Autre traduction de Ferd. Hoefer (bilingue)
DIODORE DE SICILE.
Tome quatrième
LIVRE QUATORZIÈME.
Paris 1744
TABLE DES SOMMAIRES OU DES ARTICLES CONTENUS EN CE VOLUME.
LIVRE QUATORZIÈME.
1. Avant propos.
II. Le Spartiate Lysandre vient jusqu'au port du Pirée pour appuyer l'introduction du gouvernement aristocratique dans Athènes, selon la pratique générale des Lacédémoniens dans tous les lieux où la fortune de la guerre leur avait donné quelque pouvoir. C'est là l'origine des trente Tyrans d'Athènes. Pour apaiser le peuple ils reçoivent parmi eux Théramène qui s'opposant à leurs cruautés en devient lui-même la victime. Il refuse le secours de Socrate et des disciple de ces philosophes qui voulaient le défendre. Les Argiens et les Thébains seuls se mettent au-dessus des menaces que font les Trente à tous ceux qui donneraient asile aux Athéniens fugitifs.
III. Denys fait fortifier le quartier de Syracuse appelé l'île, et n'y laisse loger autour de lui que ceux dont il est sûr. Le siège que l'on forme autour de son île ne laisse pas de l'alarmer, jusqu'au point qu'il assemble un conseil pour délibérer sur la manière la plus honnête dont il pourra se démettre de son autorité ; ses parents, ses amis et entre autres l'historien Philistus l'en dissuadent. Ainsi il trompe ceux qui l'assiégeaient en leur promettant sa retraite : et cependant il fait venir des secours par le moyen desquels il se maintient dans son usurpation. Il est même appuyé dans la suite par Lysandre homme injuste et féroce, et qui le premier donna lieu par différentes concussions à l'entrée de l'or et de l'argent dans Sparte. Mort malheureuse d'Alcibiade par les ordres secrets de Pharnabase.
IV. Le Lacédémonien Cléarque envoyé à ceux de Byzance attaqués par les Thraces, exerce tant d'injustices et de cruautés à l'égard des Byzantins alliés de Lacédémone, qu'il est désavoué, dépossédé et même battu par les Lacédémoniens contre lesquels il se défendait. Il passe au service du jeune Cyrus qui se préparait à la guerre contre son frère Artaxerxès ; et il obtient un poste considérable dans son armée. Lysandre conçoit le dessein d'abolir à Lacédémone la loi selon laquelle on ne devait choisir les rois que dans la famille des Héraclides. Il tâche en vain de corrompre à ce dessein les oracles de Delphes, de Dodone et même de Cyrène en Afrique. Il meurt dans la peine. V. Denys travaille à joindre à sa domination d'autres villes de la Sicile. Il pouffe Æmnestus citoyen d'Etna à se rendre maître de sa ville, et conseille ensuite aux habitants de le faire punir de mort. Il se fait livrer Naxus par Proclès qui y était chef de la milice, et le récompense de sa trahison. Il donne Catane pour habitation aux Campaniens. Il transporte les Léontins à Syracuse. Archonidès chef dans Erbite est contraint de l'abandonner à Denys et va fonder sur une montagne près de la mer la ville d'Alèse, à laquelle les Romains accordèrent depuis l'immunité.
VI. Les Thébains à l'occasion des ban nis d'Orope qui avaient demandé leur secours, comprennent cette ville dans leur territoire. Pausanias roi de Sparte porte la guerre dans l'Élide, qui se défend par le secours des Étoliens.
VII. Description curieuse des fortifications que Denys fait faire à Syracuse avant que de déclarer la guerre aux Carthaginois.
VIII. Expédition du jeune Cyrus contre le roi Artaxerxès Mnenon son frère. Comme il était chef des satrapes des provinces maritimes, il se couvre du faux prétexte d'aller réduire quelques gouverneurs rebelles de la Cilicie et ne communique d'abord son vrai dessein qu'aux principaux lieutenants de son armée. Les Lacédémoniens lui donnent Samus commandant vingt vaisseaux et huit cents hommes d'infanterie conduits par Chirisophus. Mais l'armée asiatique seule monte à soixante et dix mille hommes. Route de Cyrus par terre. Le Roi de la Cilicie qui le craignait lui envoie un de ses fils à la tête d'une compagnie de Ciliciens, mais il envoie l'autre donner avis de sa marche et de ses desseins au Roi déjà averti depuis longtemps par Pharnabaze.
IX. Artaxerxès à la tête de quatre cent mille hommes vient au-devant de Cyrus jusqu'à Babylone : La bataille se donne le long de l'Euphrate, les deux princes étant au centre de leur armée. Le Lacédémonien Cléarque ouvre le combat et rompt les ennemis qu'il avait en face. Les deux frères se joignent. Cyrus lance à Artaxerxès un javelot qui le renverse ; on relève le Roi et on l'emmène.. Tissapherne prend sa place. Peu de temps après Cyrus tombe lui-même blessé et meurt. Quoi qu'il y eut bien plus de morts dans l'armée du Roi que dans celle de Cyrus, les Grecs, dont on dit qu'il n'y eut pas un seul de tué, sont néanmoins obligés de prendre le parti de cette retraite que l'histoire a rendue si fameuse.
X. Réponses singulières des capitaines grecs au député qui vient leur demander leurs armes de la part du Roi. Le Conseil des Grecs prend le parti de revenir par terre jusque dans la Paphlagonie, c'est-à-dire de traverser toute l'Asie Mineure du midi au nord. Tissapherne dans une conférence indiquée sous le faux semblant de faciliter le retour de l'armée de Cyrus, fait égorger tous les officiers grecs et leur chef Cléarque, aussi bien que deux cents hommes qui leur servaient de gardes hors de la tente. Les Grecs apprenant cette trahison dans le camp où ils étaient demeurés, nomment le spartiate Chirisophus pour chef de leur retraite, qui est ici un abrégé curieux de celle des dix mille de Xénophon, l'auteur parlera dans la suite de ce capitaine Athénien.
XI. Le Gouvernement des Trente commence à s'ébranler dans Athènes, et ils viennent s'établir dans le Pirée. Ils font des tentatives pour gagner Thrasybule ancien ami et compagnon de Théramène. Thrasybule refuse leurs propositions avec hauteur et leur fait même la guerre pour la liberté de sa patrie. Les Trente font exclus et le peuple remet leur pouvoir à des hommes qui deviennent aussi méchant qu'eux. Lysandre dont la mort paraît n'avoir été énoncée ci-dessus que d'avance (art. 4) les favorise. Mais le roi Pausanias qui n'aimait pas Lysandre à cause de la haine qu'il attirait à Lacédémone, contribue lui-même à remettre Athènes en liberté.
XII. Conclusion de la guerre de Sparte contre l'Élide (art. 6). Troubles de Cyrène en Afrique, où les bannis de cette ville se servent des Messéniens chassés du Péloponnèse par les Spartiates. Les satrapes de l'Asie qui avaient suivi Cyrus emploient différents moyens pour apaiser le Roi. Tamus satrape de l'Ionie juge plus à propos de se réfugier auprès du second Psammitichus roi d'Égypte qui le fait égorger avec ses enfants, et se saisit des trésors qu'il apportait. Les Lacédémoniens nomment Thymbron pour défendre les villes asiatiques de leur alliance, contre Pharnabase et Tissapherne. Ceux des troupes grecques qui accoutumés à la vie militaire ne voulaient pas retourner dans leur patrie, se mettent au nombre de cinq mille sous la conduite de Xénophon. Il les mène contre les Thraces qui pillaient les vaisseaux échoués sur leurs rivages. Mais ces mêmes Grecs se donnent ensuite au Lacédémonien Thymbron. Accidents et meurtres dans la famille royale de Macédoine. Les Athéniens après avoir condamné Socrate à la mort, font mourir ses accusateurs.
XIII. Les Spartiates nomment Dercyllidas pour commander en Asie à la place de Thymbron dont on se plaignait. Il arrête pour toujours les courses des Thraces par un mur qu'il fait bâtir d'une mer à l'autre dans la Chersonèse. Pharnabase conseille au roi de Perse de donner le commandement de la flotte à l'Athénien Conon résident alors auprès d'Evagoras roi de Chypre. Conon accepte cette fonction dans l'espérance de faire reprendre à sa patrie l'empire de la mer sur les Lacédémoniens. Les habitants de Rhegium ennemi du tyran de Syracuse excitent contre lui dans Messine une émotion qui s'apaise bientôt de forte que Denys revient à son ancien projet contre les Carthaginois. Il rétablit dans sa capitale une manufacture d'armes selon les usages de toutes les nations chez lesquelles il comptait de faire lever des soldats. Il fait construire des vaisseaux avec le même soin et il établit dans Syracuse pour ce dessein une manufacture aussi curieuse que celle qu'on a vue à l'égard des fortifications de l’Epipole, (art. 7). Pour s'attirer de plus la bienveillance des villes d'Italie, à la place de sa première femme qui avait péri dans la révolte de ses cavaliers, il demande une fille à ceux de Rhegium qui refusent cette alliance et ensuite à ceux de Locres qui lui envoient une de leurs jeunes citoyennes. Il l'épouse conjointement avec une fille de Syracuse même. Les noces se célèbrent magnifiquement et avec de grandes générosités de sa part.
XIV. Les Citoyens de Syracuse se prêtent d'eux-mêmes au dessein d'attaquer les Carthaginois et ils commencent par piller les vaisseaux que ceux-ci avaient actuellement dans le port de Syracuse, sur la confiance de la paix où l'on était alors avec eux. Ils vont delà exercer toutes fortes de vexations et de cruautés dans les villes que Carthage possédait dans la Sicile. L'Auteur prétend que cet exemple rendit dans la suite les Carthaginois plus humains dans la victoire qu'ils ne l'avaient été jusqu'alors, par la crainte du retour et de la vengeance. Denys forme le siège de Motye ville carthaginoise de la Sicile, ou plutôt d'une petite île très voisine du continent de la grande et y laisse Leptine son lieutenant. Il part delà pour aller ravager le territoire de trois autres et assiéger Egeste et Entelle. Cependant Imilcon général des Carthaginois envoie d'abord un lieutenant dans le port de Syracuse même où celui-ci démonte et met hors d'usage tous les vaisseaux qu'il y trouve après quoi il se retire. Denys de son côté retourne à Motye pour en presser le siège. Imilcon qui y arrive bientôt après, détruit à son tour ou par le fer ou par les flammes tous les vaisseaux de charge qui bordaient le port de terre ferme où Denys avait son camp. Après cette expédition Imilcon repoussé revient en Afrique. Description circonstanciée du siège et de la prise de Motye par Denys.
XV. Descente des Carthaginois en Sicile avec une flotte de six cents vaisseaux, qui se rendent à Messine. Imilcon s'empare de cette ville que son seul abord avait fait abandonner. Il la fait raser de fond en comble. Un grand nombre de Siciliens des environs se détache de Denys et prend le parti des Carthaginois. Denys pour les remplacer affranchit tous les esclaves de Syracuse. Il se donne un combat naval où la flotte Carthaginoise commandée par Magon demeure pleinement victorieuse de la flotte de Denys que commandait Leptine son lieutenant; il y perdit cent vaisseaux et vingt mille hommes. Denys pour aller au secours de Syracuse néglige tous les conseils et même toutes les occasions qui l'invitaient à combattre Imilcon.
XVI. Imilcon fait entrer en effet plus de deux cents vaisseaux dans le port de cette ville; il s'en approche lui-même avec une armée de trois cent mille hommes. Cependant toutes ces fortes s'anéantissent d'elles-mêmes par des terreurs paniques, et ensuite par des maladies qui se mettent dans son armée, et dont on attribue la cause à des profanations de temples dont le général s'était rendu coupable. D'un autre côté Polyxène beau-frère de Denys lui amena un secours considérable du Péloponnèse. C'est pourtant à cette occasion même que les Syracusains songent à secouer le joug de la tyrannie, animés surtout par le discours d'un citoyen nommé Théodore.
XVII. Harangue de Théodore qui demeure inutile par les avis des Spartiates qui se trouvent dans l'assemblée.
XVIII. Description plus particulière de la peste qui désola les Carthaginois devant Syracuse et qui fut suivie de l'incendie de leurs vaisseaux. Imilcon retourne à Carthage, attribuant lui-même ses malheurs à ses sacrilèges. Les peuples d'Afrique se révoltent contre la capitale. On tâche d'apaiser les dieux par des institutions de prêtres et de sacrifices.
XIX. Les Messéniens après la destruction de Messine se rétablissent dans une province de la Sicile nommée Abacène. Les Lacédémoniens commandés par leur roi Agésilas font la guerre aux villes de l'Asie qui appartenaient au roi de Perse . Il gagne une bataille contre Tissapherne que le Roi fait mourir. Guerre des Lacédémoniens en faveur des Phocéens contre les Béotiens. Les Athéniens donnent du secours à ceux-ci. Lysandre est tué dans un combat, Pausanias fait la paix avec les Béotiens.
XX. L' Athénien Conon va trouver le roi de Perse qui lui promet tout l'argent nécessaire pour attaquer les Lacédémoniens par mer. Les Athéniens, les Béotiens, les Argiens et les Corinthiens font entre eux une alliance dont l'assemblée générale doit se tenir à Corinthe : le but principal de cette union est de résister aux Spartiates qui se faisaient haïr dans la Grèce. Agésilas revient de l'Asie par le même chemin qu'avait tenu autrefois Xerxès et défait les Thraces qui prétendaient l'arrêter dans son passage.
XXI. La flotte de Perse poursuit celle de Sparte commandée par Périandre qui perd une bataille et est tué. Agésilas attaquant les Béotiens a l'avantage sur l'aile qui lui est opposée ; mais il est blessé ; celle qu'il ne commandait pas lui-même est battue et les Spartiates perdent l'empire de la mer qui leur est enlevé par Conon vainqueur. Ce dernier fait relever les murailles du Pirée et celles mêmes d'Athènes. Cependant le Perse Teribase rend Conon suspect au Roi et le lui envoie prisonnier. Depuis ce fâcheux événement l'histoire ne parle plus de ce fameux Athénien. Les Lacédémoniens favorisent une sédition élevée à Corinthe, de sorte qu'ils font présider les exilés mêmes de cette ville à des Jeux qui s'y célèbrent. Origine de la guerre Corinthiaque qui dura huit ans mais qui ne s'étendit pas au-delà de l'Isthme.
XXII. Les habitants de Rhegium déclarent la guerre à Denys et s'aident contre lui des mécontents de la Sicile. Denys souffre beaucoup devant Tauromène dont le siège durait encore en plein hiver et qu'il est obligé d'abandonner. Magon envoyé par les Carthaginois pour rétablir leurs affaires dans la Sicile est battu par Denys qui mène sa flotte devant Rhegium. L'Athénien Iphicrate défend Corinthe contre les bannis de cette ville et ensuite contre les Lacédémoniens qui l'attaquaient. Les Argiens s'en rendent maîtres pour quelque temps Alors Iphicrate voulait s'en emparer à son tour pour la soumettre aux Athéniens : mais le peuple n'y ayant pas consenti, Iphicrate renonce au commandement et on lui donne Chabrias pour successeur.
XXIII. Les Romains prennent la ville de Véies dans la XIe année du siège. Le Dictateur M. Furius a l'honneur du triomphe, les Romains envoient un vase d'or au temple de Delphes. Cette offrande est enlevée par les corsaires de Lipare. Timothée leur chef rend les prisonniers et le dépôt et le fait conduire lui-même à Delphes.
XXIV. L'Athénien Thrasybule tue de sa propre main dans un combat le Spartiate Thérimaque, qui avait attiré à son parti quelques villes de Lesbos. En Sicile Denys s'associe à Agyris devenu Tyran d'Agyre : ils réunissent leurs forces contre le Carthaginois Magon qui s'en revient en Afrique. Les Lacédémoniens rappellent avec le secours d'une flotte l'île de Rhodes à leur alliance. D'un autre côté Agésilas fait un ravage considérable dans le pays d'Argos. Le roi de Perse songe à diminuer le pouvoir d'Evagoras dans l'île de Chypre, qui était un poste favorable pour défendre les villes maritimes de son empire. Les Spartiates nomment Thymbron pour l'opposer à Stroutas général d’Artaxerxès. Stroutas lui-même le tue dans une rencontre. L'Athénien Thrasybule est tué aussi en Asie par les citoyens d'Aspende dont il avait tiré des contributions ; parce que ses soldats n'avaient pas laissé de piller ensuite leur territoire.
XXV. Denys forme le dessein de se mettre en possession de Rhegium en Italie, sur le bord opposé à la Sicile. Il est repoussé à cette première attaque. Il fait alliance avec les Lucaniens, Italiens naturels et ennemis des villes grecques d'Italie, qui sont toutes obligées de venir au secours de celle qui serait menacée, Les Thuriens ont l'imprudence d'attaquer sans ce secours les Lucaniens chez eux-mêmes. Ceux-ci les poursuivirent jusqu'à les réduire à se jeter dans la mer parce qu'ils croyaient apercevoir les vaisseaux des Rheginois qui les recevraient : mais c'étaient ceux de Denys même. Cependant Leptine qui les commandait les reçut et fit leur paix avec les Lucaniens. Cette bonne action lui fait ôter le commandement de la flotte par le Tyran qui le donne à fin autre frère Théaride.
XXVI. Denys confie aux Messinois un nombre considérable de prisonniers de Rhegium qu'avait faits son frère. Il va assiéger Caulon en Italie. La ville de Crotone choisit Héloris pour son commandement. Il est vaincu par Denys qui le tue. Les troupes défaites se voyant enfermées dans un lieu où elles manquaient d'eau se rendent à discrétion et Denys use cette fois généreusement de la victoire : mais il poursuit sa vengeance contre les Rheginois qui lui avaient fait l'affront de lui refuser une de leurs citoyennes qu'il demandait en mariage, art. 13. Sans alléguer ce motif il cherche de mauvais prétextes pour les assiéger. Les Rheginois nomment enfin leur citoyen Phyton pour les commander. Digression sur la folie de Denys qui envoie des vers de sa composition aux jeux Olympiques où ils sont sifflés. L'orateur Lysias y déclame contre sa tyrannie, et le vaisseau qui portait ses députés fait naufrage à son retour.
XXVII. Les Spartiates abattus par bien des pertes font un traité par lequel ils consentent que les villes grecques de l'Asie demeurent au roi de Perse et que toutes celles de la Grèce même se gouvernent par leurs propres lois. On les blâma beaucoup d'avoir ainsi abandonné les premières. Cependant le Roi délivré d'eux ne pensa plus qu'à abattre la puissance où l'ambition du roi de Chypre Evagoras. Denys afflige la ville de Rhegium en forme, il la réduit à une famine déplorable, et après l'avoir prise il traite le commandant Phyton avec la dernière cruauté.
XXVIII. Article sur l'Italie le plus long que l'auteur lui ait donné dans tout ce qui nous relie de son Histoire. Des ambassadeurs envoyés de Rome aux Gaulois qui attaquaient déjà les Clunisiens, se joignent à ceux-ci pour les défendre, au lieu de se contenter de leur fonction d'ambassadeurs. Le sénat romain les condamne et le peuple les absout. Les Gaulois s'avancent vers Rome, et gagnent d'abord une bataille sanglante pour les Romains. Les simples citoyens se réfugient avec de grands risques dans Véies qu'ils avaient détruite, et où ils tâchent de se fermer. Mais les principaux et surtout ceux qui avaient quelque autorité dans la République, prennent la résolution de se retirer dans le Capitole avec toutes les richesses de la ville et de s'y fortifier. Les ennemis entrent dans Rome abandonnée. Les réfugiés à Véies profitent de l'absence des Toscans qui s'étaient répandus dans les campagnes des Romains et qui y faisaient un grand ravage pour se saisir d'un amas prodigieux d'armes qu'ils trouvèrent dans le camp des coureurs. Cominius Pontius a le courage de grimper en pleine nuit jusqu'au haut du Capitole par le dehors pour y porter cette nouvelle et annoncer les préparatifs que l'on faisait pour leur délivrance. Quelques Gaulois qui l'avaient aperçu voulurent suivre cette exemple en pleine nuit mais les oies sacrées les décelèrent par leurs cris. Plusieurs des assiégeants déjà arrivez à la hauteur du mur furent culbutés dans cette surprise et l'armée assiégeante consentit de se retirer pour un mille pesant d'or. Les Volsques qui attaquèrent les Romains dans ces circonstances donnèrent lieu de créer un dictateur, qui fut M Furius Camillus. Celui-ci ayant joint les Gaulois devant une colonie romaine qu'ils assiégeaient, reprit sur eux tout l'or que Rome leur avait donne pour sa délivrance.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE DIODORE DE SICILE
LIVRE QUATORZIÈME
I. TOUS les hommes souffrent impatiemment le mal que l'on dit d'eux : et ceux mêmes dont la méchanceté est connue et qui paraissent ne prendre aucun soin de la cacher se fâchent dès qu'on la leur reproche et entreprennent de se justifier. C'est ce qui doit détourner de toute mauvaise action les hommes en général et particulièrement ceux qui gouvernent, ou que la fortune a élevés des places éminentes. Car comme ils font exposés à la vue de tout le monde, il leur est impossible de cacher leurs vices ou leurs défauts ; et aucun homme qui dans un grand poste fera des fautes considérables, ne doit espérer ni de les dérober à la connaissance du public, ni d'en éviter longtemps le reproche. Quand même on les dissimulerait pendant sa vie, il doit attendre que la vérité prenant le dessus, les mettra dans leur plus grand jour après sa mort. Il est malheureux pour les méchants de laisser à la postérité un souvenir immortel de leurs crime; et quand il serait vrai, comme quelques philosophes l'ont enseigné, qu'il ne reste rien de l'homme après sa mort, les coupables paraissent encore plus à plaindre de ne subsister que dans une mémoire odieuse. Le Livre dans lequel nous entrons nous fournira en détail un grand nombre d'exemples de cette espèce d'infortune. Dans Athènes les trente Tyrans qui devenus maîtres de la République, l’avaient jetée par leur ambition dans les plus grandes calamités, furent bientôt dépouillés de leur puissance, et n'emportèrent que la honte de l'abus qu'ils en avaient fait. Les Lacédémoniens de leur côté qui semblaient s'être assuré l'empire de toute la Grèce, le perdirent absolument par les injustices qu'ils exercèrent à l'égard de leurs alliés. En effet, comme le pouvoir des princes s'établit par la prudence et par la justice, il est aussi bientôt détruit par les vexations qu'on fait souffrir aux sujets et par la haine qu'elles excitent dans leur âme. Ce fut à peu près ainsi que Denys Tyran de Syracuse, quoique le plus heureux des hommes connus sous ce titre, fut exposé pendant toute fa vie à des conjurations secrètes qui l'obligèrent de porter toujours une cuirasse de fer sous sa robe ; qu'étant mort enfin, il a fourni un des plus grands exemples d'un nom chargé de malédictions éternelles : nous en parlerons dans le temps convenable. Maintenant nous reprendrons le fil de notre Histoire, en avertissant seulement que les Livres précédents y comprennent l'espace des sept cent-soixante et dix-neuf ans écoulés depuis la prise de Troie, jusqu'à la fin de la guerre du Péloponnèse, et de la supériorité des Athéniens sur la Grèce. Nous commencerons ici par la domination des trente Tyrans qui a suivi immédiatement cette époque : et notre histoire comprendra dans ce Livre le cours de dix-huit années qui vont s'écouler jusqu'à la prise de Rome par les Gaulois.
Olymp. 94. an I. 404 ans avant l'ère chrétienne.
CE fut l'an 780 depuis la prise de Troie que la ville d'Athènes tomba dans une espèce d'anarchie. Les Romains avaient créé pour cette année quatre tribuns militaires. C. Furius, C. Servilius, C. Valerius et Numerius Fabius. On célébrait alors la 9e Olympiade dans laquelle Corcynas de Larisse fut vainqueur à la course. Les Athéniens avaient été obligés de faire avec les Spartiates un traité suivant lequel ceux-là devaient abattre leurs murailles et pouvaient se gouverner du reste selon leur ancienne coutume. Ils exécutèrent le premier article, mais il y eut de la dispute entre eux sur la forme de leur gouvernement. Ceux qui souhaitaient d'établir l'oligarchie souvenaient que dans la première institution de la République, c'était un petit nombre d'hommes qui exerçaient le pouvoir souverain. La multitude au contraire qui voulait entretenir la démocratie, s'appuyait du même exemple de l'ancien temps et prétendait que le peuple avait toujours eu la souveraine autorité. Cette dispute ayant duré quelques jours, ceux qui demandaient l'oligarchie envoyèrent des députés à Lysandre général de Lacédémone, dans l'espérance très bien fondée, qu'il prendrait leur parti à cet égard. Car d'abord après la paix du Péloponnèse, les Lacédémoniens avaient envoyé ce général en différentes villes pour y régler toutes choses : et il avait établi partout le gouvernement aristocratique. Ces députés firent voile vers Samos où ils avaient appris que Lysandre résidait actuellement dans la ville qu'il venait de prendre. Il acquiesça volontiers à leur demande. Après quoi laissant Thorax de Sparte gouverneur dans cette île, il vint avec cent vaisseaux dans le Pirée. Là faisant assembler le peuple, il conseilla aux Athéniens de choisir trente hommes qui régleraient toutes choses dans la Ville. Théramène s'opposa à son avis et fit la lecture du dernier traité par lequel il leur était permis de se gouverner selon l'ancienne coutume ; après quoi il ajouta qu'il était injuste de leur enlever la liberté contre la foi des serments. Lysandre répondit que les Athéniens les avaient violés eux-mêmes, en ce qu'ils n'avaient abattu leurs murailles qu'après le temps marqué ; sur quoi il fit de grandes menaces à Théramène et lui dit qu'il lui en coûterait la vie s'il continuait de s'opposer aux intentions des Lacédémoniens. Théramène et tout le peuple effrayé par ce discours donnèrent leur suffrage pour abolir la démocratie. Ainsi l'on nomma pour gouverner la république trente hommes administrateurs de nom et vrais tyrans en effet. Le peuple qui connaissait la sagesse et la droiture de Théramène et qui espérait que sa présence et ses conseils pourraient redresser les mauvaises intentions de ses associés, le mit au nombre des trente administrateurs. Leur fonction devait être de former un Sénat, de choisir tous les autres magistrats et de publier les nouvelles lois selon lesquelles ils devaient gouverner eux-mêmes. Ils différèrent sous divers prétextes la promulgation des lois ; et cependant ils composèrent le nouveau Sénat et remplirent toutes les autres magistratures, de leurs amis ou de gens qui leur étaient affidés ; de sorte que ces hommes qui portaient le nom de sénateurs ou de magistrats n'étaient en effet que les ministres ou les émissaires des Trente. Ils commencèrent pourtant par la punition de quelques coupables qu'ils condamnèrent à la mort, et jusque-là leur conduite était approuvée des sages ; mais ayant dessein de passer dans la fuite à des injustices et à des violences, ils envoyèrent demander une espèce de garnison ou de garde aux Lacédémoniens, comme voulant établir à Athènes un gouvernement qui leur fut convenable et utile. Car ils sentaient bien qu'ils ne pouvaient pas en venir aux excès qu'ils méditaient sans le secours d'armes étrangères et que toute la ville se soulèverait contre eux pour maintenir la sûreté publique. Les Lacédémoniens leur envoyèrent le secours qu'ils avaient demandé, et lui donnèrent pour chef Callibie. À son arrivée les Trente le comblèrent de caresses et de présents : aussitôt ils commencèrent à rechercher les riches d'Athènes, sous prétexte que ceux-ci voulaient innover ; et après leur avoir fait perdre la vie, ils confisquèrent leurs biens. Comme Théramène s'opposait vivement aux violences de ses confrères et les menaçait même de se joindre contre eux à tous les amateurs de la patrie, les Trente firent assembler le Sénat. Critias, qui en était le chef, reprocha au long à Théramène de trahir un corps dont il avait accepté volontairement d'être membre. Théramène, parlant à son tour, fit sur chaque article son apologie avec tant de justesse et de force, que tout le Sénat fut pour lui. Critias qui eut peur qu'un tel homme ne parvint bientôt à faire abolir l'oligarchie, le fit environner par ses spadassins ayant tous à la main l'épée nue. Aussitôt Théramène courut à l'autel placé dans la chambre du Sénat en leur disant qu'il ne craignait pas la mort, mais qu'il voulait seulement attirer la colère et la vengeance des dieux sur ceux qui auraient l'impiété de violer son asile. Cependant arraché delà avec violence il soutint courageusement cette insulte ; car élevé comme il l'était, dans l'école de Socrate, il y avoir puisé une très grande philosophie. Le peuple témoin de son infortune n'osait pourtant le secourir, par la crainte qu'on avait des gens armés qui l'environnaient. Socrate seul avec deux de ses domestiques entreprit de le défendre ; mais Théramène les pria de n'en rien faire. Il leur dit qu'il leur savait bon gré de leur zèle et de leur courage mais que sa destinée deviendrait encore plus cruelle pour lui, s'il avait donné lieu à la perte de si braves gens. Ainsi Socrate et ses deux hommes voyant que personne ne se joignait à eux et que la colère des Tyrans s'enflammait encore par leur résistance, abandonnèrent leur attaque et se tinrent en repos. Cependant les satellites ayant arraché Théramène du pied de l'autel sur l'ordre qu'ils en reçurent, le conduisirent à travers la place publique au lieu où ils allaient lui donner la mort. Tout les spectateurs retenus par la crainte des gens armés se contentèrent de le plaindre et de juger par la destinée d'un homme que sa vertu rendait si respectable, de la servitude cruelle où allaient tomber des gens confondus comme eux dans la foule. En effet, après la mort de Théramène, les Trente prenant les riches les uns après les autres, portaient contre eux de fausses accusations, sur lesquelles ils les faisaient punir de mort et confisquaient leurs biens. De ce nombre fut Niceratus fils de Nicias ce fameux général athénien qu'on avait envoyé à Syracuse. Niceratus était l'homme du monde le plus équitable et le plus humain, et d'ailleurs le citoyen d'Athènes le plus illustre et le plus riche. Ainsi sa mort mit en deuil toutes les maisons de la ville et le souvenir de ses vertus devint une source de larmes. Les Tyrans ne bornèrent pas là leur barbarie et comme s'ils avaient voulu la porter jusqu'à la démence, ils égorgèrent soixante des plus riches étrangers qui se trouvaient alors dans Athènes, pour s'emparer de leurs trésors ; de sorte que chaque jour étant marqué par de nouveaux meurtres, tous ceux qui se voyaient du bien prirent le parti de la fuite. Les tyrans égorgèrent peu de temps après Autolycus homme hardi en paroles et firent subir le même sort à tous ceux qui leur paraissaient les plus agréables à la multitude; de sorte la crainte seule fit sortir de la ville que de la moitié de ses habitants. Les Lacédémoniens voyant cette république ainsi abattue et ne souhaitant pas qu'elle put jamais se relever, se réjouissaient de son infortune et rendaient leur contentement assez manifeste : car ils publièrent un décret par lequel il était permis aux Trente de répéter par toute la Grèce les fugitifs d'Athènes, sur le pied de leurs débiteurs et imposèrent une amendé de cinq talents à quiconque refuserait de les rendre. L'iniquité de ce décret révolta intérieurement toutes ces villes dont la plupart redoutant la puissance de Sparte ne laissèrent pas de s'y soumettre. Mais les Argiens indignés dé cette animosité barbare des Spartiates et compatissant à la triste situation de ces fugitifs dépouillés de tout, furent les premiers qui les reçurent avec toute sorte d'humanité; les Thébains portant plus loin l'exemple qu'on leur donnait, menacèrent de punition publique quiconque verrait seulement un fugitif Athénien sans l'assister de tout son pouvoir. Nous en demeurons-là au sujet d'Athènes.
III.
À l'égard de la Sicile. Denys Tyran de Syracuse, après avoir fait la paix avec Carthage, ne songea plus qu'à affermir pour toujours sa nouvelle domination. Car il ne doutait pas que Syracuse délivrée d'une guerre étrangère, n'employât aussi son repos à chercher les moyens de recouvrer sa liberté. Voyant que cette partie de la ville qu'on appelait l'île était avantageusement placée et très aisée à fortifier, il la fit environner d'un grand mur, flanqué de distance en distance de tours très hautes et très fortes. Il garnit ce mur en dedans de casernes et de boutiques, entre des portes capables de recevoir de nombreuses troupes. Il fit élever dans l'intérieur de l'espace une puissante citadelle, où l'on put se retirer en cas d'un tumulte subit. Il trouva moyen d'enfermer dans son enceinte le bassin d'un petit port appelé le Lac. Ce port ne lassait pas de contenir soixante vaisseaux ; mais I'entrée du bassin n'en laissait passer qu'un à la fois. Au reste Denys distribua le meilleur territoire de Syracuse à ses amis et à ses soldats particuliers et il fit des parts égales de tout le reste tant aux étrangers qu'aux citoyens. Il comprit même dans cette dernière classe les esclaves affranchis, distingués seulement par le surnom de citoyens nouveaux. Il laissa les maisons de la ville au peuple, car pour celles de l'île il n'y voulut recevoir que ses amis et les soldats attachés à sa personne. Après avoir pris toutes ces mesures pour affermir sa tyrannie, il conduisit ses troupes contre les Siciliens naturels ou originaires, souhaitant de soumettre les peuples de l'île entière à fa domination, mais particulièrement ceux-ci, parce qu'ils avaient eu des liaisons avec les Carthaginois. Il s'avança donc vers la ville d'Herbesse et se disposa à l'assiéger. Alors les Syracusains se voyant armés, eurent entre eux des conférences secrètes dans lesquelles ils se reprochaient les uns aux autres de ne s'être pas joints aux cavaliers qui songeaient à se défaire du tyran. Un des lieutenants de Denys, qui entendit quelqu'un de ces discours, commença par menacer un de ceux qui les tenaient ; et celui-ci lui ayant fait une réponse un peu fière, le lieutenant s'avança comme pour le frapper. Les autres soldats, irrités de cette entreprise, tuèrent d'abord cet officier qui se nommait Doricus et ensuite excitant à la liberté, par de grands cris, les citoyens de la ville même qu'ils venaient assiéger, ils envoyèrent chercher de la cavalerie dans la forteresse d'Ætna : car dès le commencement de la tyrannie quelques Syracusains s'étaient réfugiés là. Denys effrayé de cette révolte abandonna le siège d'Herbesse et revint incessamment à Syracuse dans le dessein de contenir cette capitale. Après sa retraite les auteurs de la conspiration se donnèrent pour chefs tous ceux qui avaient eu part à la mort du lieutenant : après quoi se joignant aux cavaliers arrivés d'Ætna, ils vinrent assiéger le tyran dans l'Epipole dont ils lui fermèrent toute sortie. Ils envoyèrent ensuite des députés aux citoyens de Messine et de Rhegium, pour les prier de leur aider par mer à recouvrer la liberté. Ces deux villes alors n'avaient pas moins de quatre-vingts vaisseaux de guerre qu'elles prêtèrent à Syracuse pour avoir part à sa délivrance. Elles mirent même la tête du tyran au prix d'une somme marquée et considérable, et assurèrent de plus le droit de bourgeoisie chez elles, aux étrangers qui viendraient à bout de cette entreprise. On dressait cependant des machines pour battre la forteresse, on environnait exactement toute l’île et l'on recevait agréablement tous les étrangers qui se présentaient au service des assiégeants. Denys gui, abandonné d'une grande partie de ses soldats mercenaires, se voyait enfermé de toutes parts, assembla alors ses amis pour les consulter sur sa situation présente. Il avait tellement renoncé à toute espérance de conserver son autorité, qu'il ne songeait plus aux moyens de se défendre contre les Syracusains et qu'il ne voulait délibérer avec son conseil que sur le choix de la mort la plus honnête qui put terminer sa domination. Eloris l'un de ses amis, ou, comme le rapportent quelques-uns, le poète son père lui dit que le nom de souverain était la plus belle épitaphe qu'il put avoir; Polyxène son beau-frère lui conseilla de monter à cheval et d'aller à toute bride solliciter le secours des Campaniens, qu'Imilcar général des Carthaginois avait laissés à la garde des places qu'il avait conservées en Sicile. Mais Philistus, qui a depuis écrit l'histoire de cette île s'opposant à Philoxène, dit qu'au lieu de sortir à cheval d'un lieu où l'on avait été le maître, il ne s'en fallait laisser tirer que par les pieds. Denys se rendant à cet avis, résolut de s'exposer plutôt à tout que d'abandonner volontairement l'autorité souveraine. Dans ce dessein il envoya des députés aux rebelles, par lesquels il leur demandait la permission de sortir de Syracuse avec sa famille; et en même temps il dépêcha secrètement un courrier aux Campaniens, par lequel il leur promettait tout l'argent qu'ils voudraient pour venir à son secours. Les Citoyens accordèrent d'abord à Denys la permission de se retirer avec cinq vaisseaux : et regardant la domination du tyran comme finie, ils se relâchèrent dans les travaux du siège. L'on retrancha même une partie des assiégeants et la plupart de ceux qui composaient l'infanterie retournèrent dans leurs villages Cependant les Campaniens gagnés par les grandes promesses qu'on leur avait faites de la part de Denys se mettent en marche et arrivent à Agyre. Ayant laissé-là leur bagage entre les mains d'Agyris gouverneur et maître de la ville, ils se rendent en toute diligence à Syracuse au nombre de douze cents cavaliers; s'étant présentés tout d'un coup aux Syracusains surpris, ils en tuent un grand nombre, et entrant dans la citadelle, ils parviennent jusqu'à Denys. Il lui arriva en même temps par mer trois cents hommes qui s'offrirent de se mettre à sa solde. Là-dessus ses espérances se ranimèrent et les Syracusains se voyant replongés dans la servitude prirent querelle entre eux. Les uns voulaient que l'on continuât le siège et les autres soutenaient qu'il fallait le lever absolument et licencier leurs troupes. Denys qui s'aperçut de cette dissension et de ce désordre en profita pour tomber sur eux et les pouffa tous sans beaucoup de peine jusque dans le quartier qu'on appelait la Ville-neuve. Il ne périt pourtant pas en cette occasion beaucoup de monde parce que Denys courant à cheval de tous côtés, empêchait que l'on ne tuât les fuyards. Ainsi les Syracusains se répandirent d'abord dans la campagne, et bientôt après se réunirent en assez grand nombre pour former un corps de sept mille cavaliers. Cependant Denys eut soin de faire ensevelir tous les morts et il envoya des députés à Etna pour inviter les citoyens réfugiés là de renoncer à leur haine et de revenir dans leur patrie ; ajoutant à cette invitation une promesse inviolable d'oublier tout. Plusieurs de ceux qui avaient laissé leurs femmes et leurs enfants à Syracuse, furent en quelque sorte obligés de se fier à cette promesse : mais les autres sur le récit que les députés leur faisaient de l'attention que Denys avait eue de faire ensevelir les morts, répondaient qu'il était juste de lui tenir compte de cette bonne action et qu'ils priaient les dieux de les mettre bientôt en état de lui rendre le même devoir. En un mot, ces derniers s'obstinèrent à demeurer dans leur forteresse, d'où ils attendaient même le temps et l'occasion de surprendre le tyran. Cependant Denys faisait toute sorte d'amitiés aux fugitifs revenus, afin de ramener tous les autres par l'exemple qu'il dormait à l'égard de ces premiers. Pour les Campaniens, comme il connaissait parfaitement leur inconstance et le peu de foi qu'il fallait prêter à leurs serments, il se contenta de leur faire des présents convenables et les renvoya. Ils se retirèrent à Entelle, où ayant persuadé aux habitants de les recevoir au nombre de leurs concitoyens, ils égorgèrent dans une nuit dont ils étaient convenus entre eux, tous les jeunes mariés, après quoi ils épousèrent leurs femmes de force et se rendirent maîtres de la ville.
Dans la Grèce, les Lacédémoniens ayant terminé à leur avantage la guerre du Péloponnèse, possédaient sans contradiction l'empire de la terre et de la mer. Ils nommèrent Lysandre général de leurs armées navales ; ils le chargèrent du soin de parcourir toutes les villes nouvellement réduites à leur obéissance et d'y nommer des pacificateurs ; d'autant plus qu'ennemis déclarés du gouvernement populaire, ils étaient bien aises d'établir partout l'oligarchie. Ils imposèrent ensuite des tributs sur les vaincus : et ces hommes qui peu auparavant n'avaient point l'usage de la monnaie, se firent alors un revenu de pus de mille talents. Après avoir mis cet ordre dans la Grèce, ils envoyèrent à Syracuse Aristus, homme de distinction parmi eux, chargé en apparence de détruire la tyrannie; mais ayant une commission secrète de l'affermir et de la rendre encore plus absolue ; parce qu'ils se flattaient que n'ayant alors affaire qu'à Denys seul, ils le gagneraient aisément par des bienfaits et le feraient entrer ensuite dans leurs vues. Aristus arrivé à Syracuse fit confidence à Denys de tout ce projet : et cependant il anima le peuple par l'espérance de sa liberté prochaine. Pendant ce mouvement Il, fit tuer Nicatelés Corinthien que le peuple regardait comme son chef; et trahissant ensuite tous ceux qui s'étaient fiés à lui, il diffama par cette conduite, et lui-même et sa patrie. Peu de temps après Denys envoya les citoyens de Syracuse à leurs biens de campagne, et entrant dans leurs maisons pendant leur absence il enleva toutes leurs armes. Il fit faire ensuite un second mur à la citadelle et il équipa une flotte. Il grossit considérablement la compagnie de ses soudoyez et prit toutes les mesures nécessaires pour affermir sa tyrannie, convaincu qu'il était par sa propre expérience, que les Syracusains étaient capables de tout entreprendre pour s'en délivrer.
Ce fut en ce même temps que Pharnabase, satrape de Darius, fit mourir l'Athénien Alcibiade, pour s'attirer la bienveillance des Lacédémoniens. Mais comme Éphore allègue d'autres causes de cette trahison, je crois qu'il est à propos de rapporter ici la manière dont il expose le fait. Il dit donc dans son 17e Livre que le jeune Cyrus songeait alors à gagner les Lacédémoniens, pour obtenir de leur part quelque secours dans la guerre qu'il avait dessein de faire à son frère Artaxerxès : qu'Alcibiade ayant eu connaissance du projet de Cyrus, vint trouver Pharnabase pour lui découvrir tout ce qu'il en savait et le prier de lui fournir les moyens d'en aller rendre compte à Artaxerxès, comme d'un secret dont il ferait bien aise, lui Alcibiade, d'en informer le premier le Roi. Mais Pharnabase entendant ce discours ne jugea pas à propos de lui donner cette commission et crut qu'il serait mieux d'envoyer lui-même au Roi des hommes sûrs pour lui apprendre cette nouvelle. Alcibiade refusé de ce côté-là eut recours, dit l'Historien, au Satrape de Paphlaganie, dont il obtint l'honneur de cette députation. Pharnabase instruit de cette démarche et craignant que le Roi ne désapprouvât le refus qu'il avait fait à Alcibiade, donna commission à des gens affidés de l'attendre et de l'assassiner sur le chemin. Ces hommes, l'ayant atteint dans un village de la Phrygie, environnèrent de fagots la cabane où il couchait et y mirent le feu. Alcibiade réveillé fit des efforts pour se défendre ; mais gagné par la flamme et attaqué encore par des flèches que lui tiraient ces assassins, il perdit bientôt la vie.
IV.
Olymp. 94. an 2. 403 ans avant l'ère chrétienne.
DANS cette même année mourut le philosophe Démocrite à l'âge de quatre-vingt-dix ans ; aussi bien que Lathenés le Thébain qui, dans cette même Olympiade, était demeuré vainqueur à pied d'un cheval exercé à la course et qui le mena depuis Coronée jusqu'aux murs de Thèbes. En Italie, les Romains qui avaient pris aux Volsques la ville d'Erruce en furent chassés par les ennemis qui la reprirent et qui leur tuèrent une grandi partie de la garnison qu'ils y avaient mise.
L'année suivante Euclide fut archonte d'Athènes et les Romains créèrent quatre tribuns militaires P. Cornelius, Numerius Fabius, L. Valerius et Terentius Maximus. Les Byzantins divisez entre eux et étant encore en guerre avec les Thraces leurs voisins, se trouvaient dans une situation fâcheuse. Ne pouvant terminer leurs querelles intestines, ils demandèrent un chef à Lacédémone. Les Spartiates leur envoyèrent Cléarque. Dès qu'on eut déposé toute l'autorité entre ses mains il se fit une garde de soudoyés et changea en tyrannie la fonction de chef et d'arbitre qu'on lui avait confiée ; il commença par faire égorger tous les magistrats assemblés par son ordre sous le prétexte d'un festin de religion. La ville se trouvant par-là sans aucune forme de gouvernement ni de police, il fit étrangler avec de grosses cordes trente des plus considérables et s'appropria leurs biens. Il choisit les plus riches dans tout le reste et leur imputant des crimes imaginaires il condamna les uns à la mort et les autres au bannissement. Se voyant bien des trésors par cette voie, il augmenta sa garde et affermit son autorité. Cependant le bruit de ses cruautés et du pouvoir tyrannique qu'il exerçait s'étant bientôt répandu, les Lacédémoniens les premiers lui envoyèrent des députés pour lui conseiller de se démettre lui-même; mais comme il ne se rendit pas à cette proposition, on fit marcher contre lui des troupes à la tête desquelles on mit Panthoidas. Dès que Cléarque en eut la nouvelle il se retira avec son escorte à Selymbrie, qui était aussi sous sa domination. Il ne doutait pas que Byzance qu'il avait si indignement traitée, ne se joignît aux Lacédémoniens pour le perdre : c'est pour cela que Selymbrie lui paraissant une place plus forte, il s'y était transporté avec ses troupes et son argent. Dès qu'il sut que les Lacédémoniens en étaient proches, il alla au devant d'eux jusqu'à un endroit nommé le passage, où il livra le combat à Panthoidas. Le succès en fut incertain quelque temps ; mais enfin la valeur des Lacédémoniens l'emporta et l'escorte du tyran fut taillée en pièces. Cléarque avec le peu d'hommes qui lui restaient, se sauva dans Selymbrie, où il fut assiégé. Mais s'y voyant bientôt en danger, il en sortit la nuit et s'enfuit par mer dans l'Ionie. Là s'étant attaché au jeune Cyrus frère du Roi, il parvint à avoir le commandement de son armée. Car Cyrus nommé chef des satrapes maritimes et qui était plein de courage et d'ambition, songeait à porter la guerre à son frère. Ainsi trouvant dans Cléarque toute la hardiesse qui lui convenait, il lui confia de grosses sommes pour lever le plus qu'il pourrait de soldats étrangers : et il crut avec raison avoir rencontré en lui un homme très propre à le seconder dans la témérité de ses propres entreprises.
Le Spartiate Lysandre ayant parcouru et visité, selon l'ordre des éphores, les villes soumises aux Lacédémoniens, avait établi dans toutes l'oligarchie et fourni même quelques-unes au gouvernement de dix hommes seuls. Il s'était mis par là dans une grande considération à Lacédémone, d'autant plus qu'en terminant la guerre du Péloponnèse, il avait acquis à sa patrie l'empire actuel et non contesté de la terre et de la mer. C'est aussi à cette occasion que portant ses pensées plus loin, il conçut le dessein de détruire le droit exclusif que la famille des Héraclides avait à la royauté dans Sparte et de lui substituer une liberté générale de choisir les rois dans toutes les familles des Spartiates : il ne doutait point qu'en conséquence de cette liberté, les grandes et belles actions qu'il avait faites ne le portassent sur le trône. Mais sachant que les Lacédémoniens avaient une grande foi aux oracles, il entreprit de corrompre la prêtresse de Delphes à force de présents ; bien persuadé du succès de ses vues, s'il pouvait lui faire rendre une réponse favorable à son ambition. Après avoir employé bien du temps à faire porter ses offres jusque dans le sanctuaire, elles furent rejetées ; et il les fit porter à l'oracle de Dodone par l'entremise d'un certain Phérécrate d'Apollonie, qui avait beaucoup de liaison avec les prêtresses de ce lieu. N'ayant pas mieux réussi de ce côté-là que de l'autre ; il entreprit lui-même le voyage de Cyrène sous prétexte d'aller rendre ses vœux au temple de Jupiter Ammon ; mais en effet, dans le dessein d'en gagner les prêtres par les trésors qu'il portait avec lui. Il fondait encore son espérance sur ce que le roi de ce pays-là, qui s'appelait Libys, avait été hôte de son père de sorte même que le frère de Lysandre s'appelait aussi Libys en mémoire de cette hospitalité. Cependant malgré cette liaison et tout son or, non seulement il ne put réussir dans son dessein; les prêtres mêmes du lieu envoyèrent à Sparte des députés exprès pour accuser Lysandre d'avoir attenté par des propositions sacrilèges à la sainteté et à la fidélité de l'oracle. Lvsander revenu à Lacédémone et cité pour répondre à cette accusation, s'en défendit avec assez de vraisemblance, et l'on ne découvrit point même alors son dessein contre la succession des Héraclides. Mais étant mort quelque temps après, comme on cherchait dans sa maison quelques papiers concernant les comptes dont il était responsable, on trouva écrit de sa main un long discours qu'il devoir prononcer devant le peuple, pour l'inviter à choisir ses rois indifféremment dans toutes les familles des Spartiates.
V.
DENYS Tyran de Syracuse, après avoir fait la paix avec les Carthaginois et apaisé les révoltes du peuple contre lui, travailla à joindre à sa domination quelques villes des environs du mont Chalcidique dans la Sicile : ces villes étaient Naxus, Catane et Leontium. Il avait songé à les acquérir parce qu'elles n'étaient pas éloignées de Syracuse et qu'elles étaient utiles à l'affermissement de sa puissance. Il commença donc par la petite ville d'Etna, dont il prit aisément la citadelle, d'autant que les fugitifs qui s'y étaient retirés n'étaient pas en état de la défendre contre lui. De là il marcha vers Leontium et campa auprès de la ville, le long du fleuve Tyria. Après avoir fait montre de son armée aux citoyens qu'il crut avoir épouvantés, il leur envoya un héraut pour les sommer de se rendre. Ils ne furent pas de cet avis et se disposèrent au contraire à soutenir le siège. Sur leur réponse Denys qui ne se voyait point de machines suspendit pour lors son dessein et se contenta de piller toute la campagne des environs : après quoi il fit semblant d'aller porter la guerre aux Siciliens naturels, dans la vue de rendre par cette feinte les habitants de Naxus et de Catane moins vigilants sur leur défense. S'arrêtant à Enna il mit dans l'esprit d'Aemnestus, citoyen de cette ville, la pensée de s'en rendre le maître, en lui promettant de le soutenir dans son usurpation. Celui-ci en vint à bout, mais comme il tint le portes fermées à Denys, ce dernier changea aussitôt de parti et conseilla aux Ennéens de se défaire de leur tyran. Ils s'assemblèrent, en effet, tous en armes dans la place publique et criant à la liberté, ils excitèrent un tumulte général parmi eux. Denys qui en fut instruit prit avec lui les plus braves et les plus fidèles des siens : passant par un endroit qui n'était point gardé, il se trouva tout d'un coup au dedans des murailles. Là faisant prendre Aemnestus, il le livra lui-même aux Ennéens pour le punir de mort et sortit aussitôt de la ville sans y avoir fait aucun acte d'hostilité, modération qui ne venait pas tant d'un principe de justice, que de l'envie qu'il avait d'attirer les autres Villes à son parti. En effet il décampa aussitôt dans le dessein d'aller piller Erbite : mais ne pouvant en venir à bout il fit un traité de paix avec les habitants et ramena toutes ses forces à Catane. Arcésilas général des Catanois s'était engagé à lui livrer cette ville dans laquelle il fit entrer le tyran en pleine nuit, et l'en rendit maître ; Denys dépouillant tous les citoyens de leurs armes, y établit une garnison convenable. Proclés chef de la milice de Naxus gagné de même par ses promesses, lui remit aussi sa patrie. Le tyran s'acquitta envers lui de tout le prix dont il était convenu ; et de plus il excepta sa famille et ses pareils de l'esclavage où il réduisit tous les autres citoyens. Il abandonna ensuite leurs richesses au pillage de ses soldats ; après quoi il fit raser les maisons et les murailles. Il traita de même les Catanois et après les avoir pillés, il les envoya vendre à Syracuse. Le territoire de Naxus fut accordé aux Siciliens les plus voisins et l'on donna aux Campaniens la ville de Catane pour habitation. Denys passant delà chez les Léontins, environna d'abord leurs murailles de toutes ses troupes et leur envoya ensuite un héraut pour les sommer de lui remettre leur ville et d'aller habiter sa capitale. Les Léontins, qui n'avaient aucun secours à espérer et qui frappés de l'infortune où venaient de tomber ceux de Naxus et de Catane, craignaient d'éprouver les mêmes rigueurs, cédèrent au temps et abandonnant leur ville se transportèrent à Syracuse. Archanidès chef des Erbitenses, d'abord après la paix conclue entre eux et Denys, songea à fonder lui-même une autre ville ; car il avait à ses gages beaucoup de soldats ramassés de côté et d'autre, que la crainte qu'inspirait Denys avait fait réfugier dans Erbite. Plusieurs même des citoyens lui avaient promis de le suivre dans sa nouvelle habitation. Ainsi prenant avec lui cette multitude de gens de bonne volonté, il choisit un lieu élevé à huit stades de distance de la mer, sur lequel il bâtit la ville d'Alese ; mais comme ce nom était commun à plusieurs autres villes de la Sicile, il surnomma celle-ci Archonidion de son nom même. Dans la suite des temps cette ville tira de grands avantages du commerce que le voisinage de la mer lui facilitait et surtout de l'immunité que les Romains lui accordèrent; de sorte qu'elle désavoua son origine et tint à déshonneur de n'être qu'un démembrement d'une ville très inférieure à elle. Cependant il s'est fait jusqu'aujourd'hui beaucoup d'alliances entre les familles de ces deux villes et elles observent les mêmes cérémonies. dans le temple d'Apollon. Quelques-uns disent pourtant que ce sont les Carthaginois qui bâtirent Alese dans le temps de la paix qui fut conclue entre Hamilcar et Denys. En Italie, les Romains. Portèrent la guerre aux Veïens à cette occasion... Ce fut aussi en ce même temps que l'on fit à Rome le décret de fournir tous les ans du trésor public la paye des soldats. Les Romains prirent aussi une ville des Volsques qui s'appelait alors Anxur et qui se nomme aujourd'hui Tarracine.
VI.
Olymp. 94. an 3. 402 ans avant l'ère chrétienne.
L'ANNÉE suivante Micion fut archonte d'Athènes et les Romains créèrent, au lieu de consuls six tribuns militaires, Titus Quinctus, C. Julius, A. Manilius, Q. Quinctius, L. Furius Medullinus et M. Æmilius Mamercus. Les habitants d'Orope tombés en division mirent hors de leur ville quelques-uns de leurs concitoyens. Les exilés firent d'abord une tentative pour y rentrer par leurs seules forces. Mais ne pouvant y réussir, ils persuadèrent aux Thébains de les aider de quelques troupes. Les Thébains qui à cette occasion se rendirent maîtres d'Orope, la reculèrent jusqu'à sept stades loin de la mer, au bord de laquelle elle avait été bâtie. Ils la laissèrent gouverner un peu de temps par elle-même. Mais la soumettant ensuite à leurs lois, ils joignirent son territoire à la Béotie. En cette même année les Lacédémoniens prétextèrent divers sujets de plainte contre les Éléens. L'un était qu'ils avaient empêché Pausanias roi de Lacédémone de sacrifier au dieu; et l'autre, qu'ils n'avaient pas permis aux Lacédémoniens de se présenter aux combats des jeux Olympiques. Là-dessus ayant décidé de leur faire la guerre ils leur envoyèrent d'abord dix ambassadeurs, par lesquels ils leur demandaient en premier lieu de laisser à elles-mêmes les villes de leur voisinage et en second lieu de payer leur contingent des frais de la guerre qu'on venait de faire aux Athéniens. Ce n'étaient là que des prétextes plausibles qu'ils cherchaient pour couvrir le dessein qu'ils avaient d'ailleurs de les attaquer. Les Éléens non seulement rejetèrent ces propositions; mais ils reprochèrent encore aux Spartiates l'intention marquée d'assujettir toute la Grèce ; de sorte que Lacédémone envoya contre eux Pausanias un de ses deux rois, à la tête de quatre mille hommes. Il était suivi outre cela de soldats tirés de presque tous leurs alliés, excepté pourtant des Béotiens et des Corinthiens. Car ceux-ci, indignés des vexations qu'exerçaient les Lacédémoniens, ne voulurent point entrer dans la guerre contre l'Élide.
Cependant Pausanias se jeta tout d'un coup sur cette province au sortir de l'Arcadie et prit d'emblée la forteresse de Lasion ; d'où, conduisant son armée par les hauteurs, il enleva tout de suite quatre villes, Threste, Alion, Eupage et Oponce ; passant de là à Pylos, il emporta bientôt cette place qui n’était éloignée d'Élis que de soixante et dix stades. S'avançant enfin vers cette Ville, il rangea son armée sur une colline au-delà du fleuve Penée. Peu de temps avant ce siège les Éléens avaient reçu des Étoliens mille hommes d'élite auxquels ils avaient donné le lieu des exercices à garder. Pausanias entreprit d'assiéger d'abord cette partie mais avec nonchalance ; comme ne jugeant point les Éléens capables de faire une sortie pour l'attaquer. Cependant les Étoliens suivis d'un grand nombre de citoyens d'Élée se jetant à l'improviste sur les assiégeants, les épouvantèrent beaucoup, et dans la première surprise leur tuèrent environ trente hommes. Pausanias leva aussitôt le siège, et faisant ensuite réflexion que la ville était difficile à prendre, il se réduisit à piller et à ravager la campagne quoi que ce fut un pays sacré, et il en remporta de riches dépouilles. Enfin comme la saison s'avançait il construisit des forts autour d'Élis et y mit des garnisons convenables, après quoi il vint prendre son quartier d'hiver à Dymè.
VII.
EN Sicile, Denys se voyant suffisamment affermi dans sa domination songea à porter la guerre aux Carthaginois. Mais comme il n'avait pas fait encore tous ses préparatifs il cacha quelque temps son dessein et employa cet intervalle à prendre les mesures nécessaires pour assurer le succès d'une entreprise dont il prévoyait tout le danger. Ainsi se ressouvenant que dans la guerre encore récente des Athéniens contre Syracuse, ceux-ci avaient environné la ville d'une muraille qui l'enfermant par derrière n'y laissait d'accès libre que par l'étendue de son part, il craignit que le ennemis qu'il s'allait attirer, employant la même manœuvre, ne lui fermassent toute sortie dans la campagne. Remarquant donc que l'Epipole était située très avantageusement pour dominer sur la ville de Syracuse, il jugea à propos d'après l'avis des plus habiles architectes, de construire une citadelle dans l'endroit où l'on voit aujourd'hui l'Exapyyle. Le terrain qui regarde le Nord est coupé presque perpendiculairement de sorte qu'il est difficile d'y monter par le dehors. Cependant, comme il voulait finir cet ouvrage en peu de temps, il assembla d'abord une grande multitude d'hommes de tout le pays, sur lesquels il en choisit soixante mille des mieux faits et de condition libre ; et leur distribua tout l'ouvrage qui était à faire. Il établit des entrepreneurs pour chaque stade d'étendue et pour chaque longueur d'arpent un maître qui avoir ses aides de sorte que chaque entrepreneur gouvernait deux cents hommes. Il y avait outre cela un grand nombre d'ouvriers qui n'étaient occupés qu'a tailler les pierres et six mille paires de bœufs pour les transporter aux lieux convenables. L'ordre qui régnait dans tout ce travail, aussi bien que l'attention et le zèle de tous ceux qui y avaient part, formait un spectacle surprenant et ils semblaient tous être aussi impatients que Denys même, de voir leur ouvrage achevé. En effet Denys avait proposé de grands prix, proportionnés d'ailleurs aux entrepreneurs, aux maîtres et aux manœuvres pour ceux qui auraient fini les premiers l'ouvrage qui leur était propre. Lui-même accompagné de ses amis passait toute la journée au milieu des ouvriers à les voir agir et à faire relever par d'autres ceux qui en avaient assez fait. Comme s'il eut oublié son rang, il se mêlait parmi eux ; il présidait aux travaux les plus pénibles et semblait lui-même les partager. Il leur donnait par là une si grande émulation, que non contents des travaux du jour, quelques-uns y passaient encore une partie de la nuit. Aussi contre toute espérance, la muraille se trouva élevée et finie en vingt jours de temps à la longueur de trente stades. Sa hauteur était proportionnée de telle sorte à son épaisseur, que quelques troupes qu'on pût employer contre elle, il était impossible de l'abattre de force : car elle était soutenue d'espace en espace par des tours hautes, massives et construites de pierres de quatre pieds en tout sens et parfaitement liées les unes avec les autres.
VIII.
Olymp. 94. an 401 avant l'ère chrétienne.
L'ANNÉE suivante Exaenete étant archonte d'Athènes, l'on créa dans Rome six tribuns militaires, qui furent P. Cornelius, Celso Fabius, Sp. Nautius, C. Valerius, Marcus Sergius et Cneius Cornelius. Cependant Cyrus, chef des satrapes de la mer, jeune prince avide de la gloire et né pour la guerre, s'occupait toujours du dessein d'attaquer son frère Artaxerxès. Il avait déjà levé un grand nombre de soldats étrangers qu'il entretenait et exerçait, en tenant néanmoins son projet caché et disant qu'il se préparait à les conduire en Cilicie contre quelques gouverneurs rebelles au Roi. Sous ce prétexte il envoya des députés aux Lacédémoniens pour leur rappeler les secours qu'il leur avait prêtés dans leur dernière guerre contre Athènes et les inviter à se joindre à lui dans celle qu'il allait entreprendre. Les Lacédémoniens, croyant que cette guerre convenait à leurs intérêts, résolurent de s'y associer et firent porter sur le champ au général de leur flotte nommé Samus, l'ordre d'exécuter tout ce que Cyrus lui prescrirait. Samus, qui avait alors vingt-cinq vaisseaux, les mit aussitôt à la voile pour les conduire à Éphèse où était le général de la flotte de Cyrus, auquel il promit de le seconder en tout. Les Lacédémoniens fournirent encore à Cyrus huit cents hommes d'infanterie sous la conduite de Chirisophus. L'Égyptien Tamus commandait la flotte barbare composée de cinquante vaisseaux bien équipés. Dès que les Spartiates furent arrivés, on fit route comme pour aller en Cilicie. Cyrus avait rassemblé à Sardis treize mille hommes, ou levés en Asie, ou soudoyés comme étrangers, et il avait déjà nommé pour gouverneurs de la Lydie et de la Phrygie en son absence, ceux des Perses qui avaient avec lui quelque liaison de parenté. Ensuite il confia l'Ionie, l'Éolide et les lieux circonvoisins à Tamus son ami fidèle, originaire de Memphis. Pour lui il vint côtoyer les rivages de la Pisidie et de la Cilicie, sous prétexte qu'il se fomentait secrètement des rebellions dans ces provinces.
Son armée était composée de soixante et dix mille Asiatiques, entre lesquels il y avait trois mille hommes de cavalerie. Le Péloponnèse et les autres provinces de la Grèce lui fournirent treize mille hommes qu'il devait soudoyer. Cléarque de Lacédémone commandait toutes les troupes du Péloponnèse, à l'exception des Achéens et des Béotiens, dont les premiers avaient pour chef Socrate, et les seconds Proxenus, l'un et l'autre du même pays que leurs soldats. Ménon de Larisse était à la tête des Thessaliens. À l'égard des Perses, les capitaines particuliers commandaient de même chacun les troupes de sa province, mais Cyrus était à la tête de toute l'armée. Il avait bien déclaré aux officiers principaux qu'il marchai contre le Roi ; mais on en faisait un secret aux troupes de peur de les effaroucher par la hardiesse ou par la témérité d'une pareille entreprise. Ainsi pour se les attacher avant la manifestation de son dessein, il leur faisait toute sorte de bans traitements ; il se familiarisait avec eux tous ; et les vivres qu'il leur fournissait allaient jusqu'à l'abondance. Ayant parcouru ainsi la Lydie, la Phrygie et toutes les provinces voisines de la Cilicie, il parvint enfin aux limites de la Cilicie mêmes, qui de ce côté-là s'appellent ses portes. Là se trouve un passage étroit de la longueur de vingt stades, bordé de chaque côté de montagnes droites et inaccessibles. À l'endroit où ces montagnes finissent on a élevé de part et d'autre un mur, qui continue le chemin jusqu'au lieu, où l'on trouve des portes. Cyrus fit arriver par là son armée dans une plaine, la plus riante peut-être de toute l'Asie : et passant tout de suite à Tarse, ville capitale de la Cilicie, il s'en rendit bientôt le maître. Syennesis roi de ce pays-là, apprenant quelle était la puissance de l'ennemi, entra dans une grande perplexité sur ce qu'il ne se sentait pas assez fort pour se défendre. Mais Cyrus l'ayant engagé à le venir trouver, sur sa parole d'honneur : et ce roi ayant su de la propre bouche de Cyrus quel était le véritable objet de sa marche, s'engagea avec lui contre Artaxerxès et lui envoya aussitôt un de ses deux fils à la tête d'une compagnie considérable de Ciliciens. Mais comme ce roi était un homme double et qui ne songeait qu'à ses propres intérêts, il dépêcha secrètement son autre fils au roi Artaxerxès, avec ordre de lui faire le détail des forces de Cyrus et de l'assurer que son père ne s'étant lié avec ce prince rebelle que par contrainte, il n'était réellement attaché qu'au Roi; et qu'il n'attendait qu'une occasion favorable pour passer d'une armée à l'autre. Cyrus s'arrêta vingt jours à Tarse pour laisser reposer ses troupes. Mais en partant de là elles commencèrent à se douter qu'on les conduisait contre le Roi ; et faisant réflexion à la longueur des chemins et au grand nombre de nations qui s'opposeraient à leur passage, elles tombèrent dans l'inquiétude. On se disait les uns aux autres que Bactres était encore à une distance de quatre mois de chemin et que le Roi avait toujours sur pied une armée de plus de quatre cent mille hommes. Se remplissant ainsi de frayeur et de colère, et regardant leurs chefs tomme des traîtres, ils se portaient à les égorger. Cyrus, qui craignit cette émotion, fit publier par tout le camp que loin de les mener contre Artaxerxès, on les conduisait contre un satrape rebelle de la Syrie. Les troupes se rassurèrent à ce discours, et ayant reçu une paye encore plus forte qu'à l'ordinaire, elles rentrèrent dans leur première docilité. Cyrus, ayant traversé toute la Cilicie, était enfin arrivé à la ville d'Issus à l'autre extrémité de la province et au bord de la mer. Lorsque la flotte des Spartiates y aborda, les chefs la présentèrent à Cyrus aussi bien que les huit cents hommes de pied commandés par Chirisophus, en l'assurant de l'attachement sincère de la République à ses intérêts. Ils disaient pourtant en public que ces troupes étaient envoyées à Cyrus par ses amis particuliers ; quoi que dans la vérité du fait, rien ne se fut passé que par le conseil et par l'ordre même des éphores. Mais les Lacédémoniens cherchaient encore à se couvrir dans les commencements de cette guerre et en attendaient les premiers succès pour se déclarer ouvertement. Cependant Cyrus se mit en marche avec toute son armée du côté de la Syrie, après avoir donné ordre à toute sa flotte de côtoyer son armée de terre le plus près qu'il serait possible. Quand il fut arrivé à l'endroit qu'on appelle les Pyles ou les portes, il fut extrêmement satisfait de les trouver sans gardes, d'autant plus qu'il craignait beaucoup qu'on n'y en eut déjà posé. C'est un passage étroit et profond qui peut être défendu par un très petit nombre d'hommes. Il est formé par deux montagnes dans l'endroit où leurs extrémités se rencontrent. La première est extrêmement haute et interrompue dans sa longueur par des précipices. La seconde vis-à-vis de laquelle cette première vient aboutir s'appelle le Mont Liban qui de-là s'étend jusque dans la Phénicie. Ce passage, le seul par lequel on puisse venir de la Cilicie dans la Syrie, a trois stades de long; il est fermé à chacun de ses deux bouts par une forte muraille, au milieu de laquelle est une porte basse et étroite ; Cyrus y passa librement : mais il renvoya de la sa flotte à Éphèse, parce que devant désormais traverser le milieu des terres, elle lui devenait inutile. Après une marche de vingt jours, il arriva à Tapsaque ville située sur les bords de l'Euphrate. Là après avoir donné à ses troupes cinq jours de repos, pendant lesquels il leur avait fourni des vivres et des rafraîchissements en abondance, il les fit assembler et leur déclara son véritable projet. Voyant qu'elles recevaient mal cet aveu et craignant qu'elles ne l'abandonnassent, il leur fit de grandes promesses et les assura que dès qu'ils seraient arrivés à Babylone, il donnerait cinq mines d'argent à chaque soldat : Ces espérances lui réconcilièrent toute son armée. Cyrus lui ayant donc fait traverser l'Euphrate, la conduisit par des marches continues jusqu'aux frontières de la Babylonie, où il la laissa reposer.
IX.
ARTAXERXÉS avait été instruit depuis longtemps par Pharnabase que Cyrus faisait sourdement des levées de soldats; et dès qu'il sut son arrivée il fit assembler des troupes de toutes parts dans Ecbatane de Médie: mais quoiqu'il n'eût pas encore reçu celles qu'il attendait dés Indes et d'autres provinces éloignées, il se mit à la tête de l'armée qu'il se trouvait actuellement et vint au-devant de Cyrus. Toutes ses forces, en y comprenant la cavalerie, montaient à quatre cent mille hommes selon Éphore. Étant arrivés aux champs de Babylone, il dressa le long de l'Euphrate un camp où il avait dessein de laisser tout son bagage, car il savait que les ennemis n'étaient pas loin; et la longueur de leur route lui donnait une grande opinion de leur courage. Il fit donc creuser un fossé de la hauteur de dix pieds et de la largeur de soixante et le fit environner comme d'un mur de tous les chariots qui l'avaient suivi. Ce fut là qu'il laissa avec son équipage les sujets inutiles de son armée et ce qu'il fallait de gens pour les garder ; pendant que lui-même avec ses meilleures troupes vint au devant de l'ennemi qui s'approchait. Cyrus voyant avancer l'armée du Roi se mit promptement lui-même en ordre de bataille. L'infanterie lacédémonienne suivie de quelques compagnies de soudoyés forma l'aile droite posée le long de l'Euphrate sous les ordres de Cléarque de Lacédémone, qui était encore soutenu de plus de mille cavaliers de Paphlagonie. L'aile gauche était composée de tous les soldats de la Phrygie et de la Lydie et d'environ mille cavaliers commandés par Aridée. Cyrus occupait le centre au milieu de ce qu'il avait de plus brave entre les Perses et les autres Barbares, au nombre de dix mille hommes, accompagnés de mille cavaliers d'élite portant des cuirasses et des épées grecques. Artaxerxès de son côté avait placé devant ses premiers rangs un grand nombre de chariots armés de faux. Ses officiers perses marchaient à la tête de leurs troupes sur deux ailes entre lesquelles il avait pris son poste, au milieu de cinquante mille hommes choisis. Les deux armées étaient à la distance de trois stades l'une de l'autre, lorsque les Grecs donnèrent le signal du combat par le cri qui leurs était ordinaire ; après quoi ils s'avancèrent d'abord d'un pas mesuré : mais dès qu'ils se virent à la portée du trait, ils coururent en avant de toutes leurs forces. Le Lacédémonien Cléarque avait ordonné cette manœuvre, sur le principe que des soldats qui ne consument pas leurs premiers efforts à courir, conservent bien plus d'activité pour le combat et que la course qui vient ensuite, quand on se trouve entre les traits, sert à en rendre les atteintes moins dangereuses. Les troupes de Cyrus ne laissèrent pas d'essuyer une multitude de ces traits, qui répondait aux nombre de quatre cens mille hommes dont l'armée du Roi était composée. Cette attaque de flèches ne fut pourtant pas longue et l'on en vint bientôt au combats de main. Les Lacédémoniens suivis des soudoyés, épouvantèrent au premier abord les Barbares par le brillant de leurs armes et par leur adresse à les manier. Car leurs adversaires mal couverts par leurs cuirasses trop étroites et trop courtes, et n'ayant que de petites épées, n'étaient pas accoutumés d'ailleurs aux périls actuels d'une bataille ; au lieu que les Grecs exercés de longue main dans la guerre du Péloponnèse qui avait donné lieu à tant de combats, s'aperçurent bientôt ici de leur supériorité. Ainsi ils mirent aisément en fuite les barbares et en tuèrent un très grand nombre. Cependant les deux chefs qui n'avaient point quitté le centre de leur armée, se trouvèrent l'un vis-à-vis de l'autre en état de se disputer l'empire. Ils crurent que c'était a eux à déterminer le sort du combat et que la fortune leur avait donné lieu de se joindre pour décider seuls une querelle qui ne regardait qu'eux ; à l'exemple de ces deux frères Étéocle et Polynice. que les Tragédies ont rendu si célèbres. Cyrus commença donc et de loin lança le premier à son frère un javelot qui l'atteignit et le renverra par terre, de sorte que ses officiers l'ayant relevé, l'emmenèrent hors du champ de bataille, Tissapherne, homme considérable dans la Perse, prit le commandement de l'armée à la place du Roi : il rassembla les troupes et combattit vaillamment en son absence. Impatient de venger son maître et se faisant suivre des plus braves, il se portait subitement d'un endroit à l'autre, et faisait partout un carnage qui le rendait redoutable à toute l'armée ennemie. D'un autre côté Cyrus enhardi par les premiers succès des siens, se jeta à travers les ennemis, et dans son premier feu en tua un grand nombre : mais s'abandonnant trop à son ardeur, il fut blessé à mort par un Perse inconnu et tomba par terre. On l'emporta aussitôt, et à cette vue les troupes du Roi se ranimèrent, et autant par leur nombre que par leur courage, poussèrent à bout leurs adversaires. Aridée, satrape et lieutenant de Cyrus, avait d'abord pris sa place et soutenu courageusement l'effort des barbares ; mais enveloppé peu à peu par les bataillons perses capables d'une grande extension, et de plus apprenant dans ces circonstances la mort de Cyrus, il s'enfuit avec les siens en des lieux qu'il connaissait et qui pouvaient lui fournir un asile sûr. Cléarque, voyant le centre et les ailes de l'armée en désordre, se défila de toute entreprise et se disposa à la retraite, ne voulant point attirer sur les Grecs toute l'armée des Barbares qui pouvait les exterminer. Cependant les troupes du Roi ayant dissipé tout ce qui s'opposait à elles pillèrent d'abord la tente de Cyrus; et la nuit étant venue, ils se jetèrent en foule sur les Grecs. Ceux-ci les reçurent avec tant de courage que les barbares eux-mêmes ne résistèrent que peu de temps et surmontés par la valeur et par l'expérience des Grecs, ils furent mis eux-mêmes en fuite de sorte que les troupes de Cléarque qui les poursuivaient en ayant tué encoure un grand nombre et se retirant avant qu'il fut jour, dressèrent un trophée et furent rentrez dans leur camp dès la seconde veille de la nuit. La conclusion de la bataille fur que le Roi perdit plus de quinze mille hommes, dont la plus grande partie fut tuée par les troupes de Cléarque ou lacédémoniennes ou étrangères. Du côté de Cyrus il périt environ trois mille hommes entre lesquels on dit qu'il ne fut pas tué un seul Grec et qu'il y en eut très peu de blessés.
X.
LE lendemain dès la pointe du jour Arridée envoya des députés à Cléarque pour l'inviter à le venir joindre avec toutes ses troupes dans sa retraite, d'où ils gagneraient tous ensemble les rivages de la mer, pour se mettre en sûreté. Car Cyrus étant mort et Artaxerxès ayant eu l'avantage, ses ennemis étaient effrayés eux-mêmes de l'audace qu'ils avaient eue d'entreprendre de le détrôner. Sur cette députation Cléarque fit assembler tous les officiers qu'il avait avec lui pour délibérer sur ce sujet. Dans le temps même de cette délibération, il arriva des députés du Roi, à la tête desquels était un Grec nommé Phalène né dans l'île de Zacynthe. Ces députés introduits dans le lieu de l'assemblée, dirent en parlant au nom du Roi. Puisque j'ai vaincu, en tuant Cyrus, rendez vos armes et venez aux portes de mon palais, pour obtenir par vos services, quelque grâce de ma part. À ce discours chacun des chefs fit une réponse semblable à celle de Léonidas gardant le pas des Thermopyles, lors que Xerxès lui envoya demander ses armes. Car Léonidas chargea les députés de lui tenir ce discours de sa part. Nous pensons que si le roi Xerxès veut nous avoir pour alliés, nous serons bien plus en état de le servir en gardant nos armes que si nous nous en étions dépouillés; et que si au contraire nous tommes obligés de nous défendre contre lui, nous avons encore plus besoin de les garder. À ce discours de Cléarque, Proxenus de Thèbes ajouta, maintenant que nous avons presque tout perdu, il ne nous reste plus que notre courage et nos armes. Nous jugeons donc qu'en gardant nos armes notre courage nous restera aussi; au lieu qu'en les rendant nous perdrions en même temps l'un et l'autre. Ainsi répondez au Roi que nous ne les conservons que pour assurer notre salut commun s'il tente quelque entreprise contre nous. Sophilus, autre capitaine grec, parlant à son tour dit : si le Roi se croit plus fort que nous, il ne tient qu'à lui de venir nous enlever nos armes malgré nous : mais si c'est un traité qu'il veuille faire, il doit nous déclarer ce qu'il prétend nous donner en échange. Socrate d'Achaïe se plaignit de ce que le Roi exigeait sur le champ l'exécution de la demande qu'il faisait aux Grecs et de ce qu'il renvoyait au terme d'une longue suite de services les grâces qu'il leur promettait. Du reste si le Roi connaît si mal les vainqueurs, que de leur envoyer des ordres comme à des vaincus, il peut s'instruire de ce que c'est que la victoire en comparant le peu d'hommes qu'il a sauvés avec lui à cette foule innombrable de soldats qu'il avait amenés contre les Grecs ou enfin si véritablement persuadé qu'il est lui-même le vaincu il leur envoie conter des fables ; comment prétend-il qu'on puisse se fier à lui dans les traités qu'il proposera. Les députés chargés de ces réponses singulières s'en retournèrent. Au sortir de là Cléarque reconduisit les Grecs dans sa première retraite, où tous les autres alliés s'étant rendus : ils délibérèrent ensemble s'ils se rapprocheraient de la mer pour retourner dans leur patrie. Ils convinrent d'abord de ne point reprendre la route qu'ils avaient tenue en venant, d'autant qu'une partie de cette route étant extrêmement déserte et l'autre occupée par les ennemis ; ils auraient beaucoup de peine à y trouver leur subsistance. Ils résolurent donc de gagner la Paphlagonie, au Nord de l'Asie-mineure et ils se mirent aussitôt en marche, mais à petites journées, comme ayant besoin de chercher en même temps des vivres. Cependant le Roi presque guéri de sa blessure ayant appris que ses ennemis se retiraient, et prenant leur retraite pour une fuite, se mit incessamment à leur queue avec un grand nombre de troupes : et comme ils n'allaient pas vite, il les eut bientôt atteints et se trouva dès la première nuit auprès de leur camps. Dès qu'il aperçut à la pointe du jour que les Grecs se rangeaient en bataille, il leur envoya des députés, par lesquels il leur fit dire avant toutes choses qu'il leur donnait trois jours de trêve. Dans cet intervalle il consentit lui-même de leur livrer un passage sûr à travers ses provinces, de leur donner des guides pour les conduire jusqu'à la mer et de leur faciliter l'achat des provisions dont ils auraient besoin sur la route. Il assura en particulier tous les soldats qui servaient sous le commandement de Cléarque et d'Aridée, qu'il ne leur ferait fait aucun tort. Là-dessus les uns et les autres reprirent leur marche et le Roi ramena à Babylone l'armée qui l'avait accompagné. Là distribuant des récompenses à tous ceux qui avaient bien servi dans cette guerre, il décida que le plus vaillant de tous avait été Tissapherne ; aussi lui fit-il de grands présents, dont le plus considérable fut fa propre fille qu'il lui donna en mariage. Il éprouva dans la suite qu'il était en effet le plus fidèle de ses amis et il lui confia l'autorité que Cyrus avait eue sur tous les satrapes de la mer. Tissapherne qui s'aperçut aisément de la haine que le Roi avait conçue contre les Grecs, lui proposa de les faire tous périr, s'il lui donnait des forces suffisantes pour l'exécution de ce dessein et qu'il lui voulut permettre de lier commerce avec Aridée, parce qu'il était persuadé qu'il lui livrerait tous les Grecs avant qu'ils revissent leur patrie. Le Roi reçut avec plaisir cette proposition et lui permit de choisir dans tout le corps de sa milice ceux qu'il jugerait les plus capables d'exécuter cette entreprise. [Dès que Tissapherne se fut pourvu de ce secours, il se hâta d'atteindre l'armée des Grecs et parvint en effet à camper près d'eux. De là il envoya inviter Cléarque de venir jusque dans sa tente accompagné de tous les officiers ses camarades,] parce qu'il avait à leur faire part de quelque chose qui concernait l'intérêt commun. Cléarque accepta cette offre et fut suivi, outre ces officiers, de deux cens hommes qui voulurent l'escorter et qu'on admit dans le camp des Perses comme une garde légitime. Tissapherne reçut dans sa tente les officiers, mais tout le reste demeura au dehors. Au bout de quelque temps Tissapherne ayant fait élever au-dessus de sa tente par le dedans un étendard rouge comme signal, il fit saisir les officiers grecs pendant qu'on égorgeait au dehors, par son ordre, l'escorte qui les attendait, et qu'on assassinait de même les autres soldats qui, sur la foi publique, s'étaient répandus dans le marché, pour y faire leurs provisions. Il n'en échappa qu'un seul qui alla porter au camp la nouvelle de cette trahison. Ce fut pour tous les soldats un coup de foudre qui les troubla de telle sorte qu'ils couraient à leurs armes sans objet et sans règle, comme n'ayant plus de chef. Cependant personne n'étant venu les attaquer, ils eurent le temps de se reconnaître et ils nommèrent plusieurs officiers soumis néanmoins à un seul général, qui fut Chirisophus Lacédémonien. Ceux-ci ayant examiné entre eux quelle serait la route la plus convenable pour leur retraite, ils se déterminèrent comme on avait déjà fait, à marcher vers la Paphlagonie. Tissapherne, ayant chargé de chaînes les capitaines grecs, les fit conduire vers Artaxerxès qui les fit mourir tous, à l'exception de Ménon qu'il épargna parce que celui-ci ayant eu de la dispute avec les autres capitaines, avait été soupçonné d'avoir voulu. trahir les Grecs. Tissapherne se mit ensuite avec son armée à la queue des Grecs. Il se garda bien de les attaquer jamais en face, ni de s'exposer aux derniers efforts d'hommes désespérés. Il se contenta de les harceler en quelques endroits avantageux pour lui et sans leur causer de grandes pertes il les incommoda continuellement jusqu'aux pays des Carduques, où il les suivit. Mais voyant qu'il ne pouvait les entamer il les abandonna en cet endroit, et tourna avec toutes ses troupes du côté de l'Ionie. Les Grecs employèrent sept jours entiers à traverser les montagnes des Carduques, où ils furent extrêmement inquiétés par ceux qui les habitaient, gens vigoureux et qui savaient tous les défilés de cette contrée. Ces peuples étaient indépendants et même ennemis du Roi, extrêmement exercés à lancer de grosses pierres avec la fronde, ou des traits, avec des arcs d'une grandeur extraordinaire; et se portant avantageusement pour tirer sur les Grecs, ils en tuèrent un nombre considérable et en blessèrent grièvement d'autres. Car leurs traits qui avaient deux coudées de long perçaient les boucliers et les cuirasses : et il n'y avait aucune arme défensive qui put leur résister. On dit même que ces traits étaient si longs que les Grecs après les avoir ramassés en faisaient de ces javelots qu'on lance avec la main, en les retenant par une corde à laquelle ils sont attachés. Ayant traversé ce pays avec beaucoup de peine ils arrivèrent an fleuve Centrire au-delà duquel'ils se trouvèrent en Arménie. Le satrape de ce pays était Téribase, avec lequel ils firent un traité et passèrent ainsi au travers de sa province comme amis. Mais sur les montagnes qui bornent l'Arménie, ils furent surpris par une neige épouvantable qui pensa les faire tous périr. Tant que cette neige tombe perpendiculairement, elle n'empêche point les voyageurs de faire leur chemin. Mais dès que le vent vient à s'y mêler, elle augmente considérablement et jusqu'au point de couvrir non seulement les traces, mais tous les indices des routes. Le découragement total se saisit alors des voyageurs qui ne risquaient pas moins leur vie en revenant sur leurs pas qu'en s'obstinant à avancer. Là-dessus la tempête augmenta et la grêle se joignit au vent, qui la leur portant au visage, contraignit toute l'armée de s'arrêter et qui, ôtant à chaque soldat tout mouvement propre et volontaire, le força de se coucher par terre dans l'endroit où il se trouvait. Là manquant de toute chose, ils passèrent un jour et une nuit entière dans une situation déplorable, Car la neige continuant de tomber avec la même violence, toutes leurs armes en furent couvertes et tous leurs membres saisis de froid. Aucun d'eux n'ayant pu fermer l'œil de toute la nuit, quelques-uns de ceux qui trouvèrent moyen de faire du feu le lendemain s'en sentirent soulagés ; mais les autres dont les membres gelés y demeuraient insensibles, n'en reçurent que l'indication d'une mort prochaine. La plupart des chevaux périrent là : et entre les hommes, les uns étaient déjà sans vie et les autres conservaient encore de la connaissance dans un corps qui n'avait plus aucun mouvement. Quelques-uns avaient perdu la vue par la rigueur du froid ou par l'éblouissement que leur avait causé l'aspect continuel de la neige. Enfin il n'en ferait pas échappé un seul, s'ils n'avaient heureusement aperçu quelques villages voisins, où ils trouvèrent abondamment tous les secours qui leur étaient nécessaires. Ils y firent arriver leurs bêtes de charge par des sentiers qu'ils leur avaient formés à travers la neige et leurs malades en les portant sur des brancards ou sur des échelles dans les maisons basses, où on les faisait descendre. On fournit là de la pâture aux animaux et toute forte de subsistance et de soulagement aux hommes. Après s'être reposé huit jours en ce lieu, ils se remirent en chemin pour gagner le fleuve Phasis aux environs duquel ils prirent encore quatre jours de repos. Ils traversèrent ensuite les provinces des Taoques et des Phasiens. Les uns et les autres voulurent les attaquer dans leur parage; mais les Grecs les défirent dans un combat réglé et en. tuèrent un grand nombre; après quoi ils pillèrent leurs demeures pleines de beaucoup de provisions qui furent d'un grand secours pour les vainqueurs et qui leur procurèrent quinze jours de repos et d’abondance. Delà ils entrèrent dans la Chalcidie qu'ils eurent traversée en sept jours de marche, au bout desquels ils se trouvèrent sur les bords du fleuve Arpasus, dont la largeur est de quatre arpents. L'ayant passé ils suivirent la plaine qui forme la province des Tascutins et se donnèrent ensuite trois jours de repos, dans un lieu qui leur fournit les rafraîchissements nécessaires : après quoi ils employèrent quatre jours de marché pour arriver à la grande ville qu'on appelle Gymnasie. Le commandant de la province fit avec eux un traité par lequel il s'engagea à leur donner des guides jusqu'à la mer. Ils arrivèrent donc en quinze jours sur la montagne de Quesne au haut. de laquelle les premiers qui aperçurent la mer furent si transportés de joie et jetèrent de si hauts cris que l'avant-garde de l'armée qui était à portée de les entendre s'imagina. qu'ils voyaient les ennemis et se mirent aussitôt sous les armes. Mais dès qu'ils furent tous montés et que la mer se découvrit en effet à eux ils levèrent les mains au ciel et rendirent grâces aux dieux comme si leur voyage était fini et qu'ils n'eussent plus rien à craindre. Dressant là un autel composé de grandes pierres, qu'ils avaient apportées des environs, ils posèrent dessus les dépouilles des barbares, comme un monument immortel des avantages qu'ils avaient remportés sur eux. Ils firent présents à leur guide d'une coupe d'argent et d'une robe de Perse. Ce guide leur indiqua encore le chemin qui conduisait chez les Macrons, après quoi il s'en retourna. Les Grecs en entrant dans le pays des Macrons firent avec eux un traité, dont le gage mutuel fut une lance barbare donnée aux Grecs et une lance grecque donnée aux Barbares. Car ceux-ci disaient que leurs ancêtres avaient institué ce troc, comme un gage mutuel d'une fidélité inviolable. Des confins de ce pays les Grecs passèrent dans la Colchide, dont les habitants s'assemblèrent pour s'opposer à eux : de sorte que les Grecs furent obligés d'en venir à une bataille où ils remportèrent la victoire. Ils se saisirent ensuite d'une hauteur où ils étaient à l'abri de toute insulte et d'où ils allaient piller les terres de leurs ennemis : ce qui fournissait amplement à tous leurs besoins. Ils trouvèrent entre autres un grand nombre de ruches, d'où ils rapportèrent une quantité prodigieuse de gâteaux de cire et de miel. Mais ils éprouvèrent un accident extraordinaire. pour avoir voulu en user. Tous ceux qui en avalèrent perdirent connaissance et tombèrent comme morts. Et la douceur que ce miel répandait d'abord sur les lèvres et sur la langue, ayant servi de piège à un grand nombre d'entre eux, la terre se trouva couverte d'hommes étendus, comme à la fin d'une bataille sanglante. Le reste de l'armée passa un jour entier à s'étonner d'un pareil accident et à regretter ceux qu'ils croyaient avoir perdus. Mais dès le lendemain à pareille heure, tous ces malades se réveillèrent, et se relevant les uns après les autres, cette seconde journée ne parut être pour eux que le lendemain d'une sorte purgation. Dès qu'ils furent parfaitement rétablis, on, se remit en marche et l'on arriva dans trois jours à Trébizonde, ville grecque colonie de Sinope et de la dépendance de la Colchide. Pendant les trente jours qu'ils y séjournèrent, ils furent traités magnifiquement par les citoyens et eux de leur côté firent un festin religieux et un combat en l'honneur d'Hercule et de Jupiter Sauveur dans le lieu même où l'on dit que Jason aborda sur le navire Argo. Ils députèrent de là leur général Chirisophus à Byzance, pour en amener des vaisseaux et des galères parce qu'il passait pour être ami d'Anaxibius qui commandait la marine dans cette ville. Chirisophus partit sur une frégate. En attendant son retour ils empruntèrent de ceux de Trébizonde deux brigantins avec lesquels ils allèrent pirater le long des côtes les peuples barbares de ces cantons. Quand ils eurent attendu Chirisophus l'espace de trente jours, comme il n'arrivait point et que leurs provisions commençaient à s'épuiser ils partirent de Trébizonde et arrivèrent dans trois jours à Cérasus, ville grecque aussi et autre colonie de Sinope, Ils y demeurèrent quelques jours et entrèrent de là dans le pays des Mosynoeces, où ils remportèrent la victoire sur ces peuples qui voulurent s'opposer à eux. Les vaincus s'étant réfugiés dans des tours de bois à sept étages qu'ils avaient rassemblées, en un coin de leur province, les Grecs les y attaquèrent avec tant de vigueur qu'ils se rendirent les maîtres de cette espèce de citadelle. C'était la plus considérable qu'ils eussent dans toute leur domination, et leur Roi même logeait dans la plus haute de ces tours. La loi du pays l'obligeait d'y payer toute sa vie, et c'est de là qu'il envoyait ses ordres à ses sujets. Nos voyageurs ont dit depuis que c'était la nation la plus sauvage qu'ils eussent rencontrée dans leur route: qu'ils couchaient avec leurs femmes devant tout le monde, que les plus riches nourrissaient leurs enfants de noix bouillies et qu'ils leur imprimaient différentes marques sur la poitrine et sur les épaules. Les Grecs traversèrent ce pays en huit jours, et ils n'en mirent que trois à traverser le pays voisin ou le Tibaris. Ils furent conduits par cette route à Cotyore, autre ville grecque et colonie de Sinope. lis y demeurèrent cinquante jours, pendant lesquels ils allèrent ravager le voisinage de la Paphlagonie et de quelques autres pays barbares. Dans cet intervalle de temps, les citoyens d'Héraclée et de Sinope leur envoyèrent des vaisseaux sur lesquels ils s'embarquèrent avec tout leur bagage. Sinope située sur les bords de la Paphlagonie et colonie elle-même de Milet dans la Carie, était une ville respectée dans ces cantons : et c'est-là que Mithridate, si célèbre de nos jours par la guerre qu'il a faite aux Romains, tenait principalement sa cour. Ce fut là aussi que se rendit Chirisophus qu'on avait envoyé chercher des vaisseaux et qui n'avait pu en obtenir. Mais pour le consoler de ce refus, les habitants de Sinope se chargèrent eux-mêmes de le conduire par mer avec sa troupe jusqu'à Héraclée, colonie de Mégare dans l'Attique. Cette flotte aborda à la presqu'île d'Acheruse, où l'on dit qu'Hercule amena autrefois des Enfers le chien Cerbère. Delà traversant la Bithynie, ils essuyèrent beaucoup de dangers de la part des habitants de la province qui marchaient toujours sur leurs pas pour attaquer leur arrière-garde. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'ils arrivèrent à Chrysapolis ville de Chalcédonie ; au nombre de trois mille huit cents, restés seuls de dix mille qu'ils étaient partis. Ceux qui voulurent retournèrent tranquillement de là chacun dans sa patrie. Mais le plus grand nombre se rendit dans la Chersonèse de Thrace, dont ils avaient dessein de piller la Capitale. Voilà quelle fut la fin de l'expédition de Cyrus contre son frère Artaxerxès.
XI.
CEPENDANT les trente tyrans d'Athènes continuaient de bannir tous les jours quelques citoyens et d'en faire mourir d'autres. Les Thébains, indignés de ces excès, recevaient avec beaucoup d'humanité et de bienveillance ceux qui se réfugiaient chez eux. Ainsi Thrasybule surnommé le Stirien, quoiqu'il fut citoyen d'Athènes et du nombre de ceux qui avaient été chassés par les Trente, fut aidé sous main par les Thébains, dans l'entreprise qu'il fit de se saisir d'un lieu avantageux appelé Phile, dans ce canton de l'Attique. La citadelle en était extrêmement forte, et comme elle ne se trouvait distante d'Athènes que de cent stades, on pouvait observer de là les instants propres à surprendre la capitale. Les Trente ayant bientôt appris le fait, sortirent en armes avec leurs troupes pour aller assiéger ce fort. Leur camp émit à peine formé qu'il tomba une grande abondance de neige. Quelques-uns s'étant avisés de changer leurs tentes de places, les autres crurent qu'ils se disposaient à fuir, comme ayant aperçu une armée ennemie. Là-dessus une terreur panique se répandit dans les troupes des Trente et tout le monde décampa en même temps. Les tyrans qui savaient très bien que tous les citoyens d Athènes, qui n'étaient pas des trois mille auxquels ils avaient réduit le nombre des sujets capables de remplir les charges, n'attendaient que le moment favorable pour renverser leur domination, prirent l'occasion de la sortie qu'ils venaient de faire, pour s'établir eux-mêmes dans le Pirée ; et ils se contentèrent de faire garder la ville par quelques troupes étrangères. Ayant imputé ensuite à ceux d'Éleusis et de Salamine de s'entendre avec les bannis, ils firent mourir tous les habitants de l'une et de l'autre ville. Cette exécution donna lieu à ces bannis de se réfugier dans le camp de Trasybule. Les tyrans l'ayant su lui envoyèrent des députés, sous prétexte de traiter avec lui de la restitution de quelques-uns de ces bannis ; mais en effet pour lui proposer de les livrer tous, sous la condition qu'ils l'associeraient lui-même au gouvernement : Qu'on lui donnerait la place que Théramène avait occupée, que de plus on lui permettrait de ramener avec lui dix des exilés à son choix. Thrasybule répondit qu'il préférait son exil à toute la puissance des Trente et que la guerre ne cesserait point de sa part, qu'ils ne rappelassent tous les bannis sans exception et que le pouvoir souverain ne fit rendu au peuple. Là-dessus les Trente voyant d'ailleurs qu'ils s'étaient attiré la haine de la plus grande partie des citoyens et que les bannis se rassemblaient toujours en plus grand nombre, envoyèrent demander du secours à Sparte. En attendant ils formèrent un corps de défense le plus nombreux qu'il leur fut possible et le firent camper avec eux dans un lieu découvert qu'on nomme Acharnes. Thrasybule de son côté ne laissant dans le fort qu'il occupait que ce qu'il fallait de gens pour le garder, mena contre eux douze cents hommes ; et les surprenant la nuit dans leur camp, il y fit d'abord un carnage qui épouvanta le reste de leur troupe et les obligea eux-mêmes de se retirer à la hâte dans Athènes. Thrasybule d'abord après le combat s'alla saisir du Pirée et de Munichie qui est une hauteur fortifiée où il ne trouva personne. Les tyrans ayant rassemblé ce qui leur restait de forces revinrent au Pirée et attaquèrent Munichie, sous le commandement de Critias. L'attaque dura longtemps parce que les assiégeants étaient en grand nombre et que les assiégés se trouvaient dans un poste avantageux. Mais Critias ayant été tué, les assiégeants furent découragés et s'enfuirent jusque dans la plaine, où les assiégés n'osèrent pourtant pas les poursuivre. Cependant comme les bannis recevaient tous les jours des gens qui venaient se joindre à eux, Thrasybule tomba tout d'un coup sur les ennemis et les ayant défaits il se rendit maître du Pirée. Après quoi les citoyens d'Athènes toujours plus mécontents de la tyrannie vinrent en foule dans le port : et les bannis dispersés dans les autres villes, apprenant les succès de Thrasybule, se rassemblèrent auprès de lui de toutes parts de sorte que se voyant devenus très supérieurs à leurs ennemis, ils résolurent enfin d'assiéger la ville même. Les citoyens en avaient déjà chassé les Trente après les avoir dépouillés de tout pouvoir; et ils avaient remis l'autorité publique à dix hommes seuls auxquels ils confièrent le soin de prévenir la guerre civile qu'on voyait naître. Dès que ces derniers furent en place, ils oublièrent les intérêts et les vues de leurs compatriotes et se montrant aussi mal intentionnés que leurs prédécesseurs ils firent venir de Lacédémone quarante vaisseaux et mille soldats, à la tête desquels était Lysandre. Mais Pausanias roi de Lacédémone qui n'aimait pas Lysandre et qui savait d'ailleurs la haine que les Spartiates s'étaient attirée depuis quelque temps de la part de toute la Grèce, se mit lui-même à la tête d'une armée nombreuse et étant venu jusque dans Athènes, il réconcilia et réunit les citoyens avec les exilés. C'est ainsi que les Athéniens recouvrèrent en quelque sorte leur patrie et vécurent désormais sous leurs propres lois. À l'égard de ceux qui se sentaient coupables de plusieurs injustices qu'ils avaient exercées sous le règne des Tyrans et qui en craignaient la recherche et la punition, on leur permit encore de se retirer à Éleusis.
XII.
DANS ce même temps ceux d'Élée qui redoutaient la puissance des Lacédémoniens terminèrent la guerre qu'ils avaient contre eux sous les deux conditions de livrer à Lacédémone tout ce qu'ils avaient de vaisseaux et de laisser chacune des villes de leur voisinage à ses propres lois. Les Lacédémoniens profitèrent du loisir que leur procuraient tous ces accommodements pour attaquer les Messéniens. De ces derniers les uns occupaient un fort dans l'île de Céphalénie et les autres gardaient Naupacte, ville située sur les extrémités occidentales de la Locride et que les Athéniens leur avaient donnée. Les Lacédémoniens après les avoir chassés de ces deux postes remirent le premier aux habitants même de la Céphalénie et le second à ceux de la Locride. Les Messéniens, poursuivis ainsi par l'ancienne haine des Lacédémoniens contre eux, sortirent de la Grèce avec leurs armes; et quelques-uns d'eux passant dans la Sicile, s'allèrent mettre à la solde de Denys. D'autres au nombre de trois mille, allèrent jusqu'à Cyrène où ils se joignirent aux exilés de cette ville : car dans ce temps-là, les Cyrénéens étaient dans de grands troubles, à l'occasion d’Ariston et de quelques autres qui s'étaient emparés du gouvernement de leur république. On venait d'égorger à cette occasion, et tout à la fois, cinq cents des plus puissants citoyens de Cyrène, et tout ce qui restait de plus considérable s'était sauvé. Ces bannis reçurent avec joie les Messéniens et les employèrent contre les usurpateurs de leur patrie. Dans le combat qui fut donné plusieurs furent tués de part et d'autre, et peu de Messéniens en échappèrent. Mais quelque temps après ce désordre, les Cyrénéens se réconcilièrent les uns avec les autres par des ambassades réciproques. Ils jurèrent enfin doublier leurs différents et ils habitèrent ensemble. Ce fut alors que les Romains envoyèrent une colonie à Velitres.
Olympiade 95. an 1. 400 ans avant l'ère chrétienne
L'ANNÉE suivante Lachés fut archonte d'Athènes et la puissance consulaire fut exercée à Rome par six tribuns militaires : M. Aemilius, Appius Claudius, M. Quintilius, L. Julius, M. Posthumius et L. Valerius. Ce fut aussi l'année de la 95e Olympiade dans laquelle Minas d'Athènes fut vainqueur à la course. Alors Artaxerxès roi de l'Asie, après avoir vaincu Cyrus chargea Pharnabase de ramener à l'obéissance les satrapies de ce jeune prince. Tous les satrapes et même toutes les villes qui avaient eu part à sa rébellion étaient dans une appréhension mortelle que le Roi ne voulût tirer vengeance de leur révolte. Ces satrapes firent donc à Tissapherne une députation dans laquelle ils employèrent ce qu'ils avaient pu imaginer de plus capable de l'adoucir. Mais Tamus le plus considérable d'entr'eux, et qui était chargé de l'Ionie, avait jugé plus à propos de faire embarquer toutes ses richesses et même tous ses enfants, à l'exception d'un seul nommé Gaus, qui fut depuis général des troupes du Roi : Tamus lui-même embarqué avec eux et suivi d'une espèce de flotte, se réfugia auprès de Psammitichus roi d'Égypte, descendant de l'ancien Psammitichus. Ce roi qui ne connaissait ni hospitalité ni humanité égorgea son ami et son suppliant avec ses enfants, et s'empara de ses trésors et de fa flotte. Pour les villes grecques de l'Asie, dès qu'elles furent assurées de l'arrivée de Pharnabase, comme elles ne comptaient pas beaucoup sur leurs propres forces, elles envoyèrent une ambassade à Lacédémone pour conjurer cette république de ne pas les laisser détruire par les barbares. Lacédémone leur promit du recours, et en effet elle députa vers Tissapherne pour l'inviter à ne pas porter la guerre contre ces villes. Cependant Tissapherne, commençant par Cume, ravagea toute la campagne des environs et y fit d'abord grand nombre d'esclaves. Il assiégea ensuite la ville même mais comme l'hiver qui s'approchait l'aurait empêché de la prendre, il relâcha ses captifs pour de grosses sommes d'argent et leva le siège. Les Lacédémoniens qui avaient nommé Thimbron pour général dans cette guerre lui donnèrent mille hommes des leurs, avec pouvoir de lever chez les alliés ce qu'il lui en faudrait de plus. Thimbron passant d'abord à Corinthe rassembla-là les troupes qu'il avait envoyé prendre dans les villes voisines ; après quoi il fit voile vers Éphèse avec une flotte composée d'environ cinq mille soldats. En ayant enrôlé là encore deux mille, tant des villes qui dépendaient de Sparte que de quelques autres, il partit à la tête de sept mille hommes. S'étant avancé environ cent stades du côté de Magnésie qui dépendait de Tissapherne, il prit cette ville d'emblée et se tournant tout d'un coup vers Tralles d'Ionie, il en entreprit le siège : mais il ne put surmonter ses fortifications et il revint à Magnésie. Comme cette ville était sans murailles et que Thimbron craignait que d'abord après sa retraite Tissapherne ne s'en remît en possession, il en fit passer tous les habitants sur une montagne voisine appelée Thorax. Delà il se jeta dans le pays ennemi dont le pillage enrichit prodigieusement toute son armée. Là-dessus Tissapherne arrivant avec une cavalerie nombreuse, Thymbron jugea à propos de se retirer et ramena ses troupes à Éphèse. Ce fut vers ce temps-là que les Grecs qui avaient suivi Cyrus étant enfin revenus en leur pays, quelques-uns d'entre eux retournèrent dans les villes où ils avaient pris naissance mais le plus grand nombre, et qui montait à près de cinq mille hommes, accoutumé à la vie militaire se donna Xénophon pour général. Dès que celui-ci eut accepté cette fonction il mena ses troupes contre les Thraces qui habitaient sur les bords du Salmydessus. Ce fleuve qui est à la gauche de la Propontide, a une large embouchure qui donne lieu à de fréquents naufrages. Or le coutume des Thraces était de se tenir en embuscade le long de leurs côtes pour mettre en esclavage les passagers que leur infortune y faisait échouer. Xénophon y ayant fait une descente avec ses troupes, les vainquit d'abord dans un combat réglé, après quoi il alla mettre le feu dans la plus grande partie de leurs villages. Mais Thymbron ayant ensuite invité les Grecs à venu le joindre en leur promettant une grotte paie, ils passèrent dans son armée et se joignirent aux Lacédémoniens contre les Perses. Pendant ce même temps Denys faisait bâtir en Sicile sous le Mont Ætna une ville qui prit le nom d'Adranos, d'un temple fameux du voisinage. En Macédoine le roi Archelaüs que son favori Cratérus avait blessé involontairement à la chasse, en perdit la vie au bout d'un régie de sept ans. Son successeur fut Oreste encore dans l'enfance. Mais ce dernier fut tué par Æropus son tuteur qui régna six ans. À Athènes le philosophe Socrate, accusé par Anytus et par Mélitus d'impiété envers les dieux et d'une doctrine pernicieuse à la jeunesse, fut condamné a la mort qu'il subit en avalant un verre de ciguë. Mais comme cette condamnation était injuste, le peuple se repentit de s'être privé lui-même d'un si grand homme. Il conçut de l'indignation contre ses accusateurs, qu'il fit mourir sans les entendre.
XIII.
Olymp. 95. an 2. 399 ans avant l'ère chrétienne
L'ANNÉE suivante l'archonte d'Athènes fut Aristocratès et l'on nomma à Rome au lieu de consuls six tribuns militaires, C. Servillus, L. Verginius, Q. Sulpitius, A. Manlius Capitalinus, Q. Servilius et M. Sergius. Les Spartiates apprenant que Thymbron gouvernait mal leur armée, envoyèrent à sa place en Asie Dercyllidas pour général. Ce dernier entré en fonction mena ses troupes contre les villes de la Troade, et il enleva du premier abord Amaxite, Colones et Arisbe. Il en fit de même d'Ilium de Cerbenie et de plusieurs autres, employant la ruse à l'égard de quelques-unes et la force à l'égard de quelques autres. Il signa ensuite avec Pharnabase une trêve de huit mois qu'il employa à combattre les Thraces qui occupaient alors la Bithynie, et après avoir ravagé leurs campagnes, il fit prendre à son armée des quartiers d'hiver. Les Spartiates envoyèrent Heripidas à Heraclée de Thrachinie, pour apaiser une sédition s'était élevée dans cette ville. Ce capitaine y étant arrivé assembla les habitants dans le place publique et les environnant de ses soldats sous les armes, il se fit nommer les coupables, qui furent sur le champ punis de mort au nombre de cinq cents. Les habitants d'Oeta s'étant aussi révoltés, il leur porta la guerre, et après leur avoir fait souffrir bien des maux, il les contraignit d'abandonner leur pays. La plupart d'entre eux se retirèrent avec leurs femmes et leurs enfants dans la Thessalie, et cinq ans après ils passèrent dans la Béotie. Environ ce temps-là les Thraces se jetèrent en grand nombre dans la Chersonèse, où ayant désolé la campagne, ils s'emparèrent de toutes les villes murées. Les peuples de la Chersonèse accablés par la guerre appelèrent à leur secours Dercyllidas qui était alors dans l'Asie. Celui-ci arrivant aussitôt chassa d'abord les Thraces de tout le pays et fit ensuite fermer d'un mur la Chersonèse depuis une mer jusqu'à l'autre : ce qui arrêta pour toujours les incursions de ces barbares. Dercyllidas fut accablé de présents en reconnaissance de ce bienfait et il s'en retourna en Asie. Pharnabase ayant fait une trêve avec les Lacédémoniens alla trouver le Roi pour lui conseiller d'équiper une flotte et d'en donner le commandement à Conon l'Athénien, qui entendait parfaitement la guerre surtout dans la partie des batailles. Ce capitaine était actuellement en Chypre auprès du roi Evagoras. Le roi de Perse s'étant rendu à cet avis, Pharnabase employa cinq cents talents d'argent à mettre une flotte en mer et la conduisit en Chypre ; il exigea des rois de cette île de fournir encore cent galères : après quoi il proposa à Conon de prendre le commandement de cette armée navale, en lui promettant encore beaucoup de reconnaissance de la part du Roi son maître. Conon gagné par l'espérance de rendre l'empire de la mer à sa patrie en battant les Spartiates et se distinguer lui-même entre ses concitoyens, accepta la fonction et le titre qu'on lui offrait ; et comme toute la flotte n'était pas encore prête, il passa suivi seulement de quarante vaisseaux en Cilicie où il devait prendre toutes les mesures nécessaires pour cette guerre. D'un autre côté Pharnabase et Tissapherne, ayant levé beaucoup de soldats dans leurs satrapies, prirent la route d'Éphèse parce que c'était-là que les ennemis assemblaient leurs forces. Les deux capitaines perses conduiraient environ vingt mille hommes de pied et dix mille chevaux. Dès que Dercyllidas, général des Lacédémoniens eut nouvelle de leur arrivée, il marcha à leur rencontre suivi tout au plus de sept mille hommes. Les deux armées ne furent pas plutôt en présence qu'on proposa de part et d'autre une trêve dont on fixa le temps ; pendant lequel Pharnabase enverrait proposer au Roi les conditions de la paix, et Dercyllidas les communiquerait de même à sa république. Aussitôt les deux armées s'éloignèrent l'une de autre. Cependant les habitants de Rhegium, colonie de Chalcis, ne voyaient qu'avec peine les progrès du tyran de Syracuse. Il avait déjà soumis les habitants de Naxus et de Catane, et ceux de Rhegium, qui avaient pris beaucoup de part à leur infortune, craignaient extrêmement d'en éprouver une pareille. Ils jugèrent donc important de lui faire la guerre au plus tôt, et avant qu'il se fût affermi d'avantage. Les bannis de Syracuse qui avaient reçu beaucoup d'assistance de la part des citoyens de Rhegium, se joignirent à eux dans cette entreprise. Plusieurs d'entre les Syracusains s'étaient réfugiés dans cette ville, et en raisonnant ensemble sur les affaires présentes, ils avaient bien fait entendre à leurs hôtes que Syracuse ne s'était soumise au tyran que malgré elle et pour céder au temps. Pour conclusion, ceux de Rhegium, ayant nommé des généraux, leur donnèrent une armée de six mille hommes d'infanterie et de six cents cavaliers qu'ils embarquèrent dans cinquante vaisseaux. Quand ils eurent passé le détroit, ils invitèrent à Messine les officiers de guerre de se joindre à eux, en leur représentant qu'il était honteux de voir une ville grecque comme Syracuse soumise à un tyran tel que Denys. Ces officiers entrant dans les sentiments de ceux de Rhegium rassemblèrent leurs soldats sans attendre l'avis du peuple et ils formèrent un secours de quatre mille hommes d'infanterie, de quatre cents cavaliers et de trente galères. À peine cette armée fut-elle arrivée aux confins du territoire de Messine qu'il s'éleva entre les soldats une sédition excitée par le Messinois Laomédon, un des harangueurs du peuple. Il représenta qu'on, avoir tort d'aller faire la guerre à Denys de la part duquel on n'avait reçu aucune offense. Là-dessus les soldats Messinois, faisant réflexion d'ailleurs que le peuple n'avoir point autorisé leur entreprise, abandonnèrent leurs capitaines et revinrent dans leur ville : mais de plus les Rheginois, qui par eux-mêmes n'étaient pas de grands guerriers, ne se voyant plus soutenus de ceux de Messsine, suivirent leur exemple et s'en revinrent à Rhegium. Denys cependant avait amené son armée sur les confins du territoire de Syracuse pour y attendre les ennemis; et dès qu'il eut appris qu'ils se retiraient, il en fit de même. Bientôt après ceux de Rhegium et ceux de Messine, lui ayant envoyé des ambassadeurs pour traiter de paix avec lui, il conçut que la proposition lui était convenable et toute guerre cessa de ce côté-là.
Quelque temps après il fut instruit que plusieurs Grecs de la Sicile passaient dans les villes occupées en cette île par les Carthaginois et y acquéraient le droit de bourgeoisie et des possessions. Là-dessus il jugea que tant qu'il serait en paix avec Carthage, il se ferait souvent de pareilles transmigrations : et qu'au contraire, s'il était en guerre avec eux, ceux qu'ils auraient asservis ou maltraités se réfugieraient auprès de lui. D'ailleurs il avait appris que la peste qui avait affligé la Libye avait emporté un grand nombre de Carthaginois. Cette circonstance lui parut favorable pour les attaquer. Mais il comprit qu'il fallait faire auparavant de grands préparatifs pour une entreprise longue, difficile et dans laquelle il s'allait attirer sur les bras une nation plus guerrière qu'aucune de celles qui font en Europe. Il fit donc assembler d'abord par une ordonnance publique tous les ouvriers répandus dans les villes de sa domination et il en fit venir par de grandes promesses beaucoup d'autres de l'Italie, de la Grèce et même des villes siciliennes qui appartenaient aux Carthaginois. Il voulait se munir d'armes et de traits de toute espèce et de toute forme; mais surtout il fit construire des galères non seulement à trois, mais encore à cinq rangs de rames : espèce de bâtiment qu'on n'avait pas. encore mis en usage et qui de ce nombre de cinq rames prit alors le nom de Penterique. Après avoir distribué à ce grand nombre d'ouvriers les ouvrages qui leur étaient propres, il leur donna pour inspecteurs les premiers d'entre les citoyens et il proposa des prix considérables à ceux qui réussiraient le mieux, surtout dans la fabrique des armes. Il leur en avait donné lui-même les différents modèles : car ayant à sa solde des hommes de toute nation, il voulait que chacun fut armé à la manière de son pays. Il espérait que la différence de ces armes ferait un spectacle effrayant pour les ennemis : mais surtout il était persuadé de l'avantage qui se trouve à se servir d'armes auxquelles on est habitué. Les Syracusains secondèrent merveilleusement à cet égard les intentions de Denys et la fabrication de ces armes devint pour eux un objet d'émulation. On en établit les manufactures non seulement dans les parvis et dans les derrières des temples mais les lieux d'exercices et les portiques des marchés étaient pleins de travailleurs : et comme les édifices ou les places qui appartenaient au public ne suffisaient pas encore pour les contenir tous, les particuliers propriétaires des plus grandes maisons de la ville en recevaient encore chez eux. Ce fut en ce temps-là que les catapultes furent inventées à Syracuse par le concours de tant d'excellents ingénieurs assemblés en un même lieu, éclairés les uns par les autres et animés chacun en particulier par les prix proposés à ceux qui se distingueraient par quelque invention praticable et utile. Outre cela Denys les visitait tous les jours lui-même, les suivant de rang en rang, les animant par des paroles obligeantes, faisant des présents de sa propre main à ceux qui paraissaient les plus zélés et les admettant même quelquefois à sa table. Aussi ces ouvriers faisaient-ils les plus grands efforts pour le satisfaire, et ils imaginaient à l'envi ou des armes ou des machines singulières et capables des plus grands effets. Il sortit de là des galères à trois et à cinq rangs de rames, qui non seulement par cette dernière circonstance que nous avons déjà énoncée, mais encore par toute leur construction formaient une flotte toute nouvelle et dont il fut le premier auteur. Car ayant ouï dire que le premier vaisseau de guerre avait été construit à Corinthe, il crut qu'il convenait à Syracuse qui tirait son origine de cette ville de perfectionner cet art. Ainsi, ayant obtenu la permission de faire venir d'Italie une grande provision de bois, il envoya d'abord un grand nombre de bûcherons sur le mont Etna, qui en ce temps-là était couvert d'une prodigieuse quantité de pins et de sapins. C'est là qu'on devait prendre tous les arbres qui serviraient à faire les traîneaux et les chariots nécessaires à ceux qui allaient en Italie, pour faire descendre ces bois étrangers des montagnes jusqu'à la mer, et ensuite toutes les barques qu'il leur faudrait pour les amener au plus tôt à Syracuse. Ayant donc une quantité suffisante de matière, il fit construire sur le champ et en même temps plus de deux cents vaisseaux et réparer les cent dix qu'il avait auparavant. Il fit bâtir aussi dans l'enceinte du lieu qui s'appelle aujourd'hui le port cent soixante loges ou retraites, dont la plupart étaient capables de recevoir deux vaisseaux ; et ayant fait réparer les cent cinquante qui existaient déjà, cette longue suite de toits et de vaisseaux qu'on voyait dessous était un objet étonnant. À contempler ce qui se faisait pour la marine, on aurait cru que tout Syracuse s'y employait et à la quantité d'armes et d'autres instruments de fer qu'on y fabriquait en même temps, on aurait dit que toute la ville n'était qu'une communauté de forgerons et de fourbisseurs. En un mot, la diligence de ces derniers alla au point qu'on eut bientôt quatre cens quarante mille boucliers et à peu près autant de casques et de lances. On avait fait aussi des cuirasses à la façon de tous les pays et merveilleusement travaillées, jusqu'au nombre de quatorze mille. Denys les dessinait aux gens de cheval, aux officiers d'infanterie et aux soudoyés de sa garde. Il eut aussi des catapultes et des arbalètes de toute espèce et une quantité innombrable de traits. Il plaça dans une moitié des vaisseaux longs des hommes de la ville pour pilotes et pour rameurs, et choisit pour l'autre moitié des équipages étrangers à ses gages. Après avoir pourvu ainsi à ce qui concernait les galères et les armes, il songea à se faire une armée ; car pour s'épargner une dépense inutile, il avait jugé à propos de ne faire des levées de soldats qu'au moment qu'il en aurait besoin. Ce fut en ce temps-là que le poète tragique Astydamas commença à paraître. Il a vécu soixante ans. Les Romains assiégeant la ville de Veïes furent battus dans une sortie des assiégés ; ils y perdirent un grand nombre des leurs et les autres s'enfuirent honteusement.
Olymp. 95. an 3. 398 avant l'ère chrétienne.
L'année suivante Ithyclès fut archonte d'Athènes et les Romains créèrent au lieu de consuls six tribuns militaires L. Julius, M. Furius, M. Aemilius Mamercus, Cn. Cornelius, Caeso Fabius et L. Valérius. Le tyran de Syracuse choisit parmi les citoyens ceux qui lui parurent les plus propres à porter les armes et en envoya chercher de semblables dans les villes qui lui étaient soumises. Ses soudoyés étaient tirés de toute la Grèce et particulièrement des terres de Lacédémone : car cette République, favorisant son usurpation, lui avait permis de prendre chez elle autant de soldats qu'il lui plairait. Mais d'ailleurs comme il voulait avoir dans ses troupes des étrangers de plusieurs nations et qu'il promettait partout de grandes récompenses, il lui en vint bientôt un grand nombre. Pour la sûreté même de la guerre qu'il entreprenait, il crut devoir gagner l'amitié des villes de la Sicile : d'autant plus que ceux de Rhegium et de Messine aux deux côtés du détroit, ayant par eux-mêmes des forces capables de donner un grand poids au parti qu'ils embrasseraient, il craignait qu'ils ne se joignent aux Carthaginois, dès que ceux-ci feraient entrés dans l'île. Denys, inquiété de ce soupçon, céda aux Messinois, pour les gagner, une grande partie d'un territoire qui était à leur bienséance et il envoya à Rhegium des ambassadeurs pour demander en mariage une de leurs citoyennes. Il leur offrit en considération de cette alliance la partie du rivage de la Sicile qui se trouvait vis-à-vis d'eux et leur promit en général de contribuer aux avantages de leur ville en tout ce qui dépendrait de lui. Denys faisait toutes ces avances parce, qu'ayant perdu sa première femme fille d'Hermocrate dans la révolte de ses cavaliers dont nous avons parlé plus haut, il croyait qu'il lui importait beaucoup d'avoir des enfants, qui se faisant aimer du peuple contribueraient à maintenir son autorité. Cependant le Peuple de Rhegium s'étant assemblé au sujet de ces propositions, après beaucoup d'avis pour et contre, la ville ne jugea pas à propos de consentir à cette alliance. Denys refusé de ce côté-là, envoya pour le même sujet d'autres ambassadeurs à Locres. Cette ville après avoir délibéré sur cette demande là lui accorda. Quand on lui eut assuré Doris, fille de Xénète, le plus considérable des citoyens qui fut alors dans cette ville ; peu de jours avant la célébration des noces, il fit partir pour Locres une galère à cinq rangs de rames, décorée de toute sorte d'ornements d'or et d'argent. On y fit monter la jeune accordée que Denys reçut à Syracuse, et qu'il conduisit aussitôt dans la citadelle où il logeait lui-même. Mais en même temps il épousa aussi Aristomaque qui était la fille la plus distinguée qu'il y eut dans Syracuse. Il alla prendre celle-ci dans un chariot attelé de quatre chevaux de front et l'amena de même dans son palais. À l'occasion de cette double noce, il donna des repas continuels et à son armée et à des villes entières qu'il y invitait. Il avait adouci pour lors toute la dureté et toute l'amertume de sa tyrannie, l'ayant changée en humanité et en douceur, il ne s'agissait plus ni de meurtres ni de bannissements.
XIV.
APRES les premiers jours de ces noces, il convoqua l'assemblée du peuple et l'invita à faire la guerre aux Carthaginois, en lui représentant que cette nation était ennemie de tous les Grecs en général et qu'elle en voulait particulièrement aux Siciliens. Que si elle les laissait en repos depuis quelque temps, il n'en fallait attribuer la cause qu'à la peste, qui dans ces dernières années avait désolé la Libye mais qu'aussitôt qu'ils auraient réparé leurs forces, ils, ne manqueraient pas de re prendre leur premier dessein et de tomber sur la Sicile. Qu'ainsi ils feraient bien mieux de les aller surprendre eux-mêmes dans la langueur de leur convalescence, que s'ils attendaient dans leur île des ennemis redevenus forts et vigoureux. Il ajouta. qu'il serait honteux et insupportable de voir tant de villes grecques asservies à des barbares ; et qu'il n'y avait cependant qu'un grand courage et un violent amour de la liberté qui put désormais les garantir de cet opprobre, de ce malheur. Les Syracusains applaudirent unanimement à de pareils discours. Ils ne se portaient pas en effet avec moins de zèle que lui à cette guerre ; et ils haïssaient souverainement les Carthaginois par la raison même que c'était crainte qu'ils avaient d'eux qui les forçait de se soumettre à leur tyran. Ils se flattaient en même tempe que Denys aurait plus d'égards pour eux en préférence de I'ennemi commun et s'exposerait moins en cette circonstance qu'en toute autre à irriter ses propres concitoyens. Enfin ils ne désespéraient pas qu'avec les mêmes armes qui auraient vaincu les Carthaginois, ils ne parvinssent aussi à recouvrer tôt ou tard leur liberté. Au sortir de cette assemblée Denys accorda aux habitants de Syracuse un plein pouvoir de s'emparer des richesses des Carthaginois. Il y avait alors un assez grand nombre de particuliers de Carthage, établis dans Syracuse, et qui y possédaient même des biens considérables. Plusieurs marchands de la même nation avaient actuellement dans le port des vaisseaux richement chargés qui furent pillés sur le champ. Les Siciliens des autres villes suivirent cet exemple, et, chassant les Carthaginois qui habitaient parmi eux, ils s'emparèrent de tout ce qu'ils possédaient. Quelque haine qu'ils eussent pour Denys et pour sa tyrannie, ils semblaient être charmés de le servir dans cette occasion pour se venger des cruautés des Carthaginois. C'est par ce motif que, dès que la guerre fut déclarée, toutes les villes grecques soumises à Carthage firent éclater leur animosité contre ces vainqueurs barbares. Car, non contents de piller toutes leurs richesses, ils se saisirent de leurs personnes et leur firent éprouver toute sorte d'ignominie et de mauvais traitements, en vengeance de ce qu'ils avaient souffert eux-mêmes dans le temps de leur captivité. Ces représailles allèrent si loin pour lors et longtemps encore, depuis, que les Carthaginois profitant de cette leçon terrible, traitèrent avec plus de douceur ceux que la victoire fit tomber dans la suite entre leurs mains. Car instruits par l'expérience, ils n'ignoraient pas que la fortune de la guerre étant incertaine entre deux partis qui combattent l'un contre l'autre ; celui qui sera vainqueur ne manquera point de rendre au vaincu le traitement qu'il aura reçu de lui dans une circonstance pareille, voilà où Denys en était pour lors. L'historien Ctésias termine à cette année l'histoire de Perse qu'il a commencée par le règne de Ninus et de Sémiramis. En ce temps ici ont fleuri les fameux poètes dithyrambiques Philoxenus de Cythère, Timothée de Philes, Telestés de Sélinonte et Polyide ; ce dernier était habile aussi en peinture et en musique.
Olymp. 95. an 4. 397 ans avant l'ère chrétienne
L'année suivante Lysiade fut archonte d'Athènes et à Rome l'on créa six tribuns militaires P. Maelius, Spurius Mænius, L. Furius et trois autres. Le tyran de Syracuse ayant fait pour la guerre tous les préparatifs qu'il crut nécessaires et suffisants, envoya à Carthage un héraut chargé d'une lettre pour le Sénat. Elle portait que les Syracusains avaient résolu de faire la guerre aux Carthaginois, si ces derniers ne se retiraient pas de toutes les villes Grecques de la Sicile. Le héraut se transporta incessamment dans la Libye et présenta sa lettre au Sénat. Elle fut lue d'abord en pleine assemblée et ensuite en présence de tout le peuple de Carthage, qui sut consterné de cette nouvelle. La peste leur avait enlevé un grand nombre de leurs concitoyens et rien n'était prêt pour une guerre de cette importance. Ils observèrent attentivement par où les ennemis commenceraient leur attaque et choisirent cependant quelques-uns des sénateurs, auxquels on délivra de grosses sommes d'argent pour aller faire des levées en Europe. Denys de son côté, à la tête des Syracusains, de ses soudoyés et des alliés, marcha vers Erix. C'était auprès de cette montagne qu'était située la ville de Motye occupée par une colonie de Carthaginois, qui regardaient cette place comme une citadelle et un entrepôt d'où ils pourraient bientôt envahir toute la Sicile. En effet le parti qui en demeurerait maître devait avoir de grands avantages sur l'ennemi. C'est pourquoi Denys dans sa route rassembla le plus qu'il lui fut possible de soldats des villes grecques et leur fournit même des armes. On se rangeait volontiers sous ses drapeaux, par la haine qu'on portait aux Carthaginois et dans l'espérance confuse de parvenir à une liberté parfaite et entière. C'est ainsi qu'il s'associa les habitant de Camarine, de Géla et d'Agrigente. Il trouva moyen d'en faire venir d’Himère, quoique cette ville fût d'un autre côté de la Sicile, en ayant pris enfin à Sélinonte qui se trouvait sur son passage, conduisit à Motye toutes ces troupes. Elles montaient à quatre-vingts mille hommes de pied et à trois mille chevaux. Et elles étaient côtoyées par une flotte, qui n'allait à guères moins de deux cents vaisseaux. Elle était même accompagnée de cinquante vaisseaux de charge remplis de toute sorte de machines de guerre. À cet aspect les habitants d'Éryx qui haïssaient beaucoup les Carthaginois furent frappés d'admiration et se déclarèrent hautement pour Denys. La ville de Motye qui attendait incessamment du secours de Carthage, ne se laissa pourtant pas effrayer à la vue de toutes ces forces, et elle se disposa à soutenir courageusement le siège, sachant bien qu’on commençait par elle, qu'à cause de la fidélité qu'elle gardait aux Carthaginois. Cette ville était située dans une petite île distante de six stades du continent de la Sicile et couverte de maisons bâties avec beaucoup d'art et d’élégance, comme appartenant à des citoyens très riches. Une chaussée étroite faite de main d'homme la joignait au terrain de la Sicile. Ceux de Motye la détruisirent en cette occasion, pour en ôter l'usage à l'ennemi. Denys, ayant bien observé avec ses ingénieurs la position des lieux, commença les ouvrages de communication pour arriver jusqu'à la ville; et ayant fait tirer à terre les vaisseaux longs autour du port qui était de son côté, il fit mettre à l'ancre le long du rivage les vaisseaux de charge. Mais ensuite il laissa la conduite de tous les travaux à Leptine son frère qui commandait sa flotte, et il marcha avec son. armée de terre vers d'autres villes alliées des Carthaginois. Elles cédèrent toutes à la grande puissance de Denys et se joignirent aux Syracusains. Il n'en demeura que cinq dans le parti des Carthaginois : Ancyre, Sole, Aegeste, Panorme et Entelle. C'est pourquoi Denys dans son passage ravagea tout le territoire de Sole, de Panorme et d'Ancyre, et n'y laissa pas un arbre. À l'égard d'Aegeste et d'Entelle, il arriva jusqu'au pied de leurs murailles et en ayant fait la circonvallation, il leur donna de fréquents assauts, par la grande envie qu'il avait de les emporter de vive force. Pendant qu'il en était là, Imilcon général des Carthaginois s'occupait à la levée des troupes et hâtait tous les préparatifs de la guerre; il envoya d'abord le commandant de sa flotte à la tête de dix vaisseaux, avec ordre d'aller incessamment et sans bruit jusqu'au port de Syracuse, où se glissant à la faveur des ténèbres, il tâcherait de couler à fond ou de détruire de quelque autre manière les vaisseaux que les ennemis y avaient laissés. Il crut par là faire une diversion qui partagerait les soins de Denys et qui l'obligerait à renvoyer une partie de sa flotte à Syracuse. L'officier qu'il avait chargé de cette commission s'en acquitta fidèlement ; et étant entré de nuit et à l'insu de toute la ville dans le port, il en démonta presque tous les vaisseaux à coup d'éperons et s'en revint aussitôt à Carthage. Denys, sans se détourner, continua de ravager toutes les terres qui appartenaient aux Carthaginois dans la Sicile ; et après avoir forcé tous les habitants de la campagne de se renfermer dans les villes, il ramena toute son armée devant Motye ; se doutant bien que cette place étant prise toute les autres se rendraient volontairement et d'elles-mêmes. Ainsi employant aux travaux un grand nombre d'hommes, il combla l'espace de mer qui séparait cette ville du continent voisin sur lequel il était posté et à mesure que le terrain s'aplanissait ou s'élevait, il plaçait ses machines devant les murailles. Imilcon de son côté avant appris que Denys avait fait tirer tous ses vaisseaux sur son rivage, fit mettre à la voile cent de ses plus fortes galères. Il espérait que paraissant tout d'un coup et se rendant aisément maître de la mer et du port de l'île où il n'y aurait d'autres vaisseaux. que les siens, il détruirait aisément cette flotte engagée dans le sable, et que par là il ferait abandonner le siège de Motye et transporterait la guerre à Syracuse. Ainsi se mettant en mer avec ses galères il arriva de nuit à la rade de Sélinonte, et passant de là jusqu'au promontoire de Lilybée il se trouva à la pointe du jour à la ville de Motye. L'armée assiégeante, qui ne l'attendait pas, le vit bientôt tomber de là sur les vaisseaux de charge qui bordaient le port de terre ferme. Les uns furent brisés à coup de hache et les autres mis en cendres par les flammes ; avant que Denys eut le temps de leur porter aucun secours.
Imilcon s'avançant ensuite se mit en devoir d'entrer dans le port ennemis, pour y détruire les vaisseaux qu'on avait tirés à terre. Denys se présenta d'abord pour s'opposer à cette entreprise : mais voyant que les Carthaginois occupaient déjà son port, il abandonna cette pensée d'autant qu'il ne pouvait faire agir dans un espace assez étroit que peu de galères contre un ennemi qui ayant le large de la mer de son côté pouvait lui opposer une flotte entière. C'est pourquoi profitant du grand nombre d'hommes que lui fournissait son armée, il fit tirer tous ses vaisseaux encore plus avant sur la terre pour les faire relancer à la, mer dans un endroit plus éloigné. Cependant Imilcon avançant trop ses galères, fut repoussé force de flèches et de pierres lancées sur lui par des arcs et par des frondes : les Syracusains employant même des catapultes faisaient pleuvoir sur les ennemis une grêle de traits sous laquelle ils tombaient en foule à chaque instant; d'autant plus qu'on était effrayé des effets de cette arme nouvellement inventée et dont on ne sa voit pas encore se garantir. Ainsi Imilcon voyant qu'il ne pouvait réussir dans son entreprise se retira en Afrique sans vouloir risquer un combat naval contre une flotte double de la sienne. Denys au contraire ayant bientôt comblé par le moyen du grand nombre de ses ouvriers l'intervalle de mer qui séparait la ville Tégée de la terre ferme, fit poser incessamment des machines de toute espèce sur le terrain qu'il s'était donné. De là il fit battre les tours par les béliers pendant que ses catapultes nettoyaient les remparts de tous ceux qui se présentaient pour les défendre. Il employa même des tours à six étages posées sur des roues et qui passaient en hauteur les maisons de la ville. Les habitants, quoiqu'à la veille de leur perte et abandonnés actuellement de leurs alliés, résistaient courageusement à tous les efforts de leurs ennemis. Disputant même de gloire et d'invention avec eux, ils avaient imaginé des espèces de mâts, dont la vergue qui les traversait était chargée de soldats bien encuirassés. Ces soldat, élevés en l'air jetaient de là des torches ardentes ou des étoupes enduites de poix enflammée sur les machines des assiégeants. Ceux-ci de leur côté se hâtaient d'éteindre la flamme dans les endroits où elle avait pris et en même temps abattaient à coups de bélier redoublés des pans entiers de murailles. Les deux partis se rencontrant par ces larges brèches, se livraient des combats terribles ; les Siciliens, parce. que se croyant à chaque moment maîtres de la vole, ils se flattaient de la vengeance qu'ils allaient prendre des cruautés qu'ils avaient essuyées de la part des Carthaginois ; et les Carthaginois parce que n'ayant pour aspect que la plus rude captivité et e pou vaut s'échapper ni par terre ni par mer, la mort la plus prochaine leur paraissait la plus favorable. Ainsi à mesure qu'on abattait leurs murailles, ils-faisaient des retranchements à l'entrée des rues et se mettaient à l'abri dans les maisons bâties à l'extrémité de la ville et dont les murs étaient aussi épais et aussi solides que ceux des remparts. Ce fut aussi ce qui obligea. les soldats de Denys à des travaux encore plus fâcheux qu'auparavant, car se voyant au dedans des murailles où ils se croyaient maîtres de l'intérieur de la ville, ils étaient renversés par les coups qu'on leur portait de divers endroits, où ils ne pouvaient atteindre. Faisant néanmoins avancer leurs tours jusqu'auprès de ces maisons, ils s'en servaient comme d'échelles pour monter jusqu'à la hauteur des toits ou des plates-formes : car comme ces tours étaient aussi hautes que les plus hauts bâtiments de la ville, ils jetaient des échelles ou des planches, en un mot des espèces de ponts, sur lesquels on se battait corps a corps, et par ou les Siciliens s'efforçaient d'entrer dans les maisons mêmes. Les citoyens de Motye qui sentaient l'extrémité où ils étaient réduits et qui voyaient autour d'eux ou leurs pères et mères, ou leurs femmes et leurs enfants dans les frayeurs d'une mort qui se présentait à tous moments, ou d'une captivité encore plus cruelle, s'animaient de plus en plus à les défendre, et comptaient pour rien leur propre vie. L'espérance même de la fuite était interdite aux uns et aux autres par la mer qui les environnait et qui d'ailleurs était couverte des vaisseaux de leurs ennemis. Les traitements qu'ils avaient eux-mêmes faits aux Grecs tombés entre leurs mains, ne leur permettaient d'attendre aucune compassion de leur part ; et ils n'avaient d'autre ressource que celle de vaincre ou de mourir. Cette résolution coûta aux Siciliens de grands travaux et de grandes inquiétudes : car combattant sur des planches mal assurées et fort étroites, contre des sens résolus de périr, ils eurent bientôt du désavantage. On s'était d'abord attaqué réciproquement, et les assiégeants avaient fait à peu prés autant de blessures qu'ils en avaient reçues : mais ensuite les assiégés s'avisèrent de laisser avancer les ennemis sur les planches, qu'ils renversaient dès qu'elles en étaient chargées et ils les faisaient périr par leur chute. Dans toute la durée du siège la coutume de Denys avait été de continuer les attaques pendant tout le jour et de faire sonner la retraite sur le soir. Les assiégés accoutumés à cette pratique s'étaient retirés comme à l'ordinaire pour prendre quelque repos et quelque relâche lorsque Denys choisit un nommé Archylus de Thurium et quelques autres hommes aguerris pour aller poser des échelles le long des maisons qu'on avait à moitié abattues pendant la journée, et à travers desquelles on pouvait gagner un certain poste avantageux. Ils exécutèrent fidèlement cette commission de sorte que les assiégés s'en étant aperçu, quoi u'un peu trop tard, accoururent promptement à la défense avec autant d'ardeur qu'auparavant. Il se donna là un violent combat et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que le grand nombre de Siciliens qui arrivèrent en foule l'emporta sur la valeur des habitants. Mais enfin toute l'armée de Denys entra par la route qu'on lui avait faite ; et tout cet endroit fut bientôt couvert de morts. Car les Siciliens dans ce premier moment de leur vengeance tuèrent indistinctement tous ceux qui tombèrent sous leur main, femmes, enfants et vieillards, Denys, qui voulait faire des esclaves de tous les habitants de Motye pour tirer de l'agent de leur vente, ordonna d'abord à ses soldats de suspendre le carnage : mais comme personne ne lui obéissait et que la fureur des Siciliens dans ces premiers moments était indomptable, il fit crier par un grand nombre de hérauts à ces malheureux citoyens, qu'ils se réfugiassent incessamment dans les temples de leur ville qui étaient respectés des Grecs. Ce conseil avant été publié et suivi, les soldats à la vérité cessèrent de tuer; mais ils se répandirent dans les maisons pour les piller. Denis leur abandonna cette proie pour les encourager aux travaux auxquels il les destinait. Il gratifia publiquement de cent mines Archylus qui était monté le premier sur la muraille, et distribua à beaucoup d'autres des présents proportionnés aux actions de valeur qu'ils avaient faites. Il fit vendre enfin en place publique tout ce qui restait de Motyens en vie ; mais il fit mettre en croix Daimene et quelques autres Grecs qui servaient les Carthaginois et qu'on avait pris. Ayant établi une garnison dans Motye, il la donna Biton de Syracuse pour gouverneur , mais la plupart des soldats étaient Siciliens. Cependant Leptine qu'il avait mis à la tête de six-vingts vaisseaux avait eu ordre d'observer les mouvements que les Carthaginois feraient sur mer. Il le chargea aussi d'assiéger Egeste et Entelle, deux villes qu'il voulait détruire depuis longtemps. Pour lui il ramena son armée à Syracuse sur la fin de l'été. Sophocle commençait pour lors à se rendre célèbre par ses tragédies dans Athènes, où il gagna douze fois le prix.
XV.
Olymp. 96. an 1. 396 ans avant l'ère chrétienne.
L'ANNÉE étant révolue Phormion fut archonte d'Athènes et Rome au lieu de consuls eut six tribuns militaires Cn. Genutius, L. Atilius, M. Pomponius, C. Duilius, M. Vetarius et Volero Publilius. Ou célébra l'Olympiade 96e dans laquelle Eupolis d'Élée gagna le prix de la course. Denys Tyran de Syracuse, partant de cette ville fit passer toute son armée dans le territoire des Carthaginois en Sicile. Dès les premiers ravages qu'il y fit, les Haliciens épouvantés lui envoyèrent une ambassade par laquelle ils lui offraient leur alliance, qu'il accepta. Mais ceux d'Egeste ayant fait de nuit une sortie et mis le feu aux tentes de l'armée de Syracuse, y causèrent un grand désordre : car la flamme s'étant étendue fort loin avant qu'on put l'éteindre, fit périr quelques-uns de ceux qui étaient venus au secours et la plupart des chevaux furent étouffés sous le couvert où on les avait mis, Denys à son tour mit le feu à toute la contrée sans trouver de résistance et Leptine général de la flotte qui était demeurée aux environs de Motye, continuait d'observer de quel côté paraîtrait celle des ennemis. Les Carthaginois qui savaient combien étaient grandes les forces de leur adversaire, s'animèrent par ce motif même à les surpasser en nombre. Ainsi donnant à Imilcon le titre de roi, selon leur coutume en de pareilles occasions, ils firent des levées dans toute la Libye aussi bien que dans l'Espagne ; ils empruntèrent des troupes de tous leurs alliés et levèrent encore à prix d'argent des soldats étrangers. Par tous ces moyens. ils assemblèrent une armée de trois cents mille hommes d'infanterie et de quarante mille chevaux sans compter ceux qui servaient à tirer quatre cents chariots. Ils avaient outre cela quatre cents vaisseaux de guerre et plus de six cents vaisseaux de charge, tant pour les provisions de bouche , que pour les machines de toute espèce et pour tous les autres besoins qu'il leur avait été possible de prévoir. C'est du moins le compte qu'en donne Éphore : car Timée dit qu'il n'y eut pas plus de cent mille hommes transportés de l'Afrique dans la Sicile, auxquels se joignirent dans l'île même trente mille autres. Quoiqu'il en soit, Imilcon remit à tous les capitaines de vaisseaux des lettres closes et scellées. Il leur enjoignit de ne les ouvrir qu'en pleine mer et d'exécuter alors les ordres qu'ils y trouveraient écrits. Il avait pris ces précautions pour empêcher que les espions de Denys, ne pussent lui faire savoir sa route. L'ordre donné sous le sceau était de cingler droit à Palerme. Au premier vent favorable toute la flotte mit à la voile et sortit du port. Les vaisseaux de charge gagnèrent la pleine mer et les galères côtoyaient la Libye à la vue des terres. Cette navigation ayant été heureuse, les vaisseaux de charge qui étaient partis les premiers furent les premiers aperçus des rivages de la Sicile ; de sorte que Denys commanda fur le champ à Leptine de prendre avec lui trente galères, dont il pousserait les pointes contre eux, jusqu'à ce qu'il les eut coulés à fond. Leptine exécuta cet ordre avec toute la diligence possible, et heurtant avec force les premiers de ces vaisseaux, il les fit périr avec tous les hommes qui étaient dessus mais les autres quoique aussi chargés que les premiers déployèrent toutes leurs voiles et se sauvèrent aisément de ce danger. La perte des Carthaginois ne laissa pas de se monter à cinquante vaisseaux qui portaient cinq mille hommes et deux cens chariots. Imilcon arrivé à Palerme fit prendre terre à ses troupes et marcha contre l'ennemi : il se faisait côtoyer par ses galères, et ayant pris Erice d'emblée par la trahison d'un des citoyens, il alla camper auprès du Motye, Comme Denys se trouvait alors avec son armée autour d'Egeste, Imilcon assiégea Motye et la reprit. Denys se sentant éloigné des villes qui lui étaient alliées, et d'ailleurs manquant de vivres jugea qu'il était plus à propos de porter la guerre autre part. Avant que de se mettre en marche, il entreprit de persuader aux Sicaniens d'abandonner leurs villes pour le présent et de le suivre dans les expéditions qu'il projetait ; leur promettant de leur donner un pays meilleur et plus étendu que celui qu'ils abandonneraient et même de ramener dans leur patrie ceux qui voudraient y revenir, à la fin de la guerre. Quelques-uns des Sicaniens craignant d'être pillés par les soldats de Denys, s'ils refusaient son offre, l'acceptèrent ; mais les habitants d'Halycies envoyèrent des députés au camp des Carthaginois et firent alliance avec eux. Cependant Denys revint à Syracuse en ravageant tout le pays par où il passait. Imilcon qui avait réussi à son arrivée fit bientôt décamper ses troupes pour les conduire à Messine, qu'il regardait comme un poste très avantageux, surtout par l'étendue de son port capable de contenir aisément tous ses vaisseaux, quoiqu'il en eut plus de six cents. Il comptait de plus que s'il pouvait s'emparer de la rade, il mettrait une barrière à tous les secours qui pourraient venir d'Italie et à toutes les flottes qu'on appellerait du Péloponnèse. Dans cette vue il gagna les citoyens d'Himère et de la place forte de Cephaléde, et s'étant rendu maître de Lipare, il tira trois cents talents des habitants de cette île. Après quoi revenant à terre, il marcha vers Messine, toujours côtoyé par sa flotte ; et arrivant bientôt au cap Pélore qui n'est distant de cette capitale que de cent stades, il y posa son camp. Les habitants de cette ville sachant l'ennemi si proche se partagèrent de sentiment au sujet de cette guerre. Les uns très instruits des forces des Carthaginois, voyant d'ailleurs que l'abord était interdit à tout secours étranger, et privés de leur propre cavalerie qu'on avait fait passer à Syracuse, sentaient pleinement l'impossibilité où ils étaient de soutenir un siège ; leurs murailles tombées ne leur permettaient pas même d'y penser, et ils n'avaient pas le temps de les relever. Aussi prirent-ils le parti d'envoyer dès l'instant même, leurs femmes, leurs enfants, et ce qu'ils avaient de plus précieux dans les villes les plus prochaines. Mais d'autres se fiant à un vieil oracle qui avait prédit que les Carthaginois porteraient un jour de l'eau dans les rues de Messine, appliquèrent cette prophétie à leur temps même, comme si leur besoin en fixait l'événement ; et ils se persuadèrent que les Carthaginois allaient devenir leurs esclaves. Ils s'étaient enivrés de cette folle espérance au point qu'ils faisaient passer dans l'âme des autres le zèle de défendre leur propre liberté, jusqu'au moment marqué par le ciel. Ainsi ils envoyèrent l'élite de leur jeunesse dans la Péloride, pour empêcher les ennemis de ravager la campagne voisine du cap qu'ils occupaient. Imilcon, qui s'aperçut du mouvement que les ennemis faisaient pour venir attaquer son camp, fit donner ordre à fa flotte de faire avancer incessamment deux cents vaisseaux contre Messine, présumant avec raison que la ville dénuée de ceux qu'on envoyait contre lui-même serait aisément envahie par les soldats de sa flotte. Un vent de nord qui s'éleva subitement, favorisa beaucoup ce projet; et les vaisseaux entrèrent dans le port à pleines voiles avant que cette jeunesse qui était allée vers le cap fut revenue pour s'opposer à cette attaque, quelque diligence qu'elle pût faire en l'apprenant. Ainsi les Carthaginois débarqués sans obstacle et passant par dessus les décombres des murailles, entrèrent dans la ville de toutes parts et s'en rendirent bientôt les maîtres. Entre les Messinois les uns périrent dans une défense courageuse mais inutile; et les autres s'enfuirent dans les villes les plus prochaines. Le menu peuple chercha d'abord une retraite sur les montagnes voisines et se dispersa ensuite dans les forts d'alentour. Quelques-uns furent pris par les ennemis et quelques autres poursuivis près du port se jetèrent dans la mer pour passer à la nage à quelque bord où ils croyaient pouvoir arriver. De ces derniers au nombre de plus de deux cents, les trois quarts se noyèrent mais une cinquantaine arriva jusqu'en Italie. lmilcon, ayant fait entrer ensuite toute son armée dans la ville, songea d'abord à abattre toutes les tours qui l'environnaient. Mais comme elles étaient extrêmement fortes, qu'il s'y était réfugié des gens très résolus de les défendre, il ne jugea pas à propos de les attaquer alors. Il se contenta de la ville seule, et même il en sortit bientôt dans le dessein de conduire ses troupes à une expédition contre Syracuse. Les Siciliens qui haïssaient Denys crurent que le temps était favorable pour se révolter contre lui : et ils s'engagèrent tous, à l'exception pourtant des habitants d'Assore, aux Carthaginois. Cependant Denys donna dans Syracuse la liberté à tous les esclaves. Il remplit soixante vaisseaux de cette recrue et il envoya demander à Lacédémone plus de mille soudoyés. Il visita incessamment tous les forts des Léontins et les pourvut de munitions de bouche. Il fit même construire de nouveaux forts dans l'étendue de leur territoire pour y mettre en sûreté les blés qu'on recueillerait aux environs. Il persuada ensuite aux Campaniens qui habitaient alors dans Catane, de se transporter dans la ville qu'on appelle maintenant Ætna, comme étant beaucoup plus forte. Enfin s'avançant avec toute son armée jusqu'à cent soixante stades près de Syracuse, il posa son camp dans un lieu appelé Taurus. Il avait alors trente mille hommes de pied et un peu plus de trois mille chevaux. Il se voyait aussi une flotte de cent quatre-vingts vaisseaux, mais dans laquelle il y avait peu de galères à trois rangs de rames. Imilcon après avoir abattu toutes les fortifications de Messine, donna ordre à ses soldats d'en détruire aussi les maisons de fond en comble, de sorte qu'il n'en restât même ni bois ni briques ; voulant qu'on brûlât les uns, et qu'on réduisît les autres en poussière. Ses soldats, qui étaient en grand nombre s'étant prêtés volontiers à un pareil ouvrage, il fut bientôt impossible de retrouver la place même de tant de superbes édifices. Le dessein d'Imilcon avait été d'anéantir ou du moins de rendre très difficile à rétablir une ville, qui très éloignée de ses alliés, n'avait pas laissé de devenir une des plus florissantes de la Sicile. Ce général, après avoir donné un témoignage si marqué de sa haine contre les Grecs, envoya ordre à Magon chef de fa flotte de la faire passer jusqu'au promontoire de Sicile appelé Taurus. Un parti de Siciliens s'était saisi de ce promontoire ; ils y étaient même en grand nombre ; mais ils n'avaient point de chef. Denys leur avait donné auparavant le territoire de Naxos. Mais gagnés depuis par les promesses d'Imilcon, ils occupaient le promontoire en son nom et quoiqu'il fut déjà très-fort , ils l'environnèrent d'une muraille ; à la fin de cette guerre , ils y fixèrent leur habitation et ils l'appelèrent Tauromène du nom du promontoire Taurus sur lequel leur citadelle était située. Imilcon suivi de son infanterie se hâta pour arriver à ce fort, aussitôt que la flotte de Magon qui le côtoyait dans sa marche. Mais comme le mont Etna vomissait alors des feux et des flammes qui s'étendaient jusqu'a la mer, il n'était plus possible à l'armée de terre d'avancer autant que la flotte. Car le chemin du côté du rivage qu'Imilcon avait cru pouvoir suivre, étant exposé aux amas de cendres et de pierres que la montagne enflammée lançait continuellement de ce côté-là, toute cette infanterie fut obligée de faire un grand tour pour prendre l'autre route. C'est pourquoi il envoya ordre à Magon de naviguer jusque à Catane où son armée de terre pourrait le joindre. Lui-même se hâta beaucoup pour y arriver : car il craignait extrêmement que les ennemis n'attaquassent Magon tandis que la flotte et l'armée de terre seraient séparées ; et c'est aussi ce qu'ils ne manquèrent pas de faire. En effet Denys sachant que Magon n'allait pas vite et que la route de l'infanterie Carthaginoise était devenue longue et fâcheuse, vint lui-même en toute diligence à Catane attaquer Magon avant l'arrivée d'Imilcon. Il espérait même que toute son armée de terre paraissant sur le rivage pendant qu'on se battrait sur mer, donnerait de la crainte aux Carthaginois et redoublerait la confiance des Syracusains ; puisque dans le cas même que quelques-uns de leurs vaisseaux fussent maltraités ils verraient du secours ou un asile sur le rivage. Suivant ce projet il envoya contre les ennemis Leptine avec toute sa flotte, lui recommandant sur toute chose de tenir dans le combat tous ses vaisseaux ensemble , ce qui était la seule manière de se défendre contre des ennemis qui les surpassaient en nombre. En effet Magon outre les vaisseaux de charge et plusieurs autres qui étaient armés d'éperons d'airain, n'avait pas moins de cinq cents vaisseaux de guerre, Cependant les Carthaginois voyant le rivage de Catane couvert de soldats en furent surpris et même découragés ; et ils cherchaient à regagner un lieu où ils fussent en sûreté. Mais faisant bientôt réflexion que revenant à terre ils auraient à combattre et la flotte et l'armée ennemie ils se ravisèrent sur le champ et se déterminèrent au combat naval ; et mettant leurs vaisseaux en ligne, ils observaient et attendaient l'ennemi. Aussitôt Leptine s'avançant à la tête de trente des plus forts vaisseaux, et s'éloignant trop des autres commença l'attaque avec plus de valeur que de prudence. Car tombant sur la première ligne des Carthaginois, il coula à fond un assez grand nombre de leurs galères. Mais Magon enveloppant ces trente vaisseaux d'un bien plus grand nombre des siens, balança longtemps toute la valeur de Leptine et de ses soldats. Cette compensation même rendit le combat très violent, et les vaisseaux accrochés les uns aux autres formaient une espèce de plancher sur lequel on se battait, non à coups de traits lancés de loin mais corps a corps comme on aurait pu faire sur terre. Quelques-uns voulant sauter dans les vaisseaux ennemis tombaient dans l'eau et d'autres venant à bout de leur dessein combattaient au milieu de leurs adversaires. Cependant Leptine, accablé de toutes parts, trouva moyen d'échapper par la suite au péril où il s'était jeté ; mais ses autres vaisseaux qui le suivaient en confusion furent pris par les ennemis. Car la faute et la précipitation du général qui avait enflé le courage des Carthaginois, avait abattu celui des Siciliens. Ainsi les vainqueurs, après la défaite et la prise des trente vaisseaux, venant encore au reste de la flotte en coulèrent à fond plus de cent et placèrent outre cela le long du rivage des barques légères, où l'on attendait pour les égorger tous ceux qui viendraient à la nage chercher leur salut et le moyen de rejoindre l'armée de terre. Cette exécution s'étant faite sans que l'armée de Denys put donner aucun secours à ces malheureux, toute la rade fut couverte de corps morts et de vaisseaux brisés. Il en avait coûté aux Carthaginois un assez grand nombre de soldats mais les Siciliens y perdirent plus de cent vaisseaux et plus de vingt mille hommes.
Au sortir du combat les Carthaginois firent voile vers Catane, en tirant après eux les vaisseaux dont ils s'étaient rendu maîtres et qu'ils avaient attachés aux leurs ; et étant arrivez à terre, ils les radoubèrent dans le dessein de les conduire à Carthage, afin d'y confirmer, par la vue même de l'objet, le bruit de la grandeur de leur prise qui y parviendrait avant eux. Les Siciliens considérant que si après une si terrible défaite ils retournaient à Syracuse, cette retraite ne pourrait aboutir qu'à un siège fâcheux qu'ils auraient bientôt à y soutenir, invitèrent Denys à attaquer Imilcon dans le temps où sa victoire récente l'empêchait de se tenir sur ses gardes. Ils disaient que cette hardiesse le mettrait peut-être en désordre ; en un mot, que c'était le seul moyen de reprendre leur avantage. Il était sur le point de se rendre à cette proposition lorsque ses amis lui représentèrent que si Magon s'avisait d'aller dès ce moment à Syracuse, il prendrait la ville d'emblée. Cette réflexion lui fit changer de projet sur le champ. Il se rappela aussitôt Messine qui venait d'être rasée dans une circonstance toute semblable et il n'hésita pas un moment d'aller lui-même à Syracuse pour la préserver d'un sort pareil. en la fournissant au plus tôt de toutes les troupes nécessaires pour la défendre. Un grand nombre de Siciliens, mécontents de ce qu'on n'attaquait pas les ennemis à l'instant même suivant leur intention, abandonnèrent Denys pour se retirer, les uns dans leurs provinces, et les autres dans des forts voisins. Imilcon, arrivé en deux jours à la rade de Catane, fit tirer tous ses vaisseaux à terre, pour les garantir d'une tempête qui s'était élevée. Il donna en cet endroit quelques jours de repos à ses soldats, pendant lesquels il envoya des députés aux Campaniens habitants de la ville d'Etna, pour leur proposer d'abandonner Denys. Il leur offrit un plus grand territoire que le leur et une part dans les dépouilles qu'on ferait sur l'ennemi. Il leur apprenait que les Campaniens habitants d'Entelle favorisaient les Carthaginois et s'armaient contre les Siciliens. Il leur représentait enfin que les Grecs semblaient avoir pris en haine toutes les autres nations. Les Campaniens dans le fond de l'âme favorisaient les Carthaginois : mais ils avaient envoyé des otages à Syracuse, qui les contraignaient de garder la parole qu'ils avaient donnée à Denys et de demeurer dans son alliance. D'un autre côté Denys qui commençait à redouter les Carthaginois, députa Polyxène son parent à tous les Grecs d'Italie, aux Lacédémoniens et aux Corinthiens pour les prier de le secourir et de ne pas laisser perdre les villes de la Sicile qu'ils mettaient eux-mêmes au nombre des villes grecques. Il envoya en particulier dans le Péloponnèse des hommes auxquels, en leur donnant beaucoup d'argent, il recommanda de ne rien épargner pour faire des. Levées considérables de soldats.
XVI.
CEPENDANT Imilcon ayant décoré ses vaisseaux des dépouilles qu'il avait faites sur la flotte ennemie se présenta devant le grand port de Syracuse et jeta cette ville dans une véritable consternation car il fit entrer dans le port deux cent huit vaisseaux couverts d'ornements pris à la guerre et ramant avec un grand ordre. Ils étaient suivis d'environ mille vaisseaux de charge qui portaient chacun cinq cents hommes, de sorte que le tout ensemble faisait l'apparence d'environ deux mille vaisseaux. Ainsi quelque grand que fût ce port, cette flotte y était serrée et ses voiles le couvraient tout entier. À peine était-elle rangée qu'on vit paraître d'un autre côte une armée de terre, composée, au rapport de quelques historiens, de trois cent mille hommes de pied et de trois mille chevaux, et accompagnée d'ailleurs d'une flotte de deux cents voiles. Le général Imilcon fit dresser sa tente dans un temple de Jupiter et le reste de son armée campa aux environs de la ville, à douze stades de distance. Imilcon la mit bientôt en bataille, et s'approchant encore davantage il semblait appeler au combat les habitants de Syracuse. Il fit entrer une centaine de ses meilleurs vaisseaux dans les autres ports et semblait vouloir arracher aux Syracusains l'aveu de leur infériorité. Mais voyant que personne ne venait au-devant de lui, il conduisit son armée dans son camp, d'où ses soldats pendant trente jours allèrent courir la campagne, coupant tous les arbres et portant le ravage partout. Cette expédition enrichit prodigieusement ses soldats et jeta les Syracusains dans une extrême désolation. Il prit même le faubourg de l'Achradine et il pilla le temple de Cérès & de Proserpine mais il fut bientôt puni de son impiété. Car depuis ce moment sa fortune baissa de jour en jour, et Denys ranimant son courage fit à son tour des insultes au camp ennemi, de sorte que Syracuse reprenait visiblement le dessus ; les Carthaginois se laissaient saisir toutes les nuits à des terreurs paniques et ils couraient sans savoir pourquoi à l'enceinte de leur camp, comme si l'on en passait actuellement le fossé. La maladie se mit ensuite parmi eux et causa bientôt des malheurs très réels, dont nous parlerons dans la suite pour ne point interrompre notre sujet présent. Imilcon, ayant dessein d'environner son camp d'une muraille, fit démolir tous les tombeaux des environs et entre autres celui de Gélon et de sa femme Démarate, qui étaient parfaitement bien construits. Il fit élever outre cela trois forts le long de la mer; l'un auprès du Plemmyrion, l’autre au milieu du port et le troisième à côté du temple de Jupiter. Il les fit remplir tous trois de blé, de vin et de toute sorte de provisions, comptant que le siège de Syracuse serait long; après quoi il envoya encore chercher des blés dans l'Afrique et dans la Sardaigne. Polyxène beau-frère de Denys lui amena en ce même temps, de la part de ses alliés du Péloponnèse et de l'Italie, trente vaisseaux longs commandés par Pharacide, de Lacédémone. Denys et Leptine qui faisaient sur mer des courses de leur côté, accompagnés de quelques Syracusains découvrirent par hasard un vaisseau chargé pour les Carthaginois. Ils allèrent à sa rencontre avec cinq des leurs ,et s'en étant rendus maîtres, ils l'amenaient dans la ville. Les Carthaginois, s'avancent aussitôt avec quarante vaisseaux ; mais les Syracusains du port accourant avec tous les leurs ; il se donna là un combat, dans lequel ces derniers prirent le principal vaisseau carthaginois et en coulèrent à fond vingt-quatre autres : et, poursuivant les fuyards jusqu'au lieu de leur retraite, ils les provoquaient là à un combat en forme. Mais les Carthaginois surpris eux-mêmes de leur désastre, n'eurent garde de se présenter. Cependant les Syracusains firent entrer dans le port les vaisseaux pris attachés aux leurs. Flattés de ce succès, ils se vantaient de ce que Denys ayant été battu plus d'une fois à leur tête, ils avaient eu ce dernier avantage en son absence. Là-dessus raisonnant ensemble, ils se reprochaient mutuellement leur servitude et disaient que le temps était venu de secouer le joug du tyran. Qu'auparavant on les avoir dépouillés de leurs armes, mais que la conjoncture de la guerre les leur ayant rendues ils devaient en profiter. Là-dessus Denys arriva et faisant assembler le peuple donna d'abord de grandes louanges aux Syracusains ; et les invitant à persévérer dans leur résolution courageuse il leur promit de faire incessamment finir la guerre. Il allait congédier l'assemblée lorsqu'un citoyen de Syracuse nommé Théodore, qui s'était distingué dans la cavalerie et qui passait pour intelligent dans les affaires publiques eut la hardiesse de parler ainsi au sujet de la liberté.
XVII.
QUOIQUE Denys dans le discours qu'il vient de nous faire ait avancé certaines choses qui ne font pas exactement vraies, il ne nous a point trompés en nous promettant la fin prochaine de la guerre. Il peut en effet nous rassurer, mais ce n'est pas en se mettant à la tête de nos troupes, puisqu'il a été battu plus d'une fois ; c'est en rendant à nos citoyens la liberté qu'ils ont héritée de leurs ancêtres. Aucun de nous ne s'expose d'une volonté pleine au péril quand il pense que la victoire ne lui sera guère plus avantageuse que la défaite. Car étant pris par les Carthaginois, nous serons obligés de faire ce qu'ils nous commanderont : et demeurant vainqueurs nous nous trouverons fournis a un maître beaucoup plus fâcheux que ces ennemis étrangers. Car enfin si les Carthaginois viennent à bout de subjuguer la Sicile nous en serons quittes pour leur payer un tribut et ils ne nous empêcheront pas de vivre d'ailleurs suivant les lois de notre patrie. Au lieu que cet homme ayant d'abord pillé les temples des Dieux, en étant venu ensuite à enlever les richesses des particuliers et à s'en assurer la jouissance par le meurtre de leurs possesseurs, a fini par donner la liberté à des esclaves, à dessein qu'ils lui aidassent à asservir leurs maîtres : et après nous avoir fait essuyer dans le sein de la paix les plus grands malheurs qui puissent arriver à une ville prise d'assaut il nous assure qu'il va faire cesser la guerre. Pour moi, Citoyens, j'estime que nous ne sommes pas moins pressez de nous délivrer du tyran qui nous opprime que des Carthaginois qui nous assiègent. C'est contre nous-mêmes qu'on a bâti une citadelle et qu'on la fait garder par nos esclaves armés. C'est contre nous qu'on a assemblé tant de soldats étrangers, et celui qui s'est emparé de notre ville, bien loin d'y vouloir maintenir la justice et le bon ordre, n'a d'autre dessein que de tout sacrifier à son avarice. Nos ennemis ne sont encore maîtres que d'une très petite partie de notre territoire. Mais Denys a renversé notre république et l'a déjà livrée toute entière a ceux qui l'ont aidé à établir son injuste domination ; jusque à quand nous laisserons-nous couvrir d'un opprobre, dont la seule idée a porté tout ce qu'il y a jamais eu d honnêtes gens et d'hommes courageux à sacrifier leur vie pour s'en garantir. Nous nous exposons aux plus grands périls pour nous défendre contre les Carthaginois et nous n'avons pas la hardiesse de prononcer un mot en saveur de la liberté et de la patrie, contre le plus ignoble et le plus cruel de tous les tyrans. Nous affrontons des milliers de Carthaginois , et nous tremblons devant un vil monarque, qui n'a pas même le mérite d'un esclave bien né. Quelqu'un oserait-il comparer Denys avec notre ancien Gélon. Celui-ci par son propre courage à la tête des citoyens de Syracuse et des autres habitants de la Sicile délivra des Carthaginois notre île entière : au lieu que Denys, trouvant la liberté établie partout, a livré aux ennemis les autres villes et a mis la nôtre, qui est sa patrie, dans ses propres fers. Le premier, par différents combats donnés à propos, empêcha que les Siciliens du milieu des terres ne vissent seulement l'ennemi. Celui-ci fuyant depuis Motye jusqu'à Syracuse de l'une à l'autre extrémité de l'île s'est enfermé dans nos murailles, où brave contre nous seuls, il s'épargnait là vue même des Carthaginois. Aussi le premier, par la supériorité de sa vertu et par le nombre de ses exploits, mérita que non seulement Syracuse mais l'île entière lui déférât librement et volontairement le titre de général. Au lieu que Denys qui a ruiné ses alliés pour asservir ses compatriotes, n'a point d'autre titre à espérer que celui d'ennemi public ; et très indigne de l'honneur du commandement, il ne mérite qu'une mort ignominieuse. C'est par sa faute que Géla et Camarine ont été renversées, C'est en haine de l'alliance que Messine avait contractée avec lui qu'elle a été rasée et que vingt mille de nos alliés ont péri. De toutes les villes grecques de la Sicile, la nôtre est la seule qui subsiste encore et qui puisse nous servir de refuge : car, pour surcroît de malheur, il a trahi et vendu les habitants de Naxus et de Catane, nos amis et nos alliés, et qui pouvaient nous être d'un grand secours dans nos calamités présentes. Il a tenté deux attaques contre les Carthaginois et il a été battu dans l'une et dans l'autre. Dès la première fois qu'on lui déféré le commandement, il nous ravit la liberté : il fait mourir ceux qui parlent en faveur des lois et condamne à l'exil ceux dont il convoite les richesses. Il livre leurs femmes à ses esclaves ou à des hommes du peule et il met entre les mains des barbares et des étrangers les armes des citoyens. Et quel est l'auteur de ces attentats ? Le dirai-je, ô grand Jupiter et tous les Dieux que nous adorons. C'en un bas officier de justice, un homme sans naissance et sans nom. Qu'est devenu cet ancien zèle de Syracuse pour la liberté,.ne nous reste-t-il rien de cette valeur avec laquelle nos aïeux firent périr trois cent mille Carthaginois devant Himère ? Je ne parle point du courage avec lequel ils chassèrent les tyrans qui prétendaient succéder à Gélon, mais pour vous donner un objet d'émulation plus récent, vos pères ont résisté à ce nombre formidable d'Athéniens qui venaient s'emparer de Syracuse, et ils résistèrent de telle sorte qu'il ne resta pas un seul homme des leurs qui put porter à Athènes la nouvelle de leur défaite : Et vous, malgré cet exemple, vous avez la bassesse de vous soumettre à Denys ; et cela dans le temps même que vous tenez les armes à la main. Ce n'est pas sans un effet marqué de la providence qu'avec cet avantage vous êtes encore entourés de vos alliés : et le signal que le ciel vous donne n'est pas équivoque. Il ne tient qu'a vous, que devenant en ce moment même des hommes d'honneur, vous ne secouiez le joug d'une indigne servitude, jusqu'à ce jour séparés de nos alliés et environnés au contraire d'une foule de soldats étrangers et mercenaires, nous étions forcés de céder au temps. Mais aujourd'hui que nous tenons nos armes que nos amis et nos alliés seront témoin de notre courage et nous prêteront eux-mêmes leur bras; ne différons pas d'un moment. Faisons voir que ce n'est point par lâcheté mais par le malheur des conjonctures que nous avons subi l'esclavage et que nous avons laissé le gouvernement de notre ville et la conduite d'une guerre importante à un homme sans nom, auquel nul citoyen sensé n'aurait voulu confier la moindre de ses affaires domestiques. En effet, lors que tous les peuples du monde renouvellent de piété à l'entrée d'une guerre fâcheuse par la vue des périls qui l'accompagnent, comment pouvons nous espérer qu'un commandant qui ne s'est signalé que par son impiété nous tirera heureusement de celle-ci. Qui voudrait examiner les choses de près trouverait que Denys ne craint pas moins la paix que la guerre. Au contraire il regarde la guerre comme une circonstance favorable, qui empêche les Syracusains de rien entreprendre centre lui : au lieu que si les Carthaginois étaient mis hors de l'île, nos citoyens, se voyant en armes et animés par le succès même de cette expulsion, pourraient se tourner contre leur tyran et recouvrer leur liberté. Je ne doute pas que ce ne soit dans cette vue que, dès la première guerre, trahissant les habitants de Géla et de Camarine, il leur conseilla d'abandonner leurs propres villes et que dans le traité qu'il fit avec quelques autres qui étaient même des villes grecques, il retint que la plupart d'entre elles demeureraient inhabitées. Ensuite dans le temps même de la paix, s'étant rendu maître de Naxus et de Catane, contre toutes les lois de la probité et de l'honneur, il fit raser la première et donna la seconde pour demeure aux Campaniens d'Italie. Voyant enfin que malgré tous ces effets de sa vengeance l'amour de la liberté subsistait toujours au fond des cœurs, il a allumé encore une fois la guerre des Carthaginois contre la Sicile. Car la religion des serments et des traités n'est rien pour lui en comparaison de la crainte où il est continuellement de la délivrance de la Sicile, à la perte de laquelle il veille jour et nuit. Car enfin pouvant empêcher le débarquement des Carthaginois à Palerme, lorsqu'ils étaient fatigués du long trajet de mer qu'il venaient de faire, il s'est bien gardé de s'opposer à leur descente. Il a laissé détruire Messine, cette ville merveilleuse et si favorable à tous ceux qui abordaient dans la Sicile, non seulement parce qu'il se délivrait par cette perte d'un grand nombre de Siciliens mais encore parce que les Carthaginois, maîtres de cette rade, arrêteraient tous les secours qui pourraient nous venir de l'Italie et du Péloponnèse. Il est vrai qu'il a attaqué l'ennemi dans la rade de Catane et que même il nous permit de le combattre à la vue de cette ville, afin que, si quelques-uns de nos vaisseaux étaient battus, ils trouvaient une ressource ou du secours sur un rivage dont nous étions sûrs. Mais la tempête s'étant élevée peu de temps après ce combat dont le succès ne nous avait pas été favorable et les Carthaginois, se trouvant obligés de tirer leurs vaisseaux à bord, il ne profita point de l'occasion qui se présentait alors de les attaquer à notre avantage. Leur armée de terre n'était pas encore arrivée au bord de la mer et la tempête avait mis leur flotte dans un état déplorable ; si alors nous étions tombés sur eux avec notre infanterie, ou nous les aurions pris tous dans leur débarquement, ou bien, livrés à la merci des vagues, ils auraient couvert la face de la mer de leurs cadavres flottants. Mais au fond est-il nécessaire d'accuser Denys devant les citoyens de Syracuse. S'ils ne sont pas animés à la vengeance par les maux insupportables qu'ils ont essuyés de sa part, comment le seraient-ils par des discours? Ne leur suffit-il pas de voir dans cet homme seul le plus vicieux des citoyens, le plus cruel des tyrans et le plus lâche des généraux? Nous avons été battus autant de fois que nous avons marché sous ses ordres et nous n'avons remporté notre dernier avantage, malgré le petit nombre de nos vaisseaux, que parce qu'heureusement nous avons combattu sans lui. C'est à nous à choisir sans délai un commandant à qui l'on ne puisse reprocher aucun sacrilège de peur que nous ne paraissions combattre contre les dieux. Ils nous ont toujours été contraires tant que nous avons marché sous les enseignes de celui-ci : et en faut-il chercher une preuve plus manifeste que l'insuffisance de toutes nos forces sous son commandement et le succès de nos moindres troupes en son absence ? Voici donc, ô Citoyens, la conclusion de mon discours. Si Denys consent de déposer volontairement l'autorité qu'il a envahie, laissons-le sortir de la ville avec tous les siens, mais s'il refuse de prendre ce parti profitons de l'avantage que nous fournissent les circonstances présentes pour recouvrer malgré lui notre liberté. Nous voilà tous assemblés, nous avons nos armes entre les mains, nous nous voyons au milieu de nos alliés et des Grecs venus d'Italie et de ceux qui arrivent du Péloponnèse. Donnons le commandement de nos troupes selon les formes proscrites par les lois, ou aux Corinthiens nos fondateurs et dont nous tirons notre origine, ou aux Spartiates qui tiennent aujourd'hui le premier rang pour la guerre dans toute la Grèce. Théodore, ayant ainsi parlé, les Syracusains ébranlés jusqu'au fond de l'âme demeuraient interdits et en suspens, et jetaient les yeux de côté et d'autre sur leurs alliés. Pharacide de Lacédémone, commandant de la flotte auxiliaire, monta aussitôt fur la tribune, où l'on crut qu'il s'allait déclarer le chef de l'entreprise proposée par Théodore. Mais, comme il était ami du tyran, il dit qu'il avait été envoyé pour soutenir les Syracusains et Denys contre les Carthaginois et non pour ôter à Denys la souveraine puissance. Pendant sa harangue, contraire à l'attente de tout le monde, les soudoyés du tyran s'assemblaient autour de lui et les Syracusains étonnés demeuraient dans le silence, en chargeant d'imprécations au fond de leur âme les Spartiates. Il était déjà arrivé qu'Arétas Spartiate aussi, ayant fait semblant de favoriser les Syracusains sur l'article de la liberté, les avait trahis; et Pharacide s'opposait encore à cette entreprise. Cependant Denys extrêmement effrayé de la proposition qu'on venait de faire, rompit l'assemblée : mais ensuite il parlait obligeamment à tout le monde; il se familiarisait avec le peuple : il faisait des présents à quelques-uns et il en invitait d'autres à venir manger avec lui.
EN ce même temps les Carthaginois, après avoir abattu un faubourg de Syracuse et avoir pillé le temple de Cérès et de Proserpine, furent attaqués de la peste dans leur camp. À l'apparence de la punition divine se joignaient des causes très naturelles ; des milliers d'hommes réunis dans un espace borné, la saison où les contagions se manifestent le plus ordinairement et les chaleurs exorbitantes de cet été-là. La nature même du lieu semblait devoir produire cet effet et les Athéniens qui y avaient campé dans le temps de leur malheureuse expédition y perdirent un grand nombre de soldats par le même fléau. L'air humide qui y règne avant le lever du soleil fait trembler tous les membres de froids et sur le midi l'haleine des hommes qui y sont rassemblés y produit une chaleur étouffante. La maladie attaqua d'abord les Africains. Au commencement ils avaient soin d'ensevelir leurs morts mais bientôt le nombre des cadavres et le danger qu'il y avait à approcher seulement et des morts et des mourants arrêta toute espèce de service réciproque. Les malades étant sans secours la maladie fut bientôt sans remède. La puanteur des corps morts jointe à celle des eaux bourbeuses produisit d'abord des enflures autour du col et des pustules en divers endroits du corps. De là naissaient des fièvres ardentes, des inquiétudes dans l'épine du dos et des lassitudes douloureuses dans les cuisses. Ces symptômes étaient suivis de dysenteries cruelles et d'abcès sur toute la peau. Ce n'étaient-là que les accidents les plus communs : quelques-uns tombaient en frénésie et dans un entier oubli de toutes choses. Ils couraient dans tout le camp en forcenés, frappant tous ceux qu'ils rencontraient ; de sorte que le secours des médecins devenait absolument inutile, et par la grandeur du mal et par la résistance des malades. La mort même était trop prompte pour laisser agir les remèdes, et aucun homme atteint du premier symptôme ne passait le cinq ou sixième jour sans tomber dans des accidents irrémédiables : de sorte qu'ils regrettaient tous de n'avoir pas été tués à la guerre. En effet aucun de ceux qui voulurent prêter quelque secours aux malades n'échappa à la contagion ; ainsi dès qu'y se sentait frappé, on pouvait compter sur un délaissement universel, Non seulement on était abandonné par les indifférents ; mais les frères ne pouvaient rien espérer de leurs frères, et l'intérêt personnel les avait endurcis sans ressource sur le malheur de leurs plus chers amis ou de leurs glus proches parents. Denys bien informé de la calamité des Carthaginois fit équiper quatre-vingts vaisseaux qu'il envoya le jour marqué dès la première pointe de l'aurore, sous les ordres de Pharacide et de Leptine, envelopper la flotte ennemie. Et lui-même profitant d'une nuit sans clair de lune qui devait précéder ce jour-là prit avec son armée de terre le détour du temple de Cyané, pour se trouver au lever du soleil, sans être aperçu, auprès du camp des ennemis. Il avait fait partir auparavant quelques cavaliers et mille hommes de son infanterie soudoyée, pour attaquer la partie du camp qui regardait la campagne. Ces soudoyés étaient de toutes les troupes de Denys celles qui le haïssaient le plus ; et ils avaient souvent excité des querelles et du tumulte dans son armée. C'est pourquoi Denys avait averti secrètement ses cavaliers de s'en revenir et de laisser les soudoyés seuls si les ennemis engageaient quelque combat contre eux. Les cavaliers exécutèrent cet ordre si fidèlement que ces mutins abandonnés furent taillés en pièces. Cependant Denys entreprit d'attaquer d'un autre côte le camp et les forts qui l'environnaient. Les barbares surpris et qui ne se défendaient qu'en désordre et en confusion ne purent l'empêcher de prendre le fort qu'on appelait Polychne ou le grand fanal ; et d'un autre côté les cavaliers, soutenus de quelques vaisseaux, s'approchèrent du rivage et reprirent le fort voisin du port nommé Dascon. Aussitôt toute la flotte Sicilienne s'avança en ordre et comme en signe de réjouissance de la prise de ces deux forts : ce qui surprit étrangement les barbares qui s'étaient presque tous jetés de l'autre côté de leur camp, par où les troupes de terre les avaient d'abord attaqués. Ils revinrent donc à la hâte du côté de la mer pour défendre leurs vaisseaux, mais toute leur diligence fut inutile, et ils arrivèrent trop tard. Ils en étaient encore à se placer sur leurs ponts à fournir leurs chiourmes de rameurs, que les galères Siciliennes les heurtaient de leurs éperons à toute force, et du premier choc faisaient quelquefois fendre les leurs. D'autres venaient à coups redoublés et s'obstinaient contre un seul vaisseau de plus forte résistance jusqu'à ce qu'ils l'eussent mis en pièces. Le bruit que faisaient les ais en se rompant était effroyable. Ce combat devint bientôt un spectacle terrible pour les Carthaginois qui y perdirent les principaux de leurs bâtiments, dont la destruction couvrit en très peu de temps tout le rivage de corps morts. Les Syracusains, animés par le succès, se jetaient à l'envi les uns des autres dans les vaisseaux qui subsistaient encore et y tuaient pèle mêle les barbares que leur consternation faisaient courir sans dessein de côte et d'autre. L'infanterie qui était à terre voulut participer au zèle des gens de mer et ils allèrent à l'endroit du port où les Carthaginois avaient encore des vaisseaux en réserve. Denys lui-même se joignit à eux et il était venu à cheval jusqu'au Dascon trouvant là quarante vaisseaux à cinquante rames avec des vaisseaux de charge et quelques galères, ils y mirent le feu. La flamme s'éleva et s'étendit bientôt si prodigieusement qu'aucun des mariniers ni des provisionnaires n'osa seulement en approcher pour y porter quelque remède. Car quoiqu'on n'eut mis d'abord le feu qu'aux vaisseaux de guerre, un vent violent le porta bientôt et sur les vaisseaux de charge et sur ceux de quelques particuliers. Ceux qui étaient dedans se jetaient eux-mêmes dans l'eau pour se sauver des flammes qui gagnaient et les voiles et les cordages : le vent qui poussait les uns contre les autres les navires en feu, les faisait briser et tomber en cendres dans un instant. La chute des antennes enflammées qui entraînaient les mâts à demi brûlés, donnait à toute la ville un spectacle intéressant et par la ruine des Carthaginois et par la vengeance que le ciel semblait tirer de tant de profanations dont ils s'étaient rendus coupables. Aussi tout ce qu'il y avoir de citoyens dans Syracuse, depuis les enfants jusqu'à ceux à qui l'âge laissait encore quelque faculté de se mouvoir, se rendaient dans le port ou se mettaient dans des barques pour recueillir les effets restés de l'incendie qui pouvaient être encore de quelque usage et pour les apporter dans leurs maisons. Les femmes mêmes avec leurs domestiques voulurent être témoins de ce défaite, et toute la Ville se trouva bientôt rassemblée en un même lieu. Les uns levant les mains au ciel, lui rendaient grâces de leur délivrance, et les autres croyaient voir dans cet événement un effet visible de la colère des dieux contre les profanateurs de leurs temples. Les flammes que les mâts faisaient aller à une hauteur prodigieuse et l'étendue extraordinaire que leur donnait le nombre des vaisseaux brûlants, portaient dans l'âme des spectateurs une impression de quelque chose de surnaturel et de divin dont ils se sentaient saisir. En général on poussait des cris de joie extraordinaires à la vue d'un succès si inespéré et si décisif ; et les barbares au contraire étaient dans une désolation qu'ils exprimaient par les cris les plus lamentables. Cependant tout mouvement et toute opération finit avec le jour et Denys se contenta de poser son camp auprès du temple de Jupiter, vis-à-vis de celui des barbares. Les Carthaginois, vaincus ainsi par mer et par terre, firent à Denys une dépuration secrète et à l'insu des Syracusains. Ils le priaient de laisser retourner en Afrique le peu de gens qui leur restaient et lui offraient trois cents talents qu'ils avaient actuellement en réserve dans leur camp. Denys fit réponse qu'il lui était impossible de les laisser retirer tous mais qu'il leur permettait d'emmener par mer secrètement et de nuit les seuls citoyens de Carthage ; parce que les Siciliens et leurs alliés le lui permettraient jamais de laisser sauver une armée entière. Mais au fond Denys ne souhaitait point la perte totale des Carthaginois, dont le nom seul tiendrait les Siciliens en bride et les empêcherait de songer à leur liberté. Ainsi étant convenu avec leurs ennemis qu'ils partiraient la nuit du quatrième jour suivant ; il ramena exprès ce même jour son armée dans la ville et Imilcon remit fidèlement avant son départ les trois cents talents, à des gens que Denys avait laissés dans le fort pour les recevoir. Après quoi faisant embarquer à l'heure marquée les citoyens de Carthage en quarante galères, et laissant tout le reste de son armée, il se disposait à la retraite. Il était encore dans le port que des Corinthiens s'étant aperçus de son dessein coururent l'annoncer à Denys comme une nouvelle. Celui-ci fit aussitôt semblant de faire mettre des troupes sous les armes. Mais, comme il était long à choisir les capitaines, les Corinthiens impatientés, s'embarquant à la hâte dans leurs galère, atteignent bientôt les derniers vaisseaux des Carthaginois et les heurtant de leurs éperons il les firent couler à fond. Denys se mit enfin en marche à la tête des troupes de Syracuse et aussitôt les Siciliens qui avaient été du parti des Carthaginois se retirèrent à travers les terres, chacun dans leur ville ou dans leur province. Cependant Denys posant des gardes sur tous les chemins par où il passait, conduisit dès la même nuit n corps d'armée droit au camp qu'occupaient les Carthaginois qu'Imilcon y avait laissés. Ces Barbares se voyant abandonnés de leur général et des Siciliens qui venaient de se retirer perdirent courage et prirent le parti de la fuite. Mais rencontrant sur les chemins les gardes qu'on y avait posées, la plupart furent arrêtés et les autres jetant eux-mêmes leurs armes par terre demandaient humblement la vie. Les Espagnols seuls prenant le parti de demeurer armés, envoyèrent proposer par un héraut leur alliance au vainqueur. Denys leur accorda leur demande et, après avoir reçu leur serment, il les incorpora dans ses soudoyés. Il fit des prisonniers de tout le reste et livra leur camp au pillage de ses soldats. Tel fut le revers de la fortune des Carthaginois, qui apprend aux hommes que les prétentions outrées et sans bornes, ne servent le plus souvent qu'à leur faire sentir leur faiblesse. En effet, les Carthaginois maîtres en quelque sorte de toute la Sicile, à l'exception de Syracuse , ayant porté leur ambition jusqu'à cette capitale, furent bientôt réduits à soupirer après leur retraite et à l'acheter très chèrement. Après avoir renversé les tombeaux les plus respectés dans le pays, ils laissèrent sans sépulture cent cinquante mille hommes des leurs que la peste leur avait enlevés. Ils avaient détruit par le feu toute la campagne qui était autour de cette ville et ce fut par le feu qu'ils perdirent leur flotte entière. Ils avaient fait une vaine ostentation de leur avantage passager en entrant dans le port de Syracuse, et ils ne prévoyaient pas que peu de jours après, fuyant à la faveur de la nuit, ils livreraient honteusement leurs propres alliés à leurs ennemis. Le général lui-même qui avait osé placer sa tente dans le temple de Jupiter, où il s'était enrichi des dépouilles les plus sacrées, eut le malheur d'arriver par la fuite jusque dans Carthage, de peur qu'une mort qui aurait été favorable pour lui, ne le sauvât des opprobres qu'il essuya dans sa patrie et qui furent un juste châtiment de ses sacrilèges. En effet , accablé des reproches de tout le monde, il tomba dans un tel excès d'infortune, que couvert d'un habit très pauvre il allait de temple en temple confessant ses impiétés envers les dieux, et reconnaissant la justice de leur vengeance; jusqu'à ce qu'enfin se jugeant lui-même digne de mort, il se consuma de chagrin et de honte, et laissa après lui non seulement un exemple mémorable de la punition divine mais encore une suite de fâcheuses guerres. Car l'infortune des Carthaginois ayant bientôt été publiée dans toute l'Afrique, leurs tributaires et tous ceux à qui la dureté de leur gouvernement était déjà insupportable, apprenant de quelle manière ils avaient trahi leurs compagnons de guerre pour se sauver eux-mêmes, conçurent une haine irréconciliable contre eux et animés d'une colère que l'infortune présente de leurs tyrans leur permettait de rendre publique, ils parlaient hautement de recouvrer leur liberté et leur indépendance. En effet, se conciliant par des députés les uns avec les autres ils formèrent un corps. d'armée et dressèrent un camp à la vue de tout le monde. Recevant là et des hommes libres et des esclaves, ils eurent bientôt une armée de deux cent mille hommes. Par leur moyen ils s'emparèrent de Thunis, ville voisine de Carthage. Là arrangeant leurs troupes et se mettant ensuite en campagne, ils eurent de l'avantage en plusieurs rencontres et ils obligèrent bientôt les habitants de Carthage même à se renfermer. Les Carthaginois qui se crurent alors véritablement poursuivis par les dieux se troublèrent d'abord et faisaient des vœux publics pour apaiser leur colère ; ce qui ne servit qu'à jeter la ville dans une terreur universelle, et l'on n'avait devant les yeux qu'une révolution funeste. Ainsi l'on résolut d'employer toutes sortes de moyens pour apaiser le ciel irrité. Comme il n'y avait point à Carthage de culte institué en l'honneur de Cérès et Proserpine, on choisit entre les personnes les plus considérables de la ville, ceux qu'on fit prêtres de ces deux déesses. On leur dressa des statues avec toute sorte de solennité et l'on établit en leur honneur des sacrifices conformes aux rites des Grecs. On eut des égards particuliers pour tous ceux de cette nation qui se trouvaient alors à Carthage et l'on chargea les plus distingués et les mieux instruits de veiller à tout ce qui concernait le culte de ces deux déesses. Ayant satisfait à ce devoir de religion, ils songèrent très sérieusement aux affaires de la guerre et surtout à équiper une flotte suffisante: Les révoltés, hommes vils ou extrêmement mêlés, n'avaient d'ailleurs point de chef; et pour surcroît d'infortune leur grand nombre les réduisit bientôt à manquer de vivres, au lieu qu'il en venait continuellement de la Sardaigne à Carthage. Le choix d'un général acheva de mettre la division parmi ces rebelles et quelques-uns mêmes d'entre eux gagnés par l'argent des Carthaginois, abandonnèrent un parti de peu d'espérance : ainsi tant par la disette générale que par l'infidélité de quelques-uns , ils s'en retournèrent chacun chez eux et délivrèrent par là les Carthaginois d'un véritable sujet de crainte. Tel était alors l'état des affaires dans la Libye.
XIX.
DENYS qui apercevait beaucoup de mécontentement dans ses soudoyés, et qui craignait qu'ils ne contribuassent à sa chute, se saisit d'abord de leur chef qui s'appelait Aristote. Là-dessus la soldatesque courut aux armes et demanda sa paye avec hauteur. Denys déclara qu'il allait envoyer Aristote à Lacédémone, pour y être jugé dans sa patrie même ; et à l'égard de ses soldats qui montaient à dix mille hommes, il leur donna la ville & le territoire des Léontins. La beauté du pays leur fit accepter cette proposition; ainsi ils en tirèrent entre eux les terres au sort et s'y établirent. Denys enrôla aussitôt d'autres étrangers auxquels associant tous les esclaves qu'il avait affranchis, il confia à ce genre d'hommes la conservation de sa puissance. Cependant après la fuite des Carthaginois, ceux que ces barbares avaient subjugués et asservis dans la Sicile, se rejoignirent et retournant les uns et les autres dans leurs demeures, ils se relevèrent peu à peu de leurs pertes précédentes. Denys en particulier envoya à Menine mille Locriens, quatre mille habitants de Medimne et six cents exilés de la Messénie du Péloponnèse, de Zacinthe et de Naupacte. Mais apprenant quelque temps après que les Lacédémoniens étaient mécontents de ce que les Messéniens, qu'ils avaient chassés du Péloponnèse, trouvaient une retraite aussi favorable et aussi brillante que Messine en Sicile ; ils firent passer ces derniers dans un canton de la province Abacène le long de la mer, en leur cédant pour leur subsistance un territoire d'une aussi grande étendue que celui qu'on leur avait destiné en les plaçant à Messine. Les Messéniens nommèrent ce nouveau séjour Tyndaride. Ils s'y gouvernèrent avec prudence et, conservant entre eux beaucoup d'union, ils s'y virent bientôt, selon plusieurs de ceux qui ont fait les histoires particulières des villes, au nombre de cinq mille citoyens. Ils firent ensuite quelques expéditions dans la Sicile, et ayant conclu un traité avec Agyris tyran des Agyrenéens et Damon roi des Centoripins, ils s'allièrent encore avec ceux d'Erbite et d'Assore. Ils se saisirent aussi par surprise de Cephalédie, de Solonte et d'Enna, et firent un traité de paix avec les habitants d'Erbesse ; voilà ce qui concerne la Sicile. Dans la Grèce, les Lacédémoniens, qui sentaient l'importance de la guerre qu'ils allaient entreprendre contre les Perses, en confièrent la conduite à Agésilas un de leurs rois. Celui-ci , prenant pour conseil trente des principaux sénateurs de Sparte et suivi d'une élite de six mille hommes, fit le trajet de l'Europe à Éphèse. Là il leva encore quatre mille soldats et en avant fait la revue il se vit une armée d'environ dix mille fantassins et quatre cens cavaliers. Ces troupes réglées étaient suivies d'un amas de gens qui n'allaient guère à un moindre nombre et qui ne devait lui servir que pour le pillage. En effet il ravagea toute la campagne aux environs du fleuve Caïstre jusque à Cume. Partant delà il employa tout l'été à parcourir la Phrygie et après y avoir fait les mêmes dégâts , il ramena à Éphèse au commencement de l'automne , toute son armée pourvue d'un butin immense. Pendant ce temps-là les Lacédémoniens avaient envoyé une ambassade à Néphrès roi d'Égypte, pour lui proposer une alliance avec eux. Celui-ci au lieu, d'un secours d'hommes leur destina cent galères appareillées et cinq cent mille mesures de blé. D'un autre côté Pharax général de la flotte Lacédémonienne partant de l'île de Rhodes avec six vingts vaisseaux, prit terre à Sasande dans la Carie. C'était un fort éloigné de la ville de Caune d'environ cent cinquante stades. Il partit delà pour aller assiéger Caune même, où résidait l'Athénien Conon général de l'armée navale du Roi, qui n'avait alors avec lui que quarante vaisseaux. Mais Artapherne et Pharnabase, étant venus avec une forte armée au secours de cette ville, Pharax abandonna cette entreprise et ramena à Rhodes toute son armée navale. Conon rassembla là quatre-vingts galères avec lesquelles il passa dans la Chersonèse. En ce même temps le Rhodiens mirent hors de leur port la flotte Lacédémonienne et y reçurent Conon à la tête de la sienne. Les vaisseaux qui venaient d'Égypte chargés de blé pour les Lacédémoniens, n'étant pas instruits de ce changement, abordèrent en toute confiance en l'île de Rhodes où Conon, recevant ce qui était envoyée pour d'autres, mit l'abondance dans la ville. Il lui vint là encore un renfort de quatre-vingt-dix galères, dix de la Cilicie et quatre-vingts de la Phénicie, que lui envoyait le petit souverain de Sidon. Cependant Agésilas, continuant de parcourir toutes les campagnes qu'arrosait le Caystre, ou qui environnaient le mont Sipyle, ruinait de plus en plus les ennemis. D'un autre côté Tissapherne avait assemblé dix mille chevaux et cinquante mille hommes d'infanterie qui suivaient sans cesse les Lacédémoniens en queue et qui tuaient tous ceux que l'ardeur du pillage écartait du gros de leur armée. Agésilas tenant ses troupes en forme de carré long, ne quittait point en marchant la longue colline du Sipyle pour trouver une occasion favorable de tomber de là sur l'ennemi. Dans cette route qui conduisait jusqu'à Sardes, il détruisit un grand nombre de maisons de plaisance et entre autres celle de Tissapherne, qui par le dessein des plants, par la beauté des arbres, des plantes et des fleurs de toute espèce , était un jardin de délices et un rendez-vous de tous les plaisirs que la paix peut rassembler. Partant enfin de là, il prit son chemin entre Sardes et Thybarnes, et il envoya en même-temps le Spartiate Xénoclès avec quatorze cents hommes se saisir la nuit d'un lieu couvert d'où il pourrait surprendre les ennemis. Lui cependant dès le point du jour s'avança par le côté et au-delà de ce même endroit. Les barbares, l'ayant laissé passer, attaquèrent son arrière-garde en courant avec peu d'ordre. Agésilas se retourna alors contre les Perses et les attaqua eux-même vigoureusement, il fit encore sortir par un signal ceux qu'il avait mis en embuscade. Ceux-ci s'avancèrent en chantant l'hymne du combat. Les Perses se voyant enfermés entre deux corps d'armée, perdirent courage tout d'un coup et se mirent en fuite. Les troupes d'Agésilas les poursuivirent assez loin pour leur faire perdre six mille hommes, sans parler d'un grand nombre de captifs qu'il firent sur eux : mais de plus, revenant à leur camp qui était rempli de beaucoup de richesses, il en remporta un butin extraordinaire. Tissapherne après fa défaite se retira à Sardes, surpris et étonné de la valeur des Lacédémoniens. Agésilas avait dessein de s'avancer dans les autres provinces de la Perse. Mais ne pouvant tirer de ses sacrifices aucune indication favorable pour cette entreprise, il ramena son armée sur les bords de la mer. Artaxerxès roi de l'Asie, qui avait toujours craint d'avoir affaire avec les Grecs, apprenant ce nouveau désastre, en conçut de la haine pour Tissapherne. Il était même sollicité par la Reine Parisatis sa mère, de punir ce satrape comme seul auteur de cette guerre. Elle était déjà irritée contre lui de ce qu'il avait été le premier dénonciateur de l'entreprise du jeune Cyrus, son autre fils, contre le roi. Artaxerxès donna donc à Tithraustés le commandement de l'armée et le chargea de se saisir de Tissapherne, après avoir envoyé à tous les satrapes et à toutes les villes, l'ordre par écrit d'exécuter tout ce qui leur serait prescrit par le nouveau général. Celui-ci, étant venu à Colosses de Phrygie, trouva moyen sur l'indication d'un certain satrape de Larisse de surprendre Tissapherne dans le bain; et lui ayant coupé la tête, il l'envoya au roi. Artaxerxès fit ensuite consentir Agésilas à une conférence, dans laquelle les Lacédémoniens accordèrent à la Perse une trêve de six mois. Pendant que ces choses se passaient en Asie, les Phocéens alléguant quel que sujet de plainte contre les Béotiens leur déclarèrent la guerre et obtinrent même du secours de la part des Spartiates. Car on leur envoya Lysandre avec quelques soldats, et celui ci arrivé dans la Phocide y leva des troupes. Les Lacédémoniens y envoyèrent même encore leur roi Pausanias avec six mille hommes. Les Béotiens de leur côté engagèrent les Athéniens à les soutenir. Ils s'y portaient déjà d'eux-mêmes ; et en arrivant dans la province ils délivrèrent la ville d'Haliarte, assiégée par Lysandre à la tête des Phocéens. Peu de temps après il se donna un combat où périt un grand nombre de Lacédémoniens et de leurs alliés et où Lysandre lui-même fut tué. Le gros de l'armée béotienne se contenta de leur défaite et ne jugea pas à propos de les poursuivre trop loin ; en effet, deux cents Thébains, qui s'étaient avancés témérairement dans des routes étroites et difficiles, y furent égorgés par les vaincus. C'est-là le commencement de la guerre appelée Béotique. Dès que le roi Pausanias reçut la nouvelle de cette défaite, il fit la paix avec les Béotiens et ramena les troupes Lacédémoniennes dans le Péloponnèse.
XX.
CONON, chef de la flotte des Perses, voulant aller lui-même parler au Roi, la laissa entre les mains d'Hiéronyme et de Nicodème, Athéniens comme lui. Il fit voile aussitôt vers la Cilicie, et, étant arrivé à Thapsaque de Syrie, il s'embarqua sur l'Euphrate dont le cours le porta à Babylone. Admis bientôt à l'audience du Roi, il se chargea d'attaquer les Lacédémoniens par mer, si le Roi jugeait à propos de lui fournir les sommes d'argent et l'armement nécessaire pour cette entreprise. Artaxerxès reçut avec joie cette proposition, et comblant l'Athénien de louanges et même de présents, il désigna le trésorier qui serait chargé de lui fournir, à sa simple réquisition, tout l'argent dont il aurait besoin. Il lui permit de plus de choisir entre les Perses pour son lieutenant, celui qu'il jugerait à propos. Conon lui demanda le satrape Pharnabase, Au sortir de cette conférence il mit ordre à tout ce qui dépendait de lui et reprit incessamment le chemin de la Grèce.
Olympiade 96. an 2. 395 avant l'ère chrétienne.
Diophante étant archonte d'Athènes, on fit à Rome au lieu de consuls six tribuns militaires, L. Valerius, M. Furius, Q. Servilius, Q. Sulpitius, M. Valerius Maximus et L. Furius. En cette année les Athéniens firent alliance avec les Béotiens, auxquels se joignirent les Corinthiens et les Argiens. Car les Spartiates se faisant haïr par la dureté de leur gouvernement, les autres villes de la Grèce travaillaient à secouer leur joug , en procurant l'union réciproque des plus considérables d'entre elles. Ces quatre dernières indiquèrent une assemblée générale à Corinthe, et l'on nomma les consultants qui devaient y régler d'un commun accord les affaires de la guerre. L'on fit partir ensuite des députés, qui détachèrent beaucoup de peuples du parti des Lacédémoniens. En effet toute l'Eubée se déclara contre eux, aussi bien que les habitants de l'Acarnanie, de Leucade d'Ambracie et de Chalcis de Thrace. On ne réussit pas de même à l'égard des villes du Péloponnèse, dont aucune ne prêta l'oreille à ces sollicitations. Car la puissance de Sparte environnait en quelque sorte toute l'île, et cette capitale en était comme la citadelle. Medius prince de Larisse étant alors en guerre contre Lycophron tyran de Phères demanda du secours à l'assemblée générale qui lui envoya deux mille hommes, en l'associant à la ligue. Il s'en servit pour prendre Pharsale qui était défendue par une garnison Lacédémonienne et il en mit tous les citoyens à l'encan. Peu de temps après les Béotiens et les Argiens prirent ensemble et indépendamment de Medius, Héraclée de Trachine. Quelques mécontents les y avaient introduits pendant la nuit, ils égorgèrent tout ce qu'ils y purent trouver de Lacédémoniens et laissèrent sortir avec leurs effets tous ceux qui appartenaient à d'autres villes du Péloponnèse. Ils permirent ensuite à tous les anciens habitants d'Héraclée et de la province que les Lacédémoniens en avaient chassés, d'y venir reprendre leur premier établissement. Dans la fuite Ismenias, chef des Béotiens, laissa les Argiens seuls dans Héraclée pour la garder et partit pour aller débaucher encore de l'alliance des Lacédémoniens les Ænians en Thessalie, et les Athamanes en Étolie. Mais de plus il fit chez eux et chez leurs alliés un assez grand nombre de soldats, Ils ne montaient à guère moins de six mille hommes, avec lesquels il se mit en marche contre les Phocéens. Il était déjà campé auprès d'Arice de Locride, où l'on dit qu'était né Ajax, lorsqu'il fut attaqué par un corps considérable de Phocéens armés et commandés par Lacisthéne de Laconie. Il se donna là un combat qui fut long et violent à la fin duquel les Béotiens demeurèrent vainqueurs, et ayant poursuivi là fuyards jusqu'à la fin du jour, il leur tuèrent près de mille hommes, qui leur coûtèrent environ cinq cents des leurs. Les deux partis après. cette bataille s'en retournèrent chacun dans sa province. Le Conseil assemblé à Corinthe voyant que le succès répondait à ses intentions , assembla dans Corinthe même des soldats tirés de toutes les autres villes et forma une armée de quinze mille hommes de pied et de cinq cents hommes de cheval, Les Spartiates qui voyaient presque tous les villes de la Grèce soulevées contre eux résolurent de rappeler de l'Asie Agésilas et toutes les troupes qu'il y commandait. En attendant, ils marchèrent contre leurs ennemis avec une armée de vingt-trois mille hommes d'infanterie et de cinq cents chevaux pris chez eux-mêmes ou chez ceux de leurs alliés qui leur étaient demeurés fidèles. Les deux partis se rencontrèrent auprès du fleuve Némée et combattirent jusqu'à la nuit. La victoire se partagea entre les ailes des deux armées, qui eurent réciproquement le dessus l'une sur l'autre. Cependant le côté des Lacédémoniens ne. perdit au total que onze cents hommes, au lieu que les Béotiens ou leurs alliés y laissèrent dix-huit cents des leurs. Agésilas ayant fait passer en Europe les troupes qu'il ramenait de l'Asie, rencontra d'abord une grosse armée de Thraces qui prétendait l'arrêter. Mais il la vainquit en bataille rangée et en fit périr le plus grand nombre. Il prit ensuite sa route à travers de la Macédoine et suivit le chemin qu'avoir tenu autrefois Xerxès, lorsqu'il vint combattre contre les Grecs. Agésilas après avoir traversé la Macédoine et la Thessalie, fit ensuite filer ses troupes dans le pas étroit des Thermopyles.
XXI.
CEPENDANT Cocon et Pharnabase chefs de la flotte du roi de Perse paraissaient à la hauteur de Dorime dans la Chersonèse de Carie, avec une flotte de quatre-vingt-dix vaisseaux : et, apprenant que celle des ennemis était aux environs de Cnide, ils se disposaient à aller au-devant d'elle pour l'attaquer : mais Périarque qui la commandait, vint lui-même à leur rencontre à la tête de quatre-vingt-cinq vaisseaux jusqu'à la rade de Phiscus, qui appartient aussi à la Carie. Dès qu'il aperçut la flotte de Perse, il fit force de voile pour tomber sur elle, et ce premier choc lui donna d'abord de l'avantage. Mais comme les galères du Roi s'avancèrent en grand nombre pour lui résister, ses alliés cherchèrent bientôt leur sûreté en s'approchant du rivage. Pour lui jugeant qu'il ne convenait pas à un Spartiate de reculer, il continua de combattre avec une valeur extraordinaire et après avoir fait périr un grand nombre d'ennemis, il fut tué en soutenant le nom et la gloire de sa patrie. Conon poursuivit jusqu'au rivage les vaisseaux qui y cherchaient un asile et en prit cinquante. La plupart de ceux qui étaient dedans se jetèrent dans la mer pour gagner le bord à la nage ; et là même on en prit jusqu'à cinq cents. Le reste de la flotte se sauva dans le port de Cnide. Pendant ce temps-là Agésilas qui avait grossi son armée d'un grand nombre de soldats du Péloponnèse, pénétra jusque dans la Béotie. Les Béotiens soutenus de leurs alliés l'arrêtèrent à Coronée. Le combat s'étant donné là, les Béotiens, mirent en fuite l'aile qui leur était opposée et la poursuivirent jusqu'à son camp. Mais Agésilas et le corps d'armée qui était autour de lui, poussa de même les Béotiens qu'ils avaient en face et qui après quelque résistance prirent aussi le parti de la fuite. De sorte que les Lacédémoniens croyant avoir gagné la victoire dressèrent un trophée et rendirent les morts aux ennemis, La vérité est que les Béotiens ou leurs alliés avaient perdu plus de six cents hommes et qu'il n'en avait été tué que trois cent cinquante du côté d'Agésilas. Mais Agésilas lui-même avait reçu plusieurs blessures et il fut porté à Delphes pour y être traité. Après cette bataille Pharnabaze et Conon allèrent se présenter à toutes les côtes des alliés de Lacédémone, premièrement à l'île de Cos et ensuite devant Nisée et Téos. Ceux de Chio chassèrent la garnison Lacédémonienne et se donnèrent à Conon. Les habitants de Mityléne, d'Éphèse et d'Erithrée en firent de même. En un mot le soulèvement fut tel que toutes les villes semblaient se disputer à qui se délivrerait plus tôt des Spartiates, les unes pour demeurer libres et les autres pour prendre le parti de Conon. Ce fut alors que les Lacédémoniens perdirent l'empire de la mer. Conon ayant dessein de s'approcher de l'Attique, fit voile vers les Cyclades et passa jusqu'à l'île de Cythère. Il s'en rendit maître au premier abord, et en renvoya tous les habitants dans la Laconie, suivant le traité de leur reddition. Ainsi après avoir laissé dans cette île une garnison suffisante, il revint à Corinthe. Ayant exposé là ses vues à l'assemblée générale et confirmé son alliance avec eux, il leur laissa les sommes nécessaires pour leurs entreprises correspondantes et se disposa à ramener sa flotte du côté de l'Asie. Ce fut vers ce temps-là qu'Æropus roi de Macédoine mourut de maladie, après avoir régné six ans, Pausanias son fils lui succéda et ne régna qu'un an. Théopompe de Chio termine à cette année et à la bataille de Cnide, son histoire distribuée en douze livres. Il l'avait commencée à la bataille navale donnée à Cynossème , et elle comprend dix-sept ans ; c'est là même que Thucydide. termine aussi la sienne.
Olympiade 96. an 3. 394 ans avant l'ère chrétienne
L'année suivante Eubulide fut archonte d'Athènes et le pouvoir consulaire fut exercé à Rome par six tribuns militaires, L Sergius, A. Posthumius, P. Cornélius, C. Manlius, L. Julius et L. Furius. Conon Générai de la flotte des Perses entra en passant dans le port du Pirée et il promit aux citoyens d'Athènes de faire bientôt relever leurs murailles. Car nom seulement ces murailles mais celle qu'ils avaient fait faire depuis le Pirée jusqu'à la ville et qu'ils appelaient les longues cuisses, avaient été abattues par l'autorité que les Lacédémoniens avaient prise sur eux pendant la guerre du Péloponnèse si malheureuse pour les Athéniens. Conon rassembla par l'annonce d'un prix réglé un grand nombre d'ouvriers et les faisant encore aider par un supplément considérable d'hommes tirés de sa flotte, il fit extrêmement avancer l'ouvrage. Les Thébains avaient même fourni cinq cens tailleurs de pierre, ou autres artisans; et quelques autres villes avaient aussi prêté les leurs. Cependant Téribase commandant de l'infanterie asiatique conçût de la jalousie contre Conon de sorte que sur le prétexte qu'il employait les forces du Roi à soumettre aux Athéniens toutes les villes de la Grèce, il le fit prendre et conduire à Sardes, où il le retint en prison. D'un autre côté quelques citoyens de Corinthe qui voulaient avoir de l'autorité dans leur ville, prenant occasion des jeux qu'on donnait au théâtre, excitèrent une émeute où ils tuèrent de leur propre main beaucoup de gens et remplirent la ville de tumulte et de sédition. Ceux d'Argos favorisèrent ce désordre dans lequel on égorgea six vingts citoyens et l'on en mit cinq cents hors de la Ville. Les Lacédémoniens essayèrent de les ramener à force ouverte; mais les Athéniens et les Béotiens prirent le parti des assassins, dans la vue de se rendre maîtres de Corinthe. Les bannis de leur côté se joignant aux Lacédémoniens et à leurs alliés, attaquèrent de nuit le promontoire et le port de Lechée où était la flotte. Et le prirent d'emblée. Le lendemain les citoyens de Corinthe sortirent en ordre de bataille sous le commandement d'Iphicrate et il se donna un combat où les Lacédémoniens demeurèrent vainqueurs et firent perdre beaucoup de monde à leurs adversaires. Mais ensuite les Béotiens et les Athéniens, unis aux Argiens et aux Corinthiens, tombèrent tous ensemble sur le Lechée , et en ayant attaqué vivement la forteresse, ils l'avaient déjà presque emportée lorsque les Lacédémoniens et les exilés de Corinthe les prenant par derrière dans le temps qu'ils étaient attachés à cette entreprise, les en firent désister et les poussèrent vivement de sorte que les Béotiens et tous leurs gens ayant perdu environ mille hommes dans cette attaque , furent obligés de revenir à Corinthe. Le temps des jeux Isthmiques arriva bientôt après ; et il y eut dispute entre les Citoyens à qui aurait la présidence de ces jeux. Les Lacédémoniens furent encore les plus puissants en cette occasion et ils firent en sorte que ce furent les exilés même de Corinthe qui y présidèrent. Cette dissension fit naître une guerre qui s'appela Corinthiaque et qui dura huit ans, mais qui ne s'étendit pas au-delà des environs de Corinthe.
XXII.
EN Sicile, les habitants de Rhegium reprochaient à Denys qu'en rétablissant Messine, il élevait une forteresse contre eux. Là-dessus ils commencèrent par prendre sous leur protection tous ceux que Denys avait chassés ou qui s'opposaient à ses projets. Ensuite accordant la ville de Myles pour habitation aux exilés de Naxus et de Catane et assemblant une armée, ils lui donnèrent pour Commandant Heloris, qui eut ordre d'aller assiéger Messine. Celui-ci ayant commencé par la citadelle, les citoyens soutenus des soudoyés de Denys allèrent à sa rencontre. Ils demeurèrent vainqueurs dans le combat qui fut donné et firent perdre à ceux de Rhegium plus de cinq cens hommes. De là marchant vers Myles ils enlevèrent cette place et renvoyèrent sur leur serment les Naxiens qui l'occupaient. Ceux-ci se retirèrent en différentes villes grecques de la Sicile Pour Denys ayant tâché d'attirer à son alliance toutes les côtes du détroit, il songeait à porter la guerre jusque dans Rhegium mais ce dessein était suspendu par la crainte des ennemis qu'il avait entre les Siciliens qui occupaient Tauromène. Il jugea donc à propos de les attaquer les premiers et marchant aussitôt contre eux, il posa son camp du côté qui regardait Naxus. Il y passa tout l'hiver dans l'espérance que les Tauromèniens abandonneraient d'eux-mêmes cette colline, sur laquelle ils ne s'étaient placés que depuis très peu de temps. Mais les Tauroméniens avaient appris de leurs ancêtres , qu'étant établis de temps immémorial sur cette hauteur, il était venu une flotte grecque qui s'était saisie de ce côté de la Sicile et qui ayant chassé les naturels du pays avaient bâti Naxus. Ils concluaient delà qu'eux, Siciliens d'origine, n'ayant fait autre chose que de rentrer dans leur ancienne possession, ils défendaient légitimement leur patrie propre contre les descendants des Grecs, qui en les assiégeant renouvelaient l'injustice de leurs ancêtres. Cette animosité réciproque d'attaque et de défense dura assez longtemps pour laisser au solstice d'hiver le temps d'arriver de sorte que les dehors de la place furent bientôt couverts de neige. Alors Denys ayant remarqué que les assiégés se fiant à la hauteur de leurs murailles n'y faisaient pas une garde fort exacte, prit le temps d'une nuit très obscure et très orageuse pour les attaquer par l'endroit le plus élevé, et se rendit maître en effet de la plus haute de leurs tours : mais il souffrit beaucoup dans cette entreprise par la difficulté de la chose même et surtout par celle du temps qu'il avait eu à essuyer. Le froid lui avait écorché le visage et offensé même les yeux. Cependant se présentant encore à un autre endroit, il trouva moyen de faire entrer des troupes jusque dans la ville. Mais les Siciliens rassemblés les en firent bientôt sortir, Denys lui-même fut renversé par un coup qu'il reçut dans sa cuirasse, et peu s'en fallut qu'il ne fut pris. Les Siciliens qui avaient le dessus du terrain, lui tuèrent plus de six cent hommes. La plupart de ses gens perdirent leurs armes, et Denys lui-même ne sauva que sa cuirasse. À la nouvelle de cet échec les habitants d'Agrigente et de Messine renvoyèrent les partisans de Denys qui se trouvaient parmi eux ; ils renoncèrent à son alliance et songèrent à se remettre en liberté. Pausanias roi de Lacédémone, appelé en jugement par ses concitoyens, prit le parti de la fuite après avoir régné quatorze ans. Son fils Agésipolis lui succéda, et son règne fut de la même longueur. Pausanias roi de Macédoine fut tué dans le même temps après un an de règne, par la trahison d'Amyntas qui lui succéda et qui régna vingt-quatre ans.
Olympiade 96 an 4. 393 ans avant l’ère chrétienne.
L'année suivante Demostrate fut archonte d'Athènes et l'on fit à Rome six tribuns militaires, L. Titinius, P. Licinius, P. Mælius, Q. Mænius, Cn. Genutius et L. Atilius. Magon général des Carthaginois était alors en Sicile, occupé à rétablir les affaires des Carthaginois qui étaient tombées dans un grand désordre par le mauvais succès de leur dernière expédition. Il usait de beaucoup d'humanité et de douceur à l'égard des villes qui appartenaient aux Carthaginois et il prenait sous sa protection celles à qui Denys faisait la guerre. Il fit alliance avec la plupart des Siciliens naturels, et ayant assemblé des troupes il marcha en armes contre Messine. Il ravagea d'abord toute la campagne des environs, et s'étant enrichi de ce pillage il vint camper auprès d'Abacéne, ville alliée à sa nation. Cependant Denys étant venu le chercher là, lui livra un combat qui fut très vif et dans lequel même il demeura vainqueur des Carthaginois. Il lui tua plus de huit cents hommes et le reste se réfugia dans Abacène. Denys revint à Syracuse, où ayant équipé une flotte de cent voiles, il la mena devant Rhegium. Ayant surpris cette ville à la faveur de la nuit, il mit le feu aux portes et posa des échelles contre les murailles. Les premiers habitants qui s'aperçurent de cette attaque, se mirent en devoir d'éteindre le feu. Mais leur commandant Heloris qui survint un moment après les tira de cette occupation pour leur en donner une autre qui sauva Rhegium. Car ils étaient en si petit nombre à ces portes qu'ils n'auraient pas empêché l'ennemi d'entrer dans la ville Il leur ordonna donc d'aller prendre dans les maisons voisines tout ce qu'ils pourraient trouver de fagots ou d'autres bois à brûler pour faire des feux qui pussent avertir ses citoyens de venir incessamment à leur secours. Ces expédient lui réunit de telle sorte que Denys ayant manqué son coup se retira et se réduisit à couper les arbres dans la campagne et à brûler les environs de Rhegium : après quoi il fit une trêve d'un an et revint à Syracuse Les Grecs établis en Italie voyant que Denys portait ses prétentions jusque sur leurs provinces firent une ligue entre eux et formèrent un conseil général. Ils espéraient d'y trouver les moyens de se défendre contre Denys, même contre les Lucaniens leurs voisins avec lesquels ils étaient alors en guerre. Dans la Grèce, les exilés de Corinthe qui occupaient le Lechée, conduits par quelques-uns mêmes des citoyens, entreprirent de se saisir de la ville. Mais Iphicrate à la tête des siens leur tua trois cents hommes et les obligea de se réfugier dans leur citadelle. Quelques jours après un corps de Lacédémoniens vint battre la campagne au tour de Corinthe. Iphicrate avec ses alliés les défit encore et leur fit perdre beaucoup de monde. Ensuite menant à Phlius sa compagnie légère il combattit les citoyens de cette ville qui venaient en armes à sa rencontre, et leur tua plus de trois cents hommes. S'étant enfin avancé jusqu'à Sicyone, il trouva les habitants armés qui l'attendaient au dehors de leurs murs ; il leur livra un combat où ils laissèrent cinq cents des leurs et le reste fut obligé de se sauver dans la ville.
Peu de temps après tous les Argiens armés marchèrent contre Corinthe. Ils prirent la ville et la citadelle et s'approprièrent tout le territoire des environs, en lui donnant le nom même de leur province. Iphicrate qui était d'Athènes songeait aussi à en procurer le domaine à sa patrie, comme avantageux pour recouvrer l'empire de la Grèce. Mais le peuple s'opposa lui-même à ce projet. La-dessus Iphicate renonça au commandement et les Athéniens envoyèrent à sa place Chabrias à Corinthe. En Macédoine, Amyntas père de Philippe fut chassé de sa capitale, par les Illyriens qui s'emparèrent de son royaume : et comme il désespérait d'y rentrer ,donna aux habitants d'Olynthe celle de ses provinces qui était dans leur voisinage. Il avait renoncé à sa couronne ; mais quelque temps après les Thessaliens le rétablirent et il régna encore 24 ans. Quelques-uns ont pourtant écrit qu'après son expulsion, Argeus fut roi de Macédoine pendant deux ans et que ce ne fut qu'après ce terme qu'Amyntas recouvra sa couronne. Environ ce même-temps Satyrus fils de Spartacus Roi du Bosphore, mourut après un règne de 14 ans. Son fils Leucon lui succéda et régna 40 ans.
EN Italie les Romains qui assiégeaient Veïes depuis 11 ans, créèrent M. Furius dictateur et P. Cornelius maître de la cavalerie. Ces deux chefs à la tête de l'armée romaine prirent enfin cette ville par le moyen d'un chemin couvert ou d'un souterrain et vendirent à l'encan les citoyens et leurs effets. Le dictateur eut l'honneur du triomphe et le peuple romain mit à part les dépouilles pour en faire un vase d'or que l'on envoya à Delphes. Mais ceux qui portaient cette offrande tombèrent entre les mains des Corsaire de Lipare , qui amenèrent tout l'équipage prisonnier dans leur île. Timasithée qui en était le chef, non seulement sauva la vie aux députés captifs, mais leur faisant rendre le dépôt dont ils étaient chargés, il les fit conduire lui-même à Delphes. Les Romains ayant appris cette générosité de Timasithée, conçurent une grande estime pour lui et lui donnèrent droit d'hospitalité publique chez eux. Lors même qu'ils emportèrent Lipare sur les Carthaginois cent trente ans après, ils exemptèrent de tout tribut les descendants de Timasithée; et les déclarèrent entièrement libres.
XXIV.
Olympique 97. an 1. 392 ans avant l'ère chrétienne.
L'ANNÉE d'après les Athéniens eurent pour archonte Philoclès et les Romains firent à Rome six tribuns militaires , P. Cornelius Scipion, P. Cornelius Cossus, Cæso Fabius, L. Furius, Q. Servilius & M. Valérius. On célébra l'Olympiade 97, où Terirès fut vainqueur à la course. Les Athéniens qui avaient nommé Thrasibule pour leur général le firent mettre aussitôt en action. Il parcourut d'abord les côtes de l'Ionie, avec une flotte de 40 vaisseaux et après avoir tiré de l'argent des villes alliés d'Athènes, il fit voile vers la Chersonèse et engagea dans son alliance Médocus et Seuthès, rois des Thraces. Delà il revint dans l'île de Lesbos et fit jeter l'ancre le long d'un rivage voisin d'Eresse. Mais une tempère dont il fut accueilli lui fit perdre là vingt-trois vaisseaux ; et il tenta avec le reste de ramener les autres villes, qui à l'exception de Mityléèe s'étaient toutes séparées des Athéniens. Il s'attaqua d'abord à Methymne et livra un combat à ses habitants qui avaient à leur tête le Spartiate Therimaque. Thrasybule s'y comporta avec tant de vigueur qu'il le tua dans l'action et que les Methymnéens, après avoir perdu beaucoup des leurs, furent contraints de rentrer dans leurs murailles. Il ravagea leur territoire et se rendit maître par composition d'Eresse et d'Antisse. Ayant sait ensuite une recrue pour sa flotte à Mityléne et dans l’île de Chio qui tenait le parti des Athéniens, il vint jusqu'à Rhodes. Les Carthaginois, s'étant relevés peu à peu de la perte qu'ils avaient faite à Syracuse, renouvelèrent toutes leurs prétentions sur la Sicile. Jugeant bien qu'ils auraient des combats à essuyer, ils levèrent des soldats dans la Libye et en firent venir de la Sardaigne et même des cantons de l'Italie qui étaient occupés par des barbares. Les ayant tous armés à leurs dépens, ils firent passer en Sicile quatre-vingts mille hommes sous le commandement de Magon. Celui-ci fut à peine débarqué dans l’île, qu'il détacha un grand nombre de villes de l'alliance qu'elles avaient contractée avec Denys ; après quoi il posa son camp sur les terres des Agyrénéens, le long du fleuve Chrisas, et sur le chemin qui conduit à Morgantine. Car n'ayant pu attirer les Agyrénéens à son parti et apprenant que l'armée de Syracuse venait à sa rencontre, il ne voulut pas s'avancer davantage. Denys qui savait que les Carthaginois avaient pris leur route à travers les terres, rassembla promptement tout ce qu'il avait sous sa main de soldats syracusains ou soudoyés, et marcha contre l'ennemi avec une armée de vingt mille hommes. Arrivé au camp des Carthaginois, il fit une députation vers Agyris chef des Agyrénéens : c'était alors de tous les tyrans de la Sicile le plus puissant après Denys. Il s'était rendu maître de tous les forts qui étaient aux environs d'Agyre et il avait usurpé le pouvoir souverain dans sa ville même, une des plus peuplées de ce temps-là, et qui n'enfermait pas moins de vingt mille habitants. La citadelle était pleine de trésors que le tyran avait recueillis de plusieurs riches citoyens qu'il avait fait mourir. Denys accompagné d'un petit nombre des siens, fut reçu au dedans des murailles. Il engagea Agyris à entrer sincèrement dans son alliance, en lui promettant de lui procurer une grande étendue de territoire autour d'Agyre, si cette guerre se terminait à son avantage : Agyris fournit d'abord à l'armée de Denys toutes provisions de bouche et de guerre dont elle pouvait avait besoin ; enfin mettant lui-même ses troupes en campagne, il n'en fit qu'une même armée avec celle de Denys, et ils s'opposèrent conjointement aux Carthaginois. Magon qui campait dans un pays étranger et ennemi, et qui tombait de jour en jour dans le besoin, sentait aussi diminuer les farces de son armée ; car les troupes d'Agyris qui connaissaient le pays dressant différentes embuscades, lui enlevaient aisément des vivres qui ne lui venaient qu'avec peine. Ainsi quoique les Syracusains souhaitassent extrêmement de voir terminer cette guerre par un combat. Denys s'y opposait toujours en leur disant que sans exposer leur vie, le temps feu et la famine extermineraient les barbares, Cependant ses troupes, ennuyées de ces longueurs abandonnaient tous les jours, son camp. Denys, étonné de cette retraite, promit la liberté aux esclaves mais ayant reçu ensuite des ambassadeurs de la part des Carthaginois pour traiter d'accommodement , il renvoya ces esclaves à leurs maîtres et signa en effet un traité de paix avec Carthage. Les conditions étaient peu différentes de celles de la paix précédente. Mais Carthage y ajoutait que Denys demeurerait souverain de la Sicile et qu'on remettrait entre ses mains Tauromène , qu'il assiégeait à l'arrivée des Carthaginois. Ce traité signé, Magon s'en revint et Denys entra dans Tauroméne, d'où il chassa le plus grand nombre des Siciliens naturels, pour mettre à leur place les principaux de ses soudoyés dont il fit lui-même le choix. Voilà où en étaient les affaires de la Sicile. En Italie les Romains emportèrent la capitale des Falisques.
Olympiade 97. an 2. 391 ans avant l'ère chrétienne.
L'année suivante Nicotelès fut archonte d'Athènes et & Rome eut à la place de consuls six tribuns militaires, M. Furius, C. Aemilius, L. Valérius, L. Furius Medullinus, Sp. Posthumus et P. Cornelius. Ceux qui tenaient à Rhodes le parti des Lacédémoniens firent soulever le peuple et chassèrent de la ville tous ceux qui favorisaient les Athéniens. Ces derniers se rassemblèrent en armes dans la campagne et tentèrent de rentrer de force : mais les Lacédémoniens s'opposèrent à leurs efforts, tuèrent le plus grand nombre d'entre eux et proscrivirent ceux qui leur étaient échappés par la fuite. D'abord après cette expédition, ils envoyèrent des députés à Lacédémone pour lui demander de nouveaux secours, dans la crainte où ils étaient qu’il ne s'excitât dans Rhodes quelques sédition au sujet de ce qui s'était passé. Les Lacédémoniens leur envoyèrent sept galères dans lesquelles ils firent embarquer trois chefs, Eudocime, Philodaque et Diphilas, pour décider de toutes les affaires. Ceux-ci s'arrêtèrent d'abord à Samos, qu'ils enlevèrent au parti des Athéniens. De là ils passèrent à Rhodes, où ils réglèrent toutes choses à l'avantage de leur nation. Les Lacédémoniens voyant que tout leur réussissait songèrent à reprendre l'empire de la mer, et ayant en effet rétabli une flotte ils regagnèrent bientôt leurs alliés. Ils voguaient sans cesse autour de Samos, de Cnide et de Rhodes, et réunissant leurs meilleurs voiliers et leurs meilleures troupes de mer, ils formèrent enfin un flotte d'élite de vingt-sept voiles. D'un autre côté Agésilas roi de Sparte apprenant que les Argiens se portaient autour de Corinthe se fit suivre de toute les tribus de sa ville à l'exception d'une seule, et, passant dans la province d'Argos, il en enleva tous les fruits ; ayant coupé jusqu'aux arbres, il revint à Lacédémone. Dans l'île de Chypre, Evagoras de Salamine, l'homme le plus noble de sa ville, comme descendant de ses fondateurs, avait été obligé en d'autres temps d'en sortir, par des séditions qui s'y étaient élevées. Mais y rentrant depuis, il vint à bout en peu de temps d'en chasser Abdemon de Tyr qui s'y était saisi de l'autorité absolue, sous la protection du roi de Perse. Evagoras devenu le maître à Salamine la plus grande et la plus puissante de toutes les villes de Chypre, prit le titre de Roi. Il y amassa bientôt de grandes richesses, et même s'y étant fait un corps de troupes, il entreprit de soumettre l'île entière. Il se saisit de quelques-unes de ses villes par la force et il gagna les autres par des caresses; en un mot elles étaient toutes à lui à l'exception d'Amasthuse, de Salis et de Cite, mais ces trois dernières envoyèrent demander par des ambassadeurs du secours à Artaxerxès roi de Perse. Ils accusèrent en même temps Evagoras d'avoir fait mourir Abdeman auparavant roi de l'île et attaché au service de la Perse. En un mot ils faisaient entendre qu'ils servaient le Roi dans la défense de leur Patrie. Le Roi qui ne souhaitait pas qu'Evagoras devint trop puissant et qui comprenait que cette île était avantageusement placée et pouvait lui fournir du secours pour la défense de l'Asie , leur accorda leur demande. Dès qu'il eut renvoyé leurs ambassadeurs , il adressa des dépêches à toutes les villes maritimes de son empire et à tous les satrapes de ses provinces, par lesquelles il leur ordonnait de faire construire des vaisseaux et de préparer en diligence tout ce qui ferait nécessaire pour l'armement dune grande flotte. Il chargea en particulier Ecatomne, gouverneur de la Carie, de porter la guerre à Evagoras. Ce gouverneur fit aussitôt la visite de toutes les villes de son département, pour en tirer les secours d'hommes et de munitions dont il avait besoin, et il s'embarqua avec une greffe armée pour l'île de Chypre. Voilà ce qui se passait en Asie. À l'égard de l'Italie, les Romains ayant signé la paix avec les Falisques, firent pour la quatrième fois la guerre aux Èques et prirent Sutrium ; mais ils furent repoussés devant Verrugine.
Olypiade 97. an 93. 390 ans avant l'ère chrétienne.
Au commencement de l'année suivante Démostrate fut archonte d'Athènes et l'on fit à Rome deux consuls, L. Lucrétius et Ser. Sulpitius. Artaxerxès, ayant nommé Stroutas général de ses armées, l'envoya avec de grandes forces maritimes pour s'opposer aux entreprises des Lacédémoniens. Les Spartiates apprenant son embarquement firent partir dé même leur général Thymbron pour l'Asie. Celui-ci se rendit maître du fort d'Ion et du Coresse haute montagne à quarante stades d'Éphèse : après quoi il se jeta dans les provinces du Roi et y fit un grand ravage avec huit mille hommes qu'il avait amenés, sans parler de ceux qu'il avait ramassés dans l'Asie même. Stroutas de son côté à la tête d'une nombreuse cavalerie de Barbares, de cinq mille soldats bien armés et plus de vingt mille hommes de troupes légères, vint camper dans le voisinage de l'armée lacédémonienne. Il prit le temps que Thymbron s'étant écarté avec une partie de ses troupes revenait chargé de butin. Il se jeta sur lui si à propos qu'il le tua d'abord lui-même et après lui une grande partie de ses gens périt dans ce combat. Plusieurs furent faits prisonniers et un petit nombre se sauva dans un fort appelé Cnidinion. Cependant Thrasybule général des Athéniens étant venu avec sa flotte de Lesbos à Aspende avait fait prendre terre à ses galères sur les bords du fleuve Eurymédon. Or quoiqu'il eut accepté l'argent que les habitants d'Aspende lui avaient donné en forme de contribution, quelques-uns de ses soldats ne laissèrent pas de piller encore leurs, campagnes. Les Citoyens indignés de cette injustice se jetèrent une nuit sur les Athéniens et tuèrent Thrasybule et quelques autres avec lui. De sorte que les autres capitaines craignant les suites de cette émotion se rembarquèrent à la hâte et revinrent incessamment à Rhodes. Cette dernière ville était elle-même dans le trouble et ses bannis s'étaient saisis d'une forteresse, d'où ils faisaient la guerre à ceux du dedans. Cependant les Athéniens, ayant appris la mort de Thrasybule, envoyèrent Agyrius pour lui succéder. Voilà où en étaient les affaires de l'Asie.
XXV.
DANS la Sicile, quoique Denys tyran de Syracuse fût très impatient de soumettre à son autorité non seulement l'île entière mais encore tous les Grecs établis dans l'Italie, il ne laissa pas de remettre à une autre occasion la guerre qu'il voulait leur faire à tous en même temps. Jugeant donc qu'il lui importait avant toutes choses d'avoir en sa possession la ville de Rhegium, qui était comme le rempart de l'Italie, il partit de Syracuse pour exécuter ce dessein. Il était suivi de vingt mille hommes d'infanterie, de mille chevaux et de six vingts vaisseaux qui servirent à transporter cette armée jusqu'aux rivages de la Locride. Les ayant fait débarquer là il les conduisit à travers les terres, où il fit passer le fer et le feu sur tous les biens qui appartenaient aux Rheginois. Sa flotte l'alla attendre de l'autre côté où, étant arrivé, il posa auprès de la ville un. camp où toutes ses forces étaient rassemblées. Cependant les Italiens des provinces voisines, apprenant bientôt la descente que Denys venait de faire dans leur continent, firent partir incessamment soixante vaisseaux de Crotone pour aller au secours du port attaqué. Mais pendant que ces vaisseaux tenaient encore la haute mer , Denys avec cinquante des siens alla au devant d'eux. Son premier aspect les fit tous revirer de bord et gagner la terre. Denys les y poursuivit et avec des crocs qu'il faisait jeter sur la proue, il les attirait à lui malgré les liens qui les attachaient au rivage. Il s'en fallut peu que leurs soixante vaisseaux ne tombassent tous en son pouvoir. Mais les Rheginois accourant jusqu'en cet endroit, firent retirer Denys à force de traits et une tempête qui l'écarta donna lieu aux Rheginois de tirer ces vaisseaux à terre. Avec quelque valeur que Denys eût combattu, il perdit sept de ses propres bâtiments et au moins quinze cens hommes quand on fut plus près de Rhegium. La tempête ayant poussé jusqu'au rivage quelques-uns de ses vaisseaux avec les hommes qu'ils portaient, plusieurs de ceux-ci furent pris vivants : Denys lui-même, qui montait une galère a cinq rangs, courut risque plus d'une fois d'être submergé; et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'il arriva dans le milieu de la nuit au port de Messine. De là, comme l'hiver s'approchait, il se contenta de faire un traité d'alliance avec les Lucaniens et il s'en revint à Syracuse. Quelque temps après les Lucaniens ayant fait des courses sur les terres qui appartenaient aux Thuriens, ceux-ci avertirent leurs alliés de venir incessamment à leur défense : car il y avait un traité entre les villes grecques d'Italie, par lequel elles étaient obligées de se prêter toutes un secours mutuel et réciproque, dès que les Lucaniens feraient du tort à leurs campagnes: et si quelqu'une de ces villes manquait à ce devoir, le chef de fa milice devait être puni de mort. Ainsi au premier avertissement que l'on reçut de la part des Thuriens, toutes les villes alliées se disposèrent à venir à leur secours. Mais les Thuriens se pressant encore davantage et, sans attendre leurs alliés, allèrent au-devant de leurs ennemis au nombre de quatorze mille hommes d'infanterie et de près de mille cavaliers. À leur approche, les Lucaniens se retirèrent chez eux et les Thuriens à leur tour se jetant dans la Lucanie y enlevèrent un fort et firent aux environs un pillage abondant qui devint pour eux un appât funeste. Car, attirés par ce premier succès, ils s'engagèrent indiscrètement en des chemins étroits et difficiles dans la pensée de surprendre une ville et un peuple qui passait pour être fort riche. Ils arrivèrent par cette route dans un fond environné en forme d'amphithéâtre, d'un terrain élevé et inaccessible. Tous les Lucaniens qui parurent en armes sur ces hauteurs leur ôtèrent delà toute espérance de revoir jamais leur patrie. Les Grecs furent d'abord étonnés de découvrir des hommes à cette élévation, où l'on aurait crû d'en bas qu'il ne pouvait tenir personne ; et leurs ennemis affectaient eux-mêmes de se montrer sur tous les bords pour effrayer ceux qui étaient dans ce fond. Les Lucaniens avaient trente mille fantassins et trois mille cavaliers. Pendant que les Grecs désespéraient de leur salut, sans être attaqués encore, cette armée descendit dans le vallon où ils étaient enfermés et le combat s'étant donné là, les Grecs d'Italie accablés par le nombre perdirent jusqu'à dix mille hommes : car les Lucaniens étaient convenus de n'en prendre aucun en vie. Le reste trouva moyen de s'échapper par-dessus une colline dont l'autre côté donnait sur la mer. Ils aperçurent de là quelques vaisseaux longs qu'ils crurent appartenir aux Rheginois. Sur cette idée ils se jetèrent dans la mer croyant pouvait arriver jusqu'à eux. Quelques-uns mêmes eurent assez de force pour soutenir ce trajet. Mais c'était la flotte de Denys que le tyran envoyait sous les ordres de Leptine son frère au secours des Lucaniens. Leptine reçut pourtant avec bonté ceux qui arrivérent à bord. Et quand il les eut conduits à terre, il conseilla aux Lucaniens de se contenter d'une mine d'argent par tête pour chacun de ces prisonniers qui se trouvèrent au nombre de mille. Il se rendit lui-même leur caution et il travailla sincèrement à le conclusion d'une paix solide entre les Grecs d'Italie et les Lucaniens. Les uns et les autres lui en surent beaucoup de gré. Ainsi il termina cette guerre d'une manière honorable pour lui, mais qui ne convenait pas aux intérêts ou aux intentions de Denys. Car celui-ci se flattait que la jalousie et les hostilités entretenues entre ces deux peuples le rendraient en peu de temps maître de l'Italie ; ce qu'il ne pouvait guère espérer quand ces mêmes peuples seraient en paix les uns avec les autres. Ce fut aussi pour cela qu'il ôta le commandement de sa flotte à Leptine et qu'il le donna à Théaride son autre frère. En ce même temps les Romains partagèrent entre eux le territoire de Véies de sorte que chaque citoyen en eut quatre arpents, ou selon d'autres mémoires vingt-huit. Dans la guerre qu'ils firent aux Èques-, ils emportèrent sur eux la ville de Liphlus. Ils attaquèrent aussi les habitants de Velitres qui s'était détachés de leur alliance. La colonie de Satricum s'était aussi détachée d'eux. Ils en envoyèrent une nouvelle à Cercie.
XXVI.
Olympiade 97. an 4. 389 avant l'ère chrétienne.
L'ANNÉE suivante Antipater étant archonte d’Athènes et Rome ayant pour ses deux consuls L. Valerius et A. Manlius. Denys prince de Syracuse ne cachant plus le dessein qu'il avait de porter la guerre en Italie, partit de sa capitale à la tête d'une grande flotte. Il y avait embarqué plus de vingt mille hommes de pied et environ trois mille chevaux. Elle était composée de quarante vaisseaux de guerre accompagnés de trois cents vaisseaux de charge. Arrivé le cinquième jour à Messine, il y fit prendre des rafraîchissements à ses troupes ; et cependant il envoya son frère Théaride, suivi de trente vaisseaux, à la vue des îles de Lipare , parce qu'il avait appris que les Rheginois y avaient fait paraître dix des leurs. Thearide s'en saisit avec tous les hommes qui les montaient et les envoya aussitôt à son frère dans Messine. Denys fit mettre tous ces prisonniers aux fers et en confia la garde aux Messinois. Pour lui il passa incessamment à Caulon avec toutes ses troupes ; il environna la ville de ses machines et en battit vigoureusement les murailles. Les Grecs d'Italie, apprenant que Denys avait traversé le détroit avec une armée, avaient aussi rassemblé leurs forces : et, sachant que la ville de Crotone était la plus peuplée d'entre les leurs et qu'elle enfermait dans son sein plusieurs bannis de Syracuse, ils lui confièrent la conduite de cette guerre. Aussitôt les Crotoniates amassèrent des troupes de toutes parts et en offrirent le commandement à Héloris de Syracuse. Comme il avait beaucoup de sujet d'être irrité contre le tyran et que d'ailleurs c'était un homme d'un grand courage, on compta beaucoup sur lui et l'on espéra de grands succès du choix que l'on faisait de sa personne. Dès que les troupes alliées le furent rendues à Crotone et qu'Héloris en eut fait l'arrangement qu'il jugea le plus convenable, il les conduit toutes du côté de Caulonie, espérant que leur première apparition dissiperait l'armée assiégeante, ou du moins qu'il attaquerait avec avantage des troupes déjà fatiguées des travaux du siège. Les siennes au reste montaient au nombre de vingt-cinq mille hommes de pied et de deux mille hommes de cavalerie. Ils s'étaient déjà avancés dans les terres et ils campaient sur les bords du fleuve Heloris, lorsque Denys quittant ses lignes vint au devant d'eux. Le commandant Heloris accompagné de cinq cents hommes d'élite précédait à quelque distance le gros de son armée ; Denys qui avait campé à quarante stades de l'endroit où Heloris venait de s'avancer apprit par ses coureurs que l'ennemi n'était pas loin ; et comme il partit dès la pointe du jour à la tête de ses troupes, les deux partis furent bientôt en présence l'un de l'autre, Denys, s'apercevant du petit nombre d'hommes qu'Heloris avait à sa suite, lui livra le combat et l'enveloppa en un instant de telle sorte qu'il ne laissa à ses gens aucun moyen de s'échapper. Heloris dans cette détresse n'eut d'autre ressource que de se défendre de tout son pouvoir et d'envoyer en même temps quelques-uns des siens aux troupes qui le suivaient de loin pour hâter leur marche et les faire venir au plûtôt à son secours. Dès que cet avis fut porté aux Italiens, il n'est point de diligence qu'ils ne fissent pour arriver au lieu du combat et pour soutenir leur commandant. Mais Denys environnant et serrant toujours de plus près ceux à qui il avait actuellement affaire , tua Heloris et presque tous ceux qui l'accompagnaient malgré toute la valeur qu'ils avaient employée en cette rencontre sinistre. Les Italiens qui étaient arrivés trop tard portèrent confusément quelque secours ; mais les Siciliens toujours en bon ordre les repoussèrent fans beaucoup de peine. Ces derniers venus quoique las et fatigués, s'exposaient néanmoins à de grands périls et perdirent même beaucoup des leurs : mais dès qu'ils apprirent que leur général était tué, le trouble se mit parmi eux, ils s'embarrassaient les uns les autres, et ce désordre aboutit à une défaite générale. Plusieurs encore furent massacrés dans leur fuite, mais enfin le plus grand nombre se réfugia sur une pointe de colline ou de montagne extrêmement élevée où il était difficile de les aller insulter mais qui. manquait absolument d'eau et dont leurs ennemi pouvaient aisément environner le bas. En effet Denys en forma I'enceinte, il y fit veiller des gardes tout un jour et la nuit suivante. Dès le lendemain la chaleur du soleil et le manque d'eau jetèrent les assiégés dans le dernier abattement. Ils furent contraints de faire à Denys une députation par laquelle ils lui offraient leur rançon. Denys, qui n'usait pas humainement de ses avantages, leur fit ordonner de rendre leurs armes et de se livrer absolument au vainqueur. Comme ces conditions étaient dures, ils disputèrent quelque temps. Mais les lois de la nature étant les plus fortes, ils se rendirent huit heures après. Denys une baguette à la main les fit passer devant lui comme des esclaves et, les comptant tous un à un, il en trouva plus de dix mille. Quoique tout le monde s'attendît à quelque cruauté de sa part, il parut en cette occasion le plus doux de tous les vainqueurs : car il renvoya ces captifs sans exiger d'eux aucune rançon et accordant ensuite la paix à la plupart des villes qu'il menaçait, il leur permit de se gouverner par leurs propres lois. Il s'attira de grandes louanges de la part de toutes ces villes et quelques-unes lui envoyèrent des couronnes d'or. En un mot, on regarda ce procédé comme le plus beau trait de sa vie. Cependant il continua la guerre contre ceux de Rhegium, et, n'ayant point oublié l'affront que lui avait fait cette ville lorsqu'elle lui refusa une de ses citoyennes en mariage, il se préparait à l'assiéger avec une puissante armée. Ce projet jetait d'avance les Rheginois en de grandes inquiétudes; car n’ayant point par eux-mêmes des forces suffisantes pour se défendre, ils ne se voyaient plus d'alliés. Ils prévoyaient de plus qu'après la prise de leur ville, ils ne trouveraient point de miséricorde dans le Vainqueur. Ils jugèrent donc à propos de le prévenir par des ambassadeurs. Ils le firent prier d'user avec modération de l'avantage qu'il avait sur eux et de vouloir bien avoir égard en leur faveur aux droits de l'humanité. Là-dessus il leur demanda trois cents talents, il exigea qu'ils lui envoyassent tous leurs vaisseaux qui étaient au nombre de soixante et dix, et qu'outre cela ils lui remissent cent de leurs citoyens pour otages de leur fidélité. Toutes ces demandes lui ayant été accordées, il s'embarqua pour passer dans la Caulonie. Il en transporta tous les habitants à Syracuse et, leur y donnant droit de bourgeoisie, il les exempta pour cinq ans de tous impôts. Il détruisit ensuite leur ville et donna tout leur territoire aux Locres. Les Romains après avoir pris la ville de Lissus qui appartenait aux Èques firent célébrer en l'honneur de Jupiter les jeux qui lui avaient été voués par les consuls.
Olympiade 98. an 1. 388 ans avant l'ère chrétienne.
L'année suivante Pyrrhion fut archonte d'Athènes et au lieu de consuls il y eut à Rome quatre tribuns militaires, L. Lucrétius, Ser. Sulpitius, C. Aemilius et L. Furius. On célébrait alors l'Olympiade 98e dans laquelle Sosippe d'Athènes demeura vainqueur à la course. Le tyran Denys, ayant conduit son armée jusqu'à Hippone, en transféra tous les habitants à Syracuse, après quoi il fit raser la ville et en distribua le territoire aux Locriens. Car il aimait extrêmement cette nation qui lui avait donné en mariage une de ses filles et il ne cherchait qu'à se venger des Rheginois, dont il avait essuyé un refus injurieux. Lorsqu'il leur envoya des ambassadeurs pour leur demander cette alliance, on dit que les Rheginois assemblés leur répondirent qu'ils n'avaient point d'autre fille qu'ils pussent offrir à Denys, que celle de leur crieur public. Irrité de cette réponse qui était en effet très offensante, il était toujours occupé du dessein de les en punir. Ainsi quand l'année précédente il avait fait la paix avec eux, ce n'était pas qu'il eût résolu d'être leur ami, mais il cherchait le moyen de leur enlever leur flotte de soixante et dix vaisseaux avant que de les attaquer; bien convaincu que s'ils étaient dégarnis de leurs forces maritimes, leur ville ne pourrait plus se défendre. Il n'avait même séjourné si longtemps en Italie, que pour faire naître quelque prétexte de rompre avec eux sans révolter tout le monde contre lui. Ayant donc envoyé sur le port tous ses gens de guerre comme s'il eût été sur le point de s'en retourner, il fit d'abord demande aux Rheginois les provisions nécessaires pour son passage, en forme de prêt, et avec promesse de les leur payer dès qu'il serait arrivé à Syracuse. Le but de cette demande n'était autre que de s'attirer un refus qui lui donnât un prétexte de leur enlever leur ville; ou s'ils lui accordaient sa demande, de les réduire à une disette pendant laquelle aussi il les aurait aisément subjugués. Les Rheginois qui ne pénétraient pas ses mauvaises intentions, firent toutes leurs diligences pour fournir abondamment son camp de vivres pendant les premiers jours. Mais comme il ne partait point, alléguant que ses soldats étaient malades, ou d'autres défaites, les citoyens de Rhegium qui s'aperçurent de sa mauvaise foi ne portèrent plus de vivres à sen armée. Alors Denys faisant semblant d'être irrité leur renvoya d'abord leurs otages ; et ayant fait la circonvallation des murailles, il leur donnait tous les jours des assauts. Il fit même dresser des machines d'une hauteur extraordinaire qui firent bien voir qu'il avait une véritable envie d'emporter la Ville de force. Les assiégés de leur côté nommèrent d'abord Phyton pour leur commandant et mettant sous les armes toute leur jeunesse, ils faisaient une garde continuelle et par de fréquentes sorties, ils venaient souvent mettre le feu aux machines. Combattant ainsi courageusement pour le salut de la patrie au-dehors même des murailles ils allumèrent le courroux des assiégeants, ils perdirent beaucoup des leurs et firent perdre aussi beaucoup de monde à leurs ennemis. Denys lui-même reçut pendant ce siège un coup de lance dans l'aine qui pensa lui coûter la vie et dont il ne guérit qu'au bout d'un temps considérable et avec beaucoup de peine. Cependant le siège devenait long, et par le zèle qui animait les Rheginois à défendre leur liberté, et par la vengeance qui incitait Denys à faire des attaques continuelles, et à ne point se désister de son entreprise. Cependant comme on célébrait alors les Jeux Olympiques, Denys y envoya plusieurs chariots à quatre chevaux de front, dont l'attelage passait en vitesse tous les chevaux qui pouvaient se trouver-là. Il les fit accompagner de tentes superbes faites de drap d'or ou d'autres étoffes dont le dessein était curieux. Mais surtout il fit partir de ces déclamateurs de profession, qui devaient réciter dans ces jeux des poésies de Denys même: car il était extrêmement entêté de faire des vers. Il avait confié le soin de tout ce cortège à son frère Théaride. Le nombre des chevaux et l'éclat des tentes attirèrent en effet les regards de tous ceux que la curiosité assemblait dans ce fameux rendez-vous de toute la Grèce. Les déclamateurs mêmes dont la voix était merveilleuse, furent bientôt environnés d'une grande foule d'auditeurs et même d'admirateurs. Mais ceux-ci s'apercevant peu à peu de la misère des vers qu'on leur récitait, cette admiration se tourna en risée et l'on porta le mépris et ensuite l'indignation jusqu'à renverser et à déchirer ces riches tentes sous lesquelles on s'était placé pour écouter. L'orateur Lysias qui était venu cette année à Olympie alla plus et il entreprit de persuader à tous les assistants, que l'on ne devait point admettre à des jeux sacrés des gens venus de la part d'un homme souillé de l'impiété de la tyrannie. Ce fut le sujet de la harangue qu'il fit alors et à laquelle il donna pour titre l'Olympique. Le malheur voulut encore que dans la course, quelques-uns des chars de Denys sortirent de la lice et que les autres furent brisés en se heurtant réciproquement. Pour comble d'infortune, le vaisseau qui ramenait ses députés d'Olympie en Sicile, fut poussé par la tempête sur la côte de Tarente en Italie. Ceux qui se sauvèrent de ce naufrage étant arrivés à Syracuse, disaient partout que les vers de Denys étaient si mauvais qu'ils avaient porté malheur non seulement aux déclamateurs mais encore à leurs chariots et à leur navire qui avait pensé périr, Mais Denys malgré ce déchaînement universel trouva encore des flatteurs qui lui dirent que tous ceux qui réussissaient en quelque genre que ce pût être excitaient toujours des envieux qui étaient obligés de revenir eux-mêmes à les admirer dans la suite comme le public. Ainsi il ne se désista point de s'appliquer à la poésie. Les Romains ayant livré bataille aux Samnites auprès de Gurasium, en mirent par terre un très grand nombre.
Olympique 98. an 2. 387 ans avant l'ère chrétienne.
CETTE année étant révolue Théodote fut archonte d'Athènes et la puissance consulaire fut exercée à Rome par six tribuns militaires : savoir trois Fabius, Quintus, Caeso et Caius et trois autres tribuns, qui furent Q. Sulpitius, Q. Servilius et Servius Cornélius. En ce temps-là les Lacédémoniens battus à la guerre et par les Grecs et par les Perses, députèrent Antalcidas général de leur flotte auprès du roi Artaxerxès pour traiter avec lui de la paix. Quand il eut exposé sa commission, le Roi répondit qu'il était prêt de signer la paix a condition que les villes grecques de l'Asie demeurassent sous sa puissance et que toutes les autre villes de la Grèce se gouvernassent chacune selon ses lois. Le Roi ajouta qu'il soutiendrait lui-même ceux qui signeraient ce traité, contre ceux qui ne voudraient pas s'y soumettre. Les Lacédémoniens acceptèrent ces conditions et se tinrent en repos. Mais les Athéniens, les Thébains et quelques autres Républiques souffraient impatiemment qu'on eut ainsi abandonné les Grecs de l'Asie. Cependant comme ni les uns ni les autres n'étaient en état de lutter contre la situation présente des choses, ils souscrivirent à la paix. Ainsi le Roi délivré de toute diversion de la part des Grecs destina toutes ses forces à la guerre de Chypre. Car Evagoras profitant des grandes occupations qu'Artaxerxès avait eues lorsque les Grecs l'attaquaient de plusieurs côtés, avait fait dé très grandes levées de troupes dans l'île et l'avait rangée presque toute entière sous son obéissance. Denys cependant assiégeait la ville de Rhegium depuis onze mois et comme il avait fermé toute avenue aux secours qu'elle aurait pu recevoir, les citoyens se voyaient réduits à une affreuse disette des choses les plus nécessaires. Car on dit qu'en ce temps là le médimne de blé coûtait cinq mines; ils furent d'abord réduits à manger les chevaux et les autres bêtes de charge, et dans la suite à en faire cuire les peaux pour leur nourriture; enfin ils se virent obligés de sortir de la ville pour aller comme des animaux brouter l'herbe autour des murailles ; tant il est vrai que la loi cruelle de la faim réduit l'homme à oublier lui-même la dignité de son espèce. Denys apprenant cet excès de misère non seulement n'en fut point touché mais il fit mener en ce même endroit les chevaux de son armée, afin qu'ils y consumassent toute l'herbe qui pouvait y croître. Enfin les assiégés, vaincus par l'excès de leurs maux, se livrèrent à la discrétion du tyran. En entrant dans la ville il y trouva des monceaux de morts entassés par la famine et des vivants qui ne rassemblaient qu'à des morts. Il y fit pourtant encore plus de six mille prisonniers qui furent tous transportés à Syracuse. Là il rendit la liberté à tous ceux qui furent en état de payer une mine, et tous les autres furent vendus à l'encan. S'étant saisi de Phyton leur général, il fit jeter son fils dans la mer ; & pour lui il le fit attacher à une très-haute machine, comme s'il allait donner en sa personne le spectacle d'un supplice extraordinaire. Là il lui envoya dire par un de ses gens que son fils avait été jeté dans la mer dès la veille. Phyton répondit que son fils avait été plus heureux d'un jour que son père. Après cela Denys le fit promener par toute la ville suivi d'un homme qui le fouettait et qui lui faisait toutes sortes d'outrages, et précédé d'un crieur public qui disait que Denys châtiait ainsi très justement un homme qui avait incité sa ville à la guerre. Mais Phyton qui avait dé-fendu Rhegium courageusement pendant le siège et dont toute la vie avait été sans reproche, supporta courageusement encore sa fin malheureuse et conservant jusqu'au bout la confiance de son âme, il disait à haute voix qu'il n'était puni que pour n'avoir pas voulu livrer sa patrie à un vainqueur injuste dont le ciel tirerait bientôt vengeance. La vertu et la confiance du patient portèrent la compassion jusque dans l'âme des soldats de Denys et on apercevait déjà quelque mouvement parmi eux. De sorte que Denys craignant qu'on n'arrachât Phyton d'entre ses mains fit cesser les mauvais traitements et le fit promptement jeter dans la mer avec toute sa famille. Telle fut la cruelle et indigne fin de cet homme vertueux. La plupart d'entre les Grecs déplorèrent longtemps son malheur, qui dans la suite servit même de sujet de lamentation ou d'élégie à différents poètes.
DANS le temps même que Denys campait devant Rhegium, les Gaulois qui habitent au-delà des Alpes traversant avec de grandes forces les défilés de ces montagnes, vinrent s'établir dans tout l'espace enfermé entre elles et l'Apennin, après en avoir chassé les Tyrrhéniens ou Toscans. Quelques-uns disent que ces derniers étaient un composé des colonies de douze villes de ces cantons mais d'autres prétendent qu'avant la guerre de Troie, les Pélagiens pour se sauver du déluge arrivé sous Deucalion roi de Thessalie, abandonnèrent cette province qu'ils habitaient alors et vinrent se placer dans cet intervalle de montagnes dont nous avons parlé plus haut. Mais pour nous en tenir aux Gaulois, comme ils sont divisés par nations, ceux d'entre eux qui s'appellent les Senonois eurent en partage la montagne la plus éloignée des Alpes et la plus voisine de la mer. Mais trouvant ce séjour trop exposé aux ardeurs du soleil, ils résolurent d'en sortir, et ayant fait armer leurs jeunes gens, ils les envoyèrent chercher une habitation plus douce pour toute la nation. Étant tombés dans la Toscane au nombre de trente mille qu'ils étaient, cette jeunesse ravagea toute la province des Clusiniens. En l'année où nous sommes actuellement les Romains envoyèrent des ambassadeurs dans la Toscane pour savoir à qui en voulaient les Gaulois dans l'expédition qu'ils venaient de faire. Les ambassadeurs arrivés à Clusium et voyant les deux armées en présence l'une de l'autre, consultèrent plutôt leur courage que leur prudence : ils se mirent en ordre de bataille avec les Clusiniens contre les Gauloise et l'un d'eux ayant tué glorieusement dans un combat qui fut donné un des chefs les plus considérables de l'armée gauloise ; les Gaulois à leur tour envoyèrent des ambassadeurs à Rome pour se plaindre de ce que l'un de leurs citoyens avait commencé contre eux une guerre injuste. Le Sénat proposa d'abord à ces ambassadeurs de recevoir en argent la satisfaction de l'offense qui leur avait été faite. Mais ceux-ci ayant refusé cette offre, le Sénat résolut de livrer aux ambassadeurs la personne même du coupable. Mais le père du condamné, qui était en cette année même un des tribuns militaires en qui résidait toute l'autorité du consulat. en appela au peuple ; et comme il avait un grand crédit sur la multitude, il lui persuada aisément de faire casser la sentence que l'on avait prononcée contre son fils. Ce fut alors pour la première fois que le peuple qui s'était toujours fournis aux décrets du Sénat se donna la licence de les casser. Cependant les ambassadeurs gaulois revenus dans leur camp, rendirent compte à leur armée de tout ce que nous venons dire. Elle en fut extrêmement irritée et après avoir fait venir de nouvelles troupes de la Gaule, ils marchèrent droit à Rome au nombre de plus de soixante et dix mille hommes. À cette nouvelle les tribuns militaires pour remplir le devoir de leur charge firent mettre sous les armes tous ceux qui étaient en état de servir, et passant de l'autre côté du fleuve, ils le côtoyèrent dans la longueur de quatre-vingts stades. Apprenant là que les Gaulois s'approchaient, ils se mirent en ordre de bataille. Ils placèrent entre le fleuve et les hauteurs voisines vingt-quatre mille hommes qui faisaient leurs meilleures troupes et ils postèrent sur les hauteurs mêmes celles qu'ils jugeaient les plus faibles. Les Gaulois de leur côté étendirent extrêmement leur phalange ; et d'ailleurs soit par hasard, soit à dessein, ils placèrent leurs meilleurs soldats sur les hauteurs : c'est-à-dire les plus forts contre les plus faibles. Aussitôt les trompettes donnèrent des deux côtés le signal du combat et les deux armées s'avancèrent l'une contre l'autre avec de grands cris. Les troupes choisies des Gaulois qui avaient affaire aux plus faibles de celles des Romains les précipitèrent bientôt du haut des collines. Celles-ci tombant en foule sur celles qui étaient en bas mirent ces dernières en désordre et les Gaulois qui les poursuivaient l'épée dans les reins les firent fuir toutes ensemble. La plupart tâchaient de gagner les bords du fleuve, et comme ils s'embarrassaient, se faisaient tomber les uns les autres par leur empressement égal, les Gaulois ne pouvaient suffire à les tuer. Tout le champ de bataille fut bientôt couvert de morts. Ceux à qui il restait le plus de force traversèrent le fleuve à la nage, mais chargés de toutes leurs armes par un point d'honneur qui ne leur permettait de les quitter qu'avec la vie. Comme le cours du fleuve était violent en cet endroit là le poids qu'ils portaient en fit enfoncer et perdre un grand nombre ; et quelques-uns seulement après des efforts extraordinaires trouvèrent loin de là un port de salut. Il faut pourtant avouer, que comme dans le lieu même de la bataille les ennemis les pressaient extrêmement et que le plus grand carnage se fit sur les bords du fleuve, plusieurs d'entre les Romains abandonnèrent leurs armes et ne sauvèrent que leur personne. De quelque nombre de morts que les Gaulois eussent couvert le champ de bataille, ils semblaient n'être pas satisfaits encore et ils accablaient de traits ceux qui traversaient le fleuve. La foule en était si grande qu'il n'était pas nécessaire de tirer juste pour en atteindre plusieurs. Les uns disparaissaient sur le champ et les autres seulement affaiblis par leur blessure se soutenaient encore sur la surface de l'eau. Au sortir de cette malheureuse bataille, la plus grande partie des Romains se réfugia dans la ville de Véïes qu'ils venaient de détruire. Ils la fortifièrent du mieux qu'il leur fut possible pour y recevoir ceux lui voudraient y chercher leur sûreté. Quelques-uns de ceux qui s'étaient sauvés à la nage, vinrent dépouillés même de leurs armes jusqu'à Rome et y publièrent que toute leur armée avait péri. Une semblable nouvelle jeta tout ce qui restait de citoyens dans le dernier découragement. Ils ne jugeaient pas pouvoir résister au premier abord des vainqueurs, après avoir perdu toute la jeunesse capable de les défendre et le projet de se sauver avec leurs femmes et leurs enfants leur paraissait impraticable dans le voisinage des ennemis. Un grand nombre de particuliers prit néanmoins ce parti, et ils se réfugièrent dans les villes voisines avec toute leur famille et ce qu'ils pouvaient emporter de leurs effets. Mais ceux qui avaient autorité dans la ville tâchèrent d'abord d'encourager le peuple et ensuite firent porter dans le Capitole toutes sortes de provisions de vivre : après quoi ils la remplirent aussi bien que la Citadelle, d'or, d'argent et de tous les meubles précieux qu'ils purent mettre ensemble : de sorte que toutes les richesses de la ville semblaient être ramassées en un seul endroit. Ils n'eurent pourtant que trois jours non seulement pour faire ce transport mais encore pour munir et pour fortifier ce lieu de réserve. Car les Gaulois employèrent le premier jour après le dernier combat à couper les têtes de tous les morts selon leur coutume et les deux autres à tirer leurs lignes et à poser leur camp autour de la Ville. Ne voyant personne sur les murailles et entendant néanmoins un grand bruit excité par ceux qui transportaient leurs effets ou qui travaillaient aux fortifications, ils crurent que les, Romains leur dressaient quelques embûches. Mais ayant approfondi le fait, dès le quatrième jour ils enfoncèrent toutes les portes et renversèrent toutes les maisons de Rome, à l'exception de quelques-unes qu'ils laissèrent sur le mont Palatin. Ayant ensuite dressé leurs batteries contre les lieux élevés défendus par les Romains enfermés, ils avancèrent peu pendant plusieurs jours et ils perdirent au contraire beaucoup des leurs. Ils ne se décourageaient pourtant pas et ils étaient persuadés que quand ils ne pourraient pas emporter la Citadelle de force, les assiégés seraient vaincus par le temps seul qui consumerait bientôt leurs provisions. Pendant que les Romains étaient dans cette détresse, les Toscans leurs voisins se jetèrent en armes et en grand nombre dans leurs campagnes où ils firent beaucoup de prisonniers et un grand butin. Cependant ceux des citoyens qui s'étaient réfugiés à Véïes dont ils étaient alors en possession, se jetèrent brusquement sur les Toscans, leur enlevèrent leur proie et les mirent en fuite mais de plus ils arrivèrent jusqu'à leur camp même. Là ils se saisirent de leurs armes et en trouvèrent une si grande quantité qu'ils en donnèrent non seulement à tous ceux des leurs qui n'en avaient point mais encore a. un grand nombre de paysans des environs qu'ils avaient attirés à leur service. Leur dessein était d'aller délivrer ceux qui étaient assiégés dans le Capitole. Mais comme les Gaulois enfermaient ceux-ci par une circonvallation exacte, leurs concitoyens ne savaient comment leur faire savoir le secours qu'ils leur préparaient ; lorsqu'un certain Cominius Pontius s'offrit pour cette commission. Partant seul une nuit il se jeta à la nage dans le fleuve et arriva à une espèce de rocher par-dessus lequel on pouvait gagner avec bien des efforts le Capitole. Il en fit assez pour y pénétrer enfin ; et là il apprit aux assiégés l'attroupement considérable qui s'était fait à Veïes en leur faveur et le projet qui s'y était formé d'attaquer les Gaulois au premier instant favorable. Aussitôt il descendit le rocher, et remontant le même fleuve à la nage, il se retrouva dans Veïes. Mais les Gaulois qui l'avaient aperçu profitèrent de cette indication et résolurent de monter la nuit dans le Catitole par le même chemin. Les sentinelles qui comptaient beaucoup sur la difficulté de la route relâchaient un peu de leur vigilance dans le milieu de la nuit : quelques Gaulois prirent ce temps pour faire leur tentative et arrivèrent en effet au haut du rocher sans être vus par les hommes. Mais les oies consacrées à Junon les ayant découverts poussèrent de grands cris de sorte que toute la garnison réveillée s'étant rassemblée en cet endroit, les Gaulois n'osèrent pas aller plus avant, M. Manlius homme courageux arrivant là, coupa avec son épée la main d'un Gaulois qui s'accrochait pour sauter la muraille et le frappant dans l'estomac avec son bouclier, il le fit rouler du haut du roc en bas. En ayant fait autant à un second qui se présenta dans la même posture, tous les autres cherchèrent à se sauver. Mais comme le rocher était extrêmement roide ils périrent tous en tombant et se faisant tomber les uns sur les autres dans leur fuite. C'est pour cela aussi que les Romains ayant envoyé des députés au reste de l'armée Gauloise pour traiter de la délivrance de la place, les Gaulois se prêtèrent à leurs propositions et consentirent à sortir de tout le territoire de Rome en recevant mille livres pesant d'or. Les Romains dont on avait rasé toutes les maisons et qui avaient perdu même un assez grand nombre de citoyens dans cette guerre permirent à tous les particuliers de bâtir où il leur plairait et établirent même une manufacture de brique où on la délivrait gratuitement, et qu'on appelle encore aujourd'hui les briques publiques. Comme chacun rebâtissait alors à sa fantaisie et pour le lieu et pour l'alignement, il est arrivé delà que les rues de Rome sont encore aujourd'hui étroites et tortueuses ; et que malgré les séparations et les augmentations qu'on a faites depuis, on n'a pas encore pu parvenir à les redresser. Quelques-uns ont dit que les femmes de ce temps-là ayant livré de banne grâce leurs ornements d'or pour le rachat de leur patrie, le peuple leur accorda par reconnaissance le privilège d'être conduites dans la ville sur des chariots. Les Romains étant fort abattus par toutes les circonstances de l'attaque des Gaulois, les Volsques prirent ce temps-là pour leur déclarer la guerre : les tribuns militaires ne laissèrent pas de s'y préparer par les enrôlements convenables : ayant fait la revue de leurs troupes hors de la ville, ils leur dressèrent un camp, dans le lieu appelé le Champ de Mars, à deux cents stades de Rome. Les Volsques avaient mis en campagne une armée bien plus forte et ils assiégeaient déjà le camp des Romains, lorsque les citoyens demeurés dans leurs maisons craignirent pour leur armée et nommèrent, comme on le faisait dans les circonstances périlleuses, un dictateur : ce fut M. Furius Camillus. Aussitôt armant toute leur jeunesse ils se mirent en marche pendant la nuit et se trouvèrent à la pointe du jour derrière les Volsques occupés à l'attaque du camp des Romains. Profitant alors de la surprise où leur arrivée mit les assiégeants, ils eurent bien-tôt l'avantage. Les soldats mêmes du camp en sortirent en bon ordre et tombant encore sur les ennemis, ils les exterminèrent presque tous. Il arriva delà que les Volsques qui étaient auparavant la plus forte nation qu'il y eut dans le voisinage de Rome, devint la plus faible et la moins considérable de toutes. Au sortir de cette bataille le dictateur apprenant que la ville de Boles était assiégée par les Èques, qu'on appelle aujourd'hui les Equicoles, il y conduisit ses troupes et fit périr une partie des assiégeants. Il passa de là à Sutrium qui était une colonie romaine dont les Étruriens s'étaient saisis. Il tomba si à propos sur ces derniers qu'il en extermina une partie et rendit la ville à ses habitants. Les Gaulois en partant de Rome étaient allés assiéger Veasque colonie romaine, le dictateur marcha à son secours. Il tua un grand nombre des assiégeants et leur enleva leur bagage dans lequel il retrouva tout l'or que Rome avait donné pour sa délivrance et presque tout le pillage qu'ils avaient fait dans la ville avant que de l'abattre. Après tant d'exploits la jalousie des tribuns empêcha qu'il n'eut l'honneur du triomphe. Quelques-uns disent néanmoins qu'au sujet des Toscans vaincus, il triompha sur un char à quatre chevaux de front attelé de chevaux blancs : et que pour cela même il fut condamné par le peuple deux ans après, à une taxe très considérable ; nous en parlerons dans le temps. Les Gaulois qui étaient passés dans l'Iapyge songeaient à s'en retourner par les provinces voisines de Rome. Mais les Cèriens qui les attendaient la nuit sur leur passage, les taillèrent en pièces dans la plaine de Trausium. Callisthène a commencé son histoire grecque au temps de la paix d'Artaxerxès avec les Grecs, il ne l'a suivie que pendant le cours de trente années et il a terminé son ouvrage au temps où Philomelus de Phocide prit et pilla le temple de Delphes. Pour nous qui sommes arrivés à cette paix d'Artaxerxès avec les Grecs dont nous avons fait mention un peu plus haut et à la descente des Gaulois en Italie, comme nous avions promis de le faire au commencement de ce même Livre, nous le terminerons ici.
terminé le 17 janvier 2005