Diodore de Sicile, traduit par l'abbé Terrasson : Tome I.

DIODORE DE SICILE

HISTOIRE UNIVERSELLE.

TOME PREMIER : LIVRE III

Traduction française : l'abbé TERRASSON.

 

livre II - livre IV

Autre traduction de Ferd. Hoefer (bilingue)

 

DIODORE DE SICILE.

 

 

 

LE PREMIER des deux livres précédents contient la mythologie des dieux et l'histoire des anciens rois de l'Égypte. Nous y avons raconté les merveilles du Nil, nous y avons parlé de la situation du pays des plantes qui y croissent, des animaux qui y vivent et des lois qu'on y observe. On trouve dans le second l'histoire des Assyriens, des autres peuples de l'Asie. Nous avons surtout pris soin d'y marquer la naissance et la fortune de Sémiramis, la magnificence avec laquelle elle fit bâtir Babylone et plusieurs autres villes et enfin son expédition dans les Indes. Nous avons fait mention des Chaldéens et de leurs observations astronomiques. De là nous sommes venus l'Arabie, dont nous avons rapporté les singularités les plus curieuses. Nous avons donné une idée du gouvernement des Scythes, des Amazones et enfin des Hyperboréens. Pour suivre l'ordre que nous nous sommes prescrit, nous traiterons dans ce troisième livre des Éthiopiens, des Libyens et des habitants des îles Atlantides.

II. Des Éthiopiens et de ce qu'ils pensent de leur ancienneté par rapport aux Égyptiens.

Les Éthiopiens se disent les premiers de tous les hommes et ils en donnent des preuves qu'ils croient évidentes. L'on convient assez généralement qu'étant nés dans le pays et n'y étant point venus d'ailleurs, ils doivent être appelés autochtones et il est vraisemblable qu'étant situés directement sous la route du soleil ils sont sortis de la terre avant les autres hommes, car si la chaleur du soleil se joignant à l'humidité de la terre lui donne à elle‑même une espèce de vie, les lieux les plus voisins de l'équateur doivent avoir produit plus tôt que les autres des êtres vivants. Les Éthiopiens disent aussi que ce sont eux qui ont institué le culte des dieux, les fêtes, les assemblées solennelles, les sacrifices, en un mot toutes les pratiques par lesquelles nous honorons la divinité : c'est pour cela qu'ils passent pour les plus religieux de tous les hommes et qu'on croit que leurs sacrifices sont les plus agréables aux dieux. L'un des plus anciens poètes et le plus estimé de la Grèce leur rend ce témoignage, lorsqu'il introduit dans l'Iliade Jupiter et les autres dieux allant en Éthiopie pour assister aux festins et aux sacrifices annuels qui leur étaient préparés à tous chez les Éthiopiens.

Jupiter aujourd'hui suivi de tous les dieux,

des Éthiopiens reçoit les sacrifices.

Ils disent que les dieux ont récompensé leur piété par des avantages considérables, comme de n'avoir jamais été sous la domination d'aucun prince étranger. En effet, ils ont toujours conservé leur liberté par la grande union qui a toujours régné entre eux et plusieurs princes très puissants qui les ont voulu subjuguer ont échoué dans leur entreprise. Cambyse étant venu les attaquer avec de nombreuses troupes, son armée périt entièrement et lui-même y courut risque de la vie. Sémiramis, cette reine que son habileté et ses exploits ont rendu si fameuse, fut à peine entrée dans l'Éthiopie qu'elle sentit que son dessein n'aurait point d'exécution. Bacchus et Hercule ayant traversé la terre entière s'abstinrent de combattre les seuls Éthiopiens, soit par la crainte qu'ils conçurent de leur puissance, soit par la vénération qu'ils avaient pour leur piété. Les Éthiopiens disent que les Égyptiens sont une de leurs colonies qui fut menée en Égypte par Osiris. Ils prétendent même que ce pays n'était au commencement du monde qu'une mer mais que le Nil entraînant dans ses crues beaucoup de limon d'Éthiopie, l'avait enfin comblée et en avait fait une partie du continent. On voit aux embouchures du Nil une particularité qui semble prouver que toute l'Egypte est un ouvrage du fleuve. Après l'écoulement des eaux on peut remarquer tous les ans que la mer a poussé contre les rivages de gros amas de limon et que le terrain s'est augmenté. Ils ajoutent que les Égyptiens tiennent d'eux, comme de leurs auteurs et de leurs ancêtres, la plus grande partie de leurs lois. C'est d'eux qu'ils ont appris à honorer leurs rois comme des dieux et à ensevelir leurs morts avec tant de pompe ; la sculpture et l'écriture ont pris naissance chez les Éthiopiens. Les Égyptiens se servent de caractères qui ne sont propres qu'à leur nation : mais les uns sont à l'usage de tout le peuple et appelés vulgaires pour cette raison ; et les autres sont sacrés et connus seulement des prêtres qui s'en transmettent l'intelligence de père en fils. Les Éthiopiens ont aussi deux sortes de caractères ; mais ils sont communs à tout le monde chez eux. Dans l'une et dans l'autre nation les prêtres observent le même ordre et les mêmes coutumes. Ceux qui sont dévoués au culte des dieux se purifient de la même manière ; ils sont tous rasés et vêtus de même et ils portent tous un sceptre fait en forme de charrue. Les rois des deux peuples portent aussi un sceptre semblable et ils ont sur la tête un bonnet long terminé par une espèce de houppe et entouré de ces serpents qu'on nomme aspics pour marquer que ceux qui osent tendre des embûches aux rois meurent par des morsures venimeuses. Les Éthiopiens allèguent encore d'autres preuves de leur ancienneté sur les Égyptiens ; mais il est inutile de les rapporter ici. Cependant nous dirons un mot des caractères éthiopiens et de ceux que les Égyptiens appellent hiéroglyphes afin de ne rien omettre de ce qu'il y a de plus remarquable dans l'antiquité.

III. Des caractères hiéroglyphiques communs aux Éthiopiens et aux Égyptiens.

Ces sortes de lettres ressemblent les unes à différentes espèces d'animaux, d'autres aux extrémités du corps humain, d'autres à des instruments mécaniques. Ainsi ils composent leur écriture non d'un assemblage de lettres et de mots mais d'un arrangement de figures dont un long usage a gravé la signification dans leur mémoire. En effet, s'ils représentent un milan, un crocodile, un serpent ou quelque partie du corps humain comme un oeil, une main, un visage et d'autres choses semblables, c'est que le milan, par une métaphore assez naturelle, signifie tout ce qui est promt et subit d'autant qu'il vole le plus légèrement de tous les oiseaux, le crocodile dénote toute sorte de méchancetés, l'oeil marque un observateur de la justice et tout ce qui défend le corps. Entre les autres parties, la main droite avec les doigts étendus exprime l'abondance des choses nécessaires à la vie ; la main gauche fermée indique l'économie et l'épargne. Il en est à peu près de même des autres parties du corps aussi bien que des instruments. Les Éthiopiens recherchant avec soin la signification de chacune de ces figures, et se l'imprimant dans l'esprit par une longue application, connaissent d'abord ce qu'elles représentent.

IV. Lois des Éthiopiens.

Les Éthiopiens ont plusieurs lois fort différentes de celles des autres peuples, surtout pour ce qui regarde l'élection des rois. Les prêtres choisissent les plus honnêtes gens de leur corps et les enferment comme dans un cercle ; celui de ces derniers que prend au hasard un des prêtres qui entre dans le cercle en marchant et en sautant comme un Aegipan ou un Satyre, est déclaré roi sur-le-champ, et tout le peuple l'adore comme un homme chargé du gouvernement par la providence divine. Le nouvel élu commence à vivre de la manière qui lui est prescrite par les lois. En toutes choses il suit la coutume du pays, ne punissant et ne récompensant que selon les règles établies dès l'origine de la nation. Il est défendu au roi de faire mourir aucun de ses sujets, quand même il aurait été déclaré en jugement digne du dernier supplice. Mais il lui envoie un officier qui lui apporte le signal de la mort et aussitôt le criminel s'enferme dans sa maison et se fait justice lui‑même. Il ne lui est point permis de s'enfuir en des royaumes voisins et de changer ainsi la peine de mort en un bannissement comme font les Grecs. On raconte à ce sujet qu'un certain homme ayant vu cet ordre de mort qui lui était envoyé de la part du roi et songeant à s'enfuir hors de l'Ethiopie, sa mère qui s'en doutait lui passa sa ceinture autour du col sans qu'il osât se défendre et l'étrangla ainsi de peur, disait‑elle, que son fils ne procurât par sa fuite une plus grande honte à sa famille. Il y avait quelque chose encore de plus extraordinaire dans ce qui regardait la mort des rois. Les prêtres qui servent à Meroé y ont acquis un très grand pouvoir. Ceux‑ci, quand il leur en prenait fantaisie, dépêchaient un courrier au roi pour lui ordonner de mourir. Ils lui faisaient dire que les dieux l'avaient ainsi réglé et que ce serait un crime de violer un ordre qui venait de leur part. Ils ajoutaient plusieurs autres raisons qui surprenaient aisément des hommes simples prévenus d'une ancienne coutume et qui n'avaient pas assez de force d'esprit pour résister à ces commandements injustes. En effet les premiers rois se sont soumis à ces cruelles ordonnances sans aucune autre contrainte que celle de leur propre superstition. Ergamenès qui régnait du temps de Ptolémée second et qui était instruit de la philosophie des Grecs fut le premier qui osa secouer ce joug ridicule. Ayant pris une résolution vraiment digne d'un roi, il s'en vint avec son armée attaquer la forteresse où était autrefois le temple d'or des Éthiopiens. Il fit égorger tous les prêtres et institua lui‑même un culte nouveau. Les amis du prince se sont fait une loi qui subsiste encore quelque singulière qu'elle soit. Lorsque leur maître a perdu l'usage de quelqu'une des parties de son corps par maladie ou par quelque accident, ils se donnent la même infirmité, croyant que c'est une chose honteuse, par exemple, de marcher droit à la suite d'un roi boiteux et il leur paraît absurde de ne pas partager avec lui les incommodités corporelles puisque la simple amitié nous oblige à prendre part à tous les biens et à tous les maux qui arrivent à nos amis. Il est même fort commun de les voir mourir avec leurs rois et ils pensent qu'il leur est glorieux de donner ce témoignage d'une fidélité confiante. De là vient que chez les Éthiopiens, il est difficile de former aucune entreprise contre le roi, par l'attention que tous ses amis apportent à leur conservation commune. Ce sont là les lois et les coutumes des Éthiopiens qui demeurent dans la capitale et qui habitent l'île de Méroé et cette partie de l'Éthiopie qui touche à l'Égypte.

V. Coutumes de quelques Éthiopiens sauvages.

Il y a plusieurs autres nations éthiopiennes dont les unes cultivent les deux côtés du Nil avec les îles qui sont au milieu, les autres habitent les provinces voisines de l'Arabie, d'autres sont plus enfoncées dans l'Afrique. Presque tous et entre autres ceux qui sont nés le long du fleuve ont la peau noire, le nez camus et les cheveux crépus. Ils paraissent très sauvages très féroces et le sont pourtant beaucoup moins par tempérament que par volonté et par affectation. Ils sont fort secs et fort brûlés, leurs ongles sont toujours longs comme ceux des animaux, ils ne connaissent point l'humanité, ils ne poussent qu'un son de voix aigu. Ne s'étudiant point comme nous à rendre la vie plus douce et plus agréable, ils n'ont rien des moeurs ordinaires. Quand ils vont au combat, les uns s'arment de leurs boucliers faits de cuir de boeuf et ont en main de petites lances, les autres portent des traits recourbés, d'autres se servent d'arcs dont le bois est de la longueur de quatre coudées et qu'ils bandent avec le pied. Quand ceux‑ci n'ont plus de traits, ils combattent avec des massues. Ils mènent leurs femmes à la guerre et les obligent de servir dès qu'elles ont un certain âge. Elles portent ordinairement un anneau de cuivre pendu à leurs lèvres. Quelques‑uns de ces peuples passent leur vie sans s'habiller se couvrant seulement de ce qu'ils trouvent pour se mettre à l'abri du soleil. Les uns coupent une queue de brebis et se la passent entre les cuisses pour cacher leur nudité, d'autres prennent des peaux de leurs bestiaux. Il y en a qui s'entourent la moitié du corps avec des espèces de ceintures faites de cheveux, la nature du pays ne permettant pas aux brebis d'avoir de la laine. A l'égard de la nourriture, les uns vivent d'un certain fruit qui croît sans culture dans les étangs et les lieux marécageux, d'autres mangent les plus tendres rejetons des arbres dont l'ombrage les garantit de la chaleur du midi, quelques‑uns sèment du sésame et du lotus. Il y en a qui ne vivent que de racines de roseaux. La plupart d'entre eux s'exercent à tirer aux oiseaux et comme ils manient l'arc fort adroitement, cette chasse remplit abondamment leurs besoins. Mais la plus grande partie de ces peuples soutiennent leur vie avec le lard et la chair de leurs troupeaux. Les Éthiopiens qui habitent au‑dessus de Méroé font des distinctions remarquables entre les dieux : ils disent que les uns sont d'une nature éternelle et incorruptible comme le soleil, la lune et l'univers entier, que les autres étant nés parmi les hommes se sont acquis les honneurs divins par leurs vertus et par les biens qu'ils ont faits au monde. Ils révèrent Isis, Pan et surtout Jupiter et Hercule dont ils prétendent que le genre humain a reçu le plus de bienfaits. Quelques Éthiopiens cependant croient qu'ils n'y a point de dieux, et quand le soleil se lève ils s'enfuient dans leurs marais en blasphémant contre lui comme contre leur plus cruel ennemi. Les Éthiopiens diffèrent encore des autres nations dans les honneurs qu'ils rendent à leurs morts. Les uns jettent leurs corps dans le fleuve, pensant que c'est la plus honorable sépulture qu'on puisse leur donner. Les autres les gardent dans leurs maisons enfermés dans des niches de verre, croyant qu'il sied bien à des enfants d'avoir toujours devant les yeux le visage de leurs parents et à ceux qui surviennent de conserver la mémoire de leurs prédécesseurs. D'autres enferment les corps morts dans des cercueils de terre cuite et les enterrent aux environs des temples. Ils regardent comme le plus inviolable des serments celui qui se fait sur les morts. En certaines contrées, les Éthiopiens donnent la royauté à celui d'entre eux qui est le mieux fait, disant que les deux plus grands dons de la fortune sont la monarchie et la belle taille. Ailleurs, ils la défèrent au pasteur le plus vigilant comme à celui qui aura le plus de soin de ses sujets. D'autres choisissent le plus riche dans la pensée qu'il sera plus en état de secourir ses peuples. Il y en a d'autres qui prennent pour rois ceux qui sont les plus forts, estimant dignes de la première place ceux qui sont les plus capables de les défendre dans les combats. Il y a dans la Libye et tout auprès de là un très beau pays qui produit une grande quantité de fruits de toute espèce ; on y trouve un abri commode dans les grandes chaleurs entre les plantes qui croissent dans les marais. Les Africains et les Éthiopiens sont continuellement en guerre pour se disputer ce terrain. On y voit un grand nombre d'éléphants qui y descendent de la haute Libye attirés, selon quelques auteurs, par la bonté des pâturages. En effet des deux côtés du fleuve il y a de grands marais où croissent toutes sortes d'herbes, et surtout des roseaux que ces animaux trouvent si bons, que quand ils en ont une fois goûté ils demeurent toujours dans cet endroit où ils consument les vivres des habitants. Il n'est pas étonnant que des pasteurs qui logent sous des tentes et qui regardent comme leur patrie le séjour le plus commode pour eux, viennent se rendre dans des marais qui attirent des animaux mêmes, chassés par le manque d'eau et de pâturages, du milieu des terres où le soleil brûle tout ce qui en sort. Quelques auteurs disent que dans l'Éthiopie appelée sauvage, il naît un nombre infini de serpents d'une grandeur extraordinaire. Ils se battent contre les éléphants auprès des eaux dormantes. S'étant d'abord jetés sur eux avec impétuosité, ils leur entortillent les cuisses et ils les serrent avec tant de force et si longtemps que l'éléphant engourdi et écumant tombe de lui‑même : après quoi ils le dévorent facilement dans l'impuissance où il est de se relever. Mais quand ils ont manqué leur coup par quelque accident, et que les éléphants fuient vers le fleuve, ils ne quittent jamais leur retraite pour les poursuivre. Ils évitent les lieux plats et se tiennent toujours au pied des montagnes et dans des cavernes assez profondes pour suffire à la longueur de leurs corps, la nature faisant connaître à tous les animaux ce qui leur est propre. On a des histoires de l'Égypte et de l'Éthiopie faites par des auteurs qui s'en rapportent à de fausses relations, ou qui écrivant même toutes les choses merveilleuses qui leur viennent dans l'esprit ne méritent aucune créance. Mais Agatarchidès Cnidien en son second livre de l'Asie, Artémidore d'Ephèse en son huitième livre de la Géographie et quelques auteurs originaires d'Égypte ont examiné le sujet dont il s'agit et conviennent presque en tout. Pour moi dans le temps que je voyageais en Égypte , je me suis souvent rencontré avec des prêtres égyptiens et des ambassadeurs éthiopiens. Ayant recueilli avec soin ce que je leur entendais dire et y ayant ajouté ce que j'ai trouvé dans les meilleurs historiens, j'ai composé cette partie de mon ouvrage de ce qui m'a paru le plus généralement avoué par les uns et par les autres,. Mais nous avons assez parlé des Éthiopiens qui habitent à l'occident. Nous allons passer à ceux qui demeurent au midi et le long de la mer Rouge, après que nous aurons dit un mot de la manière dont on tire l'or des mines de ce pays.

VI. Des mines de ces cantons.

Entre l'Égypte, l'Éthiopie et l'Arabie il est un endroit rempli de métaux et surtout d'or, qu'on tire avec bien des travaux et de la dépense. Car la terre dure et noire de sa nature y est entrecoupée de veines d'un marbre très blanc et si luisant qu'il surpasse en éclat les matières les plus brillantes. C'est là que ceux qui ont l'intendance des métaux font travailler un grand nombre d'ouvriers. Le roi d'Égypte envoie quelquefois aux mines avec toute leur famille ceux qui ont été convaincus de crimes, aussi bien que les prisonniers de guerre, ceux qui ont encouru son indignation, ou qui succombent aux accusations vraies ou fausses, en un mot tous ceux qui sont condamnés aux prisons. Par ce moyen il tire de grands revenus de leur châtiment. Ces malheureux, qui sont en grand nombre, sont tous enchaînés par les pieds et attachés au travail sans relâche et sans qu'ils puissent jamais s'échapper. Car ils sont gardés par des soldats étrangers et qui parlent d'autres langues que la leur de sorte qu'il leur est impossible de les corrompre par des paroles et par des caresses. Quand la terre qui contient l'or se trouve trop dure, on l'amollit d'abord avec le feu après quoi ils la rompent à grands coups de pic ou d'autres instruments de fer. Ils ont à leur tête un entrepreneur qui connaît les veines de la mine et qui les conduit. Les plus forts d'entre les travailleurs fendent la pierre à grands coups de marteau, cet ouvrage ne demandant que la force des bras sans art et sans adresse Mais comme pour suivre les veines qu'on a découvertes, il faut souvent se détourner et qu'ainsi les allées qu'on creuse dans ces souterrains sont fort tortueuses, les ouvriers, qui sans cela ne verraient pas clair portent des lampes attachées à leur front. Changeant de posture autant de fois que le requiert la nature du lieu, ils font tomber à leurs pieds les morceaux de pierre qu'ils ont détachés. Ils travaillent ainsi jour et nuit forcés par les cris et par les coups de leurs gardes. De jeunes enfants entrent dans les ouvertures que les coins ont faites dans le roc et en tirent les petits morceaux de pierre qui s'y trouvent et qu'ils portent ensuite à l'entrée de la mine. Les hommes âgés d'environ trente ans prennent une certaine quantité de ces pierres qu'ils pilent dans des mortiers avec des pilons de fer jusqu'à ce qu'ils les aient réduites à la grosseur d'un grain de millet. Les femmes et les vieillards reçoivent ces pierres mises en grain et les jettent sous des meules qui sont rangées par ordre. Se mettant ensuite deux ou trois à chaque meule, ils les broient jusqu'à ce qu'ils aient réduit en une poussière aussi fine que de la farine la mesure qui leur en a été donnée. Il n'y a personne qui n'ait compassion de l'extrême misère de ces forçats qui ne peuvent prendre aucun soin de leur corps et qui n'ont pas même de quoi couvrir leur nudité. Car on n'y fait grâce ni aux vieillards, ni aux femmes, ni aux malades, ni aux estropiés. Mais on les contraint également de travailler de toutes leurs forces jusqu'à ce que n'en pouvant plus ils meurent de fatigue. C'est pourquoi ces infortunés n'ont d'espérance que dans la mort et leur situation présente leur fait craindre une longue vie. Les maîtres recueillant cette espèce de farine achèvent l'ouvrage de cette manière: ils l'étendent sur des planches larges et un peu inclinées et ils l'arrosent de beaucoup d'eau. Ce qu'il y a de terrestre dans ces matières est emporté par l'eau qui coule le long de la planche mais l'or demeure dessus à cause de sa pesanteur. Après ce lavage répété plusieurs fois, ils frottent quelque temps la matière entre leurs mains. Ensuite, l'essuyant avec de petites éponges, ils emportent ce qui y reste de terre jusqu'à ce que la poudre d'or soit entièrement nette, d'autres ouvriers prenant cet or au poids et à la mesure, le mettent dans des pots de terre. Ils y mêlent dans une certaine proportion du plomb, des grains de sel, un peu d'étain et de la farine d'orge. Ils versent le tout dans des vaisseaux couverts et lutés exactement qu'ils tiennent cinq jours et cinq nuits de suite dans un feu de fourneau. Ensuite leur ayant donné le temps de se refroidir, on ne trouve plus aucun mélange des autres matiéres mais l'or est entièrement dépuré avec très peu de déchet. Voilà la manière dont on tire l'or dans les confins de l'Égypte avec des travaux immenses qui semblent nous faire voir que ce métal s'obtient difficilement, qu'on ne le conserve qu'avec de grands soins, et que son usage est mêlé de peines et de plaisirs. Au reste, la découverte des métaux est très ancienne puisqu'elle nous vient des premiers rois.

VII. Des Ichtyophages de l'Asie le long de la mer des Indes.

Nous devons parler maintenant des nations qui habitent sur les bords du sein Arabique, dans la Troglodytique et vers le Midi de l'Ethiopie, et nous commencerons par les Ichtyophages qui demeurent le long des côtes depuis la Carmanie, la Gedrosie jusqu'à l'entrée du Golfe par où l'océan Méridional s'avance prodigieusement dans les terres, et s'enferme entre l'Arabie heureuse d'un côté et les Troglodytes de l'autre. Quelques‑uns de ces barbares passent leur vie tout nus. Leurs femmes, leurs enfants et leurs troupeaux sont communs entre eux et la nature ne leur ayant fait connaître que le plaisir et la peine, ils n'ont aucune idée de ce qui est honnête et de ce qui ne l'est pas. Leurs habitations sont situées près de la mer sur des côtes entrecoupées non seulement par des vallées profondes, mais encore par des précipices escarpés et par des ravines étroites et naturellement obliques; les habitants se servent utilement de cette disposition de leur terrain. Bouchant avec de grandes pierres toutes les issues de leurs vallées et de leurs précipices, ils ferment le passage aux poissons qui se sont jetés dans ces détours. Car la mer se débordant pendant le flux avec violence, ce qui arrive deux fois par jour comme vers les six heures du matin et du soir, elle couvre tout le rivage et amène avec elle une quantité incroyable de poissons de toute espèce. Quand le temps du reflux est venu, toute l'eau se retire par les ouvertures des pierres et le poisson reste à sec sur le sable. Les habitants s'assemblent aussitôt sur le rivage avec leurs femmes et leurs enfants, comme s'ils en avaient tous reçu l'ordre. Ensuite s'étant divisés par bandes, ils vont chacun en différents endroits avec des cris affreux qui marquent la joie qu'ils ont de leur capture. Les femmes et les enfants prennent les poissons les plus petits et les plus proches du bord et les jettent sur le gravier. Les hommes qui sont dans la force de l'âge ne s'attachent qu'à ceux que leur grandeur rend difficiles à prendre. Car on trouve dans cette mer non seulement des lamproies, des chiens et des écrevisses de mer mais même des veaux marins et quantité d'autres poissons dont le nom et la figure nous sont inconnus. N'ayant point d'armes faites de main d'hommes, ils les percent avec des cornes de boucs ou les coupent avec des cailloux tranchants. Car la nécessité enseigne toutes choses à l'homme et lui apprend à se servir de tout ce qu'il rencontre de propre à l'effet qu'il en espère. Quand ils ont amassé une assez grande quantité de ces poissons, ils les emportent et les font cuire sur des pierres exposées à l'ardeur brûlante du soleil de leur climat. Dès qu'ils sont cuits d'un côté, ils les retournent de l'autre. Ensuite, les prenant par la queue il les secouent. Ces poissons étant ainsi desséchés, leur chair tombe par morceaux. A l'égard des arêtes ils les jettent toutes dans un même endroit et en font de grand monceaux pour s'en servir à l'usage que nous dirons plus bas. Mais ramassant la chair qui est tombée, ils la mettent sur des pierres polies et la broient pendant un certain temps. Ils y mêlent pour assaisonnement de la graine d'aubépine et en font ainsi une espèce de pâte d'une seule couleur. Enfin ils donnent à cette pâte la figure d'une brique un peu longue et ils la font sécher au soleil. Quand elle est médiocrement sèche ils en mangent tous ensemble sans mesure et sans autre règle que leur mesure car ils ont plus de cette provision qu'il ne leur en faut et la mer leur fournit aussi abondamment de quoi se nourrir que la terre le fournit aux autres hommes. Cependant il arrive quelquefois que la mer pendant plusieurs jours de suite roule ses flots sur le rivage et tient la grève inondée de telle sorte que personne ne peut en approcher. Comme alors ils manquent de vivres, ils ramassent d'abord les coquillages dont quelques‑uns sont si grands qu'ils pèsent plus de quatre livres. Ayant cassé les coquilles à grands coups de pierre, ils en mangent la chair crue dont le goût approche fort de celui de nos huîtres. Si la continuité des vents fait enfler la mer pendant un long temps et les empêche d'avoir même des coquillages, ils ont recours aux monceaux d'arêtes dont nous avons parlé. Ils choisissent celles qui sont les plus fraîches et les plus succulentes et les rompant aux jointures, ils les mettent dans la bouche sans aucune préparation; mais ils broient entre deux pierres les plus sèches. En un mot, ils mènent une vie a peu près semblable à celle des bêtes féroces. Voila tout ce qui concerne le manger des Ichtyophages. La manière dont ils vont chercher à boire a quelque chose de plus singulier. Ils travaillent à la pêche, l'espace de quatre jours entiers pendant lesquels comme étant dans l'abondance de toutes choses, ils se divertissent à manger en commun, à chanter des chansons qui n'ont ni mode ni mesure et à se joindre aux premières femmes qu'ils trouvent près d'eux pour en avoir des enfants. Mais au cinquième jour ils vont tous ensemble boire au pied des montagnes. On y trouve des sources d'eau où les nomades viennent abreuver leurs troupeaux. Ils font ce chemin comme le feraient des troupeaux de boeufs élevant tous ensemble leur voix qui n'articule rien et dont on n'entend que le son. Les femmes y portent entre leurs bras les enfants qui sont à la mamelle, et les hommes ceux qui font sevrés ; mais ceux qui ont passé cinq ans accompagnent leurs parents et s'en vont en sautant et en riant à leur abreuvoir comme à un lieu de délices. Car la nature qui n'est pas encore pervertie met son souverain bien dans la jouissance de ce qui lui est nécessaire, ne se souciant en aucune sorte des plaisirs superflus. Quand ils sont arrivés aux abreuvoirs des nomades, ils se remplissent tellement d'eau qu'ils ont beaucoup de peine à s'en retourner. Pendant cette journée ils ne mangent point mais ils se couchent par terre, malades de plénitude, respirant avec difficulté et semblables en tout à des gens ivres. Le lendemain, ils recommencent à manger du poisson gardant toute leur vie la même méthode. Les Ichtyophages qui habitent en deçà du détroit sont rarement malades mais ils vivent beaucoup moins que nous.

VIII. Des Ictyophages de l'Arabie sur les côtes de la mer des Indes.

POUR ceux qui demeurent plus près et néanmoins encore hors du détroit, ils mènent une vie beaucoup plus extraordinaire. Ils n'ont jamais soif et ils paraissent dépourvus de sentiments. Le sort les ayant fait naître en des déserts éloignés de toute habitation, ils vivent commodément de leur pêche et mangeant le poisson dès qu'il est tiré de l'eau et presque tout cru, non seulement ils ne cherchent point à boire, mais même ils ne savent ce que c'est. Contents d'ailleurs du genre de vie que la fortune leur a présenté, ils s'estiment heureux de ne point désirer ce qui leur manque. Ce qu'il y a de plus surprenant et de plus incroyable, ils n'éprouvent aucune passion. Plusieurs marchands éthiopiens qui, en passant la mer Rouge, ont été souvent contraints de relâcher sur les côtes des Ichtyophages, conviennent tous unanimement de ce que nous venons de dire. Ptolémée troisième du nom ayant envie d'aller à la chasse des éléphants dans ce lieu‑là, y envoya un de ses confidents appelé Simmias pour reconnaître le pays. Celui‑ci ayant préparé ce qui était nécessaire pour son voyage, examina avec soin les contrées maritimes, comme le dit Agatharchidès de Cnide. Il rapporta entre autres choses que ces hommes insensibles ne boivent point du tout, comme nous l'avons dit plus haut. Ils ne sont nullement émus à la vue des étrangers qui abordent sur leur rivage. Ils ne leur disent rien, mais ils les regardent tranquillement, ne marquant pas plus d'embarras que s'ils ne voyaient rien de nouveau. Ils ne s'enfuient point à la vue d'une épée nue qu'on leur présente et ils ne s'irritent point des menaces qu'on leur fait ni même des coups qu'on leur donne. Ils n'ont point pitié de ceux qu'on fait souffrir et ils voient égorger leurs femmes et leurs enfants sans étonnement et sans colère. Quand même on les fait succomber sous les tourments les plus extraordinaires, ils demeurent tranquilles en regardant les plaies qu'on leur fait et inclinant seulement la tête à chaque coup qu'on leur donne. On dit qu'ils ne se servent d'aucun idiome mais qu'ils font des signes de la main pour demander les choses qu'ils veulent avoir. On rapporte d'eux une autre singularité bien plus incroyable, savoir que les veaux marins vivent pacifiquement et familièrement avec eux et leur aident à prendre du poisson comme feraient d'autres hommes. Et ces deux espèces si différentes ont mutuellement un grand soin de leurs enfants et de leurs femmes ou de leurs femelles. Ils conservent encore à présent ce genre de vie qui leur vient des premiers siècles, soit qu'ils y soient accoutumés par la longueur du temps, ou contraints par la nécessité de leur demeure. Leurs habitations ne sont pas semblables à celles des autres Ichtyophages, mais ils les construisent de plusieurs façons différentes selon la commodité du lieu. Quelques‑uns se logent dans des cavernes, surtout dans celles qui tournées vers le septentrion sont rafraîchies par l'ombre et surtout par les vents du nord, car, pour celles qui sont au midi, elles sont aussi brûlantes que des fournaises, et les hommes n'y peuvent pas subsister. Ceux qui n'ont point la commodité des cavernes situées au septentrion, amassent les côtes de baleine que la mer jette en grand nombre sur ces bords. Quand ils en ont une quantité suffisante, ils les joignent ensemble en forme de toit et les couvrent avec de la mousse fraîche. C'est sous ces cabanes faites en manière de voûte que devenus ouvriers par la nécessité seule, ils laissent passer la grande chaleur du jour. Les Ichtyophages ont une troisième sorte d'habitation. Il croît dans leur pays une espèce de sapin dont la mer arrose le pied, dont le feuillage est fort épais et qui porte un fruit assez semblable à nos châtaignes. Ayant entrelacé leurs branches les unes dans les autres et s'étant procuré par conséquent une grande étendue d'ombre, ils passent leur vie sous cette espèce de tente, habitant ainsi moitié sur la terre et moitié sur la mer, le flux leur porte de la fraîcheur, et ils savent se poser favorablement pour recevoir les vents qui tempèrent les ardeurs du soleil. D'autres emploient un quatrième expédient pour s'en garantir. Ils ont fait et ils entretiennent une provision de mousse de mer qui s'élève à la hauteur d'une montagne. Les rayons du soleil l'ont tellement endurcie qu'elle fait comme un corps de rocher avec le sable dont elle est mêlée. Ils creusent au‑dedans des loges de la hauteur d'un homme mais ils leur donnent une très grande profondeur et les font même communiquer les unes avec les autres. Ils demeurent là tranquillement jusqu'à ce que le flux leur apportant du poisson, les invite à l'aller pêcher. Ils le mangent avec joie sur le rivage, après quoi ils reviennent dans leurs tanières. A l'égard de leurs morts, ils les jettent hors de leur demeure quand la mer est basse afin que ses flots viennent ensuite les prendre et les entraîner. Ils se donnent ainsi eux‑mêmes pour nourriture aux poissons dont ils se nourrissent, pratique qu'ils n'ont jamais interrompue depuis plusieurs siècles. Il y a une espèce d'Ichtyophages dont les habitations sont telles qu'elles donnent beaucoup à penser à ceux qui aiment à rechercher les secrets de la nature. Ils demeurent dans des précipices que personne n'a jamais pu franchir, car ils sont entourés d'un rocher très escarpé et entrecoupé par des fondrières, l'autre côté est berné par une mer qui n'a jamais porté aucune espèce de vaisseau et qu'on peut encore moins passer à gué. Ces peuples même ne savent ce que c'est que de naviguer. C'est pourquoi leur origine étant très obscure, il nous reste seulement à dire qu'ils sont depuis tous les temps dans le lieu même qu'ils habitent. Quelques physiciens, en discourant des variétés de la nature, ne font point difficulté d'avancer cette proposition à l'égard de tous les êtres vivants. Comme il y a beaucoup de connaissances qui passent la portée de l'esprit humain, rien n'empêche que ceux qui ont parlé le plus affirmativement n'aient ignoré la plus grande partie des choses dont ils ont écrit et ne nous aient donné des idées plausibles et vraisemblables pour des vérités constantes.

IX. Des Chélénophages ou mangeurs de tortues.

IIl faut à présent rapporter quel est le genre de vie que suivent les peuples appelés Chélénophages. On trouve dans l'océan, non loin de la terre ferme, un grand nombre d'îles basses et de fort peu d'étendue qu'on ne cultive point et qui ne portent pas même des fruits sauvages. Comme elles sont fort proches les unes des autres et que la force de l'eau est rompue par les promontoires, la mer qui les sépare n'est point sujette aux tempêtes. C'est pourquoi on y rencontre un grand nombre de tortues de mer qui viennent s'y réfugier à cause du calme qui y régne. La nuit, elles vont chercher leur nourriture dans la grande mer, mais le jour, elles rentrent dans les canaux des îles et se mettent à dormir en élevant un peu leurs écailles au‑dessus de l'eau pour recevoir le soleil; ainsi elles ressemblent de loin à des esquifs mis sur le côté et de fait, elles ne sont guère moins grandes que des barques de pêcheurs. Les barbares qui habitent ces îles vont alors à petit bruit vers une de ces tortues. L'environnant de leurs barques des deux côtés, les uns la tiennent en arrêt pendant que les autres la soulèvent jusqu'à ce qu'ils l'aient renversée sur le dos. Ils la retiennent de part et d'autre dans cette situation de peur qu'elle ne se retourne et que retrouvant toutes ses forces, elle ne leur échappe en s'enfonçant dans la mer. Un d'entre eux cependant la guide à terre avec une longue corde, suivi de tous ceux qui l'ont aidé à prendre cette proie. Quand ils sont arrivés dans leur île, ils mangent la chair de leur tortue après l'avoir exposée pendant quelque temps au soleil. Ils se servent des écailles qui ont la figure d'un bateau pour aller chercher de l'eau dans les terres du continent, ou même ils en font des toits à leurs maisonnettes. Ainsi l'on peut dire que la nature leur a fait plusieurs présents en un seul en leur donnant en même temps le vivre, le couvert, des navires et des vases. Non loin de ces îles, et sur la côte, on trouve des barbares qui ont un genre de vie peu différent. Car ils mangent les baleines que la mer jette sur leurs bords. Ils y trouvent quelquefois abondamment de quoi vivre à cause de la grandeur de ces poissons. Mais quelquefois aussi leur pêche étant interrompue, ils sont réduits par la disette à manger les cartilages et les extrémités des côtes de ces animaux. Ce sont là toutes les différentes nations d'Ichtyophages éthiopiens dont nous avons rapporté en gros les manières de vivre. Mais du côté de la Babylonie, il y a le long des rivages de la mer une contrée cultivée et remplie d'arbres ; les habitants de ce pays font une pêche de poissons si abondante qu'il leur est difficile de la consommer. Ils enfoncent en terre le long du rivage des roseaux en si grande quantité qu'on les prendrait pour des filets qu'on aurait tendus. Il y a dans cette palissade un grand nombre de portes en forme de claies qui s'ouvrent et se ferment fort aisément. Le flot ouvre ces portes quand il vient et les ferme quand il s'en retourne. Il arrive de là que les poissons qui viennent avec le flot entrent par ces portes dans cette enceinte de claies sans pouvoir s'en retourner, et on y en voit palpiter une quantité prodigieuse quand la mer s'est retirée. Ceux qui sont ordonnés pour les ramasser les enlèvent aussitôt, et on en tire un grand profit. Comme tout le pays est fort plat et fort bas, quelques‑uns de ceux qui l'habitent, creusent un fossé depuis la mer jusqu'à leurs cabanes. Ils mettent dans ce fossé une porte d'osier : ils l'ouvrent quand la mer vient à monter et ils la ferment quand elle commence à descendre. L'eau de la mer s'étant toute écoulée par les jointures des osiers et le poisson demeurant pris dans le fossé, ils en mangent et en gardent même autant qu'ils veulent.

X. Des Rhizophages ou mangeurs de racines.

AAyant parlé de tous les peuples qui habitent les côtes de la Babylonie jusqu'au golfe Arabique, nous allons suivre les autres nations. Les Rhizophages habitent la partie de l'Éthiopie au‑dessus de l'Égypte, qui est aux environs du fleuve Asa. Ces barbares tirent hors de terre les racines des roseaux et les lavent soigneusement. Quand elles sont bien nettes, ils les broient entre des pierres jusqu'à ce qu'ils en aient fait une masse luisante et visqueuse. Ils la partagent en tourteaux grands comme le creux de la main qu'ils mettent cuire au soleil. Ils passent toute leur vie avec cette seule nourriture qui ne leur manque jamais. Ils vivent en paix les uns avec les autres mais ils sont en guerre contre les lions. Car ces animaux quittant en grand nombre les déserts où ils sont environnés d'un air brûlant viennent quelquefois dans le pays des Rhizophages, ou pour y chercher de l'ombre, ou pour y chasser aux bêtes qui ne sont pas si grandes qu'eux. Il arrive souvent que les Éthiopiens sortant de leurs marais en sont surpris et dévorés parce que n'ayant point l'usage des armes ils ne sauraient résister à ces animaux. Cette nation périrait même entièrement si la nature ne leur avait donné un autre secours. Au commencement des jours caniculaires l'air devient fort agité par les vents. Alors? on voit dans le pays une quantité énorme d'insectes volants beaucoup plus forts que toutes les mouches que nous connaissons. Les hommes savent les éviter en se retirant dans les marécages. Mais pour les lions ils prennent la fuite, ou parce qu'ils ne trouvent plus aucune proie, ou à cause qu'ils sont épouvantés par le bruit des trompes de ces insectes.

XI. Autres peuples qui tirent leurs noms de leur nourriture.

On trouve ensuite les Hylophages et les Spermatophages. Ceux‑ci vivent en été des fruits qui tombent des arbres sans se donner la peine de les cueillir mais le reste du temps ils mangent ce qu'il y a de tendre en une plante qui jette plusieurs rameaux et qui croît chez eux dans les lieux couverts d'ombres. Cette plante, qui a un tronc solide et semblable au navet, les contente au défaut de fruit. Les Hylophages vont tous ensemble chercher leur nourriture avec leurs femmes et leurs enfants. Ils grimpent jusqu'au haut des arbres pour y manger les rameaux naissants et ils ont accoutumé leur estomac à cette nourriture. La longue habitude les a rendus si agiles qu'ils sont à la cime dans un instant. Ils passent d'un arbre à l'autre comme des oiseaux et savent se tenir sur les branches qui paraissent les plus faibles. Quand le pied leur manque, ils sont assez adroits pour se retenir avec leurs mains, mais quand même ils tomberaient à terre, ils ne se feraient point de mal à cause de leur légèreté. Ils passent toute leur vie sans s'habiller et comme les femmes sont communes entre eux, ils élèvent aussi tous leurs enfants en commun. Au reste ils sont souvent en guerre les uns contre les autres pour les lieux de leur demeure. Ils s'arment de bâtons qui leur servent en même temps à se défendre et à assommer leurs prisonniers. Enfin, plusieurs d'entre eux meurent de faim parce qu'étant sujets à perdre la vue, ils sont privés de celui de tous les sens qui leur est le plus nécessaire.

XII. Des Hylogones ou hommes nés dans les forêts.

Après eux viennent les Éthiopiens Hylogones autrement appelés chasseurs. Ceux‑ci sont en petit nombre mais ils ont un genre de vie qui convient fort à leur nom car ils paraissent être nés dans les bois. Tout leur pays étant rempli de bêtes sauvages, et du reste fort aride et peu entrecoupé de ruisseaux, ils sont contraints de passer la nuit sur les arbres de peur des bêtes féroces. Mais le matin ils s'en vont armés dans les endroits où ils savent qu'il a de l'eau et là les uns se cachent dans les broussailles et les autres se mettent en sentinelle sur des arbres. Pendant la chaleur du jour, un grand nombre de boeufs sauvages, de léopards et d'autres animaux, viennent se rendre aux mêmes endroits. N'en pouvant plus de chaud et de soif, ils boivent avidement et jusqu'à s'étouffer. Quand ils sont si appesantis qu'ils ne peuvent plus remuer, les Éthiopiens sautent à bas et les attaquant avec des bâtons brûlés par le bout, avec des pierres ou avec leurs dards, ils les tuent aisément. Après avoir distribué leur chasse par compagnie, ils la mangent. Il arrive rarement qu'ils soient vaincus par ces bêtes, quelque puissantes qu'elles soient ; ils ont au contraire l'adresse d'en tuer de très fortes. Quand cette proie leur manque, ils mouillent les peaux des animaux qu'ils ont déjà pris ; ensuite, ils les mettent sur un grand feu et en font griller les poils sous de la cendre chaude, ils partagent ces peaux entre eux et ils y ont recours dans les pressantes nécessités. Ils exercent leurs enfants à tirer juste et ils ne donnent à manger qu'à ceux qui ont frappé au but. C'est pourquoi ils deviennent tous extrêmement adroits à un métier que la faim leur a fait apprendre.

XIII. Des chasseurs d'éléphants.

Les Éthiopiens chasseurs d'éléphants qu'on appelle Éléphantomaques, demeurent fort loin de ces derniers du côté du couchant. Le pays qu'ils habitent n'étant plein que de chênes et de grands arbres, ils montent sur les plus hauts pour découvrir les routes et les retraites des éléphants. Ils n'attaquent point ces animaux quand ils vont par bandes parce qu'alors ils n'espéreraient pas d'en venir à bout. Mais quand ils sont séparés, les Éthiopiens se jettent sur eux avec une audace merveilleuse. Lorsque l'éléphant passe du côté de l'arbre où est caché celui qui le guette, l'Ethiopien, empoignant la queue de cet animal, appuie aussitôt ses pieds sur sa cuisse gauche. Ensuite prenant sur son épaule de la main droite une hache fort tranchante et très légère pour s'en pouvoir servir utilement d'une seule main, il en donne des coups sur le jarret de l'éléphant jusqu'à ce qu'il lui ait coupé les nerfs. Au reste ils apportent à cet exercice une vigueur et une attention extrême puisqu'il y va de la vie de l'un ou de l'autre, car il faut ou que l'animal soit vaincu ou que l'homme soit tué, ce combat ne finissant jamais autrement. Quand donc l'éléphant a ainsi les nerfs coupés, quelquefois ne pouvant plus se remuer il tombe dans la place même où il a été blessé et étouffe son homme sous lui. D'autres fois, il le pousse contre une pierre ou contre un arbre jusqu'à ce qu'il l'ait écrasé. D'autres fois aussi, l'éléphant surmonté par la douleur ne songe point à se venger de celui qui l'attaque, mais il s'enfuit à travers les plaines jusqu'à ce que celui qui s'est attaché à lui, le frappant continuellement au‑même endroit avec sa hache, lui ait coupé les nerfs et l'ait mis par terre. Quand l'animal est tombé, alors tous ces Éthiopiens se jettent dessus; quoiqu'il soit encore en vie, ils en coupent les chairs et en mangent les parties de derrière. Quelques‑uns de leurs voisins vont à la chasse des éléphants sans courir le moindre risque pour leur vie, et leur adresse même a ordinairement plus de succès que la force des autres. Après que l'éléphant a mangé, sa coutume est d'aller dormir, ce qu'il ne fait pas comme les autres animaux à quatre pieds. Ne pouvant plier le genou ni par conséquent se coucher par terre, il est contraint de s'appuyer contre un arbre pour pouvoir prendre du repos. Comme l'éléphant s'appuie souvent contre un même arbre, il le rend remarquable par les branches qu'il brise et par la fiente dont il l'environne. D'ailleurs, les traces de leurs pas sont si visibles que les chasseurs sont aisément conduits à l'arbre contre lequel l'éléphant a dormi. Quand ils l'ont trouvé, ils le scient à niveau de terre jusqu'à ce qu'il ne tienne presque à rien. Effaçant ensuite toutes les traces de leurs pas et de leur ouvrage, ils s'enfuient au plus vite avant que l'éléphant revienne. Le soir quand cet animal s'est rempli de nourriture il va chercher son lit ordinaire. Mais il ne s'y est pas plutôt appuyé que son poids le fait tomber avec l'arbre ; se trouvant ainsi sur le dos ou sur le côté, il y passe toute la nuit, l'énorme pesanteur de son corps ne lui permettant point de se relever. Au point du jour ceux qui ont coupé l'arbre reviennent et tuent l'éléphant. Ils dressent leurs tentes en cet endroit et ils y demeurent jusqu'à ce qu'ils aient entièrement consumé leur proie.

XIV. Des Strutophages.

Ces peuples ont pour voisins du côté du couchant les Éthiopiens qu'on appelle Simes, c'est‑à‑dire Camus, et du côté du midi la nation des Strouthophages ou mangeurs d'autruches. On trouve chez ces derniers peuples une espèce d'oiseau qui par sa figure approche fort d'un de nos animaux terrestres dont le nom entre dans la composition du sien. Cet oiseau est aussi grand qu'un grand cerf ; il a le col fort long, ses côtés sont arrondis et portent des ailes, sa tête est faible mais assez longue. En récompense il a une très grande force dans les cuisses et dans les pieds dont l'ongle est fendu. Il ne peut pas voler bien haut à cause de sa grande pesanteur, mais il est si léger à la course qu'à peine touche‑t‑il la terre du bout de ses pieds. Quand le vent surtout le prend par derrière, il court aussi vite qu'un vaisseau qui vogue à pleines voiles. Il se défend contre ceux qui le poursuivent, en leur lançant de très grosses pierres avec ses pieds comme avec une fronde. Mais lorsqu'il ne fait point de vent ses ailes sont bientôt lasses. C'est pourquoi n'ayant plus ce secours il est pris facilement. Comme il y a un nombre infini de ces oiseaux dans le pays et que les barbares inventent mille ruses pour les attraper, cette chasse leur rapporte beaucoup. Ils mangent la chair de ces oiseaux et ils en réservent les peaux pour leurs habits et pour leurs lits. Ce peuple étant souvent en guerre contre les Éthiopiens Simes, ils s'arment de cornes d'orix ; elles sont grandes, tranchantes et très propres aux combats. Les animaux qui les portent sont très communs et leur en fournissent autant qu'ils en ont besoin.

XV. Des Acridophages ou mangeurs de sauterelles qui viennent d'un désert voisin.

Assez près de là, les Acridophages habitent une contrée terminée par un désert. Plus petits que les autres hommes, ils sont encore maigres et extrêmement noirs. Pendant le printemps les vents d'ouest poussent avec violence du désert dans leur canton des sauterelles extraordinairement grandes et remarquables par la couleur sale et désagréable de leurs ailes. Le nombre de ces insectes est si grand que ces barbares n'usent d'aucune autre nourriture pendant tout le temps de leur vie. Voici la manière dont ils les prennent. Á quelques stades de leur habitation, on trouve une vallée très large et très profonde. Ils s'empressent tous de la remplir de bois et d'herbes sauvages qui croissent en quantité dans leur pays. Dès qu'ils voient paraître cette nuée de sauterelles amenées par le vent, ils mettent le feu à toute cette matière qu'ils ont amassée. La fumée qui s'en élève est si épaisse que les sauterelles qui traversent la vallée en sont étouffées et vont tomber fort près de là. Cette chasse ayant duré plusieurs jours, ils font de grands amas de ces animaux. Et comme leur pays rapporte beaucoup de sel, ils en mettent sur ces monceaux de sauterelles en certaine quantité, tant afin de les rendre plus savoureuses que pour les garder plus longtemps et jusqu'au retour de la saison qui en ramènera d'autres. Ainsi ils n'entretiennent point de troupeaux et ne songent point à la pêche, d'autant plus qu'ils ne sont pas voisins de la mer. Ils sont fort légers de corps et fort vites à la course mais leur vie n'est pas de longue durée et ceux d'entre eux qui vieillissent le plus ne passent pas quarante ans. La fin de leur vie est très misérable. Car lorsque la vieillesse s'approche, il s'engendre dans leurs corps des poux ailés de différentes formes, toutes très hideuses. Cette maladie commençant d'abord par le ventre et par la poitrine, gagne en peu de temps tout le corps. D'abord le malade sent une démangeaison qui l'incitant à se gratter, lui fait en quelque sorte aimer son état et le conduit par ce plaisir à de grands maux. En effet lorsque ces poux qui se sont engendrés au‑dedans de son corps cherchent à sortir, ils poussent au-dehors un sang corrompu qui cause de violentes douleurs dans la peau. Le malade travaille lui‑même avec ses ongles à leur faire des ouvertures, mais en jetant alors des cris lamentables. Enfin ces poux sortent les uns après les autres, comme d'un vaisseau troué, à travers les plaies que le malade s'est faites lui‑même et ils viennent en si grande quantité que c'est une peine inutile que d'entreprendre de les exterminer. On ne saurait dire si c'est à la nourriture dont ils usent ou à l'intempérie de l'air qu'ils respirent qu'on doit attribuer cette étrange maladie. A côté de cette nation est un pays d'une vaste étendue et fertile en pâturages. Cet endroit est inaccessible et entièrement désert, non qu'il n'y ait eu autrefois des hommes qui l'aient habité, mais parce que dans ces derniers temps, une pluie funeste fit tomber sur eux une quantité prodigieuse de scorpions et d'araignées. On raconte que les habitants entreprirent d'abord de faire périr ces insectes qui, pour ainsi dire, leur avaient déclaré la guerre, mais comme le mal était insurmontable, d'autant que les morsures de ces bêtes venimeuses causaient subitement la mort, ces Éthiopiens furent contraints d'abandonner leur patrie et leur manière de vivre pour s'enfuir en d'autres lieux. Au reste, le lecteur ne doit point regarder ce que nous venons de dire comme tout à fait incroyable, ni même s'en étonner puisque des histoires très véritables rapportent des choses encore plus surprenantes. En Italie, des rats sauvages sortirent de terre en si grand nombre qu'ils firent déserter plusieurs cantons. Il vint en Médie tant de passereaux qui mangèrent les grains qu'on y avait semés, que les habitants furent contraints d'aller en d'autres pays. Des grenouilles qui s'étaient formées dans les nues et qui ensuite étaient tombées en manière de pluie, obligèrent les peuples nommés Autariates de s'enfuir dans l'endroit qu'ils habitent actuellement. On met au nombre des travaux qui ont acquis l'immortalité à Hercule d'avoir éloigné les oiseaux qui s'étaient amassés autour du lac Stymphalos. Il y a dans la Libye quelques villes dont une multitude de lions sortis du désert a chassé tous les citoyens. Ces exemples rendent vraisemblable ce que nous avons rapporté plus haut. Mais reprenons le fil de notre histoire.

XVI. Des Cynamynes ou peuples qui sont défendus par des chiens.

Les confins du désert vers le midi sont habités par ceux que les Grecs appellent les Cynamynes et qui sont nommés par les autres Éthiopiens, les campagnards. Ceux‑ci portent une barbe fort longue et nourrissent des troupeaux de chiens pour leur sûreté. Dès le commencement du solstice d'été jusqu'au milieu de l'hiver, il vient dans leur pays une quantité innombrable de boeufs d'Inde sans qu'on puisse deviner ce qui les amène. On ne sait s'ils fuient devant d'autres bêtes qui les veulent dévorer ou s'ils abandonnent leur pays dont ils ont épuisé les pâturages. En un mot la cause de cette irruption est encore enfermée dans les secrets de la nature. Ces hommes ne pouvant vaincre ces animaux à cause de leur grand nombre, entretiennent des meutes de chiens avec lesquels ils vont à la chasse de ces boeufs et en prennent une quantité considérable. Ils mangent une partie de cette proie sur-le-champ et ils salent l'autre pour la garder. Ils prennent encore quelques autres animaux par le secours de leurs chiens et ils ne mangent que de la viande. C'est ainsi que la plupart des peuples méridionaux mènent sous la figure d'hommes une vie qui diffère peu de celle des bêtes.

XVII. Des Troglodytes.

Il nous reste encore à parler des Troglodytes. Les Grecs les appellent Nomades , parce qu'ils passent leur vie à garder des troupeaux. Ils sont divisés en différentes tribus qui ont chacune leur roi. Leurs femmes sont communes entre eux, excepté celle du roi. Mais si quelqu'un a eu commerce avec elle, il en est quitte pour un certain nombre de brebis que le roi exige de lui. Leurs enfants sont aussi communs dans chaque tribu. Pendant tout le temps que les vents étésiens soufflent dans leur pays, il y pleut beaucoup. Alors ils ne se nourrissent que de lait et de sang qu'ils mêlent ensemble et qu'ils font un peu cuire. Ensuite, la trop grande chaleur ayant desséché leurs prairies, ils se réfugient dans les lieux marécageux et se battent pour le choix des meilleurs pâturages. Ils ne mangent de leurs bestiaux que les plus vieux ou les plus malades. Refusant aux hommes le titre de parents, ils le donnent au boeuf, à la vache, au bélier et à la brebis. Ils appellent les mâles leurs pères et les femelles leurs mères parce que c'est par leur moyen et non par leurs parents qu'ils ont chaque jour de quoi vivre. La boisson ordinaire des particuliers est une liqueur tirée de l'aubépine, mais on prépare pour les principaux d'entre eux le jus de certaines fleurs dont le goût ressemble à celui d'un méchant vin doux. Le soin qu'ils ont de leurs troupeaux les oblige à les mener souvent d'un lieu à un autre, ils évitent même de demeurer trop longtemps dans un même endroit. Ils sont nus excepté qu'ils se couvrent les reins et les cuisses avec des peaux. Tous les Troglodytes sont circoncis à la manière des Égyptiens, excepté ceux qui se trouvent estropiés de naissance ou par quelque accident, car on coupe entièrement à ceux‑ci dès leur bas âge ce qu'on ne fait que circoncire aux autres. Ceux d'entre les Troglodytes qu'on nomme Mégabares portent pour armes des boucliers de cuir arrondis avec des massues garnies de pointes de fer. Pour les autres, ils portent des lances et des arcs. Ils ont une manière d'enterrer les morts qui leur est particulière. Ils leur passent la tête entre les jambes et ils les lient dans cette posture avec des branches d'aubépine. Ayant ensuite exposé leur corps sur une colline, ils leur jettent des pierres en riant jusqu'à ce qu'ils en soient entièrement couverts. Enfin, ils mettent au-dessus de ces monceaux de pierre une corne de chèvre et ils se retirent sans avoir donné aucune marque d'affliction. Ils font souvent en guerre les uns contre les autres, non pas comme les Grecs par haine ou par intérêt d'état mais à l'occasion des pâturages. Dans leurs combats, ils se battent d'abord à coups de pierre jusqu'à ce que quelqu'un d'entre eux soit blessé ; ensuite, ils se tirent des flèches. C'est alors que plusieurs sont tués dans un très petit espace de temps ; parce qu'ils sont tous fort adroits à cet exercice et qu'ils tirent sur des hommes qui ne sont couverts d'aucune arme défensive. Enfin ces combats sont terminés par de vieilles femmes qui se jettent entre les combattants et pour lesquelles on a beaucoup de respect. Il n'est permis à personne de les blesser de quelque manière que ce puisse être. C'est pourquoi dès qu'on les voit paraître on cesse aussitôt de tirer. Ceux que la vieillesse a rendu incapables de mener paître leurs troupeaux s'étranglent avec une queue de boeuf et terminent ainsi courageusement leur vie. Mais si quelque vieillard diffère à se donner la mort, chacun a la permission de lui passer une corde autour du col après l'en avoir auparavant averti, et de l'étrangler comme par amitié. Leurs lois veulent aussi qu'on fasse mourir ceux qui perdent quelque membre ou qui tombent dans des maladies incurables, car ils pensent que le plus grand des malheurs est de vivre lorsqu'on ne peut rien faire qui soit digne de la vie. C'est pourquoi on ne voit parmi les Troglodytes que des gens bien faits et se portant bien, et aucun d'entre eux ne passe soixante ans. Mais c'est assez parlé des Troglodytes.

Réflexion de l'auteur sur la différence des climats.

Au reste, s'il se trouve quelque lecteur qui n'ajoute pas foi à notre histoire, à cause des étranges façons de vivre que nous y rapportons, qu'il compare l'air de la Scythie avec celui que respirent les Troglodytes ; la différence seule qui est entre l'un et l'autre l'aidera peut‑être à nous croire. Il y a même une différence prodigieuse entre l'air de notre pays et celui que l'on respire dans chacune de ces deux contrées. Il est des lieux où la violence du froid est si grande que les plus grands fleuves sont entièrement couverts d'une glace assez épaisse pour porter des chariots chargés et même des armées entières. Le vin et les autres liqueurs se gèlent de telle sorte qu'on les rompt à coups de hache. Mais ce qui est encore plus surprenant, les hommes voient tomber les extrémités de leurs membres dès qu'elles sont touchées par leurs habillements, leur vue s'obscurcit, le feu même perd sa force, et les statues d'airain se fendent. Les nuées deviennent si épaisses et si serrées qu'elles ne laissent pas échapper le tonnerre qu'elles renferment. Il y a enfin dans ces climats d'autres singularités qui paraissent aussi incroyables à ceux qui les apprennent qu'elles ont paru insupportables à ceux qui les ont éprouvées. Au contraire, il fait une chaleur si excessive dans l'Égypte et dans le pays des Troglodytes que ceux qui sont ensemble ne peuvent pas se voir les uns les autres à cause de l'épaisseur qu'elle met dans l'air. Personne ne peut marcher dans ce pays sans chaussure, car il s'élèverait sous les pieds des pustules qui dégénéreraient en ulcères. Si l'on ne buvait dès qu'on a soif, on mourrait subitement, la chaleur consumant en un instant toute l'humidité du corps. Si l'on met quelque viande dans un vase d'airain avec de l'eau et qu'on l'expose au soleil, elle est bientôt cuite. Cependant, aucun de ceux qui habitent des contrées si fâcheuses par ces inconvénients opposés ne songe à quitter son pays. Au contraire, ils souffriraient plutôt la mort que d'embrasser un autre genre de vie. On voit par là que le pays natal a des charmes qui lui sont propres et l'on souffre aisément les incommodités d'un climat auquel on est accoutumé dès son bas âge. Avec cela pourtant, ces peuples si différents entre eux ne sont pas fort éloignés les uns des autres. Car du Palus‑Méotide où les Scythes habitent parmi les glaces, il est souvent venu en dix jours à Rhodes des navires de charge poussés par un bon vent. Ayant ensuite fait le trajet de là à Alexandrie en l'espace de quatre jours, ils sont arrivés en Éthiopie au bout de dix jours après avoir remonté le Nil. Ainsi en moins de vingt‑cinq jours de navigation continue, on peut passer des régions les plus froides aux pays les plus chauds. Or comme en un si petit espace il se trouve tant de différence dans l'air, il n'est plus si étonnant que les moeurs, les manières de vivre, le visage même et la taille de ces hommes si voisins les uns des autres soient néanmoins si dissemblables.

XVIII. Des animaux de l'Éthiopie.

Après avoir rapporté en abrégé ce qui nous a paru de plus singulier dans les habitants de l'Éthiopie, nous allons parler des animaux qu'on trouve dans leur pays. Il y a en Éthiopie un animal qu'on appelle rhinocéros, nom tiré de sa figure. Il est aussi courageux et presqu'aussi fort que l'éléphant, mais il est plus petit. Il a la peau fort dure et sa couleur approche de celle du boeuf. Il porte au‑dessus des narines une corne un peut aplatie et aussi dure que le fer. Comme il est toujours en guerre avec l'éléphant pour les pâturages il aiguise cette corne sur de grandes pierres. Se jetant sous le ventre de son ennemi, il lui perce la peau avec sa corne comme avec une épée. Il lui fait perdre ainsi tout son sang et en tue plusieurs de cette manière. Mais lorsque l'éléphant peut empêcher le rhinocéros de passer sous son ventre et qu'il l'a pris avec sa trompe, il s'en défait aisément, étant plus haut et plus fort que lui. On trouve dans l'Éthiopie et dans le pays des Troglodytes des sphinx qui sont d'une figure semblable à celles que leur donnent les peintres, excepté qu'ils sont plus velus. Ces animaux sont très doux et très dociles de leur nature et ils apprennent aisément tout ce qu'on leur montre. Les cynocéphales sont semblables par le corps à des hommes mal faits et leur cri est un gémissement de voix humaine. Ils sont fort sauvages, on ne peut nullement les apprivoiser, et ils ont même un regard qui fait peur. Leurs femelles ont cela de particulier qu'elles portent pendant toute leur vie leur matrice pendante au dehors. Le cépus, qu'on a ainsi nommé à cause de la beauté et de l'agrément de sa figure, a la face du lion mais il ressemble par le corps à la panthère, excepté qu'il est de la grandeur du chevreuil. Le taureau carnassier est encore plus sauvage que les animaux dont nous venons de parler car il est entièrement indomptable. Il est bien plus grand que nos taureaux domestiques ; il ne cède point en vitesse au cheval et il a la gueule fendue jusqu'aux yeux. Son poil est extrêmement rouge, ses yeux sont plus étincelants que ceux du lion et ils brillent pendant la nuit. Ses cornes sont d'une nature fort particulière : quelquefois, il les remue comme il fait les oreilles mais quand il se bat, il les tient immobiles. Son poil est couché à contresens de celui des autres animaux. Au reste, ce taureau est si puissant qu'il attaque les animaux les plus redoutables et qu'il ne vit que de la chair de ceux qu'il a vaincus. Il dévore aussi les troupeaux des habitants et il se bat avec furie contre des troupes entières de bergers et de chiens. On dit qu'il est invulnérable et plusieurs chasseurs qui ont entrepris de le dompter n'en sont jamais venus à bout. Si cet animal tombe dans une fosse ou s'il est pris dans quelque piège, il meurt suffoqué de colère et de rage et ne change point sa liberté contre la douceur qu'il pourrait trouver en se laissant apprivoiser. Ainsi c'est à juste titre que les Troglodytes le jugent le plus fort de tous les animaux puisque la nature l'a doué du courage des lions, de la vitesse des chevaux et de la force des taureaux, et que de plus, il ne peut être percé par le fer qui est la chose du monde la plus forte. Il y a un animal que les Éthiopiens apellent crocotte, dont la nature tient de celle du loup et de celle du chien, mais il est plus à craindre que tous les deux par sa férocité. Il a une force prodigieuse dans les dents, car il mâche aisément les os les plus durs et il les digère aussitôt. Mais je ne crois point ce qu'ont avancé quelques historiens qui aiment mieux raconter des choses étonnantes que des choses véritables : on dit que ces animaux imitent le langage de l'homme. Les peuples qui habitent auprès du désert dont nous avons déjà parlé, assurent qu'on y voit des serpents de toute espèce et d'une grandeur effroyable Quelques‑uns disent qu'il y en a de cent coudées de long, mais tout le monde est aussi incrédule que moi sur cet article. Cependant, ils portent encore la chose bien plus loin et ils soutiennent que dans cette contrée qui est fort plate, on trouve des amas de serpents qui étant repliés sur eux‑mêmes ressemblent de loin à des collines , ce qui a tout à fait l'air d'une exagération.

XIX. Chasse remarquable d'un serpent pris du temps de Ptolémée second.

Nous dirons pourtant un mot des plus grandes espèces de serpent que nous ayons vues et qu'on apporta à Alexandrie dans des cages faites exprès. Nous raconterons même à cette occasion la manière dont on le prend. Ptolémée second récompensait par de grands présents ceux qui allaient à la chasse des bêtes les plus furieuses ; il aimait fort lui‑même la chasse des éléphants. Ainsi ayant employé beaucoup d'argent à de pareilles libéralités, il amassa un grand nombre d'éléphants propres à la guerre et il fit connaître aux Grecs plusieurs animaux qui leur étaient inconnus. Quelques chasseurs excités par la grandeur des récompenses qu'on recevait de ce roi, résolurent d'aller en troupe à la chasse des plus grands serpents et de risquer leur vie pour en amener un tout vif à Ptolémée. L'entreprise était nouvelle et hasardeuse mais la fortune leur prêta son secours et leur procura un heureux succès. Ils aperçurent un de ces serpents qui avait trente coudées de long. Il se tenait ordinairement couché au près d'une mare. Il ne faisait aucun mouvement jusqu'à ce qu'il aperçût quelque animal qui vint chercher à boire. Alors, se levant tout d'un coup, il le déchirait avec les dents ou il l'entortillait avec sa queue de telle sorte qu'il ne pouvait plus s'en dégager. Quelque grand que fût ce serpent, comme il parut aux chasseurs fort paresseux de sa nature, ils espérèrent de s'en rendre ses maîtres avec des cordes et des chaînes. Ainsi s'étant munis de ce qu'ils crurent leur être nécessaire, ils s'en approchèrent avec confiance. Mais ils furent bientôt saisis d'effroi, en voyant ses yeux enflammés, sa langue qu'il remuait de tous côtés, ses dents terribles, la gueule d'une largeur étonnante, les replis immenses, mais surtout lorsqu'ils entendirent le bruit qu'il faisait avec ses écailles en s'avançant vers eux. Ils ne laissèrent pas de jeter leurs cordes sur la queue en tremblant, mais il ne les eut pas plutôt senties qu'il se retourna avec des sifflements horribles et s'élevant par dessus la tête de celui qui était le plus près de lui, il le dévora tout vivant. Il en prit ensuite un second avec sa queue et la ramenant sous son ventre, il l'étouffa. Les autres pleins de frayeur ne cherchèrent leur salut que dans la fuite. Cependant pour mériter les bienfaits et les bonnes grâces du roi, ils revinrent à leur entreprise, quoiqu'ils en connussent le danger. Ils employèrent l'adresse pour se saisir de ce serpent qu'ils ne pouvaient avoir par la force. Voici l'expédient dont ils s'avisèrent. Ils firent avec des joncs une espèce de filet qui avait la figure d'une barque et qui par sa longueur et son étendue, pouvait aisément contenir cette grande bête. Ils remarquèrent ensuite l'antre où elle se retirait, l'heure à laquelle elle en sortait pour chercher sa nourriture et l'heure où elle y rentrait. Un jour que ce monstre était allé à son ordinaire à la chasse des autres animaux, ils commencèrent par boucher l'entrée de cette caverne avec de grosses pierres et de la terre. Ils creusèrent ensuite tout auprès une allée souterraine où ils tendirent leur filet qui présentait son ouverture du côté que le serpent devait venir. On avait posté de part et d'autre des archers, des frondeurs, des cavaliers et même des trompettes comme pour un combat. Quand le serpent revint, à chaque pas qu'il faisait, il levait sa tête beaucoup plus haut que celles des cavaliers. Les chasseurs l'entourèrent, mais de loin, le malheur de leurs compagnons les ayant rendus plus sages, et ils se mirent à décocher de tous côtés des traits contre ce monstre qui leur servait de but. Cependant la vue des cavaliers, les chiens qu'ils avaient amenés en grand nombre et le bruit des trompettes l'épouvantèrent, et il tâcha de regagner sa retraite. Les chasseurs ralentirent un peu leur poursuite de peur de l'irriter davantage et de le faire revenir sur eux. Il était déjà près de l'entrée de sa caverne lorsque le grand bruit que faisaient les chasseurs en frappant sur leurs armes, la vue d'une infinité de gens et le son redoublé des trompettes, augmentèrent sa frayeur et le troublèrent entièrement. Ainsi ne pouvant trouver l'entrée de sa caverne, il se jeta dans l'ouverture qui était à côté. Le serpent s'étant étendu remplit le filet. Aussitôt les chasseurs vinrent à bride abattue et ils fermèrent subitement avec des chaînes l'ouverture de cette espèce de cage disposée pour cette opération ; après quoi ils la tirèrent sur des rouleaux. Cependant, le serpent qui se sentait pris poussait des sifflements affreux et tâchait de briser sa prison avec les dents. Il se remuait avec tant de force que ceux qui le menaient ayant peur qu'il ne leur échappât, s'arrêtèrent et se mirent à le piquer continuellement vers la queue afin que la douleur lui faisant tourner la tête l'empêchât de rompre ses liens. Enfin, l'ayant amené à Alexandrie ils en firent présent au roi qui le regarda comme un des plus monstrueux animaux dont on eût jamais entendu parler. La manière dont on l'apprivoisa n'est pas moins remarquable, car à force de le faire jeûner, ils le rendirent aussi doux que nos animaux domestiques. Ptolémée fit de grands dons à ceux qui l'avaient pris. Il nourrit ensuite dans son palais ce serpent qu'il montrait aux étrangers comme la plus grande curiosité de sa ménagerie. Une infinité de gens l'ayant vu, il ne serait pas juste de prendre pour une fable ce que les Éthiopiens disent de quelques‑uns de leurs serpents, qui sont si grands qu'ils avalent non seulement des boeufs entiers, des taureaux et d'autres animaux de cette taille, mais même qu'ils se battent contre des éléphants. D'abord, s'entortillant autour de leurs cuisses ils les empêchent de se remuer; ensuite, s'élevant par dessus leur trompe, ils placent leur tête devant les yeux de l'éléphant ; celui‑ci étant aveuglé par le feu qui sort des yeux de son ennemi tombe par terre, et le serpent s'en étant ainsi rendu maître le dévore.

XX. Description particulière du sein ou golfe arabique et de ses rivages occidentaux.

Nous avons suffisamment parlé de l'Ethiopie, de la Troglodytique et de toutes les nations voisines jusqu'aux pays inhabités à cause de la trop grande chaleur. Nous avons même rapporté quelque chose des nations situées au midi le long des côtes de la mer Rouge. Nous parlerons à présent des contrées qui se terminent aux rivages du sein Arabique dont nous n'avons pas encore fait le détail et nous raconterons ce que nous en ont appris les archives royales d'Alexandrie, ou le rapport de ceux qui ont voyagé dans ces pays‑là, car on n'a qu'une faible connaissance de cette partie de la terre habitée, non plus que des îles Britanniques et des pays septentrionaux qui touchent aux terres inhabitables par le trop grand froid. Mais nous décrirons les pays septentrionaux lorsque nous en serons au temps de César qui, ayant fourni à la puissance des Romains des peuples si éloignés, a procuré aux historiens une connaissance qu'ils n'avaient pas. Le golfe Arabique communique par un bout à l'océan Méridional. Il forme un sinus qui a plusieurs stades de longueur et qui est compris entre le pays des Troglodytes et l'Arabie. Sa largeur à son embouchure et vers son sommet est de seize stades, mais depuis Panorme jusqu'à l'autre rivage, il y a une journée entière de navigation. Sa plus grande largeur est entre le Mont Tircée et la Macarie ; quand on est au milieu de cet espace, on ne découvre aucun des deux continents. Depuis là jusqu'à son embouchure, le golfe se rétrécit considérablement. Cette mer est pleine de plusieurs grandes îles entre lesquelles le passage est fort étroit, ce qui donne au flots un courant rapide. Voilà en général la description du golfe, mais commençant par une des extrémités, nous rapporterons en particulier ce qu'il y a de plus remarquable dans le rivage qui environne cette mer. Au côté droit sont les Troglodytes qui tiennent depuis la côte jusqu'au désert. Ceux qui venant d'Arsinoé, voyagent à droite le long des terres trouvent dans plusieurs endroits des sources d'eau qui ont un goût amer et salé. Quand on a passé ces sources on voit au milieu d'une grande campagne une montagne de couleur rouge qui offusque les yeux de ceux qui la regardent attentivement. Au pied de la montagne est l'entrée tortueuse d'un lac qu'on appelle Aphrodisien. Il y a dans ce lac trois îles, deux desquelles sont pleines d'oliviers et de figuiers, la troisième est entièrement dénuée de ces sortes d'arbres mais on y trouve beaucoup de poules d'Inde. Ensuite on voit un grand golfe qu'on appelle Acathartus. Dans ce golfe est une longue presqu'île au bout de laquelle un passage étroit conduit les vaisseaux dans la mer qui est vis-à-vis.

L'île Ophiodès d'où les rois d'Alexandrie tiraient la topaze.

En continuant sa route, on rencontre une île située en pleine mer qui a quatre‑vingts stades de long. On la nomme l'île Ophiodès. Elle était autrefois pleine de toutes sortes de serpents formidables, et c'est de là qu'elle a tiré son nom, mais dans ces derniers temps, les rois d'Alexandrie l'ont si bien purgée de ces animaux qu'on n'en voit plus aucun. La raison pour laquelle on a tant de soin de rendre cette île habitable est qu'elle produit la topaze. C'est une pierre transparente comme le verre, très agréable à la vue et d'une admirable couleur d'or. L'entrée de cette île est défendue aux voyageurs pour la même raison. Tous ceux qui osent y aborder sont aussitôt mis à mort par les gardes à qui elle est confiée. Ils sont en petit nombre et ils mènent une vie fort malheureuse, car de peur qu'on ne vole quelques‑unes de ces pierres, on ne laisse aucun vaisseau dans toute l'île, et les passagers s'en éloignent le plus qu'ils peuvent par la crainte du roi. Les vivres qu'on a ordre de leur porter sont quelquefois consumés trop tôt, et l'on n'en trouve point dans le pays. Quand ils commencent à en manquer, les habitants du lieu viennent s'asseoir tous ensemble sur le rivage en attendant l'arrivée de leurs provisions et pour peu qu'elles tardent à venir ils se voient bientôt réduits à la dernière extrémité. La topaze croît dans les rochers. On ne peut pas la remarquer pendant le jour à cause de la clarté du soleil qui l'efface. Mais elle brille pendant les ténèbres de la nuit et on distingue de fort loin le lieu où elle est. Les gardes de l'île vont tour a tour à la recherche de ces pierres. Dès qu'ils en ont trouvé une, ils couvrent l'endroit qui leur a paru lumineux d'un vase de pareille grandeur. Le lendemain, y étant retournés, ils coupent le morceau de roche dans l'espace marqué et le donnent à des ouvriers experts dans l'art de polir les pierres. Les voyageurs rencontrent ensuite diverses nations d'Ichtyophages et de pasteurs Troglodytes. Après cela, on voit plusieurs montagnes jusqu'à ce qu'on soit enfin arrivé au port Sotère, qui fut ainsi nommé par des Grecs qui y surgirent heureusement après une fâcheuse navigation. C'est là que le golfe commence à se rétrécir et à tourner du côté de l'Arabie. Dans ce même endroit, la terre et la mer changent visiblement de nature. La terre est basse, et on n'y aperçoit point de collines. La mer est dangereuse, elle n'a guère que trois brasses et demie de profondeur, et ses eaux sont d'une couleur très verte. On dit pourtant que cette couleur ne vient pas tant de l'eau que de la mousse qui est au fond et qui donne cet aspect à sa surface. Cette rade est commode aux petits vaisseaux à rames à cause du peu de mouvement qu'ont les flots de la mer en cet endroit et de la grande quantité de poissons qu'on y trouve.

Danger du passage par le détroit appelé aujourd'hui Babelmandel.

Mais les voyageurs sont exposés à de terribles dangers sur les vaisseaux qui portent les éléphants parce que ces vaisseaux sont extrêmement lourds et profonds, et il arrive souvent que voguant à pleines voiles, ils sont poussés par le vent, tantôt contre des écueils, tantôt dans des amas de fange dont les matelots ne sauraient les dégager, ni avec des crocs, ni en se jetant à l'eau parce qu'on ne trouve pas pied. C'est pourquoi ils jettent tout dans la mer excepté leurs vivres. Mais quelques provisions qu'ils en aient, ils tombent bientôt dans l'extrême indigence parce qu'il leur est impossible de découvrir ni une île, ni un cap, ni même aucun autre navire que le leur, car la terre ferme est inhabitée, et il passe rarement des vaisseaux dans ce parage. Pour surcroît de malheur, la mer amasse en peu de temps au tour du vaisseau une telle quantité de sable qu'il semble qu'on ait pris à tâche de l'enfoncer dedans. Ceux qui tombent dans ce désastre sont ordinairement réduits à des gémissements qui ne sont entendus de personne, mais ils ne perdent pas pourtant encore toute espérance de salut, car il est arrivé quelquefois que dans le temps du flux de la mer, le flot a enlevé leurs vaisseaux et les a sauvés comme un dieu secourable du péril éminent qui les menaçait. Mais lorsque le flot n'a pas assez de force pour les dégager, les plus forts jettent dans la mer ceux que le manque de nourriture a affaiblis afin que ce qui reste de provisions dure plus longtemps. Quand ils ont enfin épuisé toutes leurs ressources, les derniers périssent encore plus misérablement que ceux qui sont morts avant eux, car ceux‑ci ont rendu en un instant à la nature l'âme dont elle leur a fait présent au lieu que les autres arrivent à la fin de leur vie par des maux que leur longueur rend pires que la mort. Pour le navire, étant ainsi destitué des hommes qui le gouvernaient, il demeure entouré de cette chaussée de sable qui réveille à très juste titre l'idée d'un tombeau. Les mats et les antennes qui élèvent encore leur pointe excitent la compassion dans l'âme des passants, d'aussi loin qu'ils les aperçoivent. Il y a un ordre exprès du roi de laisser là ces vaisseaux qui servent à marquer aux voyageurs les endroits dangereux. Les Ichtyophages qui demeurent aux environs rapportent un fait qu'ils tiennent par tradition de leurs ancêtres. Ils disent que la mer se retira un jour si loin qu'elle laissa à sec toute cette partie de son fond qui paraît verte. Mais à peine ce fond fut‑il découvert que revenant tout à coup elle se remit dans son lit ordinaire. Nous avons décrit la navigation de Ptolémaïde au promontoire appelé Taurus en parlant de la chasse que le roi Ptolémée faisait aux éléphants. C'est à ce promontoire que le rivage, commence à décliner vers l'orient. Là, depuis le solstice d'été jusqu'à l'automne, les ombres sont tournées du côté du midi, au contraire de ce qui se voit dans nos climats. Ce pays est arrosé par de grands fleuves qui ont leurs sources dans les monts Psebées. Ses campagnes produisent une quantité incroyable de mauves, de cardamomes et de palmiers. De plus elles rapportent des fruits de différentes espèces presque sans goût et qui nous sont inconnues. Du côté des terres, on trouve quantité d'éléphants, de taureaux sauvages, de lions et plusieurs autres animaux courageux. Le trajet de mer est coupé par plusieurs îles où l'on ne cueille aucuns fruits bons à manger, mais qui nourrissent des oiseaux d'un genre particulier et fort agréables à la vue. Ensuite, la mer devient très profonde, et on y voit des baleines d'une grandeur démesurée. Ces animaux ne font point de mal aux hommes à moins que par hasard les vaisseaux ne passent dessus l'épine de leur dos. Ils ne peuvent point suivre les vaisseaux à vue parce que lorsqu'ils sont à fleur d'eau leurs yeux sont entièrement offusqués par les rayons du soleil.

XXI. Description du rivage du golfe arabique.

Après avoir fait connaître cette partie du pays des Troglodytes, nous allons décrire l'autre côté du rivage qui appartient à l'Arabie en commençant par le fond. Ce bras de mer porte le nom de Neptune à cause d'un autel consacré à ce dieu par Ariston que Ptolémée envoya à la découverte des côtes de l'Arabie. Au-dessus du golfe, on rencontre des terres maritimes que leur fertilité a rendues fameuses. Ceux qui les habitent leur ont donné le nom de Phénicie parce qu'elles produisent des palmiers qui portent une grande abondance de fruits aussi utiles pour la santé que délicieux au goût. Toute la contrée voisine manque absolument de rivières et étant située au midi il y fait des chaleurs brûlantes. Ainsi ce n'est pas sans raison que les barbares ont consacré aux dieux le pays des palmiers, qui tout environné qu'il est de terres inhabitables, satisfait abondamment aux besoins et aux plaisirs de ceux qui y sont renfermés. Car il est arrosé par quantité de sources, de fontaines dont l'eau est plus fraîche que la neige et qui rendent cette contrée plus verdoyante et plus agréable qu'aucun lieu du monde. On y trouve un ancien autel bâti de pierres dures et dont l'inscription est en caractères qu'on ne connaît plus. Cet autel est entretenu par un homme et une femme qui en sont les prêtres pendant tout le cours de leur vie. Les habitants du pays sont d'une grande taille. Ils couchent sur des arbres par la crainte des bêtes sauvages. Quand on a passé le pays des palmiers, on trouve à l'extrémité du continent une île qui a été appelée l'île des phoques ou des veaux marins à cause de la prodigieuse quantité de ces animaux qui y paissent. Le port de cette île regarde l'Arabie Pétrée et la Palestine. C'est là qu'on dit que les Gerrhaéens et les Minnaéens font l'entrepôt de l'encens et des autres marchandises de cette espèce qu'ils tirent de la haute Arabie. On rencontre ensuite un rivage qui fut habité d'abord par les Maranes et ensuite par les Garyndanes leurs voisins. On dit que ces derniers s'emparèrent de ce pays en cette manière : il se fait tous les cinq ans une fête dans le pays des palmiers où les peuples voisins se rendent. Ils y viennent tant pour sacrifier aux dieux qu'on y adore des hécatombes de chameaux engraissés, que pour remporter chez eux des eaux du pays parce qu'elles passent pour très salutaires aux malades qui en boivent. Les Maranes étant allés à cette fête, les Garyndanes égorgèrent tous ceux de cette nation qui étaient demeurés chez eux et ils firent périr les autres par divers pièges qu'ils leur tendirent à leur retour. Cette contrée ayant été dépeuplée de ses premiers possesseurs, les Garyndanes tirèrent au sort entre eux les champs et les pâturages qui étaient excellents. On rencontre peu de ports sur cette côte mais on y voit plusieurs montagnes fort élevées, et qui étant de toutes couleurs font un aspect fort agréable pour ceux qui naviguent sur cette mer. On entre ensuite dans le détroit nommé Alainités. On y trouve plusieurs habitations d'Arabes Nabathéens qui occupent non seulement une grande partie du rivage mais qui s'étendent même très avant dans les terres. Ces Arabes sont en grand nombre et ils possèdent une quantité infinie de bestiaux, Ils observaient autrefois les règles de justice en ne vivant que de leurs troupeaux, mais depuis que les rois d'Alexandrie ont rendu ce golfe navigable, non seulement ils s'étaient mis à piller les vaisseaux échoués, mais encore ils couraient les mers en pirates, fidèles imitateurs de la méchanceté et de la férocité des Taures habitants du Pont. Mais ayant été vaincus par des galères à trois rangs de rames, ils furent enfin punis de leurs brigandages. Ensuite, on voit une contrée fort plate qui, à cause de la grande quantité de sources dont elle est arrosée, produit la plante appelée agrostis et celle qu'on nomme médice. Le lotus même y croît jusqu'à la hauteur d'un homme. Les pâturages y sont si gras et si étendus qu'on y trouve non seulement des bestiaux de toute espèce mais même des chameaux sauvages, des cerfs et des daims. Outre ces animaux qui y vivent en fort grand nombre, il vient fréquemment des déserts voisins des bandes de lions, de loups et de léopards contre lesquels les pasteurs sont obligés de se battre nuit et jour pour la défense de leurs troupeaux. Ainsi la bonté du terroir fait le malheur des habitants, la nature mêlant souvent des maux aux biens qu'elle accorde aux hommes. On passe de là dans un détroit fort remarquable, car il s'enfonce dans les terres la longueur de cinq cents stades. Il est entouré de tous les côtés par des rochers escarpés qui en rendent l'entrée tortueuse et malaisée. Il y en a un surtout qui s'avance beaucoup dans la mer et qui rétrécit tellement le passage qu'on croirait ne pouvoir jamais entrer dans ce détroit ni en sortir quand on y est. Lorsque les flots sont soulevés par les vents, ils font retentir au loin tout le rivage ou plutôt ce mur naturel contre lequel ils vont se briser. Ceux qui habitent aux environs s'appellent Bnizomènes, ils ne vivent que de leur chasse. On trouve dans ce pays un temple respecté de tous les Arabes. Près de la terre sont trois îles qui ont chacune plusieurs ports. On dit que la première, qui est déserte, est consacrée à Isis. On y voit des édifices ruinés et des colonnes dont les inscriptions sont en caractères barbares. Les autres îles sont aussi inhabitées, mais elles sont couvertes d'oliviers fort différents des nôtres. Au‑delà de ces îles les côtes de la mer sont entrecoupées de précipices et la navigation y est fort difficile pendant plus de mille stades. Car il n'y a, ni port, ni même aucune rade propre à jeter l'ancre, et toute la côte ne présente pas une seule pointe de terre sur laquelle les voyageurs fatigués puissent trouver le moindre abri et le moindre rafraîchissement. C'est là qu'est une montagne au sommet de laquelle s'élèvent des rochers inégalement coupés et d'une hauteur épouvantable. Au pied de cette montagne, il y a une quantité de roches aiguës, qui s'avancent dans la mer et qui font derrière elle des précipices de différentes hauteurs. Comme elles sont fort proches les unes des autres et que cette mer est très profonde, les vagues poussées par les vents et repoussées par les rochers font un bruit pareil à celui du tonnerre. Tantôt lancées contre cet obstacle, elles s'élèvent prodigieusement et retombent en écume, tantôt englouties dans ces précipices, elles y forment des gouffres affreux de telle sorte que ceux qui passent auprès de cette montagne meurent presque de frayeur. Les Arabes surnommés Thamudéens habitent cette côte. De là, on passe devant une baie fort grande remplie d'îles qui ressemblent assez aux Echinades. Des monceaux d'un sable noir d'une hauteur et d'une largeur prodigieuses forment en-suite un fort long rivage. Une presqu'île se présente à la vue ; c'est là qu'est le port appelé Charmute, le plus beau de tous ceux qui nous sont connus par les relations des historiens. Car une langue de terre qui regarde l'occident sert à former un bassin non seulement très beau à voir mais qui surpasse même tous les autres en commodité. Il est commandé par une montagne couverte d'arbres qui a cent stades de tour. Son entrée est large de deux arpents. Il peut contenir deux mille vaisseaux qu'il met à l'abri de tous les vents. On y trouve d'excellente eau douce et un grand fleuve se décharge dans ce port. Il y a au milieu une île traversée de plusieurs ruisseaux dans laquelle on pourrait tracer de beaux jardins. Le grand calme qui y règne et la bonté des eaux douces qui s'y déchargent y attire de la haute mer une quantité infinie de poissons. En un mot ce port est semblable en tout au port de Carthage appelé Cothon dont nous parlerons en son lieu.

XXII. Divers peuples de l'Arabie et les productions de leurs cantons.

En poursuivant sa route, on découvre cinq montagnes placées d'espace en espace qui s élèvent et se terminent en pointe arrondie comme les pyramides d'Égypte. L'on trouve ensuite un golfe environné de promontoires au fond et au milieu desquels est une élévation en forme de table carrée. Là, on a bâti trois temples d'une hauteur prodigieuse et dédiés à des divinités inconnues aux Grecs mais qui sont en grande vénération dans le pays. Plus loin, on voit un rivage plein de sources d'eau douce et entrecoupé d'agréables ruisseaux. C'est là qu'est le mont Chabin, couvert de toutes sortes d'arbres. La vallée qui est au bas est habitée par les Arabes surnommés Dèbes. Ils élèvent des chameaux qui leur tiennent lieu de tout, car non seulement ils s'en servent pour le transport de leurs marchandises et pour les monter eux‑mêmes, soit à la guerre, soit dans leurs voyages, mais encore ils se nourrissent de leur lait. Cette terre est traversée dans son milieu par un fleuve qui roule du sable d'or en si grande abondance qu'il brille même dans le limon qui demeure sur le rivage. Les habitants ne savent pourtant pas mettre ce métal en oeuvre. Ils refusent l'hospitalité à tous les étrangers, excepté aux Grecs de la Béotie et du Péloponnèse qu'ils reçoivent agréablement à cause de quelque affinité qu'ils prétendent que leurs ancêtres ont eue avec Hercule. La contrée voisine est habitée par les Arabes Alilaéens et les Gasandes. Celle‑là n'est point brûlée de l'ardeur du soleil comme toutes celles des environs et elle en est ordinairement garantie par d'épaisses nuées. Il y tombe de la neige et des pluies salutaires qui tempèrent les chaleurs de l'été. Le terroir est d'une nature excellente et il produirait toutes sortes de fruits, si les habitants, qui ne s'occupent qu'à la pêche, exerçaient aussi l'agriculture. Ils tirent beaucoup d'or des entrailles de la terre par des ouvertures que la nature a faites d'elle-même. Il n'est pas besoin de dégager cet or des autres matières par le feu ; c'est pourquoi même on l'appelle apyron. Les plus petits morceaux qu'ils en trouvent sont de la grosseur d'une amande et les plus gros de la grosseur d'une noix. Ils en font des bracelets et des colliers ornés quelquefois de pierres précieuses qui traversent l'or de part en part. Mais comme ils n'ont ni fer ni cuivre, ils en tirent des étrangers pour un poids égal de leur or.

XXIII. Description particulière de l'Arabie heureuse.

Après ces peuples viennent les Carbes, et ensuite, les Sabéens qui sont la plus nombreuse nation de l'Arabie. Ils occupent la partie de cette contrée qu'on appelle heureuse, non seulement à cause des troupeaux qui y sont en abondance, mais encore parce qu'elle produit ces parfums qui sont nos plus grandes délices. Tout le pays sur tout le long de la mer est comme embaumé par les plantes odoriférantes qui sortent de la terre de toutes parts comme le baume, la cannelle et plusieurs autres qui ont toutes leurs propriétés particulières. Quand elles sont nouvelles, elles sont fort belles à voir mais pour peu qu'elles vieillissent, elles deviennent flasques et désagréables. Plus avant dans les terres, on trouve des forêts épaisses d'arbres qui portent l'encens et la myrrhe, sans parler des palmiers, des roseaux et des cinnamomes. Ces sortes d'arbres sont en si grand nombre qu'il est impossible d'exprimer l'excellente odeur que leur assemblage répand dans l'air. Rien n'approche dans la nature du plaisir que cette odeur composée fait à ceux même qui côtoient ce rivage et qui ne la reçoivent que de loin. Les vents de terre qui s'élèvent au printemps apportent ces exhalaisons précieuses du milieu du pays jusque sur la mer, car, outre que les aromates ne sont point séparés dans des vases comme nous les avons ici, ils ne sont pas même affaiblis par le transport, mais ils ont encore toute la vigueur qu'ils tirent de la plante qui les portent, et leur odeur s'insinue pour ainsi dire jusqu'au fond de l'âme. Elle est d'ailleurs aussi salutaire qu'elle est délicieuse, et sortant actuellement du sein de la nature, elle donne à ceux qui la sentent l'idée de l'ambroisie que la fable fait servir à la table des dieux. La langue au moins ne fournit aucun autre terme qui puisse faire comprendre l'effet divin de cette odeur sur les sens. Cependant, la nature ne laisse point encore aux hommes cette félicité toute pure et elle y a mêlé une peine ou un danger qui les avertit toujours du besoin qu'ils ont du secours des dieux. Ces forêts odoriférantes sont pleines de serpents rouges de la longueur d'un pied et dont la morsure est irrémédiable. Ils sautent sur l'homme et le couvrent de sang par leurs morsures. De plus, les vapeurs qui ont de la force dans ce lieu plein d'aromates pénètrent souvent le corps des habitants et leur causent une enflure qui aboutit à un relâchement de fibres, accident encore plus fâcheux. Ils guérissent cette infirmité en faisant brûler du bitume et du poil de bouc sous le nez de leurs malades afin de combattre l'odeur qui est répandue dans l'air par une autre fort opposée, car les plus excellentes choses ne sont utiles à l'homme que quand il en use avec une certaine modération qui convient à son tempérament. La ville de Saba, qui est bâtie sur le penchant d'une montagne, est la capitale de tout le pays. Le sceptre est héréditaire dans une seule famille, et ils rendent à leurs rois des honneurs mêlés d'avantages et d'incommodités. Ceux‑ci paraissent heureux en ce qu'ils commandent tout ce qu'ils veulent, mais il leur est défendu de mettre jamais le pied hors de leur palais et s'ils s'avisaient de le faire, les peuples ne manqueraient point de les lapider selon l'ordre qu'ils en ont reçu d'un ancien oracle. Au reste, les Arabes surpassent en richesses non seulement les barbares mais toutes les nations policées. De tous les peuples qui trafiquent avec de l'argent, ce sont ceux qui en exigent les plus grosses sommes pour un très petit poids de la marchandise qu'ils débitent. Mais de plus, comme leur situation les a toujours mis à l'abri du pillage , ils ont des monceaux d'or et d'argent particulièrement à Saba qui est le séjour de leurs rois, sans parler des vases, des meubles, et des lits même de l'un et de l'autre métal. Les péristyles de leurs maisons sont revêtus d'or et les chapiteaux des colonnes portent des statues d'argent massif. Les portes et les frontispices sont chargés avec symétrie d'ornements d'or, d'argent, d'ivoire et d'autres matières précieuses. Ils ont conservé l'abondance et la tranquillité pendant tant de siècles parce qu'à la différence de la plupart des hommes ils ne cherchent point à se rendre riches et heureux de la pauvreté et des malheurs d'autrui. La mer auprès de leurs côtes paraît blanche, couleur singulière dont il est difficile d'assigner la cause. C'est là que sont les îles Fortunées qui ont plusieurs villes très bien bâties. On ne voit dans leurs campagnes que des troupeaux tout blancs, et les femelles n'ont jamais de cornes. Les marchands y abordent de tous côtés, surtout à Potane qu'Alexandre fit bâtir à l'entrée du fleuve Indus pour avoir un port sur la mer des Indes. Voilà ce qu'on remarque sur la terre dans ce pays, mais il ne faut pas omettre ce que l'on croit remarquer dans le ciel.

XXIV. Phénomènes célestes dans la mer de l'Inde.

Le phénomène le plus merveilleux, et qui doit le plus étonner les navigateurs, est ce qu'on dit de la constellation de l'Ourse. On ne voit aucune des étoiles qui la composent avant six heures du soir dans le mois de décembre et avant neuf heures dans le mois de janvier. Elles suivent un ordre qui répond à celui‑là dans le reste de l'année. On ne découvre jamais non plus aucune des cinq étoiles qu'on appelle planètes. A l'égard des étoiles fixes, elles paraissent à leur lever beaucoup plus grandes qu'à nous ou bien elles se lèvent et se couchent en des temps fort différents de ceux où nous les voyons s'éloigner ou se rapprocher du soleil dans le cours de l'année. Le soleil n'est point précédé dans ce pays par l'aurore, mais sa lumière se fait voir subitement et change tout d'un coup une nuit profonde en un grand jour. On dit qu'il paraît sortir de la mer comme un charbon ardent qui pousse hors de lui quantité d'étincelles. Il ne se montre point comme à nous sous une forme ronde mais il s'élève sur l'horizon comme une colonne dont le chapiteau est un peu éculé. D'ailleurs il ne jette ni lumière ni rayons pendant la première heure et il ressemble seulement à un feu qui serait au milieu d'une grande obscurité. A la seconde heure, il prend la figure d'un bouclier et répand partout une chaleur et une clarté fort vives. Il arrive tout le contraire à son coucher, car après avoir disparu, il laisse un crépuscule de deux ou même de trois grandes heures au rapport d'Agatarchidès, et c'est pour ces peuples, le temps le plus agréable de la journée parce que la chaleur du jour a entièrement cessé. Les vents d'orient et d'occident, aussi bien que ceux du septentrion, soufflent là comme ailleurs, mais on ne connaît pas dans toute l'Éthiopie les vents du midi. Il est néanmoins dans la Troglodytie et dans l'Arabie des vents si chauds qu'ils mettent le feu dans les forêts et réduisent à la dernière langueur les habitants, lors même qu'ils se sont réfugiés dans leurs cabanes ; c'est ce qui fait qu'ils regardent l'aquilon comme le plus aimable de tous les vents parce qu'il traverse toute la terre sans perdre sa fraîcheur.

XXV. Description abrégée de l'intérieur de l'Afrique.

Il ne sera pas maintenant hors de propos de dire un mot des Africains qui habitent auprès de l'Égypte et de parcourir les contrées qui sont aux environs de la leur. Quatre nations d'Africains occupent la terre ferme qui est derrière Cyrène et les Syrtes. Les Nasamones sont au midi, les Auchises sont au couchant, les Marmarides cultivent cette longue étendue de côtes qui est entre l'Égypte et Cyrène, et les Maces qui sont les plus nombreux habitent le plus près des Syrtes. Entre ces peuples, ceux qui ont des terres propres à porter des fruits exercent l'agriculture ; d'autres sont pasteurs et se nourrissent de leurs troupeaux. Les uns et les autres ont des rois. Ils ne sont pas tout à fait sauvages et ils connaissent l'humanité. Mais il y a une troisième sorte d'Africains qui ne sont point soumis à un roi, qui n'ont, ni mœurs, ni justice, et qui ne vivent que de brigandages. Ils sortent subitement de leurs retraites, emportent les premières choses qu'ils rencontrent et s'enfuient aussitôt. Ils passent toute leur vie à l'air et n'ont que des inclinations de bêtes. Ils n'ont aucun choix dans leur manger et ils ne s'habillent que de peaux de chèvres. Les plus puissants d'entre eux ne sont maîtres d'aucune ville, mais ils ont quelques tours assises au bord de l'eau dans lesquelles ils serrent les vivres qu'ils ont de trop. Ils font chaque année prêter serment de fidélité à leurs sujets. Ils regardent comme compagnons ceux qui vivent sous leur empire, mais ils poursuivent comme ennemis ceux qui se soustraient à leur domination et ils les condamnent à la mort. Leurs armes conviennent et à leur pays et à leur naturel, car comme ils habitent une contrée fort plate et qu'ils sont fort légers, ils vont à la guerre avec trois lances seulement et quelques pierres qu'ils portent dans des sacs de cuir. Ils ne se servent ni d'épées, ni de casques, ni de toutes nos autres armes. Ils songent seulement à surpasser les autres à la course, soit en fuyant, soit en poursuivant. Aussi sont‑ils fort habiles à lancer des pierres, fortifiant par l'exercice et par l'habitude les dispositions qu'ils ont reçues de la nature. Ils n'observent aucune justice à l'égard des étrangers et ils faussent ordinairement la foi qu'ils leur ont donnée. Auprès d'eux est le territoire de Cyrène. La terre en est bonne et produit quantité de fruits car elle porte non seulement des blés mais aussi des vignes, des oliviers et toutes sortes d'arbres. Ce pays enfin est arrosé par de grands fleuves qui sont d'une extrême commodité pour les habitants excepté dans la partie méridionale qui est entièrement infertile et manque absolument d'eau. Elle est tellement dénuée d'arbres, de ruisseaux et de tous les objets qui peuvent arrêter la vue qu'elle ressemble à une vaste mer. Elle est même bornée par des sables immenses qu'on ne saurait traverser. On n'aperçoit jamais d'oiseaux dans l'air ; cependant on voit courir sur la terre des chevreuils et des boeufs sauvages. Mais autant que ce pays est dépourvu de toutes les choses nécessaires à la vie, autant est‑il rempli de serpents de différentes formes. Les plus remarquables sont les cérastes dont les morsures sont mortelles. Comme leur couleur approche fort de celle du sable, il est très difficile de les apercevoir et la plupart des voyageurs s'attirent, en marchant sur eux, une mort imprévue. On dit qu'il vint autrefois une si grande quantité de ces serpents dans l'Égypte qu'ils la dépeuplèrent en partie.

XXVI. Phénomènes étonnants dans un désert de l'Afrique voisin des Syrtes.

Il arrive une chose fort étonnante dans ce désert aussi bien que dans ce canton de l'Afrique qui est vis‑à‑vis des Syrtes. En tout temps mais surtout lorsqu'il ne fait point de vent, l'air y paraît rempli de figures d'animaux dont les unes sont immobiles et les autres semblent se remuer. Quelques‑unes paraissent fuir et d'autres poursuivre ceux qui marchent, mais elles sont toutes d'une grandeur extraordinaire, et rien n'est plus capable d'effrayer ceux qui ne sont pas faits à ce spectacle, car quand elles tombent sur les passants, elles leur font sentir une espèce de palpitation avant que de les glacer par leur humidité. Ce phénomène épouvante les étrangers mais les habitants du pays essuient cette incommodité sans s'en mettre en peine. Quoique ce fait soit tout à fait étrange et qu'il approche beaucoup de la fable, cependant quelques philosophes en ont cherché la cause physique. Il ne souffle, disent‑ils, point de vent dans ce pays ou s'il en souffle quelqu'un, ce ne peut être qu'un vent faible ; c'est pourquoi l'air est toujours dans une grande tranquillité. D'ailleurs n'y ayant dans les environs ni bois, ni collines, ni vallées, ni rivières et la terre ne produisant point de fruits, il ne s'y engendre par conséquent point de ces vapeurs qui sont ailleurs le principe et la cause de tous les vents. Ce repos de l'air le rend extrêmement épais. Ainsi les nuées qui y sont poussées des pays circonvoisins trouvant une espèce de résistance prennent différentes formes et se pressent les unes contre les autres, comme nous voyons qu'il arrive ici même dans les temps pluvieux et agités. Dès que ces nuées ont passé dans cet air tranquille, leur poids les fait tomber vers la terre dans la figure où elles se trouvent et elles suivent l'impression que leur donne le premier corps vivant qui s'en approche. Car il ne faut pas s'imaginer que le mouvement qu'elles paraissent avoir parte d'une volonté qui soit en elles. Mais les hommes ou les bêtes qui marchent les poussent devant eux ou s'en font suivre avec l'air qui les environne et qui entraîne aisément des substances si légères. Et lorsqu'ils s'arrêtent ou qu'ils reviennent sur leur pas, il n'est pas étonnant que leur rencontre subite décompose ces figures qui les inondent en se détruisant.

XXVII. Des Amazones d'Afrique.

C'est ici le lieu de parler des Amazones d'Afrique, car ceux‑là se trompent qui croient qu'il n'y en a jamais eu d'autres que celles qui ont demeuré dans le royaume de Pont le long du fleuve Thermodoon. Il est certain, au contraire, que les Amazones de l'Afrique sont plus anciennes que les autres et les ont surpassées par leurs exploits. Je suis bien persuadé que leur histoire paraîtra nouvelle et inouïe à la plupart des lecteurs, car cette nation a été entièrement éteinte plusieurs siècles avant la guerre de Troie, au lieu que les Amazones du fleuve Thermodoon fleurissaient encore pendant cette guerre. Ainsi il n'est pas étonnant que ces dernières soient plus connues et se soient pour ainsi dire emparées de la gloire des premières que le long espace de temps a fait entièrement oublier. Pour moi, ayant trouvé que plusieurs poètes ou historiens dont quelques‑uns mêmes sont modernes, ont fait mention des Amazones de l'Afrique, j'exposerai en abrégé leurs exploits les plus remarquables en suivant les traces de Dionysius qui a écrit l'histoire des Argonautes et de Bacchus, et qui rapporte ce qui s'est passé de plus mémorable dans l'antiquité la plus reculée. Il y a eu en Afrique plusieurs nations de femmes recommandables par leur valeur. Chacun sait que la nation des Gorgones, contre lesquelles on dit que Persée combattit, a été extrêmement courageuse et on en a une preuve certaine en ce que ce fils de Jupiter, qui était alors le plus vaillant des Grecs, regarda comme un très grand exploit la guerre qu'il leur avait faite. Mais les Amazones dont il s'agit maintenant paraîtront bien supérieures aux Gorgones. Vers les extrémités de la terre et à l'occident de l'Afrique habite une nation gouvernée par des femmes, dont la manière de vivre est toute différente de la nôtre, car la coutume est là que les femmes aillent à la guerre, et elles doivent servir un certain espace de temps en conservant leur virginité. Quand ce temps est passé elles épousent des hommes pour en avoir des enfants, mais elles exercent les magistratures et les charges publiques. Les hommes passent toute leur vie dans la maison, comme font ici nos femmes et ils ne travaillent qu'aux affaires domestiques, car on a soin de les éloigner de toutes les fonctions qui pourraient relever leur courage. Dès que ces Amazones sont accouchées, elles remettent l'enfant qui vient de naître entre les mains des hommes qui le nourrissent de lait et d'autres aliments convenables à son âge. Si cet enfant est une fille, on lui brûle les mamelles de peur que dans la suite du temps, elles ne viennent à s'élever, ce qu'elles regardent comme une incommodité dans les combats et c'est là la raison du nom d'Amazones que les Grecs leur ont donné. On prétend qu'elles habitaient une île appelée Hespérie parce qu'elle est située au couchant du lac Tritonide. Ce lac prend, dit‑ on, son nom d'un fleuve appelé Triton, qui s'y décharge. Il est dans le voisinage de l'Éthiopie au pied de la plus haute montagne de ce pays‑là, que les Grecs appellent Atlas et qui domine sur l'océan. L'île Hespérie est fort grande et elle porte plusieurs arbres qui fournissent des fruits aux habitants. Ils se nourrissent aussi du lait et de la chair de leurs chèvres et de leurs brebis dont ils ont de grands troupeaux, mais l'usage du blé leur est entièrement inconnu. Les Amazones, portées par leur inclination à faire la guerre, soumirent d'abord à leurs armes toutes les villes de cette île, excepté une seule qu'on appelait Méné et qu'on regardait comme sacrée. Elle était habitée par des Éthiopiens Ichtyophages, et il en sortait des exhalaisons enflammées. On y trouvait aussi quantité de pierres précieuses comme des escarboucles, des sardoines et des émeraudes. Ayant soumis ensuite les Numides et les autres nations africaines qui leur étaient voisines, elles bâtirent sur le lac Tritonide une ville qui fut appelée Cherronèse à cause de sa figure. Ces succès les encourageant à de plus grandes entreprises, elles parcoururent plusieurs parties du monde. Les premiers peuples qu'elles attaquèrent furent, dit‑on, les Atlantes. Ils étaient les mieux policés de toute l'Afrique et habitaient un pays riche et rempli de grandes villes. Ils prétendent que c'est sur les côtes maritimes de leur pays que les dieux ont pris naissance, et cela s'accorde assez avec ce que les Grecs en racontent ; nous en parlerons plus bas. Myrine, reine des Amazones, assembla contre eux une armée de trente mille femmes d'infanterie et de deux mille de cavalerie, car l'exercice du cheval était aussi en recommandation chez ces femmes à cause de son utilité dans la guerre. Elles portaient pour armes défensives des dépouilles de serpents, l'Afrique en produit d'une grosseur qui passe toute croyance. Leurs armes offensives étaient des épées, des lances et des arcs. Elles se servaient fort adroitement de ces dernières armes, non seulement contre ceux qui leur résistaient, mais aussi contre ceux qui les poursuivaient dans leur fuite. Ayant fait une irruption dans le pays des Atlantides, elles vainquirent d'abord en bataille rangée les habitants de la ville de Cercène, et étant entrées dans cette place pêle‑mêle avec les fuyards, elles s'en rendirent maîtresses. Elles traitèrent ce peuple avec beaucoup d'inhumanité afin de jeter la terreur dans l'âme de leurs voisins, car elles passèrent au fil de l'épée tous les hommes qui avaient atteint l'âge de puberté et elles réduisirent en servitude les femmes et les enfants ; après quoi, elles démolirent la ville. Le désastre des Cercéniens s'étant divulgué dans tout le pays, le reste des Atlantes en fut si épouvanté que tous, d'un commun accord, rendirent leurs villes et promirent de faire ce qu'on leur ordonnerait. La reine Myrine les traita avec beaucoup de douceur. Elle leur accorda son amitié et en la place de la ville qu'elle avait détruite, elle en fit bâtir une autre à laquelle elle fit porter son nom. Elle la peupla des prisonniers qu'elle avait faits dans ses conquêtes et des gens du pays qui voulurent y demeurer. Cependant les Atlantes lui apportant des présents magnifiques et lui décernant toutes sortes d'honneurs, elle reçut avec plaisir ces marques de leur affection et leur promit de les protéger.

XXVIII. Les Gorgones autres femmes guerrières vaincues par les Amazones.

En effet, comme ils étaient souvent attaqués par les Gorgones, cette autre nation de femmes qui étaient leurs voisines et qui tâchaient d'égaler en tout les Amazones, la reine Myrine voulut bien les aller combattre dans leur pays à la prière des Atlantes. Les Gorgones s'étant rangées en bataille, le combat fut opiniâtre, mais enfin les Amazones ayant eu le dessus, elles passèrent au fil de l'épée quantité de leurs ennemies et n'en prirent guère moins de trois mille prisonnières. Le reste s'étant sauvé dans les bois, Myrine qui voulait abolir entièrement cette nation, commanda qu'on y mît le feu. Mais ce dessein n'ayant pas réussi, elle se retira sur les frontières du pays des Gorgones. Cependant, comme les Amazones faisaient la garde avec négligence à cause de leurs succès, leurs prisonnières s'étant saisies de leurs épées lorsqu'elles dormaient, en égorgèrent un grand nombre. Mais enfin étant accablées par les Amazones qui se mirent bientôt en défense, elles furent toutes tuées après une résistance très vigoureuse. Myrine fit brûler les corps de ses compagnes mortes sur trois bûchers et elle fit élever trois grands tombeaux qui s'appellent encore aujourd'hui les tombeaux des Amazones. Les Gorgones s'étant relevées dans la fuite, furent attaquées encore une fois par Persée fils de Jupiter ; Méduse était alors leur reine. Mais enfin cette nation et celle des Amazones furent détruites l'une et l'autre par Hercule lorsqu'étant passé dans l'Occident, il planta une colonne dans l'Afrique, ne pouvant souffrir après tant de bienfaits que le genre humain avait reçus de lui qu'il y eût une nation gouvernée par des femmes. On dit que le lac Tritonide a entièrement disparu par la rupture de tout le terrain qui le séparait de l'océan.

Myrine reine des Amazones d'Afrique.

Mais pour revenir à Myrine, après qu'elle eut ravagé une grande partie de l'Afrique, elle entra dans l'Égypte où elle lia amitié avec Horus, fils d'Isis, qui gouvernait alors ce royaume. De là, elle alla attaquer les Arabes et elle en extermina un très grand nombre. Ensuite, elle soumit a son empire toute la Syrie, les Ciliciens lui offrirent des présents et lui promirent d'exécuter ses ordres. Myrine leur laissa la liberté parce qu'ils étaient venus se rendre d'eux‑mêmes. C'est pour cela qu'on les appelle encore à présent Éleuthéro‑Ciliciens. Ayant dompté ensuite les peuples qui habitent auprès du Mont Taurus et qui sont recommandables par leur force et par leur courage, elle entra dans la grande Phrygie et ayant parcouru avec son armée plusieurs contrées maritimes, elle termina enfin cette expédition au bord du fleuve Caïque. Elle choisit ensuite dans les pays qu'elle avait conquis les lieux les plus propres pour des villes et elle y en fit bâtir de très grandes. Elle donna son nom à la principale et voulut que les autres fussent appelées du nom des premières femmes de son armée comme le sont, par exemple, les villes de Cyme, de Pitane et de Priène qui sont situées au bord de la mer, mais elle en fit bâtir plusieurs autres dans la terre ferme. Elle fournit aussi quelques îles et entre autres celle de Lesbos où elle bâtit la ville qu'on appelle Mytilène du nom de sa soeur qui commandait une partie de son armée. Pendant qu'elle allait à d'autres îles, son vaisseau fut battu de la tempête. Ayant fait un voeu à la mère des dieux, elle fut jetée dans une île déserte qu'elle consacra à la déesse, suivant l'avertissement qu'elle en avait eu en songe ; elle lui dressa des autels et lui institua des sacrifices. Elle donna ensuite à cette île le nom de Samothrace qui dans sa langue maternelle signifiait île sacrée. Il y a pourtant des historiens qui prétendent que cette île s'appelait d'abord Samos et que depuis elle fut appelée Samothrace par les Thraces qui l'habitèrent. On dit que quand les Amazones furent sorties de cette île, la mère des dieux qui s'y plaisait y transporta pour la peupler un grand nombre de gens et, entre autres, ses enfants appelés les Corybantes. A l'égard de leur père, il n'est connu que de ceux qui sont initiés aux mystères qu'on y célèbre encore aujourd'hui, et que cette déesse enseigna dès lors aux hommes dans un temple dont elle fit un asile. Environ ce temps‑là, un certain Mopsus né en Thrace fut banni de son pays par Lycurgue qui en était roi et s'étant fait suivre par un assez grand parti, il se jeta dans le pays des Amazones. Sipyle, Scythe de nation, banni de même de sa patrie, se joignit à Mopsus dans cette guerre. Leurs troupes réunies remportèrent la victoire. La reine Myrine et la plupart de ses compagnes furent tuées sur le champ de bataille. Ces étrangers les ayant attaquées en d'autres rencontres, toujours avec succès, ce qui resta de cette armée de femmes fut obligé de revenir dans la Libye. Telle fut, dit‑on, la fin de l'expédition des Amazones.

XXIX. Histoire des dieux selon les Atlantes.

Comme nous avons fait mention des Atlantes, je crois qu'il ne sera pas hors de notre sujet de rapporter ici ce qu'ils racontent de la naissance des dieux. Leur sentiment n'est pas en ce point fort éloigné de celui des Grecs. Les Atlantes habitent une contrée maritime et très fertile. Ils diffèrent de tous leurs voisins par leur piété envers les dieux et par leur hospitalité. Ils prétendent que c'est chez eux que les dieux ont pris naissance et le plus fameux de tous les poètes de la Grèce paraît être de cet avis lorsqu'il fait dire à Junon:

Je vais voir sur les bords du terrestre séjour

L'Océan et Thétis, dont nous tenons le jour.

Ils disent que leur premier roi fut Uranus. Ce prince rassembla dans les villes les hommes qui avant lui étaient répandus dans les campagnes. Il les retira de la vie brutale et désordonnée qu'ils menaient ; il leur enseigna l'usage des fruits et la manière de les garder et leur communiqua plusieurs autres inventions utiles. Son empire s'étendait presque par toute la terre mais surtout du côté de l'occident et du septentrion. Comme il était soigneux observateur des astres, il détermina plusieurs circonstances de leurs révolutions. Il mesura l'année par le cours du soleil et les mois par celui de la lune et il désigna le commencement et la fin des saisons. Les peuples qui ne savaient pas encore combien le mouvement des astres est égal et constant, étonnés de la justesse de ses prédictions, crurent qu'il était d'une nature plus qu'humaine et après sa mort ils lui décernèrent les honneurs divins à cause de son habileté dans l'astronomie et des bienfaits qu'ils avaient reçus de lui. Ils donnèrent son nom à la partie supérieure de l'univers, tant parce qu'ils jugèrent qu'il connaissait particulièrement tout ce qui arrive dans le ciel que pour marquer la grandeur de leur vénération par cet honneur extraordinaire qu'ils lui rendaient, ils l'appelèrent enfin roi éternel de toutes choses. On dit qu'Uranus eut quarante‑cinq enfants de plusieurs femmes mais qu'il en eut entre autres dix‑huit de Titaea. Ceux‑ci outre leur nom particulier furent appelés Titans du nom de leur mère. Comme Titaea était fort prudente et qu'elle surpassait les autres femmes en toute sorte de vertus , elle fut mise au rang des dieux par ceux qu'elle avait comblés de biens pendant sa vie et elle fut appelée la Terre. Uranus eut aussi plusieurs filles dont les deux aînées ont été les plus célèbres. L'une était Basilée, qui signifie reine, et l'autre Rhéa, que quelques‑uns nomment aussi Pandore. Basilée qui était la première était aussi la plus sage et la plus habile. Elle éleva tous ses frères et elle avait pour eux une amitié de mère. Quand son père passa au rang des dieux, les peuples et surtout ses frères, l'obligèrent de monter sur le trône ; elle était encore vierge et par un excès de pudeur, elle ne voulait pas se marier. Mais enfin, pour avoir des enfants qui purent succéder à sa couronne, elle épousa Hypérion, celui de ses frères qu'elle aimait le plus.

Helius et Séléné frère et soeur de Basilée et d'Hypérion.

Elle en eut un fils et une fille, Hélius et Séléné, tous deux admirables par leur beauté et par leur vertu. Cependant, ces avantages attirèrent sur Basilée l'envie de ses frères qui, craignant d'ailleurs qu'Hypérion ne voulût se rendre maître du royaume, conçurent un dessein exécrable. Ils conjurèrent entre eux d'égorger Hypérion et de noyer dans l'Éridan son fils Hélius qui n'était encore qu'un enfant. Quand Séléné apprit ce malheur, comme elle aimait son frère uniquement, elle se jeta du haut du palais en bas. Pendant que Basilée cherchait le long du fleuve le corps de son fils Hélius, elle s'endormit de lassitude. Elle crut voir son fils qui l'appela et lui recommanda de ne point s'affliger de la mort de ses enfants. Il ajouta que les Titans recevraient le châtiment qu'ils méritaient, que sa soeur et lui allaient être admis au nombre des dieux par l'ordre du destin, que ce qui s'appelait autrefois dans le ciel le feu sacré s'appellerait Hélius ou le Soleil, et qu'on donnerait à l'astre appelé Mené le nom de Séléné ou de Lune. S'étant réveillée, elle raconta son songe à ceux qui la suivaient et leur défendit de la toucher. Aussitôt, elle tomba dans une espèce de fureur. Prenant en main les jouets de sa fille qui pouvaient faire du bruit elle errait partout le pays et se mettant à courir et à danser, les cheveux épars, comme elle aurait fait au son des tambours et des timbales, elle excitait la compassion de tous ceux qui la voyaient. Tout le monde en ayant pitié, quelques‑uns voulurent l'arrêter. Mais aussitôt il tomba une grande pluie accompagnée d'horribles éclats de tonnerre. Sur ces entrefaites, Basilée disparut. Le peuple changeant alors sa douleur en vénération plaça Hélius et Selené entre les astres. On éleva des autels en l'honneur de leur mère et on lui offrit des sacrifices au bruit des tambours et des timbales à l'imitation de ce qu'on lui avait vu faire.

XXX. Histoire de Cybèle suivant les Phrygiens. Combats de Marsyas et d'Apollon.

Les Phrygiens pourtant revendiquent cette déesse. Ils disent qu'ils avaient autrefois un roi nommé Méon qui régnait aussi sur la Lydie. Ce prince épousa une femme nommée Dindyme dont il eut une fille. Ne voulant pas l'élever, il l'exposa sur le mont Cybèle. Cependant les dieux permirent qu'elle fût allaitée par des femelles de léopards et d'autres animaux féroces. Quelques bergères du lieu l'ayant remarqué enlevèrent cette enfant et l'appelèrent Cybèle du nom du lieu où elles l'avaient trouvée. Cette fille devenue grande surpassait ses compagnes non seulement par sa beauté et par sa sagesse mais aussi par son esprit. Car elle inventa une flûte composée de plusieurs tuyaux et ce fut elle qui la première fit entrer dans les choeurs les timbales et les tambours. Elle guérissait par des purifications et par des airs de musique les maladies des enfants et celles des troupeaux. Comme elle avait sauvé plusieurs enfants et qu'elle en avait souvent entre les bras, elle fut appelée d'un commun consentement Mère de montagne. Le principal de ses amis était Marsyas Phrygien, homme recommandable par son esprit et par sa tempérance. Il donna des marques de son génie lorsqu'il inventa la flûte simple qui rendait seule tous les tons de la flûte à plusieurs tuyaux et on jugera de sa chasteté, lorsqu'on saura qu'il est mort sans avoir connu les plaisirs de Vénus. Cependant, Cybèle étant parvenue en âge de puberté devint amoureuse d'un jeune homme du pays appelé d'abord Atys, et ensuite Papas. Ses parents la reconnurent dans le temps qu'elle avait eu un commerce secret avec lui et qu'elle en était devenue grosse. Ils la menèrent sans en rien savoir à la cour du roi son père. Ce prince la crut d'abord fille mais ayant reconnu le contraire, il fit mourir Atys et les bergères qui avaient trouvé et nourri la fille et il voulut qu'on laissât leurs corps sans sépulture. Cybèle, transportée d'amour pour ce jeune homme et affligée de l'aventure de ses nourrices, devint folle et se mit à courir le pays en pleurant et en battant du tambour. Marsyas ayant pitié de son infortune, à cause de l'amitié qu'il lui avait autrefois portée, se mit à la suivre. Ils arrivèrent ensemble chez Bacchus à Nyse et ils y trouvèrent Apollon qui avait acquis une grande réputation par la manière dont il jouait de la lyre. On prétend que Mercure a été l'inventeur de cet instrument, mais qu'Apollon est le premier qui en ait joué avec méthode. Marsyas étant entré en dispute avec Apollon touchant l'art de la musique, ils choisirent les Nysiens pour juges. Apollon joue le premier un air assez simple sur son instrument, mais Marsyas, prenant sa flûte, frappa davantage les auditeurs par la nouveauté du son art, par l'agrément de son jeu et il leur parut l'emporter de beaucoup sur son concurrent. Étant convenus entre eux de redonner chacun à leurs juges des preuves de leur habileté, on dit qu'Apollon accompagna son instrument d'un air qu'il chanta et qu'il surpassa de bien loin le jeu de la flûte seule. Marsyas, indigné, représenta à ses auditeurs qu'il n'était pas vaincu dans les règles puisque c'était de leurs instruments et non de leurs voix qu'il fallait juger, et qu'il ne s'agissait que de savoir laquelle, de la lyre ou de la flûte, l'emportait sur l'autre pour la beauté du son ; en un mot, qu'il était injuste d'employer deux arts contre un. Apollon répondit qu'il n'avait pris aucun avantage sur lui puisque Marsyas se servait de la bouche et des doigts pour faire parler son instrument et qu'ainsi on le réduisait aux doigt seuls, il fallait que Marsyas s'y réduisît aussi lui‑même. Les juges trouvèrent qu'Apollon avait pensé juste et ils ordonnèrent une troisième épreuve. Marsyas fut encore vaincu et Apollon, que ce débat avait aigri, l'écorcha tout vif. Il s'en repentit cependant peu de temps après ; contristé de ce qu'il avait fait, il rompit les cordes de sa lyre et laissa perdre cet art naissant. Les Muses ajoutèrent depuis à cet instrument la corde qu'on appelle Mésé, Linus celle qu'on appelle Lichanon, et Orphée et Thamyris celles qu'on nomme Hypaté et Parhypate. On dit qu'après qu'Apollon eut consacré dans l'antre de Bacchus sa lyre et les flûtes de Marsyas, il devint amoureux de Cybèle et l'accompagna dans ses courses jusqu'aux monts Hyperboréens. Vers ce temps‑là les Phrygiens furent affligés par de cruelles maladies et la terre ne produisait plus aucun fruit. Ayant demandé à l'oracle un secours à leurs maux, on dit qu'il leur ordonna d'enterrer le corps d'Atys et d'honorer Cybèle comme déesse. Mais comme le corps d'Atys avait été entièrement consumé par le temps, ils le représentèrent par une figure devant laquelle faisant de grandes lamentations, ils apaisèrent la colère de celui qu'ils avaient injustement mis à mort, cérémonie qu'ils ont conservée jusqu'à présent. Ils instituèrent à l'honneur de Cybèle des sacrifices annuels sur les mêmes autels qu'elle avait autrefois élevés. Enfin, ils lui bâtirent un superbe temple dans la ville de Pisununte en Phrygie et ils établirent des fêtes à la solennité desquelles on dit que le roi Midas contribua beaucoup. Au‑dessous de la statue de Cybèle, on mit des lions et des léopards parce qu'on croit qu'elle fut allaitée par ces animaux. Voila ce que les Atlantes et les Phrygiens racontent de la mère des dieux.

XXXI. Descendants d'Uranus et d'Atlas son fils.

Après la mort d'Hypérion, les enfants d'Uranus partagèrent le royaume entre eux. Les deux plus célèbres furent Atlas et Saturne. Les lieux maritimes étant échus par le sort à Atlas, ce prince donna son nom aux Atlantes ses sujets et à la plus haute montagne de son pays. On dit qu'il excellait dans l'astrologie et que ce fut lui qui représenta le monde par une sphère. C'est pour cette raison qu'on a prétendu qu'Atlas portait le monde sur ses épaules, cette fable faisant une allusion sensible à son invention. II eut plusieurs enfants, mais Hespérus se rendit le plus remarquable de tous par sa piété, par sa justice et par sa bonté. Celui‑ci étant monté au plus haut du mont Atlas pour observer les astres, fut subitement emporté par un vent impétueux et on ne l'a pas vu depuis. Le peuple, touché de son sort et se ressouvenant de ses vertus, lui décerna des honneurs divins et consacra son nom en le donnant à la plus brillante des planètes. Atlas fut aussi père de sept filles qui furent toutes appelées Atlantides mais dont les noms propres furent Maïa, Électre, Taygète, Astérope, Mérope, Alcyone et Célaeno. Elles furent aimées des plus célèbres d'entre les dieux et les héros et elles en eurent des enfants qui devinrent dans la suite aussi fameux que leurs pères et qui furent les chefs de bien des peuples. Maïa, l'aînée de toutes, eut de Jupiter un fils appelé Mercure, qui fut l'inventeur de plusieurs arts. Les autres Atlantides eurent aussi des enfants illustres. Car les uns donnèrent l'origine à plusieurs nations et les autres bâtirent des villes. C'est pourquoi non seulement quelques barbares mais même plusieurs Grecs font descendre leurs anciens héros des Atlantides. On dit qu'elles furent très intelligentes, et que c'est pour cette raison que les hommes les regardèrent comme déesses après leur mort, et les placèrent dans le ciel sous le nom de Pléiades. Les Atlantides furent aussi nommées Nymphes parce que dans leur pays on appellent ainsi toutes les femmes.

XXXII. De Saturne et de Jupiter son fils.

On raconte de Saturne, frère d'Atlas, que son impiété et son avarice le rendirent bien différent de son frère. Il épousa sa soeur Rhéa et il en eut Jupiter surnommé depuis Olympien. Il y a eu un autre Jupiter, frère d'Uranus et roi de Crète, mais dont la gloire fut bien inférieure à celle d'un de ses successeurs de même nom, car celui‑ci fut maître de tout le monde, au lieu que le premier n'avait été roi que de son île. Jupiter frère d'Uranus eut dix enfants appelés Curètes et il appela l'île de Crète Ida du nom de sa femme ; on dit qu'il y fut enterré, et on montre encore aujourd'hui son tombeau. Les Crétois ne conviennent pas de ce fait et font une histoire toute différente que nous rapporterons dans l'article de ces peuples. On raconte que Saturne fut roi de Sicile, d'Afrique et même de l'Italie. Il établit le siège de son empire dans l'occident. Il fit bâtir dans tous les lieux hauts des citadelles et des forteresses pour affermir son autorité ; de là vient que dans la Sicile et dans les pays occidentaux on appelle encore aujourd'hui saturniens les lieux élevés. Jupiter, fils de Saturne, n'eut point les vices de son père et il se montra doux et affable à tout le monde. C'est pourquoi ses peuples lui donnèrent le nom de père. Il devint maître du royaume, soit que Saturne le lui eût cédé volontairement, ou qu'il y eût été contraint par ses sujets dont il s'était fait haïr. Jupiter ayant vaincu en bataille rangée son père qui l'était venu attaquer avec les Titans, demeura paisible possesseur du trône. Il parcourut ensuite toute la terre dans la vue de répandre ses bienfaits sur tous les hommes. Comme il était très courageux et qu'il possédait les autres vertus dans un haut degré, il devint bientôt maître du monde entier. Il s'étudiait à rendre ses sujets heureux, mais il punissait sévèrement les méchants et les impies. Après qu'il fut mort, les peuples lui donnèrent le surnom de Zeus, c'est‑à‑dire vivant, parce qu'il avait enseigné aux hommes à bien vivre. Ils le placèrent dans le ciel par une distinction qui partait de leur reconnaissance et lui déférèrent le titre de dieu et de seigneur éternel de tout l'univers. Voilà en abrégé ce que les Atlantes racontent de leurs dieux.

XXXIII. Différentes opinions sur Bacchus parmi les Grecs mêmes. Quelques-uns ne prennent Bacchus que pour une indication allégorique du vin.

L'ordre de notre histoire nous a engagé à parler dans notre premier livre de la naissance et des actions de Bacchus suivant les opinions égyptiennes et nous croyons devoir placer ici ce que les Grecs disent de ce dieu. Comme les anciens mythologistes et les poètes qui ont fait mention de lui, en parlent diversement et chargent même son histoire de faits incroyables et absurdes, il est fort difficile de démêler la vérité de l'origine et des actions de Bacchus. Les uns n'en reconnaissent qu'un, d'autres prétendent qu'il y en a eu trois. Quelques‑uns même soutiennent que ce dieu n'a jamais paru sous la figure d'un homme, et ils veulent que par le mot de Bacchus on entende seulement le vin. Nous rapporterons en abrégé ce qui en a été dit dans ces différentes suppositions. Ceux qui parlent physiquement de ce dieu et qui nomment le raisin du nom de Bacchus, disent que la terre, entre autres fruits, produisit d'elle‑même la vigne, qui n'avait point encore été semée. Leur raison est qu'on trouve dans des lieux abandonnés des vignes sauvages qui rapportent un fruit semblable à celui des vignes cultivées. Ils prétendent que Bacchus a été nommé Dimeter par les anciens, c'est‑à‑dire, qui a deux mères parce qu'il naît pour la première fois lorsque la vigne sort de terre et pour la seconde lorsque le raisin sort de la vigne. Quelques mythologistes lui attribuent encore une troisième naissance, car ils racontent qu'étant né de Jupiter et de Cérès, les hommes le mirent en pièces et le firent ensuite bouillir, mais que Cérès ayant ramassé ses membres, lui rendit la vie. On donne une interprétation physique de ces fictions en disant que Bacchus fils de Jupiter et de Cérès signifie que la vigne étant venue à son point de maturité par le moyen de Cérès qui est la terre et de Jupiter qui est la pluie, produit le fruit qui fournit le vin, Bacchus dans sa jeunesse mis en pièces par les hommes, marque la vendange et le raisin mis au pressoir ; ses membres qu'on a fait cuire indiquent la coutume de faire cuire le vin pour le rendre plus fort et d'un goût plus agréable, ce qui se pratique chez plusieurs peuples. Son retour à la vie et à son premier état par les soins de Cérès exprime qu'après qu'on a dépouillé la vigne de son fruit et qu'on l'a taillée, la terre la remet en état de repousser dans son temps. On ajoute que Cérès a été appelée Terre‑Mère par les anciens poètes et mythologistes. Enfin on remarque que ce qu'ils avancent est entièrement conforme à ce qu'en disent les poèmes d'Orphée, et aux particularités qu'on en découvre dans les sacrés mystères qu'il n'est pas permis de révéler à ceux qui n'y font pas initiés. C'est aussi par une raison de physique que d'autres pensent que Bacchus est fils de Sémélé, car ils disent que la terre fut nommée par les anciens Semélé et Thyoné, Sémélé à cause de la vénération qu'on portait à cette déesse, et Thyoné à cause des sacrifices qu'on lui faisait. Il naquit deux fois de Jupiter selon eux parce que le déluge de Deucalion ayant fait périr la vigne ainsi que tous les autres arbres, les raisins furent bientôt reproduits à l'aide de la pluie. Ce dieu s'étant montré ainsi aux hommes une seconde fois, on dit qu'il avait été gardé dans la cuisse de Jupiter. Voilà quels sont les sentiments de ceux qui n'entendent par Bacchus que l'invention ou la découverte du vin.

XXXIV. D'autres admettent un vrai Bacchus et d'autres trois dont les peuples n'ont fait ensuite qu'un seul.

Les mythologistes qui reconnaissent un vrai Bacchus lui attribuent tous uniformément l'invention de la culture des vignes et de tout ce qui concerne le vin. Mais ils disputent s'il y en a eu plusieurs ou s'il n'y en a eu qu'un seul. Les uns disent qu'il n'y a eu qu'un seul Bacchus, qui enseigna aux hommes à boire du vin, à ramasser les fruits des arbres, qui mena une armée par toute la terre habitable et qui introduisit les sacrés mystères et les Bacchanales. Les autres, comme je l'ai déjà dit, prétendent qu'il y en a eu trois qui ont tous vécu en différents temps et ils attribuent à chacun d'eux des actions particulières. Ils assurent que le plus ancien était Indien de nation, que, comme son pays était si fertile qu'il portait des vignes sans être cultivé, il s'avisa le premier d'écraser des grappes de raisin et montra ainsi aux hommes l'usage du vin. Après cela il apporta beaucoup d'attention à cultiver les figuiers et les autres arbres qui portent du fruit ; enfin il fut très expérimenté dans tout ce qui concernait les productions de la terre. Ils ajoutent qu'on lui avait donné le surnom de Catapogon parce que les Indiens nourrissent avec soin leurs barbes jusqu'à la fin de leurs jours. Ce même Bacchus parcourut toute la terre à la tête d'une armée et enseigna l'art de planter la vigne et de presser le raisin, ce qui lui fit donner le surnom de Lenaeus. Enfin, ayant découvert aux hommes plusieurs autres secrets, il fut mis après sa mort au rang des immortels. Les Indiens montrent encore aujourd'hui l'endroit où il prit naissance et ils ont plusieurs villes qui portent en leur langue le nom de ce dieu. Il nous reste aussi plus d'un monument remarquable qui prouve qu'il est né dans les Indes, mais il serait trop long de les rapporter.

Le second, fils de Jupiter et de Cérès ou de Proserpine.

Suivant ces mythologistes, le second Bacchus naquit de Jupiter et de Proserpine ou de Cérès. Ce fut lui qui le premier attela des boeufs à la charrue ; car auparavant on ne labourait qu'à force de bras. Il inventa, disent‑ils, plusieurs choses utiles à l'agriculture et qui soulagèrent beaucoup les laboureurs. C'est pourquoi suivant l'inclination qu'ont les hommes d'appeler dieux leurs bienfaiteurs, ils lui firent des sacrifices et lui décernèrent les honneurs divins. Les peintres et les sculpteurs donnent à celui‑ci des cornes pour le distinguer du premier et pour marquer de quelle utilité a été aux hommes l'invention de faire servir le boeuf au labourage.

Le troisième, fils de Jupiter et de Sémélé.

Le troisième, disent‑ils, naquit à Thèbes en Béotie, de Jupiter et de Sémélé, fille de Cadmus. On raconte que Jupiter étant devenu amoureux de Sémélé qui était extrêmement belle, la visitait souvent, et que Junon en ayant conçu de la jalousie et voulant s'en venger sur sa rivale, prit la figure d'une des confidentes de cette jeune fille. Dans ce déguisement, elle lui persuada qu'il lui serait glorieux que Jupiter vînt la trouver avec la même pompe et la même majesté qui l'accompagnaient lorsqu'il allait voir Junon. Sémélé s'étant laissé séduire à cette proposition flatteuse, exigea de Jupiter, malgré lui‑même, une faveur qui devait la perdre, de sorte que ce dieu s'étant présenté à elle, armé du tonnerre et de la foudre, Sémélé qui n'en put soutenir l'éclat et le bruit, accoucha avant terme et mourut. Jupiter renferma promptement l'enfant dans sa cuisse où il prit l'accroissement ordinaire, et lorsque le temps de la naissance fut arrivé, il le porta à Nyse ville d'Arabie, où cet enfant ayant été élevé par les Nymphes fut appelé Dionysus d'un nom composé de celui de son père et du lieu où il avait été nourri. Il était, ajoutent‑ils, d'une rare beauté et il passa sa jeunesse parmi des femmes, en festins, en danses et en toutes sortes de plaisirs. Mais assemblant ensuite ces femmes, et leur ayant donné des thyrses pour armes, parcourut toute la terre avec elles. Il n'initia dans ses mystères que des hommes pieux et d'une vie irréprochable. Il institua en plusieurs endroits des fêtes publiques et des prix de musique. Il apaisa les différends qui étaient entre les nations et il établit partout la paix au lieu des guerres qui régnaient auparavant. Le bruit de sa générosité et de ses bienfaits s'étant répandu et tout le monde sachant qu'il rendait le commerce de la vie plus agréable , on courait au devant de lui de tous côtés et on le recevait avec de grandes marques de réjouissance. Quelques‑uns cependant le refusaient par fierté ou par jalousie. Ils disaient que c'était par incontinence qu'il menait les Bacchantes avec lui et qu'il n'avait inventé ses mystères et ses initiations que pour corrompre les femmes d'autrui. Mais il tira bientôt vengeance de ces calomnies et se servant contre ses ennemis de son pouvoir divin, tantôt il les rendait insensés, tantôt il les faisait démembrer par les femmes qui le suivaient. Il employa aussi dans ces sortes d'exécutions un stratagème de guerre, car au lieu de thyrses il donna à ses Bacchantes des lances dont le fer était caché sous des feuilles de lierre. Ses ennemis ignorant ces artifices méprisaient les thyrses comme des armes de femmes et ne se précautionnant point contre leurs coups, ils en étaient mortellement blessés. Les plus célèbres de ceux qu'il a punis sont, dit‑on, Penthée parmi les Grecs, le roi Myrrane chez les Indiens, et Lycurgue, roi de cette partie de la Thrace qui est située sur l'Hellespont.

Lycurgue roi de Thrace vaincu par Bacchus.

On raconte que Bacchus voulant mener son armée d'Asie en Europe, lia amitié avec ce roi dont les états étaient sur son passage. Il avait déjà fait avancer la tête de son armée dans ce pays qu'il croyait sûr. Mais Lycurgue commanda à ses soldats de s'assembler la nuit pour se saisir de Bacchus et de ses Ménades. Bacchus en ayant été averti par un Thrace appelé Tharops, en fut très inquiet parce que la plus grande partie de ses troupes étaient encore sur l'autre rivage et qu'il n'était accompagné que d'un très petit nombre de femmes ; c'est pourquoi il repassa secrètement la mer pour aller rejoindre son armée. Cependant, Lycurgue ayant attaqué les Ménades restées dans un lieu appelé Nysius, les fit passer au fil de l'épée. Mais Bacchus amenant toute son armée remporta la victoire sur les Thraces. Lycurgue étant tombé vif entre ses mains, il lui fit d'abord crever les yeux et après toutes sortes d'opprobres et de tourments, il le fit enfin attacher en croix. Ensuite pour marquer à Tharops sa reconnaissance, il lui donna le royaume de Thrace et lui enseigna ses mystères et ses orgies. Oeagre, fils de Tharops, reçut le royaume des mains de son père et apprit de lui les sacrés mystères auxquels il initia son fils Orphée. Comme celui‑ci surpassait ses prédécesseurs en esprit et en connaissances, il changea plusieurs choses dans les orgies. C'est pourquoi on appelle orphiques les mystères de Bacchus. Quelques poètes, entre lesquels est Antimaque, disent que Lycurgue était roi non de la Thrace mais de l'Arabie et que ce fut à Nyse en Arabie qu'il dressa des embûches à Bacchus et aux Ménades. On ajoute que Bacchus revint des Indes à Thèbes monté sur un éléphant, récompensant partout les gens de bien et punissant les impies. Il employa trois ans entiers à cette expédition et c'est pour cette raison que les Grecs appellent Triétérides les fêtes de ce dieu. On prétend que Bacchus chargé des dépouilles qu'il avait recueillies dans une course si glorieuse, inventa le premier la cérémonie du triomphe en entrant dans sa patrie. Ce que nous venons de rapporter s'accorde avec ce qu'en ont écrit les anciens auteurs. Mais un grand nombre de villes grecques se disputent l'honneur de la naissance de Bacchus. Les Eliens, les Naxiens, les habitants d'Eleuthère, les Téïens et quantité d'autres peuples croient démontrer qu'il est né chez eux. Les Téïens en particulier donnent pour preuve de leur prétention une fontaine d'excellent vin qui coule dans leur ville en temps réglés. Quelques‑uns allèguent que leur pays est de toute ancienneté voué à ce dieu, d'autres enfin s'autorisent de quelques temples de leurs villes ou de quelques bois de leurs campagnes qui sont consacrés de temps immémorial à Bacchus. En général, comme ce dieu a laissé en plusieurs endroits des marques de sa présence et de sa bonté, il n'est pas étonnant que chaque peuple le croie originaire de son pays. Homère confirme notre récit , lorsque dans ses Hymnes il parle ainsi des villes qui sont en contestation pour le lieu de la naissance de Bacchus, en décidant néanmoins qu'il est né dans cette partie de l'Arabie qui touche l'Égypte:

Cent peuples chérissant ses dons et ses vertus

Veulent avoir nourri l'enfance de Bacchus

Il n'est grecque cité, si l'on croit son histoire,

Qui ne puisse à l'Egypte enlever cette gloire.

Mais d'une erreur commune en est partout séduit ;

Dans un profond secret Jupiter l'a produit,

En ces lieux , ou du haut d'une verte montagne ,

Nyse voit l'eau du Nil couler dans la campagne.

XXXV. Opinion particulière des Africains occidentaux qui croient aussi que Bacchus est né chez eux dans une autre ville de Nyse dont l'auteur décrit la situation.

Je n'ignore pas que les Africains qui habitent les côtes de l'océan soutiennent aussi que Bacchus est né parmi eux. Ils prétendent que tous les exploits qu'on raconte de ce dieu se sont faits dans leur pays. Ils ont même une ville appelée Nyse, à laquelle ils appliquent l'histoire de la naissance de Bacchus. Plusieurs anciens mythologistes ou poètes de la Grèce et même quelques écrivains plus récents ont été de cet avis. C'est pourquoi, afin de ne rien omettre de ce qui concerne Bacchus, nous rapporterons en peu de mots ce que les Africains en disent conformément à ce qu'en ont écrit les Grecs et surtout Dionysius qui nous a conservé l'ancienne mythologie. Cet auteur traite de Bacchus, des Amazones et des Argonautes, de la guerre de Troie et de plusieurs autres particularités. Il avait aussi ramassé dans son livre les témoignages des anciens poètes et mythologistes. Il dit que Linus fut le premier d'entre les Grecs qui inventa les vers et la musique, comme Cadmus a introduit le premier dans la langue grecque les lettres qui n'étaient connues que des Phéniciens. Il leur donna leurs noms et forma les caractères dont on s'est servi depuis. On appela ces lettres phéniciennes parce qu'elles avaient été apportées de Phénicie en Grèce et ensuite pélagiennes parce que les Pélagiens sont les premiers chez qui elles aient été en usage. Linus, dit‑il, homme admirable pour la poésie et pour la musique eut plusieurs disciples, et trois entre autres qui ont été très célèbres, savoir Hercule, Thamyris et Orphée. Hercule apprenait à jouer de la lyre, mais comme il n'avançait point à cause de la pesanteur de son esprit, son maître s'avisa de le frapper ; Hercule en colère se leva et tua Linus d'un coup de son instrument. Thamyris avait de plus heureuses dispositions. Il s'exerça à la musique, mais la perfection où il parvint lui inspira la vanité de se mettre au‑dessus des Muses mêmes. Ces déesses jalouses lui ôtèrent la vue avec la voix , ainsi qu'Homère le témoigne lorsqu'il dit :

C'est ici que les Muses

Au Thrace Thamyris firent perdre la voix.

Et ensuite :

Dans ce combat fatal, irritant tous les dieux ,

Il perdit et le prix, et la voix et les yeux.

Pour Orphée, troisième disciple de Linus, nous en parlerons assez au long en racontant les autres aventures de sa vie. On dit que Linus écrivit en lettres pélagiennes les actions du premier Bacchus et qu'il avait laissé dans ses commentaires plusieurs autres fables. On prétend que c'est des caractères pélagiens que se sont servis Orphée, Pronapidès, précepteur d'Homère, excellent musicien, et Thymoetès, fils d'un Lacédémonien de même nom qui vivait du temps d'Orphée. Thymoetès voyagea en diverses parties du monde, et enfin, étant arrivé vers les côtes occidentales de l'Afrique, il y vit la ville de Nyse dont les habitants disent qu'ils ont élevé Bacchus. Les Nyséens lui apprirent une grande partie des actions de ce dieu qu'il rédigea par écrit dans un poème intitulé la Phrygie, ouvrage recommandable par l'ancienneté de son dialecte et de son écriture. Il rapporte entre autres choses qu'Ammon roi d'une partie de l'Afrique, épousa Rhéa fille d'Uranus, soeur de Saturne et des autres Titans. Ce prince visitant son royaume trouva dans les plaines voisines des monts Cérauniens une fille singulièrement belle qui s'appelait Amalthée. En étant devenu amoureux, il en eut un enfant d'une beauté et d'une force admirables. Il laissa ensuite à Amalthée le gouvernement de cette province qui avait la figure d'une corne de boeuf et qu'on appelait pour cette raison la corne hespérienne. Cette contrée est très fertile et produit non seulement des vignes mais aussi toutes sortes d'arbres fruitiers. Amalthée ayant pris en main le gouvernement de cette province, lui donna le nom de corne d'Amalthée, on a depuis appelé de ce même nom tous les pays fertiles. Cependant Ammon craignant la jalousie de sa femme Rhéa, cacha avec soin cet enfant et le fit élever secrètement dans la ville de Nyse qui était fort éloignée de son royaume. Cette ville est située dans une île formée par le fleuve Triton ; elle est prodigieusement escarpée de tous les côtés et l'on ne peut y entrer que par un passage étroit qu'on nomme les portes Nyséennes. L'île est très abondante, il y a d'agréables prairies et des jardins délicieux arrosés d'eaux vives. Elle est couverte d'arbres de toute espèce et de vignes qui viennent d'elles‑mêmes. Il y règne un vent frais qui la rend extrêmement saine ; aussi ceux qui l'habitent vivent beaucoup plus longtemps qu'aucun de leurs voisins. On trouve d'abord une vallée étroite, remplie de grands arbres si touffus qu'ils ne laissent aucun passage aux rayons du soleil et l'on ne s'y conduit que par un faux jour. Cette vallée est entrecoupée par des sources d'une eau excellente et qui invite les passants à s'arrêter dans ce lieu‑là. On trouve ensuite une caverne de forme ronde d'une beauté et d'une grandeur extraordinaire. Elle est couverte d'une voûte naturelle fort élevée dont les pierres brillent des couleurs les plus éclatantes, comme le pourpre, le bleu et autres semblables. Chaque pierre a la sienne et l'on ne saurait en imaginer aucune qui ne s'y rencontre. A l'entrée de cette caverne, il y a de grands arbres dont les uns portent des fruits, les autres sont stériles, mais toujours verts et semblent n'avoir été produits par la nature que pour le plaisir de la vie. Ces arbres cachent les nids de quantité d'oiseaux remarquables par la rareté de leur plumage et par la douceur de leur chant dont l'agréable mélange surpasse l'art et les accords de la musique humaine. Plus avant, la caverne est entièrement découverte et reçoit les rayons du soleil. Il y croît une infinité d'espèces de plantes mais surtout la cannelle et plusieurs autres dont l'odeur ne se perd jamais. C'est dans cet antre que sont les lits des Nymphes, formés de toutes fortes de fleurs non par la main des hommes mais par la nature. Il est impossible de voir dans cette île une fleur flétrie ou une feuille tombée. C'est pourquoi, outre le plaisir de la vue, on a toute l'année celui de l'odorat. Ce fut dans cet antre qu'Ammon envoya son fils, il le donna à nourrir à Nyse fille d'Aristée. Et il établit pour son gouverneur Aristée même, homme recommandable par son esprit, par sa sagesse et par toute sorte de connaissances. Afin qu'il fût plus en sûreté contre les entreprises de Rhéa sa marâtre, Ammon le recommanda à Minerve qui était alors fort jeune. Elle était fille du fleuve Triton et fut pour cette raison appelée Tritonide. On dit que cette déesse fit voeu de garder une virginité perpétuelle et qu'avec beaucoup de sagesse, elle avait l'esprit si industrieux qu'elle inventa plusieurs sortes d'arts. Comme elle était de plus très courageuse elle s'adonna aussi au métier des armes et elle fit plusieurs actions mémorables. Elle tua l'Egide qui était un monstre horrible et tout à fait indomptable. II était sorti de la terre et sa gueule vomissait une épouvantable quantité de flammes. II parut d'abord dans la Phrygie et il brûla toute la partie de ce pays qui a tiré son nom de ce désastre. Il alla ensuite vers le mont Taurus et il réduisit en cendres tous les bois qui se trouvèrent entre cette montagne et les Indes. Retournant du côté de la mer, il entra dans la Phénicie et mit en feu la forêt du Liban. Ayant ensuite parcouru l'Égypte et traversé l'Afrique, il se rabattit du côté de l'occident ; enfin, il s'arrêta vers les monts Cérauniens sur lesquels il fit le même ravage. Ayant désolé toute cette contrée, il s'attaqua aux habitants mêmes dont il fit périr les uns et effraya tellement les autres qu'ils abandonnèrent leur patrie et s'enfuirent en des pays éloignés. Mais Minerve qui surpassait le commun des hommes en prudence et en courage tua enfin ce montre. Elle porta toujours depuis la peau de l'Égide sur sa poitrine comme une arme défensive et comme une marque de sa valeur et de sa victoire. La Terre, mère de ce monstre, irritée de sa mort, enfanta les Géants qui furent enfin vaincus par Jupiter avec l'aide de Minerve, de Bacchus et des autres dieux.

XXXVI. Exploits et bienfaits de Bacchus fils d'Ammon selon les Africains.

Bacchus ayant été nourri à Nyse et instruit dans toutes sortes de sciences, était non seulement d'une force et d'une beauté plus qu'humaines, mais il communiqua aux hommes plusieurs inventions. Dans son enfance, il découvrit la nature du vin et son utilité en s'amusant à écraser des raisins qui croissent naturellement à Nyse. Il remarqua aussi qu'on pouvait faire sécher les raisins mûrs et les garder pour le besoin, et il rechercha avec attention quel terroir convenait à chaque plante. Il résolut de faire part aux hommes de ces découvertes, persuadé qu'il était qu'en reconnaissance d'un si grand bienfait, ils lui rendraient des honneurs divins. Ses vertus et sa réputation étant venues à la connaissance de Rhéa, sa belle‑mère, cette femme en conçut de la haine contre Ammon et elle résolut de se saisir de Bacchus. Mais n'en pouvant venir à bout, elle se sépara d'avec son mari. Étant retournée chez les Titans ses frères, elle épousa un d'entre eux appelé Saturne. Celui‑ci, à la persuasion de sa femme, déclara la guerre à Ammon et le vainquit en bataille rangée. Ammon pressé par la famine fut obligé de se retirer en Crète. Là, il prit pour femme Crète, l'une des soeurs des Curètes qui en étaient alors souverains et il fut reconnu roi de cette île. Elle se nommait avant lui l'île d'Idée, mais il voulut qu'on l'appelât l'île de Crète du nom de sa femme. Cependant Saturne s'étant emparé des pays qui appartiennent à Ammon, traitait ses sujets durement. Il alla ensuite à Nyse attaquer Bacchus avec une grande armée. Mais Bacchus ayant appris la défaite de son père et sachant que les Titans venaient le combattre, leva une armée dans Nyse. Elle était composée surtout de deux cents hommes qui ayant été nourris avec le jeune prince, lui portaient une véritable affection et qui de plus étaient d'un courage extraordinaire. Outre cela, il appela des contrées voisines les Africains et les Amazones, ces femmes célèbres dont nous avons parlé assez au long. On dit qu'elles furent portées à cette guerre par les avis de Minerve qui avait choisi le même genre de vie et qui avait embrassé comme elles la virginité et le métier des armes. Bacchus s'étant mis à la tête des hommes et Minerve à la tête des femmes, ils tombèrent tous ensemble sur l'armée des Titans. Le combat fut sanglant, et il y eut un grand carnage de part et d'autre. Mais enfin, Saturne fut blessé et Bacchus gagna la bataille. Les Titans s'enfuirent dans les pays qu'ils avaient conquis sur Ammon. Bacchus s'en retourna à Nyse avec un grand nombre de prisonniers. Peu après, les ayant fait assembler et entourer par ses soldats, il rappela hautement devant eux tous les crimes des Titans et donna lieu à ces captifs de croire qu'il les allait tous condamner à la mort ; mais il leur fit grâce, et leur laissa la liberté de s'en retourner ou de l'accompagner à la guerre. Ils s'attachèrent tous à lui et en reconnaissance de ce qu'il les avait épargnés contre leur attente, ils l'adorèrent comme un dieu. Ensuite, Bacchus les ayant appelés l'un après l'autre et leur ayant donné du vin, il les fit jurer qu'ils le serviraient fidèlement contre les Titans et qu'ils combattraient pour lui jusqu'à la fin de leur vie. Comme ces soldats furent nommés hypospondes, c'est‑à‑dire, qui se sont engagés par des libations, les descendants de Bacchus appelèrent spondes ou libations, les traités conclus avec l'ennemi. Bacchus ayant fait sortir ses troupes de la ville de Nyse dans le dessein d'aller combattre Saturne, on dit qu'Aristée, son gouverneur, lui offrit un sacrifice et que ce fut lui qui donna à son égard le premier exemple de cet honneur excessif. On raconte aussi que Bacchus mit dans son armée les Silènes qui étaient les plus nobles des Nyséens, car le premier roi de cette ville fut Silène, dont l'origine nous est inconnue à cause de son ancienneté. Il avait une queue au bas du dos et ses descendants participant de sa nature en avaient tous comme lui. Bacchus ayant traversé à la tête de ses troupes plusieurs pays qui manquaient absolument d'eau et quantité d'autres qui étaient déserts et incultes, assiégea enfin Zabirne ville d'Afrique. Il tua devant cette place un monstre né de la terre qui s'appelait Campé et qui avait dévoré beaucoup d'habitants. Cet exploit le mit en grande réputation parmi eux. Voulant en laisser la mémoire dans le pays, il fit élever sur le corps de cette bête un grand tertre, et il n'y a pas longtemps que ce monument subsistait encore. Bacchus alla ensuite à la rencontre des Titans. Il eut soin que son armée ne commît aucun désordre dans sa marche et il se montra doux et affable à tout le monde. Il déclara même qu'il n'avait entrepris cette expédition que dans le dessein de punir les méchants et de répandre ses bienfaits sur le genre humain. Les Africains admirant la discipline qu'il maintenait parmi ses soldats et charmés de sa magnanimité, fournirent abondamment des vivres à son armée et le suivirent avec joie. Cependant, les troupes de Bacchus approchant toujours de la ville des Ammoniens, Saturne livra bataille devant cette place, mais ayant eu le dessous, il commanda qu'on y mît le feu pendant la nuit dans le dessein de détruire entièrement la maison paternelle de Bacchus. Ensuite, emmenant avec lui Rhéa, sa femme, et quelques‑uns de ses amis, il abandonna la ville et s'enfuit. Ce fut alors que Bacchus fit voir qu'il agissait par des principes fort différents de ceux de ses ennemis, car ayant fait prisonniers peu de temps après Saturne et Rhéa, non seulement il leur pardonna à cause de la parenté qui était entre eux, mais il les pria même de vouloir le regarder comme leur fils et même d'accepter les marques d'honneur et d'attachement qu'il avait dessein de leur donner. Rhéa l'aima toute sa vie comme s'il eût été son fils, mais Saturne ne lui pardonna jamais sincèrement. Dans ce temps‑là, Saturne eut un fils appelé Jupiter à qui Bacchus porta toujours beaucoup de respect et qui enfin devint le maître du monde par sa vertu.

XXXVII. Origine du temple de l'oracle d'Ammon.

On dit qu'avant le combat, les Africains assurèrent à Bacchus que, dans le temps qu'Ammon fut chassé de son royaume, il avait prédit que son fils ayant recouvré les états de son père et étendu sa domination par toute la terre, serait mis enfin au rang des dieux. Bacchus ajoutant foi à cette prédiction bâtit une ville et un temple à son père. Il l'adora comme un dieu et établit des prêtres qui devaient rendre ses oracles. La statue d'Ammon qu'on plaça dans ce temple avait une tête de bélier, parce que ce prince portait au combat un casque orné de cette figure. Quelques‑uns prétendent cependant qu'il avait naturellement deux cornes à la tête et que son fils Bacchus lui ressemblait en cela. Bacchus fut le premier qui consulta l'oracle de son père sur ses entreprises. On dit que son père lui prédit qu'il acquerrait l'immortalité par ses bienfaits envers les hommes. Cette réponse lui ayant élevé le coeur, il entra d'abord avec son armée dans l'Égypte. Il y établit pour roi Jupiter fils de Saturne et de Rhéa et lui donna Olympe pour gouverneur. Jupiter ayant appris sous celui‑ci la vertu et les belles‑lettres en fut surnommé Olympien. Bacchus enseigna aux Égyptiens la culture de la vigne et de tous les fruits comme il l'avait enseignée aux autres nations. Sa réputation s'étant répandue partout, aucun peuple n'osa lui résister, mais ils se soumirent tous à lui volontairement et lui offrirent des sacrifices. Il parcourut ainsi toute la terre plantant des vignes dans toutes les provinces et comblant tous les hommes de bienfaits. Il reçut de tous les mêmes actions de grâces et les mêmes honneurs. En effet, les divers peuples ont des opinions différentes sur le sujet des dieux et des héros mis au rang des dieux, mais ils conviennent tous de l'immortalité de Bacchus parce qu'il a répandu également ses bienfaits sur les Grecs et sur les barbares. Il a même enseigné à ceux qui habitent des contrées sauvages et peu propres à la vigne, à faire un breuvage d'orge qui n'est guère moins agréable que le vin. Bacchus après avoir porté ses armes jusque dans les Indes revint promptement du côté de la Méditerranée, car les Titans ayant ramassé leurs forces étaient venus dans l'île de Crète pour attaquer Ammon. Jupiter envoya des soldats égyptiens au secours de ce prince, et la guerre s'allumant de plus en plus dans cette île, Bacchus, Minerve et quelques autres dieux y accoururent. Il se donna là une grande bataille qui fut gagnée par le parti de Bacchus et où tous les Titans furent tués. Cependant, Ammon et Bacchus ayant passé de cette vie humaine au séjour des dieux, Jupiter régna sur tout le monde d'autant plus que la destruction des Titans l'avait délivré des seuls ennemis qui eussent osé lui en disputer l'empire. Voilà les actions que les Libyens attribuent au premier Bacchus fils d'Ammon et d'Amalthée. Ils disent que le second fut fils de Jupiter et d'Io, fille d'Inachus, qu'il fut roi d'Égypte et qu'il enseigna aux hommes les sacrés mystères. Selon eux, le troisième naquit en Grèce de Jupiter et de Sémélé. Celui‑ci fut zélé imitateur des vertus des deux premiers. Il parcourut toute la terre à la tête d'une armée et il marqua les endroits où il termina ses différentes expéditions par plusieurs colonnes. Mais de plus il défricha quantité de pays incultes. A l'exemple du premier Bacchus qui s'était servi des Amazones, celui‑ci mena aussi des femmes avec lui. Il travailla beaucoup sur les mystères sacrés dont il perfectionna quelques parties et institua lui‑même quelques autres. Ce dernier Bacchus recueillit pour ainsi dire la gloire des deux premiers que le temps avait effacés de la mémoire des hommes. Cela est arrivé non seulement à l'égard de Bacchus, mais encore à l'égard d'Hercule. Car ce nom a été d'abord porté par deux hommes dont le plus ancien naquit en Égypte et dressa une colonne dans l'Afrique après avoir soumis à sa puissance la plus grande partie de la terre. Le second était de l'île de Crète et il fut un des Dactyles Idéens. Il était devin et il commandait des armées ; ce fut lui qui institua les jeux olympiques. Mais il y en a eu un troisième peu de temps avant la guerre de Troie qui fut fils de Jupiter et d'Alcmène. Il parcourut presque toute la terre pour obéir aux ordres d'Eurysthée. Ayant réussi dans toutes ses entreprises, il éleva une colonne en Europe. La ressemblance de nom et de moeurs qui était entre ce dernier et les autres fut cause qu'on lui attribua les actions des deux premiers et qu'on ne fit qu'un seul des trois. Entre les autres preuves qu'on allégue pour démontrer qu'il y a eu plusieurs Bacchus, celle qu'on tire de la guerre ces Titans me semble la plus forte. Tout le monde avoue que Bacchus fut d'un grand secours à Jupiter dans cette guerre. Or il n'est pas raisonnable de placer la naissance des Titans dans le temps que vivait Sémélé et de dire Cadmus, fils d'Agénor, père de Sémélé, plus ancien que les dieux. Voilà tout ce que les Africains rapportent de leurs divinités. Nous finirons ici le troisième livre ayant entièrement rempli le plan que nous en avons donné au commencement de cet ouvrage.

fin du Livre IIII et du I. Tome.