tenait son nom d'Ida fille de Melisseus et qu'étant la plus haute de celles qui font autour de l'Hellespont, elle enferme un antre dans lequel les Dieux se plaisent et où Pâris prononça son jugement sur les trois déesses. [5] On ajoute que c'est là que les Dactyles Idéens exercèrent l'art de travailler le fer qu'ils avaient appris de la mère des Dieux. Il se passe quelque chose de très singulier à l'égard de cette montagne : [6] on dit qu’au lever de la canicule, la tranquillité de l'air est parfaite autour de sa pointe, comme étant beaucoup au-dessus de la portée des vents. Mais on aperçoit le soleil dès la nuit même, non pas à la vérité comme un globe de feu, tel qu'il nous paraît dans le jour, mais comme jetant des flammes séparées les unes des autres et qui semblent produites par des feux allumés séparément au pied du mont. [7] Peu à peu tous ces feux se rassemblent en un seul qui forme une étendue de trois arpents: enfin l'heure du jour étant arrivée ce phénomène se réduit à la grandeur naturelle et ordinaire du soleil, qui continue et achève ainsi sa course. [8] Memnon ayant passé par-dessus cette montagne tomba tout d'un coup sur la ville de Cyzique, et peu s'en fallut qu'il ne la prit d'emblée. Cependant ayant manqué son coup, il se répandit dans la campagne des environs où il fit un grand butin. [9] Du côté d'Alexandre, Parmenion ayant enlevé une ville appelée Grynion, en fit les habitants esclaves. Mais il avait déjà formé le siège de Pitane, lorsque Memnon se présentant, dérangea les Macédoniens et leur fit abandonner cette place. [10] Peu de temps après Callas qui commandait un corps de Macédoniens et de soudoyés dans la Troade, s'engagea clans un combat contre les Perses, qui le surpassaient de beaucoup en nombre. Aussi ayant été battu il fut obligé de se retirer à Rhaetion. Voilà où en étaient pour lors les affaires de l'Asie.

III. Alexandre ayant imprimé la terreur à toute la Grèce par la ruine de Thèbes, est nommé commandant général des Grecs.

8 Dans la Grèce, Alexandre ayant mis ordre à toutes choses passa en armes dans la Thrace, où il apaisa quelques troubles qui s'y étaient élevés et ramena tout le pays à son obéissance. Il parcourut de même la Péonie, l’Illyrie et quelques provinces voisines où il remit dans la soumission et dans le devoir tous les barbares de ces cantons. [2] Dans le temps même de cette expédition, ou de cette course, il reçut avis que plusieurs d'entre les ville grecques, et surtout les Thébains songeaient à des nouveautés et à se rendre indépendants. Le roi très mécontent revint aussitôt dans la Macédoine pour apaiser ces troubles nouveaux. [3] Les Thébains en effet assiégeaient déjà Cadmée pour en chasser la garnison Macédonienne, lorsque le roi vint camper tout d'un coup devant Thèbes même avec toute l'armée qu'il ramenait. [4] Les Thébains avaient déjà environné la citadelle qu'ils voulaient reprendre, de fossés profonds et de hautes palissades, de sorte qu'il était impossible d'y faire entrer ni secours ni vivres. [5] Outre cela ils avaient demandé des troupes aux Arcadiens, aux Argiens et aux Éléens ; mais surtout aux Athéniens et Démosthène en particulier leur avait fait présent d'une grande quantité d'armes, dont ils avaient déjà revêtu ceux d'entre eux qui n'en avaient pas. [6] Entre les peuples dont les Thébains avaient recherché l'alliance, les habitants du Péloponnèse avaient envoyé jusque dans l'Isthme des soldats qui avaient ordre d'attendre là que le roi fut arrivé. Les Athéniens animés par Démosthène, avaient bien décidé qu'ils enverraient du secours aux Thébains; mais avant l'exécution ils étaient bien aises de voir quel cours prendraient les choses. [7] Philotas qui commandait dans Cadmée et qui s'était muni d'avance de toute sorte d'armes, sachant les préparatifs des Thébains, se préparait de son côté à la défense, faisait bien garder les murailles et se munissait de toutes sortes d'armes,
9 lorsque le roi arriva tout d'un coup avec toutes ses forces, de son expédition de Thrace. Son armée bien réunie et n'ayant qu'un seul objet, se montra aux alliés des Thébains encore incertains et irrésolus. Cependant leurs chefs assemblés prirent hardiment le parti d'une défense ouverte et du maintien de la liberté publique. Les peuples appuyaient cette décision et se portaient d'eux-mêmes à la guerre. [2] Le roi se tint quelque temps sans agir, pour donner aux Thébains le temps de se raviser ne présumant point qu'une ville seule entreprît de résister à une armée comme la sienne. [3] Car Alexandre avait alors plus de trente mille hommes d'infanterie et trois mille cavaliers, tous formés à la guerre, qui avaient déjà combattu sous Philippe son père, qui étaient sortis victorieux de presque tous les combats qu'ils avaient donnés et avec lesquels Alexandre comptait dès lors de renverser la monarchie des Perses. [4] Si les Thébains, se prêtant alors aux circonstances des choses, avaient fait quelques démarches pour avoir la paix, le roi aurait reçu favorablement leurs propositions et se serait même relâché sur bien des articles : car il avait un véritable désir de laisser la Grèce tranquille et de n'être détourné par rien de son entreprise capitale. Mais se voyant en quelque sorte joué par les Thébains, il résolut de détruire cette ville et de donner en elle un exemple redoutable aux séditieux. [5] C'est pourquoi ayant mis son armée en ordre pour les attaquer, il envoya d'abord un héraut pour déclarer qu'il recevrait favorablement tout Thébain qui voudrait passer dans son camp et jouir de la tranquillité qui régnait dans le reste de. la Grèce. Les Thébains piqués de cette annonce firent publier du haut d'une tour que quiconque voudrait se joindre au grand roi et aux Thébains pour délivrer la Grèce de son tyran serait bien reçu dans leur ville. [6] Alexandre outré de cette démarche, se laissa emporter à sa colère et résolut de tirer une pleine vengeance des Thébains. Il fit faire dés machines énormes et prépara contre eux une attaque formidable.
10 Les Grecs apprenant ces dispositions plaignaient extrêmement cette malheureuse ville : mais aucun d'eux ne se présentait à sa défense, avouant au fond de leur âme qu'elle s'était livrée elle-même par son imprudence et par sa témérité à son infortune. [2] Les Thébains soutinrent d'abord courageusement l'attente et la vue du péril : mais ils ne laissaient pas d'être ébranlés par quelques discours de leurs devins et par quelques indices surnaturels. Le premier de tous fut un voile aussi fin qu'une toile d'araignée, dont la circonférence égale à celle d'un manteau étendu, représentait un parfait arc-en-ciel , et qui parut dans le temple de Cérès. [3] L'oracle de Delphes interrogé sur ce phénomène répondit par ces deux vers.
Dans ses signes le Ciel parle à tous les humains ;
Mais ce dernier avis est offert aux Thébains.

Et l'oracle particulier de Thèbes ne prononça que celui-ci.
Signe heureux pour les uns, malheureux pour les autres.
[4] Ce phénomène avait parlé trois mois avant l'arrivée d'Alexandre devant Thèbes : mais à son approche toutes les statues de la placé publique semblèrent suer à grosses gouttes. Outre cela il vint aux magistrats des gens qui leur dirent que du marais d'Oncheste ville voisine, il était sorti une espèce de mugissement et qu'a Dircé, le frémissements de l'eau semblait avoir formé des gouttes de sang. [5] D'autres qui venaient de Delphes même leur assurait que le toit du temple que les Thébains y avaient fait bâtir des dépouilles des Phocéens, paraissait ensanglanté dans toute son étendue. Ceux qui s'appliquaient à l'interprétation des signes, disaient que la toile d'araignée bordée d'une iris signifiait par sa toile la retraite et la longue absence des dieux de Thèbes, et par son bord d'arc-en-ciel, la multitude des tempêtes qu'an allait essuyer. Que la sueur des statues annonçait les maux dont on était menacé et que le sang qui avait paru en divers endroits indiquait qu'il en serait répandu beaucoup dans la ville. [6] Ils concluaient de là que pour prévenir les maux dont les dieux la menaçaient, il ne fallait point risquer de combats et que le plus sûr était d'employer la voie des négociations et des conférences.
Les Thébains ne se laissaient point adoucir par toutes ces représentations : au contraire s'animant les uns les autres, ils rappelaient à leur mémoire la journée de Leuctres et toutes les autres occasions où leur courage leur avait fait remporter contre l'attente de tout le monde des victoires signalées. C'est ainsi que cette nation plus brave que sage se jeta elle-même dans la dernière calamité et parvint à sa ruine.
11 Le roi, ayant fait en trois jours tous ses préparatifs, partagea son armée en trois corps. Le premier était chargé d'attaquer les défenses extérieures de la ville, le second de résister aux sorties des assiégés et le troisième de remplacer les uns et les autres et de se tenir prêt à un combat. [2] Les Thébains avaient mis devant leurs fossés de la cavalerie, des esclaves affranchis, les bannis et les réfugiés des autres villes. Eux-mêmes firent une sortie pour attaquer la phalange des Macédoniens et en venir aux mains avec elle dans les dehors, quoiqu'ils fussent très inférieurs en nombre. [3] Les femmes et les enfants coururent en même temps dans les temples pour prier les dieux de sauver la ville du péril qui la menaçait. Les Macédoniens s'avancèrent les premiers et tombèrent sur les corps de troupes qu'ils avaient devant eux. Les trompettes sonnèrent la charge et les deux armées poussèrent en même temps le cri de leur choc mutuel et lancèrent leurs javelots contre les ennemis. [4] Cette première sorte d'armes étant bientôt épuisée, on en vint incessamment à l'épée et le combat devint terrible. Car les Macédoniens par le nombre de leurs soldats et par le poids de leur phalange séparaient invinciblement les rangs des ennemis. Les Thébains naturellement très vigoureux, formés de longue main à tous les exercices du corps et qui en étaient venus volontairement à cette épreuve, se raidissaient contre elle: [5]  ainsi plusieurs étaient blessés de part et d'autre ; et les uns et les autres n'étaient blessés que par devant. On n'entendait que cris et qu'exhortations dans la mêlée, et de la part des Macédoniens qui s'animaient à soutenir leur gloire précédente, et de la part des Thébains qui se représentaient les uns aux autres leurs femmes et leurs enfants attendant dans les temples le succès de leurs efforts ou leur captivité prochaine sous des vainqueurs féroces et furieux. Ils se rappelaient aussi mutuellement les succès de Leuctres et de Mantinée et leur réputation récente. Ainsi le combat fut longtemps douteux.
12 Enfin Alexandre voyant les Thébains si résolus à défendre leur liberté et les Macédoniens accablés de lassitude, fit venir à leur place ses troupes de réserve. Ces derniers tombant tout d'un coup sur les Thébains épuisés, en mirent beaucoup par terre : [2] ceux-ci pourtant ne cédaient point la victoire. Le courage leur tenait lieu de force et le danger n'était rien pour eux. Ils reprochaient à haute voix aux Macédoniens d'avoir reconnu leur infériorité en renouvelant leurs troupes ; et au lieu que ce renouvellement fait presque toujours trembler le parti contraire, les Thébains en tiraient ici un motif de confiance et d'espérance.
[3] Alexandre étonné lui-même de cet effet, aperçut une porte de Thèbes qui était sans gardes. Il y envoya au même instant Perdiccas avec quelques soldats pour s'en saisir , et même pour se jeter par là dans la ville. [4] Perdiccas exécuta cet ordre sur le champ, et les Macédoniens occupaient déjà les rues, tandis que les Thébains qui avaient fait reculer la première phalange des Macédoniens, n'étaient pas hors d'espérance de surmonter encore la seconde. Mais dès qu'ils apprirent que l'ennemi était dans leur ville, ils coururent tous à son secours. [5] Dans cette émotion la cavalerie et l'infanterie entrant pêle-mêle, plusieurs furent écrasés sous les pieds des chevaux, et les cavaliers s'embarrassant par leur précipitation tombaient les uns sur les autres dans les fossés qu'ils avaient faits au dehors des murailles, ou se blessaient de leurs propres armes dans les rues. D'un autre côté la garnison Macédonienne de Cadmée courut à la rencontre des Thébains qui rentraient en désordre et en tua un grand nombre.
13 La ville tomba au pouvoir de l'ennemi et se trouva prise dans ce désordre, et il se passa au-dedans des murailles des scènes terribles. Car les Macédoniens, irrités de la téméraire proclamation que les Thébains avaient fait faire, s'en vengeaient d'une manière outrée et qui ne devrait pas être permise entre des ennemis mêmes. Accompagnant d'insultes et de reproches les coups qu'ils portaient, ils égorgeaient impitoyablement tous ceux qui tombaient sous leur main. [2] Les Thébains conservant dans leur infortune toute la liberté de leur âme, se souciaient si peu de la vie qu'ils allaient au-devant de leurs meurtriers et semblaient leur demander eux-mêmes la mort. Dans le sac de cette ville on ne vit aucun Thébain qui cherchât à fléchir l'ennemi, ni à plus forte raison qui se jetât à ses genoux pour lui demander grâce. [3] Leur confiance ne touchait pas non plus leurs meurtriers : et une journée entière de massacres n'avait pas assouvi leur vengeance. Toutes les rues devinrent un théâtre d'enfants et de jeunes filles qu'on entraînait et qui appelaient en vain leurs mères à leur secours. Les familles entières ayant été arrachées de leurs maisons, l'esclavage fut général. [4] Quelques Thébains qui n'étaient pas encore dans les fers, attaquaient quoique blessés eux-mêmes des soldats Macédoniens qu'ils rencontraient et mouraient avec la satisfaction de tuer encore un ennemi : d'autres n'ayant à la main qu'un bois de lance rompue, le poussait contre le soldat vainqueur et prévenaient l'esclavage par la mort qu'ils se faisaient donner. [5] L'aspect de toutes les rues couvertes de corps étendus aurait touché l'âme la plus insensible. Mais de plus des Grecs mêmes des habitants de la Béotie, tels que les citoyens de Thespies, de Platées, d'Orchomène et quelques autres qui n'aimaient pas les Thébains et qui servaient dans les troupes du rois étaient jetées avec elles dans la ville et satisfaisaient leur haine particulière sous le voile de leur engagement. [6] Le spectacle devenait par-là plus affreux. Des Grecs égorgés par des Grecs, malgré des liaisons d'affinité et de parenté et des supplications faites dans la langue même de ces vainqueurs meurtriers. La nuit suivante les maisons furent souillées; les enfants, les femmes et les vieillards qui s'étaient réfugiés dans les temples en furent tirés avec outrage.
14 Enfin il fut tué dans le sac de Thèbes plus de six mille personnes ; l'on y fit plus de trente mille captifs et le pillage monta à une somme immense. Enfin le roi fit ensevelir les Macédoniens morts qui se trouvèrent au nombre de cinq cents.
Aussitôt après cette expédition, Alexandre fit assembler le conseil de la Grèce, auquel il laissa décider quel jugement on porterait sur la ville de Thèbes. [2] Quelques membres de ce conseil qui n'aimaient pas les Thébains opinèrent à les condamner à la punition la plus terrible. Ils alléguaient que ce peuple avait toujours été partisan de la Perse contre les Grecs, que dans l'expédition de Xerxès ils avaient porté les armes à son service et qu'ils étaient le seul peuple de la Grèce, aux ambassadeurs duquel les rois de Perse fissent présenter des sièges d'honneur, en reconnaissance des obligations qu'ils lui avaient. [3] Par ces discours et autres semblables, ils aigrirent de telle sorte les esprits de l'assemblée contre les Thébains, qu'elle décida qu'on raserait leur ville, qu'on vendrait le reste de ses habitants, qu'on rechercherait dans toute la Grèce ceux qui s'étaient échappés par la fuite et qu'il serait enfin défendu à tout Grec de donner aucune retraite à un Thébain. [4] Alexandre conformément à ce décret fit raser Thèbes et imprima par cette exécution une grande terreur à tous ceux qui se sépareraient du corps de la Grèce. Le roi recueillit quatre cent quarante talents de la vente de ces malheureux.
15 Il envoya tout de suite à Athènes des députés pour demander à la République dix de ses orateurs, entre lesquels Démosthène et Lycurgue étaient nommés comme les principaux. Les députés ayant exposé leur commission devant le peuple assemblé, le jetèrent dans une véritable consternation et dans une grande incertitude sur la réponse qu'on avait à dire. On voulait conserver d'une part l'honneur et la dignité de la ville et de l'autre l'exemple des Thébains perdus par leur résistance tenaient les Athéniens en crainte de quelque semblable catastrophe. [2] Alors ce même Phocion qui portait le surnom d'homme de bien et qui était ordinairement opposé à Démosthène dans ce qui regardait l'intérêt public, dit qu'on se trouvait dans le cas d'imiter les filles de Léon et celles d'Hyacinthe qui s'offrirent volontairement à la mort pour délivrer leur patrie du danger qui la menaçait. Mais le peuple qui reçût mal sa proposition, le chassa tumultuairement de l'assemblée. [3] Au contraire Démosthène fit sur les circonstances présentes un discours médité, qui détermina le peuple à prendre le parti et la défense de ses orateurs. Enfin Démade gagné, dit-on, par un présent secret de cinq talents d'argent de la part de Démosthène, ouvrit l'avis de protéger les orateurs que le roi voulait avoir en sa puissance. Il présenta un modèle de décret fait avec beaucoup d'art, par lequel le peuple d'Athènes demandait au roi les dix accusés, en promettant de les punir s'ils se trouvaient coupables de quelque faute. [4] Le peuple adapta l'idée de Démade, en fit un décret en forme et de plus nomma Démade lui-même son ambassadeur à la tête de quelques, autres auprès du roi. On les chargea même de faire trouver bon à Alexandre que la République ne refusât pas l'hospitalité aux fugitifs de Thèbes. [5] Démade s'acquitta parfaitement bien de sa commission. La sagesse de ses discours et la prudence de sa conduite lui fit obtenir de la part du roi l'absolution des accusés et la permission que demandait la ville d'Athènes.
16 Le roi retourna avec toutes ses troupes de la Béotie dans la Macédoine. Là il fit assembler les officiers de son armée et ses amis particuliers pour les consulter sur son expédition en Asie. On examina quand il serait temps de partir et comment il était à propos de conduire cette guerre. [2] Antipater et Parménion lui dirent qu'il serait bon qu'il eut des enfants avant que de songer à cette entreprise. Mais Alexandre qui était vif et impatient de son naturel et qui ne pouvait souffrir les délais dans ses projets, rejeta leur avis. Il leur dit qu'il serait honteux pour lui d'avoir été nommé chef de la Grèce précisément en vue de cette guerre et d'avoir hérité des forces invincibles de ses pères, s'il employait ce titre et cet accompagnement à décorer une cérémonie nuptiale et à attendre des enfants. [3] Aussitôt donnant ses ordres pour les préparatifs de son départ et exhortant tout le monde à se joindre à son entreprise, il fit de grands sacrifices dans la ville de Dium en Macédoine et offrit à Jupiter et aux Muses des jeux militaires, institués par le roi Archelaüs un de ses prédécesseurs. [4] Il fit tenir une assemblée de fête publique pendant neuf jours, dont chacun en particulier était consacré à une muse. Il avait fait dresser une tente sous laquelle tenaient cent tables où étaient invités ses amis, ses officiers de guerre et les ambassadeurs de toutes les provinces voisines. Étendant même sa magnificence sur tout le monde, non seulement il traita une infinité de personnes mais il envoya des victimes et des viandes dans toute son armée. Enfin il rassembla la toutes les troupes qu'il jugeait lui être nécessaires pour son dessein. 

Olympiade 111. An 3. 334 ans avant l'ère chrétienne.

17 Ctesiclés étant Archonte d'Athènes, les Romains firent consuls Caius Sulpitius et Lucius Papyrius. Alexandre arrivant avec toute son armée sur I'Hellespont, la fit passer là d'Europe en Asie : [2] il avait fait ce trajet sur soixante vaisseaux longs. Sur le point de mettre pied à terre dans la Troade, lui-même à la tête de ses Macédoniens étant encore dans le vaisseau jeta une lance sur le bord qu'il voyait devant lui et cette arme s'étant fichée dans la terre, il sauta aussitôt sur le rivage en disant qu'il acceptait de la part des dieux l'Asie qu'il avait acquise par sa lance. [3] Il visita ensuite les tombeaux d'Achille, d'Ajax et des autres Héros ensevelis là et leur rendit les honneurs usités à l'égard des morts illustres. Il fit ensuite une exacte revue de toutes les troupes qu'il avait amenées. Il trouva treize mille hommes d'infanterie Macédonienne, sept mille alliés et cinq mille soudoyés qui étaient tous sous le commandement de Parménion. [4] Ils étaient suivis de cinq mille hommes tant Odryses que Triballes et Illyriens, et il y avait outre cela mille archers qu'on appelait les Agrianes : ce qui faisait en tout près de trente mille hommes de pied. La cavalerie était composée de dix-huit cents Macédoniens commandés par Philotas fils de Parménion et d'autant de Thessaliens dont Callas fils d'Harpalus était le chef. Le reste des troupes grecques qui montaient à six cents hommes avait Eurygye pour premier capitaine et Cassandre était à la tête des Thraces et des Péoniens, au nombre de 900 hommes, troupes légères et destinées à la course. Le tout ensemble formait une cavalerie de quatre mille cinq cents hommes. C'est là l'état de l'armée avec laquelle Alexandre entra dans l'Asie. [5] Il avait laissé en Europe douze mille hommes d'infanterie et quinze cents cavaliers, sous la conduite d'Antipater. [6] Lorsque étant sorti de la Troade, il fut arrivé à un temple de Minerve, le prêtre de ce temple nommé aussi Alexandre prit garde que la statue d'Ariobarzane, qui avait été ci-devant satrape de la Phrygie, était renversée par terre devant le temple de la déesse; et ayant aperçu aussi quelques autres signes qui semblaient avoir la même signification, il se hâta d'aborder Alexandre, pour l'assurer qu'il remporterait une grande victoire dans un combat de cavalerie; surtout s'il tachait de le donner dans la province même de la Phrygie. [7] Il ajouta que le roi tuerait de sa propre main le chef des ennemis et d'ailleurs le plus grand capitaine de la Perse. Il assura qu'il tenait cette indication des dieux mêmes et surtout de Minerve qui s'intéressait aux succès du roi de Macédoine. 
18 Alexandre qui reçût agréablement cet augure fit d'abord un superbe sacrifice à la déesse. Il lui consacra ensuite ses propres armes et prit à leur place une paire des plus fortes qu'il y eut dans le temple. S'en étant revêtu, il s'en servit dans le premier combat qu'il eux à donner; et les faisant valoir lui-même par son courage, il remporta une victoire signalée.

IV. Alexandre ayant fait passer ses troupes dans l'Asie, défait sur le Granique les satrapes ou gouverneurs de la Perse.

Mais cela n'arriva que dans la suite. [2] Cependant les généraux des Perses, qui avaient négligé de s'opposer à la descente d'Alexandre en Asie, s'assemblèrent enfin et consultèrent entre eux sur la manière de résister à cet ennemi. Memnon de Rhodes, célèbre par son intelligence dans la guerre, conseillait de ne pas s’opposer en face à son premier abord ; mais il voulait qu'on ravageât toute l'étendue du pays qui se trouvait sur son passage et qu'on arrêtât les Macédoniens par la disette des vivres. Mais de plus son avis était qu'on fit passer du côté de la Macédoine toutes les forces de terre et de mer qu'on pouvait avoir, que l'on transportât ainsi la guerre d’Asie en Europe. [3] Cet avis qui était le plus sage, comme il le paraîtra par la suite des événements, ne fut pas goûté des autres généraux, qui le regardèrent comme indigne de la fierté des Perses. [4] Ainsi l'opinion contraire ayant prévalu, on assembla des troupes de toutes parts et l'armée asiatique devenue plus forte en nombre que celle des Macédoniens, s'avança au travers de la Phrygie vers l'Hellespont et alla camper au-delà du fleuve Granique dont elle se fit un retranchement. 
19 Alexandre, apprenant l'état et la position de l'armée des Barbares, prit le plus court chemin pour se poster vis-à-vis d'elle, de sorte qu'il n'en fut séparé que par le fleuve. [2] Les barbares appuyés d'une montagne qui était de leur côté, se tenaient en repos, dans l'espérance de tomber sur les ennemis, s'ils entreprenaient de verser le fleuve et comptant bien de l'emporter par leur arrangement sur des hommes qui ne prouvaient aborder que les uns après les autres. [3] Mais Alexandre supérieur à toutes les difficultés se trouva passé au point du jour et ses troupes parurent arrangées pour le combat avant celles des ennemis mêmes. Les Barbares opposèrent leur nombreuse cavalerie au front de l'armée Macédonienne, qu'ils comptaient de renverser par ce premier choc. [4] Memnon de Rhodes et le Satrape Arsamenés commandaient la gauche, quoi qu'ayant chacun son escadron à part. Arsités les suivait à la tête des cavaliers de Paphlagonie et le satrape d'Ionie Spithobratés fermait les rangs avec sa cavalerie Hircanienne. Le front de l'aile droite était composé de mille cavaliers Mèdes, de deux mille autres commandés par Arreomithrés et d'autant de Bactriens. Enfin le milieu était occupé par des cavaliers de toutes nations et tous d'une valeur distinguée, quoiqu'ils fussent en très grand nombre. [5] Enfin la cavalerie entière faisait plus de dix mille hommes. L'Infanterie montait à plus de cent mille : mais elle n'agissait point, parce que l'on supposait que la cavalerie suffisait seule pour détruire les Macédoniens.
[6] Cependant comme les cavaliers des deux partis s'intéressaient également à la gloire de leur nation, les Thessaliens que Parménion commandait, soutinrent avec un grand courage le choc de l'armée ennemie. Alexandre qui conduisait l'élite de ses cavaliers sur la droite s'avança le premier et, se jetant, au milieu des ennemis, il y fit un grand carnage. 
20 Comme les barbares combattaient vaillamment et qu'il ne voulaient céder en aucune sorte aux Macédoniens la gloire du courage, une émulation réciproque fit trouver dans le même lieu les plus braves des deux partis pour y disputer la victoire. [2] Le satrape d'Ionie Spithobratés, Perse de nation, gendre de Darius, et d'un courage distingué, s'était jeté avec tout son escadron sur les Macédoniens. Il était accompagné de quarante de ses parents tous braves comme lui, et il avait déjà blessé ou tué bien des hommes aux ennemis qui commençaient à céder, [3] lorsque Alexandre poussa son cheval contre lui. Le Perse se flatta alors que les dieux lui offriraient l'occasion d'un combat singulier, par lequel il délivrerait l'Asie d'une grande crainte, s'il pouvait abattre de sa main l'audace déjà célèbre d'Alexandre et prévenir la honte de la Perse. Dans cette pensée il s'avança le premier contre Alexandre et lança sur lui son javelot avec tant de force qu'il perça le bouclier de son adversaire et que le fer traversant encore sa cuirasse lui offensa le haut de l'épaule. [4] Le roi avec son autre bras arracha sur le champ l'arme qui l'avait blessé et poussant vivement son cheval, s'aida de son impétuosité même pour enfoncer son javelot dans la poitrine de son. ennemi. [5] A la vue de ces deux coups, tous ceux qui en furent témoins jetèrent un cri d'admiration sur la valeur des deux combattants. Cependant le bois du javelot s'étant rompu sur la cuirasse du satrape, il tira son épée et s'élança contre Alexandre. Le roi qui prit une arme longue l'adressa si juste au visage de son adversaire qu'il le renversa du coup. [6] Aussitôt Rosacés frère du mort porta lui-même à la tête d'Alexandre un coup si terrible qu'ayant fait une ouverture à son casque, il lui entama légèrement la peau du crâne. [7] Mais comme il se disposait à redoubler, Clitus surnommé le Noir, poussa son cheval et arriva assez à temps pour couper la main du Barbare. 21 Les parents des deux frères s'assemblèrent tous en ce même endroit et tirant tous de près ou de loin sur le roi, ils faisaient les derniers efforts pour parvenir à lui faire perdre la vie. 
[2] Mais Alexandre quoique alors au milieu du plus grand danger, bien loin d'être effrayé de la multitude de ses adversaires, ayant deux blessures sur le corps, une autre à la tête et trois fêlures sur le bouclier qu'il avait pris dans le temple de Minerve, non seulement n'était pas rendu, mais tirait de la grandeur même du péril un renouvellement de courage. [3] Les plus illustres capitaines des Perses tombèrent autour de lui; Atyxiès par exemple, Pharnace frère de la femme de Darius et Mithrobazanés chef des Cappadociens. [4] Enfin plusieurs des capitaines généraux ayant été tués, les troupes de Perse qui environnaient Alexandre, battues par celles de la Macédoine, prenant enfin le parti de la fuite, entraînèrent toutes les autres et le roi, emportant d'un commun aveu le prix de la valeur, passa pour être le premier auteur de la victoire. Après lui les cavaliers thessaliens qui avaient bien gardé leurs rangs dans toutes leurs évolutions et qui avaient donné un grand branle à la victoire eurent le second prix de louanges. Mais l'infanterie qui agit à la fin ne se battit que peu de temps. [5] Car les Barbares effrayés de la défaite de leur cavalerie, se découragèrent bientôt et se mirent en fuite. [6] La perte de l'armée des Perses monta à plus de dix mille hommes d'infanterie et au moins à deux mille cavaliers : mais il laissèrent jusqu'à vingt mille prisonniers de guerre. Le roi après le combat fit ensevelir honorablement ses morts, dans la pensée que cette attention animerait ses soldats à s'exposer plus volontiers dans les occasions périlleuses.

VI. Combat de Darius à Issus de Cilicie et sa défaite par Alexandre.

Alexandre prit alors Issus ville assez considérable, dès la première alarme qu'il lui donna ; 33 et les coureurs lui ayant appris que Darius n'était plus qu'à la distance de trente stades, et qu'il s'avançait à la tête d'une armée dont le seul aspect était formidable, Alexandre bien loin de s'en alarmer, se flatta que les dieux lui présentaient l'occasion de détruire dans un premier et unique combat l'empire des Perses. Dans ce même esprit, il fit à ses soldats un discours par lequel il les disposa à regarder cette rencontre comme la décision finale de la fortune de l'une ou de l'autre nation. La dessus arrangeant son infanterie et sa cavalerie selon la disposition du terrain où il se trouvait, sa cavalerie occupa les premiers rangs et fit le front de bataille; et l’infanterie se trouva dernière elle, disposée à la soutenir dans le besoin. [2] Il se plaça lui-même à l'aile droite, accompagné des plus braves de ses cavaliers, avec lesquels il voulait s'avancer le premier contre l'ennemi. La gauche était occupée par la cavalerie thessalienne , supérieure à toutes les autres par la valeur et par l'expérience. [3] Les deux armées étant arrivées à la portée des traits, les Barbares en lancèrent d'abord une quantité si prodigieuse, que ces traits se rencontrant en l'air et, heurtant les uns contre les autres, perdaient toute leur force. [4] Mais au premier coup de trompette qui sonna la charge où le combat corps à corps, les Macédoniens poussèrent les premiers des cris terribles et les Barbares leur répondant aussitôt toutes les montagnes voisines retentirent d'un bruit beaucoup plus grand que le premier, comme étant poussé en un seul instant par cinq cent mille hommes. [5] Alors Alexandre promenant ses regards de tous côtés pour découvrir où était Darius, dès qu'il l'eut aperçu, se porta directement contre lui à la tête de ses cavaliers, moins jaloux en quelque sorte de la victoire en elle-même que d'en être le premier mobile. [6] En même temps les deux cavaleries opposées se jetant l'une sur l'autre et faisant réciproquement un grand massacre, la valeur des deux partis suspendit longtemps la décision du combat et la balance penchait alternativement des deux côtés. [7] Aucun trait ne partait en vain, aucun coup d'épée ne portait à faux; et les combattants étaient si serrés et si mêlés qu'on ne pouvait ni choisir, ni manquer un but. Les uns tombaient de leurs blessures et les autres animés par les leurs, cessaient plutôt en quelque forte de vivre que de combattre. 34 Les chefs particuliers, toujours à la tête de leur corps, faisaient trouver de la valeur à ceux qui en avaient le moins et les divers mouvements qu'on se donnait pour surmonter son adversaire, attiraient des plaies singulières et inusitées. [2] Le Perse Oxathrès frère de Darius et vaillant homme, prenant garde qu'Alexandre s'attachait particulièrement à Darius, résolut absolument de suivre la fortune de son frère. [3] Ainsi prenant avec lui les plus braves des cavaliers qui l'environnaient, il se jeta avec eux sur ceux qui entouraient Alexandre et jugeant que la défense de son frère lui acquerrait un grand nom parmi les Perses, il se plaça devant le char de Darius et mit par terre un grand nombre de ceux qui en voulaient à la personne du Roi. [4] Mais l'escorte d'Alexandre n'étant pas moins aguerrie que la sienne, il y eut bientôt un monceau de morts autour du char de Darius. Ceux qui voulaient porter la main sur lui et ceux qui songeaient à le défendre sacrifiaient également leur vie. [5] Les plus illustres capitaines des Perses périrent à cette occasion, tels par exemple qu'Atixyés, Rheomithrés et le satrape de l'Égypte Tasiaces. Plusieurs aussi tombèrent par terre du côté des Macédoniens, et Alexandre lui-même fut blessé à la cuisse dans ce tumulte, plutôt par la foule que par un coup porté exprès. [6] Les chevaux du char de Darius couverts de blessures et effarouchés du nombre de corps qui tombaient autour d'eux n'obéissaient plus au frein et étaient sur le point de porter le Roi au milieu de ses ennemis. Darius se voyant arrivé au dernier péril, prit lui-même les rennes de ses chevaux contre la coutume et la dignité des rois de Perse. Les officiers lui présentèrent pourtant là un autre char. [7] Pendant qu'il passait de l'un à l'autre, le désordre augmenta parmi ses troupes, et le Roi voyant les ennemis si près de lui, parut effrayé lui-même: dès que l'on s'en aperçut dans son armée ses troupes se débandèrent et se mirent en fuite, et sa cavalerie prenant le même parti, la déroute fut universelle. [8] Mais comme on se sauvait à travers des lieux étroits et pleins de pierres, les hommes et les chevaux tombaient les uns sur les autres et plusieurs périrent là comme dans une bataille : les uns avaient encore leurs armes et les autres ne les avaient plus : quelques-uns qui tenaient encore l'épée à la main tuaient par mégarde ceux qui venaient s'y enferrer. Plusieurs gagnant la plaine se réfugièrent à toute bride dans les villes oit ils avaient des habitudes. [9] Cependant la phalange macédonienne et l'infanterie des Perses était encore aux mains et ce ne fut que la fuite complète des cavaliers qui détermina la victoire des Macédoniens. Car alors toute l'armée des Barbares se débanda et fut étouffée presque toute entière dans les routes étroites et scabreuses de sa fuite. Ce qui resta des vaincus se dispersa en divers endroits. 35 Mais les soldats vainqueurs suspendant enfin leur poursuite revinrent pour le pillage du camp ennemi et surtout de la tente du Roi, qu'ils savaient être pleine de richesses.
[2] En effet on y avait apporté un agent immense, une grande quantité d'or et une provision extraordinaire d'habits précieux. On ne négligea pas non plus les tentes des parents et des amis du Roi, non plus que celles des principaux chefs. [3] Car la coutume des Perses était que non seulement toutes les femmes du Roi, mais toutes celles de la Cour le suivissent à la guerre sur des chariots dorés. [4] Aucune d'elles n'oubliait d'apporter rien de ce qui pouvoir servir à la parure, au luxe et à toutes les délices de la vie : de sorte que l'état de captives faisait pour elles un changement déplorable. [5] Ces femmes qui auparavant conduites sur des chars pompeux où elles se trouvaient à peine assez à leur aise et couvertes d'habits superbes qui ne laissaient jamais voir la moindre partie de leur corps, réduites maintenant une robe simple qu'elles déchiraient encore dans leur désolation étaient mises hors de leurs tentes, implorant les dieux et se jetant aux genoux du soldat victorieux. [6] Quelques-unes s'arrachant elles-mêmes les ornements qui pouvaient les embarrasser et cherchant à se sauver par des routes impraticables s'appelaient confusément et inutilement au secours les unes des autres. [7] On vit des soldats mettre la main sur elles pour leur arracher leurs ornements: d'autres les entraînaient par les cheveux pour les dépouiller, et d'autres déchirant les robes dont elles étaient à peine couvertes les frappaient encore avec le bout de leur hallebardes dans les endroits mêmes qu'ils avaient mis à nu. 
En un mot on vit là tout ce que l'insolence qui se trouve supérieure d'une part, et tout ce que l'infortune portée de l'autre à son comble, peut faire voir d'inhumaine et de désolation. 36 Cependant enfin les plus raisonnables d'entre les Macédoniens entrèrent en compassion de l'état déplorable de ces femmes qui séparées de ce qu'elles avaient de plus cher et privées de ce qui leur était le plus nécessaire, ne rencontraient que des étrangers, des ennemis et tout ce qui leur annonçaient une captivité honteuse et cruelle. [2] On fut particulièrement attendri en voyant la mère de Darius, sa femme, deux filles en âge d'être mariées et son fils encore enfant. [3] Ce fut particulièrement à leur égard que l'on conçut ce que c'était que le changement de fortune et l'attente des maux à venir; et les vainqueurs mêmes se sentirent compatissants. [4] A l'égard de Darius, on ne savait encore non seulement où il était, mais s'il vivait ou s'il était demeuré confondu dans la foule des morts. On voyait seulement des hommes armés qui mettaient aux fers plusieurs femmes sans les connaître et qui se dispensaient par-là des égards qu'ils auraient peut-être eus pour elles : en un mot toute l'Asie semblait être tombée avec elles en captivité. [5] Cependant les officiers d'Alexandre étant venus à la tente de Darius, commençaient à y préparer les cuves du bain, tous les vases qui devaient servir à un grand repas, aussi bien que toutes les lampes qui devaient l'éclairer, afin que le roi revenu de la poursuite de l'ennemi, trouvant la tente de Darius préparée pour le recevoir, y vint prendre possession en quelque forte de son nouvel Empire. [6] Il était mort dans le combat plus de six-vingt mille fantassins et au moins dix mille cavaliers perses : et du côté des Macédoniens feulement trois cents hommes de pied et pas plus de cent cinquante cavaliers. Voilà quel fut l'élèvement de la bataille d'Issus.
37 A l'égard des deux rois, Darius entièrement défait précipitait sa fuite et changeant d'autant de chevaux qu'on lui en pouvait fournir, il n'avait alors d'autre vue que d'échapper aux mains d'Alexandre et de gagner pour sa sûreté ses provinces les plus éloignées. [2] Alexandre aussi accompagné de l'élite de ses cavaliers, le poursuivait à toute bride dans l'espérance de se saisir de sa personne. Mais après avoir fait deux cents stades sans pouvoir l'atteindre, il revint à son camp vers le milieu de la nuit et s'étant rafraîchi par le bain, il ne songeait plus qu'aux douceurs du repos et aux plaisirs de la table. [3] Quelqu'un annonça alors à la femme et à la mère de Darius, qu'Alexandre victorieux était revenu de sa poursuite. La désolation et les larmes se renouvelèrent parmi ces femmes et les captifs dont elles étaient environnées les accompagnaient de leurs gémissements et de leurs cris lamentables. Alexandre qui apprit alors le destin de ces femmes leur envoya sur le champ Léonatus un de ses favoris pour les calmer et pour apprendre particulièrement à Sisygambis mère de Darius, que son fils vivait, que pour lui il pendrait d'elle et de toutes les princesses le soin qui convenait à leur sexe et à leur rang, et que dès le lendemain il les irait voir lui-même et les assurerait de sa propre bouche et par toute fa conduite des égards qu'il voulait avoir pour elles. [4] A cette annonce inespérée, elles regardèrent toutes Alexandre comme un dieu ; elles essuyèrent leurs larmes et cessèrent de se plaindre de leur sort. [5] Le lendemain le roi prenant avec lui Hephestion qui tenait le premier rang entre ses amis, alla suivant sa promesse à la tente des princesses captives. Ils étaient tous deux habillés de même ; mais Hephestion avait meilleure mine et était plus beau de visage que le roi ; de sorte que la reine, le prenant pour lui, se jeta d'abord à ses genoux. Les assistants l'avertirent aussitôt de son erreur et lui montrèrent Alexandre : Sisygambis honteuse de sa méprise se tourna aussitôt vers le roi et se prosterna devant lui. [6] Le roi la relevant, lui dit, ma mère vous ne vous êtes point trompée : celui-ci est aussi Alexandre. Par ce titre de mère, le roi lui annonça aussi bien qu'aux autres princesses l'humanité et la politesse dont il avait dessein d'user avec elles : et il remplit en effet toute l'espérance qu'il en avait fait naître. 38 Il fit rendre à la reine tous les ornements royaux et rétablit autour d'elle une maison aussi nombreuse que celle que Darius lui avait donnée. Il en ajouta même de sa part une seconde aussi complète que la première : il promit aux princesses filles, de pourvoir à leur établissement d'une manière encore plus avantageuse que n'aurait fait Darius lui-même et il se chargea de faire donner à son fils une éducation digne d'un roi. [2] Ayant fait venir devant lui le jeune prince, il l'embrassa, et remarquant que cet enfant le regardait d'un oeil ferme et assuré, il se tourna vers Hephestion et lui dit : voilà un prince de six ans qui est déjà plus brave que son père. Il assura la reine femme de Darius qu'elle ne verrait rien autour d'elle qui fut indigne de la majesté de son ancien rang. [3] Ces promesses et beaucoup d'autres discours, pleins non seulement d'humanité mais de politesse, firent fondre en larmes ces illustres captives : il leur présenta sa main comme pour gage de sa parole et par toutes ces marques d'humanité et de générosité, non seulement il gagna le cœur des personnes auxquelles il faisait tant de bien, mais encore il se fit dans toute son armée la réputation du plus généreux de tous les vainqueurs. [4] Je crois aussi que de tant de belles actions d'Alexandre, il n'en est aucune qui soit plus glorieuse pour lui, qui ait mérité de plus grands éloges, et qui soit plus digne d'avoir une place dans son histoire que celle-ci. [5] Car enfin les prises de villes, le gain des batailles et les autres avantages remportés à la guerre dépendent de bien des circonstances ; et le succès en est dû plus souvent à la fortune qu'à la valeur. Mais la compassion et les égards pour les vaincus sont un pur effet du choix et de la volonté du vainqueur. [6] Il y en a eu beaucoup qui n'ont tiré de leurs succès que de l'orgueil et de la fierté et à qui le hasard qui les a fait vaincre, a fait oublier qu'ils pouvaient être vaincus, et avoir besoin de la compassion qu'ils ont refusée eux-mêmes à ceux qui ont eu le malheur de tomber entre leurs mains. Le bonheur a été pour eux un poids qu'ils ne savaient pas porter. [7] Alexandre quoique né longtemps avant nous, est à cet égard un modèle digne de nos plus grands éloges et qui mérite que nous le fassions passer nous-mêmes a ceux qui nous suivront.
39 Darius étant enfin parvenu jusqu'à Babylone recueillît là tout ce qui était échappé de la bataille d'Issus. Il ne se laissa point abattre par son infortune quelque grande qu'elle fut. En effet, il écrivit même à Alexandre et il l'invitait à ne pas se prévaloir de sa victoire et à vouloir bien lui rendre ses prisonniers pour la somme qu'il prescrirait lui-même. Il lui offrait toutes les villes et toutes les provinces de l'Asie jusqu'au fleuve Halys, pour obtenir son amitié. [2] Sur ces offres Alexandre fit assembler ses confidents et leur cachant la lettre même qu'il avait reçue, il en supposa une autre pour autoriser ce qu'il avait envie de faire, de forte qu'il renvoya les ambassadeurs sans rien conclure avec eux. [3] Darius voyant bien que ses offres n'étaient pas acceptées, se disposa à la guerre tout de nouveau : il ramassa des armes de tous côtés pour remplacer celles qu'on avait perdues dans la bataille précédente et il fit lever avec choix des soldats plus capables de se défendre que les premiers. Il appela surtout les levées déjà faites dans les satrapies les plus éloignées, qui n'avaient pas eu le temps d'arriver au jour et au lieu de la première bataille. [4] Ses soins furent tels que cette seconde armée réunie surpassa du double celle de la journée d'Issus : car elle était composée de huit cent mille hommes de pied et de deux cent mille hommes de cavalerie, sans parler d'un très grand nombre de chariots armés de faux. Ce sont là les faits qui ont rempli cette année.

Olympiade 112. an 1. 332 ans avant l'ère chrétienne

VII. Alexandre prend la ville de Tyr, soumet ensuite l'Égypte et va consulter l'oracle d'Hammon.

40 Dans la suivante Niceratus fut archonte d'Athènes et Rome eut pour consuls M. Atilius et M. Valerius.
On célébra la 112e Olympiade dans laquelle Grylon de Chalcis fut vainqueur à la course. Alexandre au sortir de la bataille d'Issus avait fait ensevelir non seulement tous ses morts, mais encore tous ceux qui s'étaient comportés en braves gens dans le parti des Perses. Il fit ensuite offrir aux dieux de pompeux sacrifices ; après quoi il distribua des présents proportionnés aux actions de valeur qu'il voit remarquées en chacun des siens, et il accorda à tous un nombre fixe de jours de repos. [2] Marchant ensuite du côté de l'Egypte et étant arrivé dans la Phénicie, il assura de sa protection toutes les villes qui se rendirent à lui de bonne grâce. Mais comme le Roi souhaitait d'entrer dans Tyr pour y faire un sacrifice à Hercule dans le temple de cette ville, dédié à ce dieu, [3] les Tyriens furent assez mal conseillés pour lui fermer leurs portes. Alexandre indigné de cet affront, les menaça d'une guerre ouverte : et les Tyriens eurent la présomption d'accepter le siège. Ils comptaient de rendre en cette occasion un grand service à Darius et à s'attirer de grands présents de sa part, s'ils pouvaient arrêter longtemps Alexandre devant leurs murailles dont l'attaque aurait ses périls et dont le siège serait au moins d'une longueur qui donnerait au roi, de Perse le temps de respirer et de renouveler son armée. Ils comptaient beaucoup aussi sur la hauteur du terrain de l'île sur laquelle Tyr était bâtie et sur les secours que leur prêteraient les Carthaginois qui tiraient d'eux leur origine. [4] Le roi voyant que la ville était très difficile à prendre du côté de la mer, non seulement à cause des murs qui la défendaient de ce côté-là, mais encore parce, qu'elle était pourvue d'une forte marine : voyant aussi que le siège en était impraticable du côté de la terre, parce que le sol de son île était éloignée de quatre stades du continent, résolut pourtant de subir tous les périls et tous les travaux de cette entreprise, pour ne pas laisser sur le nom Macédonien le reproche d'avoir redouté une ville qui d'ailleurs n'était pas du premier rang. [5] Il commença donc par démolir l'ancienne Tyr, dont les masures inhabitées lui fournirent des pierres, qui transportées continuellement par des milliers d'hommes, lui servirent à faire une chaussée de communication de deux arpents de large. S'étant fait aider dans ce travail par les habitants des villes voisines, il eut bientôt joint l’île à la terre ferme. 41 Les Tyriens, qui dans les commencements voguaient autour de cet ouvrage se moquaient du roi et demandaient s'il voulait défier Neptune ; mais ensuite voyant prendre forme à la chaussée, ils résolurent publiquement d'envoyer à Carthage leurs enfants, leurs femmes et leurs vieillards. Après quoi faisant l'élite de leur jeunesse, ils la destinèrent à tout ce qui regardait la défense des murailles ou les combats sur mer ; car ils avaient quatre-vingts navires dans leur port et ils eurent le temps de pourvoir à la sûreté de leurs familles en les faisant partir pour Carthage. Mais prévenus dans le reste par la diligence de l'ennemi et n'étant pas faits aux combats de mer, ils laissèrent environner leur ville de toutes parts et se virent assiégés en forme. [3] Il est vrai aussi qu'ils avaient une grande provision de catapultes et d'autres machines propres à la défense d'une place et ils en firent faire un grand nombre de nouvelles par les ouvriers de tout pays, dont leur ville était d'ailleurs amplement fournie. [4] Ainsi le tour de leurs remparts et surtout le côté vis-à-vis lequel l'ennemi venait d'élever une chaussée, fut bientôt garni de toutes les espèces de défenses que l'art avait pu imaginer. [5] Dès que les assiégeants eurent amené leur ouvrage jusqu'à la portée du trait les dieux semblèrent menacer l'un et l'autre parti par un présage dont l'explication n'était pas aisée. Un flot de mer extrêmement enflé apporta sur le rivage une baleine d'une grosseur énorme qui tombant au pied de la chaussée y demeura assez longtemps sans mouvement et causa une grande surprise aux spectateurs. [6] Le monstre revenu à lui reprit sans faire du mal à personne le chemin de l'eau et laissa les deux partis dans une grande incertitude de ce qui leur était annoncé par un semblable prodige. Les uns le regardaient comme un signe de la bienveillance de Neptune : c'étaient ceux qui de l'un et de l'autre côté se portaient aux interprétations favorables. [7] Mais il arriva d'autres phénomènes qui ne pouvaient inspirer que de la terreur. Parmi les Macédoniens ceux qui rompaient du pain en crurent voir les deux faces ensanglantées et un Tyrien dit qu'Apollon lui était apparu en songe comme abandonnant la ville. [8] Le peuple qui crut que cet homme supposait cette vision pour favoriser Alexandre se disposait à le lapider : mais ayant été soustrait à la fureur publique par les chefs, il eut le temps de se réfugier dans le temple d'Hercule, où le titre qu'il se donna de suppliant du dieu le sauva. Cependant les Tyriens eurent la superstition d'attacher avec des chaînes d'or la statue d'Apollon qui était d'airain à son piédestal, dans la pensée qu'ils eurent d'empêcher par là sa retraite. 42 Effrayés d'ailleurs de l'augmentation journalière de cette chaussée posée devant leurs murailles, ils s'avivèrent de charger un grand nombre de petites barques de catapultes et d'autres machines à lancer des traits, accompagnées d'hommes habiles à s'en servir; et voguant autour des ouvriers de la chaussée, ils en tuèrent un assez grand nombre et en blessèrent encore davantage : [2] car tirant sur des hommes désarmés et dont le travail demandait qu'ils fussent fort près les uns des autres, aucun trait ne partait en vain : et les différentes barques des tireurs les prenant par devant et par dernière, ils ne pouvaient se garantir d'un côté sans s'exposer de l'autre. [3] Alexandre, pour détourner cette attaque subite et inopinée, chargea de soldats tout ce qu'il avait de vaisseaux et se hâta d'arriver sur le rivage même par où l'on entrait dans la ville pour y rappeler les citoyens sortis et pour empêcher en même temps qu'ils n’y rentrassent. En effet tous ceux qui étaient dehors reprirent incessamment le chemin des portes et l'on faisait des deux côtés force de rames pour y arriver avant l'ennemi.
[4] Cependant comme les Macédoniens, partis les premiers, occupaient déjà le rivage, les Tyriens qui revenaient et qui débarquaient coururent là un très grand risque d'être percés les uns après les autres. Ils firent cependant un dernier effort pour aborder tous ensemble, à quelques-unes de leurs barques près qu'ils laissaient derrière ; et pour pénétrer ensuite à travers les ennemis, jusqu’aux portes qui leur furent ouvertes par leurs concitoyens et qui les sauvèrent. [5] Le roi qui avait manqué son coup de ce côté-là, revint à l'entreprise de la chaussée et couvrant les ouvriers par un plus grand nombre de vaisseaux, il assura et avança l'ouvrage. Il touchait presque aux murs de la ville et l'on croyait déjà essuyer l'assaut formidable auquel cet ouvrage devait servir, lorsqu'il s'éleva un vent d'ouest si violent, qu'une grande partie de la chauffée en fut abattue. [6] Alexandre fut attristé de la destruction d'un travail qui, avait coûté tant de peine, au point qu'il se repentait presque d'avoir entrepris le siège. Mais reprenant bientôt courage il envoya couper sur une montagne voisine des arbres d'une hauteur extraordinaire et les faisant jeter tout entiers avec leurs branches dans de la terre qu'on apportait sur le rivage, il opposa aux flots agités par le vent, une digue qui les rompait et les arrêtait. [7] Il répara ensuite les dommages faits à la chaussée et l'approchant de plus en plus des remparts il plaça dessus ses machines. Les unes servaient à battre les murs à coups de pierre et les autres à écarter les assiégés à coups de traits. Les flèches et les frondes étaient également employées à cet usage, et le nombre des blessés augmentait considérablement parmi les Tyriens. 43 Cependant comme ceux-ci, gens de mer et industrieux, avaient dans leur ville un grand nombre d'hommes pleins d'inventions et de ressources, les défenses n'étaient ni moins singulières, ni moins variées que les attaques. Ils imaginèrent contre les traits des espèces de grandes roues traversées en-dedans de bâtons posés en tout sens :de sorte que les mettant en mouvement par un poids, ou ils brisaient les traits, ou ils en détournaient le coup, ou enfin ils en ôtaient toute la force. A l'égard des pierres, ils les recevaient sur des toiles épaisses, ou doublées, ou matelassées, au bas desquelles elles tombaient sans aucun effet. [2] Ainsi le Roi peu content des opérations qui s'étaient faites sur la chaussée, environna la ville de son armée toute entière et observant les murailles de tous côtés, il parut vouloir l'attaquer en même temps par mer et par terre. [3] Les Tyriens n'osèrent pas exposer contre lui leur flotte entière et ils se contentèrent de faire sortir trois de leurs galères comme pour une escarmouche. Le roi tombant sur elles les brisa toutes trois et se retira aussitôt après dans son camp.
Alors les Tyriens voulant doubler les défenses de leur ville, firent bâtir en dedans et à cinq pieds de distance de l'ancienne muraille, une nouvelle de dix coudées d'épaisseur et remplirent le passage de l'une à l'autre par des fossés ou par des amas de pierres. [4] Alexandre de son côté liant plusieurs de ses galères les unes aux autres, plaça dessus des machines de toute espèce, avec lesquelles il vint à bout de jeter à bas la longueur d'un arpent de mur et ses soldats commençaient d'entrer dans la ville par cette brèche. [5] Mais les assiégés les accablant de traits les firent enfin reculer et de plus ils rétablirent dès la nuit prochaine la partie du mur abattue. Enfin quand la chaussée de communication eut été portée jusqu'à l'île, le zèle de l'attaque et de la défense sembla se renouveler. [6] Les assiégés qui avaient devant les yeux les suites funestes de leur prise, s'exposaient avec joie à une mort qui devait les en garantir. [7] Les Macédoniens faisaient avancer des tours qui égalaient la hauteur des murailles et d'où ils faisaient tomber des pont-levis sur les parapets des remparts, et se jetaient par là au milieu des assiégés.
Les Tyriens de leur côté tiraient un grand secours de leurs machines et de leur adresse à les employer. [8] Ils avaient fait faire des tridents de fer longs et pointus dont ils blessaient ceux qui étaient encore dans leurs tours de bois. Cette arme était même. accompagnée d'une espèce de rets, par le moyen duquel ils tiraient à eux ceux qu'ils avaient enveloppés. [9] Ainsi il fallait qu'ils se dépouillassent de leur armes pour se délivrer de cet embarras et qu'ils demeurassent exposés nus à tous les traits ; ou que gardant, leur armure par point d'honneur, ils tombassent de leur tour et se tuassent par leur chute. [10] D'autres jetant de vrais filets de pêcheurs sur ceux qui traversaient les pont-levis, leur embarrassaient tous les membres et les faisaient tomber de même. 44 Ils imaginèrent encore une autre expédient contre la valeur des Macédoniens, par le moyen duquel ils la mettaient hors de tout usage et leur faisaient subir à eux-mêmes une mort cruelle. Ils avaient fait préparer des espèces de boucliers de fer en forme de chaperons, qui au moyen d'une doublure d'airain, contenaient du sable qu'ils avaient fait rougir à grand feu. [2] Ils laissaient tomber ces boucliers sur la tête des ennemis qui étaient au-dessous d'eux et dans le mouvement que ceux-ci faisaient pour s'en débarrasser le sable brûlant se glissait à travers leur propre armure jusqu'à la peau et les faisait périr dans les cris les plus effroyables. [3] Personne ne pouvait être assez prompt pour les secourir à temps; et malgré l'empressement de tous leurs amis, ils mouraient furieux par le plus violent de tous les supplices : les assiégés mettaient d'ailleurs un grand obstacle aux secours que les assiégeants auraient pu se donner les uns aux autres, en continuant sans relâche de faire pleuvoir sur eux des pierres, des armes de toute espèce et surtout des matières ardentes ou enflammées, ils désolaient véritablement leurs adversaires par la continuité de ce jeu terrible. Mais de plus le nombre des assiégeants était si grand à une même attaque, qu'ils n'étaient obligés de viser à rien en particulier et qu'aucune arme, ou telle matière que ce pût être ne pouvait manquer son effet. Ils en vinrent jusqu'à enlever avec des crocs et des mains de fer des hommes tout armés et tous vivants : [5] et eux par le grand nombre et surtout par l'adresse de leurs ingénieurs, trouvaient moyen de rendre inutiles les machines de leurs ennemis et de tuer ceux qui les servaient.
45 Les Macédoniens malgré l'étonnement où les mettaient toutes ces inventions et les maux inusités qu'elles ajoutaient aux travaux ordinaires de la guerre, ne perdaient rien de leur valeur accoutumée et prenant hardiment la place des morts, ils ne semblaient pas avoir pris garde à leur sort funeste. [2] Alexandre faisant aussi ajouter des machines à lancer des pierres à celles qui lançaient des traits, continuait de battre et de ruiner les murs de la ville, pendant que les traits continuaient de nettoyer les remparts et les tours de leurs défenseurs. [3] Les Tyriens de leur côté faisant tourner sans cesse des roues de marbre posées en travers, rendaient souvent ces traits inutiles et les écartaient à droite et à gauche, ou bien ils les recevaient sur des cuirs doublés, qui en amortissaient le coup. En un mot les Tyriens continuaient de se défendre de toutes leurs forces et avaient même réussi dans leur défense, aux point qu'ils conçurent le dessein de la changer en attaque. [6] Ainsi sortant de leurs parapets et de leurs tours, montant sur les ponts que les ennemis avaient jeté eux-mêmes sur leurs remparts, ils osèrent les attaquer corps à corps et s'exposer pour le salut de leur patrie à un combat si hasardeux. Quelques-uns armés de haches coupaient les membres à leurs adversaires. Un capitaine macédonien, nommé Admète homme d'une taille et d'une force prodigieuse, s'opposant courageusement aux efforts des Tyriens perdit la vie par un coup qui lui emporta la moitié de la tête, [7] de sorte qu'Alexandre voyant que les assiégés allaient prendre le dessus, fit donner la retraite à l'entrée de la nuit et songea à lever le siège pour conduire son armée de là en Égypte. Mais, changeant bientôt de pensée, et faisant réflexion au tort qu'il se ferait à lui-même en laissant aux Tyriens un pareil avantage, il prit le parti de continuer le siège, quoiqu'il n'eut pour lui sur ce sujet que l'avis du seul Amyntas fils d'Andromène. 
46 Il exhorta tous ses soldats à seconder son zèle pour l'honneur de la nation et faisant équiper tous les vaisseaux, il résolut d'attaquer Tyr en même teins par mer et par terre. Ayant déjà pris garde que le côté de la ville qui servait de retraite aux vaisseaux, n'était pas le plus fort il fit avancer de ce côté là ses galères liées ensemble et chargées de machines énormes ; [2] et là il entreprit une manoeuvre difficile à croire à ceux mêmes qui en étaient témoins. Car du haut d'une tour de bois posée sur ces galères jetant un pont sur les murailles de la ville, il passa seul lui-même sur ce pont et arriva sur la muraille sans craindre la vigoureuse défense des Tyriens, ni l'incertitude ou même la jalousie de la fortune. Mais ayant pour témoins de son courage cette même nation qui venait de vaincre les Perses, il appela à sa suite ceux des Macédoniens qui savaient combattre de près et fit périr un grand nombre d'assiégés, ou par l'épée, ou par la lance. Il en renversa plusieurs par le seul mouvement de son bouclier et réprima en un mot toute l'audace des assiégés. [3] D'un autre côté le bélier abattait leurs murailles à coups redoublés et le reste de son armée entrant par les brèches, la ville était déjà prise. Cependant les Tyriens s'animant encore les uns les autres, barricadant les passages et s'exhortant réciproquement à la défense, furent tués en cette dernière occasion au nombre de sept mille au moins. [4] Le roi mit en esclavage les femmes et les enfants, et fit prendre les jeunes hommes qui n'allaient pas à moins de deux mille. Il y avait dans Tyr un si grand nombre d'esclaves, que bien qu'une grande partie d'entre eux eut été envoyée à Carthage avant le siège, il s'en trouva encore plus de treize mille. [5] C'est ainsi que les Tyriens, ayant fermé leurs portes à Alexandre avec plus de courage que de prudence, arrivèrent aux derniers malheurs après un siège de sept mois. [6]
Le Roi entrant dans le temple d'Apollon lui ôta les chaînes d'or dont nous avons vu que des citoyens superstitieux l'avaient chargé et voulut qu'on donnât au dieu le surnom d'ami d'Alexandre. Il fit offrir aussi de pompeux sacrifices à Hercule. Après quoi récompensant ceux de ses soldats qui s'étaient distingués et faisant ensevelir ses morts, il donna pour roi à la ville de Tyr un nommé Ballonyme, duquel la fortune singulière et surprenante mérite d'être ici racontée. 
47 Son prédécesseur nommé Sraton, ayant été déposé à cause de son grand attachement à Darius, Alexandre vainqueur donna à son favori Hephestion le pouvoir de mettre à la placedu roi exclus celui qu'il voudrait de ses amis ou de les hôtes. [2] Hephestion, voulant marquer sa reconnaissance à un homme chez lequel il avait logé, voulut l'élever à cette place. Mais celui-ci quoique d'ailleurs le plus considérable et le plus riche des citoyens, ne se trouvant aucune liaison d'alliance ou de parenté avec ceux qui jusques là avaient occupé ce trône, refusa constamment de s'y placer. [3] Hephestion exigea du moins qu'il lui nommât quelqu'un de la famille royale, auquel il ferait ce présent à sa recommandation. Le citoyen répondit qu'il en savait un qui était un homme plein de sagesse et de bonté, mais extrêmement pauvre. Hephestion le nomma aussitôt pour roi et invita son hôte à lui en porter la nouvelle sur le champ. [4] L'hôte, se chargeant aussitôt des vêtements royaux, prit le chemin d'une maison des champs où cet homme travaillait pour vivre. Il le trouva là couvert d'un habit déchiré et tirant de l'eau. [5] Il lui annonça d'abord le changement de sa fortune et l'ayant revêtu des ornements qu'il avait apportés, il le ramena dans la place publique de Tyr où il le déclara roi des Tyriens. [6] Ce qui restait de peuple le reçut avec beaucoup de satisfaction, en admirant les révolutions et les jeux de la fortune. Il devint dans la suite ami particulier d'Alexandre. Mais nous laisserons reposer ce conquérant pour parler de quelques autres événements contemporains.
48 En Europe, Agis Roi de Lacédémone ayant recueilli environ huit mille des soudoyés qui s'étaient sauvés de la bataille d'Issus, roulait dans sa tête différents desseins en faveur du roi de Perse. [2] Ayant reçu de sa part un assez grand nombre de navires et beaucoup d'argent, il fit voile en l'île de Crète, et, s'y étant saisi de plusieurs villes, il les obligea de se déclarer pour Darius. Amyntas qui chassé de la Macédoine s'était réfugié auprès du grand roi, avait pris aussi son parti dans la Cilicie et avait sauvé de la bataille d'Issus environ mille soudoyés. Il était venu ensuite à Tripoli de Phénicie avant qu'Alexandre y arrivât et ayant pris là le nombre de vaisseaux dont il avait besoin pour l'expédition qu'in méditait il mit le feu à tout le reste. [3] Il arriva en l'île de Chypre où il renouvela et grossit sa flotte, et d'où il passa incessamment à Péluse en Egypte. Là il déclara qu'il avait été nommé général par Darius à la place du satrape de l'Égypte tué à la bataille d'Issus. [4] Il passa incessamment à Memphis et gagna à la vue de ses remparts une bataille contre les habitants du pays. Mais comme après cette victoire ses soldats se répandaient dans la campagne pour la piller, les citoyens sortant de la ville tombèrent sur des ennemis que l'avidité de la proie avait séparés les uns des autres ; ils en firent un grand carnage et tuèrent Amyntas lui-même. [5] Tel fut le sort de cet homme qui tentant la fortune de plusieurs côtés, trouva bientôt la fin de sa vie. Plusieurs autres chefs ou généraux sauvés de même de la bataille d'Issus, comptaient encore sur la puissance de la Perse, ou voulaient la relever eux-mêmes. [6] Les uns se jetaient dans des villes pour les conserver à Darius, les autres parcouraient les provinces des environs pour y lever des troupes qu'ils destinaient à la défense de cette monarchie dans le cas d'un combat. D'un autre côté le conseil de la Grèce nomma quinze ambassadeurs pour porter à Alexandre une couronne d'or, au sujet de la victoire qu'il venait de remporter en Cilicie. [7] Ce Prince était alors devant Gaza de Palestine ville occupée par les Perses et qu'il emporta de force au bout d'un siège de deux mois.

Olympiade 112. An 2. 331 ans avant l'ère chrétienne.

49 Aristophanés étant archonte d'Athènes, les Romains eurent pour consuls Sp. Posthumius et T. Veturius. Alexandre séjournant à Gaza envoya dans la Macédoine un autre Amyntas son favori, accompagné de dix vaisseaux, pour y faire une levée de jeunes soldats choisis ; et pour lui il passa en Égypte, où il se rendit maître sans aucun combat de toutes les villes du royaume ; [2] d'autant que les Egyptiens étaient irrités contre les Perses, qui après avoir profané tous leurs temples, les traitaient eux-mêmes avec une extrême dureté. Après avoir assuré sa conquête, Alexandre voulut consulter l’oracle d'Hammon en Libye : il n'était encore qu'à la moitié du chemin, lorsque des ambassadeurs de la ville de Cyrène vinrent au devant lui, portant une couronne accompagnée de présents très considérable, au nombre desquels étaient des chevaux de bataille et cinq chars propres au combat, chacun à quatre chevaux de front. [3] Alexandre accepta leurs dons, les assura de son amitié et fit avec eux alliance de guerre. Il les suivit de là jusque dans le temple où ils le conduisirent. Comme pour y arriver il fallait traverser un désert aride, ils firent provision d'eau et marchèrent ensuite à travers les sables immenses de cette contrée. [4] Cependant leur provision leur ayant manqué à la fin du quatrième jour de marche, ils tombaient dans le découragement et dans la soif, lorsque tout d'un coup une abondante pluie survint comme un présent du ciel, qui satisfit abondamment à leurs besoins de sorte que d'une commune voix ils attribuèrent ce secours inespéré à une providence particulière des dieux sauveurs sur eux et sur leur roi. [5] À la faveur de cette pluie qui avait rempli d'eau une caverne, ils en firent provision pour quatre autres jours et continuèrent leur voyage. Comme l'étendue des sables leur ôtait toute indication de route, leurs conducteurs firent remarquer à Alexandre des corbeaux volant et croassant sur la main droite, qui indiquaient un sentier par lequel on arrivait directement au temple. [6] Le roi interpréta cet augure en bonne part ; et jugeant que le dieu du temple l'attendait avec plaisir, il hâta sa marche et aborda à un marais nommé le marais amer. De là faisant encore cent stades, il entra dans un lieu qu'on appelait les villes d'Hammon ; d'où faisant encore un jour de marche, il se trouva auprès du temple. 50 Il est entouré d'un désert aride, sablonneux et sans aucune trace d'habitation d'homme. Mais le temple même est au milieu d'un terrain d'environ cinquante stades de long et de large, qui est arrosé par un grand nombre de fontaines d'eau claire et limpide, entre lesquelles aussi on voit des arbres chargés de fruits de toute espèce. On respire un air de printemps dans cet espace seul et privilégié, quoiqu'environné au loin de déserts arides et couverts de sables brûlants. [2] Les habitants du lieu disent que le temple a été bâti par l'Égyptien Danaüs. Il a pour voisins à son midi et à son couchant les Éthiopiens, au nord les Libyens nomades ou Numides, ainsi nommés des troupeaux qu'ils font paître ; et au midi les Nasamomes. [3] Les maisons des Ammonites ou desservants du temple ne semblent former que des villages. Mais il y a au milieu de leurs habitations une citadelle environnée d'un triple mur. Dans la distance du premier ou de l'extérieur au second, est le palais ou la demeure des anciens rois. Du second au troisième sont les appartements des femmes, des enfants et de tous les parents du roi. Là commencent les fortifications particulières du temple, son parvis, la fontaine sacrée où on lavait les victimes avant que de les immoler. Au-delà du troisième mur est le logement des satellites ou gardes du roi. [4] À quelque distance du temple principal et hors de la citadelle, il y a un autre temple d'Hammon environné d'arbres touffus qui en dérobent presque la vue. Sous leur ombre est une fontaine, à laquelle un phénomène qui s'y passe régulièrement a fait donner le nom de fontaine du soleil. Elle fournit une eau qui passe par différents degrés de froid ou de chaud selon les différentes heures du jour. [5] Mais suivant un progrès tout autre que celui auquel on s'attendrait, elle est tiède au lever du soleil et se refroidissant à mesure que le soleil s'élève au-dessus de l'horizon, elle se trouve à midi à son plus haut degré de fraîcheur. Elle s'échauffe ensuite insensiblement jusqu’au coucher du soleil, où du même degré de tiédeur qu'elle avait à son lever, elle parvient à se trouver bouillante à minuit, pour revenir ensuite par degrés à la tiédeur ordinaire du matin. [6] La statue du dieu est d'un bronze où l'on a fait dissoudre des émeraudes et quelques autres pierres précieuses, et elle rend ses oracles d'une façon toute particulière. Quatre-vingts prêtres la posent dans une forme de nacelle d'or, et mettant cette nacelle sur leurs épaules, ils vont où ils croient que le dieu leur fait signe d'aller. [7] Ils sont suivis d'une grande multitude de femmes et de filles qui chantent pendant le chemin des hymnes anciennement composés. 51 À l'égard d'Alexandre qui avait été introduit dans le temple par les prêtres; il contemplait la statue du dieu, lorsque le plus ancien d'entre eux l'aborda et lui dit d'un ton de prophète, ô mon fils ! recevez cette dénomination de la part du dieu. [2] Alexandre répondit : ô mon père, je la reçois et prendrai le nom de votre fils si vous me donnez l'empire de toute la terre. Le même prêtre s'avança aussitôt vers le sanctuaire et au signal de sa voix, les autres faisant quelques mouvements, comme pour enlever la statue, l'ancien prononça que le dieu lui accordait sa demande. Alexandre continua et dit, il me reste, ô Dieu, à vous demander si j'ai puni tous ceux qui ont eu part à I'assassinat de mon père Philippe et s'il n'en point échappé quelqu'un d'entre eux à mes recherches! [3] La voix prophétique répliqua. Tenez-vous en repos sur cet article : aucun mortel ne peut attenter sur celui dont vous tenez le jour. Mais tous les assassins de Philippe ont été punis. Les grandes choses que vous ferez incessamment seront une preuve de votre véritable origine. Vous n'avez pas été vaincu jusqu'a ce jour, et vous ne pouvez jamais l'être dans la suite. [4] Alexandre charmé de ces réponses si glorieuses pour lui laissa des dons magnifiques dans le temple et s'en revint aussitôt en Égypte. 
52 Il voulait bâtir dans ce royaume une grande ville. Il avait déjà donné ordre à ceux qu'il y avait laissés d'en préparer le terrain entre la mer et le lac Mareotide ; [2] et lui-même revenu sur les lieux en traça le plan avec beaucoup de soin et la nomma d'avance Alexandrie de son nom. Par la situation qu'il avait choisie il lui avait procuré l'avantage d'avoir dans son port l'île du Phare. Il eut attention que les vents du nord pussent enfiler toutes les rues pour les rafraîchir. Et en effet ces vents ayant traversé toute la largeur de la méditerranée apportent dans Alexandrie une fraîcheur très agréable et très salutaire. [3] Il l'enferma de murailles qui n'étaient pas moins admirables par leur extrême solidité, que par leur étendue prodigieuse. Car étant bornée au midi par le grand lac et au septentrion par la mer même, les murs des deux autres côtés ne laissent en leur milieu qu'une entrée assez étroite et qu'il est très aisé de défendre. La ville ressemble de ces deux côtés à une cuirasse dont le bas vient aboutir de part et d'autre à une place située dans le milieu et qui est admirable par sa forme at par sa grandeur ; car allant par la communication de deux rues d'une porte à l'autre de la ville, elle est en ce cas de la longueur de quarante stades, sur la largeur d'un arpent dans son milieu. Mais surtout elle est environnée de temples et de maisons superbes. [4] Alexandre y fit faire pour la demeure des rois un palais d'un grandeur et d'une solidité merveilleuse : il n'en pas même le seul auquel ce palais doive toute sa magnificence : car tous les rois ses successeurs sur le trône de l'Egypte jusqu'à nos jours, l'ont embelli de quelque ouvrage ou de quelque ornement nouveau. [5] En un mot cette ville a pris tant d'accroissement depuis son règne que plusieurs la regardent comme une des plus belles villes du monde. En effet elle les surpasse toutes par l'étendue de son terrain, par la richesse de ses habitants et par la facilité et l'abondance de ses provisions. [6] Aussi n'y a-t'il aucune autre ville qui l'égale par le nombre des citoyens. Dans le temps que j'y ai passé moi-même, ceux qui tenaient les registres publics m'ont dit qu'il y a avait plus de trois cent mille personnes libres et que les revenus royaux montaient à plus de six mille talents. [7] Alexandre ayant laissé quelques-uns de ses amis dans cette ville pour la garder en son nom et pour y continuer les ouvrages commencés et ayant mis ordre à toutes les autres affaires de l'Égypte, revint suivi de son armée dans la Syrie.
53 Darius ne fut pas plutôt instruit de son retour en cette province qu'il rassembla toutes ses troupes et remit sur pied une armée considérable. Il avait fait faire des épées et d'autres armes offensives, plus longues et plus fortes que celles dont on se servait auparavant, croyant que c'était à un avantage de cette espèce, qu'Alexandre était redevable de la victoire qu'il avait remportée sur les Perses dans la Cilicie. Mais de plus il fit construire deux cents chariots armés de faux tranchantes, très capables de porter par leur seul aspect la terreur dans une armée ennemie. [2] À côté de chacun des deux chevaux qui tiraient le char, chacun des deux timons portait une lame de la longueur de trois palmes dont la pointe se présentait au visage des ennemis. A l'essieu des roues, il y en avait deux autres aussi tranchantes que les premières et à leurs extrémités étaient encore attachées des faux. [3] Ainsi comptant sur la singularité de ces apprêt et sur la valeur de ses officiers de guerre, Darius partit de Suse à la tête de huit cent mille hommes de pied et de deux cent mille cavaliers et arriva le quatrième jour au Pasytigre, à travers un pays abondant et très propre â fournir des vivres aux hommes et de la pâture aux animaux. [4] Il souhaitait extrêmement que la bataille se donnât devant les murs de Ninive, parce qu'il y avait une plaine très favorable au grand nombre de ses soldats et au jeu de ses chariots. S'étant campé auprès d'un village nommé Arbèle, il y faisait faire tous les jours l'exercice à ses troupes et il les accoutumait à obéir aux moindres signaux : car il était dangereux que plusieurs nations rassemblées et différentes même de langage, ne jetassent parmi elles quelque dérangement dans une bataille. 54 Cependant avant que d'en venir aux mains, il avait envoyé des ambassadeurs à Alexandre, par lesquels il lui avait fait offrir toutes les provinces qui sont en deça du fleuve Halys, et outre cela deux mille talents d'or. [2] Alexandre ayant refusé ces offres, Darius lui envoya une seconde ambassade, par laquelle il le faisait remercier avant toutes choses de la manière honnête et généreuse dont il avait traité sa mère et toutes ses autres captives ; après quoi il le priait d'accepter pour gage de son amitié tout le pays qui s'étendait jusqu'à l'Euphrate, trois mille talents d'or et la seconde de ses filles qu'il lui offrait en mariage : ajoutant même que devenant ainsi son gendre, et lui tenant lieu de fils, il entrerait en partage de l'empire même de Perse. [3] Sur ces propositions, Alexandre fit assembler tous ses amis, et leur exposant fidèlement les offres qui lui étaient faites, il les exhorta à lui déclarer librement leur pensée sur ce sujet. [4] Comme personne n'osait prononcer sur une question de cette importance, Parménion prit enfin la parole et dit : pour moi si j'étais Alexandre, j'accepterais les conditions proposées et je signerais la paix ; [5] et moi aussi répondit brusquement Alexandre, si j'étais Parménion : il tint ensuite d'autres propos qui marquaient son grand courage. Enfin rejetant toutes les propositions du roi de Perse et préférant la gloire d'une grande renommée à toutes les richesses du monde, il répondit aux ambassadeurs que comme la constitution de l'univers serait dérangée par la présence de deux soleils, de même l'empire de la terre tomberait dans la confusion et dans le désordre par la puissance égale de deux rois. [6] Il chargea donc les ambassadeurs de Darius de dire à leur maître que s'il prétendait être le premier prince du monde, il avait à combattre contre lui pour soutenir un si beau titre, auquel lui-même Alexandre s'opposait. Mais que, si se souciant peu de ce qui concerne la gloire, il n'aspirait qu'au repos et aux douceurs d'une vie tranquille et agréable, il fallait qu'il se déclarât dépendant d'Alexandre et que commandant aux autres princes, il le reconnut lui-même pour le sien. [7] Là dessus il renvoya les ambassadeurs et se mit aussitôt en marche à la tête de son armée.

VIII Bataille d'Arbèles, où Alexandre remporte une seconde victoire sur Darius.

La femme de Darius étroit morte dans ces entrefaites et Alexandre lui avait fait faire des funérailles convenables.
55 Cependant le Roi de Perse, ayant reçu la réponse que nous venons d'exposer, conçût qu'il n'y avait point d'accommodement à espérer pour lui et se disposant à la guerre, il tenait ses troupes dans des exercices continuels et les préparait d'avance à toutes les évolutions ordinaires dans un bataille. Il envoya en même temps un de ses amis particuliers nommé Mazaeé à la tête d'une troupe d'élite, pour se camper au bord du fleuve et pour interdire le passage à l'ennemi. Il dépêcha d'autres détachements au-delà du fleuve même, pour ravager les campagnes par où l'ennemi devait passer. Mais au fond il regardait le Tigre comme une barrière très suffisante pour arrêter les Macédoniens. [2] Masaee jugeant que le fleuve était impraticable par la profondeur et par la rapidité de ses eaux ne crut pas qu'il fut fort nécessaire de le garder; et de son propre mouvement il s'était joint à ceux dont la commission était de ravager le pays qui était au-delà : ils y firent en effet un si grand dégât qu'ils croyaient l'avoir rendu inhabitable pour l'ennemi. [3] Cependant Alexandre arrivé au Tigre, s'étant fait indiquer un gué par quelques habitants du pays, traversa hardiment le fleuve, mais avec beaucoup de peine et de danger ; [4] car l'eau montait par sa hauteur jusqu'aux épaules des soldats ; et de plus sa rapidité les empêchant de poser le pied ferme sur le fond, en faisait tomber un grand nombre, en emportait plusieurs, les exposait tous au dernier péril. [5] Alexandre leur ordonna de s'attacher les uns aux autres par la main ou par le bras pour opposer à l'eau une plus grande résistance et pour faire comme une digue d'un bataillon ainsi lié. [6] Il laissa un jour entier à ses soldats pour se reposer de cette périlleuse fatigue. Dès le lendemain ayant mis ses troupes en file, il les mena vers l'ennemi et, se trouvant assez proche de l'armée des Perses, il dressa son camp. 56 Là il passa la nuit suivante à comparer dans son esprit la multitude effroyable des Perses avec le petit nombre de ses soldats ; et pensant qu'il avait encore entre les mains la décision de sa fortune, l'incertitude d'un avenir prêt à se déclarer, le tint éveillé toute la nuit. Il s'endormit néanmoins si profondément aux premiers rayons de l'aurore que le soleil déjà élevé sur l'horizon ne put point le réveiller. [2] Ses amis prirent d'abord cet assoupissement en bonne part et ils jugèrent que le roi acquérant des forces par le sommeil, en serait beaucoup plus dispos dans le temps de l'action. Cependant comme la matinée s'avançait, Parménion le plus ancien de ses favoris fit de son chef courir dans les troupes l'ordre de se préparer au combat : [3] et les autres amis du roi, s'assemblant dans sa tente, eurent encore de la peine à réveiller. Comme ils étaient tous curieux de savoir la cause d'un si profond assoupissement, Alexandre leur répondit que le soin qu'avait Darius de rassembler toutes ses troupes dans le même lieu, avait extrêmement soulagé son imagination ; [4] d'autant qu'il espérait de sortir par-là en un seul jour de grands périls et de longs travaux.
Aussitôt tenant à tous les chefs des discours convenables à chacun d'eux et leur inspirant un courage proportionné à la nature du péril qui ne consistait ici que dans le nombre de leurs ennemis, il conduisit contre les barbares son armée arrangée, de sorte que sa cavalerie couvrait l'infanterie. 57 Il mit sur l'aile droite l'escadron commandé par Clitus surnommé le Noir, derrière elle était l'escadron qu'il appelait des Amis, sous le commandement de Philotas fils de Parménion et tout de suite sept autres lignes sous le même commandant. [2] Derrière ceux-ci était placé le bataillon des Argyraspides distingué par l'éclat des boucliers d'argent qui leur avaient fait donner ce nom et encore plus par la valeur de ce corps commandé par Nicanor, autre fils de Parménion. À côté d'eux étaient placés les Elymiotides conduits par Coenus. Ensuite venaient les Orestes et les Lyncestes sous les ordres de Perdiccas, la compagnie de Méléagre suivait celle-ci, suivie elle-même de celle de Polysperchon, commandant des Stymphæens ; [3] Philippe fils de Balacer venait après ceux-ci, et Cratérus à la tête des siens fermait l'infanterie. Les cavaliers dont nous avons parlé d'abord étaient soutenus par tous ceux qu'on avait tirés du Péloponnèse et de l'Achaïe, de la Phtiotide et des environs du golfe Maliaque, aussi bien que de la Locride et de la Phocide : ils avaient tous pour commandant Erigye de Mitylène. [4] Derrière eux étaient les Thessaliens commandés par un autre Philippe. Ceux-ci surpassaient tous les autres en bravoure et par l'agilité de leurs évolutions. Ce fut derrière eux qu'Alexandre plaça les gens de traits et les soudoyés de l'Achaïe.
[5] Mais de plus, pour éviter que les Perses par leur grand nombre n'enveloppassent trop aisément son corps de bataille, il lui avait fait prendre des deux côtés une forme de croissant avec des pointes fort avancées. [6] Pour parer aussi l'attaque des chariots armés de faux, il avait ordonné à toute son infanterie qu'à leur approche ils frappassent tous avec leurs épées et de toutes leurs forces, les boucliers les uns des autres afin que les chevaux effarouchés se tournassent pour s'enfuir du côté de l'armée d'où ils venaient ; mais que s'ils s’obstinaient à s'avancer, alors ils ouvrissent leurs rangs pour leur donner passage : ce qui les mettrait eux-mêmes hors de tout péril. Cependant Alexandre se plaçant lui-même à son aile droite, par cette forme de pointe et de demi cercle qu'il avait fait prendre à son armée, s'était procuré l'avantage de la découvrir, d'un seul point de vue, presque toute entière de sorte que par-là il était en état de pourvoir à tout.
58 Darius, qui avait arrangé la sienne selon les différentes nations dont elle était composée, choisit sa place vis-à-vis d'Alexandre, et se disposait à marcher directement à lui. Dès que les deux armées. furent proches l'une de l'autre, les trompettes sonnèrent avec un grand éclat des deux côtés, et les hommes leur répondaient avec des cris qui ne se faisaient pas moins entendre. [2] Aussitôt les chars armés de faux partirent tirés à toute bride et imprimèrent aux Macédoniens une véritable terreur; et Mazaee commadant de la cavalerie persane, qui les suivait de près, rendait cette attaque encore plus formidable. [3] Cependant tous les soldats de la phalange macédonienne, s'étant mis à frapper avec leurs armes les boucliers les uns des autres, suivant l'ordre du roi, formèrent un bruit épouvantable [4] et tel que la plupart des chevaux effarouchés, tournant en arrière, portaient à bride abattue leurs chariots sur les Perses mêmes ; au lieu qu'à l'égard de ceux qui suivaient le droit chemin, les Macédoniens avertis et précautionnés, s'ouvrant à propos, non seulement en évitaient l'atteinte, mais perçaient même les chevaux à coups de traits. Il faut pourtant avouer que quelques chariots, échappés à cette défense, firent de terribles dégâts dans les endroits où ils tombèrent. [5] Les tranchants des faux et des autres ferrements attachés aux roues, étaient affilés au point, que poussés de la force dont ils l'étaient, ils portaient une mort certaine sous des formes très différentes. Ils enlevaient aux uns le bras accompagné du bouclier qu'il portait, ils coupaient à d'autres la tête si subitement, que posée à terre elle ouvrait encore les yeux et laissait connaître encore à qui elle appartenait. D'autres étaient tranchés par le milieu du corps et étaient morts avant que d'avoir senti le coup. 
59 Cependant après une si terrible escarmouche, les deux armées s'approchèrent l'une de l'autre ; et quand on eut épuisé tous les traits à lancer de loin, et ensuite les armes de longueur comme les piques et les lances, on en vint au combat à l'épée et corps à corps. [2] La cavalerie ouvrit la bataille, les Macédoniens à la droite de leur armée et Darius à la gauche de la sienne : il avait autour de sa personne tous les cavaliers qui tenaient à lui par quelque degré de parenté, tous gens distingués par l'intelligence et par le courage, et qui montaient au nombre de mille. [3] Animés par la présence du roi ils avaient soutenu courageusement cette première décharge de traits, pour le couvrir lui-même. Auprès d'eux étaient les Mélophores, garde nombreuse et vaillante. Derrière ceux-ci étaient les Mardes et les Cissaeens, peuples distingués par la hauteur de leur taille et par leur valeur. [4] Le Roi avait encore autour de lui tout le militaire de sa maison et une compagnie d'Indiens très courageuse. Tous ces corps fondant avec de grands cris sur les Grecs les attaquaient avec beaucoup de valeur et semblaient d'ailleurs les accabler par leur nombre.
[5] Masaee qui commandait l'aile droite, se jetant de son côté avec l'élite de sa cavalerie sur celle des ennemis en mit par terre à son premier abord un assez grand nombre : et aussitôt il envoya deux mille Cadusiens accompagnés de mille Scythes, cavaliers choisis, avec ordre de passer d'abord à côté et ensuite au-delà des rangs des ennemis, pour arriver par dernière eux jusqu'à leur camp, qu'ils devaient piller. [6] Ces troupes acceptèrent volontiers une pareille commission, et se jetant tout d'un coup dans le camp des Macédoniens, ils y trouvèrent encore le secours de quelques prisonniers scythes qui leur aidèrent à se saisir des armes étrangères qu'on avait mises là en dépôt et à emporter d'autres dépouilles ou des provisions de guerre. [7] Le bruit d'une pareille surprise excita du tumulte par sa singularité, de sorte que quelques-unes mêmes des captives d'Alexandre se disposaient déjà à retourner dans le camp des Perses. Mais Sisygambis mère de Darius ne se prêta point à l'invitation que lui faisaient les compagnes de sa captivité, de profiter de cette occasion, soit qu'elle se défiât de la sûreté d'une pareille conjoncture, ou qu'elle voulût marquer à Alexandre la reconnaissance qu'elle conservait du traitement généreux qu'elle avait reçu de sa part. [8] D'un autre côté les Scythes chargés d'un butin considérable revinrent à Masaee pour lui rendre compte de leur succès, dans le temps même que l'escadron perse posé auprès de la personne de Darius revenait à son poste, après avoir enfoncé un escadron Macédonien. 60 Alexandre à ce second avantage des ennemis se crut chargé de rétablir par lui-même la fortune des siens. Ainsi prenant avec lui l'escadron qui portait le nom du roi, fortifié même de ce qu'il y avait de meilleur dans le reste de sa cavalerie, il le conduisit directement à la personne de Darius. [2] Le Roi de Perse soutint courageusement cette attaque et combattant de dessus son char, il lançait des dards contre tous ceux qui s'avançaient jusqu'à lui. Cependant comme les deux Rois s'approchaient de plus en plus, Alexandre se jugeant à portée de Darius lui lança un trait qui le manqua néanmoins et qui frappa à la place le conducteur de son char. [3] Tous ceux qui environnaient le roi de Perse ayant aussitôt jeté un grand cri, firent croire à ceux qui étaient plus loin que le roi venait d'être tué ; et ceux-ci commençant la fuite, tous les rangs se défilèrent les uns après les autres, de sorte que le corps même qui gardait le Roi fut bientôt séparé. L'autre aile de l'armée ne se voyant plus soutenue, se rompit bientôt elle-même et se mit totalement en fuite. [4] La poussière qui s'élevait des pieds des hommes et des chevaux, et celle même qu'excitait la poursuite du vainqueur et de toutes les troupes d'Alexandre, fut cause que personne ne pouvait découvrir de quel côté Darius cherchait sa retraite. On n'entendait qu'un bruit confus de cris d'hommes, de pieds de chevaux et de coups de fouet. 
[5] Masaee qui commandait l'aile droite, accompagné pourtant encore d'un corps considérable de cavaliers choisis, poussait vivement les ennemis qu'il avait en face. Mais Parménion à la tête de la cavalerie thessalienne, et d'autres braves qui s'étaient joints à lui, soutenait courageusement leur effort ; [6] et les Thessaliens étaient même sur le point de l'emporter par le courage. Cependant le nombre très supérieur du côté de Masaee commençait à accabler par son poids la cavalerie grecque, [7] de sorte qu'après un long carnage dont la simple inégalité laissait Parménion dans un péril toujours plus grand, il envoya enfin demander par quelques cavaliers un prompt secours à Alexandre. Mais il se trouva qu'Alexandre avait entraîné après lui une grande partie de ses troupes à la poursuite des fuyards ; et les envoyés de Parménion s'en revinrent seuls. [8] Cependant ce capitaine se servit avec tant de bonheur de la souplesse de la cavalerie Thessalienne, qu'il parvint enfin à mettre en fuite les Barbares, surtout lorsqu'ils eurent appris la fuite de Darius même.
61 Ce roi qui savait fort bien les ruses de guerre, profita de la poussière énorme qui s'était élevée pendant le combat pour faire une retraite toute opposée a la route qu'avaient prise les Barbares de son armée. Car au lieu de tourner en arrière, il se glissa sans être vu par les côtés de l'armée ennemie et s'alla mettre en sûreté lui et les siens dans les villages qui étaient derrière les Macédoniens. [2] Cependant toutes les troupes asiatiques ayant été mises en déroute, et les Macédoniens tuant toujours les derniers, le champ de bataille et tous les environs furent bientôt couverts de corps morts ; [3] et il se trouva près de quatre-vingt-dix mille hommes, cavalerie ou infanterie sur la place. On ne compta que cinq cents Macédoniens de tués, mais le nombre des blessés monta beaucoup plus haut. Les plus considérables de ceux-ci furent Ephestion capitaine des gardes du corps qui avait reçu un coup de javelot dans le bras. Les principaux d'entre les autres blessés furent Perdiccas, Coenus, Minidas et quelques autres encore. Telle fut l'issue du combat d'Arbèles.

IX. Olympiade 112, an 3. 330 ans avant l'ère chrétienne.

62 Aristophon étant archonte d'Athènes , Rome eut pour consuls Cneius Domitius et A. Cornelius. La nouvelle de la victoire d'Arbèle s'étant répandue dans la Grèce, plusieurs villes de la nation qui craignaient déjà l'accroissement des Macédoniens, songèrent à maintenir leur liberté, avant que la puissance des Perses fut absolument anéantie. [2] Ils espéraient encore que Darius qui avait amassé tant de trésors pour cette guerre, leur pourrait fournir de quoi lever des soldats étrangers qu'Alexandre ne voudrait pas séparer ses troupes pour venir s'opposer à eux : [3] qu'ainsi ils ne devaient pas souffrir que le vainqueur achevât la destruction d'un Empire, qui les laisserait seuls à défendre leur liberté. Une révolution arrivée en ce même temps dans une province considérable de leur voisinage, les soutenait encore dans le dessein qu'ils avaient de se mettre en armes. [5] Mémnon établi pour commandant dans la Thrace se voyant une escorte considérable et cherchant lui-même à se distinguer, fit révolter les barbares de ces cantons, et se déclarant contré Alexandre, il lui fit une guerre ouverte. [6] Antipater chargé de défendre la Macédoine, passa aussitôt dans la Thrace et s'opposa aux entreprises de ce rebelle.
IX. Antipater, qu'Alexandre avait laissé régent de la Macédoine en son absence, combat et défait les Lacédémoniens.

En ce même temps les Lacédémoniens croyant l'occasion favorable se disposèrent aussi à la guerre, en invitant les autres Grecs a recouvrer leur liberté. [7] Les Athéniens pour lesquels Alexandre avait eu des égards particuliers, n'entrèrent point dans ce complot : mais la plupart des villes du Péloponnèse et d'autres cantons de la Grèce souscrivirent à la confédération, et enrôlant la fleur de leur jeunesse chacune à proportion du nombre de leurs citoyens, elles levèrent toutes ensemble une armée, qui n'allait pas moins de vingt mille hommes de pied et deux mille chevaux. [8] Les Lacédémoniens qui étaient à la tête de cette espèce de conjuration sous le commandement de leur roi Agis, semblaient s'être chargés du salut public. 63 Dès qu'Antipater sut que les Grecs étaient assemblés, il termina par les voies les plus courtes qu'il lui fut possible, la guerre qu'il faisait en Thrace et amena toutes ses troupes dans le Péloponnèse ; et prenant encore des soldats chez les Grecs demeurés fidèles aux Macédoniens, il forma une armée qui ne montait pas à moins de quarante mille hommes. [2] Il se donna bientôt une bataille très vive, où le roi Agis fut tué lui-même et où les Lacédémoniens soutinrent encore très courageusement après sa mort tout l'avantage que leurs ennemis avaient sur eux. [3] Mais enfin leurs alliés ayant reculé les premiers, ils cédèrent eux-mêmes la victoire et s'en revinrent à Sparte. Ils perdirent en cette bataille plus de cinq mille trois cents hommes tant alliés que Spartiates. Mais Antipater y laissa aussi trois mille cinq cents des siens. [4] On raconte quelque chose de particulier sur la mort d'Agis. Couvert de blessures toutes reçues par devant, des soldats s'étaient déjà chargés de lui et le reportaient à Sparte. Mais ayant été rencontrés par un parti ennemi, il ordonna aux soldats qui le portaient de le laisser là et de s'enfuir eux-mêmes pour se conserver au service de la patrie dans le besoin qu'elle aurait d'eux. Pour lui armé comme il l'était encore, il mit un genou en terre, ne pouvant se soutenir autrement et se défendit encore au point qu'il tua quelques-uns de ses agresseurs et mourut enfin percé de coups à la fin d'un règne de neuf ans. [5] Pour nous après cette digression qui nous a ramenés pour quelque temps en Europe, nous retournerons aux affaires de l'Asie.

Fin de la première section du Livre dix-septième.

LIVRE XVII SECTION SECONDE.

64 DARIUS vaincu aux champs d'Arbèles passa dans les satrapies supérieures de son empire pour trouver pat la distance des lieux le temps et la tranquillité qui lui étaient nécessaires pour le rétablissement de son armée. Ainsi il séjourna d'abord à Ecbatane de Médie, où il recueillit tous ceux que lui amenait leur fuite, leur donna d'autres armes au lieu de celles qu'ils avaient perdues. [2] Il leva aussi de nouveaux soldats dans les provinces voisines ,et il envoya à Bactres et dans les provinces encore plus éloignées des officiers de sa cour pour inviter les satrapes qui les gouvernaient à lui demeurer fidèles.

X. Alexandre entré dans Arbèles y trouve de grandes richesses.

[3] De son côté Alexandre ayant pris soin de faire ensevelir ses morts était entré dans Arbèle , où il avait trouvé une grande provision de vivres, un grand amas de meubles et d'ornements à la Persienne et enfin trois mille talents d'argent.

XI. L'armée grecque arrivée à Babylone, s'y repose de ses travaux et Alexandre y distribue des gouvernements ou d'autres récompenses à ses officiers et à ses soldats.

Mais jugeant que l'air de la contrée serait altéré et corrompu par la multitude des corps morts, il partit incessamment de là et se rendit avec toute son armée à Babylone, [4] où les Macédoniens bien reçus et bien traités par les habitants mêmes de la ville et de tous les environs, furent extrêmement délassés et rafraîchis de leurs fatigues précédentes. Il séjourna là un mois entier, pendant lequel la faveur et la bienveillance des citoyens lui fit goûter toutes les commodités et toutes les douceurs de la vie. [5] Il confia la citadelle à Agathon de Pydne, auquel il laissa une garnison de sept cents Macédoniens. Mais il donna le gouvernement de Babylone et de toutes les satrapies qui s'étendaient jusqu'en Cilicie, à Apollodore d'Amphipolis et Menés de Pella : et laissant à chacun d'eux mille talents, il les chargea de lever autant de soldats qu'il leur serait possible d'en faire avec cette somme. [6] Il donna l'Arménie à Mithrine, qui lui avait livré la citadelle de Sardes. Il employa l'argent qu'on avait trouvé, à distribuer six mines a chaque cavalier, cinq à chaque soldat des alliés et deux à chaque soldat de la phalange macédonienne et fit présent enfin à chaque soldat étranger de la solde de deux mois.

XII. XIII. Le roi reçoit de nouvelles troupes européennes de la part d'Antipater et il perfectionne les exercices militaires.

65 Le roi sorti de Babylone, était déjà en chemin pour la Sitacene lorsqu'il se présenta à lui cinq cents cavaliers et six mille hommes de pied, tous Macédoniens envoyés par Antipater qui avait joint encore à ces premiers six cents cavaliers thraces, trois mille cinq cents hommes d'infanterie Trallienne et trois mille autres du Péloponnèse , accompagnés d'environs mille cavaliers. Le roi reçut encore de la Macédoine en particulier cinquante fils des seigneurs qu'on appelait ses amis ; ceux-ci étaient destinés par leurs pères à former la garde de la personne même du roi. [2] Alexandre leur ayant fait accueil, continua sa route et arriva en six jours de marche dans le gouvernement de la Sitacene : et comme cette province est extrêmement abondante en vivres, il y demeura plusieurs jours, non seulement pour soulager ses troupes de la fatigue de leur marche précédente qui avait été pénible, mais encore pour y faire exactement la revue de son armée, pour élever ses bons officiers à de plus hauts grades militaires et pour rendre ses soldats mêmes plus courageux par le choix de ceux qu'il mettrait à leur tête. [3] Il exécuta ce projet avec une grande attention ; et par le discernement qu'il fit de ceux qu'il éleva à de grandes places, il se procura dans les soldats une armée invincible, et dans les officiers des amis à toute épreuve. [4] Il porta son attention jusqu'à la forme des bataillons et des escadrons, et il inventa plusieurs choses utiles à l'égard des arrangements et des évolutions militaires : et comme tout tendait à la conservation des troupes, en rendant les soldats plus souples à l'ordre de leurs capitaines, et ceux-ci plus intelligents dans ce qu'ils avaient à commander, il rendit les uns et les autres plus hardis et s'attira de la part de tous une affection et un zèle pour son service, qui lui furent d'un grand secours dans toute la suite de ses guerres.

XIV. La ville et le palais de Suse sont livrés à Alexandre par le gouverneur même.

[5] A peine fut-il entré dans la Susiane, que le satrape Abulete lui livra de son propre mouvement la ville et surtout le magnifique palais de Suse. Quelques-uns néanmoins ont écrit que ce gouverneur avait suivi en cette occasion les ordres secrets de Darius, dont l'intention était qu'Alexandre se laissant séduire par des acquisitions si magnifiques et par la vue de tant de trésors qui lui coûtaient si peu, tombât insensiblement dans la mollesse et ne songeât plus à la guerre ; pendant que Darius travaillerait de son côté à se relever de sa chute et à rétablir son empire. 66 Il est vrai qu'Alexandre trouva dans Suse et dans le palais impérial la valeur de plus de quarante mille talents d'or ou d'argent non encore monnayé. [2] Les rois précédents avaient amassé successivement cette somme sans y avoir encore touché, pour trouver une ressource dans les revers imprévus de la fortune. Il y avait outre cela une réserve de neuf mille talents d'or frappés en Dariques, monnaie de Perse. [3] Mais il arriva quelque chose de particulier à Alexandre lorsqu'on étalait ses trésors en sa présence. On l'avait fait asseoir sur le siège ordinaire du roi ; et comme ce siège était trop haut pour lui, un des pages de Darius qui se trouva là, remarquant que les jambes du roi étaient pendantes, alla chercher une table de Darius pour la mettre sous les pieds du roi. [4] Comme il se trouva alors à son aise, il sut bon-gré au page de cette attention: mais un des eunuques du trône touché en ce moment du revers de la fortune de son prince se mit à pleurer. [5] Alexandre lui demanda aussitôt quelle était la cause de ses larmes. L'eunuque lui répondit naïvement : j'étais autrefois le serviteur de Darius et je suis maintenant le vôtre : et je pleure de ce qu'un meuble honorable du temps de mon premier maître est avili sous le second. [6] Alexandre faisant alors réflexion sur le renversement universel de l'empire et de la fortune de la Perse, se reprocha intérieurement à lui-même d'avoir abusé de sa prospérité présente et de n'avoir pas assez respecté le malheur de ceux qu'il avait lui-même vaincus. [7] Aussitôt appelant celui qui lui avait apporté cette table, il lui ordonna de la reporter où il l'avait prise. Philotas arrivant là-dessus, lui dit que cet incident n'était point un outrage qu'il eut fait à la fortune de Darius et que la chose avait plutôt été conduite par une providence particuliers des dieux. Le roi tranquillisé par cette dernière interprétation fit laisser la table sous ses pieds comme on l'avait mise.
67 Alexandre partant de Suse y laissa la mère, les filles et le fils de Darius mais il leur fit donner des maîtres pour leur apprendre la langue grecque, et se mettant à la tête de son armée, il vint en quatre jours sur le Pasitigre. [2] Ce fleuve prend sa source dans les monts Uxiens, passe d'abord sur un fond extrêmement pierreux, même interrompu par des fondrières dans la longueur d'environ mille stades. Il traverse ensuite une plaine de six cents stades où son cours se ralentit de plus en plus, et au bout de laquelle il se décharge enfin dans la mer persique. [3] Alexandre passé de l'autre côté du fleuve, se trouva dans l'Oxiane, pays où abondent les productions de la terre et où leur variété n'est pas moins admirable que leur abondance. C'en pour cela aussi que dès que l'automne a donné à tous les fruits la maturité convenable, ou les a mis en état d'être transportés, tous les marchands les vont prendre là pour les amener en deçà du Tigre dans la Babylonie.

XV. Alexandre se rend maître de Suse.

[4] Cependant Alexandre trouva tous les passages occupés et fermés par Madès parent de Darius, qui avait placé en différents postes des corps de garde soutenus par une armée qu'il commandait. Pendant que le roi examinait toutes ces difficultés, un habitant de ces cantons qui savait parfaitement la carte du pays s'offrit de conduire ses troupes par un sentier étroit inconnu jusqu'à un terrain où elles se trouveraient au-dessus des ennemis. [5] Le roi, acceptant cette offre, confia d'abord a cet homme un certain nombre de soldats, et cependant il s'avança lui-même avec les troupes qu'il avait gardées, pour forcer le passage qu'il voyait devant lui. Pendant que les barbares se de défendaient, ils s'aperçurent que le péril se présentait de deux côtés et ils découvrirent derrière eux, au-dessus de leurs têtes ceux qui étaient déjà passés. Cet aspect leur fit perdre courage et les mit en fuite, de sorte qu'Alexandre maître du passage le fut bientôt de toutes les villes de l'Oxiane. 68 De là il se rendit incessamment dans la Perse proprement dite, et dès le cinquième jour il se vit à l'endroit appelé le pas de Suse. Ariobarsan.. s'en était déjà saisi à la tête d'une armée de vingt-cinq mille hommes d'infanterie et de trois cents cavaliers. [2] Le roi qui espérait de l'emporter de force, s'y rendit par des chemins extrêmement étroits et difficiles, mais où il ne rencontra d'abord personne qui s'opposât a sa marche. Les barbares l'avaient laissé avancer tranquillement; mais quand il fut dans le milieu du plus mauvais chemin, ils commencèrent leur attaque : elle consista à faire rouler sur lui des pierres d'une grosseur énorme, qui écrasèrent un grand nombre de Macédoniens, qui n'eurent pas le temps ou l'espace nécessaire pour les éviter. D'autres lançaient d'un lieu avantageux une multitude de traits, qui ne manquaient point des hommes confusément assemblés. Des pierres jetées seulement avec la main en blessaient un grand nombre. La seule difficulté du chemin ôtait aux soldats la liberté des mouvements nécessaires pour s'en garantir : ainsi il y en eut un grand nombre de tués ou dé blessés. [3] Alexandre qui ne pouvait remédier à cet inconvénient et qui était désolé de voir qu'on ne pouvait ni tuer, ni même blesser un seul d'entre cette espèce d'ennemis, pendant que ses soldats tombaient à tous moments et de tous côtés, fit cesser le combat et ordonner la retraite à son de trompette ; [4] et reculant de plus de trois cents stades de ce fâcheux passage, il posa son camp. De là il s'informa de tous les habitants des environs, s'il n'y avait point quelqu'autre route praticable, on lui redit qu'il n'y en avait aucune autre en droite ligne, mais que pourtant il pourrait arriver à son but par un circuit de plusieurs journées.
Le roi jugea d'abord que ce serait une tâche pour lui de laisser sans sépulture ses soldats morts, ce qui serait même l'indice d'une bataille perdue et d'une déroute complète ; ainsi il leur rendit ce dernier devoir ; après quoi il se fit amener ses prisonniers de guerre. [5] Il s'en trouva un parmi eux qui savait parfaitement les deux langues et surtout celle des Perses. Cet homme lui déclara qu'il était Lycien de naissance ; qu'ayant été pris à la guerre, on l'avait fait gardien de troupeaux et qu'il en avait exercé longtemps la profession autour de ces montagnes. Que cet emploi lui avait donné une grande connaissance du pays ; et qu'ainsi il était en état de conduire l'armée du roi par des chemins couverts d'arbres épais, jusqu'à un poste où elle se trouverait derrière les ennemis qui gardaient actuellement le passage. [6] Le roi après avoir promis à cet homme les plus grandes récompenses, le prit pour guide et suivi de ses gens il parcourut de nuit sur ses pas et à travers beaucoup de neiges des pointes de montagnes fort élevées et séparées les unes des autres par des précipices et par des fondrières. [7] Arrivé enfin jusqu'aux gardes ennemies, il surprit la première qu'il tailla en pièce, il fit toute la seconde prisonnière et ayant mis la troisième ensuite il se rendit maître du passage et fit périr en cette expédition une partie des troupes d'Ariobazane. 69 De là il marcha droit à Persépolis ; et avant que d'y être arrivé il reçut une lettre de Téridate qui en était gouverneur. Cette lettre portait que si Alexandre faisait assez de diligence pour prévenir les troupes que Darius ne manquerait pas d'envoyer pour la défense de cette ville, lui-même Téridate était prêt de lui en ouvrir les portes.

XVI. Alexandre reçoit avec de grandes marques de bonté des Grecs qui avaient été mutilés par les Perses et abandonne au pillage de ses soldats la ville de Persépolis.

[2] Alexandre fit aussitôt doubler le pas à ses troupes et leur fit passer l'Araxe sur un pont volant. Le roi s'avançant toujours, il s'offrit lui un spectacle digne de compassion à l’égard de ceux qui en étaient le sujet et digne de toute vengeance contre ceux qui en avaient été les auteurs. [3] Environ huit cents Grecs en poste de suppliants, qui avaient été pris en guerre par les rois prédécesseurs de Darius, dont quelques-uns mêmes étaient encore jeunes, vinrent se présenter à Alexandre. Ils avaient tous quelque parties du corps coupées, aux uns c'étaient les mains, aux autres les pieds, à d'autres c'étaient les oreilles et à d'autres les narines. [4] Si quelqu'un d'entr'eux avaient appris quelque art ou quelque métier, on avait épargné à ceux-là les parties du corps nécessaires pour exercer cet art ou cette profession. Tous ceux qui les virent prirent compassion de l'état de ces malheureux dont plusieurs étaient déjà même avancés en âge. Alexandre surtout en fut touché jusqu'au point d'en verser des larmes. [5] Tous aussitôt le conjurèrent d'apporter quelque soulagement à leur infortune. Le roi appela sur le champ ses principaux officiers et leur recommanda de prendre soin de ces malheureux ; cédant même à toute sa magnanimité, il leur promit de les faire reconduire tous dans leur patrie. [6] Mais eux-mêmes convinrent entre eux que leur avantage était de demeurer dans le lieu où ils se trouvaient actuellement, parce qu'en se séparant les uns des autres et rentrant chacun dans leur ville, leur difformité particulière pourrait devenir un objet de mépris et de risée ; au lieu qu'en demeurant ensemble, l'égalité de leur infortune devenait un sujet de consolation pour eux et un objet de compassion, ou même un motif de vengeance pour les spectateurs. [7] Ils abordèrent donc le roi une seconde fois et lui rendant compte des réflexions qu'ils avaient faites, ils le supplièrent de favoriser la seconde pensée qu'ils avaient eue. [8] Alexandre s'y prêtant lui-même fit distribuer à chacun d'eux trois drachmes, cinq habits d'hommes et cinq habits de femmes, deux paires de boeufs, cinquante brebis et cinquante boisseaux de blé : il les exempta de tout tribut et recommanda à ses officiers de justice dans la province d'empêcher qu'il leur fut fait aucun tort. [9] C'est ainsi que conformément à son équité naturelle, il en agit à l'égard de ces malheureux.
70 Faisant assembler ensuite ses Macédoniens, il leur dit que Persépolis capitale de la Perse et le siège de ses Rois, avait toujours été la ville de route l'Asie la plus ennemie des Macédoniens. Ainsi il en abandonna le pillage à ses soldats, à l'exception pourtant du palais du Roi. [2] Persépolis était alors la ville la plus riche qu'il y eut sous le soleil. Les Macédoniens entrant de force dans les maisons des particuliers, qu'une longue suite d'années avait pourvues de tout les ameublements qui pouvaient les embellir, y tuèrent tous les hommes et emportèrent tous les ornements et toutes les richesses dont ils les trouvèrent remplies, [3] sans parler d'une très grande quantité d'or et d'argent monnayé, des habits somptueux teints en pourpre ou des étoffes tissues d'or et de soie furent là le prix du vainqueur. Le palais du Roi, qui était le plus grand et le plus célèbre qu'il y eut au monde, pillé à part fut exposé à une dévastation et à une ignominie proportionnée à sa splendeur précédente : [4] les Macédoniens plongés alors dans les richesses ne pouvaient encore assouvir leur cupidité. [5] Il se présentait à eux un si grand nombre de choses précieuses qu'ils oubliaient qu'ils ne pillaient que pour un maître, et songeant à s'approprier différentes pièces qui tombaient sous leur main, ils en vinrent à tirer l'épée les uns contre les autres. Ils tuaient plusieurs de ceux dont la proie leur paraissait plus considérable que la leur ; ou bien ils coupaient le bras à ceux qui l'avançaient pour prendre quelque chose qu'ils voulaient avoir eux-mêmes, [6] ou enfin ils emmenaient de force des femmes chargées de tous leurs ornements pour les dépouiller et en faire des esclaves. C'est ainsi que Persépolis de la plus superbe et de la plus heureuse ville qu'il y eut au monde, devint un objet de mépris et de compassion.
[71] Alexandre entra de son côté dans la citadelle, dont il prit le trésor entier. L'amas en avait été commencé par Cyrus, premier roi de Perse et en avait été continué jusqu'à ce temps-là. Il ne consistait qu'en or et en argent, et l'on y trouva tant en l'une qu'en l'autre espèce, la valeur de six-vingts mille talents. [2] Comme le roi voulait en faire usage pour les besoins de la guerre, il résolut de les faire transporter à Suse pour y être gardés. Dans ce dessein, il fit venir de la Babylonie et de la Susiane même un très grand nombre de bêtes de charge ou de charroi, et entre autre trois mille mulets, qui servent ensuite à porter différentes sommes aux endroits où l'on en avait besoin. [3] Mais il n'en voulut pas laisser la moindre chose à Persépolis dont il haïssait les habitants, auxquels il ne se fiait en aucune forte et dont il voulait même détruire la ville de fond en comble.
Nous croyons au reste devoir faire ici quelque détail qui fasse connaître quelle était la magnificence de Persépolis. [4] La citadelle qui était très grande était environnée d'un triple mur, dont le premier ou l'extérieur n'avait dû être construit qu'avec des frais immenses. Il avait seize coudées de haut et il était accompagné de toutes les défenses convenables. [5] Le second était exactement semblable au premier, excepté qu'il était d'une hauteur exactement double. Le dernier enfin était de forme carrée et de la hauteur de soixante coudées, et tout entier d'une pierre très dure et propre à résister à la durée de tous les siècles. [6] Chacun de ces quatre côtés avait des partes d'airain et des palissades de même métal de la hauteur de vingt coudées, qui les défendaient et qui étaient capables seules d'inspirer de la terreur à ceux qui auraient voulu les attaquer. [7] Du côté de l'orient, il y avait à quatre cents pieds de la ville une montagne qu'on appelait le mont royal. [8] Là étaient les tombeaux des Rois. On n'y arrivait par aucun chemin tracé. Mais les corps étaient portés à leur place par des machines de suspension faites exprès. Dans la citadelle de ce lieu, il y avait des logements pour le Roi et pour tous les gens de guerre ; ces logements étaient fournis de toutes les commodités de la vie; et on y avait ménagé des caves propres à enfermer des trésors. 72 Alexandre fit offrir là aux dieux des sacrifices de victoire pour leur rendre grâce de ses succès, et il y traita magnifiquement ses amis et ses officiers. Enfin tous les conviés étant rassasiés et le vin ayant pris le dessus dans toutes les têtes, on en vint jusqu'à la fureur et à la rage.

XVII. On exécute au sortir d'une débauche de table le projet de mettre le feu au palais de Persépolis.

[2] Une des courtisanes qui avaient été de leur repas, nommée Thaïs, et Athénienne de naissance, s'avisa de dire que la plus belle chose qu'Alexandre pût faire en Asie était qu'a la fin d'un repas où il avait admis des femmes à sa table, il fit brûler et disparaître par leurs mains en un moment le plus fameux édifice de la Perse. [3] Cette proposition présentée à de jeunes gens à qui le vin avait déjà fait perdre la tête, leur fit demander des flambeaux allumés pour venger, disaient-ils, l'impiété commise auparavant par les Perses à l'égard des temples de la Grèce. [4] Ils vinrent même à dire que c'était à Alexandre lui-même à commencer cette expédition. Le roi, flatté de ce discours, les fit tous lever de table et se mit à leur tête : ils disaient entre eux qu'ils allaient offrir à Bacchus une libation de victoire. [5] En un moment un grand nombre de flambeaux furent allumés, les femmes tinrent lieu de musiciens : et le roi guidé par la courtisane Thaïs, marcha au son des fifres et des flûtes comme à une Bacchanale. [6] Thaïs jeta d'abord après le roi son flambeau dans le palais, et tout le reste de la troupe ayant suivi son exemple, le palais entier fut bientôt embrasé par l'étendue qu'on avait donnée à cet incendie volontaire. Ainsi par un événement remarquable, une femme de la plus vile profession conduite uniquement par un esprit de débauche vengea la ville d'Athènes où elle était née, du sacrilège commis autrefois et bien des années auparavant, par le roi Xerxès dans le temple de Minerve.

XVIII. Darius est égorgé par le satrape Bessus.

73 Alexandre partant de là parcourut différentes villes de la Perse ; il en prit quelques-unes de force et quelques autres se rendirent à lui de bonne grâce: après quoi il se mit en marche contre Darius. [2] Celui-ci avait déjà assemblé des troupes de la Bactriane et des autres provinces de son empire. Mais surpris de l'approche d'Alexandre, il se retira précipitamment à Bactres avec les trente mille soldats, ou Perses, ou soudoyés qu'il avait déjà rassemblés. Là, au moment qu'il sortait de la ville pour aller plus loin il fut égorgé en trahison par le satrape Bessus. [3] Alexandre qui songeait à poursuivre Darius, à la tête de ses cavaliers, apprenant sa mort, ne songea qu'à chercher son corps qu'il trouva et qu'il fit ensevelir honorablement. [4] Quelques-uns mêmes ont écrit qu'Alexandre abordant Darius encore vivant le plaignit de ses malheurs et lui promit sur la demande que lui en fit le Roi mourant, de venger sa mort. En effet Alexandre se mit aussitôt en marche contre Bessus ; mais comme celui-ci avait pris les devants et s'était réfugié au fond de la Bactriane, le roi abandonna sa poursuite. Voilà le point où en étaient les affaires de l'Asie.
[5] En Europe, les Lacédémoniens ayant perdu une grande bataille contre Antipater furent obligés de lui envoyer une ambassade pour conclure un traité avec lui. Antipater renvoya l'affaire au conseil des Grecs qui s'assembla à Corinthe. Après bien des harangues faites de part et d'autre, le conseil décida qu'on remettrait l'affaire dans son entier au jugement d'Alexandre auquel on en ferait faire un rapport fidèle. [6] Cependant Antipater reçût pour gage cinquante des citoyens les plus considérables de Sparte, et les Lacédémoniens envoyèrent de leur côté d'autres ambassadeurs à Alexandre pour lui demander pardon de la faute qu'ils avaient com­mise à son égard en attaquant Antipater.

Olympiade 112, an 4. 329 ans avant l'ère chrétienne.

74 Céphisophon étant archonte d'Athènes, on fit consuls à Rome C. Valerius et M. Clodius. Bessus échappé avec Nabarzanés, Barxaente et plusieurs autres des mains d'Alexandre, après le meurtre de Dariu , s'était réfugié dans la Bactriane. Comme il avait été fait satrape de cette province par le roi mort et que cette dignité l'avait fait connaître dans tout le pays, il entreprit de persuader aux peuples et aux troupes de se mettre en liberté. [2] Il leur représenta que la nature même de leur pays était favorable à ce projet, en ce qu'il était d'un abord difficile et qu'il renfermait un assez grand nombre d'habitants pour maintenir l'indépendance qu'il leur proposait d'acquérir. Il se chargea lui-même de conduire la guerre qu'ils auraient à soutenir dans cette entreprise et, persuadant la multitude par l'apparence favorable de ses raisons, il parvint à se faire nommer lui même leur roi. Sous ce titre il leva des troupes, il fit faire toutes sortes d'armes et se disposa avec beaucoup de soin et de diligence à la guerre à laquelle il exposait ses nouveaux sujets. [3] Alexandre qui voyait de son côté que les Macédoniens regardant la mort de Darius comme la fin de leur expédition, n'aspiraient désormais qu'à retourner incessamment dans leur patrie, fit assembler toutes ses troupes et par des discours convenables qu'il leur tint ou en général ou en particulier, il les disposa encore aux travaux nécessaires pour mettre une véritable fin à la guerre qu'il avait entreprise. Cependant prenant à part les soldats auxiliaires des villes grecques, il les remercia en distribuant un talent à chaque homme de cheval et dix mines à chaque homme de pied et leur permit de s'en retourner chez eux. Il leur fit payer outre cela tout ce qui leur était dû de leur service passé, et y ajouta encore ce qu'il fallait à chacun d'eux pour s'en retourner. [4] Mais d'un autre côté il fit présent de trois talents à chacun de ceux qui choisirent de demeurer à son service, satisfaisant d'une part à sa générosité naturelle par des présents si considérables ; mais ayant trouvé d'ailleurs dans les dépouilles de Darius de quoi l'exercer facilement : [5] car il avait reçu des gardiens des trésors du roi de Perse jusqu'à huit mille talents. Ce qu'il avait distribué aux soldats passait treize mille autres, en y comprenant les vases d'or et d'argent qu'il leur avait cédés. Et ce qui avait été pris et pillé montait encore à des sommes plus considérables.

XIX. Expédition d'Alexandre dans l'Hyrcanie: singularités de ce pays.

75 Alexandre passant de là dans l'Hircanie arriva en trois jours dans une e ville nommée Hecatompyle. Comme elle était extrêmement riche, et que toutes les commodités de la vie s'y trouvaient abondamment, il y fit reposer toute sa suite pendant quelques jours, [2] après quoi faisant en une seule marche cent cinquante stades il campa auprès d'un rocher qu'on appelait la grande pierre. On voit au pied un antre qui paraît très vaste , où naît un fleuve appelé le Stiboetes. Ce fleuve sortant à grands flots de sa source, s'élance d'abord jusqu'à trais stades, au bout desquels il rencontre un rocher qui a la forme d'une mamelle, qui le sépare d'abord en deux parties, et au pied duquel est un profond abysse, dans lequel le fleuve précipité avec un grand bruit et beaucoup d'écume, fait sous terre la longueur de trois cents stades et sort de terre encore une fois. [3] Alexandre entrant vers cet endroit là dans l'Hircanie, se vit maître par son seul aspect de toutes les villes de cette province jusqu'à la mer nommée Caspienne et par quelques-uns Hircanienne. On dit qu'il naît dans ses eaux un grand nombre de serpents d'une longueur extraordinaire, et des poissons de toute espèce, très différents en couleur de ceux que nous connaissons. [4] En traversant l'Hircanie il rencontra des habitations qu'on appelle heureuses et qui le sont effectivement : car la campagne y produit une abondance de fruits que l'on ne voit point ailleurs. [5] On dit que chaque cep de vigne fournit une forte et constante mesure de vin, que chaque figuier y produit toujours dix boisseaux de figues et que les grains de blé qui tombent et qui demeurent par hasard sur la terre dans le temps de la moisson, tiennent lieu de toute semaille et produisent pour l'année qui suit une récolte toujours égale à celle de l'année précédente. [6] Il croît là un arbre semblable au chêne ; ses feuilles tendent du miel dont les habitants sont un grand usage. [7] On y voit aussi un insecte ailé qu'ils appellent Anthrèdon plus petit que notre abeille, mais qui est très beau à voir. Il recueille sur les montagnes le suc de toutes les fleurs et se logeant dans les fentes des rochers, ou dans le creux dès arbres frappés de la foudre, il y compose sa cire et y prépare un miel exquis par sa douceur et qui ne le cède point à celui que nous connaissons.
76 Alexandre parcourant ainsi l'Hircanie et les pays circonvoisins, reçût l'hommage de plusieurs des capitaines perses qui avaient fui avec Darius et qui se donnèrent au vainqueur. Il les reçût agréablement et s'attira par cet accueil une grande réputation de douceur et d'humanité [2] mais surtout quinze cents grecs de nation qui s'étaient prêtés à Darius, et tous d'une valeur distinguée, se rangeant alors sous les drapeaux d'Alexandre obtinrent le pardon de leur faute et furent mis aussitôt dans le rang et à la paie des soudoyés.

XX. Les Mandes vaincus et subjugués par Alexandre.

[3] Alexandre parcourant ensuite les bords de la mer Hircanienne, arriva eu pays des Mardes. Ces peuples qui sont d'une force de corps prodigieuse, s'effrayaient peu de la, réputation du roi et ne daignèrent le prévenir par aucune démarche de soumission ou de respect. [4] Au contraire ils distribuèrent en différentes gorges de leurs montagnes, huit mille hommes qui attendaient tranquillement les Macédoniens. Le roi les attaqua, en tua le plus grand nombre et força les autres à se réfugier dans les retraites inaccessibles de leurs montagnes. [5] Il fit ensuite mettre le feu à leurs habitations. Il arriva cependant que les jeunes écuyers qui conduisaient les chevaux du roi s'étant un peu écartés des files, les barbares les surprirent et leur enlevèrent le plus beau de ses chevaux; [6] c'était un présent que Démarate de Corinthe avait fait au roi et le seul cheval dont il se fut servi dans tous les combats qu'il avait donnés en Asie. Le cheval nu ne se laissait monter que par l'écuyer du manège. Mais lorsqu'il était couvert de la housse royale, personne ne pouvait s'en approcher que le roi même, devant lequel il fléchissait les jarrets afin que le roi se mit en selle plus aisément. [7] Alexandre très affligé de cette perte fit couper tous les arbres de la campagne, publier à son de trompe que si on ne lui rendait pas son cheval, il désolerait tout le pays et en ferait égorger tous les habitants. [8] Cette menace produisit son effet. Ces barbares lui ramenèrent le cheval dont ils accompagnèrent encore la restitution de présents considérables. Le tout était conduit par cinquante hommes qui demandèrent pardon au roi pour toute la nation. Alexandre retint en otage les plus considérables de ces députés.

XXI. Thalestris reine des Amazones, vient à la rencontre d'Alexandre.

77 Comme il revenait en Hircanie, Thalestris reine des Amazones et qui possédait tout le pays situé entre le Phasis et le Thermodon, prit des mesures pour se trouver sur son chemin. Cette reine était d'une beauté et en même temps d'une force de corps surprenante : mais de plus elle était célèbre dans toute la nation par son courage extraordinaire. Ayant laissé pour lors son armée sur les confins de l'Hircanie, elle n'avait amené avec elle que trois cents Amazones revêtues comme elle de leurs armes. [2] Alexandre fut frappé d'admiration au spectacle non seulement de l'équipage militaire, mais de la beauté de ces femmes et il demanda à Thalestris quel motif de sa part lui procurait une réception si magnifique. Thalestris lui répondit sans hésiter, que son ambition était d'avoir un enfant de lui, [3] comme d'un prince qui s'était mis par ses exploits au-dessus des autres hommes et dont elle croyait que la profession des armes qu'elle exerçait elle-même avec honneur, la rendait digne. Qu'ainsi elle espérait que le fruit de leur union surpasserait en valeur tous les hommes du monde.
[4] Le roi aisément gagné par cette proposition donna treize jours à Thalestris, après lesquels il la renvoya chargée de magnifiques présents.

XXII. Alexandre se croyant désormais sûr de sa fortune, se laisse aller aux voluptés de la Perse.

Ce conquérant arrivé aux termes de son entreprise contre les Perses et jugeant qu'il s'était assuré l'empire de l'Asie même, commença à se laisser aller par la douceur du climat aux voluptés de la nation. Il voulut d'abord avoir pour officiers de sa chambre des Asiatique, et pour gardes de sa personne les hommes de la plus haute naissance, au nombre desquels fut Oxathrés propre frère de Darius. [5] Il mit ensuite sur sa tête le diadème persan : il prit la robe blanche, la ceinture des rois du pays et tout leur habillement, excepté néanmoins les vêtements intérieurs de la ceinture en bas usités parmi les Perses. Il fit prendre même à ses anis des robes de pourpre et il mit à tous ses chevaux des harnais à la Persique. [6] Outre cela il se fit comme Darius un sérail de courtisanes et il en assembla un nombre égal à celui des jours de l'année, toutes d'une beauté parfaite, comme ayant été prises avec un grand choix sur toutes les beautés de l'Asie. [7] Elles venaient faire le tour du lit du roi, dès qu'il était couché afin qu'il choisit entre elles celle qui lui plairait le plus. Alexandre ne se faisait pas néanmoins une habitude journalière et constante de ces pratiques et il revenait même le plus louvent à son ancienne façon de vivre, par la crainte qu'il avait du mépris et des censures de ses Macédoniens: 78 et comme il sentait bien qu'il ne s'y exposait encore que trop, il tâchait de conserver leur bienveillance par des présents.

XXIII. Réduction du satrape Satibarzane, infidèle à la mémoire de son Roi.

En ce temps-là Alexandre ayant appris que le satrape Satibarzane avait tué les soldats qui lui avaient été laissés par Darius et qu'ensuite il s'était ligué avec Bessus pour attaquer avec lui les Macédoniens, il résolut de lui faire la guerre. Cependant Satibarzane s'était mis en défense avec ses troupes dans Chortacane ville considérable de ces cantons et qui était extrêmement forte par la nature mine de son assiette : [2] néanmoins dès que le roi en eut fait l'enceinte, le satrape commença à redouter la fortune de son agresseur et la valeur non moins célèbre des Macédoniens. Ainsi prenant avec lui deux mille chevaux, il alla trouver Bessus pour le prier de se joindre à son entreprise, après avoir ordonné à tout le reste de ses gens qu'il ne jugeait pas disposés à faire face à l'ennemi, de se retirer sur une certaine montagne d'un très difficile abord et d'où ils pourraient encore aller plus loin en cas d'attaque. [3] Le roi qui par son activité ordinaire les découvrit bientôt les poussa jusqu'à une autre montagne plus haute et plus large que la première où les ayant assiégés il les réduisit à se rendre à discrétion ; [4] après quoi s'étant rendu maître en trente jours de toutes les villes de cette satrapie ou province, il sortit de l'Hircanie et vint jusqu'à la ville royale de Drangine, où il séjourna pour laisser reposer ses troupes.

XXIV. Exécution de Philotas, soupçonné d'avoir conspiré contre le Roi, qui envoie faire tuer Parménion, père de l'accusé, et pour lors gouverneur de la Médie.

79 Ce fut là qu'il se laissa aller à une vengeance cruelle et très indigne de ses moeurs précédentes et du caractère qu'il avait marqué jusqu'alors. Un de ses officiers nommé Dimnus qui était même au nombre de ses amis secrets, offensé par le roi et emporté par sa passion, résolut de lui ôter la vie. [2] Il engagea même dans ce complot un ami de débauche nommé Nicomachus. Celui-ci qui était extrêmement jeune, alla sur le champ communiquer ce secret à son frère qui s'appelait Cebalinus. Ce dernier craignant que quelqu'un ne le prévint dans sa révélation d'un secret de cette importance, se transporta sur le champ dans l'appartement du roi. [3] Le premier qu'il y rencontra fut Philotas, auquel il se pressa de dire la chose et l'invita fortement à la rapporter au roi dans le moment même. Philotas, soit qu'il eût quelque part à ce complot, soit qu'il méprisât cette nouvelle, la reçût froidement ; et abordant Alexandre un moment après, il lui parla de cent choses différentes, sans dire un mot du rapport que lui avait fait Cebalinus. [4] Allant ensuite chez ce dernier il lui dit que dans la conversation qu'il avait eue avec le roi, il n'avait pas trouvé le moment propre pour lui révéler ce secret mais que dès le lendemain il ménagerait l'occasion de parler au roi tête à tête et de lui découvrir le complot. [5] Cependant Philotas ayant usé le lendemain encore du même renvoi, Cephalinus commença à craindre que, remettant ainsi à un tiers une si importante révélation, il ne s'exposât lui-même à quelque soupçon ; ainsi ne s'en rapportant plus à Philotas et, s'adressant à un enfant de la chambre, il lui exposa tout le fait et le chargea de l'aller déclarer au roi sur le champ. Le page enferma aussitôt dans une garde-robe Cebalinus de son propre contentement ; et parlant au roi qui sortait du bain, il lui énonça le complot et ajouta qu'il tenait Cephalinus sous sa clé. Le roi frappé de cette nouvelle fit d'abord saisir Dimnus et confronta lui-même ensuite Cephalinus et Philotas. [6] Le fait ayant été bien établi par les réponses des uns et des autres, Dimnus se tua lui-même et Philotas avoua qu'il y avait eu de sa part un délai imprudent mais il nia constamment d'avoir eu aucune part à la conjuration de sorte qu'Alexandre renvoya l’examen et le jugement de l’affaire aux Macédoniens. 80 Après bien des interrogations et des réponses faites de part et d'autre, les Macédoniens jugèrent les accusés et Philotas lui-même dignes de mort. On impliqua dans cette affaire Parménion père de Philotas et qui avait été le premier favori du roi ; il était alors absent : mais il fut soupçonné d'avoir machiné sa trahison par le ministère de son fils. [2] Philotas mis à la question avoua le fait dans les tourments et fut condamné au supplice usité chez les Macédoniens. On joignit à lui Alexandre de Lynceste détenu depuis trois ans dans les prisons et qu’on avait épargné jusqu'alors à cause de la liaison de parenté qu'il avait avec Antigone. Amené alors devant le tribunal macédonien et s'étant mal défendu, il fut mis à mort avec les autres. [3] Alexandre fit partir sur le champ des courriers sur des dromadaires, avec un ordre secret de prévenir par leur diligence toute nouvelle qui pourrait arriver d'ailleurs à Parménion de la mort de son fils et de le tuer lui-même : ce qui fut exécuté. Parménion était alors gouverneur de la Médie et il faisait sa résidence à Ecbatane où le Roi lui avait confié la garde d'un trésor qui montait à cent quatre-vingts mille talents. [4] Après ces exécutions le roi fit un corps à part de tous les Macédoniens qu'il savait avoir mal parlé de lui, et surtout de ceux qui le désapprouvaient au sujet de la mort de Parménion. Il mettait dans le même ordre ceux qu'il savait avoir écrit en Macédoine des lettres où sa conduite était censurée de peur que ces gens-là ne semassent parmi ses troupes des discours désavantageux à sa personne et nuisibles à ses projets. Il donna à ce nouveau corps le surnom d'extraordinaire. 81 Ayant ainsi mis ordre à ce qui concernait son armée et le gouvernement même de la ville de Drangine, il en partit pour venir chez les Arimaspes : c'était l'ancien nom de ces peuples qui se sont appelés depuis les Evergètes ou les Bienfaisants pour la raison que nous allons dire. Lorsque Cyrus entreprit de transporter l'empire des Mèdes aux Perses, il arriva dans un pays désert, où manquant de toutes choses, il fut exposé à une indigence si affreuse que ses soldats en vinrent à se manger les uns les autres. Alors les Arimaspes lui amenèrent trente mille chariots chargés de vivres ; sauvé par cette générosité, non seulement il accorda à ce peuple toute sorte d'immunités et d'exemptions, mais il changea même leur nom et voulut qu'on ne les appelât désormais que les Evergètes. [2] Alexandre entré chez eux, campa dans leur territoire ; et se voyant accueilli par les habitants, il leur témoigna une confédération particulière et leur fit même des présents dignes de lui. Il en usa de même à l'égard des Gédrosiens, et il donna Téridate pour gouverneur à l'une et à l'autre nation. [3] Pendant le séjour qu'il fit là, il apprit que Satibarzane, amenant de la Bactriane une forte cavalerie chez les Areiens, leur avait fait abandonner le parti du roi. Sur cette nouvelle il envoya à la rencontre de cet ennemi une partie de ses troupes sous la conduite d'Erigius et de Stasanor ; et passant lui-même accompagné du reste de ses troupes dans l'Arachosie , il la soumit bien-tôt à sa puissance.

Olympiade 113, an 1. 328 ans avant l'ère chrétienne.

82 Euthycrite étant archonte d'Athènes, les Romains eurent pour Consuls L. Plotius et L. Papyrius. On célébra l'Olympiade 113. Alexandre conduisit son armée chez les Paropamisades : [2] leur pays s'approche beaucoup du nord. Ainsi il en extrêmement couvert de neige et l'excès du froid en rend l'abord difficile aux étrangers. Ce n'est en sa plus grande partie qu'une vaste plaine sans aucun bois, mais partagée par beaucoup de villages. [3] Les maisons y sont couvertes de tuiles posées les unes au-dessus des autres, de sorte que le toit entier a une forme ronde au haut de laquelle on laisse une ouverture pour recevoir le jour et qui sert de plus à laisser échapper la fumée de leur feu : mais d'ailleurs leurs murailles sans fenêtres les garantissent suffisamment du froid. [4] Au reste l'abondance de la neige qui tombe dans ce climat en tient les habitants enfermés pendant la plus grande partie de l'année dans leurs logis, où ils ont eu la précaution de se pourvoir de toutes les choses nécessaires à la vie. Ils ont soin avant l'entrée de leur hiver de couvrir de terre leurs vignes et leurs arbres, qu'ils découvrent dans le temps de la fleur. [5] Au reste la face du pays entier ne présente ni verdure ni aucune autre couleur agréable. On n'y voit autre chose qu'une neige immense et le brillant de quelques gouttes d'eau gelée dans les intervalles qu'elle laisse. Aussi ne voit-on paraître dans cette région ni oiseau ni bête sauvage ; et le pays entier semble inaccessible à tout animal. [6] Cependant le roi malgré tant d'obstacles pour lui et pour une armée, se laissa emporter à son impatience naturelle, soutenue même du consentement de ses soldats et il entreprit de pénétrer dans l'intérieur de cette région. [7] Il y perdit d'abord un assez grand nombre de ses gens, ou soldats, ou surnuméraires. Quelques-uns frappés de l'éclat de la neige et de l'impression de froid qu'elle faisait en même temps sur les yeux, en perdirent la vue. [8] On ne pouvait rien discerner d'un peu loin : et la fumée qui s'élevait au-dessus des toits indiquait seule à nos voyageurs qu'ils étaient près de quelque habitation. Les soldats ne manquaient pas alors de s'y transporter et de s'y payer de leurs fatigues par l'usage des provisions qu'ils y trouvaient. C'est ainsi même que le roi se mit en possession de tout le pays.
83 Alexandre sortant de là vint camper auprès du Caucase, que quelques-uns appellent encore le mont Paropamison, comme appartenant au pays des Paropamisades. Ayant traversé en seize jours cette montagne dans le sens de sa largeur, il bâtit au pied de sa descente du côté qui conduit à la Médie, une ville qu-il fit appeler Ale­xandrie. Il y a au milieu du mont Caucase un rocher qui a dix stades de tour et quatre de hauteur. On y voit une caverne que les habitants du lieu disent être celle de Prométhée. Ils y montrent les chaînes dont on l'avait lié et le nid du vautour qui lui déchirait le foie. [2] Alexandre fit bâtir aux environs quelques autres villes toutes distantes d'une journée de celle qu'il avait fait appeler Alexandrie. Il y fit loger sept mille barbares de la contrée, trois mille des surnuméraires qui suivaient son camp et ceux de ses soudoyés qui voulurent s'y établir. [3] Mais pour lui, il prit avec son armée le chemin de la Bactriane sur la nouvelle qu'il avait reçue que Bessus avait usurpé le sceptre dans cette province et qu'il assemblait des troupes. Voila ce qui concerne actuellement la personne d'Alexandre. 

XXVI. Expédition des généraux d'Alexandre, envoyés contre les Areïens.

[4] Cependant les généraux qu'il avait envoyés contre les Ariens, trouvèrent les révoltés sous les armes en assez grand nombre et en bon ordre, ayant à leur tête le satrape Satibarzane, vaillant homme et qui savait la guerre. Ils campèrent néanmoins fort près de lui : ce qui donna lieu à différentes escarmouches, peu considérables d'abord par le nombre, mais qui aboutirent enfin à une bataille en forme. [5] Les barbares y avaient tenu la défense et la perte égale de part et d'autre, lorsque Satibarzane ôtant avec la main son casque de dessus sa tête et se faisant connaître aux ennemis, offrit le combat singulier à celui d'entre eux qui voudrait en faire l'essai. [6] Erigyus accepta l'offre et le combat s'étant donné dans les règles, Erigyus demeura vainqueur. Alors les barbares déconcertés de la chute de leur général, prirent le parti le plus sûr et se soumirent à Alexandre.

XXVII. Bessus meurtrier du feu roi de Perse, est livré par Alexandre, au frère même du Roi qui le fait mourir dans les tourments.

[7] De son côté Bessus se portant toujours pour roi y fit un sacrifice aux dieux, à la fuite duquel il invita ses amis à un festin : dans la chaleur du vin, il prit querelle avec un de ses convives nommé Bagodaras et la dispute en vint au point que Bessus était sur le point de le tuer; à quoi pourtant les amis de l'un et de l'autre convive mirent obstacle : [8] cependant celui qui avait couru le risque jugea a propos dés la nuit suivante de se réfugier auprès d'Alexandre. La réception favorable que lui fit le roi, et les présents dont il accompagna son accueil furent un appas dont l'exemple lui gagna l'affection des principaux officiers de Bessus, de sorte que le liant eux-mêmes, ils l'amenèrent de force à Alexandre. [9] Le roi les récompensa amplement de ce service. Il livra Bessus au frère de Darius et aux autres parents du feu Roi pour le punir du meurtre de ce prince et de sa rébellion. Ceux-ci lui firent subir toute sorte d'affronts et de tourments, et ayant enfin coupé son corps en petits morceaux, ils les jetèrent çà et là avec des frondes. La reine admirant en cette occasion la générosité d'Alexandre, lui envoya des présents considérables pour lui marquer sa reconnaissance et lui promit de se conformer en tout a ses volontés.

C'est ici que commence la lacune de seize articles complets et consécutifs du sommaire de ce 17e livre, tel que H. Etienne a donné ce sommaire dans son édition d'après les manuscrits où il a trouvé celui-ci et tous les autres.

Ici, l'auteur de l'ouvrage a repris et retraduit les textes de Quinte-Curce et d'Arrien qui correspondent aux têtes de chapitre : j'ai repris ces textes mais dans d'autres traductions qui se trouvaient déjà sur mon site (Philippe Remacle)

XXVIII. Alexandre perd un grand nombre de ses soldats en traversant un pays sans eau. Tiré de Q. Curce.
VII, V. Ayant remis à Artabaze le gouvernement de la Bactriane, Alexandre y laissa les bagages et les équipages de l'armée, avec une garnison. Il entra alors, suivi de ses troupes légères, dans les déserts de la Sogdiane, marchant toujours pendant la nuit. L'eau manquait, comme nous le disions tout à l'heure, et la soif s'allumait plutôt par le désespoir que par le besoin de boire. Dans l'espace de quatre cents stades, on ne rencontre pas la moindre humidité. L'ardeur du soleil embrase les sables, et, une fois enflammés, ils se répandent au loin comme un incendie sans limite qui dévore tout. Un brouillard s'élève ensuite, produit par l'excessive chaleur de la terre, et dérobe la lumière; ce qui donne aux campagnes l'aspect d'une mer vaste et profonde. La marche de nuit semblait tolérable par le soulagement qu'apportaient aux corps la rosée et la fraîcheur du matin. Mais la chaleur commence avec le jour même; tout ce qu'il y a d'humidité naturelle est absorbé par la sécheresse, qui dessèche la bouche, et brûle jusqu'au fond des entrailles. Aussi ce fut le courage d'abord, puis les forces qui les abandonnèrent; il leur était également pénible de s'arrêter et de marcher. Un petit nombre, conduits par des guides qui connaissaient le pays, avaient trouvé de l'eau les premiers: pendant quelque temps leur soif en fut apaisée; mais avec la chaleur croissante revenait le besoin de se désaltérer. Il fallut leur verser tout ce qu'il y avait de vin et d'huile; et tel était le plaisir qu'ils trouvaient à boire, qu'ils ne s'inquiétaient plus du retour de la soif. Bientôt cependant, appesantis par l'abus qu'ils avaient fait de ces boissons, ils ne pouvaient plus porter leurs armes, ni faire un pas en avant; et ceux à qui l'eau avait manqué se trouvaient bien plus heureux, en voyant leurs compagnons forcés de rejeter celles qu'ils avaient prise sans mesure. Tant de calamités affligeaient le roi; ses amis, qui l'environnaient, le suppliaient de songer à lui: "Sa grande âme, lui disaient-ils, pouvait seule soutenir l'armée défaillante." À ce moment, deux des éclaireurs qui étaient allés en avant pour choisir l'emplacement du camp, arrivèrent chargés d'outres remplies d'eau. Ils les apportaient à leurs fils, qu'ils savaient faire partie de ce corps d'armée et souffrir cruellement de la soif. Alexandre les rencontra, et l'un d'eux, ouvrant aussitôt son outre, remplit un vase qu'il portait en même temps, et le présenta au roi. Il le prend, et leur demande à qui cette eau était destinée. Ils lui répondent que c'est à leurs fils. Alors, leur rendant la coupe pleine comme il l'avait reçue: "Je ne saurais, dit-il, boire seul, ni partager entre tous si peu de chose. Courez donc donner à vos enfants ce que vous avez apporté pour eux."Enfin, aux approches de la nuit, il arriva sur les bords de l'Oxus. Mais une grande partie de l'armée n'avait pu le suivre; il fit donc allumer des feux sur une hauteur, pour que ceux qui avaient peine à suivre reconnussent qu'ils n'étaient pas loin du camp. Quant aux autres, arrivés avec lui les premiers, il les fit boire et manger en toute hâte pour reprendre des forces, et leur commanda de remplir, soit des outres, soit toute autre espèce de vases bons à transporter de l'eau, et d'aller au secours de leurs compagnons. Mais en buvant avec trop d'avidité, il y en eut qui s'étouffèrent et moururent, et le nombre en fut bien plus grand que celui des hommes que perdit Alexandre en aucune de ses batailles. 

XXIX. Les Branchides, ci-devant confinés par les Perses aux extrémités de leur empire, sont exterminés par Alexandre, parce que leurs ancêtres avaient autrefois trahi les Grecs. Tiré de Q. Curce.

VII, V. On était arrivé devant une petite ville, habitée par les Branchides. Jadis, à l'époque où Xerxès revint de Grèce, les Branchides, par son ordre, avaient quitté Milet, et étaient venus s'établir en cet endroit, forcés de s'exiler pour avoir profané, par complaisance pour ce monarque, le temple d'Apollon Didyméen. Les mœurs de leur ancienne patrie ne s'étaient point encore perdues; mais déjà ils parlaient un double langage, où s'étaient mêlés peu à peu, en se corrompant, leur idiome naturel et l'idiome barbare. Ils reçurent le roi avec des transports de joie, remettant entre ses mains et leur ville et leurs personnes. Mais Alexandre ordonna de convoquer les Milésiens qui servaient sous ses drapeaux. Les Milésiens nourrissaient une vieille haine contre la famille des Branchides. Le roi abandonna donc ces derniers à leur discrétion, soit qu'ils conservassent le souvenir de leur trahison, soit qu'ils se laissassent fléchir par le souvenir d'une commune origine. Comme les avis étaient partagés, il leur déclara qu'il déciderait lui-même ce qu'il y avait de mieux à faire. Le lendemain, les Milésiens étant venus le trouver, il ordonne aux Branchides de le suivre; et, arrivé aux portes de leur ville, il y entre accompagné d'un détachement. La phalange reçut l'ordre d'investir les murailles, et, à un signal donné, de piller cette ville, asile de la trahison, et d'en égorger les habitants jusqu'au dernier. De tous côtés, ces malheureux sans défense sont massacrés; et ni la communauté de langage, ni les vêtements sacrés des suppliants, ni leurs prières ne peuvent désarmer la cruauté des bourreaux. Enfin, pour anéantir leur ville, et n'en laisser aucune trace, les murailles en furent minées jusqu'en leurs fondements. Dans leur fureur, que rien n'arrêtait, les Macédoniens ne se contentèrent pas d'abattre, ils allèrent jusqu'à déraciner les arbres des bois sacrés, pour que leurs racines même, arrachées, ne laissassent plus qu'un vaste désert et un sol au loin stérile. Si ces rigueurs eussent été imaginées contre les auteurs mêmes de la trahison, on pourrait les regarder comme une juste vengeance, et non comme une barbarie; mais ce furent alors des arrière-neveux qui expièrent la faute de leurs ancêtres, des hommes qui n'avaient jamais vu Milet, loin d'avoir pu livrer cette ville à Xerxès.

XXX. Le Roi conduit son armée chez les Bactriens et chez les Scythes. Tiré d'Arrien.

IV, I Cependant les Barbares, voisins du fleuve, tombent sur les garnisons macédoniennes, les égorgent, et mettent leurs villes en état de défense. À la sollicitation de ceux qui avaient livré Bessus, beaucoup de Sogdiens s'étaient réunis à eux, et avaient entraîné dans ce parti quelques Bactriens qui craignaient Alexandre, ou du moins quelques résultats fâcheux des délibérations de leurs chefs, dont il avait convoqué l'assemblée à Zariaspe, capitale du pays.
Instruit de leur défection, Alexandre donna ordre à son infanterie de se munir d'échelles, et marche lui-même sur Gaza. Des sept villes occupées par les Barbares, c'était la plus proche. Il détache Cratérus contre Cyropolis, la plus grande du pays, où beaucoup d'entre eux s'étaient retirés ; lui ordonne de camper sous les murs, de les cerner par une circonvallation, de dresser des machines, afin que les habitants, occupés à le repousser, ne pussent venir au secours de leurs voisins.
Arrivé devant Gaza, il fait de suite approcher les échelles et attaquer les murailles bâties en terre et peu élevées. Les archers, les gens de trait, les frondeurs mêlés à l'infanterie ou élevés sur les machines, font pleuvoir une grêle de traits sur les assiégés, les forcent d'abandonner le rempart ; on dresse les échelles ; les Macédoniens escaladent les murs ; Alexandre fait passer tous les hommes au fil de l'épée ; partage les femmes, les enfants et le butin, entre ses soldats. Il marche sur une seconde ville aussi peu fortifiée que Gaza, y entre le même jour ; elle subit le même sort. Le lendemain il en prend une troisième d'assaut. Cependant il envoie sa cavalerie cerner deux autres villes peu éloignées, pour empêcher que leurs habitants, instruits de sa marche et de la défaite de leurs voisins, ne prissent la fuite et lui ôtassent tous les moyens de les poursuivre.
Il ne s'était point trompé, les détachements de cavalerie arrivèrent très à propos ; car les Barbares voyant la fumée des villes embrasées, informés d'ailleurs de leur désastre par quelques fuyards, sortent précipitamment de leurs murs, et donnent tête baissée dans la cavalerie qui les attendait en bon ordre, et qui en tue un grand nombre.
Ces cinq villes prises et détruites en deux jours, Alexandre marche sur Cyropolis. Cette place, bâtie par Cyrus, avait des murs plus élevés et plus solides que les autres. En outre les Barbares les plus belliqueux s'y étaient retirés en grand nombre. Les Macédoniens ne purent la prendre du premier abord. Alexandre, ayant fait approcher les machines, se disposait à battre le mur et à pénétrer par la première brèche ; il observe que, le canal du fleuve qui traverse la ville est à sec, et livre un passage facile aux siens ; il prend avec lui ses gardes, les Hypaspistes, les archers et les Agriens, et tandis que les Barbares sont occupés sur leurs murailles, il se glisse par le canal, avec un petit nombre des siens, dans la ville, dont il fait briser les portes ; ses troupes y entrent sans résistance. Les Barbares, voyant l'ennemi au milieu d'eux, se réunissent contre ceux d'Alexandre ; l’action la plus vive s'engage. Le roi reçoit un coup de pierre à la tête ; Cratérus et plusieurs autres chefs sont atteins de flèches : enfin les Barbares sont chassés de la place publique, tandis que les assaillants forcent le mur abandonné. Huit mille tombèrent sous le fer du vainqueur ; dix mille qui restaient se retranchent dans la citadelle, où ils sont assiégés par Alexandre ; mais comme ils manquaient d'eau, ils se rendirent dès le lendemain.
La septième ville fut prise d'emblée, si l'on en croit Aristobule, et ses défenseurs mis à mort ; mais Ptolémée prétend quelle se rendit ; qu'Alexandre distribua les prisonniers dans son armée, et les fit garder étroitement jusqu'à son départ de la contrée, ne voulant y laisser aucun de ceux qui avaient pris part à la révolte.
Cependant à la nouvelle de la défection des Barbares, l'armée des Scythes Asiatiques s'avançait jusqu'au Tanaïs, prête à fondre sur les Macédoniens, pour peu que le désordre fût considérable ; d'un autre côté, Spitamène assiégeait la garnison de Maracanda. Alexandre détache contre lui Andromaque, Ménédème et Caranus, avec soixante Héthaires, quinze cents stipendiaires à pied, et huit cents à cheval, dont Caranus était le chef. Tout ce détachement marche sous les ordres d'un interprète Lycien, nommé Pharnuque, instruit de la langue des Barbares, et par là propre aux négociations.
Alexandre cependant bâtissait la ville sur le Tanaïs ; ses murs élevés le vingtième jour de travail, reçoivent les Grecs à sa solde, ceux des pays voisins qui voulurent y habiter, et quelques Macédoniens hors d'état de servir.
Il sacrifiait aux Dieux selon le rite accoutumé, et faisait célébrer des jeux gymniques et des courses à cheval, quand il vit sur la rive opposée, des Scythes qui, loin de se retirer, harcelaient les Grecs à coups de traits, le fleuve ayant très peu de largeur. Ils ajoutaient la provocation à l'outrage. « Alexandre, tu n'oses te mesurer aux Scythes ; si tu l'osais tu sentirais combien ils diffèrent des Barbares de l'Asie. »
Irrité de ces injures, Alexandre veut traverser le fleuve et ordonne pour le passage les dispositions accoutumées. Le ciel consulté par des sacrifices n'annonce rien de favorable. Ce présage déplaît au roi ; cependant il cède, il s'arrête. Mais les Scythes continuant à le provoquer, il ordonne de nouveaux sacrifices. Aristandre lui annonce le danger du passage. « Il n'en est point que je n'affronte, plutôt que de me voir, moi vainqueur de presque toute l'Asie, insulter par des Scythes, comme le fut autrefois Darius. - Mon devoir est de vous révéler la volonté des Dieux, et non ce qu'il vous plairait d'entendre. »
Néanmoins tout étant disposé pour le passage, les troupes sous les armes aux bords du fleuve, Alexandre fait jouer les machines : quelques Scythes sons blessés ; un d'entre eux, atteint par un trait terrible qui perce le bouclier et la cuirasse, tombe de cheval ; épouvantés, les autres reculent.
Alexandre, profitant de leur désordre, fait sonner les trompettes, se jette le premier dans le fleuve, toute son armés le suit : il fait traverser d'abord les frondeurs et les archers pour empêcher, à coups de traits, les Scythes d'approcher la phalange dans son passage, avant que toute la cavalerie fût à l'autre bord.
Toute l'armée ayant traversé le fleuve, il détache contre les Scythes un corps de chevaux alliés, et quatre escadrons de Sarissophores. L'ennemi bien plus nombreux soutient leur choc, les tourne avec sa cavalerie, les accable de traits, et se replie en bon ordre. Les archers, les Agriens et l'infanterie légère, sous les ordres de Balacre, volent à leur secours. Dès qu'on en fut aux mains, trois corps d'Hétaires et les archers à cheval viennent les soutenir. Alexandre donne lui-même de front avec toute sa cavalerie ; l'ennemi serré de près par les hommes et les chevaux, ne pouvait plus voltiger et se développer nomme auparavant. Il prend la fuite, laisse mille morts sur le champ de bataille, dont Satrace, un de leurs chefs, et cent cinquante prisonniers.

XXXI. Les principaux d'entre les Sogdiens conduits au supplice, sont délivrés contre leur espérance. Tiré de Q. Curce.

VII, X. Trente prisonniers sogdiens de distinction, tous remarquables par la rare vigueur de leur corps, avaient été amenés devant Alexandre. Ayant appris de la bouche d'un interprète, que, par l'ordre du roi, on les traînait au supplice, ils se mirent à entonner un chant d'allégresse, et à témoigner, par des danses et des gestes extravagants, la joie de leurs cœurs. Le roi, étonné du courage avec lequel ils marchaient à la mort, les fit rappeler, et leur demanda d'où leur venaient ces transports de joie, lorsqu'ils avaient le supplice devant les yeux. Ils répondirent que, si un autre les eût fait périr, ils seraient morts tristes; mais que, rendus à leurs ancêtres par un si grand roi, vainqueur de toutes les nations, ils allaient jouir d'une mort honorable, objet des vœux de tout homme de cœur, et qu'ils la célébraient par des chants à leur manière et par des témoignages d'allégresse. "Eh bien! donc, leur dit Alexandre, me promettez-vous de vivre sans haine pour moi, si vous vivez par un bienfait de ma clémence?" Ils répliquèrent qu'ils n'avaient jamais eu de haine pour lui; mais que, provoqués à la guerre, ils avaient été ses ennemis. Que si on les avait mis à l'épreuve par des bienfaits plutôt que par des outrages, ils eussent essayé de ne pas se laisser vaincre en bons procédés. Et comme il leur demandait quel gage ils comptaient lui donner de leur fidélité: "La vie que nous avons reçue de toi sera ce gage, répondirent-ils; nous serons prêts à te la rendre quand tu nous la redemanderas." Et ils tinrent leur promesse. Ceux qui s'en retournèrent dans leurs demeures maintinrent leurs concitoyens dans l'obéissance; et les quatre qui restèrent pour prendre leur place parmi les gardes de la personne royale, ne le cédèrent à aucun des Macédoniens en dévouement pour Alexandre.

XXXII. Comment Alexandre défit les Sogdiens, et leur tua plus de six vingt mille hommes. 

Cet article du sommaire n'est rempli par quoique ce soit.

XXXIII. Le Roi châtie les Bactriens et subjugue une seconde fois les Sogdiens. Il fait constuire des forts en des endroits convenables pour réprimer les rebelles. Tiré d'Arrien.

IV, 6 Alexandre marche de nouveau vers l'Oxus, contre les Sogdiens retirés dans leurs places fortes, après avoir refusé d'obéir au satrape qu'il leur avait donné. Il campe aux bords du fleuve : on vit, dit-on, sourdre près de la tente d'Alexandre deux fontaines, l'une d'eau vive, et l'autre d'huile. Ptolémée, averti le premier de ce prodige en instruit Alexandre, qui sacrifie après avoir consulté-les devins. Aristandre lui prédit de grands travaux et la victoire.
Il pousse vers les Sogdiens avec une partie de l'armée, après avoir laissé Polysperchon, Attalus, Gorgias et Méléagre, avec une partie de ses troupes dans la Bactriane, pour prévenir les troubles, contenir les Barbares et combattre les révoltés. Il divise son armée en cinq corps ; le premier, sous la conduite d'Ephestion ; le second, sous Ptolémée ; le troisième, sous Perdiccas ; le quatrième, sous Coenus et Artabaze ; et, dirigeant lui-même le cinquième, il s'avance vers Maracanda. Les autres se portèrent de différents côtés, et, faisant le siège des places, contraignirent les révoltés à se rendre de force ou de composition. Ces différents corps, après avoir parcouru la Sogdiane, se réunissent sous les murs de Maracanda, Héphaestion est chargé de conduire des colonies dans les villes de la Sogdiane ; Coenus et Artabaze marchent vers les Scythes, chez lesquels Spitamène s'était réfugié.
Alexandre, avec le reste de l'armée entre dans la Sogdiane, dont il soumet facilement les villes occupées parles Barbares révoltés.

XXXIV. Troisieme révolte des Sogdiens; prise de la citadelle du Rocher et de tous ceux qui s'y étaient renfermés. Tiré d'Arrien.

IV, CHAP. 7. Au printemps, on part pour assiéger la roche des Sogdiens. C'est dans cette place inexpugnable que s'étaient réfugiés une foule d'habitants, et Oxyarte avec sa femme et ses filles, après avoir abandonné le parti d'Alexandre. La prise de ce poste enlevait aux Sogdiens leur dernier boulevard. Alexandre s'approche mais il ne voit de tous côtés qu'une hauteur escarpée, couverte de neige ; inabordable. Les Barbares étaient approvisionnés pour un long siège, et ne manquaient point d'eau. Alexandre leur fait proposer d'entrer en composition, avec la facilité de se retirer chez eux ; mais les Barbares se prenant à rire, lui demandent si ses soldats ont des ailes ; qu'ils se croyaient au-dessus de toute atteinte. Irrité de cette réponse superbe, Alexandre, pour satisfaire à la fois sa vengeance et sa gloire, résolut d'emporter la place. Il fait publier par un héraut, que le premier de tous qui montera à l'assaut obtiendra douze talents ; le second, le troisième et tous ceux qui leur succéderont, des récompenses proportionnées, jusqu'au dernier, qui recevra trois cents dariques.
Des Macédoniens, excités à la fois par leur courage et la récompense, se présentent au nombre de trois cents, choisis parmi ceux exercés à ces sortes de travaux. Ils sont armés de crampons de fer qu'ils doivent ficher clans la glace ou dans la roche, et auxquels ils attachent de fortes cordes. Se dirigeant pendant la nuit du côté le plus escarpé et le moins gardé, à l'aide de ces crampons et d'efforts redoublés, ils arrivent de différents côtés sur le sommet. À cet assaut, trente roulèrent dans les précipices et dans les neiges ; on ne put retrouver leurs corps. Arrivés sur le sommet, les Macédoniens élèvent un drapeau, c'était le signal convenu. Alexandre députe un héraut vers les postes avancés des Barbares pour leur annoncer qu'ils aient à se rendre ; que ses soldats ont des ailes ; qu'ils lèvent les yeux, les hauteurs sont occupées par les Macédoniens. À cet aspect imprévu, s'imaginant que les assaillants étaient en plus grand nombre et mieux armés, les Barbares se rendirent.
Parmi les prisonniers on compta un grand nombre de femmes et d'enfants entre autres ceux d'Oxyarte ;

XXXV. Chasse faite par Alexandre dans la Basarie, dont la capitale s'appelloit Basiste et de la multitude des bêtes sauvages qui se trouve dans cette province. Tiré de Q. Curce.

VIII, 1 Après avoir accueilli avec bonté l'une et l'autre députation, il s'arrêta pour attendre Héphestion et Artabaze; et, lorsqu'ils l'eurent rejoint, il entra dans la contrée appelée Bazaira.
Les plus éclatantes marques de l'opulence barbare sont, en ce pays, des troupeaux de bêtes fauves de noble race, enfermés dans des parcs et des bois immenses. On choisit à cet effet de vastes forêts, où d'abondantes sources d'eau vive entretiennent la fraîcheur; les parcs sont entourés de murs, et des tours y servent de retraite aux chasseurs. Il y avait un de ces bois, qui, d'après une tradition constante, était resté intact depuis quatre générations consécutives. Alexandre y étant entré avec toute son armée, ordonna que l'on fit une battue générale. Le hasard voulut qu'un lion d'une taille extraordinaire s'élançât pour se jeter sur le roi lui-même. Déjà Lysimaque, qui fut roi dans la suite, et qui se trouvait alors au plus près d'Alexandre, avait présenté son épieu à l'animal, lorsque le roi le repoussa, et, lui ordonnant de se retirer, ajouta qu'il pouvait, aussi bien que Lysimaque, tuer à lui seul un lion. Lysimaque, en effet, un jour qu'il chassait en Syrie, avait tué seul un de ces animaux de la plus monstrueuse grosseur; mais ayant eu l'épaule gauche déchirée jusqu'aux os, il avait couru un très grand danger. Alexandre, qui lui reprochait cet accident même, montra plus de courage encore à agir qu'à parler; car, non seulement il ne manqua pas l'animal, mais il le tua du premier coup. Le bruit mensonger qui a couru qu'Alexandre avait exposé Lysimaque à la fureur d'un lion n'a d'autre source, à mon avis, que l'aventure dont nous parlions tout à l'heure.
Quel qu'eût été, du reste, le bonheur d'Alexandre à se tirer de ce péril, les Macédoniens arrêtèrent, en vertu d'une coutume de leur nation, qu'il ne chasserait plus à pied ou sans une escorte choisie parmi les principaux de sa cour et les amis. Quatre mille bêtes avaient été abattues, et toute l'armée mangea avec le roi dans ce même bois. 

XXXVI. Irrévérence à l'égard du Dieu Bacchus et meurtre de Clitus dans un festin. Tiré d'Arrien.

IV, CHAP. 3. Ces réflexions amènent naturellement le récit du meurtre de Clitus, quoi qu'il n'ait eu lieu que quelque temps après.
Les Macédoniens avaient fixé la fête de Bacchus à un jour particulier, dans lequel Alexandre sacrifiait, chaque année, à ce Dieu ; mais alors, négligeant le culte de Bacchus, il consacra ce jour aux Dioscures, et depuis il institua en leur honneur des sacrifices suivis d'un festin. Après avoir vidé un grand nombre de coupes, selon l'usage des Barbares imités par Alexandre, toutes les têtes échauffées par le vin, on parla des Dioscures dont on faisait remonter l'origine à Jupiter et non pas à Tyndare. Quelques-uns uns des convives, quelques flatteurs (et cette peste fut et sera toujours la ruine des rois et des empires), avancèrent que les exploits de Castor et Pollux ne pouvaient se comparer à ceux d'Alexandre. D'autres osèrent blasphémer contre Hercule, et détestèrent le démon de l'envie qui empêche les héros de recevoir dès leur vivant les honneurs qui leur sont dus.
Clitus, irrité de longue main du changement d'Alexandre et des flatteries de ses courtisans ; animé par le vin et supportant d'ailleurs impatiemment l'offense faite aux Dieux, et l'abaissement injurieux de la gloire des anciens héros pour relever celle du conquérant. « Et qu'a-t-il donc fait de si grand, de si admirable pour mériter de tels éloges ? A-t-il acquis seul la gloire de ses conquêtes, n'en doit-il pas une grande partie aux Macédoniens ? »
Le discours de Clitus offense Alexandre. Je ne saurais ici l'approuver; dans une orgie, le plus sage était de garder le silence, et de ne point mêler sa voix à celle des flatteurs.
D'autres cependant rappellent les exploits de Philippe, les rabaissent et vont jusqu'à les contester pour rehausser ceux de son fils. Clitus, hors de lui, commence l'éloge de Philippe et la satire d'Alexandre, s'exhale en reproches amers ; et tendant vers lui la main en le bravant : « Alexandre, sans le secours de ce bras, tu périssais dès le Granique. »
Enflammé de colère par l'outrage et les injures de Clitus, Alexandre s'élance sur lui ; on le retient. Il appelle alors à grands cris ses Hypaspistes, et comme ils n'avançaient point, il s'écria : « Me voilà donc comme Darius retenu par d'autres Bessus ! Il ne me reste de roi que le nom. » Il échappe alors aux bras de ceux qui l'entourent, saisit ou reçoit la pique d'un de ses gardes, et perce Clitus.
Aristobule ne rapporte point l'origine de cette querelle ; il rejette tout le tort sur Clitus : il raconte qu'au moment où Alexandre, dans son transport, s'élança pour le tuer, Clitus avait été entraîné hors de l'enceinte par Ptolémée ; mais qu'il ne put rester dans le poste où il avait été contraint de se retirer, et qu'entendant Alexandre appeler Clitus à haute voix, il revint en disant : « Le voici Clitus. » À ces mots, il fut percé du trait mortel.
Je blâme Clitus d'avoir outragé son prince, je plains Alexandre de s'être livré à deux passions indignes du sage et du héros, la colère et l'ivrognerie ; et je le loue ensuite d'avoir, sur-le--champ, passé du crime au repentir.
Quelques historiens rapportent qu'appuyant de suite la base de la pique contre la muraille, et, tournant la pointe vers son coeur, il voulut terminer aussitôt une vie souillée par le meurtre de son ami. On ne trouve ce fait que chez un petit nombre ; le plus grand s'accorde sur les détails suivants. Retiré dans sa tente, il arrosa sa couche de larmes ; le nom de la victime sortait de sa bouche au milieu des sanglots, et s'adressant à la soeur de Clitus qui avait été sa nourrice : « Ma seconde mère ! que ton fils a bien reconnu tes soins ! ton fils a vu périr les tiens pour lui, et il a tué ton frère de sa main ! Je suis le meurtrier de mes amis. » Pendant trois jours il refusa toute nourriture, et ne prit aucun soin de sa personne.
Les prêtres de répandre qu'il l'allait ici reconnaître le courroux de Bacchus, indigné qu'Alexandre eût négligé ses honneurs. Trop heureux de pouvoir rejeter son crime sur la colère céleste, Alexandre sacrifie à Bacchus, aussitôt que ses amis l'eurent déterminé à accepter de la nourriture.

XXXVII. Mort de Callisthene. Tiré d'Arrien.

CHAP. 4. On dit aussi qu'Alexandre voulut se faire adorer comme un Dieu, et passer pour le fils d'Ammon, plutôt que pour celui de Philippe. Déjà plein d'enthousiasme pour ces usages et les peuples de l'Asie dont il avait emprunté le costume, il n'avait pas besoin, pour arriver à ce dernier excès, d'y être poussé par des sophistes, par un Anaxarque ou par le poète grec Agis.
Callisthène d'Olynthe, disciple d'Aristote et de moeurs sévères, le désapprouvait hautement, et avec raison : mais il faut cependant blâmer l'orgueil qui lui faisait dire, s'il faut en croire quelques récits, sans autorité, que ses propres écrits étaient au-dessus des exploits d'Alexandre, qu'il ne s'en était point approché pour acquérir de la gloire, mais pour lui en donner, et que ce prince devait attendre l'immortalité de l'histoire qu'il écrivait, et non des contes qu'Olympias avait faits sur sa naissance. D'autres racontent que Phitotas lui demandant un jour quel était le héros le plus honoré chez les Athéniens, il lui répondit : « Un tyrannicide, c'est Harmodius, c'est Aristogiton. » Philotas insistant : « Et dans quel pays des Grecs le tyrannicide pourrait-il trouver un refuge ? » « Chez les Athéniens. Les Athéniens ont défendu les fils d'Hercule contre la tyrannie d'Euristhée. »
Callisthène s'opposa aux honneurs divins que réclamait l'orgueil d'Alexandre. Voici les faits.
Alexandre était convenu avec les sophistes, et les grands de la Perse qui composaient sa cour, de faire tomber à table la conversation sur cet objet. Anaxarque prenant la parole, avance qu'Alexandre a plus de droits aux honneurs, divins qu'Hercule et Bacchus, dont il a surpassé les exploits par le nombre et la grandeur des siens ; que ce héros est leur prince, et que les autres étaient étrangers, l'un de Thèbes et l'autre d'Argos ; que le seul titre de ce dernier était de compter parmi ses descendants, Alexandre à qui la postérité élèverait des autels après sa mort ; qu'il était convenable de lui décerner, dès son vivant, des honneurs qu'il pourrait sentir et reconnaître.
Anaxarque ajouta plusieurs autres considérations à ce discours. Déjà les courtisans qui étaient dans te secret de cette proposition, commençaient à se prosterner pour adorer le prince : les Macédoniens gardent un silence de désapprobation ; et Callisthène le rompant le premier : « Oui, sans doute, Alexandre est digne des plus grands honneurs qu'un mortel puisse recevoir ; mais la sagesse a établi une différence entre ceux que l'on doit aux Dieux et ceux que l'on accorde aux hommes. On érige aux Dieux des temples, des autels ; aux hommes, des statues ; les sacrifices, les libations, les hymnes sont pour les Dieux, il reste aux hommes nos éloges. La Divinité est reculée dans le sanctuaire, on ne peut en approcher, on l'adore ; on aborde l'humanité, on la touche, on la salue. Au milieu de ces fêtes, de ces chants en l'honneur des Dieux, on assigne cependant, à chacun d'entre eux, un culte distinct, comment n'en séparerait-on pas les hommages rendus aux héros ? Il n'est point convenable de confondre tous ces rapports, soit en élevant les hommes jusqu'aux Dieux, soit en ravalant les Dieux jusqu'aux hommes. Alexandre permettrait-il qu'un particulier usurpât le titre et les prérogatives de la royauté ? Les Dieux doivent-ils être moins indignés de voir un simple mortel affecter ou obtenir leurs honneurs suprêmes? Qu’Alexandre soit le premier des héros, le plus grand des rois, le plus illustre des capitaines, qui peut en douter Anaxarque ? Mais n'était-ce pas à toi, dont il consulte l'éloquence et la philosophie, à le dissuader de cet excès. Tu devrais te souvenir que tu ne parles pas ici à quelque Cambyse, à quelque Xerxès, mais au fils de Philippe, mais au descendant d'Hercule et d'Achille, mais à un prince dont les ancêtres, venus d'Argos dans la Macédoine, n'y ont point obtenu l'empire par la force et la violence, mais conformément à» nos lois. Hercule ne reçut pas les honneurs divins pendant sa vie, et, même après sa mort, il ne les dut qu'à l'ordre d'un oracle. Que si, nous voyant en petit nombre au milieu des Barbares, tu veux en prendre les moeurs, Alexandre, souviens-toi de la Grèce. C'est pour soumettre l'Asie à la Grèce que cette expédition a été entreprise. Espères-tu à ton retour, forcer les plus libres des hommes, les Grecs à t'adorer ? ou, s'ils sont exempts de cette honte, est-ce aux Macédoniens seuls que tu la réserves ? ou bien ambitionnes-tu un double hommage, homme pour les Grecs et les Macédoniens, veux-tu être un Dieu pour les Barbares ? Cette loi des Perses et des Mèdes, je le sais, on la fait remonter au fils de Cambyse, à Cyrus, le premier que l'on ait adoré parmi les hommes ; mais tu sais aussi que l'orgueil de ce Dieu fut humilié par un peuple pauvre, mais libre, par les Scythes. D'autres Scythes ont châtié l'insolence de Darius; les Athéniens et les Lacédémoniens, celle de Xerxès ; Cléarque et Xénophon, à la tête seulement de dix mille hommes firent trembler Artaxerxès, et toi même, tu as vaincu Darius avant d'être adoré. »
Callisthène continua avec la même énergie : elle importuna Alexandre, mais plut aux Macédoniens. Alors les affidés d'Alexandre leur donnent le signal de l'adoration. On se tait, et les Perses, les plus avancés en âge et en dignité, se lèvent et l'adorent tour-à-tour. L'un d'eux, l'ayant fait d'une manière absolument abjecte, Léonnatus, un des Hétaires, se prit à rire. Alexandre s'en tint offensé, et ne pardonna que par la suite à Léonnatus.
Le fait est raconté différemment par d'autres. Alexandre couronnant une coupe d'or l'aurait présentée à la ronde, en s'adressant d'abord aux complices du projet d'adoration. Le premier, après avoir vidé la coupe, se serait levé, prosterné ensuite à ses pieds, et en aurait été embrassé. L'exemple suivi de proche en proche, Callisthène, à son tour, se serait avancé pour recevoir l'embrassement, mais sans se prosterner : Alexandre occupé à causer avec Hephæstion, n'y aurait pas fait attention, si l'un des Hétaires, Démétrius ne l'eût averti de la noble hardiesse de Callisthène qui, alors repoussé par Alexandre, se serait retiré en disant « Je n'y perds qu'un embrassement. »
Je n'insisterai point sur les fautes d'Alexandre ; mais je ne puis applaudir à ce que la philosophie de Callisthène eut d'excessif. Il suffit, dans ces circonstances, de se renfermer dans la modération ; pour être utile à un prince, il faut en savoir ménager les intérêts. La haine d'Alexandre contre Callisthène paraît justifiée par la rudesse de la franchise et de la vanité qu'il développa à contre-temps. De là cette promptitude d'Alexandre à croire aux délations qui accusaient Callisthène d'avoir pris part à la conjuration formée contre ce prince par les adolescents attachés à son service ; on allait jusqu'à accuser le philosophe de les y avoir excités. Telle fut l'origine de cette conjuration.

XXXVIII. Expédition du Roi dans le païs des Nautaques, où il perdit une partie de ses troupes dans un déluge de neiges. Tiré de Q. Curce.

VIII, IV. Ces affaires terminées, il quitta, au bout de trois mois, ses quartiers d'hiver, pour s'acheminer vers une contrée nommée Gazabe. La première journée de marche fut tranquille; la suivante, sans être encore orageuse ni pénible, fut cependant plus sombre que celle qui avait précédé, et laissa pressentir un temps plus rigoureux encore. Le troisième jour, les éclairs commencèrent à briller dans toutes les parties de l'horizon, et leur lueur, tour à tour perçant les ténèbres et s'y cachant, outre qu'elle éblouissait les yeux de l'armée en marche, frappait les esprits d'épouvante. Le ciel retentissait d'un grondement presque continuel; de tous côtés, la foudre tombant s'offrait aux regards, et le soldat, les oreilles assourdies et le cœur glacé d'effroi, n'osait ni avancer ni s'arrêter. Un instant après, des torrents de pluie mêlée de grêle inondèrent la terre: ils s'en garantirent d'abord, à couvert sous leurs armes; mais bientôt leurs mains glissantes et engourdies devinrent hors d'état de les tenir; ils ne savaient même plus dans quelle direction se tourner, trouvant de chaque côté la tempête plus violente à mesure qu'ils s'efforçaient de l'éviter.
Alors, on les vit rompre leurs rangs, et se répandre en désordre dans toute la forêt; plusieurs, abattus par la crainte, avant de l'être par la fatigue, se couchèrent sur la terre, quoique l'excès du froid eût transformé la pluie en une couche de glace. D'autres s'appuyèrent contre des troncs d'arbres: ce fut là le soutien et l'abri du plus grand nombre. Ils n'ignoraient pas qu'ils ne faisaient que choisir une place pour y mourir, et que, dans leur immobilité, la chaleur vitale allait les abandonner; mais l'inaction plaisait à leurs corps épuisés de lassitude, et une mort certaine ne les effrayait point, pourvu qu'ils se reposassent: car le fléau qui les frappait n'était pas seulement terrible, mais encore opiniâtre; et la lumière, cette consolation naturelle de l'homme, déjà voilée par une tempête aussi sombre que la nuit, achevait de disparaître par l'épaisseur des bois.
Le roi seul, sachant supporter tant de maux, allait et venait autour des soldats, ralliait ceux qu'il trouvait dispersés, relevait de terre les malheureux qui s'y étaient étendus, leur montrait au loin la fumée qui sortait des cabanes, et les exhortait à gagner en toute hâte les abris les plus voisins. Et ce qui contribua surtout à les sauver, c'est que, voyant leur roi se multiplier lui-même pour la fatigue et supporter des maux auxquels ils avaient cédé, ils rougissaient de l'abandonner. À la fin, la nécessité, plus puissante dans la détresse que la raison même, leur fit trouver un remède contre l'excès du froid. La hache à la main, ils commencèrent à faire de grands abattis d'arbres, et de côté et d'autre mirent le feu au monceau de bois qu'ils avaient amassé. On eût dit qu'un vaste incendie consumait la forêt tout entière, et à peine quelque place restait-elle pour les soldats au milieu des flammes. Cependant cette chaleur rendit le mouvement à leurs membres engourdis, et peu à peu leur respiration, gênée par le froid, devint plus libre. Les uns se réfugièrent dans les cabanes des Barbares que la nécessité leur fit chercher jusqu'aux extrémités de la forêt; les autres s'abritèrent sous leurs tentes, qu'ils établirent sur le sol tout humide, mais quand déjà commençaient à s'apaiser les rigueurs de l'orage. Cette tempête emporta mille hommes, tant soldats que valets et vivandiers. On raconte qu'on en trouva plusieurs appuyés contre des troncs d'arbres, et qui paraissaient non seulement vivre encore, mais même causer entre eux, leurs corps ayant gardé l'attitude où la mort était venue les surprendre.

XXXIX. Alexandre épris d'amour pour Roxane, fille d'Oxyartés, l'épouse solemnellement et il invite un grand nombre de ses amis à épouser à son exemple les filles des principaux d'entre les Barbares. Tiré d'Arrien et déplacé dans Rhod.

Parmi les prisonniers on compta un grand nombre de femmes et d'enfants entre autres ceux d'Oxyarte ; l'une de ses filles, Roxane, nubile depuis peu était la plus distinguée des beautés de l'Asie, après la femme de Darius. Alexandre en est épris, et loin d'user des droits du vainqueur sur sa captive, il l'élève au rang de son épouse, action bien plus digne d'éloge que de blâme.
Il avait respecté autrefois la femme de Darius, la plus belle de celles de l'Orient, soit indifférence, soit modération, et cela dans la fleur de l'âge, au comble des succès, dans cette situation où les passions ne gardent plus aucune mesure : retenue louable, et que l'amour seul de la gloire pouvait conseiller.

XL. Répétition superflue de l'art. 38. précédent.

XLI. Passage d'Alexandre dans les Indes, où il extermine la premiere nation qu'il y trouve, pour imprimer de la crainte aux autres. Tiré d'Arrien.

IV, 8 Vers le milieu du printemps, Alexandre prend la route de l'Inde avec toutes ses troupes, dont il détache seulement dix mille hommes de pied, et trois mille cinq cents chevaux sous la conduite d'Amyntas qui doit contenir la Bactriane. Après avoir passé le Caucase en dix jours de marche, il parvint à la ville d'Alexandre, qu'il avait fait bâtir dans la Paropamise lors de sa première expédition en Bactriane. Il en destitua le commandant pour n'avoir pas rempli les devoirs de sa charge ; et ayant appelé, pour repeupler la ville, les Finitimes ainsi que les Macédoniens mis hors de combat, il en confia le gouvernement à Nicanor, l'un des Hétaires. Tyriaspe fut nommé satrape de toute la Paropamise et des contrées qui s'étendent jusqu'aux bords du Cophès.
Il passe par Nicée et sacrifie à Pallas. Un héraut le précède et va prévenir Taxile et les autres Anactes, au-delà du fleuve, qu'ils aient à se rendre auprès d'Alexandre partout où il serait. Taxile et les Anactes obéissent ; ils apportent les plus rares présents, et promettent de lui envoyer des éléphants au nombre de vingt-cinq.
Alexandre partage son armée et abandonne à Héphoestion et Perdiccas le commandement d'une partie composée des troupes de Gorgias, de Clitus, de Méléagre, de la moitié des Hétaires à cheval et de la totalité des troupes stipendiaires, avec ordre de marcher dans la Peucelatide vers l'Indus, d'y soumettre toutes les villes de force ou par composition, et une fois arrivés aux bords du fleuve, d'y faire tous les préparatifs pour en faciliter le passage. Ils sont accompagnés de Taxile et des autres Anactes. Les ordres d'Alexandre sont exécutés. Astès, hipparque de la Peucelatide, se révolte, s'enferme dans une ville, qu'Héphaestion assiège et prend d'assaut le trentième jour. Astès y périt. On établit à sa place Sangée, qui abandonnant le parti d'Astès pour celui de Taxile, mérita ainsi la confiance d'Alexandre.
Alexandre suivi des Hypaspistes, de l'autre moitié des Hétaires à cheval, des Hetaires à pied, des archers, des Agriens et de la cavalerie des hommes de trait, pousse vers les Aspiens, les Thyréens et les Arasaques : il côtoie le Choès, se dirige par des hauteurs difficiles et escarpées, traverse le fleuve avec peine. Apprenant que les Barbares se sont réfugiés dans leurs montagnes et leurs places fortes, il laisse en arrière son infanterie avec ordre de le suivre au petit pas, s'avance rapidement avec toute sa cavalerie et huit cents hommes de la phalange qu'il fait monter en croupe tout armés.
Il trouve tous les habitants de la première ville avancée, rangés en bataille aux pieds de leurs murs, dans lesquels il les rejette du premier choc.
Alexandre fut blessé à l'épaule, d'un trait qui ne pénétra point avant, parce que le coup fut rompu par la cuirasse. Ptolémée et Léonnatus furent également blessés.
Alexandre ayant tourné la ville en reconnaît le faible, campe de ce côté, et le lendemain, dès l'aurore, ayant donné l'assaut, on force le premier rempart, moins solide ; le second fut disputé plus longtemps. Mais lorsqu'ils virent approcher les échelles et pleuvoir sur eux une grêle de traits, les Barbares font une sortie et fuient dans leurs montagnes. On les poursuit ; une partie est tuée dans la fuite ; on n'épargne pas même les prisonniers, et le soldat furieux croit en les immolant venger Alexandre de sa blessure.
Le plus grand nombre se réfugie dans les montagnes voisines. On rase la ville ; on marche vers Andraque :

XLII. Alexandre prend la ville de Nysa qu'il traite favorablement en considération du Dieu Bacchus, avec lequel il prétendait avoir alliance. Tiré d'Arrien.

V, CHAPITRE PREMIER. Entre le Cophès et l'Indus se présente la ville de Nysa, fondée, dit-on, par Bacchus, vainqueur de l'Inde.
Quel est ce Bacchus, et quand a-t-il porté la guerre dans les Indes ? était-il venu de Thèbes ou de Tmole (en Lydie) ? Obligé de traverser les nations les plus belliqueuses alors inconnues aux Grecs, comment n'a-t-il soumis que les Indiens ? Il ne faut point percer trop avant dans tout ce que la fable rapporte des dieux. Les récits les plus incroyables cessent de l'être, lorsque les faits appartiennent à quelque divinité.
Alexandre, arrivé devant cette ville, vit venir à sa rencontre une députation de trente principaux citoyens, à la tête desquels était Acuphis, le premier d'entre eux ; ils lui demandent de respecter, en l'honneur du Dieu, la liberté de leur ville. Arrivés dans la lente d'Alexandre, ils le trouvent couvert de ses armes et de poussière, le casque en tête et la lance à la main. À cet aspect, ils se prosternent épouvantés, et gardent un long silence. Alexandre les relève avec bienveillance, et les encourage. Alors Acuphis : « Au nom de Dionysus, daignez, prince, laisser à la ville de Nysa sa liberté et ses lois. Le grand Dionysus, prêt à retourner dans la Grèce, après la conquête de l'Inde, fonda cette ville monument éternel de sa course triomphale. Il la peupla des compagnons émérites de son expédition. Héros !, c'est ainsi que vous avez fondé une Alexandrie sur le Caucase, une autre en Égypte ; c'est ainsi que tant de villes portent ou porteront le nom d'un conquérant déjà plus grand que Bacchus. Ce Dieu appela notre ville Nysa, en mémoire de sa nourrice ; ce nom s'étend à toute la contrée : cette montagne, qui domine nos murs, porte celui de Méros, et rappelle l'origine de notre fondateur. Depuis ce temps les habitants de Nysa sont libres, et se gouvernent par leurs lois. Le Dieu nous a laissé un témoignage de sa faveur : ce n'est que dans notre contrée que croît le lierre, inconnu dans tout le reste de l'Inde. »
Le discours d'Acuphis fut agréable à Alexandre; il crut ou voulut faire croire ce qu'on rapportait de Bacchus, fier l'avoir marché sur ses traces au-delà desquelles il comptait. s'élancer, espérant aussi que, par une noble émulation les travaux de Bacchus , les Macédoniens seraient prêts à tout entreprendre. Il conserva aux habitants de Nysa leurs franchises.
Il s'informe ensuite de leur état politique ; il applaudit à leur constitution ; elle est aristocratique, et il exige qu'on lui livre comme otages trois cents équestres et cent membres du conseil des trois cents. Acuphis était du nombre de ces derniers; il le nomme hyparque. Lequel souriant : « Eh comment une cité dépourvue de cent hommes de bien pourra-t-elle se gouverner ? Si son salut vous est cher, prenez trois cents et plus de nos équestres ; et au lieu d'exiger cent de nos meilleurs citoyens, demandez-en deux cents des plus mauvais, c'est le seul moyen d'assurer à notre cité la conservation de son ancien éclat. »
La prudente énergie de ce conseil ne déplut point à Alexandre, qui se contenta des trois cents équestres. Acuphis lui envoya son fils et son petit-fils.
Alexandre, curieux de visiter les monuments en la gloire de Dionysus dont le pays des Nyséens est peuplé, monte sur le Héros, suivi de la cavalerie des Hétaires et de l'Agéma des phalanges : le lierre et le laurier y croissaient en abondance : on y trouve des bois sombres et peuplés de fauves. Les Macédoniens reconnurent avec transport le lierre qu'ils n'avaient pas vu depuis longtemps. En effet, il n'en croît pas dans l'Inde, même aux lieux où l'on trouve la vigne ; ils en forment des guirlandes et des couronnes, et entonnent les hymnes de Bacchus, qu'ils appellent par tous ses noms. Alexandre y sacrifie, et invite les Hétaires à un festin.

XLIII. Alexandre après la prise de Massaca ville des Indes, fait égorger tous les soldats de la garnison qui n'étoit qu'empruntée et soudoyée, et qui s'étaient défendus courageument. Tiré d'Arrien.

À l'approche d'Alexandre, les Barbares n'osant l'attendre en bataille rangée, se débandent et courent se renfermer dans leurs villes, résolus de s'y défendre.
Le roi se dirige d'abord vers Massagues, leur capitale. Déjà son armée campait sous les remparts, lorsque, renforcés de sept mille stipendiaires venus de l'intérieur de l'Inde, les Barbares fondent sur les Macédoniens.
Alexandre ne voulant point engager le combat sous leurs murs, derrière lesquels ils pouvaient se retirer trop sûrement, et pour les attirer en plaine, fit faire à leur approche un mouvement en arrière aux Macédoniens, qui furent occuper une hauteur à sept stades du Gurée, où il avait résolu de camper. L'audace des ennemis est rehaussée par la retraite des Grecs, ils ne gardent plus leurs rangs, et courent en désordre sur ceux d'Alexandre. Arrivés à la portée du trait, Alexandre donne le signal, la phalange se retourne et se précipite sur eux. Les gens de trait à cheval, les Agriens et les archers avaient engagé la mêlée ou le désordre redoubla par le choc de la phalange. Surpris, épouvantés, les Indiens lâchent pied aussitôt, se retirent précipitamment dans la ville, après avoir perdu deux cents des leurs.
Alexandre fait approcher sa phalange des remparts, une flèche lui effleure la cheville du pied.
Le lendemain il fait battre les murs par les machines ; une partie est renversée ; les Macédoniens s'avancent par la brèche ; les Indiens la défendent avec courage ; Alexandre fait sonner la retraite.
Le deuxième jour on donne l'assaut avec un nouvel acharnement. On fait avancer contre les murs une tour de bois, chargée de soldats qui lancent sur les assiégés une grêle de flèches et de traits. La brèche, défendue avec une égale résistance, ne peut être forcée.
Le troisième jour, la phalange monte de nouveau à l'assaut ; on abaisse de la tour un pont qu'on jette sur les débris des remparts : on s'était servi de tette machine pour prendre Tyr. Les Hypaspistes passent les premiers ; on se précipite en foule et avec ardeur sur le pont, qui rompt sous le poids, et tombe avec les Macédoniens. Les Barbares, ranimés par cet accident, lancent sur eux des pierres, des traits, tout ce dont ils peuvent s'armer, poussent de grands cris, les attaquent de dessus les remparts, tandis que d'autres, sortant par les portes étroites ménagées entre les tours des murs, viennent les accabler dans leur désastre.
Alexandre fait ébranler aussitôt le corps d'Alcétas pour sauver les blessés et favoriser la retraite.
Le quatrième jour on jette un nouveau pont ; les Indiens développent la même vigueur de résistance ; mais voyant leur chef tomber sous un trait, et qu'ils avaient perdu la meilleure partie des leurs, tandis que l'autre était blessée, ils envoient un héraut à Alexandre. Résolu de conserver la vie à ces braves, il les reçoit sous la condition qu'ils serviraient dans ses troupes. Ils sortent en armes, et viennent camper sur une hauteur en face du camp des Macédoniens, dans l'intention de fuir pendant nuit, pour ne point porter les armes contre leurs compatriotes. Instruit de leur résolution, Alexandre les fait cerner dans l'ombre et massacrer jusqu'au dernier.
Il entre ensuite dans la ville dégarnie de défenseurs, et s'y rend maître de la mère et de la fille d'Assacénus. Alexandre ne perdit dans ce siège que vingt-cinq hommes.

Fin des articles empruntés.

C'est ici que finit tout l'emprunt que H. Etienne a fait d'Arrien et de Curce pour remplir la lacune des 16 articles indiqués par le sommaire. On trouvera même en rentrant ici dans le texte de Diodore, p. 555. de Rhodoman, une suite ou un détail du fait annoncé par l'article XLIII immédiatement précédent.

Texte de Diodore

84 La reine admirant en cette occasion la générosité d'Alexandre, lui envoya des présents considérables pour lui marquer sa reconnaissance et lui promit de se conformer en tout a ses volontés.
La garnison soudoyée sortant de la ville suivant la capitulation, fit environ huit cents stades et dressa son camp sans aucune difficulté et sans se défier elle-même du malheur qui la menaçait. [2] Mais Alexandre qui avait conçu une haine mortelle contre ces Indiens, rassembla son armée et la fit marcher vers eux : de sorte que les ayant bientôt joints, il en fit dans leur première surprise un grand carnage. Ceux-ci ne manquèrent pas de jeter de grands cris, mêlés d'attestations réitérées du nom des dieux et de la foi publique qu'on violait à leur égard. Alexandre leur répondit à haute voix aussi qu'il leur avait bien permis de sortir de Massaca, mais qu'il n'avait pas engagé les Macédoniens à une alliance durable avec eux. [3] Cependant ces soudoyés sans se déconcerter d'une si funeste surprise, mirent leurs femmes et leurs enfants au milieu d'eux pour les défendre des assaillants. Le peu d'espoir même qu'ils avaient de se soutenir jusqu'au bout contre une pareille attaque, les enflammant d'une colère excessive; et l'émulation qui saisit les Macédoniens de ne pas céder à des hommes si courageux, rendirent le combat et le péril également terrible de part et d'autre. [4] Comme on se battait corps à corps, on se faisait des plaies singulières et inusitées, et la mort arrivait aux uns et aux autres sous les formes les plus, extraordinaires. Les Macédoniens perçant les boucliers mêmes avec leurs courtes épées, les portaient jusques dans les corps et les Indiens dont les javelots lancés étaient si sûrs de loin, maquaient encore moins le but qu'ils avaient alors sous leur main. [5] Bien plus les femmes mêmes ramassant les armes de leurs maris morts ou blessés prenaient leurs places ; et la situation présente leur faisait trouver un courage qu'elles ne se connaissaient pas. Quelques-unes mêmes sans armes se contentaient de saisir les ennemis par leurs boucliers et les tenaient dans l'impuissance de se mouvoir et d'agir contre leurs maris jusqu'a ce qu'enfin hommes [6] et femmes accablés par un nombre très supérieur, furent délivrés par une mort honorable d'une vie qui ne pouvait plus être que malheureuse. Mais Alexandre donna à ses cavaliers tout ce qui resta d'hommes et de femmes de cette troupe infortunée.

XLIV. Le roi emporte une citadelle élevée qui n'avait jamais été prise.

85 Le roi soumit ensuite plusieurs autres villes de ce pays et emporta de force toutes celle qui lui firent quelque résistance ; après quoi il vint à une forteresse extrêmement élevée qu'on nommait Aorne. C'est là que s'étaient rendus à cause de son extrême hauteur, tous les habitants de la contrée qui n'avaient jamais encore subi de joug. [2] Car on dit que le premier Hercule même ayant formé le siège de cette place s'en désista , en conséquence de quelques tremblements de terre et d'autres signes du ciel qui lui parurent contraires à son entreprise. Ce récit, bien loin de décourager Alexandre, le piqua d'émulation à l'égard de cet ancien Héros sur le même objet de gloire. [3] Le rocher avait cent stades de tour et seize de hauteur. Sa forme paraissait de loin extrêmement régulière; sa base du côté du midi était lavée par le fleuve Indus, le plus grand de toutes les Indes. Mais tout le reste de sa circonférence était une suite de rochers et de précipices. [4] Alexandre considérant de plus près la difficulté de l'abord, commençait à désespérer d'une prise en forme lorsqu'un vieillard vint se présenter à lui accompagné de ses deux fils. [5] C'était un homme extrêmement pauvre, habitué depuis longtemps dans ces cantons et qui logeait dans une caverne du rocher même où il avait trouvé place pour trois paillasses ; et il avait acquis une grande connaissance des environs de sa demeure. Cet homme abordant le roi, lui dit ce qu'il était et s'engagea en même temps à le conduire par des sentiers sûrs à travers toutes les difficultés de la montagne, jusqu'à un poste favorable pour son dessein. [6] Le roi promettant d'abord de grandes récompenses à ce vieillard, le prit pour guide et arriva sur ses pas jusqu'au sentier unique qui conduisait au haut du rocher. Il s'en saisit et par cet endroit seul mit les assiégés dans une enceinte exacte et sans issue : après quoi faisant combler les fossés des environs dans l'étendue dont il avait besoin, il fit faire par ses soldats qui se relevaient, une attaque continue de sept jours et de sept nuits : [7] les barbares profitant d'abord de l'avantage de leur poste, renversèrent un grand nombre de ceux qui montaient à un assaut si périlleux; cependant comme les assiégeants gagnaient peu à peu sur le sommet un terre-plain sur lequel ils avaient déjà posé des machines de toutes grosseurs propres à lancer des traits, les assiégés qui voyaient le roi obstine à son entreprise, commencèrent à s'effrayer. Le roi de son côté pour prévenir tous les événements sinistres qui pouvaient naître du désespoir des assiégés, fit retirer sa garde pour leur laisser le passage libre et une retraite aisée. En effet les barbares témoins du zèle que les Macédoniens avaient montré pour contribuer à la gloire de leur roi, ne voulurent pas tenter le sort plus longtemps et abandonnèrent le rocher pendant la nuit ; 86 ainsi Alexandre n'ayant eu besoin que de l’appareil menaçant de ses ouvrages et de l'exemple que ses soldats avaient donné de leur obéissance et de leur résolution, se trouva maître sans tirer un coup, de cette citadelle imprenable. Après quoi donnant à son guide la récompense qu'il lui avait promise, il conduisit ses troupes à d'autres exploits.
[2] Un Indien nommé Asricés, résidait en ces cantons ; il avait une vingtaine de mille hommes à sa solde et quinze éléphants. Quelques habitants du lieu vinrent à bout de le tuer ; et ayant apporté sa tête à Alexandre, ils assurèrent par ce présent leur propre salut. [3] Le roi les incorpora dans ses troupes, et on rassembla les éléphants qui paissaient dans les campagnes. De là il s'avança vers le fleuve Indus, où il trouva prêtes les barques à trente rames qu'il avait commandées, de sorte que tout étant disposé pour le passage, il donna à ses troupes trente jours de repos, qu'il employa lui-même à faire de magnifiques sacrifices aux dieux ; après quoi il traversa le fleuve, au-delà duquel il apprit une nouvelle importante. [4] Taxile roi dans ces cantons était mort; et son fils nommé Mophis, lui avait succédé. Celui-ci avait envoyé des ambassadeurs à Alexandre, dès le temps que ce conquérant séjournait encore dans la Sogdiane : et il s'était offert par leur entremise à seconder le roi contre tous les princes indiens qui s'opposeraient à ses prétentions. Il offrait alors par de nouveaux ambassadeurs de lui céder ses propres états. [5] En effet Alexandre n'en était plus distant que de quarante stades, que venant au-devant de lui comme en bataille rangée, précédé de ses éléphants et accompagné de ses amis, il s'avançait pour lui rendre son hommage. Cet appareil était tel qu'Alexandre en conçut quelque soupçon et pensa que le dessein de ce roi indien pouvait être d'attaquer les Macédoniens, séduits par une cérémonie trompeuse. Aussi fit-il mettre au son même des trompettes son armée en front de bandière, comme pour recevoir des ennemis. [6] Mophis qui aperçut cette précaution et qui en sentit la cause, prit à la hâte les devants avec un petit nombre de cavaliers et dissipant tout soupçon par se propre confiance , il vint offrir au roi sa personne et toutes ses troupes. [7] Alexandre ravi d'un pareil éclaircissement lui rendit aussitôt son royaume : et l’eut toujours lui-même pour ami et pour allié, et lui fit prendre le nom de Taxile : voilà les faits qui ont rempli cette année.

Olympiade 113, an 2. 327 ans avant l'ère chrétienne.

XLV. Alexandre ayant attaché à lui Taxile, roi indien, gagne une grande bataille contre Porus, autre Roi des Indes; l'ayant fait prisonnier, il lui rend son Royaume en considération de la valeur et de la constance dont le vaincu avait donné des marques.

87 Chrémès étant archonte d'Athènes et les Romains ayant pour consuls P. Cornelius et A. Posthumius, Alexandre, après avoir laissé reposer ses troupes dans les états de Taxile se disposa à porter là guerre contre Porus roi de la partie des Indes la plus voisine de ces cantons. [2] Ce roi avait plus de cinquante mille hommes d infanterie, soutenus d'une cavalerie de trois milles hommes: le tout accompagné de mille chariots au moins et de cent trente éléphants. Il avait pris pour allié un roi voisin de ses états nommé Embisarus , dont les forces n'étaient guères moindres que les siennes. [3] Alexandre sachant que cet allié n'était plus qu'à quatre cents stades de Porus, jugea à propos d'aller à la rencontre de celui-ci avant que l'autre l'eut joint, ainsi il s'avança vers lui. [4] Porus instruit de sa marche disposa son armée de sorte que sa cavalerie formait ses deux ailes et que ses éléphants, équipés d'une manière effrayante, et laissant entre eux des intervalles égaux remplis de soldats pesamment armés, faisaient son front et son avant-garde. La fonction de ces derniers était de défendre ces animaux et d'empêcher surtout qu'aucun trait ne les atteignît en flanc. [5] Cet arrangement donnait à l'armée Indienne l'air d'une ville. Car les éléphants par leur grosseur ressemblaient à des bastions et les soldats en ligne droite entre ces éléphants représentaient les murs ou les courtines dans une place de guerre. Alexandre voyant cette ordonnance des ennemis, s'arrangea de son côté d'une manière convenable à l'objet qu'il avait devant les yeux. 88 Prenant les ennemis en flanc au premier choc qu'il fit donner à leur cavalerie par la sienne, il renversa la plus grande partie de leurs chars : mais les éléphants qu'on avait dressés à se mettre en action jetaient à bas par le seul poids de leur corps les premiers qui s'approchaient d'eux. Ces animaux les foulant aux pieds leur brisaient les uns sous leurs propres armes qu'ils mettaient en pièces. Ils en saisissaient d'autres avec leurs trompes et les lançaient en l'air pour les reprendre, après quoi les frappant contre terre, ils leur faisaient subir un indigne genre de mort. Ils en saisissaient d'autres avec les dents, et leur séparant les membres en un instant, la mort de ceux-ci était la plus prompte. [2] Les Macédoniens ne laissaient pas de soutenir avec leur valeur ordinaire ce nouveau genre de combat ; et allant percer à travers ce danger, les soldats indiens avec leurs piques, ils entretenaient au moins l'égalité dans la bataille. [3] Dans la suite même perçant ces animaux à coups de traits et les mettant en fureur par les plaies qu'ils leur faisaient, leurs guides n'en étaient plus les maîtres : de sorte que se jetant de rage dans les rangs des Indiens-mêmes, ils y faisaient un ravage effroyable. [4] Porus assis sur le plus haut de ses éléphants, voyant ce désordre, fit rassembler autour de lui quarante de ces animaux qui n'avaient reçu encore aucune blessure ; et lui-même plus haut de taille qu'aucun de ses officiers ou de ses soldats se jetant avec eux sur les ennemis, y fit un carnage terrible. Ce prince avait cinq coudées ou sept pieds et demi de haut, et sa cuirasse était d'une hauteur double de celle des forts et des plus vigoureux hommes de son armée: [5] aussi portait-il â la main des javelots presqu’aussi pesants et aussi meurtriers que ceux qu'on faisait lancer par des machines. Alexandre qui s’aperçut de l'impression que la valeur et la force de
Porus faisait sur ses Macédoniens, assembla ses tireurs et ses autres troupes légères, auxquelles il ordonna de viser uniquement au roi ennemi. [6] On vit aussitôt fondre sur lui une nuée de traits dont aucun ne manquait un but si visible. Le roi indien soutint héroïquement cette furieuse attaque jusqu'à ce que perdant tout son sang, il tomba évanoui du dos de son éléphant jusqu'à terre : [7] le bruit courut aussitôt qu il était mort et toute son armée prit la fuite, non sans un grand carnage de la part des troupes victorieuses qui la poursuivaient. 89 Alexandre, ayant clairement gagné la bataille, fit rappeler toutes les troupes à son de trompe. Les Indiens avaient perdu plus de douze mille hommes, entre lesquels se trouvèrent deux fils de Porus et les plus considérables de ses officiers généraux, [2] on fit plus de neuf mille prisonniers et on se saisit de quatre-vingts éléphants. Porus qui respirait encore fut confié à des médecins de sa nation. [3] Les Macédoniens avaient perdu deux cents quatre-vingt cavaliers et plus de sept cents hommes d'infanterie. Le roi vainqueur les fit tous ensevelir et distribua des récompenses proportionnées aux efforts de ceux qui avaient le plus contribué à la victoire; après quoi il offrit un sacrifice au soleil, comme au dieu qui lui avait accordé de porter sa domination jusqu'à l'Orient. Mais dès que Porus fut guéri de ses blessures il lui rendit son royaume en considération de sa valeur, dans toute l'étendue dont il était auparavant.
[4] Comme dans le voisinage du lieu où la bataille s'était donnée il y avait des montagnes qui portaient une très grande quantité de beaux sapins, aussi bien que de pins et de cèdres, et de tout autre espèce de bois propres à la construction des vaisseaux, Alexandre en fit faire un nombre considérable. [5] Car se voyant arrivé à l'extrémité de l'Inde et ayant vaincu les peuples qu'il y avait trouvé, son dessein était d'entrer dans l'océan méridional, la mer rouge des Grecs, par l'embouchure de l'Indus même. [6] En attendant il bâtit deux villes, l'une sur le bord du fleuve qu'il allait passer, et l'autre dans le lieu même où il avait défait Porus. Cependant il donna à son armée trente jours entiers d'un repos accompagné d'une pleine abondance de toute espèce de provisions. Du reste il y avait quelque chose de très remarquable sur les montagnes dont nous avons parlé plus haut.

XLVI. Des serpents extraordinaires et des fruits merveilleux de l'Inde.

90 Indépendamment des arbres dont nous venons de faire mention, ce pays produisait des serpents extraordinaires et qui avaient seize coudées ou vingt-quatre pieds de long. On y voyait aussi des singes d'une taille prodigieuse. Cet animal a indiqué lui-même aux hommes la manière de le chasser et de le prendre : ce qui aurait été difficile autrement, vu la force et l'adresse dont la nature l'a doué. [2] Mais comme son naturel le porte à imiter tout ce qu'il voit faire, les chasseurs à la vue de ces animaux font semblant de s'oindre les yeux avec du miel, ou bien ils s'embarrassent les pieds et les jambes de bottes et de brodequins; d'autres mettent des casques ou des masques qui leur embrassent toute la tête : après quoi ils laissent tous ces instruments sur la place, ajustés de façon qu'ils sont pleins de noeuds coulants, ou d'autres fortes de filets; et qu'au lieu de miel on leur fournit de la glu. [3] Il arrive de là que quand ces animaux étant seuls viennent faire l'essai de toutes ces pièces : ou ils se collent les paupières, où ils demeurent pris dans le piège qu'ils sont venus chercher: sorte de chasse peu fatigante.
[4] Alexandre soumit ensuite un roi nommé Ambisarus, qui ne s'était pas pressé d'amener à Porus le secours qu'il fui avait promis, et il exigea de lui l'aveu de sa défaite et l'obéissance. Après quoi traversant le fleuve Indus suivi de toutes ses troupes, il se trouva dans un pays d'une merveilleuse fertilité. [5] Il portait des arbres inconnus partout ailleurs, qui allaient à soixante et dix coudées de hauteur, dont quatre hommes auraient à peine embrassé le tronc, et dont l'ambre aurait couvert trois arpents ou trois cents pieds de tour. On trouvait là des serpents qui n'étaient pas d'une grandeur énorme, mais que la variété de leurs couleurs rendaient singuliers. [6] Les uns semblaient être des verges d'airain, les autres avaient une crête qui paraissait composée de trois pièces. Leur morsure donnait la mort sur le champ, un coup de fouet de leur queue suffisait pour jeter dans des maux terribles et en particulier dans une sueur de sang. [7] Les Macédoniens pour éviter leurs atteintes suspendaient leurs lits à des arbres et dans cette situation ils avaient bien de la peine à s'endormir. Mais dans la suite les habitants du lieu leur montrèrent une racine , qui était un contre-poison sûr, dont l'indication les mit dans un grand repos.

XLVII. Le roi surmonte quelques nations qui s'opposaient à sa marche et accorde la paix à celles qui se soumettent.

91 Comme Alexandre s'avançait toujours dans le pays à la tête de son armée, il vint au devant de lui des Indiens qui lui apprirent qu'un autre roi Porus, neveu de celui qu'il avait vaincu, abandonnant ses propres états s'était réfugié chez les Gangarides. [2] Alexandre, fâché de cette retraite, envoya avec des troupes Hephestion chargé de se saisir de ce royaume, pour le remettre au premier Porus, devenu alors son ami. Hephestion pénétrant d'abord dans la province des Andrestes, leur prit quelques villes à force ouverte et reçut à composition quelques autres et parvint ainsi jusque dans le pays des Cathères. [3] Il était en usage dans cette nation que les femmes se brûlassent avec les corps de leurs maris morts. Cette loi fut imposée chez ce peuple en conséquence du crime d'une femme qui avait empoisonné son mari. [4] Alexandre ayant pris à la suite d'un siège long et périlleux leur capitale qui était grande et bien fortifiée , la détruisit par les flammes. Ayant commencé le siège d'une autre ville qui n'était guère moins considérable, il reçut favorablement les soumissions que les habitants vinrent lui faire, et les laissa en repos en en fureté.

 

XLVIII. XLIX. L. Sopithés Prince Indien, se soumet à Alexandre qui lui rend ses Etats. Des lois de ce pays-là et de l'excellence des chiens qu'on y dresse à la chasse.

De-là il passa dans une contrée pleine de villes soumises à un souverain nommé Sopithés et qui étaient toutes extrêmement heureuses. Ils n'ont pour objet en toutes choses que l'honneur et la bienséance, et la beauté même du corps est parmi eux une qualité essentielle. [5] Sur ce principe ils font un choix rigoureux de leurs enfants dès leur naissance, et nourrissant avec soin ceux qui se trouvent bien conformés et qui paraissent devoir être un jour beaux et bien faits, ils font mourir tous ceux dans lesquels ils apercevaient quelques défauts corporels. [6] C'est dans la même vue qu'ils assortissent les mariages. Ils ne se mettent aucunement en peine du bien et ne songent qu'à mettre ensemble un bel homme et une belle femme : [7] de là vient qu'on trouve leurs villes pleines de gens mieux faits que partout ailleurs. Le roi Sopithés, homme de six pieds de haut et qui l'emportait par la figure sur tous ses sujets, vint jusques hors des portes de sa ville au-devant d'Alexandre : il la lui offrit avec son trône de forte que le roi satisfait de cette démarche lui rendit l’un et l'autre au même instant. [8] Sopithès le traita magnifiquement aussi bien que son armée pendant le peu de jours qu'il demeura dans ce canton. 92 Entre les présents qu'il fit au conquérant et qui étaient tous considérables, il y avait cent cinquante chiens d'une hauteur et d'une force extraordinaire, qu'on disait s'accoupler avec des tigresses. [2] Alexandre qui voulut éprouver la force dont on vantait ces animaux, fit enfermer dans un parc clos un lion de la plus grande taille avec deux de ces chiens, mais les moins forts. [3] Ceux-ci n'ayant pu en venir à bout, il en fit lâcher deux autres de sorte que le lion fut saisi de quatre côtés. Alors un des piqueurs eut ordre d'aller couper la jambe avec une épée à un de ces chiens. Alexandre s'étant mis à crier qu'on n'en fit rien et ses gardes étant accourus pour arrêter le bras du piqueur, Sopithès dit qu'il donnerait au roi trois autres chiens à la place de celui-là. De sorte que l'exécution fut faite, et même lentement et peu à peu, sans que le chien jette le moindre cri de douleur ; et il tint toujours les dents attachées à la bête, jusqu'à ce qu'ayant perdu tout son sang, il expira enfin sur sa proie.

LI. De quelques rois des Indes.

93 Environ ce temps-là Hephestion revint avec les troupes qu'on lui avait confiées et qui lui avaient servi à soumettre une grande partie de l'Inde. Le Roi lui donna de grandes marques de satisfaction et passa lui-même dans les états d'un roi nommé Phegée, dont tous les sujets reçurent les Macédoniens avec beaucoup d'accueil. Le roi Phegée surtout vint au devant d'Alexandre, auquel il fit des présents magnifiques, et qui lui laissa aussi la possession paisible de ses états : de sorte qu'ayant passé là deux jours avec toute son armée en festins et en réjouissance, il vint ensuite jusqu'au fleuve Hyphasis, sa largeur est de sept stades et sa profondeur de six toises : sa rapidité le rend d'ailleurs très difficile à passer. [2] Il apprit là de Phégée qui l'accompagnait, qu'entre l'Indus et le Gange est un désert de douze journées de largeur, au bout desquelles on trouve ce dernier fleuve qui a trente deux stades de large et le plus profond de tous les fleuves de l'Inde. Que sur son autre rivage habitait la nation des Tabraesiens et des Gangarides, gouvernée par un roi nommé Xandramés, qui avait une armée de vingt mille hommes de cheval, de deux cents mille hommes de pied, de deux mille chariots et de quatre mille éléphants dressés aux combat. Alexandre qui avait de la peine à croire ce détail, demanda à Porus ce qui en était. [3] Porus lui en confirma la vérité ; mais il ajouta que le roi des Gangarides. était actuellement un homme vil et sans courage, en un mot le fils d'un barbier. Car son père, qui était un homme de très belle figure, avait tellement plu à la feue reine, qu'elle s'était défaite en trahison secrète du roi son mari, pour mettre sa couronne fur la tête de cet indigne amant.

LII. Alexandre voulant traverser le Gange, pour porter la guerre aux Gangarides, abandonne ce projet par la résistance de ses soldats qui ne veulent pas le suivre.

[4] Quoiqu'Alexandre comprit que ce n'était pas une chose aisée que de défaire l'armée des Gangarides, se fiant néanmoins à la valeur des Macédoniens et aux réponses qui lui avaient été rendues en plus d'un temple il espéra de vaincre ces barbares en effet la Pythie l'avait déclaré invincible, et Jupiter Hammon lui avait promis l'empire de toute la terre. 94 Mais s'apercevant bien aussi que ses soldats étaient épuisés par la continuité des fatigues qu'ils avaient essuyées et par huit ans de travaux & de périls, il crut devoir les préparer par des discours convenables à cette nouvelle entreprise. [2] En effet une grande partie de ses troupes avait péri et ce qui en restait ne voyait aucun terme aux projets et à l'ambition de leur roi. Les pieds des chevaux étaient ruinés par la longueur de leurs marches, et leurs armes étaient usées par la durée d'un service continuel. Ils n'étaient plus vêtus à la Grecque, et il y avait longtemps que leurs habits tombés en lambeaux les avaient contraints de s'envelopper d'étoffes étrangères, auxquelles mêmes ils ne savaient pas donner des formes convenables. [3] Il était même arrivé alors par un hasard extraordinaire que des pluies mêlées d'éclairs et de tonnerres remplissaient l'air depuis soixante et dix jours. Sentant bien que toutes ces circonstances s'opposaient terriblement à ses prétentions démesurées, il ne pouvait plus compter que sur les récompenses excessives qu'il promettrait à ses soldats. [4] Ainsi il commença dès lors à leur permettre le pillage des terres ennemies où ils se trouvaient actuellement et qui étaient couvertes de tous les biens que la nature peut produire. Pendant que les hommes étaient occupés à cet exercice, il fit assembler leurs femmes et leurs enfants : il s'engagea de fournir aux femmes leur nourriture par mois, et à chacun des enfants une solde proportionnée à celle de leurs pères. [5] Dès que les soldats chargés de butin furent revenus au camp, il les assembla de même et leur proposa dans les termes les plus avantageux qu'il put trouver, l'expédition contre les Gangarides. Mais aucun des Macédoniens n'ayant voulu s'y prêter, il fut contraint d'abandonner ce projet. 95 Ainsi se résolvant à terminer là son expédition, il fit dresser aux dieux douze autels de cinquante coudées de circonférence, et les enfermant dans un camp trois fois plus grand que le premier qu'il avait tracé, il environna ce camp d'un fossé de cinquante pieds de largeur et de quarante pieds de profondeur, pour y jeter les fondements d'un mur qui fut digne de son nom et de sa mémoire. [2] Il ordonna ensuite à chaque soldat d'infanterie de bâtir une tente qui contînt deux lits de cinq coudées de long, et aux cavaliers d'ajouter à la leur deux crèches, une fois plus longues que celles qu'ils faisaient ordinairement. En un mot, il voulut que dans ce camp qui devait demeurer comme un monument de leur passage, tout fût au double des mesures usitées dans les camps ordinaires. Il voulait indiquer par là qu'il avait entrepris et exécuté une expédition héroïque et donner lieu aux habitants futurs de ces contrées de croire qu'il était venu là des hommes d'une taille et d'une force plus qu'humaine. [3] Tout cela étant fait, il se mit à la tête de son armée et par le même chemin qu'il avait tenu en allant, il revint jusqu'au fleuve Acésine, sur le bord duquel il fit dépecer toutes les barques qui avaient servi à son premier passage et en fit construire de nouvelles. [4] Là il reçut de la. Grèce des recrues d'alliés et de soudoyés, conduites par leurs capitaines : elles consistaient en plus de trente mille hommes d'Infanterie et près de six mille cavaliers. Ils apportaient outre cela des armures complètes et très bien travaillées pour près de vingt-cinq mille hommes, et des caisses pleines de remèdes qui montaient au prix de cent talents : il distribua libéralement l'une et l'autre provision à ses soldats. [5] Ayant ensuite disposé toutes choses pour le passage du fleuve, il le traversa sur huit cents galères. Il nomma ensuite deux villes qu'il avait fait bâtir sur la rive occidentale du fleuve, la première Nicée, à cause de la victoire qu'il avait remportée en ce même lieu contre Porus, et la seconde Bucéphale du nom de son cheval qu'il avait perdu dans cette bataille. 96 Ce fut là enfin qu'il s'embarqua sur l'Indus avec un certain nombre de ses amis principaux, pour descendre jusqu'à l'océan méridional ; pendant que la plus grande partie de son, armée côtoyait le fleuve sous la conduite d'Hephestion et de Cratérus. Quand ils furent arrivés à l'embouchure de l'Hydaspe et de l'Acésine, deux fleuves qui tombent ensemble dans l'Indus à son orient, il mit pied à terre et marcha avec ses troupes contre une nation qu''on nommait les Sibes. [2] On a dit qu'ils descendaient des soldats qu'Hercule conduisit au siège du rocher d'Averne, et qu'il s’établit en ce pays-là , après avoir manqué son entreprise.
Alexandre avait déjà fait la circonvallation d'une ville considérable de la contrée , lorsque les principaux citoyens vinrent à lui en députation.Ayant été admis à l'audience du roi, ils lui racontèrent l'histoire de leur origine qui les rendait parents des Grecs ; sur quoi ils lui promirent de se conformer à ses volontés et étalèrent en même temps des présents magnifiques en signe de leur obéissance. [3] Le Roi reçut gracieusement ces marques de leur soumission, et déclarant libres toutes les villes qui leur étaient alliées, il passa en quelques autres provinces des environs. Il rencontra les Agalasses, qui avaient assemblé pour se défendre quarante mille hommes de pied et trois mille de cavalerie. Leur ayant livré bataille, il les défit absolument: la plus grande partie fut tuée dans le combat ; et ayant forcé tous ceux qui s'étaient réfugiés dans des citadelles ou qui s’étaient même cachés dans des cavernes, il en fit autant d'esclaves. [4] Quelque temps après il emporta d'assaut une ville considérable, où vingt mille hommes s'étaient renfermés. Mais les Macédoniens vainqueurs s'étant répandus dans les rues, où les assiégés avaient mis un grand nombre de barrières, ces derniers s'y défendaient encore, ou écrasaient les vainqueurs de tous les étages de leurs maisons : ce qui fit perdre au roi un grand nombre de ses soldats. [5] Dans la colère où le mit cet événement, il fit mettre le feu.à tous les quartiers de la ville, ce qui fit périr presque tout ce qu'il y restait d'habitants. Mais les trois mille ou environ qui échappèrent de cet incendie s'étant sauvés dans la citadelle, et de-là ayant envoyé demander leur grâce à Alexandre, il la leur accorda sur le champ.
97 Là il remonta avec ses amis sur ses vaisseaux pour regagner encore une fois le confluent de l'Hydaspe et de l'Acésine avec l’Indus, dont ses dernières expéditions l'avaient écarté. La rencontre de ces trois fleuves extrêmement rapides, forme en cet endroit là d'effroyables tourbillons d'eau qui submergeaient fréquemment toute espèce de vaisseaux. Tout l'art des mariniers ne put empêcher la submersion de deux des plus grands navires d’Alexandre, et un bien plus grand nombre de petits furent poussés par les flots et brisés contre le rivage. [2] Celui qui portait le roi, quoique le plus grand de tous, subit le même danger, et saisi par un tourbillon d'eau on le crut prêt à disparaître. Alexandre qui connut tout le péril n'eut point d'autre ressource que de se dépouiller sur le champ pour essayer de se sauver à la nage. Ses plus fidèles amis s'étaient déjà jetés dans l'eau pour le recevoir dès que son vaisseau renversé l'y jetterait lui-même. [3] Il se fit-là un concours extraordinaire de nageurs autour du vaisseau du roi, qui s'opposaient à droite et à gauche aux efforts que l'eau semblait faire pour le renverser : de sorte que malgré l'énorme supériorité de la force de l'eau sur la faible résistance des hommes, le vaisseau du roi l'amena pourtant à bord, avec le reste de sa flotte. Alexandre, sauvé ainsi comme par miracle, fit aux dieux le sacrifice de salut ou de délivrance dans lequel même il les remercia de lui avoir accordé comme à Achille la victoire sur un fleuve.

LIII. Le roi mettant fin à ses courses, attaque quelques nations des Indes et reçoit un coup de flèche qui met sa vie en grand danger.

98 De là portant ses armes contre les Oxydraques et les Maliens, nations nombreuses et guerrières, il les trouva en effet pourvues de quatre-vingt mille hommes de pied, de dix mille chevaux et de sept cents chariots. Avant l'arrivée d'Alexandre, elles avaient guerre entre elles; mais aux approches de ce conquérant, elles se réconcilièrent et se donnèrent réciproquement dix mille de leurs filles en mariage, qui furent le sceau de leur réunion. Ils ne s'assemblèrent pourtant pas en corps d'armée. [2] Mais pour terminer la dispute du commandement général qui s'était élevée entre eux, chaque nation était convenue de défendre sa capitale et sa province : Alexandre ayant attaqué la plus prochaine de ces villes, se disposait à la prendre de force [3] lorsqu'un de ses augures nommé Démophon vint lui dire que le vol ou le chant des oiseaux lui annonçait une blessure qui le mettrait en grand danger : qu'ainsi il le suppliait d'abandonner pour le présent le siège de cette place et de se porter à quelque autre entreprise. [4] Le roi reçut fort mal cet avis et reprocha à l'augure de venir ralentir par ses prédictions l'ardeur de ses troupes. Aussitôt revenant au siège, il conduisit lui-même ses soldats jusqu'au pied des murs, dans I'espérance d'emporter la ville d'assaut. Mais comme les machines de guerre tardaient à venir; lui-même mettant la porte à bas à coups de hache, entra dans la ville, où ayant mis par terre tous ceux qui se présentaient à lui, il poursuivit les autres jusques dans leur citadelle, jointe en dedans au mur extérieur. [5] Pendant que les Macédoniens battaient les mur en dehors, le roi trouvant une échelle et l'appliquant contre la citadelle monta légèrement, en couvrant fa tête de son bouclier et, prévenant par sa vitesse l'attention des barbares postés dans le haut, il se trouva au milieu d'eux. [6] Aucun d'eux n'osa en venir aux mains contre lui, mais se tenant à quelque distance, ils lançaient sur lui leurs javelots, de sorte que le roi commençait à se sentir accablé. Les Macédoniens pour aller à son secours montaient déjà par le dehors sur les deux premières échelles qui se trouvèrent sous leur main. Mais ils s'y mirent en si grand nombre à la fois, que les échelles se rompant les firent tous tomber par terre. 99 Le roi par ce malheur privé de toute espérance de secours et demeurant seul s'avisa d'une ressource extraordinaire et digne de mémoire. Ce fut de se jeter non pas du côté de la campagne au-dehors de la ville, ce qui aurait été indigne de ses exploits précédents, mais sur un terrain en plate forme qui tenait à la citadelle. [2] Dès qu'il y fut tous les Indiens tombèrent sur lui, comme pour l'achever et il ne laissa pas de résister encore à tous leurs efforts. En vain les Indiens se réunissaient contre lui seul, il soutint vaillamment toute leur impétuosité, et mettant son côté droit à l'abri d'un arbre qu'un hasard de la nature avait fait sortir du mur de la citadelle, et couvrant son côté gauche du mur même, il résistait seul à l'attaque des ennemis rassemblés : n'ayant pour lors aucune autre espérance que de faire une fin digne d'un roi, qui jusque là avait heureusement exécuté tant d'entreprises glorieuses. [3] Il avait reçu un prodigieux nombre de coups sur son casque et sur son bouclier. Mais enfin atteint d'une flèche sous la mamelle, le coup le fit tomber fur ses genoux. L'Indien qui le lui avait porté courut à lui pour achever un exploit qu'il croyait désormais aisé. Mais Alexandre lui enfonça son épée dans le flanc et le renversa par terre. Aussitôt se relevant lui-même à la faveur de l'arbre qu'il avait à côté de lui, il défiait encore au combat celui des Indiens qui voudrait en faire l'essai. [4] En ce moment arriva Peucestès un de ses gardes, monté par un degré dérobé de la citadelle, et le premier qui fut venu à son recours. Mais plusieurs autres suivirent de près cet exemple, de sorte que s’excitant ensemble sur ces barbares, ils le sauvèrent de leurs mains. La ville ayant été bientôt après emportée de force, les Macédoniens pour venger leur roi du danger où les Indiens l'avaient mis, les exterminèrent tous et ne laissèrent dans la ville que des morts. [5] Comme la blessure du roi l'avait tenu longtemps au lit, les colonies grecques distribuées dans la Bactriane et dans la Sogdiane, déjà mécontentes d'habiter parmi des barbares, et qui fur de fausses nouvelles croyaient le roi mort de ses blessures, ne voulaient plus dépendre des Macédoniens. [6] Ainsi s'assemblant au nombre de trois mille, ils songeaient à s’en retourner dans leur patrie. Mais d'abord après la mort du roi, qui arrivera dans un autre temps et avant l'exécution de leur projet, ils seraient tous exterminés.

LIV. L'article LIV. du sommaire parle de l'embarquement d'Alexandre sur l'Indus pour arriver à l'Océan méridional, dont il ne s'agira que dans l'art. LVI.
LV. Défi et combat singulier qui sert de spectacle dans un repas que le roi donnait à ses courtisans.

100 Cependant Alexandre guéri enfin de sa. blessure, après avoir fait aux dieux le sacrifice de salut, donna à ses amis et à ses courtisans de grands festins dont la réjouissance fut augmentée par un spectacle singulier. [2] L'un d'entre eux nommé Coragus, Macédonien de naissance, doué d’une force de corps prodigieuse, et qui s'était distingué plus d'une fois en de vrais combats, porta le défi à un Athénien nommé Droxippe athlète de profession et qui avait remporté le prix en plusieurs occasions célèbres. [3] Tous les conviés, comme c'est l'ordinaire, ayant applaudi à une pareille proposition le roi lui-même fixa le jour du combat. Dès qu'il fut arrivé, des milliers de spectateurs se trouvèrent au lieu marqué. [4] Le roi et les Macédoniens favorisaient Coragus au fond de leur âme, mais tous les autres Grecs favorisaient intérieurement Dioxine. Le Macédonien parut le premier armé de pisé en cap ; au lieu que l'Athénien arriva nu, oint partout le corps jusqu'aux pieds, [5] et la tête couverte d'un chapeau d'athlète. À l'air noble dont les deux champions s'avancèrent l'un contre l'autre, ils donnèrent l'idée de deux combattants très supérieurs à dés hommes ordinaires. Le Macédonien par la hauteur de sa stature et par l'éclat de ses armes, semblait être le dieu Mars : et Dioxippe qui le surpassait réellement en force; qui de plus était formé de longue main à tous les exercices de sa profession, et qui portait sa massue de bonne grâce, semblait être Hercule même : [6] les deux athlètes s'étant mis en face l'un de l'autre, le Macédonien lança d'un intervalle mesuré son javelot contre le Grec : celui-ci évita le coup par un détour presque insensible, sur quoi son adversaire s'approcha la lance en avant pour le percer ; mais l'athlète d'un coup de fa massue la lui brisa entre ses mains. [7] Coragus ayant ainsi manqué ses deux coups eut recours à son épée qu'il voulut mettre à la main ; mais Dioxippe lui saisissant de sa main gauche et l'épée et la main qui la tenait; employa la main droite à donner à son adversaire un mouvement de corps qui lui fit perdre l'équilibre et le renversa par terre. [8] Aussitôt il lui mit le pied sur la gorge, et tenant sa massue en l'air, comme prêt à lui en briser la tête, il se tourna vers les spectateurs. 101 Il s'éleva de leur part un cri général d'admiration sur le courage et sur la force d'un tel combattant; mais le roi intérieurement fâché de la défaite du Macédonien, le fit relâcher et mit fin au spectacle en se retirant lui-même. [2] Pour Dioxippe qui laissa le vaincu par terre et qui venait de remporter une victoire si complète, il fut couronné par tous ses spectateurs ses compatriotes, comme ayant fait un très grand honneur à sa nation : mais la fortune ne le laissa pas jouir longtemps de son avantage et de sa gloire. [3] Le roi fut mécontent dans le fond de l'âme d'un pareil succès, et ses amis aussi bien que tous ses courtisans s'aperçurent de son chagrin. Les Macédoniens même en général sentaient leur nation dégradée par cet événement, ainsi on trouva moyen de persuader au principal officier de la table du roi, de glisser sous le coussin ou le chevet de Dioxippe un vase d'or; et dès le repas suivant les convies firent semblant de s'apercevoir, comme par hasard de ce prétendu larcin, et jetèrent Dioxippe dans un embarras et une confusion extraordinaire : [4] se doutant néanmoins bientôt du complot fait contre lui, il se retira dans sa demeure particulière, d'où ayant écrit au roi une lettre dans laquelle il se plaignait des lâches intrigues de ses envieux, il la remit en des mains sûres et se donna lui-même la mort. Il avait eu tort, sans doute, dans la compagnie où il se trouvait d'entrer en lice contre un Macédonien, et il en eut encore davantage de précipiter ainsi sa fin. [5] C'est aussi ce qui fit dire à bien des gens sur son sujet, qu'il était fâcheux d'avoir tant de force dans ses membres et d'en avoir si peu dans l’âme. [6] Le roi ayant lu sa lettre, le regretta et sentit même dans la suite en différentes occasions qu'il lui manquait. Il s'était peu servi de lui pendant sa vie ; et après sa mort il le chercha vainement plus d'une fois. Enfin la jalousie et la méchanceté de ses ennemis dont il fut aisément convaincu, lui fit regretter la vertu et la probité de l'homme qu'il n'avait plus.

LVI. Des nations indiennes qu'Alexandre subjugue sur les rivages du fleuve Indus, dans sa navigation jusqu'à l'Océan méridional.

102 Cependant le roi ayant fait assembler son armée sur le rivage du fleuve, reprit le dessein qu'il avoir eu de passer jusque dans l'Océan méridional. Ainsi s’étant embarqué , il fit sa première descente chez les Sambastes, à l'orient du fleuve. [2] C'est une nation qui ne cède en nombre d'hommes et en courage à aucune autre de l'Inde. Dès que ceux qui habitaient les villes fortes furent instruits de l'arrivée d'Alexandre, ils mirent sur pied soixante mille homme d'infanterie, six mille de cavalerie et cinq cents chariots de guerre. [3] Cependant à la seule vue de l'armée d'Alexandre encore sur le fleuve, ses habitants les plus voisins du rivage, frappés de son appareil et encore plus de la réputation qui le précédait de fort loin sur le conseil de leurs anciens qui le dissuadaient beaucoup de s'opposer ce conquérant, lui députèrent en effet cinquante ambassadeurs pour le supplier de les traiter favorablement. [4] Le roi reçut leurs avances de très bonne grâce, et leur accordant la paix il accepta leurs riches présents et les honneurs héroïques qui lui furent déférés de leur part. En continuant sa navigation sur le fleuve, il reçut les hommages des Sodres et des Massanes peuples de l'une et de l'autre rive, et il fonda encore une Alexandrie, qu'il pourvut lui-même de dix mille habitants. [5] Il parvint ensuite aux provinces d'un roi qu'on appelait Musicanus, qu'il prit vivant et qu'il fit mourir, après quoi il se déclara maître de ses états. Débarquant de même sur les terres d'un autre roi nommé Porticanus, il y assiégea et y prit d'assaut deux villes, dont il livra le pillage à ses soldats, après quoi il y fit mettre le feu et les réduisit en cendres. Le roi même Porticanus fut tué les armes à la main dans une forteresse où il espérait de se défendre. Alexandre emporta ainsi toutes les autres villes de la contrée et imprima par tout une grande terreur de son nom. [6] Il fit le même ravage dans les états du Roi Sambus, réduisant à la captivité les habitants des villes qu'il faisait ensuite mettre en cendres et son passage avait jusques-là coûté la vie à quatre vingts mille barbares. [7] La nation des Brachmanes éprouva le même désastre, de sorte que les peuples voisins ayant enfin recours à l'obéissance et à la soumission, il se contenta de punir ceux qui avaient conseillé quelque résistance et il pardonna à tous les autres: Le roi Sambus avoir pris le parti de se retirer avec trente éléphants, bien loin des rives du fleuve, pour prévenir ce qui pouvait arriver à sa personne même. 103 La dernière ville des Brachmanes sur le fleuve s'appelait Harmatélie. Les habitants comptaient beaucoup sur leur propre valeur et sur leurs remparts dont l'abord même était difficile. Le roi envoya contre eux quelques-unes de ses troupes d'élite, avec ordre d'attaquer les ennemis de telle sorte, qu'au moindre avantage que les assiégés qui sortiraient pour les repousser sembleraient prendre sur eux, ils revinssent sur leurs pas comme en fuyant. [2] Ceux-ci qui n'étaient qu'au nombre de cinq cents, s'étant approchés des murailles, ne furent regardés que comme un objet de mépris ; et eux-mêmes à l'aspect de trois mille hommes des assiégés qu'ils virent venir au-devant d'eux, ne manquèrent pas de reprendre à la hâte le chemin du camp. [3] Mais le roi lui-même se présentant, quoiqu'avec un assez petit nombre de troupes, à ceux qui poursuivaient les fuyards et leur livrant un combat très vif, en mit par terre un grand nombre et n'en fit pas moins de prisonniers.

LVII. Des pratiques extraordinaires de plusieurs nations sauvages.

Cependant les blessés de l'armée du roi qui se trouvèrent en assez grande quantité, tombèrent dans des inconvénients terribles. [4] Le fer des barbares avait été trempé dans des sucs venimeux, ce qui leur avait même donné une grande confiance dans le combat; ce venin avait été tiré d'une certaine espèce de serpents qu'ils prenaient à la chasse et qu'ils exposaient morts au soleil le plus ardent. [5] Ses feux faisaient sortir de leur corps une espèce de sueur dans laquelle le venin propre à ces animaux se trouvait fondu et mêlé, et qu'ils en savaient extraire. Il arrivait delà que l'homme atteint des armes qu'ils y avaient trempées, tombait tout d'un coup dans un engourdissement mortel, [6] suivi bientôt des douleurs les plus aiguës dans la partie blessée qui s'enflait prodigieusement, et d'un tremblement universel dans le reste du corps. Sa peau devenait sèche et livide et il vomissait toute la bile de ses entrailles. La plaie en particulier rendait une écume noire : indice de la pourriture qui s'y était déjà formée, qui gagnait bientôt les parties nobles et qui faisait subir au patient une mort aussi cruelle que certaine. Ainsi la plus légère atteinte du fer mettait bientôt le blessé dans le cas des plaies les plus énormes. 
[7] Le roi ne parut aussi touché d'aucun de ses malades qu'il le fut au sujet de Ptolémée qui lui succéda dans une partie de son nouvel empire et qu'il aimait alors plus qu'aucun autre des officiers de sa cour. Il arriva à celui­ci-quelque chose de particulier qu'on regarda comme un effet marqué de la providence divine : il était chéri de toute l'armée à cause de sa valeur, du caractère bienfaisant dont il donnait des preuves continuelles. Il fut guéri d'une plaie de la nature de celles dont nous venons de parler ; mais il en fut guéri d'une manière qui parut être une digne récompense du zèle qui l'intéressait pour tout le monde. Le roi eut en dormant un songe dans lequel il vit un dragon qui lui présentait une herbe dont il lui indiquait la propriété et la vertu, en lui montrant en même temps le terrain où elle croissait. [8] Le roi réveillé alla lui-même chercher cette plante, en fit frotter tout le corps de Ptolémée, et lui en ayant donné à boire, il lui rendit une santé parfaite : un grand nombre d'autres soldats ayant usé du même remède furent parfaitement rétablis. Du reste dans le temps qu'il songeait à pousser le siège d'Harmathelie place aussi forte qu'elle était d'un grand circuit, les assiégés vinrent eux-mêmes se rendre à lui en habits de suppliants; démarche par laquelle ils prévinrent la vengeance du vainqueur.
104 Alexandre arrivé enfin à l'Océan avec sa flotte saine et entière, et y ayant découvert les deux îles les plus proches du continent, y offrit aux deux de pompeux sacrifices et jeta dans la mer en leur honneur des libations magnifiques, accompagnées d'un grand nombre de vases d'or d'un très grand poids. Il y dressa des autels en I'honneur de Thétis et de l'Océan, comme ayant amené à sa fin l'expédition qu'il avait entreprise. De là remontant un peu sur le fleuve, il arriva à une ville très considérable qu'on appelait Hyala. [2] Cette ville suivait des lois presque semblables à celles de la république des Spartiates. Ses rois toujours au nombre de deux, étaient toujours pris en deux familles toujours les mêmes, et c'étaient eux qui commandaient à la guerre. Mais l'administration du gouvernement public appartenait à un sénat. [3] Alexandre avait fait brûler tous les vaisseaux de sa flotte qui étaient hors de service et confiant tout le reste à Néarque et à quelques autres officiers fidèles, il les chargea de visiter toutes les côtes de l'Océan jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés aux embouchures de l'Euphrate. [4] Pour lui se mettant à la tête de son armée de terre, et visitant toute la contrée où il avait débarqué, il subjugua tous les peuples qui eurent la hardiesse de lui résister et traita humainement tous ceux qui se soumirent à sa puissance : c'est ainsi qu'il en usa avec les Ambrites et les habitants de la Cédrosie. [5] De là traversant des contrées sans eau et d'autres qui étaient de véritables déserts, il arriva jusques aux confins de la Néotéride, où il partagea son armée en trois corps. Il confia le premier à Ptolémée et le second à Léonatus. [6] Il ordonna au premier de ravager ses côtes de la mer ; er au second de faire le même dégât dans le milieu des terres, et il réserva pour lui de porter le même fléau dans les en virons des montagnes. [7] Cet arrangement funeste jeta la désolation en un même temps dans un pays immense et remplit une vaste région de pillage, d'incendies et de meurtres. Les soldats s'en revinrent chargés de butin; mais la terre demeura couverte de plusieurs milliers de morts. Cet exemple réduisit à la soumission les derniers qui auraient eu envie de résister comme les autres à ce fléau. [8]
Cependant Alexandre fut encore tenté de fonder une ville en ces cantons ; et trouvant sur le bord de l'Océan un sol au-dessus des plus hautes marées et un terrain très favorable, il y jeta les fondements d'une nouvelle Alexandrie. 105 Il entra ensuite par différents chemins dans le pays des Néorites qu'il soumit par cette surprise à toutes ses volontés. Les Néorites ressemblent en général aux autres peuples des Indes : mais ils se distinguent d’eux par une circonstance très particulière. [2] Tous les parents d'un mort l'accompagnent nus et armés de lances ; et après avoir fait porter son corps dans un bois, ils le dépouillent eux-mêmes de tous ses vêtements, et le laissent en proie aux animaux de la forêt. Ils brûlent ensuite tout ce qui le couvrait en l'honneur des Génies du lieu et terminent toute la cérémonie par un grand festin qu'ils donnent à leurs amis.
[3] Alexandre passa ensuite dans la Cédrosie en côtoyant toujours la mer, et il trouva là une nation extrêmement sauvage et qui ne connaissait point l'hospitalité. [4] Ils portent leurs ongles sans les couper jusqu'à l'extrême vieillesse ; ils ne démêlent jamais leurs cheveux. Ils ne couvrent que de peaux de bêtes la leur propre qui est presque brûlée par les ardeurs du soleil. [5] Ils ne se nourrissent que des baleines que la mer jette sur leurs côtes. Ils habitent des maisons qui à la vérité ont des murailles :  mais les combles n'en sont faits que de côtes de baleines, dont quelques-unes ont jusqu'à dix-huit coudées ou vingt-sept pieds de longueur, qu'ils couvrent en suite des mêmes cuirs dont ils s'habillent. [6] Alexandre qui ne traversa ce pays qu'avec beaucoup de peine faute d'y trouver assez de vivres, arriva dans un désert qui en était absolument dépourvu. Plusieurs de ses soldats y périrent d'inanition ; les Macédoniens mêmes se découragèrent, ce qui jeta enfin le roi dans une inquiétude prodigieuse. Il était dans un véritable désespoir de voir périr inutilement, et de pure indigence, des hommes d'un courage insurmontable et d'une valeur à toute épreuve. [7] Il prit aussitôt le parti d'envoyer ce qui lui restait d'hommes encore sur pied chez les Parthes, dans la Drangiane, dans l'Arie et dans les lieux les plus voisins du désert où il se trouvait avec ordre d'amener à l'entrée de la Caramanie des chameaux ou dromadaires, et autres animaux, chargés de toutes les provisions nécessaires pour un camp. [8] Ces envoyés partant aussitôt s'adressèrent aux satrapes de toutes les provinces voisines, et ayant obtenu d'eux les pouvoirs nécessaires, satisfirent pleinement à leur commission. Alexandre ne laissa pas de perdre un grand nombre de soldats avant l’arrivée de ce secours : mais de plus comme il allait à sa rencontre au lieu qu'il avait marqué, quelques paysans rassemblés des montagnes voisines, tombèrent sur la brigade que commandait Leonatus et après l'avoir endommagée, ils se retirèrent subitement dans leurs bois. 106 Enfin pourtant l'armée macédonienne sortie, non sans peine du désert se trouva dans un pays habité et pourvu de tous les biens de la terre. Il fit reposer là ses troupes, et donnant même à ce repos un air de fête publique, il célébra avec toute son armée les mystères et les réjouissances de Bacchus. Et la marche qu'il continuait en forme de procession, était souvent interrompue par des repas qui n'étaient pas toujours modérés.

LVIII. Les navigateurs que le Roi avait envoyés pour prendre connaissance de l'Océan méridional, reviennent le trouver dans une ville de Perse et lui rendent compte de leur navigation.

[2] Il fit punir en continuant sa route quelques satrapes et autres commandants qui avaient abusé de leurs pouvoirs. Cet exemple de sévérité mit en crainte un certain nombre de chefs ou gouverneurs qui s'étaient mal conduits dans les postes où le roi les avait placés. Ainsi quelques-uns d'entre eux qui avaient des troupes à leur solde se détachèrent du service du roi, et quelques autres emportant leurs trésors avec eux, prirent le parti de la fuite. [3] Le Roi instruit de toutes ces choses envoya sur le champ à tous les satrapes et à tous les commandants des provinces, un ordre par écrit, qui leur enjoignait de licencier, dès qu'ils auraient reçu tous les hommes armés qu'ils pourraient avoir à leurs gages. [4] En même temps, et tandis que le roi séjournait dans une ville maritime qu'on appelait Salmonte, où il faisait représenter des combats sur un grand théâtre, les navigateurs qu'il avait envoyés pour reconnaître les côtes de l'Océan, revenus de leur course, se présentèrent eux mêmes dans l'assemblée et sur le théâtre ; et après avoir salué le roi, lui firent la relation de leur voyage. [5] Les Macédoniens charmés de ce retour imprévu, donnèrent de grands applaudissements à ces voyageurs et à leur récit ; et sur leur exemple tout le théâtre retentit d'acclamations et de louanges. [6] Les navigateurs avaient rapporté que tout le long dés côtes de l'Océan on voyait un flux et un reflux successif des eaux de la mer; que les eaux en se retirant laissaient à découvert un grand nombre d'îles fort étendues, que le retour des mêmes eaux faisait entièrement disparaître ; que dans ce retour un vent violent semblait pousser contre le rivage ces eaux couvertes alors d'une écume blanche formée par leur agitation excessive : enfin que ces flots arrivés à terre y apportaient souvent des baleines monstrueuses. [7] Que leurs barques assez légères y ayant été portées elles-mêmes, ils désespérèrent de leur vie a l'aspect de ces animaux ; mais que s'étant avisés de faire entre eux un fort cliquetis de leurs armes ; mais surtout ayant fait sonner toutes leurs trompettes, ces monstres marins en avaient été épouvantés et s'étaient replongé dans la mer.

LIX. Alexandre fait rembarquer ces navigateurs pour continuer leurs découvertes.

107 Le roi ayant écouté tout ce récit avec beaucoup de satisfaction, fit rembarquer ces navigateurs et leur ordonna de l'aller attendre aux embouchures de l’Euphrate. Lui-même cependant à la tête de ses troupes visitant par terre beaucoup de régions; arriva sur les confins de la Susiane.
Vers ce temps-là l'Indien Calanus qui avait fait de grands progrès dans la philosophie, et qui était fort estimé d'Alexandre, arriva à une fin de vie extraordinaire, [2] âgé de soixante et treize ans, et n'ayant éprouvé jusqu'alors aucune espèce d'incommodité, il résolut de se donner lui-même la mort comme ayant joui assez longtemps de tous les avantages que la nature et la fortune pouvaient procurer à un mortel. [3] Attaqué alors de sa première maladie, qui s'augmentait de jour en jour, il pria le roi de lui faire dresser un bûcher, sous lequel, dès qu'il y ferait monté, le roi voudrait bien ordonner à ses esclaves de faire mettre le feu : [4] Alexandre essaya d'abord de le détourner d'un projet si extraordinaire : mais n'ayant pu en venir à bout, il consentit à la demande du philosophe. Le jour d'un pareil spectacle ayant été annoncé, tout le monde s'assembla dans la place où l'on devait le donner : [5] et Calanus, soutenant sa résolution jusqu'au bout, monta courageusement sur l'échafaud et se jeta dans le bûcher où il fut consumé. Entre les spectateurs, les uns traitèrent cette action de folie, les autres l'imputèrent à une vaine gloire : mais des interprètes plus favorables y trouvèrent de la grandeur d'âme et un généreux mépris de la mort. [6] Le roi lui fit faire des funérailles magnifiques ; après quoi il se rendit à Suse, où il épousa Statira la fille aînée de Darius, et fit épouser la seconde nommée Drupétis à son favori Hephestion. Il engagea même les officiers de sa cour les plus considérables et qui lui étaient les plus chers, à épouser les filles des familles les plus distinguées parmi les Perses.

LX. Alexandre mécontent des Macédoniens, qui avaient refusé de le suivre au-delà de l'Indus, fait dresser trente mille Perses aux exercices militaires de la Grèce.

108 On vit alors arriver à Suse trente mille Perses tous à la fleur de leur âge, et l'élite de la nation pour la figure et pour le service militaire. [2] Les ordres d'Alexandre les avait fait choisir pour apprendre les exercices de la guerre, sous des maîtres qu'il avait lui-même nommés. Ainsi tous armés à la Macédonienne, ils se rangèrent devant les murailles de la ville ; et là par différentes évolutions faites en présence du roi même, ils s'attirèrent de sa part de grandes louanges accompagnées de magnifiques présents. [3] Car sur le refus que les Macédoniens avaient fait de le suivre jusqu'au Gange, refus qui d'ailleurs fut accompagné de beaucoup de murmures et même de railleries sur son prétendu titre de fils d'Hammon, il avait fait élever toute cette jeunesse persane pour l'opposer dans le besoin à la phalange macédonienne : voilà quelles étaient pour lors les dispositions d'Alexandre.

LXI. LXII. Harpalus décrié dans Babylone par ses profusions, revient dans la Grèce où il se rend suppliant du peuple d'Athènes; mais il laisse une grande partie de ses trésors et de ses soudoyés au promontoire de Ténare en Laconie; et de là se réfugiant en Crète, il y est tué par Thymbron qui avait été son ami.

[4] Cependant Harpalus que le roi avait laissé dans Babylone à la garde de ses trésors et de ses revenus, ayant appris que le roi préparait une grande expédition dans les Indes, se persuada qu'il n'en reviendrait jamais. Dans cette pensée, il se livra à toute espèce de débauches et comme il se voyait satrape d'une province fort étendue, il commença par attenter à la pudicité des femmes et à se livrer à toutes les espèces d'impudicités usitées parmi les barbares de sorte qu'il eût bientôt épuisé par ses débauches le trésor qui lui était confié. Il se faisait apporter de la Mer Rouge, malgré son grand éloignement, toutes les espèces de poissons qu'elle enfermait dans ses eaux ; et les dépenses excessives dans lesquelles il s'était jeté, excitaient depuis longtemps les murmures et les plaintes de tout le monde. [5] Il avait même fait venir d'Athènes la plus fameuse courtisane de ce temps-là nommée Pythonique. Il lui avait fait tant qu'elle avait vécu des présents d'une magnificence royale, et comme elle mourut en Asie, il la fit reporter en Grèce à très grands frais et lui fit dresser dans l'Attique même un tombeau superbe. [6] Avant fait venir ensuite du même lieu une autre courtisane nommée Glycère, il fit encore avec elle des dépenses exorbitantes de sorte que sentant lui-même que la vie qu'il menait ne pouvait aboutir qu'à un grand revers de fortune, il prenait la résolution de gagner le peuple d'Athènes par ses bienfaits. Enfin voyant qu'Alexandre à son retour de l'Inde, avait fait punir de mort plusieurs satrapes qui avaient abusé de leur pouvoir et craignant un sort pareil pour lui-même, il se fit une somme de cinq mille talents et il forma un corps de six mille soldats à gages, avec lesquels il sortit de l'Asie pour prendre la route d'Athènes. [7] Mais comme aucune République ne voulut le recevoir sur son passage , il laissa tous ses soudoyés à Ténare promontoire de la Laconie : et n'emportant avec lui qu'une partie de ses trésors, il vint se rendre suppliant du peuple d'Athènes. Mais ayant été redemandé par Antipater et par Olympias, il lui en coûta beaucoup d'argent pour engager les orateurs du peuple à le faire retenir ; après quoi néanmoins il jugea que le plus sûr pour lui était de revenir à Ténare vers ses anciens soudoyés : [8] de là pourtant il se réfugia encore en l'île de Crète, où il fut enfin tué en secret par Thymbron qui avait été son ami. Cependant les Athéniens s'étant fait rendre compte des biens d'Harpalus, appelèrent en jugement Démosthène et quelques autres orateurs, comme ayant reçu de l'argent de lui.

LXIII. LIV. Alexandre de son propre mouvement donne congé à tous les Macédoniens qui avaient vieilli dans le service; et sacrifiant dix mille talents au payement de leurs dettes, il leur permet de retourner dans leur patrie. La colère du roi réprime les mécontents qui s'opposaient à cette générosité.

109 D'un autre côté Alexandre au premier retour des Jeux Olympiques. fit ordonner qu'on publiât dans l'assemblée une permission générale à tous les exilés ou autres citoyens en fuite, de revenir dans leur patrie, en n'exceptant de ce privilège que les affaires et ceux qui auraient pillé des temples. Lui de son côté rassembla dans son armée tout ce qu'il avait de soldats avancés en âge et qui mentaient au nombre de dix mille; et il les dispensa tous du service. [2] Sachant même que plusieurs d'entre eux s'étaient endettés il leur distribua en un seul jour près de dix mille talents. Les autres Macédoniens ayant paru improuver cette générosité, et répandant même leurs murmures dans l'assemblée, le roi en colère les en reprit avec indignation ; et pour épouvanter la multitude, il descendit de son trône et eut la hardiesse d'aller prendre lui-même par la main les réfractaires pour les mettre entre les mains des exécuteurs qui devaient les châtier. [3] Mais voyant que la sédition s'échauffait de plus en plus, il choisit pour ses officiers des Perses de distinction. Les Macédoniens, se repentant alors de leur révolte, demandèrent pardon au roi les larmes aux yeux et eurent encore bien de la peine à l'apaiser.

Olympiade 113, an 3. 306 ans avant l'ère chrétienne. 

LXXV. LXVI. Peucestés amène au roi un corps nombreux de soldats perses, qu'on mêle avec les Macédoniens.

110 Anticlés étant archonte d'Athènes, les Romains firent consuls Lucius Cornelius et Q. Publilius. Alexandre ayant ainsi remplacé par des sujets originaires de la Perse les Macédoniens qu'il avait destitués de leurs fonctions, fit entrer dans ses gardes du corps jusqu’à mille de ces soldats étrangers, qui par là devinrent membres de sa cour et dans lesquels il prit autant de confiance qu'en aucun autre de sa nation. [2] En ce même temps arriva Peucestés à la tête de vingt mille tireurs ou frondeurs perses aussi, qu'il mêla de même avec les anciens soldats de son armée, mélange qui convenait parfaitement à ses vues présentes, ou aux mesures qu'il lui paraissait à propos de prendre.

 

LXVII. Le roi pourvoit à l'éducation des enfants nés aux Macédoniens de captives perses.

[3] Il fit aussi le dénombrement exact des enfants que les Macédoniens avaient eus des captives qu'ils avaient faites dans la Perse. Ces enfants se trouvèrent au nombre d'environ dix mille. Il pourvut, en leur assurant une paye convenable, non seulement à leur nourriture mais encore à leur faire donner une éducation d’hommes libres, sous des maîtres capables de les former à tous les exercices qui étaient en honneur dans la Grèce. Rassemblant ensuite son armée, il partit de Suse et traversant le Tigre, il vint camper au milieu d'un certain nombre de villages, qu'on appelait les Carres. [4] De là il arriva en quatre jours de marche à Sitte, d'où il passa ensuite à Sambane. Il demeura sept jours entiers en ce dernier poste pour laisser reposer ses troupes : après quoi poursuivant sa route, il vint en quatre autres jours à Célones, où réside encore aujourd'hui une colonie de Béotiens, qui chassée de son pays natal dans le temps de la descente de Xerxès en Grèce, a retenu jusqu'aujourd'hui la mémoire de son origine ; [5] car ils ont deux langues, l'une avec laquelle ils commercent avec leurs voisins et l'autre dans laquelle ils conservent encore les lois et les préceptes de leurs premiers aïeux. S'étant reposé là quelques jours, le roi se remit en marche et se détourna un peu de son chemin, pour satisfaire la curiosité qu'il avait de visiter la Bagistane, très beau pays, plein d'arbres fruitiers et de toutes les productions de la nature qui peuvent servir aux besoins et aux plaisirs de l'homme : [6] il passa de là dans une province voisine, très propre à entretenir des haras. On disait qu'on y avoir vu autrefois jusqu'à cent soixante mille poulains; mais dans le temps qu'Alexandre la parcourut, on n'en voyait plus qu'environ soixante mille. II y demeura un mois entier, au bout duquel il vint en sept jours à Ecbatane de Médie. [7] On dit que cette ville avait deux cents cinquante stades de tour et que son roi, maître de tout le pays qui porte le nom de Médie, possédait de trésors immenses. Il se reposa là pendant quelques jours, employant son loisir à des spectacles, à des exercices et à des festins continuels. [8] Ce fut en ce temps-là qu'Hephestion le premier de ses favoris s'étant trop livré à la bonne chère et aux plaisirs, tomba dans une défaillance universelle, qui le conduisit à la mort. Le roi extrêmement affligé de cette perte, chargea Perdiccas de conduire son corps à Babylone, où il avait dessein de lui faire des funérailles magnifiques.

LXVIII. Leosthenés chef d'une révolte des républiques grecques contre Alexandre.

111 Pendant que ces choses se passaient en Asie, il s'éleva dans la Grèce des mouvements et des troubles qui donnèrent lieu à une guerre qui fut appelée la guerre Lamiaque, et qui prit naissance à l'occasion que nous allons dire. Le roi ayant ordonné, comme nous l'avons rapporté plus haut, à tous les satrapes de renvoyer tous leurs soudoyés ; l'exécution de cet ordre remplit toutes les provinces de l'Asie de vagabonds qui ne vivaient que de brigandage. Au bout d'un temps, ils vinrent presque tous aborder au promontoire du Ténare dans la Laconie. [2] Mais dans la suite, des satrapes mêmes et d'autres chefs que la chute de l'empire des Perses laissait sans fonction, ramassant ce qui leur restait de richesses et de gens à eux, vinrent se rendre aussi dans le Ténare, où ils formèrent une espèce d'armée [3] et se donnèrent pour chef à eux-mêmes l'Athénien Leosthénès, homme supérieur par les qualités de l'âme, et le plus opposé de tous les Grecs à l'ambition et aux entreprises d'Alexandre. Leosthénès dans une assemblée secrète du sénat d'Athènes, obtint une avance de cinquante talents et une ample fourniture d'armes de toute espèce : après quoi il envoya aux Étoliens, qui d'ailleurs n'aimaient pas le roi, des députés qui les invitèrent à prendre le parti des Grecs et à lui déclarer la guerre en commun.

LXIX. Alexandre soumet les Cosséens.

[4] Pendant que Leosthénès s'occupait ainsi d'une entreprise dont il sentait toute l'importance, Alexandre ayant appris que les Cosséens songeaient à se soustraire à son empire, marcha contre eux à la tête de son armée en bon ordre. Cette nation naturellement courageuse habitait les montagnes de la Médie ; et comptant sur leur retraite escarpée aussi bien que sur leur propre courage, non seulement ils ne voulaient point reconnaître alors de maître étranger ; mais du temps même des rois de Perse, ils se vantaient de n'avoir jamais été fournis de force. Ainsi dans la circonstance présente, ils ne s'effrayèrent point des menaces du roi de Macédoine. [5] Mais Alexandre se saisissant d'abord de tous les passages qui conduiraient jusqu'à leur retraite, ravageant tout le plat pays d'où ils tiraient leur provisions, et sortant victorieux de toutes les attaques où ils entreprenaient de lui faire quelque résistance, avait mis par terre un grand nombre d'entre eux et en avait pris vivants beaucoup davantage. Ainsi les Cosséens battus partout et s'intéressant extrêmement à leurs captifs, furent contraints pour leur sauver la vie de se rendre captifs eux-mêmes. [6] Se livrant donc au vainqueur, ils obtinrent la paix en se soumettant à toutes ses volontés. Alexandre n'employa que quarante jours à la conquête de tout le pays; et ayant fait bâtir des villes aussi habitables qu'il y en eut aucune autre part dans un pays, qui avant son arrivée ne rassemblait qu'à un désert affreux par l'inutilité et l'inégalité même de son terrain, il conduisit ailleurs son armée.

Olympiade 113, an 4. 325 ans avant l'ère chrétienne.

LXX. LXXI. Alexandre se disposant à entrer dans Babylone, les Chaldéens l'en détournent, en lui disant qu'il y mourrait. Mais raffermi ensuite par des philosophes d'un autre système, il fait son entrée dans cette ville.

112 Sosiclés étant archonte d'Athènes on fit consuls à Rome L. Cornelius Lentulus et Q. Publilius. Alexandre à la tête de ses troupes sortant du pays des Cosséens se mit en marche du côté de Babylone. Mais pour ne point fatiguer ses troupes il les faisait camper fréquemment et ne les menait d'ailleurs qu'à très petit pas. [2] Comme il n'était plus qu'à trois cents stades de cette capitale, ces astronomes qu'on appelait les Chaldéens, et qui joignaient à une grande connaissance du mouvement des corps célestes, le talent ou la réputation des prédictions astrologiques, députèrent au roi les plus anciens et les plus habiles d'entre eux, pour lui dire que la longue expérience qu'ils avaient acquise dans l'observation des astres et dans le! influences de leurs aspects, leur avait appris que le roi trouverait sa fin dans Babylone. [3] Qu'ils s'étaient cru obligés de l'avertir de ce danger, et de l'exhorter à ne point mettre le pied dans cette vile. Ils ajoutèrent qu'il détournerait le sort dont il était actuellement menacé, s'il relevait le tombeau de Bélus détruit par les Perses, et que se désistant de son premier dessein, il continuât sa route par les dehors de cette capitale. Le chef de cette députation nommé Béléphanre n'osa jamais porter au roi l'avis dont il était chargé. Il se contenta de s’adresser en secret à Néarque, un des amis d'Alexandre, et de le prier de rendre compte au roi pour lui de la commission dont il s'agissait. [4] Le roi apprenant par Néarque la déclaration que lui faisaient ses Chaldéens, en fut d'abord frappé, et rappelant ensuite tout ce que l'on disait de la capacité de ces devins, il demeura persuadé de la vérité de leur menace. Il se contenta donc de faire passer dans la ville un assez grand nombre de ses amis, et prenant un autre parti pour lui-même, il vint dresser à deux cents stades de Babylone un camp où il se tenait en repos. Comme tous ceux qui ignoraient la cause de cette précaution en étaient assez étonnés, il lui vint dans sa tente des visites de la part de tous les Grecs, et entre autres de ceux qui suivaient la doctrine d'Anaxarque. [5] Ces derniers ayant appris la cause de sa retraite, lui tinrent des discours si pressants pour le désabuser de sa crainte, qu'ils l'amenèrent jusqu'à mépriser toute divination, et surtout celle dont les Chaldéens faisaient le plus de cas; de sorte que le roi comme guéri d'une vraie maladie d'esprit par les conseils de la philosophie, entra dans sa ville avec tout son camp. [6] Et comme les citoyens le reçurent lui et toute son armée avec d'aussi grandes marques de joie qu'ils l'avaient reçu dès la première fois qu'il y vint, le roi, sa cour et ses soldats se livrèrent au repos et à tous les plaisirs qui leur furent présentés. Ce sont là les choses qui se sont passées dans l'année dont nous sortons.

Olypiade 114, an 1. 324 ans avant l'ère chrétienne. 

LXXII. Du grand nombre d'ambassadeurs qu'Alexandre reçoit à Babylone.

113 Agesias étant archonte d'Athènes les Romains eurent pour consuls C. Poetelius et L. Papirius. On célébrait alors la cent quatorzième Olympiade, dans laquelle Micinas de Rhodes fut vainqueur à la course. En cette année il vint à Alexandre de presque tous les lieux de la terre des ambassadeurs dont les uns le félicitaient de ses succès, les autres lui apportaient des couronnes, d'autres de riches présents, et d'autres enfin lui faisaient des excuses des indices de révolte au de désobéissance qu'ils avaient laissé paraître. [2] Et en effet, sans parler des nations et des villes de l'Asie, au milieu desquelles il était actuellement, il reçut des ambassadeurs de l'Europe et de l'Afrique. De la part des Africains, les Carthaginois et toutes les colonies Phéniciennes, en un mot tous les habitants des côtes de la Méditerranée, jusque aux colonnes d'Hercule, le félicitaient de ses succès. Du côté de l'Europe, il lui vint non seulement des Macédoniens, mais des Grecs de toutes les villes, sans parler des Illyriens et de tous les peuples qui bordent les côtes de la mer Adriatique. Les Thraces mêmes et les Galates leurs voisins et qui ne commençaient qu'alors d'être connus des Grecs, lui firent porter leurs hommages. [3] Alexandre se fit donner un catalogue exact de tous ces ambassadeurs et prit le parti de répondre à tous, suivant un ordre qu'il se forma. Il commença par ceux qui avaient à lui exposer quelque chose qui concernait le culte des dieux ; il mit au second rang les ambassadeurs qui étaient chargés de présents, au troisième ceux qui venaient le consulter sur des querelles qu'ils avaient avec leurs voisins, au quatrième ceux qui n'avaient à lui proposer que leurs intérêts particuliers, et au dernier ceux qui s'opposaient au retour de leurs bannis. [4] Selon cet arrangement il donna sa première audience aux députés de l'Élide, après eux à ceux-des Hammonites, et ensuite à ceux de Delphes et de Corinthe, après lesquels vinrent ceux d'Épidaure et tous les autres suivant la dignité de leurs temples. Mais il eut attention à l'égard de tous, de leur faire des réponses gracieuses et dont ils demeurassent satisfaits.

LXXIII. Pompe funèbre d'Hephestion et des frais immenses que le roi y voulut faire.

114 Alexandre après avoir donné congé à tous ces ambassadeurs, ne s'occupa plus que des funérailles d'Hephestion. Il en prépara la cérémonie de telle sorte que non seulement elles surpassassent en magnificence tout ce qu'on avait vu jusqu'alors dans ce genre là ; mais qu'elles ne laissassent à aucun roi futur l'espérance ou le pouvoir d'aller plus loin. Il avait aimé ce favori au-delà de tout ce que l'histoire nous a conservé d'exemples fameux d'amitié réelle et sincère , et il conserva les mêmes sentiments après sa mort. Il n'est pas douteux que pendant sa vie, il ne l'eût préféré à Craterus même qui semblait partager cet avantage avec Hephestion. [2] Car un de ses courtisans lui ayant dit que l'un et l’autre paraissait avoir un attachement égal pour fa personne, il répondit que Craterus aimait le roi, mais qu'Hephestion aimait Alexandre: et lorsque le lendemain de la bataille d'Issus, la mère de Darius se jeta aux pieds d'Hephestion qu'elle prenait pour le roi vainqueur de son fils, et que confuse de sa méprise elle lui en demandait pardon, le roi lui dit : Ma mère, n'ayez aucun regret de ce que vous venez de faire, car celui-ci est aussi Alexandre. [3]  Enfin Hephestion se tenait si sûr du pouvoir qu'il s'était acquis sur l'esprit du roi, et de l'autorité que lui donnait la sincérité de son zèle, qu'Olympiade mère d'Alexandre en ayant conçu de la jalousie, et ayant écrit à Hephestion des lettres pleines d'invectives et de menaces, Hephestion lui répondit d'un ton qui marquait beaucoup de sécurité de sa part, lui disant à la fin de sa lettre. Madame, je vous conseille de mettre fin à vos accusations, à vos reproches et surtout à vos menaces, qui ne produisent pas même l'effet de me donner de l'inquiétude, parce que le roi est votre maître comme le mien.
[4] Alexandre préparant donc les funérailles de cet ami, envoya des ordres à toutes les villes des environs de contribuer à leur magnificence, et fit publier avant toutes choses dans les provinces de l'Asie, un édit par lequel il était enjoint d'éteindre dans tous les temples ce que les Perses appellent le feu sacré, jusqu'à ce qu'Hephestion fut enseveli, comme on le pratiquait à la mort des rois. [5] Les devins tirèrent dès ce temps-là un très mauvais augure de cette circonstance à l'égard du roi même. Et en effet, cet augure fut accompagné de beaucoup d'autres qui donnèrent la même indication, comme nous le dirons bientôt en rapportant la mort d'Alexandre : 115 cependant les amis et tous les officiers du roi, pour complaire à leur prince, avaient fait faire des figures d'or, d'ivoire et d'autres matières précieuses ; et lui-même assemblant tout ce qui se trouvait à Babylone d'architectes et de sculpteurs, fit d'abord abattre la longueur de dix stades de mur. Ensuite faisant paver de briques carrées l'endroit où l'on devait poser le bûcher, il le fit faire à quatre faces, dont chacune avoir une stade de long. [2] Il distribua l'intérieur de cet espace en trente maisons, dont les toits étaient formés de bois de palmier. Les quatre faces de ce vaste carré étaient embellies d'une façon très singulière. Tout le bas était garni de proues de vaisseaux dorées, au nombre de deux cent quarante, au-dessus desquelles étaient posés deux archers hauts de quatre coudées un genou en terre, et leur arc à la main ; et à côté d'eux des statues d'hommes armés, de la taille de cinq coudées: tous les entre-deux étaient ornés de tapisseries de Tyr. [3] L'étage au-dessus de ce premier rang était chargé de torches de quinze coudées de haut, garnies dans leur milieu par où on les prend, de couronnes d'or; au-dessus de la mèche, d'aigles déployées qui semblaient prendre leur vol en bas ; et vers le pied de dragons attentifs au vol de ces aigles. Au troisième rang de l'édifice, en montant toujours, étaient représentées des chasses de toutes sortes d'animaux. [4] Au quatrième un combat de centaures en figures d'or. Au cinquième des lions et des taureaux d'or alternativement posés. Et au sixième étaient des trophées d'armes macédoniennes ou barbaresques, disposées de sorte que leur agencement marquait les victoires des premiers et les défaites des seconds. Le tout était surmonté par des figures de sirènes creuses et capable de contenir les musiciens qui devaient louer et regretter le mort en chants funèbres. [5] La hauteur de tout l'édifice passait cent trente coudées: et comme les officiers et les soldats, les ambassadeurs mêmes, et tous les habitants des environs contribuèrent à l'envi aux frais de cette pompe funèbre, on dit qu'il y fut dépensé plus de douze mille talents. [6] Enfin après avait achevé avec la même magnificence tout ce qui concernait cette cérémonie, il ordonna que l'on sacrifiât à Hephestion comme à un dieu du premier ordre : car le hasard avait voulu qu'un des amis du roi nommé Philippe, arrivant du temple de Jupiter Hammon rapporta que l'on devait regarder Hephestion comme un dieu. Ainsi Alexandre charmé d'être autorisé par l'oracle même, offrit le premier à Hephestion le sacrifice qu'il avait institué en son honneur ; après quoi il traita splendidement la foule innombrable du monde qui l'accompagnait; ce qui lui devint aisé par le nombre de dix mille victimes qu'il avait fait immoler à cette divinité nouvelle.

LXXIV. Énumération des différents prodiges qui précédèrent la mort d'Alexandre. Sa mort même.

116 Mais après avoir satisfait à un devoir que son inclination lui avait fait porter si loin, il ne songeait plus qu'à mener une vie de plaisir et de réjouissance continuelle; et il se croyait arrivé au plus haut point de la puissance, de la gloire et de la félicité humaine, lorsque l'arrêt irrévocable de la destinée se fit apercevoir à lui par divers pronostiques très singuliers d'une mort prochaine. [2] Pendant que le roi se faisait oindre le corps, après avoir fait mettre ses habits et son diadème sur une table dans une chambre voisine, un prisonnier de la ville se voyant délivré de ses fers qui étaient tombés d'eux-mêmes subitement, traversa toutes les salles du palais sans que personne l'arrêta à aucune porte ; [3] et étant entré dans la chambre à côté de laquelle était le roi, il se revêtit de ses habits royaux et posa son diadème sur son front ; après quoi il s'assit lui-même tranquillement sur le trône. Le roi averti d'un fait si singulier, vint lui-même dans la chambre où était cet homme et lui demanda sans s'émouvoir quel était le motif d'une pareille comédie ? [4] Cet homme répondit qu'il n'en savait rien lui-même. Ainsi le roi eut recours aux devins, sur l'avis desquels il fit d'abord tuer cet homme, pour faire tomber sur lui tout ce qu'il pouvait y avoir de sinistre dans le prodige : après quoi reprenant sa robe et sacrifiant aux dieux Apotropées, Averrunques, ou qui détournent les malheurs ; le fond de son âme n'en fut pas moins agité par le souvenir qu'il se rappela des prédictions des Chaldéens. Il conçut une grande haine contre les philosophes qui l'avaient enhardi à entrer dans Babylone ; il admirait le profond savoir des Chaldéens et il s'emportait vivement contre tous ceux qui par de longs sophismes prétendaient combattre les arrêts et le pouvoir de la destinée. [5] Mais il survint bientôt de la part des dieux un nouveau prodige sur le changement qui menaçait l'empire d'Alexandre. Car voulant visiter le grand lac qui environnait Babylone et s'étant fait accompagner de ses amis placés eu différentes barques, il arriva que ces barques s'écartèrent de la sienne, au point qu'elles la laissèrent seule et en danger pendant trois jours. [6] Passant ensuite dans un canal étroit et dont les deux bords étaient chargés d'arbres extrêmement touffus, dont les branchages s'étendaient sur l'eau de part et d'autre, il arriva que son diadème fut accroché et tomba dans l'eau. Aussitôt un des rameurs se jeta à la nage pour le reprendre, et le mettant sur sa tête pour n'en être pas embarrassé, il revint enfin à la barque d'Alexandre. [7] Le roi après avoir erré trois jours et trois nuits sur ce lac, et ayant recouvré son diadème contre toute espérance, arriva pourtant à bon port et alla aussitôt consulter les devins sur toutes les circonstances de son aventure : 117 ils lui conseillèrent d'offrir incessamment aux dieux de somptueux sacrifices. Là-dessus il fut invité à un grand festin par un de ses amis les plus familiers, Medius de Thessalie. Après avoir déjà bu excessivement à ce repas, il avala une coupe entière qui portait le nom d'Hercule. [2] Aussitôt, comme frappé d'un coup violent et subit, il jeta un grand cri et ses amis l'emportèrent sur leurs bras. Les officiers de sa chambre le reçurent de leurs mains et l'ayant mis aussitôt dans son lit, ils le gardaient avec une extrême inquiétude : [3] et comme le mal augmentait visiblement, ses médecins furent appelés, mais en vain, et ils ne purent lui donner aucun secours. Le roi tombant bientôt après en des angoisses et en des douleurs excessives, désespéra lui-même de sa vie et tirant son anneau de son doigt, il le remit à Perdiccas. [4] Là-dessus les amis du roi lui demandèrent à qui il laissait son empire, à quoi il répondit en un mot, au plus courageux. Prêt enfin à rendre le dernier soupir, il dit que les principaux de ses amis lui feraient de grandes obsèques, par les combats qu'ils se livreraient les uns aux autres pour fa succession de ses états. [5] Il mourut ainsi après avoir régné douze ans et sept mois; et ayant fait de plus grandes choses, non seulement que tous les rois qui l'ont précédé mais que tous ceux qui l'ont suivi jusqu'à nos jours. Mais comme plusieurs écrivains ont parlé diversement de sa mort et que quelques-uns d'entre eux l'ont attribuée au poison, je crois être obligé de rapporter ici ce qu'on trouve dans leurs mémoires. 118 Ils racontent qu'Antipater que le roi avait laissé en Europe comme lieutenant général de ses états en cette partie du monde, eut de violents démêlés avec Olympias mère du roi. On dit que d'abord il méprisa ses calomnies, auxquelles le roi lui-même n'ajoutait point de foi. Mais qu'ensuite la haine entre la reine mère et Antipater s'étant augmentée, le roi qui crut qu'une loi supérieure l'obligeait d'avoir de grands égards pour sa mère, donna lieu à Antipater de concevoir de la haine pour Alexandre. À cette cause se joignit l'exécution de Parménion et de Philotas son fils, qui jetèrent dans les esprits bien de l'aigreur contre le roi. Qu'ainsi Antipater l'avait fait empoisonner par le ministère de Cassandre son fils qui se trouvait son échanson. [2] Mais comme après la mort d'Alexandre, la puissance d'Antipater fut très grande en Europe, et que son fils Cassandre monta après lui sur le trône de Macédoine , on dit que les Historiens de leur temps n'osèrent pas insérer dans leurs annales le fait de l’empoissonnement d'Alexandre. Cependant on sait d'ailleurs que Cassandre fit refuser la sépulture à la reine Olympias après sa mort et qu'il fit relever avec un grand soin les maisons et les murailles de Thèbes qu'Alexandre avait abattues. [3] Enfin à la mort prématurée d'Alexandre, Sisygambis mère de Darius ayant longtemps pleuré sa perte et l'abandon universel où cette mort la laissait, prit le parti de terminer elle-même sa vie et son infortune : et en effet cinq jours après lui, elle mourut dans la plus violente affliction, mais avec un grand courage. [4] Pour nous ayant conduit Alexandre jusqu'à la fin de son règne et de sa vie, nous avons rempli le sujet de ce 17e Livre et nous donnerons dans les suivants l’histoire de ses successeurs.

Fin du dix-septième Livre de l'Histoire de Diodore.