Diodore de Sicile, traduit par l'abbé Terrasson : Tome I.

DIODORE DE SICILE

HISTOIRE UNIVERSELLE.

TOME PREMIER : LIVRE V.

Traduction française : l'abbé TERRASSON.

livre IV- livre XI

Autre traduction de Ferd. Hoefer (bilingue)

 

DIODORE DE SICILE.

 

I. AVANT-PROPOS.

UN HISTORIEN doit travailler sérieusement à acquérir toutes les qualités nécessaires à un bon écrivain. La principale est un grand ordre. Cette qualité n'est pas seulement avantageuse dans la conduite des affaires domestiques.  Elle est encore très importante pour bien écrire l'Histoire. Nous avons néanmoins quelques auteurs qui sans se mettre beaucoup en peine de l'arrangement des faits qu'ils racontent, ne se sont étudiés qu'à faire briller un beau style et de vastes connaissances. Mais le public qui leur a su gré de leur attention et de leurs recherches, leur a reproché d'avoir mal disposé leurs matériaux. On ne peut pas nier que Timée ne suive exactement l'ordre des temps, et qu'il ne se trouve beaucoup d'érudition dans ses écrits, mais ses critiques, toujours trop longues et mal placées, lui ont fait donner avec justice le surnom d'Épitimée, c'est‑à‑dire correcteur. Éphore, au contraire, a réussi dans son Histoire non seulement par la beauté du style,  mais encore par la manière dont il a arrangé ses faits. Sa méthode est de rapporter dans chaque livre ce qui concerne une nation. Comme nous l'estimons la meilleure nous tâcherons de la suivre autant qu'il nous sera possible. Ayant donc destiné ce cinquième livre à l'histoire des îles en général, nous commencerons par celle de la Sicile, qui certainement est une des plus grandes et des plus renommées dans l'ancienne mythologie.

II. Description de la Sicile.

La Sicile s'appelait autrefois Trinacrie, parce qu'elle a la figure d'un triangle. Elle fut ensuite nommée Sicanie par les Sicaniens qui l'habitèrent. Mais enfin, les Siciliens ayant passé de l'Italie dans cette île lui donnèrent le nom de Sicile. Elle a environ quatre mille trois cent soixante stades de circonférence. Car de ses trois côtés celui qui va du cap Pélore au promontoire Lilybée en a mille sept cents. Celui qui s'étend du promontoire Lilybée jusqu'au promontoire Pachin dans le pays de Syracuse en a mille cinq cents. Enfin le troisième en a onze cent quarante. Les Siciliens tiennent par tradition de leurs ancêtres que leur île est consacrée à Cérès et à sa fille Proserpine. Quelques poètes ont écrit qu'au mariage de Pluton et de Proserpine, Jupiter leur donna la Sicile pour présent de noces. Les historiens qui passent pour les plus fidèles disent que les Sicaniens qui habitaient cette île étaient originaires du pays, que c'est dans la Sicile que Cérès et Proserpine se firent voir aux hommes pour la première fois, et que cette île est le premier endroit du monde où il ait crû du blé. Le plus célèbre des poètes a suivi cette tradition lorsqu'il dit en parlant de la Sicile :
Sans le travail du soc, sans le soin des semailles,
La terre fait sortir de ses riches entrailles 
Tous ses dons arrosés aussitôt par les cieux.

En effet, on voit encore dans le Léontin et dans plusieurs autres lieux de la Sicile, du froment sauvage qui pousse de lui‑même. Il était naturel d'attribuer à une terre si excellente l'origine des blés, et l'on voit d'ailleurs que les déesses qui nous en ont montré l'usage y sont dans une vénération particulière. C'est là même qu'on a placé l'enlèvement de Proserpine, parce que ces déesses, qui aimaient uniquement ce séjour, y avaient établi leur résidence. Ce fut dans les prairies d'Enna que Pluton ravit Proserpine. Ces prairies qui sont auprès de la ville de ce nom sont dignes de curiosité, par les violettes et par les fleurs de toute espèce qui y croissent et qui répandent une telle odeur dans l'air, qu'elle fait perdre aux chiens de chasse la piste des animaux qu'ils poursuivent. La superficie du terrain, qui est plane dans le milieu et traversée de plusieurs ruisseaux, s'élève du côté des bords qui sont entourés de précipices. On prétend que cette plaine fait précisément le milieu de l'île et c'est pour cette raison que quelques‑uns l'appellent l'ombilic de la Sicile. Non loin de là,on voit des bois, des prés, des jardins, des marais et l'on trouve enfin une grande caverne dans laquelle il y a une ouverture souterraine tournée du côté du nord. On dit que ce fut par cette ouverture que Pluton monté sur son char retourna aux Enfers avec Proserpine qu'il enlevait. Les violiers et les autres plantes dont cette campagne est couverte, portent des fleurs pendant toute l'année et la rendent aussi charmante à la vue qu'à l'odorat.  

III. Traditions mythologiques sur les déesses qui ont habité la Sicile.

LES MYTHOLOGISTES racontent que Minerve, Diane et Proserpine, ayant  résolu d'un commun accord de garder  leur virginité, furent élevées dans ces prairies où elles s'entretenaient ensemble. Ils ajoutent qu'elles travaillèrent de leurs mains un voile de fleurs dont elles firent présent à Jupiter, que l'amitié qu'elles se portaient leur fit trouver le séjour de cette île si agréable, qu'elles choisirent chacune un endroit pour y habiter, que Minerve établit sa demeure près d'Hymère, et que les Nymphes voulant gratifier cette déesse, firent sortir de terre des sources d'eaux chaudes dans le temps de l'arrivée d'Hercule en Sicile. Les Siciliens ont depuis bâti en cet endroit une ville qu'ils ont consacrée à cette déesse et qui est même située dans un champ que l'on appelle le champ de Minerve. Ces auteurs disent encore que Minerve et Proserpine donnèrent à Diane en particulier l'île de Syracuse que les oracles et les hommes ont nommée Ortygie du nom de cette déesse et que les Nymphes firent aussitôt paraître dans cette île en faveur de Diane une fontaine appelée Aréthuse. Depuis un temps immémorial, cette fontaine est fournie d'un nombre infini de poissons auxquels aujourd'hui encore personne n'oserait toucher, parce qu'ils sont consacrés à cette déesse. Il est même arrivé que quelques‑uns en ayant mangé pendant les désordres de la guerre, la déesse les a visiblement punis par des calamités extraordinaires. Mais nous en parlerons ailleurs plus amplement. Les mythologistes ajoutent que Proserpine partagea les prairies d'Enna avec les deux autres déesses. On lui a consacré près de Syracuse une grande fontaine que l'on appelle Cyané, parce qu'on prétend que Pluton, ayant enlevé Proserpine, la conduisit jusqu'auprès de Syracuse, que là ayant entrouvert la terre, il prit avec elle le chemin des Enfers, et que de cette ouverture sortit cette fontaine appelée Cyané. Les Syracusains ont coutume tous les ans d'y offrir chacun en particulier des hosties proportionnées à leurs facultés. Après quoi, ils immolent tous ensemble des taureaux qu'ils égorgent sur la fontaine même. Hercule fut le premier auteur de ce sacrifice, lorsque emmenant avec lui les bœufs  de Géryon, il traversa toute la Sicile. On raconte qu'après l'enlèvement de Proserpine, Cérès qui ne savait où trouver sa fille, ayant allumé des flambeaux aux flammes du mont Etna, parcourut une grande partie de la terre. Elle répandit ses bienfaits sur tous les hommes, mais principalement sur ceux qui lui accordèrent l'hospitalité et elle leur fit part de l'invention du blé. Les Athéniens, l'ayant reçue avec beaucoup plus d'affection que les autres peuples, furent aussi les premiers après les Siciliens auxquels elle découvrit le même secret. En reconnaissance de ce bienfait , ces peuples ont institué en son honneur, non seulement des sacrifices, mais encore les Mystères d'Éleusine que leur sainteté et leur antiquité ont rendu recommandables. Les Athéniens communiquèrent ensuite à divers peuples une nourriture si favorable à l'homme, et, leur ayant envoyé du froment pour le semer, ils en remplirent par ce moyen toute la terre.

IV. Fêtes établies dans la Sicile en l'honneur de Cérès et de Proserpine.

AU RESTE, les habitants de la Sicile, en mémoire du séjour que Cérès et Proserpine avaient fait chez eux, instituèrent des fêtes en leur honneur. Ils les célèbrent d'une manière convenable à un peuple auquel ces déesses ont donné tant de marques de préférence et ils les placent en différents temps de l'année par rapport aux différentes façons qu'on donne aux blés, pour marquer que c'est à ces déesses que l'on en doit la culture. On célèbre par exemple l'enlèvement de Proserpine vers le temps de la récolte et la recherche de Cérès dans le temps des semailles. Celle‑ci dure dix jours entiers. L'appareil en est éclatant et magnifique, mais dans tout le reste, le peuple assemblé affecte de se conformer à la simplicité du premier âge. Il est aussi d'usage, tant que dure cette fête, de mêler dans les conversations quelques paroles libres et déshonnêtes parce que ce fut avec de tels propos que l'on fit rire Cérès, affligée de la perte de sa fille. Plusieurs poètes rapportent comme nous l'histoire de l'enlèvement de Proserpine. Voici  ce qu'en dit Carcinus, poète tragique, qui allait souvent à Syracuse et qui a été témoin de la dévotion avec laquelle les Siciliens célébraient les fêtes dont nous venons de parler :
Quand du souverain des ombres 
Malgré soi blessant le cœur, 
Proserpine aux fleuves sombres 
Suivit le char du vainqueur,  
Cérès cherchant la déesse,
Remplit les villes de Grèce
Du récit de son malheur, 
Et tous les ans la Sicile 
Depuis ce jour, moins fertile,
En célèbre la douleur.

Mais il ne serait pas juste de passer sous silence les autres bienfaits de Cérès, car outre l'invention du blé, les Siciliens lui doivent encore les lois qui les ont formés à la pratique de la justice. C'est même pour cette raison qu'on lui a donné le nom de Thesmophore. Il n'était pas possible qu'elle fît aux hommes deux plus beaux présents que de leur fournir de quoi vivre et de leur apprendre à bien vivre. Nous avons raconté assez au long ce que les mythologistes siciliens disent de Cérès et de Proserpine. Il est à propos de rapporter encore les différents sentiments qu'ont eus quelques auteurs touchant les Sicaniens, anciens habitants de la Sicile.

V. Des Sicaniens premiers habitants de la Sicile

PHILISTUS a écrit que les Sicaniens étaient une colonie d'Ibériens qui, avant qu'ils vinssent s'établir en Sicile, habitaient les rivages du fleuve Sicanus, dont ils avaient pris leur nom. Mais Timée a relevé la méprise de cet historien et a bien prouvé que les Sicaniens étaient autochtones ou originaires de leur pays. Il en allègue plusieurs preuves qu'il n'est pas, je crois, nécessaire de rapporter ici. Les anciens Sicaniens habitaient dans des bourgades et dans de petites villes qu'ils bâtissaient sur des lieux hauts pour se garantir des coureurs. Ils n'obéissaient point tous à un même prince, mais chaque ville avait son roi particulier. Ils occupèrent au commencement l'île entière que leurs travaux avaient rendue fertile dans toute son étendue. Mais le mont Etna venant à s'embraser et jetant au loin ses flammes, elles ravagèrent d'abord la campagne des environs. Et comme l'embrasement s'étendait de plus en plus, les Sicaniens épouvantés abandonnèrent les parties orientales de l'île pour se retirer vers l'occident. Longtemps après, une colonie de Siciliens sortant d'Italie traversa la mer et vint habiter cette partie de la Sicile qui avait été abandonnée par les Sicaniens. L'envie d'étendre leur domination les porta à envahir les contrées qui leur étaient voisines et à déclarer la guerre aux Sicaniens. Mais enfin cette guerre s'apaisa d'un commun accord et les deux partis réglèrent entre eux les confins de leurs possessions. Nous entrerons dans un plus grand détail sur ce sujet quand nous en serons à l'histoire de ces temps‑là. Les Grecs ont été les derniers qui aient envoyé des colonies considérables dans la Sicile, et ils y ont bâti plusieurs villes sur le rivage de la mer. Le nombre infini de Grecs qui abordaient chaque jour en Sicile, et le commerce qu'ils entretenaient avec les naturels du pays, engagèrent bientôt les Sicaniens à étudier la langue grecque et à vivre comme les Grecs. Ils abandonnèrent enfin leur ancien et premier nom pour prendre celui de Siciliens. Passons maintenant à l'histoire des îles Éolides.

VI. Des îles Éolides, aujourd'hui Lipari et îles voisines.

ON EN COMPTE sept, savoir Strongyle, Euonyme, Didyme, Phaenicuse, Hière, Volcanie et Lipare, dans laquelle est la ville de même nom. Elles sont situées entre la Sicile et l'Italie et se suivent presque en ligne droite du levant au couchant. Elles ne sont éloignées de la Sicile que d'environ cent cinquante stades. Leur grandeur est à peu près la même, et la plus étendue a seulement cent cinquante stades de circuit. On voit encore aujourd'hui dans chacune de ces îles de grandes ouvertures formées par les flammes qui en sont sorties. Outre cela, on entend dans les gouffres de Strongyle et d'Hière, un vent impétueux et un bruit semblable à celui du tonnerre. Il s'en élève même quelquefois des sables et des pierres brûlantes, comme des ouvertures du mont Etna. Quelques auteurs ont cru que ces îles et le mont Etna se joignaient par des communications souterraines et ils ont remarqué qu'ordinairement leurs fourneaux jouaient tour à tour. On dit que les îles Éolides étaient autrefois inhabitées, mais que dans la suite, Lipare, fils du roi Auson, ayant été détrôné par ses frères qui s'étaient révoltés contre lui, s'enfuit de l'Italie avec plusieurs grands vaisseaux et un bon nombre de soldats dans une de ces îles, à laquelle il donna son nom. Il y bâtit une ville qui fut aussi appelée Lipare et il défricha les six autres îles. Éole, fils d'Hippotus, aborda quelque temps après dans l'île de Lipare et il épousa Cyané, fille de ce prince. Par ce mariage il fit obtenir à ceux qui l'accompagnaient la permission de demeurer dans la ville de son beau‑père et bientôt il en devint le maître, car Lipare ayant eu envie de revoir l'Italie, Éole lui aida à s'établir dans le pays de Surrente, où ce prince mourut après y avoir régné quelque temps avec beaucoup de gloire. Il fut enseveli dans un superbe tombeau, et les habitants du pays lui rendent les honneurs héroïques. On prétend que l'Éole dont nous parlons est le même que celui qui reçut chez lui Ulysse lorsqu'il errait sur les mers. Il était, dit‑on, fort religieux et fort équitable et il traitait ses hôtes avec beaucoup de générosité. Ce fut lui qui inventa l'usage des voiles dans la navigation, et on ajoute qu'il prédisait avec certitude les vents qui devaient souffler par la seule inspection des feux qu'il apercevait sur la mer. C'est ce qui donna lieu à la fable de lui attribuer l'empire des vents. Sa piété lui fit donner le surnom d'ami des dieux. Il eut six enfants, Astyochus, Xutus, Androclès, Phérémon, Jocastès et Agathyrnus, que la gloire de leur père et leurs propres vertus ont rendus à jamais illustres. Entre ces frères, Jocastès se mit en possession des rivages de l'Italie jusqu'à Rhégé. Androclés et Pherémon possédèrent cette partie de la Sicile qui est entre le détroit de Messine et le promontoire Lilybée. Les Siciliens et les Sicaniens habitaient dans ce pays, les uns à l'orient et les autres à l'occident, et ils étaient avant la venue des enfants d'Éole en de continuelles contestations. Mais dès que ces princes se montrèrent, la réputation de leur père et leur propre sagesse engagea ces peuples à se soumettre à eux volontairement. Xuthus fut roi du pays des Léontins, qui s'appelle encore aujourd'hui Xuthie du nom de ce prince. Agathyrnus donna le nom d'Agathyrnie au pays qu'il gouverna, et il bâtit la ville d'Agathyrne. Enfin, Astyochus régna sur l'île de Lipare. Fidèles imitateurs de l'équité et de la piété d'Éole, tous ces princes s'acquirent une gloire immortelle. Leurs descendants jouirent pendant plusieurs générations des royaumes de leurs ancêtres. Mais enfin la race des princes de Sicile manqua absolument. Les Siciliens établirent alors chez eux le gouvernement aristocratique. Quant aux Sicaniens partagés sur la forme du gouvernement qu'ils devaient choisir, ils se firent les uns aux autres une guerre qui dura longtemps. Cependant, comme les îles Éolides se dépeuplaient de jour en jour, les Cnidiens et les Rhodiens qui ne pouvaient plus supporter la dureté des rois de l'Asie résolurent entre eux de passer en colonie dans ces îles. Ils choisirent pour leur chef Pentathle qui rapportait son origine à Hippote, fils d'Hercule. Mais ceci n'arriva qu'en la cinquantième olympiade dans laquelle le Lacédémonien Épitélidas remporta le prix de la course. Pentathle s'étant embarqué avec ceux qui devaient l'accompagner, fit voile vers la Sicile et prit terre enfin auprès du promontoire Lilybée. Les Égestains et les Sélinontins étaient alors en guerre. Pentathle fut engagé par ces derniers à prendre leur parti, mais la bataille s'étant donnée, il y perdit un grand nombre de ses gens et la vie même. Ceux qui restaient, voyant les Sélinontins vaincus, songèrent à s'en retourner chez eux. Ils se rembarquèrent sous la conduite de Gorgon, de Thestor et d'Épitherside, amis de Pentathle. Voguant encore sur la mer de Toscane, ils relâchèrent à l'île de Lipare, où les habitants les reçurent à bras ouverts. Comme il ne restait plus qu'environ cinq cents personnes de tous ceux qu'Éole avait laissés dans cette île, les Lipariens persuadèrent à ces étrangers de demeurer avec eux. Ils équipèrent à frais communs une flotte suffisante pour aller combattre les Tyrrhéniens qui infestaient la mer par leurs brigandages. Ayant ensuite séparé leurs fonctions entre eux, les uns s'occupèrent à cultiver leurs îles, tandis que les autres faisaient tête aux pirates. Leurs biens furent communs pendant quelque temps, et ils vivaient tous ensemble. Mais ensuite ils jugèrent à propos de partager entre eux l'île de Lipare, dans laquelle était la ville, en faisant toujours valoir en commun les autres îles qu'ils possédaient. Ils firent enfin de celle‑ci même un partage qui devait durer vingt ans, après lesquels le sort déciderait à qui d'entre eux chacune de ces portions devait échoir. Dans cet intervalle de temps ils battirent souvent les Tyrrhéniens et portèrent plus d'une fois la dîme de leurs dépouilles au temple de Delphes.

VII. L'île de Lipare la plus célèbre des Éolides.

IL NOUS reste à présent à expliquer de quelle manière la ville des Lipariens est devenue si célèbre et puissante dans ces derniers temps. Premièrement, la nature l'a ornée de beaux ports et de bains d'eaux chaudes, qui non seulement sont très favorables pour les malades, mais qui procurent même un très grand plaisir à ceux qui s'y baignent. C'est pour cette raison que ceux des Siciliens qui ont quelques maladies extraordinaires passent dans l'île de Lipare, où les eaux leur rendent une santé dont ils sont surpris eux‑mêmes. Les Lipariens et les Romains tirent de grands revenus des mines d'alun qui sont dans cette île. Car comme l'alun ne se trouve en aucun autre endroit du monde et qu'on a souvent besoin de ce minéral, les Lipariens qui sont les seuls qui en vendent, y mettent le prix qu'ils veulent et en retirent par conséquent de grandes richesses. Il est pourtant vrai que l'île de Mélo a aussi une petite mine d'alun, mais elle n'est pas assez abondante pour en pouvoir fournir à plusieurs villes. L'île de Lipare est petite, mais elle produit tout ce qui est nécessaire pour la nourriture des habitants. On y pêche des poissons de toute espèce, et elle produit de grands arbres qui portent autant de fruits qu'on en peut souhaiter. Voilà ce que nous avons à dire de Lipare et des autres îles d'Éole.

VIII. L'île des Os, pourquoi ainsi nommée.

PLUS AVANT, dans la pleine mer et vers le couchant, on rencontre une petite île déserte à qui l'aventure que nous allons rapporter a fait donner le nom de l'île des Os. Dans le temps des longues et sanglantes guerres des Carthaginois contre les Syracusains, les premiers entretenaient des armées de terre et de mer composées de gens de toutes nations, hommes turbulents et toujours prêts à se révolter, surtout lorsqu'on ne les payait pas assez exactement. Il arriva enfin que ces troupes ne recevant point leur solde, six mille des plus insolents la demandèrent d'abord à leurs capitaines avec hauteur. Mais les capitaines n'ayant point d'argent à leur donner et les remettant de jour en jour, ils menacèrent de prendre les armes contre les Carthaginois. Ils osèrent même porter la main sur leurs officiers. Le sénat, instruit de ce désordre, en témoigna son indignation, mais cela n'ayant servi qu'à enflammer d'avantage les esprits, le sénat envoya un ordre secret à ses généraux de faire périr tous ces séditieux. Les généraux s'embarquèrent aussitôt avec eux sous prétexte de les conduire à une expédition. Mais quand ils furent arrivés devant l'île dont nous parlons, ils y débarquèrent ces révoltés et se remirent en mer. Ces misérables outrés en vain de ce qu'ils ne pouvaient se venger des Carthaginois, y périrent tous de faim et de misère. Au reste, comme l'île ou on les avait laissés est fort petite, elle fut bientôt remplie des ossements de tant de corps morts, et c'est ce qui lui a fait donner le nom qu'elle porte, exemple d'une punition terrible qui peut passer pour une infidélité cruelle de la part des Carthaginois.

IX. Des trois îles : Mélite, Gaulos et Cercine. Aujourd'hui Malte, Gozo et Comino.

NOUS DÉCRIRONS à présent, l'une après l'autre, les îles placées des deux côtés de la Sicile. Á son midi, on en découvre trois situées en pleine mer. Chacune d'elles a une ville et des ports qui donnent une retraite sûre aux vaisseaux battus de la tempête. La première est l'île de Malte, éloignée de huit cents stades de Syracuse et qui a plusieurs ports très avantageux. Les habitants en sont très riches. Ils s'appliquent à toutes sortes de métiers, mais surtout ils font un grand commerce de toiles extrêmement fines. Les maisons de cette île sont belles, ornées de toits qui débordent et toutes enduites de plâtre. Les habitants de Malte sont une colonie de Phéniciens, qui commerçant jusque dans l'Océan occidental, firent un entrepôt de cette île, que sa situation en pleine mer et la bonté de ses ports rendaient très favorable pour eux. C'est aussi ce grand nombre de marchands qu'on voit aborder tous les jours à Malte qui a rendu ses habitants si riches et si célèbres. La seconde île s'appelle Gaulos, voisine de la première, et néanmoins absolument entourée de la mer. Ses ports sont très commodes, c'est aussi une colonie des Phéniciens. Plus loin, et du côté de l'Afrique, est la troisième île appelée Cercine. Sa ville est bâtie avec symétrie et proportion. Ses ports sont propres à recevoir non seulement les vaisseaux marchands, mais encore les plus grands navires.

X. De l'île Ethalie. (île d'Elbe)

APRÈS avoir parlé des îles situées au midi de la Sicile, retournons à celles qui sont auprès de Lipare, dans la mer de Toscane. On trouve dans cette mer, et vis‑à‑vis une ville d'Italie appelée Poplonium, l'île Éthalie ainsi nommée de la quantité de suie qu'on y voit. Elle est éloignée de cent stades de l'île de Lipare. On y rencontre une sorte de pierre nommée sidérite, qui contient beaucoup de fer et qu'on fend en plusieurs morceaux, pour en tirer ce métal. Les ouvriers, ayant d'abord coupé une grande quantité de ces pierres, les jettent dans des fourneaux d'une forme particulière. Quand la chaleur a fondu ces pierres, ils les partagent en différents morceaux gros comme les plus grosses éponges, et on vend ces morceaux à des marchands qui les transportent à Dicéarque et en d'autres villes de commerce. Ceux qui ont acheté cette marchandise la donnent enfin à des ouvriers en fer qui lui font prendre toutes sortes de figures. Car les uns en fabriquent des représentations d'oiseaux, les autres des bêches, des faux, en un mot, différentes sortes d'outils, dont tous les pays où on les transporte ensuite, éprouvent l'utilité.

XI. De l'île de Cyrne, aujourd'hui Corse.

Á TROIS cents stades de l'île Éthalie est une autre île à laquelle les Grecs ont donné le nom de Cyrnos, et que les Romains et ses propres habitants appellent l'île de Corse. L'abord de cette île est très aisé et son port, qu'on appelle Syracuse, est très beau. On y voit deux villes, l'une nommée Calaris et l'autre Nicée. Calaris fut bâtie par les Phocéens peu de temps avant que les Toscans les chassassent de cette île. L'autre fut bâtie par les Toscans dans le temps que ces peuples, maîtres de la mer, soumirent à leur domination toutes les îles situées dans la mer de Toscane. Le tribut ordinaire que les habitants de celle‑ci payaient à leurs maîtres consistait en résine, en cire et en miel qu'ils ont en abondance. Les esclaves que l'on tire de là passent pour les meilleurs esclaves du monde. L'île de Corse est grande, montagneuse, pleine de bois et arrosée par de grands fleuves. Ses habitants se nourrissent de miel, de lait et de viande que le pays leur fournit largement. Ils observent entre eux les règles de la justice et de l'humanité avec plus d'exactitude que les autres barbares. Celui qui le premier trouve du miel sur les montagnes et dans le creux des arbres, est assuré que personne ne le lui disputera. Ils sont toujours certains de retrouver leurs brebis sur lesquelles chacun met sa marque et qu'ils laissent paître ensuite dans les campagnes, sans que personne les garde. Le même esprit d'équité paraît les conduire dans toutes les rencontres de la vie. Á la naissance de leurs enfants, ils observent une cérémonie tout à fait bizarre. Ils n'ont aucun soin de leurs femmes pendant qu'elles sont en travail, mais le mari se couche sur un lit et s'y tient pendant un certain nombre de jours comme une accouchée. Il croît dans l'île de Corse une grande quantité d'un buis d'une espèce toute différente de celle que nous connaissons et qui rend amer tout le miel que l'on recueille dans cette île. Les barbares qui l'habitent sont au nombre de trente mille, et la langue dont ils se servent entre eux est très particulière et très difficile à apprendre.

XII.  Île de Sardaigne.

TOUT AUPRÈS de l'île de Corse est celle de Sardaigne. Cette île est presque aussi grande que la Sicile. Ses habitants s'appellent Ioléens. On croit qu'ils tirent leur origine de la colonie que Iolaos et les Thespiades conduisirent en Sardaigne et qui surpassait en nombre d'hommes les originaires du lieu. Car dans le temps qu'Hercule exécutait ses fameux travaux, on dit qu'il envoya dans cette île, selon l'ordre d'un oracle, les enfants qu'il avait eus des filles de Thespius et avec eux, un grand nombre de Grecs et de barbares. Iolaos, neveu d'Hercule, qui les conduisait s'étant rendu maître du pays, bâtit plusieurs belles villes et l'ayant partagé entre ceux qu'il avait amenés, il leur donna le nom de Ioléens. Il construisit des lieux d'exercice, des temples des dieux, en un mot tout ce qui donne l'idée d'un peuple riche et heureux. Ces monuments subsistent encore aujourd'hui et gardent même le nom de leur fondateur, que portent aussi les plus belles campagnes de leur île. L'oracle qui avait ordonné le départ de cette colonie, assura que ceux qui s'y joindraient conserveraient à jamais leurs libertés L'événement justifie encore à présent cette prédiction. En effet, quoique les Carthaginois, devenus très puissants, se soient rendus maîtres de la Sardaigne, ils n'ont cependant jamais pu réduire ces peuples en servitude. Car les Ioléens s'enfuirent avec leurs troupeaux dans les montagnes et y creusèrent des retraites souterraines. Ils s'y nourrissaient de lait, de fromage et de la chair de leurs troupeaux. En quittant le séjour des vallées, ils se délivrèrent en même temps des soins et des fatigues de l'agriculture. En un mot, la hauteur de leurs montagnes et les détours de leurs cavernes les ont toujours préservés d'être asservis par les Carthaginois, et même depuis par les Romains, quelque nombreuses armées que les uns et les autres eussent menées contre eux successivement. Au reste, Iolaos ayant établi sa colonie s'en retourna peu de temps après dans la Grèce.  Quant aux Thespiades, ils régnèrent dans cette île pendant plusieurs générations, mais enfin, ils se retirèrent en Italie et ils établirent leur demeure près de Cumes. Les habitants de l'île, redevenus barbares, élurent pour les gouverner les plus distingués d'entre eux et ils ont conservé jusqu'à présent leur liberté.

XIII. De l'île de Pytyuse, aujourd'hui Ibiza.

L'ON RENCONTRE ensuite une île appelée l'île Pityuse, à cause de la grande quantité de pins qui y croissent. Elle est située dans la haute mer et distante des colonnes d'Hercule de trois fois vingt‑quatre heures de navigation, des côtes de l'Afrique de vingt‑quatre heures, et de l'Espagne seulement de douze heures. Cette île est presque aussi grande que celle de Corfou et médiocrement fertile, elle porte fort peu de vignes, on n'y voit que quelques oliviers entés sur des oliviers sauvages, mais on vante extrêmement la beauté de ses laines. Elle est entrecoupée de collines et de vallées. Sa ville, qui s'appelle Érèse, a été bâtie par les Carthaginois. Le port en est très beau, les murailles très hautes, et les maisons fort commodes. Elle est habitée par des gens de toutes nations, mais principalement par des Carthaginois qui y envoyèrent une colonie cent soixante ans après la fondation de Carthage.

XIV. Des îles Gymnésies ou Baléares, aujourd’hui Majorque et Minorque.

AUPRÈS, et vis-à-vis de l'Espagne, sont deux autres îles appelées par les Grecs Gymnésies, à cause que les  habitants y vivent nus pendant tout l'été. Mais les Romains et les naturels du pays leur ont donné le nom de Baléares d'un mot grec qui signifie jeter, parce que ces insulaires excellent par-dessus les autres nations à lancer de très grosses pierres avec la fronde. De ces îles celle qui est la plus grande excède en étendue toutes les autres îles de nos mers, excepté la Sicile, la Sardaigne, Chypre, la Crète, l'Eubée, la Corse et Lesbos. Elle n'est éloignée de l'Espagne que d'une journée de navigation. La plus petite, qui est plus orientale, nourrit quantité d'animaux de toutes sortes, mais surtout des mulets d'une espèce fort différente des nôtres, tant par leur grandeur que par leur cri. L'une et l'autre sont très fertiles et nourrissent environ trente mille habitants. Au reste il croît peu de vignes chez eux, et cette rareté du vin est cause qu'ils l'aiment beaucoup. Ils manquent absolument d'huile d'olive et ils ne s'oignent que d'une espèce d'huile qu'ils tirent du lentisque et qu'ils mêlent à de la graisse de porc. L'amour et l'estime qu'ils ont pour le sexe vont si loin, que si les corsaires leur enlèvent une femme, ils ne font aucun scrupule de donner pour sa rançon trois ou quatre hommes. Leurs habitations sont souterraines, et ils ne les placent que dans les lieux escarpés. Ainsi, le même expédient les met à l'abri des injures de l'air et des incursions des pirates. L'or et l'argent ne sont point en usage chez eux, et ils ne permettent pas que l'on en fasse entrer dans leur île. La raison qu'ils en apportent est qu'Hercule ne déclara autrefois la guerre à Géryon, fils de Chrysaor, que parce qu'il possédait des trésors immenses d'or et d'argent. Pour mettre donc leurs possessions à couvert de l'envie, ils interdisent chez eux le commerce de ces métaux. Ce fut même pour conserver cette coutume que, s'étant mis autrefois à la solde des Carthaginois, ils ne voulurent point rapporter leur paie dans leur patrie, mais ils l'employèrent tout entière à acheter des femmes et du vin qu'ils amenèrent avec eux. Ils ont une étrange pratique dans leurs mariages. Après le festin des noces, les parents et les amis vont trouver chacun à leur tour la mariée. L'âge décide de ceux qui doivent passer les premiers, mais le mari est toujours le dernier qui reçoive cet honneur. La cérémonie qu'ils observent quand il s'agit d'enterrer leurs morts n'est guère moins particulière. Ayant brisé d'abord à coups de bâton tous les membres du cadavre, ils le font entrer dans une urne et le couvrent ensuite d'un grand tas de pierres. Leurs armes sont trois frondes. Ils en portent une autour de la tête, l'autre autour du ventre et la troisième dans leurs mains. Dans les expéditions militaires ils jettent de plus grosses pierres et avec plus de violence que les machines mêmes. Quand ils assiègent une place ils atteignent aisément ceux qui gardent les murailles et dans les batailles rangées ils brisent les boucliers, les casques et toutes les armes défensives de leurs ennemis. Ils ont une telle justesse dans la main qu'il leur arrive peu souvent de manquer leur coup. Ce qui les rend si forts et si adroits dans cet exercice est que les mères mêmes contraignent leurs enfants, quoique fort jeunes encore, à manier continuellement la fronde. Elles leur donnent pour but un morceau de pain pendu au bout d'une perche et elles les font demeurer à jeun jusqu'à ce que, ayant abattu ce pain, elles leur accordent la permission de le manger.

XV. D'une grande île de l'Océan. L'auteur ne donne point de nom à cette île mais on voit que c'est l'île Atlantide de Platon.

APRÈS avoir parlé des îles de la Méditerranée nous allons parcourir celles qui sont dans l'Océan et au-delà des colonnes d'Hercule. Á l'occident de l'Afrique on trouve une île distante de cette partie du monde de plusieurs journées de navigation.  Son terroir fertile est entrecoupé de montagnes et de vallées. Cette île est traversée par plusieurs fleuves navigables. Ses jardins sont remplis de toutes sortes d'arbres et arrosés par des sources d'eau douce. On y voit quantité de maisons de plaisance, toutes meublées magnifiquement, et dont les parterres sont ornés de berceaux couverts de fleurs. C'est là que les habitants du pays se retirent pendant l'été, pour y jouir des biens que la campagne leur fournit en abondance. Les montagnes de cette île sont couvertes d'épaisses forêts d'arbres fruitiers, et ses vallons sont entrecoupés par des sources d'eaux vives qui contribuent non seulement au plaisir des insulaires, mais encore à leur santé et à leur force. La chasse leur fournit un nombre infini d'animaux différents qui ne leur laisse rien à désirer dans leurs festins ni pour l'abondance ni pour la délicatesse. Outre cela, la mer qui environne cette île, est féconde en poissons de toute espèce, ce qui est une propriété générale de l'océan. D'ailleurs, on respire là un air si tempéré que les arbres portent des fruits et des feuilles pendant la plus grande partie de l'année. En un mot, cette île est si délicieuse qu'elle paraît plutôt le séjour des dieux que des hommes. Autrefois, elle était inconnue à cause de son grand éloignement, et les Phéniciens furent les premiers qui la découvrirent. Ils étaient de tout temps en possession de trafiquer dans toutes les mers, ce qui leur donna lieu d'établir plusieurs  colonies dans l'Afrique et dans les pays occidentaux de l'Europe. Tout leur succédant à souhait et étant devenus extrêmement puissants, ils tentèrent de passer les colonnes d'Hercule et d'entrer dans l'océan. Ils bâtirent d'abord une ville dans une presqu'île de l'Europe voisine des colonnes d'Hercule, et ils l'appelèrent Cadix. Ils y construisirent tous les édifices qu'ils jugèrent convenables au lieu. Entre autres ils y élevèrent un temple superbe qu'ils dédièrent à Hercule, où ils instituèrent de pompeux sacrifices à la manière de leur pays. Ce temple est encore à présent en fort grande vénération. Plusieurs Romains que leurs exploits ont rendu illustres y sont venus rendre hommage à Hercule du succès de leurs entreprises. Au reste, les Phéniciens ayant passé le détroit et voguant le long de l'Afrique, furent portés par les vents fort loin dans l'océan. La tempête ayant duré plusieurs jours, ils furent enfin jetés dans l'île dont nous parlons. Ayant connu les premiers sa beauté et sa fertilité, ils la firent connaître aux autres nations. Les Toscans, devenus les maîtres de la mer, voulurent aussi y envoyer une colonie, mais ils en furent empêchés par les Carthaginois. Ces derniers craignaient déjà qu'un trop grand nombre de leurs compatriotes, attirés par les charmes de ce nouveau pays, ne désertassent leur patrie. D'un autre côté, ils le regardaient comme un asile pour eux, si jamais il arrivait quelque désastre à la ville de Carthage. Car ils espéraient, qu'étant maîtres de la mer, comme ils l'étaient alors, ils pourraient aisément se retirer dans cette île, sans que leurs vainqueurs qui ignoreraient sa situation pussent aller les inquiéter là. Revenons maintenant en Europe.

XVI. L'Angleterre.

Au-delà des Gaules et vis‑à‑vis des monts Hercyniens, qu'on dit être les plus hauts de toute l'Europe, sont plusieurs îles dont la plus grande est Angleterre. Aucune nation étrangère ne s'était autrefois emparée de cette île. Bacchus, Hercule, ni aucun des autres demi-dieux ou Héros n'y avaient jamais porté la guerre. Jules César, que ses belles actions ont fait mettre au rang des dieux, est le premier de tous les vainqueurs qui l'ait soumise à ses armes Ayant défait les Anglais il les rendit tributaires des Romains. Nous rapporterons cette expédition dans son temps et nous nous contenterons ici de parler de la figure de cette île et de l'étain qu'elle produit. L'Angleterre est triangulaire comme la Sicile, mais tous ses côtés sont inégaux. On appelle Cantium celui de ses promontoires qui est le plus proche du continent et qui n'en est même éloigné que de cent stades. C'est là qu'est l'ouverture du détroit. L'autre promontoire, appelé Bélérion, est éloigné de la terre ferme de quatre journées de navigation. Le dernier, qui s'appelle Orcan, s'avance dans la pleine mer. Le plus petit côté de l'Angleterre est parallèle à la terre ferme de l'Europe et a sept mille cinq cents stades de longueur, le second, depuis sa baie jusqu'à sa pointe vers le nord, quinze mille, et le dernier vingt mille, de telle sorte que cette île a quarante deux mille cinq cents stades de circonférence. On dit que les Anglais sont originaires du pays et qu'ils conservent encore leurs premières coutumes. Á la guerre, ils se servent de chariots comme les héros grecs qui assiégeaient Troie, et leurs maisons sont pour la plupart bâties de chaume et de bois. Ils ont coutume, quand ils moissonnent, de couper la tête à tous les épis et de les enfermer dans des caves souterraines. Ils se nourrissent des plus anciens épis, en les réduisant en farine à mesure qu'ils en ont besoin. Leurs mœurs sont simples et fort éloignées de la perversité des nôtres. La sobriété règne chez eux et ils ignorent encore à présent cette molle délicatesse que les richesses amènent avec elles. L'Angleterre est fort peuplée, mais l'air y est extrêmement froid, cette île étant située sous la grande Ourse. Elle est gouvernée par plusieurs rois qui gardent presque toujours la paix entre eux. Nous parlerons de leurs lois et des autres particularités du pays lorsque nous écrirons l'histoire de l'expédition de César en Angleterre. Les habitants du promontoire aiment les étrangers. Aussi, le grand nombre de marchands qui y abordent de toutes parts rend ces peuples beaucoup plus policés que les autres nations de l'Angleterre. Ce sont eux qui tirent l'étain d'une mine qu'ils entretiennent avec soin. Elle est extrêmement pierreuse, mais cependant coupée de veines de terre. Dès qu'ils ont tiré l'étain, ils le purifient en le faisant fondre. Lui ayant ensuite donné la figure de dés à jouer, ils le transportent sur des chariots dans une île voisine de l'Angleterre appelée Ictis en prenant pour y arriver le temps où la mer est basse. Car une particularité que l'on remarque dans toutes les îles qui sont entre l'Europe et l'Angleterre, est que dans les hautes marées, elles sont entièrement environnées d'eau, mais ensuite, lorsque l'océan se retire, la langue de terre qui les joint à la terre ferme se découvre entièrement, et elles ne sont plus alors que des presqu'îles. Enfin, les marchands étrangers qui ont acheté l'étain dans l'île d'Ictis, le font transporter dans la Gaule où ils le chargent sur des chevaux, après quoi ils mettent trente jours à la traverser depuis les côtes qui regardent l'Angleterre jusqu'à l'embouchure du Rhône.

 XVII. De l'ambre des pays du Nord.

QUANT à l'ambre qui nous vient de ces cantons‑là, voici ce qu'on en raconte. A l'opposite de la Scythie, et au‑delà des Gaules, est une île appelée Basilée ou Royale. C'est dans cette île seule que les flots de la mer jettent l'ambre. Les anciens ont débité sur cette matière des fables tout à fait incroyables et dont l'expérience a découvert la fausseté. Car la plupart des poètes et des historiens disent que Phaéton, fils du Soleil, n'étant encore qu'en sa première jeunesse conjura son père de lui confier pendant un jour la conduite de son char. Ayant obtenu sa demande il monta sur ce char, mais bientôt les chevaux sentirent qu'ils étaient menés par un enfant qui n'avait pas la force de les retenir et ils quittèrent leur route ordinaire. Errant dans le ciel, ils l'embrasèrent d'abord et y laissèrent cette trace qu'on appelle la Voie Lactée. Ils brûlèrent aussi une grande partie de la terre, mais Jupiter indigné foudroya Phaéton et remit le Soleil dans la voie qui lui est prescrite. Phaéton tomba à l'embouchure du Pô, appelé autrefois l'Éridan. Ses sœurs pleurèrent amèrement sa mort. Leurs regrets, dit‑on, furent si grands qu'elles changèrent de nature et furent métamorphosées en peupliers. L'on dit que cette espèce d'arbre jette tous les ans des pleurs au temps de la mort de Phaéton, et que ces larmes épaissies font l'ambre, espèce de gomme qui surpasse en beauté toutes les autres. L'on ajoute même que l'ambre de ces peupliers se renouvelle toutes les fois qu'on prend le deuil de quelque jeune homme mort dans le pays. Mais le temps a démontré que ceux qui ont forgé cette fable nous ont trompés. La vérité est que l'ambre se recueille sur les rivages de l'île Basilée, comme nous l'avons dit plus haut, et que les habitants de cette île le transportent au continent voisin, d'où ensuite on l'envoie dans nos cantons.

XVIII. Digression sur l'origine des Celtes ou Gaulois.

APRÈS avoir parlé des îles occidentales, nous croyons à propos de faire une courte digression sur les nations de l'Europe que nous avons omises dans les livres précédents. On raconte qu'autrefois, un roi fameux de la Celtique avait une fille d'une taille et d'une beauté extraordinaires. Cette princesse, que ces avantages rendaient très fière, ne jugea digne d'elle aucun de ceux qui la recherchaient. Hercule, qui faisait la guerre  à Géryon, s'était pour lors arrêté dans la Celtique, où il bâtissait la ville d'Alésia. La princesse ayant vu que ce Héros surpassait le commun des hommes, autant par la noblesse de sa figure et par la grandeur de sa taille que par ton courage, elle fut éprise d'un violent amour pour lui et ses parents y consentant avec joie, elle reçut Hercule dans son lit. De cette union naquit un fils nommé Galatès, qui fut supérieur à tous les habitants de ce pays par sa force et par ses vertus. Quand il eut atteint l'âge d'homme, il monta sur le trône de ses pères. Il augmenta son royaume de plusieurs états voisins et il s'acquit beaucoup de réputation à la guerre. Enfin, il donna à ses sujets le nom de Galates et au pays de sa domination celui de Galatie ou de Gaule. Á l'égard des peuples voici ce qu'on en rapporte. Les Gaules sont présentement habitées par une infinité de nations plus ou moins nombreuses les unes que les autres. Les plus fortes sont de deux cent mille hommes et les plus faibles d'environ quarante mille. Entre toutes ces nations, il y en a une qui conserve de tous temps pour les Romains une amitié inviolable et qui y persévère encore aujourd'hui. Comme les Gaules sont fort septentrionales, l'hiver y dure longtemps, et le froid y est extrême. Car dans cette saison de l'année, lorsque le temps est couvert, il y tombe de la neige au lieu de pluie, et quand le ciel est serein, il y gèle avec tant de force que les fleuves, glacés et endurcis, y servent comme de ponts à eux‑mêmes. La glace est si épaisse, que non seulement elle soutient quelques voyageurs, mais que des armées entières passent dessus en toute sûreté avec les chariots et le bagage. On voit couler dans les Gaules plusieurs fleuves qui font divers tours dans les campagnes. Les uns ont leurs sources dans des lacs profonds, et les autres dans les montagnes. Quelques‑uns de ces fleuves vont se rendre dans l'océan, et les autres dans la Méditerranée. Le plus grand des fleuves qui se déchargent dans cette dernière mer est le Rhône. Ses sources sont dans les Alpes, et il se jette dans la Méditerranée par cinq embouchures. Le Danube et le Rhin sont les plus grands de ceux qui vont se rendre dans l'océan. De notre temps, Jules César ayant jeté par un travail incompréhensible un pont sur le Rhin, fit passer ce fleuve à son armée et alla dompter les Gaulois qui habitent de l'autre côté. Plusieurs autres rivières navigables traversent le pays des Celtes, mais il serait trop long d'en faire la description. Au reste, toutes ces rivières gèlent aisément et deviennent par là un chemin très ferme, d'autant plus même que l'on y répand de la paille, sans quoi ceux qui passent dessus courraient risque de glisser souvent. On remarque en divers endroits des Gaules un phénomène trop particulier pour omettre d'en parler ici. Les vents du couchant d'été, et ceux du nord ont coutume d'y souffler avec tant de violence qu'ils enlèvent de la terre des pierres grosses comme le poing et une poussière qui semble être du gravier. En un mot, les vents y sont si impétueux qu'ils dépouillent les hommes de leurs armes et de leurs habits, et qu'ils font perdre la selle aux cavaliers. Le froid est si violent dans les Gaules, qu'altérant la température de l'air, il empêche qu'il ne croisse en ce pays‑là ni vignes ni oliviers. C'est pourquoi les Gaulois, absolument privés de ces deux sortes de fruits, font avec de l'orge un breuvage qu'ils appellent de la bière. Ils ont encore une autre boisson qu'ils font avec du miel détrempé dans de l'eau. Comme ils ne recueillent pas de vin, ils enlèvent avidement tous ceux que les marchands apportent dans leur pays. Ils en boivent outre mesure, et jusqu'à ce que devenus ivres, ils tombent dans un profond sommeil ou dans des transports furieux. La plupart des marchands italiens naturellement attentifs à leurs intérêts, ne manquent pas de tirer avantage de la passion que les Gaulois ont pour le vin. Car ils font remonter les leurs dans des bateaux sur les rivières navigables ou bien ils les conduisent sur des chariots dans le plat pays. Échangeant ensuite un vase de vin contre un esclave, ils en tirent des profits considérables.

XIX. Des mines de la Gaule.

IL N'Y A aucune mine d'argent dans toutes les Gaules, mais on y trouve abondamment de l'or que l'on y ramasse, sans employer les travaux que ce métal coûte ailleurs aux hommes. Comme les fleuves de cette contrée se font passage avec violence entre des rochers et des montagnes, il arrive souvent que les eaux emportent avec elles de grands morceaux de mine remplis de fragments d'or. Ceux qui sont occupés à recueillir ce métal, rompent et broient ces morceaux de mine. Ayant ensuite ôté toute la terre par le secours de l'eau, ils font fondre le métal dans des fourneaux. Ils amassent de cette sorte une grande quantité d'or qui sert à la parure des femmes et même à celle des hommes. Car ils en font non seulement des anneaux ou plutôt des cercles, qu'ils portent aux deux bras et aux poignets, mais encore des colliers extrêmement massifs, et même des cuirasses. Les peuples qui habitent la Celtique supérieure donnent un exemple singulier de fidélité. Dans leur pays, le pavé des temples est semé de pièces d'or qu'on a offertes aux dieux. Mais quoique tous les Celtes soient extrêmement avares, pas un d'eux n'ose y toucher, tant la crainte des dieux est imprimée dans leur âme.

XX. Moeurs et coutumes des Gaulois par rapport à la guerre.

TOUS les Gaulois sont d'une grande taille. Ils ont la peau fraîche et extrêmement blanche. Leurs cheveux sont naturellement roux, et ils usent encore d'artifice pour fortifier cette couleur. Ils les lavent fréquemment avec de l'eau de chaux et ils les rendent aussi plus luisants en les retirant sur le sommet de la tête et sur les tempes de sorte qu'ils ont vraiment l'air de satyres et d'aegipans. Enfin leurs cheveux s'épaississent tellement qu'ils ressemblent aux crins des chevaux. Quelques‑uns se rasent la barbe, et d'autres la portent médiocrement longue, mais les nobles se rasent les joues et portent néanmoins des moustaches qui leur couvrent toute la bouche. Aussi, il leur arrive souvent que lorsqu'ils mangent, leur viande s'embarrasse dans leurs moustaches, et lorsqu'ils boivent, elles leur servent comme de tamis pour filtrer leur boisson. Ils ne prennent point leurs repas assis sur des chaises, mais ils se couchent par terre sur des couvertures de peaux de loups et de chiens et ils sont servis par leurs enfants de l'un et de l'autre sexe qui sont encore dans la première jeunesse. Á côté d'eux sont de grands feux garnis de chaudières et de broches où ils font cuire de gros quartiers de viandes. On a coutume d'en offrir les meilleurs morceaux à ceux qui se sont distingués par leur bravoure. C'est ainsi que chez Homère, les héros de l'armée grecque récompensent Ajax qui s'étant battu seul contre Hector, l'avait vaincu. Ils invitent les étrangers à leurs festins et à la fin du repas, ils les interrogent sur ce qu'ils font et sur ce qu'ils viennent faire. Souvent, leurs propos de table font naître des sujets de querelles, et le mépris qu'ils ont pour la vie, est cause qu'ils ne se font point une affaire de s'appeler en duel. Car ils ont fait prévaloir chez eux l'opinion de Pythagore qui veut que les âmes des hommes soient immortelles, et qu'après un certain nombre d'années, elles reviennent animer d'autres corps. C'est pourquoi, lorsqu'ils brûlent leurs morts, ils adressent à leurs amis et à leurs parents défunts des lettres qu'ils jettent dans le bûcher, comme s'ils devaient les recevoir et les lire. Dans les voyages et dans les batailles, ils se servent de chariots à deux chevaux, où monte un cocher pour le conduire, outre l'homme qui doit combattre. Ils s'adressent ordinairement aux gens de cheval, en les attaquant avec ces traits qu'ils appellent saunies, et descendent ensuite, pour se battre avec l'épée. Quelques‑uns d'entre eux bravent la mort jusqu'au point de se jeter dans la mêlée, n'ayant qu'une ceinture autour du corps et étant du reste entièrement nus. Ils mènent avec eux à la guerre des serviteurs de condition libre, mais pauvres, qui dans les batailles conduisent leurs chariots et leur servent de gardes. Les Gaulois ont coutume, avant que de livrer bataille, de courir à la rencontre de l'armée ennemie, dont ils défient les plus apparents à un combat singulier, en branlant leurs armes et en tâchant de leur inspirer de la frayeur. Si quelqu'un accepte le défi, alors ils commencent à vanter la gloire de leurs ancêtres et leurs propres vertus. Au contraire, ils abaissent tant qu'ils peuvent celle de leurs adversaires et ils trouvent effectivement le moyen d'affaiblir le courage de leur ennemi. Ils pendent au col de leurs chevaux les têtes des soldats qu'ils ont tués à la guerre. Leurs serviteurs portent devant eux les dépouilles encore toutes couvertes du sang des ennemis qu'ils ont défaits, et ils les suivent en chantant des chants de joie et de triomphe. Ils attachent ces trophées aux portes de leurs maisons, comme ils le font à l'égard des bêtes féroces qu'ils ont prises à la chasse, mais pour les têtes des plus fameux capitaines qu'ils ont tués à la guerre, ils les frottent d'huile de cèdre et les conservent soigneusement dans des caisses. Ils se glorifient aux yeux des étrangers à qui ils les montrent avec ostentation  de ce que ni eux ni aucun de leurs ancêtres n'ont voulu changer contre des trésors ces monuments de leurs victoires. On dit qu'il y en a eu quelques‑uns, qui par une obstination barbare, ont refusé de les rendre à ceux-mêmes qui leur en offraient le poids en or. Mais si d'un côté, une âme généreuse ne met point à prix d'argent les marques de sa gloire, de l'autre, il est contre l'humanité de faire la guerre à des ennemis morts. Les Gaulois portent des habits très singuliers, comme des tuniques peintes de toutes sortes de couleurs et des hauts-de-chausses qu'ils appellent bracques. Par-dessus leur tunique, ils mettent une casaque d'une étoffe rayée ou divisée en petits carreaux, épaisse en hiver et légère en été, et ils l'attachent avec des agrafes. Leurs armes sont des boucliers aussi hauts qu'un homme et qui ont toutes leur forme particulière. Comme ils en font non seulement une défense, mais encore un ornement, on y voit des figures d'airain en bosse qui représentent quelques animaux et sont travaillées avec beaucoup d'art. Leurs casques, faits du même métal, sont surmontés par de grands panaches afin d'en imposer davantage à ceux qui les regardent. Les uns font mettre sur ces casques de vraies cornes d'animaux, et d'autres des têtes d'oiseaux ou de bêtes à quatre pieds. Ils se servent de trompettes qui rendent un son barbare et singulier, mais convenable à la guerre. La plupart d'entre eux ont des cuirasses composées de chaînes de fer, mais quelques‑uns, contents des seuls avantages qu'ils ont reçus de la nature, combattent tout à fait nus. Ils portent de longues épées qui leur pendent sur la cuisse droite par des chaînes de fer ou d'airain. Quelques‑uns ont cependant des baudriers d'or ou d'argent. Ils se servent aussi de certaines piques qu'ils appellent lances, dont le fer a une coudée ou plus de longueur et deux palmes de largeur. Leurs saunies ne sont guère moins grandes que nos épées, mais elles sont bien plus pointues. Entre ces saunies, les unes sont droites et les autres ont différents contours, de telle sorte que dans le même coup, non seulement elles coupent les chairs, mais aussi elles les hachent, et enfin, on ne les retire du corps qu'en augmentant considérablement la plaie.

Moeurs et coutumes des Gaulois entr'eux en temps de paix.

EN GÉNÉRAL, les Gaulois sont terribles à voir. Ils ont la voix grosse et rude, ils parlent peu dans les compagnies et toujours fort obscurément, affectant de laisser à deviner une partie des choses qu'ils veulent dire. L'hyperbole est la figure qu'ils emploient le plus souvent, soit pour s'exalter eux‑mêmes, soit pour rabaisser leurs adversaires. Leur son de voix est menaçant et fier, et ils aiment dans leurs discours l'enflure et l'exagération qui va jusqu'au tragique. Ils sont cependant spirituels et capables de toute érudition. Leurs poètes, qu'ils appellent bardes, s'occupent à composer des poèmes propres à leur musique, et ce sont eux‑mêmes qui chantent, sur des instruments presque semblables à nos lyres, des louanges pour les uns et des invectives contre les autres. Ils ont aussi chez eux des philosophes et des théologiens appelés Saronides, pour lesquels ils sont remplis de vénération. Ils estiment fort ceux qui découvrent l'avenir, soit par le vol des oiseaux, soit par l'inspection des entrailles des victimes, et tout le peuple leur obéit aveuglément. La manière dont ils prédisent les grands événements est étrange et incroyable. Ils immolent un homme à qui ils donnent un grand coup d'épée au‑dessus du diaphragme. Ils observent ensuite la posture dans laquelle cet homme tombe, ses différentes convulsions et la manière dont le sang coule hors de son corps, en suivant sur toutes ces circonstances les règles que leurs ancêtres leur en ont laissées. C'est une coutume établie parmi eux, que personne ne sacrifie sans un philosophe, car persuadés que ces sortes d'hommes connaissent parfaitement la nature divine et qu'ils entrent pour ainsi dire en communication de ses secrets, ils pensent que c'est par leur ministère qu'ils doivent rendre leurs actions de grâces aux dieux, leur demander les biens qu'ils désirent. Ces philosophes, de même que les poètes, ont un grand crédit parmi les Gaulois, dans les affaires de la paix et dans celles de la guerre, et ils sont également estimés des nations alliées et des nations ennemies. Il arrive souvent que lorsque deux armées sont prêtes d'en venir aux mains, ces philosophes se jetant tout à coup au milieu des piques et des épées nues, les combattants apaisent aussitôt leur fureur comme par enchantement, et mettent les armes bas. C'est ainsi que même parmi les peuples les plus barbares, la sagesse l'emporte sur la colère, et les muses sur le dieu Mars.

XXI. Distinction des Celtes et des Gaulois confondus par les Romains.

IL EST bon de rapporter ici quelques circonstances qui sont inconnues à un grand nombre de personnes. On appelle Celtes les peuples qui habitent au‑dessus de Marseille, entre les Pyrénées. Mais ceux qui demeurent au nord de la Celtique, le long de l'océan et de la forêt Hercynie jusqu'aux confins de la Scythie, sont appelés Gaulois. Cependant les Romains donnent indifféremment ce nom et aux vrais Gaulois et aux Celtes. Parmi les premiers, les femmes ne cèdent en rien à leurs maris du côté de la force et de la taille. Les enfants à leur naissance sont très blonds, mais ils deviennent aussi roux que leurs pères à mesure qu'ils avancent en âge. Ceux qui habitent au Septentrion et dans le voisinage de la Scythie sont extrêmement sauvages. On dit qu'ils mangent les hommes, comme font aussi les Anglais qui habitent l'Iris. D'ailleurs, ils se sont fait connaître par leur courage et par leur férocité,  et l'on prétend que les Cimmériens qui ont ravagé toute l'Asie, et que depuis, on a appelé Cimbres par corruption, sont les mêmes que les Gaulois dont nous parlons. De toute ancienneté ces peuples se plaisent au brigandage, aiment à porter le fer et le feu dans les pays voisins et méprisent toutes les autres nations. Ce sont eux qui ont pris Rome, pillé le temple de Delphes et rendu tributaire une grande partie de l'Europe et de l'Asie. Ils occupaient ordinairement le pays des peuples qu'ils avaient vaincus, et leur mélange avec les habitants naturels de la Grèce, leur a fait même donner le nom de Gallo‑Grecs. Enfin, ils ont plusieurs fois défait les Romains en bataille rangée. Au reste, leur cruauté paraît encore davantage dans les sacrifices qu'ils offrent à leurs dieux. Car après qu'ils ont gardé leurs criminels pendant cinq ans, ils les empalent en l'honneur de leurs divinités et les brûlent ensuite sur de grands bûchers avec d'autres offrandes. Ils immolent aussi les prisonniers qu'ils ont faits à la guerre et avec eux, ils égorgent, ils brûlent ou ils font périr de quelque autre manière les bestiaux mêmes qu'ils ont pris sur leurs ennemis. Quoique leurs femmes soient parfaitement belles, ils ne vivent avec elles que rarement, mais ils sont extrêmement adonnés à l'amour criminel de l'autre sexe et couchés à terre sur des peaux de bêtes sauvages, souvent ils ne sont point honteux d'avoir deux jeunes garçons à leurs côtés. Mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est que sans se soucier en aucune façon des lois de la pudeur, ils se prostituent avec une facilité incroyable. Bien loin de trouver rien de vicieux dans cet infâme commerce, ils se croient déshonorés si l'on refuse les faveurs qu'ils présentent.

XXII. Des Celtibériens ou Espagnols mêlés aux Celtes.

PASSONS maintenant à l'histoire des  Celtibériens, voisins des Celtes. L'on raconte que ces derniers et les Ibériens se firent longtemps la guerre au sujet de leur habitation, mais que ces peuples s'étant enfin accordés, ils habitèrent en commun le même pays et s'alliant les uns aux autres par des mariages, ils prirent le nom de Celtibériens, composé des deux autres. L'alliance de deux nations si belliqueuses et la bonté du terroir qu'ils cultivaient, contribuèrent beaucoup à rendre les Celtibériens fameux, et ce n'a été qu'après plusieurs combats et au bout d'un très long temps, qu'ils ont été vaincus par les Romains. On convient non seulement que leur cavalerie est  excellente, mais encore que leur infanterie est des plus fortes et des plus aguerries. Les Celtibériens s'habillent tous d'un sayon noir et velu, dont la laine ressemble fort au poil de chèvre. Quelques‑uns portent de légers boucliers à la gauloise, et les autres des boucliers creux et arrondis comme les nôtres. Ils ont tous des espèces de bottes faites de poil et des casques de fer ornés de panaches de couleur de pourpre. Leurs épées sont tranchantes des deux côtés et d'une trempe admirable. Ils se servent encore dans la mêlée de poignards qui n'ont qu'un pied de long. La manière dont ils travaillent leurs armes est fort particulière. Ils cachent sous terre des lames de fer et ils les y laissent, jusqu'à ce que la rouille ayant rongé les plus faibles parties de ce métal, il n'en reste que les plus dures et les plus fermes. C'est de ce fer ainsi épuré qu'ils fabriquent leurs excellentes épées et tous leurs autres instruments de guerre. Ces armes sont si fortes qu'elles entament tout ce qu'elles rencontrent et qu'il n'est ni bouclier, ni casque, ni à plus forte raison aucun os du corps humain, qui puisse résister à leur tranchant. Dès que la cavalerie des Celtibériens a rompu les ennemis, elle met pied à terre et devenue infanterie, elle fait des prodiges de valeur. Ils observent une coutume étrange : quoiqu'ils soient très propres dans leurs festins, ils ne laissent pas d'être en ceci d'une malpropreté extrême, ils se lavent tout le corps d'urine, ils s'en frottent même les dents, estimant que cette eau ne contribue pas peu à la netteté du corps. Par rapport aux mœurs, ils sont très cruels à l'égard des malfaiteurs et de leurs ennemis, mais ils sont pleins d'humanité pour leurs hôtes. Ils accordent non seulement avec plaisir l'hospitalité aux étrangers qui voyagent dans leur pays, mais ils souhaitent qu'ils descendent chez eux et ils se battent à qui les aura et ils regardent ceux chez qui ils demeurent, comme des gens favorisés des dieux. Ils se nourrissent de différentes sortes de viandes succulentes, et leur boisson est du miel détrempé dans du vin, car leur pays leur fournit du miel en abondance, mais le vin leur est apporté d'ailleurs par des marchands étrangers. Les plus policés des peuples voisins sont les Vaccéens. Ces peuples partagent entre eux chaque année le pays qu'ils habitent. Chacun ayant cultivé le morceau de terre qui lui est échu, rapporte en commun les fruits qu'il a recueillis. Ils en font une distribution égale, et l'on punit de mort ceux qui en détournent la moindre chose.

XXIII. Des Cimbres : les Portugais.

LA PLUS courageuse nation des Cimbres est celle des Lusitaniens. 
Ceux‑ci portent à la guerre de très petits boucliers faits de cordes de boyau assez serrées pour garantir parfaitement le corps. Ils s'en servent adroitement dans les batailles, pour parer de tous côtés les traits qu'on leur lance. Leurs saunies sont toutes de fer et faites en forme d'hameçon, mais leurs casques et leurs épées sont semblables à celles des Celtibériens. Ils lancent leurs traits avec une grande justesse, et, quoiqu'ils soient fort éloignés de leurs ennemis, les blessures qu'ils leur font sont toujours considérables. De plus, ils sont très légers à la course, soit qu'il s'agisse d'éviter ou d'atteindre leur adversaire, mais ces mêmes hommes font paraître dans les adversités moins de courage que les Celtibériens. En temps de paix, ils s'exercent à une espèce de danse fort légère et qui demande une grande souplesse dans les jarrets. Quand ils vont à la guerre, ils observent toujours la cadence dans leurs marches et ils chantent ordinairement des hymnes dans le moment de l'attaque. Les Ibériens, et surtout les Lusitaniens, ont une coutume assez singulière. Ceux d'entre eux qui sont à la fleur de leur âge, mais plus particulièrement ceux qui se voyant dénués des biens de la fortune, se trouvent de la force et du courage, ceux‑là, dis‑je, ne prenant avec eux que leurs armes seules s'assemblent sur des montagnes escarpées. Formant ensuite de nombreux corps de troupes, ils parcourent toute l'Ibérie et s'enrichissent par leurs vols et par leurs rapines. Ils se croient même à l'abri des dangers dans cette expédition, car étant armés à la légère, et d'ailleurs extrêmement agiles, il est très difficile de les surprendre, d'autant plus qu'ils se retirent fréquemment dans les creux de leurs rochers qui sont pour eux des lieux de sûreté, et où l'on ne saurait conduire des troupes réglées. C'est pourquoi les Romains, qui les ont souvent attaqués, ont bien réprimé leur audace, mais ils n'ont jamais pu faire entièrement cesser leurs brigandages. On trouve dans le pays des Ibériens beaucoup de mines d'argent, et ceux qui y travaillent, deviennent extrêmement riches.

XXIV. Des Pyrénées

Nous avons fait mention dans le livre précédent des montagnes de l'Espagne, que l'on nomme les Pyrénées, lorsque nous avons rapporté les actions d'Hercule. Ces montagnes surpassent toutes les autres par leur hauteur et par leur continuité. Car séparant les Gaules de l'Espagne ou du pays des Celtibériens, elles s'étendent vers le nord l'espace de trois mille stades, depuis la mer du Midi jusqu'à l'océan. Autrefois, elles étaient couvertes d'une épaisse forêt, mais quelques pasteurs y ayant mis le feu, elle fut entièrement consumée. L'embrasement ayant duré plusieurs jours, la superficie de la terre parut brûlée, et c'est pour cette raison que l'on a donné à ces montagnes le nom de Pyrénées. Des ruisseaux d'un argent raffiné et dégagé de la matière qui le renfermait, coulèrent sur cette terre. Les naturels du pays en ignoraient alors l'usage, et les Phéniciens, qui en connaissaient le prix, leur donnèrent en échange d'autres marchandises de peu de valeur. Transportant ensuite cet argent dans l'Asie, dans la Grèce et en d'autres endroits, ils en retirèrent des profits immenses. Leur avidité pour ce métal fit, qu'en ayant amassé plus qu'ils n'en pouvaient charger sur leurs vaisseaux, ils s'avisèrent d'ôter tout le plomb qui entrait dans la fabrique de leurs ancres et d'employer à cet usage l'argent qu'ils avaient de trop. Les Phéniciens ayant continué ce commerce pendant un fort long temps, devinrent si riches qu'ils envoyèrent plusieurs colonies dans la Sicile et dans les îles voisines, dans l'Afrique, dans la Sardaigne et dans l'Ibérie même. Mais enfin, les Ibériens ayant reconnu les avantages de ce métal, creusèrent de profondes mines et en tirèrent de l'argent parfaitement beau et en assez grande quantité pour se faire des revenus très considérables. Nous rapporterons ici de quelle manière on conduit ce travail.

XXV. Travail des mines d'Espagne.

IL Y A dans l'Ibérie plusieurs mines d'or, d'argent et de cuivre. Ceux qui travaillent à ces dernières, en retirent ordinairement la quatrième partie de cuivre pur. Les moins habiles de ceux qui entreprennent les mines d'argent, en rendent en l'espace de trois jours la valeur d'un talent euboïque. Car les morceaux de mines sont pleins d'un argent fort compact et très brillant, de sorte que la fécondité de la nature est là, aussi merveilleuse que l'adresse des hommes. Les naturels du pays s'enrichissaient beaucoup autrefois à ce travail, auquel l'abondance de la matière les attachait extrêmement. Mais depuis que les Romains ont subjugué l'Espagne, ses provinces ont été remplies d'un nombre infini d'Italiens qui en ont rapporté des richesses immenses. Car achetant des esclaves en grand nombre, ils les mettent sous la conduite des intendants des mines. Ceux‑ci leur faisant creuser en différents endroits des routes ou droites ou tortueuses, trouvent bientôt des veines d'or et d'argent. Ils donnent à leurs mines, non seulement la longueur de plusieurs stades, mais encore une profondeur extraordinaire et ils tirent ainsi leurs trésors des entrailles de la terre. Au reste, si l'on compare ces mines avec celles de l'Attique, quelle différence ne trouvera‑t-on pas entre les unes et les autres ! Dans ces dernières, outre un travail excessif, on est encore obligé à de grandes dépenses. Souvent même, au lieu d'en tirer le profit qu'on en espérait, on y perd le bien qu'on possédait, comme le chien de la fable. Au contraire, ceux qui travaillent aux mines de l'Espagne, ne sont jamais trompés dans leurs espérances, et pourvu qu'ils rencontrent bien en commençant, ils découvrent à chaque pas qu'ils font, une matière toujours plus abondante, et les veines semblent s'entrelacer les unes avec les autres. Les ouvriers trouvent assez souvent quelques‑uns de ces fleuves qui coulent sous terre. Pour en diminuer la violence, ils les détournent dans des fossés qui vont en serpentant, et l'avidité du gain les fait venir à bout de leur entreprise. Ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'ils dessèchent entièrement ces fleuves par le moyen de la roue ou de la vis égyptienne qu'Archimède de Syracuse inventa dans son voyage en Égypte. Ils s'en servent pour faire monter continûment ces eaux jusqu'à l'entrée de la mine, et ayant mis à sec l'endroit où elles coulaient, ils y travaillent à leur aise. En effet, cette machine est si artistement inventée, que par son moyen, on transporterait aisément un fleuve entier d'un lieu profond sur une plaine élevée. Mais ce n'est pas seulement en ceci qu'on a lieu d'admirer Archimède. Nous lui devons encore plusieurs autres machines qui ont rendu son nom fameux par toute la terre. Nous en ferons un détail exact lorsque nous serons parvenus à l'histoire de sa vie. Les esclaves qui demeurent dans les mines rapportent, comme nous l'avons dit, des revenus considérables à leurs maîtres, mais la plupart d'entre eux meurent de misère, après avoir été excessivement tourmentés pendant leur vie. On ne leur donne aucun relâche, et les hommes qui les commandent, les contraignent par les coups à des travaux qui passent leur force, jusqu'à ce qu'ils y laissent leur malheureuse vie. Ceux d'entre eux dont le corps est plus robuste et l'âme plus patiente, ont à souffrir plus longtemps, en attendant une mort que l'excès des maux qu'ils endurent, leur doit faire préférer à la vie. Entre les différentes choses que l'on observe dans ces mines, celle‑ci ne me semble pas une des moins remarquables. On n'en voit aucune qui soit nouvellement ouverte, mais elles le furent toutes par l'avarice des Carthaginois, du temps que ces peuples étaient les maîtres de l'Espagne. Ce fut par le moyen de l'argent qu'ils tirèrent de ces mines, qu'ils eurent à leur solde des soldats courageux, dont ils se servirent dans les grandes expéditions qu'ils firent alors. Car les Carthaginois avaient pour maxime de ne se fier jamais ni à leurs propres soldats ni à ceux de leurs alliés. Combattant à force d'argent, ils ont prodigieusement inquiété les Romains, les Siciliens et les Africains. Au reste, il semble qu'on puisse dire que la passion des Carthaginois pour les richesses, leur a fait chercher tous les moyens d'en acquérir, et que celle des Romains a été de ne rien laisser à personne. On trouve aussi de l'étain en plusieurs endroits de l'Espagne, non pas sur la superficie de la terre, comme l'ont faussement écrit quelques historiens, mais dans des mines, d'où il faut le tirer, pour le faire fondre comme l'or et l'argent. La plus grande abondance de ce métal est dans des îles de l'Espagne situées au‑dessus de la Lusitanie, et qu'on nomme pour cette raison les îles Cassitérides. Il  y en a aussi quantité dans l'île Britannique, située vis‑à‑vis des Gaules. Les marchands chargent l'étain sur des chevaux et le transportent au travers de la Celtique jusqu'à Marseille et à Narbonne. Cette dernière ville est une colonie des Romains. Sa situation et ses richesses la rendent la plus commerçante de toutes les villes de ces cantons.

XXVI. Des Liguriens.

LES LIGURIENS qui viennent ensuite, habitent un canton sauvage et  stérile. Ils mènent une vie misérable, travaillant assidûment à des ouvrages rudes et fâcheux. Comme leur pays est couvert d'arbres, ils sont obligés de passer tout le jour à les couper. Pour cet effet, ils se servent de haches extrêmement fortes et pesantes. Ceux qui travaillent à la terre sont le plus souvent occupés à casser les pierres qu'ils y rencontrent, car ce terroir est si ingrat qu'il serait impossible d'y trouver une seule motte de terre qui fût sans pierre. Cependant, quelque rudes que soient leurs travaux, la longue habitude les leur fait paraître supportables. Ils achètent une très petite récolte par beaucoup de peines et de fatigues. L'assiduité au travail et le défaut de nourriture les rendent extrêmement maigres, mais en même temps très nerveux. Leurs femmes les aident dans leurs travaux, car elles ne sont pas moins laborieuses que leurs maris. Les Liguriens vont fréquemment à la chasse et ils réparent, par le nombre des bêtes qu'ils y tuent, la disette de fruits qui règne chez eux. Comme dans leurs chasses ils sont souvent obligés de passer sur des montagnes couvertes de neige et par des lieux très escarpés, leurs corps en deviennent plus forts et plus agiles. La Ligurie étant pour ainsi dire un pays inconnu à Cérès et à Bacchus, la plupart de ses habitants ne boivent que de l'eau et ne mangent que de la chair des animaux domestiques ou sauvages, et quelques herbes qui croissent dans leurs campagnes. Ils passent ordinairement la nuit couchés à plate terre, rarement dans des cabanes, mais plus souvent dans les fentes des rochers ou dans des cavernes creusées naturellement et capables de les garantir des injures de l'air. Au reste, ils conservent en ceci comme en toute autre chose leurs premières et plus anciennes façons de vivre. On peut dire en général que dans la Ligurie, les femmes y sont aussi fortes que les hommes, et que les hommes y ont la force des bêtes féroces. Aussi leur entend‑on souvent dire qu'à la guerre, le plus faible Ligurien ayant appelé à un combat singulier le Gaulois le plus grand et le plus fort, ce dernier a presque toujours été vaincu et tué. Les Liguriens sont armés plus à la légère que les Romains. Ils portent un bouclier à la gauloise et une épée d'une médiocre grandeur. Par-dessus leur tunique ils mettent un ceinturon et leurs habillements sont de peaux de bêtes fauves. Cependant, quelques‑uns d'eux ayant servi sous les Romains ont changé l'ancienne forme de leurs armes pour se conformer aux usages de leurs chefs. Ils font paraître leur courage non seulement dans la guerre, mais encore dans toutes les rencontres périlleuses de la vie. Ils courent des risques infinis, lorsqu'ils vont négocier dans les mers de Sardaigne et d'Afrique, s'exposant aux plus horribles tempêtes, dans des barques ordinaires, et qui n'ont point les agrès nécessaires à la navigation.

XXVII. Des Tyrrhéniens ou Toscans.

LES TYRRHÉNIENS ou Toscans, recommandables autrefois par leur valeur, ont été possesseurs d'un très  grand pays et fondateurs de plusieurs villes. Comme ils avaient une flotte très puissante qui les rendait maîtres de la mer, ils donnèrent leur nom à celle qui borde l'Italie. Ce sont eux aussi qui pour les combats sur terre, ont inventé une trompette excellente, et qui fut nommée tyrrhénienne de leur nom. Pour relever la dignité de leurs généraux, ils leur donnèrent des licteurs, le chariot d'ivoire et la robe de pourpre. Ils ont imaginé les premiers de faire construire des portiques au-devant de leurs maisons, invention commode pour éloigner le bruit que font d'ordinaire le peuple qui passe, les esclaves et les autres domestiques du maître. Les Romains, qui les ont imités en plusieurs choses, ont pris d'eux cette idée et l'ont portée à une plus grande magnificence. Les Toscans se sont appliqués avec soin à l'étude des belles-lettres et à la philosophie, mais ils se sont adonnés plus particulièrement que les autres peuples, à la connaissance des présages qui se tirent de la foudre. Aussi jusqu’à présent, les chefs de toutes les nations les ont toujours respectés et ont toujours eu recours à eux pour l'interprétation des coups de tonnerre qu'ils avaient entendus. La Toscane est un pays très fertile et parfaitement bien cultivé. C'est ce qui fait qu'ils ont des fruits, autant qu'il en faut, non seulement pour leur nourriture, mais encore pour l'abondance et la superfluité de leurs tables. Ils s'y mettent deux fois par jour, et à chaque fois, elles sont servies avec délicatesse et avec luxe. Leurs lits sont garnis d'étoffes à fleurs. Ils ont chez eux quantité de vases d'argent et un très grand nombre de domestiques. Parmi ces esclaves, les uns sont remarquables par leur taille et par leur beauté, les autres par leurs habits extrêmement propres et fort au‑dessus de leur condition. Les jeunes gens et même les esclaves occupent des appartements séparés et tous infiniment commodes. Mais enfin, ils ont entièrement perdu ce courage par lequel leurs pères se sont autrefois si distingués et ils passent maintenant leur vie dans la débauche et dans la fainéantise. La fertilité de leur terroir ne contribue pas peu à les entretenir dans la mollesse, en leur fournissant toutes sortes de fruits. En effet, la Toscane est un pays abondant et composé de vastes plaines entrecoupées de quelques collines aisées à labourer. Enfin, cette contrée demeure toujours un peu humide, non seulement pendant l'hiver, mais encore pendant l'été.

XXVIII. De l'Arabie et des îles de la mer qui est à son midi.

APRÈS avoir suffisamment parlé des îles de l'océan et des pays situés à l'Occident et au Septentrion, nous devons passer aux îles de cette mer que l'Arabie voit à son midi, mais en déclinant un peu vers son levant et du côté de la Gédrosie. L'Arabie est un pays rempli d'un nombre presque infini de villages et de quantité de villes parfaitement belles, toutes situées sur des collines de différente élévation. Les plus grandes de ces villes sont considérables par la beauté des palais du prince, par le nombre des habitants et par la richesse de chacun d'eux. Les campagnes de l'Arabie rapportent avec abondance toutes sortes de fruits, et les troupeaux de toutes les espèces n'y manquent jamais de pâturages. La quantité de fleuves qui traversent ce pays, contribue beaucoup à l'excellence des fruits que l'on y recueille. Ainsi, c'est avec justice qu'on a donné le nom d'Arabie Heureuse à la principale de ses provinces. Assez près des rivages de cette contrée, on trouve dans l'océan un grand nombre d'îles, et il y en a trois principales qui méritent une place dans cette histoire. La première s'appelle l'île Sacrée. Il est défendu d'y enterrer les morts, et on les transporte dans l'île voisine qui est la seconde, et qui n'en est éloignée que de sept stades. L'île Sacrée produit peu de fruits, mais en revanche, elle rapporte de l'encens en si grande quantité que ce que l'on en recueille suffit pour le culte que l'on rend aux dieux par toute la terre. On y trouve aussi beaucoup de myrrhe et différents autres parfums qui répandent tous une excellente odeur. L'arbre qui porte l'encens est fort bas et semblable à la fève blanche d'Égypte, sa feuille ressemble à celle du saule, et sa fleur est de couleur d'or. L'encens sort de cet arbre en forme de larme. La figure de l'arbre qui porte la myrrhe, approche fort de celle du lentisque, mais ses feuilles sont beaucoup plus minces et plus serrées, et la myrrhe découle de ses racines, quand on a creusé la terre à l'entour. Dans le terroir le plus favorable, ces arbres rapportent deux fois par an, savoir au printemps et en été, mais le suc qui en découle dans cette dernière saison  est de couleur blanche, au lieu qu'au printemps, il est de couleur rousse, à cause de la rosée qui tombe dessus. Les insulaires recueillent le fruit du jonc marin, et il leur sert non seulement de nourriture et de breuvage, mais c'est encore pour eux un excellent remède contre la dysenterie. L'île est partagée entre les habitants, mais le roi en a la meilleure partie et le dixième des fruits que l'on recueille dans les autres, lui appartient encore. On dit que cette île a deux cents stades de largeur. Ses habitants, appelés Panchéens, apportent à la terre ferme leur myrrhe et leur encens et le vendent là à des marchands arabes. D'autres marchands, ayant acheté des Arabes ces marchandises, les transportent dans la Phénicie, dans la Coelé‑Syrie et dans l'Égypte, d'où enfin on les envoie dans tous les pays du monde. La troisième île, qui est fort grande et qui a plusieurs stades de longueur, est éloignée de l'île Sacrée de trente stades vers l'orient, mais son terrain s'avance beaucoup du même côté. On ajoute que lorsque l'on regarde les Indes du promontoire oriental de cette île, tout ce pays ne paraît que comme une nuée à cause de son grand éloignement.

XXIX. Description particulière de l'île de Panchaïe.

ON RACONTE plusieurs choses mémorables de l'île, qu'on appelle Panchaïe. Elle est habitée non seulement par les naturels du pays, mais encore par des Indiens, par des Scythes et par des Crétois. C'est là qu'est une ville très belle et très riche nommée Panara. Ses citoyens sont appelés les suppliants de Jupiter Triphylien. De tous les Panchéens ce sont les seuls qui aient des lois qui leur soient particulières. Ils n'obéissent à aucun roi, mais tous les ans ils élisent trois magistrats à qui appartiennent tous les jugements qui ne vont pas à la mort, mais ils renvoient les causes capitales aux prêtres. Le temple de Jupiter Triphylien, situé dans une plaine, est à soixante stades de Panara. Il est considérable, non seulement par son ancienneté et par ses richesses, mais encore par la beauté du terrain qui l'environne. Le champ sacré est couvert d'arbres de toute espèce, tant fruitiers que stériles, mais tous agréables à la vue. En effet, on y voit des cyprès d'une grande hauteur, des planes, des lauriers et des myrtes, continuellement arrosés par des eaux vives, car dans le bois qui tient au temple, il y a une fontaine qui en jette une si prodigieuse quantité, qu'elle forme non loin de sa source un fleuve déjà navigable. Ces eaux se partageant en plusieurs canaux et arrosant par ce moyen tout le champ sacré, elles y font croître un grand nombre de très beaux arbres qui laissent entre eux des espaces vides où l'on peut s'assembler. La plupart des habitants passent l'été sous ces ombrages, et une infinité d'oiseaux admirables par la variété de leurs couleurs et de leurs chants y viennent faire leurs nids. Enfin, la diversité des plantes et des fleurs qui ornent les jardins et les prairies de cette contrée, en font un séjour délicieux et digne d'être la demeure des dieux mêmes. On y voit aussi de grandes allées de noyers et de palmiers qui fournissent une grande abondance d'excellents fruits. Outre cela, on y trouve quantité de vignes de différentes espèces, qui s'élevant fort haut et diversement entrelacées, surprennent agréablement la vue et forment un paysage charmant.

Le temple de Jupiter Triphylien et ses prêtres.

LE TEMPLE est superbe et tout bâti de pierres blanches. Sa longueur est de deux arpents sur une largeur proportionnée. Il est soutenu par des colonnes très massives, mais que la sculpture a extrêmement embellies. Les statues des dieux, remarquables par leur grandeur et par leur poids énorme, sont autant de chefs‑d'œuvre de l'art. Á l'entour du temple on voit les maisons de ceux qui le desservent, et le frontispice fait face à une avenue longue de quatre stades sur trente toises de large. Les deux côtés de cette avenue sont ornés de grandes statues d'airain posées sur des baies carrées, elle est terminée par les sources qui forment le fleuve dont nous venons de parler. Ses eaux, qui sont fort claires et fort douces, ne contribuent pas peu à la conservation de la santé. On les appelle eaux du soleil. Les sources de ce fleuve sont partout revêtues de pierre blanche jusqu'à la longueur de quatre stades de chaque côté et il n'est permis à aucun homme, excepté aux prêtres, d'entrer dans cette enceinte La plaine où est situé le temple est toute consacrée aux dieux et les revenus en sont destinés aux frais des sacrifices. Cette plaine est terminée par une montagne fort haute et aussi consacrée aux dieux. On la nomme le char d'Urane ou l'Olympe Triphylien. On dit qu'autrefois Urane, tenant l'empire du monde, se plaisait à venir sur cette montagne contempler le ciel et les astres. Elle fut enfin nommée l 'Olympe Triphylien à cause des trois nations qui l'habitent, savoir  les Panchéens , les Océanites et les Doïens. Ces derniers furent chassés par Ammon, qui de plus rasa entièrement les villes de Doïa et d'Astérusie qui leur appartenaient. On raconte que tous les ans les prêtres font sur cette montagne un sacrifice plein de cérémonies très religieuses. Au‑delà de cette montagne et dans le reste de la Panchaïe on trouve, dit‑on, des bêtes de toute espèce, comme des éléphants, des lions, des léopards, des chevreuils et quantité d'autres animaux remarquables par leur figure et par leur force. Cette île a encore trois grandes villes, savoir, Hyracie, Dalis et Océanis. Le terroir en est excellent et on y recueille toutes sortes de vins.

Moeurs et coutumes de toute l'île.

LES HOMMES y sont courageux et combattent sur des chariots à la manière des anciens. Ils sont partagés en trois classes. La première est celle des prêtres, à laquelle on joint celle des artisans. La seconde est celle des laboureurs, et la troisième comprend les soldats et les bergers. Les prêtres gouvernent tout. Ce sont eux qui jugent les procès et dont les ordonnances font la loi publique. Les laboureurs apportent en commun tous les fruits qu'ils ont recueillis, et ceux qui paraissent avoir cultivé leur champ avec le plus de soin sont distingués avantageusement dans le partage qu'on fait des provisions annuelles. Les prêtres nomment le premier, le second, le troisième, jusqu'à dix de ceux qui ont mérité cette distinction pour donner de l'émulation à tous les autres. Tout de même, les pasteurs rendent publiquement en nombre ou en valeur les troupeaux et les victimes dont on leur a confié l'entretien. Car il n'est permis à personne de posséder rien en propre, à l'exception de sa maison et de son jardin. Les prêtres reçoivent tous les revenus de l'état et le partagent également entre les particuliers, en retenant pour eux une double part. Les Panchéens sont habillés d'étoffes très douces, à cause que les brebis de leur île ont la laine beaucoup plus fine que celles des autres pays. Les hommes portent ainsi que les femmes plusieurs ornements d'or comme des colliers, des bracelets et des anneaux qu'ils passent dans leurs oreilles à la façon des perles. Leur chaussure, la même pour tous, est ornée d'un mélange agréable de couleurs. Les soldats partagent entre eux la garde du pays où ils élèvent des forts et des retranchements contre les incursions des voleurs qui occupent un canton de l'île et qui étant adroits et courageux attaquent les laboureurs et leur font une espèce de guerre. Les prêtres se traitent avec beaucoup plus de délicatesse et de somptuosité que le reste du peuple. Leurs habits sont d'un lin très blanc et très fin, et quelquefois d'une laine presque aussi fine que le lin même. De plus, ils ornent leurs têtes de mitres d'or filé, et leurs pieds de sandales faites avec un très grand art. Ils portent sur eux des bijoux d'or en aussi grand nombre que les femmes et surtout des pendants d'oreille. Leur principale occupation est de servir les dieux, de chanter des hymnes en leur honneur et de célébrer en vers leurs actions et les biens dont les hommes leur sont redevables. Ils disent qu'ils tirent leur origine de Crète, et que Jupiter, lorsque vivant parmi les hommes il régnait sur toute la terre, les transféra dans l'île de Panchaïe. Pour prouver ce qu'ils avancent, ils font voir qu'ils ont conservé dans leur langue plusieurs mots crétois et qu'ils entretiennent avec ce peuple une amitié et une liaison qui leur ont été recommandées par leurs ancêtres. Ils montrent aussi des caractères que Jupiter, disent‑ils, a tracés de sa propre main, lorsqu'il jeta les premiers fondements de leur temple. La Panchaïe a plusieurs mines d'or, d'argent, d'airain et de fer, mais il n'est pas permis de transporter hors de l'île aucun de ces métaux. Il est même défendu aux prêtres de sortir hors de l'espace consacré aux dieux, et s'ils en sortent, chacun de ceux qui les rencontrent a droit de les tuer. Le temple est rempli d'offrandes d'or et d'argent que la suite des temps a prodigieusement accumulées. Les portes sont ornées d'ouvrages d'or, d'argent, d'ivoire et du bois de l'arbre qui porte l'encens. Le lit du dieu a six coudées de long et quatre de large. Il est d'or massif et d'un travail très recherché et très fini. Sa table n'est pas moins magnifique et elle est presque aussi grande que le lit auprès duquel elle est placée. Au pied du lit, vers le milieu, s'élève une haute colonne d'or dont l'inscription est en caractères que les Égyptiens nomment sacrés. Elle contient l'histoire d'Uranus, de Jupiter, de Diane et d'Apollon, le tout écrit de la propre main de Mercure. Nous n'en dirons pas davantage sur les îles voisines de l'Arabie.

XXX. De l'île de Samothrace et de sa distinction avec l'île de Samos.

Nous commencerons la description des îles grecques situées dans la mer Égée par la Samothrace. Quelques‑uns disent que cette île s'appelait autrefois Samos, mais que depuis on l'a nommée Samothrace, pour la distinguer de l'île voisine où la ville de Samos a été bâtie. Les habitants de la Samothrace sont indigènes. C'est pourquoi il ne nous est resté rien de certain de l'histoire ancienne de ce pays. D'autres prétendent qu'elle a tiré son nom des colonies de Samos et de la Thrace qui vinrent s'y établir en même temps. Elle conserve encore dans les cérémonies sacrées plusieurs termes de sa langue originale. Ses historiens racontent qu'avant les déluges des autres pays, elle en avait souffert un très grand par les eaux qui étaient venues d'abord de la séparation des Cyanées et qui s'étendirent jusqu'à l'Hellespont. On dit que la mer de Pont, autrefois fermée comme un lac, fut pour lors tellement grossie par les eaux des fleuves qui s'y jettent qu'elle s'éleva impétueusement par-dessus ses rivages et répandit sur les campagnes de l'Asie, les eaux qui forment aujourd'hui la Propontide. On ajoute qu'une grande partie de la Samothrace en fut aussi submergée, de telle sorte que longtemps après, quelques pêcheurs tiraient encore dans leurs filets des chapiteaux de colonnes qui marquaient que cette mer couvrait des ruines de villes. Les lieux les plus élevés de l'île servirent seuls de refuge contre ce débordement. Mais la mer montant toujours, les insulaires eurent recours aux dieux et ayant obtenu d'eux leur salut, ils marquèrent les bornes de l'inondation et dressèrent plusieurs autels où ils sacrifient encore aujourd'hui. Par là, dit‑on, il est clair que la Samothrace a été habitée avant le dernier  de nos déluges. On raconte que Saon, fils de Jupiter et d'une Nymphe ou, selon d'autres, de Mercure et de Rhéné, rassembla ensuite les habitants de cette île qui vivaient épars dans les campagnes. Leur ayant donné des lois, il les distribua en cinq tribus qu'il distingua par les noms de ses cinq fils et prit pour lui le nom du pays même. Ce fut alors que Jupiter ayant eu commerce avec Électre, l'une des filles d'Atlas, fit naître chez eux Dardanus, Iasion et Harmonie. Dardanus, homme entreprenant, passa le premier en Asie sur un petit vaisseau. Il y bâtit d'abord une ville qui porta son nom et construisit un palais dans le lieu qui fut ensuite appelé Troie, mais les peuples gardèrent le nom de Dardaniens. Il gouverna plusieurs nations dans l'île, et fonda même la colonie des Dardaniens de la Thrace. Jupiter voulant distinguer aussi le second de ses fils lui enseigna les mystères sacrés. Ils étaient déjà établis dans l'île, mais il y ajouta alors des circonstances qui n'étaient connues que des initiés. Iasion paraît être le premier qui y ait admis des étrangers, ce qui donna un très grand lustre à cette initiation. Environ ce temps‑là, Cadmus, fils d'Agénor, cherchant Europe, passa jusque dans la Samothrace, où s'étant fait initier il épousa Harmonie, sœur de Iasion et non sœur de Mars, comme le disent les mythologistes grecs. Ce furent les premières noces au festin desquelles les dieux voulurent bien assister. Cérès, qui chérissait tendrement Iasion, donna du blé pour présent aux mariés, Mercure leur apporta la lyre, Minerve son fameux collier, son voile et la flûte. Électre y célébra les mystères de la mère des dieux et y fit danser les orgies au bruit des tambours et des timbales. Apollon ensuite joua de la lyre, les Muses l'accompagnèrent avec leurs flûtes et les autres dieux applaudirent tous à ce mariage par des acclamations de joie. Au sortir de là Cadmus, suivant l'ordre d'un oracle, vint bâtir Thèbes en Béotie. Quant à Iasion, on dit qu'il épousa Cybèle et qu'il eut de cette déesse un fils nommé Corybas, mais peu après, ayant été mis au rang des dieux, Dardanus, Cybèle et Corybas portèrent en Asie et particulièrement en Phrygie les mystères de la mère des dieux. Cybèle épousa ensuite le premier Olympus qui la rendit mère d'Alée à laquelle elle donna son nom de Cybèle. Corybas de son côté se maria avec Thébè, fille de Cilix,  et donna le nom de Corybantes à ceux qui entraient dans une espèce de fureur en célébrant les mystères de la déesse. C'est avec ces mystères que l'usage des flûtes passa en Phrygie. La lyre de Mercure fut transportée dans la ville de Lyrnesse qu'Achille prit et saccagea depuis. On lit dans la fable que Plutus fut fils de Iasion et de Cérès. Mais c'est une pure allégorie dont le vrai sens est que les blés de Cérès donnés à Iasion aux noces d'Harmonie, sont la source des richesses désignées par Plutus. Á l'égard des autres interprétations, il n'y a que les initiés qui les sachent. On a beaucoup fait valoir les apparitions dont les dieux les ont favorisés et les secours qu'ils ont reçus d'eux, en les invoquant dans les périls. Il est vrai du moins que l'initiation les rend plus religieux, plus justes et meilleurs en toute manière qu'ils ne l'étaient auparavant. C'est pour cela que les anciens héros et les demi‑dieux les plus célèbres ont aspiré à cet honneur, et c'est par la faveur des dieux attachée à cette cérémonie que Iasion, les Dioscures, Hercule et Orphée ont réussi dans leurs entreprises les plus périlleuses.

XXXI. De l'île de Naxos.

NOUS SOMMES conduits naturellement de l'île de la Samothrace à celle de Naxos. Cette dernière, qui s'appelait d'abord Strongyle, fut habitée en premier lieu par des Thraces et voici à quelle occasion. Selon les mythologistes, Borée eut pour fils de deux mères différentes Lycurgue et Butès. Celui‑ci dressa des embûches à son aîné. Ayant été découvert, son père ne lui imposa aucune autre peine que de s'embarquer avec ses complices et d'aller chercher une autre habitation. Butès, rassemblant quelques Thraces, se mit en mer et ayant été jeté vers les Cyclades, il prit terre dans l'île de Strongyle où ses compagnons et lui vécurent du métier de pirates. Mais comme ils n'avaient point de femmes, ils en allèrent chercher dans les îles du voisinage. Ensuite, la plupart des Cyclades étant désertes et les autres peu habitées, ils tentèrent de plus longues courses. Repoussés dans l'Eubée, ils abordèrent en Thessalie, où ils se trouvèrent au milieu des nourrices de Bacchus qui célébraient les orgies au pied d'une montagne nommée Drios, située dans l'Achaïe Phtiotide. A leur aspect, les unes s'enfuirent le long de la mer après y avoir jeté les instruments sacrés, et les autres se sauvèrent sur la montagne. Cependant une d'elles, nommée Coronis, fut saisie et amenée à Butès qui s'en rendit maître par force. Elle eut recours, pour se venger de l'affront qu'elle venait de recevoir, à l'invocation de Bacchus. Ce dieu envoya tout à coup à Butès un transport de frénésie qui le fit précipiter dans un puits où il mourut. Malgré un exemple si effrayant, les Thraces enlevèrent quelques autres femmes dont les plus considérables furent Iphimédée, femme d'Aloeus, et sa fille Pancratis, et ils retournèrent dans Strongyle avec leurs proies. Là, ils élurent pour roi, à la place de Butès, Agassamenus à qui ils firent épouser la belle Pancratis, fille d'Aloeus. Avant cette élection deux des principaux Thraces, nommés Sicelus et Ecetor, s'étaient déjà tués l'un l'autre en se disputant cette princesse. Quant à Iphimédée, Agassademus la donna en mariage à un de ses amis qu'il avait nommé son lieutenant. Cependant Aloeus envoya ses deux fils, Otus et Éphialte, à la recherche de sa femme et de sa fille. Ces princes ayant fait une descente dans Strangyle, vainquirent les Thraces et prirent leur ville. Pancratis mourut peu de temps après. Otus et Éphialte entreprirent de s'établir dans l'île et même de s'en rendre les maîtres. Ils en vinrent à bout et changèrent le nom de Strongyle en celui de Die. Dans la suite, les deux frères s'étant fait mutuellement la guerre et ayant perdu beaucoup de monde, ils y périrent eux‑mêmes et reçurent après leur mort le nom et les honneurs de héros. Les Thraces avaient occupé cette île  plus de deux cents ans lorsqu'une grande sécheresse la leur fit abandonner. Les Cariens, chassés de l'île qu'on appelle aujourd'hui Latmie, vinrent habiter celle de Die, et leur roi Naxius, fils de Polémon, changea ce nom en celui de Naxos tiré du sien. Ce Naxius, homme vertueux et illustre, laissa un fils nommé Leucippe, dont le fils nommé Smardius régna sur l'île. C'est ce roi qui reçut chez lui Thésée venu de Crète à Naxos avec Ariane, et c'est là même que Thésée ayant été averti par un songe menaçant de renoncer à Ariane, la laissa en effet et se rembarqua. Bacchus dès la même nuit la transporta sur le mont Arius. Il disparut aussitôt, et Ariane disparut bientôt après lui. Les habitants de Naxos prétendent que ce dieu a été nourri chez eux, que leur île lui a toujours été chère et qu'elle est appelée par quelques‑uns Dionysiade. Ils content que Sémélé ayant été consumée par la foudre, Jupiter sauva son fruit en l'enfermant dans sa cuisse, que le terme de la naissance étant arrivé, il choisit Naxos pour cacher cet enfant à Junon et qu'il en confia le soin à trois Nymphes de cette île, Philie, Coronis et Cléide. On ajoute qu'il frappa Sémélé de la foudre avant son accouchement, afin que Bacchus, passant pour être né de père dieu et de mère déesse, reçût l'immortalité dès sa naissance. Ces peuples se vantent aussi d'avoir été récompensés de l'éducation qu'ils ont donnée à Bacchus par la longue félicité de leur île. En effet, les habitants de Naxos ont eu de grandes forces maritimes. Ce furent eux qui les premiers se détachèrent de l'alliance de Xerxès, et par là, ils contribuèrent beaucoup à la défaite de son armée navale. Enfin, ils se distinguèrent parmi les alliés à la bataille de Platées. Ils allèguent même l'excellence de leur vin comme une marque évidente de la reconnaissance et de la faveur de Bacchus.

XXXII. De l'île de Symè.

L'ÎLE de Symè, auparavant déserte, eut pour premiers habitants ceux qui vinrent avec Triopas sous la conduite de Cthonius, fils de Neptune et de Symè, de laquelle l'île a tiré son nom. Elle a eu pour roi le beau Nirée, fils de Charops et d'Aglée. Il gouvernait aussi une partie de la Cnide. Ce fut lui qui accompagna Agamemnon au siège de Troie. Après cette guerre, les Cariens, devenus maîtres de la mer, le devinrent aussi de cette île. La sécheresse les en ayant chassés depuis, ils se retirèrent dans un lieu nommé Urane, et la Symè demeura déserte jusqu'à ce qu'une flotte de Lacédémoniens et d'Argiens y vînt aborder. On raconte ainsi la manière dont elle fut repeuplée. Entre ceux qui suivaient Hippotus, un nommé Nausus qui n'avait point eu de part dans la distribution des terres que ce capitaine avait faite à ses autres camarades, se mit à la tête d'un nombre de gens qui n'étaient pas mieux partagés que lui et alla s'établir avec eux dans Symè qu'ils trouvèrent abandonnée. Ils reçurent là quelques compatriotes qui vinrent pour la même raison qu'eux sous la conduite de Xuthus. On dit même qu'il se trouva dans cette colonie des Cnidiens et des Rhodiens.

XXXIII. Des îles Calydne et Nisyre.

LES ÎLES de Calydne et de Nisyre  furent d'abord occupées par des Cariens mais dans la suite Thessalus, fils d'Hercule, s'empara de l'une et de l'autre. C'est pourquoi ses fils Antiphus et Phidippe, rois de Cos, se trouvent chefs des habitants de ces deux îles dans le dénombrement de l'armée grecque au siège de Troie. Au retour de cette guerre, quatre des vaisseaux d'Agamemnon échouèrent contre Calydne, et ceux qui les montaient furent reçus et admis dans l'île au nombre des citoyens. Les insulaires de Nisyre étaient tous péris par un tremblement de terre, mais ceux de Cos la repeuplèrent comme Calydne. La peste ayant ensuite ravagé Nisyre, l'habitation fut rétablie par une colonie de Rhodiens. A l'égard de Carpathe, Minos, le premier des Grecs qui se fût rendu maître de la mer, y établit une partie de ses soldats et plusieurs siècles après lui, Joclès, fils de Démoléon, Argien d'origine, y envoya une colonie.

XXXIV. De l'île de Rhodes.

L'ÎLE de Rhodes fut premièrement habitée par des hommes nommés Telchins. Selon la Fable, ils étaient fils de la Mer et l'on conte qu'ils élevèrent Neptune conjointement avec Caphire, fille de l'Océan, parce que Rhée leur avait confié cette enfant. On leur attribue l'invention de plusieurs arts utiles aux hommes. Ils ont les premiers dressé des statues aux dieux, et l'on en voit encore quelques‑unes qui portent leur nom. Il y a chez les Lindiens un Apollon Telchinien, chez les Jalysiens une Junon et des Nymphes Telchiniennes, et une autre Junon surnommée de même chez les peuples de Camire. On prétend aussi qu'ils étaient enchanteurs comme ceux qu'on appelle mages et qu'il ne tenait qu'à eux de rassembler les nuages et de faire tomber de la pluie, de la grêle et de la neige. Ils changeaient de forme à leur gré et ils faisaient d'ailleurs un secret de tous leurs arts. Neptune, parvenu à l'âge d'homme, aima Alie, sœur des Telchins, et il en eut six fils et une fille nommée Rhodé qui donna son nom à l'île. Ce fut, dit‑on, dans sa partie orientale que naquirent les Géants. Après leur défaite, Jupiter devint amoureux d'une autre Nymphe, sœur des Telchins, et en eut trois fils, Spartée, Cronius et Cutus. Dans leur jeunesse, Vénus passant de Cythère dans l'île de Chypre et voulant relâcher à Rhodes, les fils de Neptune furent assez téméraires et assez insolents pour lui interdire l'entrée du port. La déesse, pour s'en venger, jeta sur eux un vertige pendant lequel ils firent violence à leur propre mère et commirent d'autres excès à l'égard de leurs concitoyens. Neptune apprenant ces désordres en voulut couvrir la honte en cachant ses fils dans la terre où on leur donna le nom de Génies orientaux. Alie, leur mère, s'étant jetée dans la mer fut appelée Leucothée et acquit les honneurs divins. Dans la suite, les Telchins, prévoyant une inondation prochaine, abandonnèrent l'île et se dispersèrent. Lycus étant venu dans le pays qu'on a depuis nommé Lycie, y bâtit le Temple d'Apollon Lycien sur le fleuve Xanthus. Ceux qui étaient demeurés dans l'île périrent par les eaux qui couvrirent tout ce qu'il y avait de plaine. Quelques‑uns cependant se sauvèrent sur les montagnes, et entre autres les fils de Jupiter. Enfin Hélius, nom qui signifie le soleil, devenu amoureux de Rhodé, dessécha l'île et lui donna le nom de sa maîtresse. Le sens naturel de cette fable est que le terrain de cette île est humide et marécageux par lui‑même, mais que le soleil ayant diminué peu à peu cette humidité, y a rendu la terre si féconde que les peuples en sont autochtones et qu'elle a produit en particulier les sept frères Héliades. En conséquence de cette opinion, l'île de Rhodes a été consacrée au Soleil, et ses habitants qui croient lui devoir leur origine, se sont voués plus particulièrement à son culte qu'à celui des autres dieux. Au reste, les sept Héliades ou fils du Soleil, dont nous venons de parler, furent Ochime, Cercaphe, Macar, Actin, Ténages, Triopas et Caudale. Il leur fait joindre une sœur nommée Électrione, qui étant morte pendant sa virginité, reçut de la part des Rhodiens les honneurs héroïques. Lorsque les Héliades eurent atteint l'âge d'homme, le Soleil leur prédit que Minerve habiterait toujours parmi les peuples qui les premiers feraient des sacrifices en son honneur. Les Athéniens furent instruits de cet oracle dans le même temps en sorte que les Héliades se pressant trop oublièrent d'apporter le feu avant la victime, au lieu que Cécrops, roi des Athéniens, disposa mieux le sacrifice qu'il faisait de son côté. Quoiqu'il en soit, cette méprise donna lieu à une cérémonie particulière à l'île de Rhodes, et ils ont chez eux la statue de la déesse. Voilà à peu près ce que racontent les mythologistes rhodiens et surtout Zénon qui a mis en ordre tout ce qui concernait cette île.

XXXV. Digression sur les Héliades.

CEPENDANT les Héliades se distinguèrent des autres hommes par divers genres de connaissances et surtout par l'astronomie. Ils firent une science de la navigation et ils partagèrent l'année en saisons. Ténagès, le plus habile d'entre eux, périt par la jalousie de ses frères. Le crime ayant été découvert, tous ses auteurs prirent la fuite. Macar se retira à Lesbos et Candale dans l'île de Cos. Actin étant passé en Égypte y bâtit la ville d'Héliopolis en l'honneur du Soleil, son père, et enseigna le cours des astres aux Égyptiens. Un grand déluge arrivé alors en Grèce emporta non seulement des peuples entiers, mais encore tous les monuments littéraires et l'intelligence même des Lettres. Les Égyptiens, profitant de cette perte et de cet oubli, se sont attribué l'invention de l'astronomie et les Grecs ne trouvant rien à leur opposer, cette opinion a prévalu et est devenue générale. Les Athéniens mêmes, quoiqu'ils eussent bâti en Égypte une ville appelée Saïs, ne paraissent pas avoir mieux conservé que les autres Grecs leurs anciennes connaissances. Bien longtemps depuis ce déluge, l'histoire dit que Cadmus, fils d'Agénor, fut celui qui porta le premier les lettres de Phénicie en Grèce, et elle ne laisse aux Grecs de ces temps‑là qu'elle représente tous comme également ensevelis dans l'ignorance, que l'avantage d'avoir toujours ajouté quelque chose à ce qu'ils apprenaient des Égyptiens. Triopas venant dans la Carie se saisit d'un promontoire qui fut dès lors appelé Triopéon. Pour les autres Héliades qui n'avaient point eu de part au meurtre de leur frère, ils demeurèrent dans l'île de Rhodes et bâtirent la ville d'Achaïe dans un territoire appelé Jalysie. Leur aîné et leur roi, nommé Ochime, épousa Hégétorie, une des Nymphes de l'île. Il en eut pour fille Cydippe qu'on nomma depuis Cyrbie.  Cercaphus l'ayant épousée dans la suite succéda à la couronne de son frère et il eut lui‑même pour successeurs ses trois fils Lyndus, Jalysus et Camirus. La partie de l'île appelée Cyrbe ayant été submergée, ils partagèrent le reste entre eux et bâtirent chacun dans la portion qui lui était échue une ville de son nom.

XXXVI. Suite de l'histoire de Rhodes.

VERS ces temps‑là, Danaos, fuyant de l'Égypte avec ses filles, vint aborder dans l'île de Rhodes au port de Lindus. Il fut bien reçu des habitants et il bâtit un temple à Minerve dans lequel il consacra la statue de cette déesse. Des filles de Danaüs il y en eut trois qui moururent pendant leur séjour à Lindus, et les autres accompagnèrent leur père à Argos. Ce fut à peu près dans le même temps que Cadmus cherchant Europe, par l'ordre du roi Agénor, son père, débarqua à Rhodes. Il échappait actuellement d'une grande tempête pendant laquelle il avait fait vœu de bâtir un temple à Neptune. Il accomplit ce vœu dans Rhodes même où il laissa des prêtres phéniciens pour desservir le temple. Ces prêtres s'habituèrent aisément avec les Jalisiens et formèrent même des familles d'où sont sortis tous leurs successeurs au sacerdoce. Cadmus fit aussi des présents à la Miverve Lindienne, entre lesquels est une superbe chaudière d'or de forme ancienne. On y voit une inscription en ces premiers caractères phéniciens qu'on dit avoir été transportés de Phénicie en Grèce. On raconte que l'île de Rhodes produisit dans la suite de grands serpents qui dévorèrent une partie des insulaires. Là‑dessus, ils envoyèrent en l'île de Délos consulter le dieu sur le moyen de détourner ce fléau. Apollon leur ordonna d'aller chercher Phorbas et de l'amener lui et tous les siens dans leur île. Ce Phorbas fils de Lapithe se trouvait alors dans la Thessalie à la tête d'un grand nombre de gens qui cherchaient une habitation convenable. Les Rhodiens lui ayant rapporté la réponse qui leur avait été faite, il accepta l'offre qu'ils lui faisaient de leur île, où il s'établit après en avoir exterminé les serpents. Il leur procura encore d'autres avantages qui lui acquirent après sa mort les honneurs héroïques. Quelque temps après Altaemène, fils de Catreus, roi de Crète, étant allé consulter l'oracle sur quelques doutes, il lui fut prédit qu'il tuerait son père de sa propre main. Pour prévenir ce malheur, il s'exila volontairement de Crète suivi d'une troupe de gens qui cherchaient fortune. Ils arrivèrent dans l'île de Rhodes au port de Camire et ils bâtirent sur la montagne d'Atamyre le temple de Jupiter, surnommé dès lors Atamyrien. Ce temple qui est situé sur une hauteur d'où l'on découvre l'île de Crète, est encore aujourd'hui dans une grande vénération. Altaemène s'établit donc avec sa suite dans l'île de Rhodes où il s'acquit l'estime de tous les habitants. Cependant Catreus, son père, qui l'aimait beaucoup et qui n'avait point d'autre enfant mâle, vint à Rhodes pour le chercher et pour le ramener en Crète. Mais conduit par la fatalité de l'oracle, il aborda la nuit dans l'île de Rhodes, et sa descente ayant excité du tumulte et donné lieu à un combat entre lui et les insulaires, Althaemène, son fils, qui venait à leurs secours, porta un coup de lance à son père sans le connaître, et le tua. Quand il eut éclairci le fait, il n'en put soutenir l'horreur et fuyant l'aspect des hommes, il s'alla cacher dans des lieux déserts, où il mourut de chagrin et de désespoir. Mais dans la suite un autre oracle ordonna aux Rhodiens de lui rendre les honneurs héroïques. Peu de temps avant la guerre de Troie, Tlépolème, fils d'Hercule, s'exila aussi volontairement d'Argos pour avoir tué Licymplus sans le vouloir. Après avoir consulté les dieux sur le lieu de son exil, il vint avec ses compagnons dans l'île de Rhodes et y ayant été bien reçu, il y établit son séjour. Étant roi de l'île entière il en partagea également les possessions entre les habitants et fit d'autres règlements dignes d'un prince équitable. Enfin partant avec Agamemnon pour la guerre de Troie, il laissa le gouvernement de l'île à Butès qui l'avait accompagné lorsqu'il sortit d'Argos. Pour lui, après s'être distingué dans cette guerre, il mourut dans la Troade.

XXXVII. De la Chersonèse de la Carie.

COMME l'histoire de Rhodes est mêlée avec celle de la Chersonèse, située à l'opposite, il est à propos de passer de l'une à l'autre. La Chersonèse, selon quelques‑uns, a pris autrefois ce nom de sa forme de presqu'île. Mais selon d'autres, c'est un roi du pays qui portait ce même nom et qui le lui a donné. Peu de temps après son règne, cinq Curètes passèrent de l'île de Crète dans la Chersonèse. On dit qu'ils descendaient de ceux qui ayant reçu Jupiter des mains de Rhéa sa mère, le nourrirent sur les monts Idéens. S'étant munis d'une escorte suffisante pour leur dessein, ils chassèrent les Cariens, habitants naturels de la Chersonèse, pour s'y établir eux‑mêmes. Ils partagèrent le pays en cinq provinces, et chacun d'eux bâtit dans la sienne une ville à laquelle il donna son nom. Quelque temps après, Io, fille d'Inachus, roi d'Argos, ayant disparu, son père envoya un de ses officiers généraux nommé Cyrnus à la tête d'une armée considérable pour chercher sa fille, en quelque endroit qu'elle pût être, avec ordre de ne point revenir sans elle. Cyrnus ayant parcouru bien des pays sans la trouver passa dans la Chersonèse de Carie. Renonçant alors à sa patrie il se fit roi, moitié par force et moitié par insinuation, d'une partie de cette terre étrangère et il y bâtit une ville appelée Cyrnus comme lui. S'étant rendu populaire et bienfaisant, il s'acquit l'amour et l'estime de ses sujets.
Ce ne fut qu'après ce temps‑là que Triopas, un des fils du Soleil et de Rhodes, fuyant à cause du meurtre de son frère Tenagès, vint dans la Chersonèse, d'où, après avoir obtenu du roi Mélissès l'expiation de son crime, il passa dans la Thessalie pour offrir ses armes aux enfants de Deucalion. Il leur aida à en chasser les Pélasgiens et pour sa récompense il partagea avec les vainqueurs le territoire appelé Dotion. Là était construit un temple de Cérès qu'il abattit et dont il employa les matériaux à se construire un palais. S'étant attiré la haine publique par ce sacrilège il fut obligé de sortir de la Thessalie et il vint avec plusieurs de ses anciens compagnons dans Cnide. Il y bâtit un fort qui fut nommé Triopium. Étant ensuite passé dans la Chersonèse, il s'en rendit maître aussi bien que d'une partie de la Carie qui lui est limitrophe. Au reste, les historiens et les poètes ne sont pas tous d'accord sur l'origine de Triopas. Car quelques‑uns le font fils de Neptune et de Canacé, fille d'Éole, et d'autres lui donnent pour père Lapithe, fils d'Apollon, et pour mère Stibé, fille de Pénée.

XXXVIII. Histoire du temple d'Hemithée dans la Carie.

IIL Y A dans une ville de la Chersonèse appelée Castabe, un temple d'Hémithée de laquelle il faut ici faire mention. On conte diversement son histoire, mais la manière la plus reçue par les habitants du pays même est celle‑ci. On dit que Staphyle et Chrysothémis eurent trois filles ; Molpadie, Rhoio et Parthénie. Rhoio fut aimée d'Apollon et devint grosse. Son père s'en aperçut, et entrant dans la même fureur que si elle avait eu affaire à un homme, il enferma sa fille dans un coffre et la jeta ainsi dans la mer. Le coffre ayant été comme guidé vers l'île de Délos, il en sortit avec la mère un enfant mâle qu'elle nomma Anius. Rhoio sauvée, contre toute espérance déposa son enfant sur l'autel du dieu et le conjura de le conserver s'il le reconnaissait pour son fils. On dit qu'Apollon prit alors cet enfant et le cacha, qu'ensuite pour lui donner une éducation distinguée il lui apprit la divination, ce qui le mit dans la plus haute estime parmi les hommes. Cependant Molpadie et Parthénie sœurs de Rhoio, gardant un jour le vin de leur père, don nouvellement fait aux hommes, vinrent à s'endormir. Durant leur sommeil des pourceaux qu'on nourrissait dans leur maison brisèrent malheureusement le vase de terre où était ce vin de sorte qu'il fut répandu jusqu'à la dernière goutte. Ces pauvres filles voyant ce désastre et craignant l'humeur violente de leur père, coururent au bord de la mer et s'y jetèrent du haut d'un rocher. Apollon qui s'intéressait à elles en considération de leur sœur, les reçut dans leur chute et les transporta en deux villes différentes de la Chersonèse, savoir Pathénie à Bubaste où elle a son temple et son culte, et Molpadie à Castabe où cette protection du Dieu lui a procuré le nom d'Hémithée, demi‑déesse et la vénération de tous les habitants de la contrée. En mémoire même de l'aventure du vin, on lui fait des offrandes de cette liqueur mêlée avec du miel. Mais de plus il n'est pas permis à un homme qui a mangé du porc ou qui même en a touché, d'entrer dans le temple d'Hémithée. Les honneurs de ce temple se sont accrus dans la suite au point que non seulement il est singulièrement révéré dans le pays, mais qu'on vient même de fort loin y faire de pompeux sacrifices et y offrir de riches présents. Bien plus les Perses qui sont les maîtres de l'Asie et qui ont pillé tous les temples des Grecs, ont respecté celui‑ci. Les brigands mêmes qui n'épargnent rien se sont toujours abstenus de toucher à ses trésors quoique ce temple soit sans murailles et qu'on pût le piller impunément. Cette distinction est fondée sur l'intérêt commun du genre humain. Caron prétend que tous les malades qui y dorment se trouvent guéris à leur réveil et que plusieurs y ont été délivrés de maux inconnus et incurables : On dit surtout que la déesse est propice aux femmes dont les accouchements sont difficiles et périlleux. Aussi son temple est‑il plein des marques de reconnaissance qu'on y a portées dans tous les temps, dépôt mis en plus grande sûreté par la religion de tous les hommes qu'il ne le serait par des murs et par des gardes. En voilà, assez pour Rhodes et pour la Chersonèse. Il s'agit maintenant de l'île de Crète.

XXXIX. De l'île de Crète, aujourd'hui Candre.

LES HABITANTS de cette île disent que leurs premiers ancêtres s'appelaient Étéocrètes et étaient autochtones. Leur roi nommé Crès fut auteur de plusieurs inventions très considérables et toutes utiles à l'île en particulier et aux hommes en général. Selon leur mythologie la plupart des dieux sont nés chez eux et surtout ceux qui ont acquis les honneurs divins par leurs bienfaits. Nous rapporterons ici leurs actions en abrégé, dans l'ordre qu'ont suivi les plus célèbres historiens de la Crète. Les premiers Crétois dont la mémoire se soit conservée habitaient sur le mont Ida et s'appelaient Dactyles Idéens. Selon quelques‑uns ils étaient au nombre de cent. Mais selon d'autres, le nom de Dactyles qu'on leur a donné, marque qu'ils n'étaient que dix, ou autant que l'homme a de doigts à ses deux mains. Quelques historiens, entre lesquels est Éphore, prétendent néanmoins que les Dactyles Idéens sont nés sur le mont Ida de Phrygie, et qu'ils passèrent en Europe à la suite de Minos. Comme ils étaient magiciens, ils s'appliquaient avec soin aux enchantements et pratiquaient des cérémonies secrètes de sorte qu'étant allés dans la Samothrace, ils étonnèrent extrêmement ces insulaires par leurs prestiges. Orphée né dans ce temps‑là avec un talent extraordinaire pour la poésie et pour la musique fut leur disciple et porta le premier en Grèce les mythes sacrés. Les Dactyles Idéens passent pour avoir découvert l'usage du feu, du cuivre et du fer, et l'art de travailler ces métaux, dans la montagne de Bérécinthe, au pays des Antisaptères, en Crète, et c'est par ce service important rendu aux hommes qu'ils ont mérité les honneurs divins. On ajoute que l'un d'eux fut nommé Hercule, et qu'ayant surpassé tous les autres en réputation il institua les jeux Olympiques : qu'ainsi ce n'est que par une équivoque de nom, que la postérité attribue cette institution à Hercule fils d'Alcmène. Ils en allèguent pour preuve les paroles et les anneaux d'enchantement que plusieurs femmes empruntent encore aujourd'hui de ce Dieu, comme ayant été maître dans l'art magique et dans les mystères sacrés, ce qui ne convient aucunement à l'Hercule fils d'Alcmène. Après les Dactyles Idéens on place neuf Curètes. Les uns les font naître de la terre, et les autres les donnent pour fils des Dactyles. On croit qu'ils habitaient sur des montagnes couvertes de forêts ou dans des rochers coupés en précipice ; en un mot on leur suppose des retraites formées par la nature, sur ce qu'on n'a jamais découvert aucun indice de leur demeure. On vante beaucoup leur intelligence et leurs inventions. Ils ont les premiers assemblé des troupeaux de moutons, ils ont assujetti au service des hommes des animaux autrefois sauvages, ils ont enseigné la manière d'entretenir des ruches à miel, ils ont introduit l'usage de l'arc et de la chasse, ils ont enfin appris aux hommes mêmes à vivre ensemble et à mettre de l'union et de la règle dans leur société. Ce sont eux aussi qui ont inventé l'épée aussi bien que les danses militaires. C'est par le bruit qui accompagne celles‑ci qu'ils empêchèrent Saturne d'entendre les cris de Jupiter enfant, dont l'éducation leur avait été confiée par Rhéa, sa mère, à l'insu de son mari. Pour raconter cette histoire avec ordre, nous devons remonter un peu plus haut.

XL. Histoire des Titans.

LA MYTHOLOGIE de Crète dit que les Titans naquirent pendant la jeunesse des Curètes. Ils habitaient d'abord le pays des Gnossiens, où l'on montre encore les fondements du palais de Rhéa et un bois antique. La famille des Titans était composée de six garçons et de cinq filles, tous enfants du Ciel et de la Terre, ou selon d'autres, d'un des Curètes et de Titaeé, de sorte que leur nom vient de leur mère. Les six garçons furent Saturne, Hypérion, Coïus, Jappet, Crius et Océanus, et les cinq filles étaient Rhéa, Thémis, Mnémosyne, Phoebé et Thétis. Ils firent tous présent aux hommes de quelque découverte, ce qui leur attira de leur part une mémoire et une reconnaissance éternelles. Saturne, l'aîné des Titans, devint roi et après avoir donné des mœurs et de la politesse à ses sujets qui menaient auparavant une vie sauvage, il porta sa réputation et sa gloire en différents lieux de la terre. Il établit partout la justice et l'équité, et les hommes qui ont vécu sous son empire passent pour avoir été doux, bienfaisants et par conséquent très heureux. Il a régné surtout dans les pays occidentaux où sa mémoire est encore en vénération. En effet les Romains, les Carthaginois lorsque leur ville subsistait et tous les peuples de ces cantons, ont institué des fêtes et des sacrifices en son honneur et plusieurs lieux lui sont consacrés par leur nom même. La sagesse de son gouvernement avait en quelque sorte banni les crimes et faisait goûter un empire d'innocence, de douceur et de félicité. Le poète Hésiode en fait la description en ces termes : aa Dans le temps que Saturne au Ciel tenait sa cour
La Terre même était un céleste séjour. 
L'homme n'éprouvait point la longue incertitude

Des fruits qu'on ne doit plus qu'au travail le plus rude.
La Nature en bienfaits surpassant les désirs, 
Prévenait les besoins, prodiguait les plaisirs :
On n'adorait les Dieux qu'avec réjouissance. 
Après avoir enfin vieilli dans l'innocence ; 
Sans perdre par les ans la force, ou le sommeil,
On passait à celui qui n'a plus de réveil.

Hypérion le second des Titans découvrit par l'assiduité de ses observations  le cours du Soleil, de la Lune, et des autres astres, il régla par eux les temps et les saisons et transmit cette connaissance aux autres hommes. On l'a même appelé le père des astres et il a été du moins le père de l'astronomie. Latone fut fille de Coïus et de Phoebé. Japet fut père de Prométhée, celui qui déroba le feu du ciel pour en faire part aux hommes. Le vrai sens de cette fable est qu'il a trouvé les matières combustibles propres à allumer et à entretenir le feu. On attribue à la Titanide Mnémosyne l'art du raisonnement et l'imposition des noms convenables à tous les êtres, de sorte que nous les indiquons et nous en conversons sans les voir, invention pourtant que d'autres attribuent à Mercure. Mais on accorde généralement à Mnémosyne le premier usage de tout ce qui sert à rappeler la mémoire des choses dont nous voulons nous ressouvenir et son nom même l'indique assez. Thémis a établi la divination, les sacrifices, les lois de la Religion et même tout ce qui sert à maintenir l'ordre et la paix parmi les hommes, d'où vient que l'on appelle encore Législateurs ou Dépositaires des lois, tous ceux qui veillent au culte des dieux, et aux mœurs publiques. Lorsqu'on veut dire qu'Apollon va donner des réponses, on se sert en grec d'un mot où entre le nom de Thémis, comme étant l'inventrice des oracles. Ainsi les dieux, par leurs bienfaits à l'égard des hommes, non seulement ont acquis les honneurs divins, mais on juge qu'ils sont entrés les premiers dans le ciel, au sortir de cette vie humaine. De Saturne et de Rhéa naquirent Vesta, Cérès et Junon, et ensuite Jupiter, Neptune et Pluton. Vesta, appelée en grec Estia, mot qui signifie foyer, introduisit la coutume d'habiter dans des maisons. Aussi n'y en a‑t‑il presque point où l'on ne voie sa statue à laquelle on fait des sacrifices. Cérès est la première qui ait fait croître séparément le blé confondu auparavant dans les champs avec les herbes les plus négligées ; et elle nous a enseigné à le semer, à le cultiver et à le garder. Elle avait fait cette découverte avant que de mettre au monde Proserpine. Mais après le rapt que Pluton fit de cette déesse sa fille, elle brûla elle‑même les moissons, s'en prenant à Jupiter de la cruelle perte qu'elle avait faite. Cependant elle se réconcilia avec lui dès qu'elle eut retrouvé Proserpine et elle communiqua à Triptolème, fils de Jupiter, toute la pratique de son art, à condition d'en faire part aux hommes jusqu'à la moindre circonstance. Quelques‑uns disent aussi qu'elle leur donna les lois selon lesquelles ils se rendent justice les uns aux autres et que c'est là le fondement de son surnom de Thesmophore. Après de semblables présents il ne faut pas s'étonner de la solennité des sacrifices qu'on fait en son honneur et du grand concours qu'on voit à ses fêtes, non seulement chez les Grecs, mais encore chez les Barbares, puisqu'ils ont tous également profité de ses dons. Il n'y a de dispute à cet égard entre les peuples, que sur l'honneur d'avoir les premiers possédé cette déesse et joui de ses bienfaits.

 

XLI. Dispute entre les différents peuples de la terre sur les premiers qui ont eu l'usage du blé.

LES ÉGYPTIENS par exemple soutiennent que Cérès et Isis ne sont qu'une même divinité et que le blé a commencé à croître chez eux à la faveur des eaux du Nil et de la température de leur climat. Les Athéniens qui ne nient pas qu'on ne leur ait apporté du blé d'ailleurs, assurent qu'il en était déjà crû dans l'Attique. Ce qu'il y a de vrai est que le territoire d'Éleusine a tiré ce nom du verbe eleutho venir, car c'est le premier endroit de leur domination où il soit venu du blé étranger. Enfin les Siciliens, dont l'île est consacrée à Cérès et à Proserpine, disent qu'il est naturel de penser que la déesse a gratifié de ce don avant tous les autres pays, celui qui était le plus cher, et qu'il est hors de toute vraisemblance qu'ayant choisi pour sa demeure une île très abondante en toute autre sorte de fruits, elle lui eût refusé le plus considérable de tous ou n'eût pas du moins communiqué cette découverte à ses propres concitoyens pendant qu'elle en faisait part à d'autres peuples. En effet ce fut en Sicile même, selon le témoignage universel que Proserpine fut enlevée. Enfin le terroir de cette île est singulièrement propre à la production du blé, ce qui a fait dire au poète (Odyss. L. 9. V. 109) :
Là sans l'aide du fer, sans le travail des mains, 
D
e lui‑même le blé croît et s'offre aux humains.
Voilà ce que les mythologistes nous apprennent de Cérès.

XLII. De Neptune, de Pluton et principalement de Jupiter.

A L'EGARD des autres enfants de Saturne et de Rhéa les Crétois prétendent que Neptune est le premier qui se soit embarqué sur la mer, dont  il a mérité l'empire, en y conduisant une armée navale. C'est pourquoi Saturne lui a donné tout pouvoir sur cet élément et c'est aussi ce qui fait que les nautoniers lui adressent leurs vœux et leurs sacrifices. On attribue aussi à Neptune l'art de dompter les chevaux, et c'est de là que lui vient le surnom d'Hippeus. Quant à Pluton on prétend que c'est lui qui le premier a établi l'usage d'ensevelir les corps, de les transférer dans un sépulcre et de rendre d'autres honneurs aux morts dont on ne prenait aucun soin. Il a mérité par là d'être appelé leur dieu et d'obtenir l'inspection et la domination des Enfers. On est moins d'accord sur le sort et sur la royauté de Jupiter. Les uns disent que sans avoir employé aucune violence contre Saturne, il a succédé par droit de naissance à son père, lorsqu'il quitta la terre pour monter aux cieux, et qu'ainsi il acquit légitimement les honneurs du trône. Mais d'autres racontent qu'il fut prédit à Saturne au temps de la naissance de son premier fils, qu'il arracherait un jour le sceptre des mains de son père. Cet oracle porta Saturne à se défaire de tous ses enfants à mesure qu'ils venaient au monde. Rhéa, désolée de ne pouvoir guérir son mari de sa prévention et de sa cruauté, étant enfin accouchée de Jupiter, le porta secrètement sur le mont Ida. Là, elle le confia aux Curètes qui habitaient autour de cette montagne, et ceux‑ci le remirent à des Nymphes qui se retiraient dans un antre, en leur recommandant de prendre un très grand soin de cet enfant. Ces Nymphes le nourrissaient d'une composition de miel et de lait, et outre cela, elles empruntèrent le secours d'une chèvre nommée Amalthée pour l'allaiter. Il reste encore dans l'île de Crète plusieurs indices de cette première éducation de Jupiter. Car on dit qu'ayant été porté là en sortant du ventre de sa mère, le cordon ombilical de l'enfant tomba auprès du fleuve Triton, que cet endroit consacré dès lors en prit le nom d'Omphalos et tout le terrain d'alentour celui d'Omphaleien. L'antre des Nymphes où le dieu a été nourri est un lieu saint, et les ports du pied de la montagne sont aussi regardés comme tels. Je n'omettrai pas une autre circonstance très singulière qui concerne les abeilles. On raconte que Jupiter voulant que l'on conservât la mémoire de son séjour sur le mont Ida, changea leur couleur naturelle, et leur en fit prendre une autre qui approche du bronze doré, que d'ailleurs, cette montagne étant extrêmement haute et fort exposée aux vents et aux neiges, il rendit les abeilles de cette montagne insensibles à toutes les injures de l'air et à toute l'intempérie de leur séjour. Il voulut aussi consacrer la mémoire de la chèvre qui l'avait nourri, et lui‑même en a pris le surnom d'Aegiochus. Étant parvenu à l'âge d'homme il bâtit une ville auprès de Dicta, où l'on dit qu'il était né. Et quoique cette ville ait été abandonnée depuis,  les fondements en sont encore visibles. Au reste ce dieu s'est toujours distingué de tous les autres par son courage, par son intelligence, par son équité, enfin par toutes les vertus. Quand il fut monté sur le trône de son père il combla les hommes de ses bienfaits. Il leur enseigna à observer la justice entre eux, au lieu des violences continuelles qu'ils exerçaient les uns contre les autres et il établit parmi eux des arbitres et des juges pour terminer leurs différends. Il les soumit enfin à des lois, et il assura la tranquillité publique en gagnant les bons et en tenant les méchants en crainte. Il parcourut presque toute la terre exterminant les voleurs et les scélérats et établissant partout l'égalité et la démocratie. On dit même que c'est dans cette expédition qu'il vainquit les Géants et entre autres Mylinus dans la Crète et Typhon dans la Phrygie. Avant le combat qu'il leur livra en Crète, il sacrifia un bœuf au Soleil, au Ciel et à la Terre. Toutes les indications du sacrifice furent favorables. La désertion qui devait arriver du côté des Géants pour passer dans son parti, y était pronostiquée, et surtout la victoire complète qui en devait être la suite, Musée fut du nombre de ces déserteurs et il fut reçu du vainqueur avec beaucoup de considération. Mais les dieux firent périr tous ceux qui demeurèrent du côte des ennemis. Il se renouvela pourtant une autre guerre des Géants contre Jupiter auprès de Pallène en Macédoine et dans les champs d'Italie qu'on nommait autrefois Phlégréens, à cause des vapeurs enflammées qui s'en élèvent. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui le pays de Cumes. Jupiter châtia là encore une fois ces malfaiteurs publics qui abusaient de la grandeur de leur taille et de leur force corporelle pour commettre toutes sortes d'injustice, pour réduire leurs voisins en servitude, pour se mettre au‑dessus de toutes les lois et surtout pour attaquer ceux que leurs bienfaits plaçaient d'avance au rang des dieux. Jupiter ne s'occupait pas seulement à détruire les impies et les méchants, il avait soin aussi de faire rendre des honneurs convenables et proportionnés aux plus distingués d'entre les dieux et les Héros et même aux excellents hommes. Ainsi c'est par l'éclat de ses actions et par la grandeur de sa puissance qu'il a mérité d'un commun accord une royauté sans fin et le séjour du Ciel. C'est à lui que l'on offre des sacrifices plus considérables qu'à tous les dieux ; et les biens que les hommes ont reçus de lui ont imprimé dans tous les esprits la pensée que depuis qu'il habite le Ciel, il est l'arbitre de tout ce qui se passe au‑dessus de la Terre, et que c'est de lui que viennent les tonnerres, les foudres et les pluies. C'est pour cela qu'on l'appelle Zeus vivant, comme étant l'auteur de la vie des hommes, et comme conduisant par un mélange proportionné des liqueurs tous les fruits à leur perfection. On l'appelle aussi Père, parce qu'on est persuadé qu'il veille sur tous les hommes et qu'il préside à la propagation du genre humain. On l'appelle enfin Seigneur et Roi pour marquer la supériorité de son empire, et Proviseur universel à cause de sa sagesse et de l'étendue de sa providence.

XLIII. Naissance de Minerve. Noces de Jupiter et de Junon. Enfants de l'un et de l'autre et premièrement des Déesses.

LA MYTHOLOGIE dit aussi que Minerve naquit de Jupiter dans l'île de Crète à la source du fleuve Triton, d'où lui est venu le surnom de Tritogéne. On voit même encore un temple de cette déesse auprès de ces sources et dans le lieu même de sa naissance. On ajoute que les noces de Jupiter et de Junon furent célébrées dans le territoire des Cnossiens près du fleuve Thérène où l'on voit aujourd'hui un temple entretenu par des prêtres du pays. On y solennise ces noces tous les ans par une représentation fidèle de ce qui s'y passa selon les traditions qui en relient. Les déesses, filles de Jupiter, furent Vénus et les Grâces, ensuite Lucine, Diane son associée, et les Heures, savoir Eunomie, Dicé et Irène. Les dieux, ses fils, se nommèrent Vulcain, Mars, Apollon et Mercure. Jupiter voulant rendre immortelle la mémoire des uns et des autres, leur communiqua ses propres découvertes et leur en laissa tout l'honneur. C'est même par eux qu'il fait passer les différents dons qu'il veut faire au genre humain. Vénus par exemple, qui a toute la beauté des filles prêtes à marier, est le principal objet des sacrifices et des cérémonies que l'on fait en cette occasion. On s'adresse néanmoins d'abord à Jupiter et à Junon, considérés comme principe et comme fin de toutes choses. Le partage des grâces est la modestie des regards et la bienséance de la personne en y joignant l'empressement à prévenir les désirs des autres et la vive reconnaissance des plaisirs qu'on nous a faits. Lucine a soin des femmes qui sont dans le travail de l'enfantement, et c'est à elle qu'elles ont recours dans cet état. On prétend que Diane veille à la première éducation des enfants, qu'elle leur procure une nourriture convenable et qu'on l'a même surnommée nourrice. Chacune des Heures est chargée des différents temps de la vie de l'homme, et elles l'avertissent par leurs trois noms, que rien ne peut la lui procurer heureuse, que l'ordre, la justice et la paix. On attribue à Minerve la culture des oliviers aussi bien que l'adoucissement et l'usage de leur fruit, car avant elle les olives étaient laissées au rang des fruits sauvages, faute de savoir les préparer. C'est aussi Minerve qui a établi la décence des habits, c'est elle qui a don né naissance à l'architecture, et qui a beaucoup contribué au progrès de toutes les connaissances humaines. Elle a même eu part à l'invention des flûtes et des autres instruments de musique, et les amateurs des beaux-arts l'ont surnommée Ergane, c'est‑à‑dire ouvrière par excellence. Les Muses ont reçu de leur père l'art d'écrire, et le talent des compositions poétiques. Et à l'égard de ceux qui disent que les Syriens sont les inventeurs des lettres qu'ils ont transmises aux Phéniciens, que ceux‑ci les apportèrent dans la Grèce lorsqu'ils suivirent Cadmus à son passage en Europe, et que c'est pour cela que les Grecs eux‑mêmes nomment phéniciens les caractères de l'écriture, on répond à ces auteurs que les Syriens n'ont point réellement inventé les lettres, et que la dénomination de phéniciennes que les Grecs leur ont donnée vient seulement de ce que les Phéniciens ont changé leur ancienne forme en une autre que la plupart des peuples ont adoptée.

XLIV. Des Dieux fils de Jupiter et de Junon.

VULCAIN est le premier auteur des ouvrages de fer, d'airain, d'or, d'argent, en un mot de toutes les matières fusibles. Il enseigna aussi tous les usages que les ouvriers et les autres hommes peuvent faire du feu. C'est pour cela que tous ceux qui travaillent les métaux, ou plutôt les hommes en général donnent au feu le nom de Vulcain et offrent à ce dieu des sacrifices en reconnaissance d'un présent si avantageux. Mars a le premier employé les armes et formé des corps de troupes, qu'il a conduits lui‑même et avec lesquels il a exterminé ceux qui résistaient aux dieux. Apollon a inventé la lyre et les airs qui lui sont propres. Mais de plus il a donné aux hommes la médecine et surtout celle qui se fait par divination et qui a réussi autrefois sur tant de malades. C'est à lui aussi que les Crétois doivent l'arc et la manière d'en tirer.Ils donnent à cette arme le nom de scythique, et elle fait un des exercices où ils se piquent le plus de réussir. Esculape fils d'Apollon et de Coronis ayant appris la médecine de son père, y ajouta la chirurgie, la préparation des remèdes et l'emploi des simples. Il la porta enfin à un si haut degré de perfection qu'il a passé pour en être le chef et l'auteur. Mercure dirige l'envoi des hérauts en temps de guerre, les propositions de paix et les traités. On lui donne pour signal le Caducée que portent ceux qui sont chargés de ces sortes de commissions et qui fait leur sûreté au milieu même de leurs ennemis. C'est par là que l'épithète de commun convient à Mercure puisque ceux qui s'entremettent de la paix travaillent à l'utilité commune des deux partis. On dit aussi que ce dieu a établi le premier les mesures, les balances et tout ce qui sert à régler le gain du commerce, de sorte même qu'on lui a attribué l'adresse de faire passer l'avantage de son côté dans les échanges. Il a été regardé d'ailleurs comme l'ambassadeur des dieux et un excellent interprète de leurs volontés et de leurs ordres. Aussi ce dernier nom est‑il devenu le sien propre, non qu'il ait inventé les mots et les phrases, comme le disent quelques‑uns, mais parce qu'il expose avec une clarté parfaite et avec une éloquence inimitable le sens des commissions dont il est chargé. On rapporte encore à Mercure l'institution de la lutte et l'on prétend qu'il plaça sur une grande écaille de tortue la lyre d'Apollon, ce qui forme un corps de guitare. Il fit ce changement après la dispute d'Apollon et de Marsyas, lorsque Apollon, vainqueur, ayant tiré de son adversaire une vengeance outrée, se repentit de sa cruauté et abandonna sa musique pour quelque temps.

XLV. Autres enfants de Jupiter. Bacchus et deux Hercules.

BACCHUS inventeur de la vigne et du vin que l'on en tire, nous a enseigné aussi à garder la plupart des fruits d'automne et à en faire provision pour le besoin. Les Crétois soutiennent qu'il est né chez eux de Jupiter et de Proserpine, et les Mystères d'Orphée indiquent qu'il a été déchiré par les Titans. Mais il y a eu plusieurs Bacchus dont nous avons parlé assez au long en des endroits plus convenables. Cependant les Crétois allèguent pour preuve de la naissance de ce dieu en Crète, les deux îles qu'il a formées dans le voisinage du lieu qu'on appelle les deux Sinus. Il les a même nommées Dionysiennes, faveur qu'il n'a faite à aucun autre pays du monde. Leurs mythologistes ajoutent qu'un Hercule, fils de Jupiter, est né en Crète bien des années avant le fils de l'Argienne Alcmène, qu'à la vérité ils n'ont pas pu découvrir quelle était la mère du premier et qu'ils savent seulement que surpassant les autres hommes en force de corps, il avait parcouru toute la terre, en punissant les malfaiteurs ou en délivrant diverses contrées des bêtes sauvages qui les rendaient inhabitables. Après avoir mis ainsi tous les hommes en sûreté, il devint lui‑même invincible et invulnérable, et la mémoire de ses bienfaits lui procura les honneurs divins. L'Hercule, fils d'Alcmène, a pris celui‑là pour objet de son émulation, et il est parvenu à l'immortalité par les mêmes voies de sorte que la longueur du temps et la ressemblance du nom ont fait confondre non seulement leurs exploits, mais encore leur personne  et qu'à l'exception de quelques‑uns qui savent la vérité du fait, le nouveau a recueilli à l'égard des autres hommes toute la gloire de l'ancien. Les Egyptiens reconnaissent ce premier Hercule, ils se ressouviennent encore des grandes choses qu'il a faites en Egypte et ils nomment une ville qu'il y a bâtie.

Britomartis Dictynne.

BRITOMARTIS, surnommée Dictynne, est née à Coenone en Crète de Jupiter et de Carmé, fille d'Eubule, fils de Cérès. Elle inventa les filets pour la chasse, d'où lui vient le surnom de Dictynne. Elle eut de grandes liaisons avec Diane, et quelques‑uns les ont prises pour une seule et même déesse, mais Dictynne a son temple et ses sacrifices en particulier chez les Crétois. Ainsi on ne saurait excuser d'une erreur grossière les historiens qui avancent qu'elle fut appelée Dictynne de ce qu'elle se cacha dans des filets de pêcheur, pour se dérober aux poursuites peu chastes de Minos, car il n'est point croyable qu'une déesse, fille du plus grand des dieux, eût besoin d'aucun secours humain pour défendre sa virginité ; et d'autre part il est injurieux à la réputation de sagesse et de justice dont Minos a toujours été très jaloux, de lui imputer un dessein si impie.

Plutus.

PLUTUS est né de Cérès et de Iasion dans un lieu qu'on appelait le Tripode de Crète, et l'on raconte sa naissance en deux manières. Les uns disent que Iasion ayant jeté diverses semences sur la terre et leur ayant donné la culture convenable, il en sortit des fruits de toute espèce avec une abondance à laquelle il donna le nom de Plutus, de sorte qu'il a passé en usage de dire de celui qui a plus de bien qu'il ne lui en faut, qu'il possède Plutus ou les richesses. Mais d'autres prétendent que Plutus, fils de Cérès et de Iasion, fut le premier qui s'avisa d'amasser des richesses, précaution négligée par les hommes de l'ancien temps. Voilà ce que les Crétois racontent des dieux qu'ils disent être nés parmi eux. Ils croient donner une preuve invincible qu'ils sont les premiers auteurs de leur culte de leurs sacrifices et de leurs Mystères par l'observation suivante, c'est qu'au lieu que l'on accompagne d'un grand secret l'initiation d'Eleusine en Grèce, la plus célèbre de toutes, aussi bien que celle de Samothrace et celle des Ciconiens de la Thrace, compatriotes d'Orphée, qui établit cette cérémonie en ce pays là, chez les Cnossiens de Crète, au contraire, l'initiation se reçoit publiquement, les mystères sacrés se célèbrent à la vue de tout le monde et l'on ne cache rien à ceux qui veulent s'instruire de leur signification.

XLVI. Voyages des dieux en divers endroits de la terre.

MAIS LES DIEUX sortant de Crète ont voyagé en divers endroits de la terre, pour rendre tous les hommes participants de leurs découvertes et de leurs bienfaits. Cérès par exemple, passa dans l'Afrique, de là dans la Sicile et enfin dans l'Égypte, et communiquant à tous ces peuples l'art de cultiver les blés et les fruits, elle s'est attiré leur reconnaissance et leurs hommages. Vénus habita de même au pied du mont Éryx en Sicile, à Paphos en Chypre, dans l'île de Cythère, et dans la province de Syrie en Asie, et ces différentes nations s'appropriant cette déesse, lui ont donné chacune de leur coté les surnoms d'Érycine, de Cythérée, de Paphie et de Syrienne. Apollon séjourna aussi à Délos, à Delphes et en Lycie, Diane à Éphèse, dans le Pont, en Perse et dans l'île de Crète, et à cause de leur séjour dans ces lieux ou des actions mémorables qu'ils y ont faites, le premier a été surnommé Délien, Pythien et Lycien, comme Diane a été surnommée Éphésienne, Tauropole, Persique et Crétoise, quoique l'un et l'autre soient nés en Crète. Cette déesse est extrêmement révérée en Perse, et ces barbares célèbrent encore aujourd'hui en l'honneur de Diane Persienne les mêmes mystères qui sont en usage chez d'autres peuples. On raconte à l'égard des autres dieux plusieurs circonstances semblables qu'il serait trop long de rapporter ou qui sont connues de la plupart de mes lecteurs.

XLVII. Des Héros et premièrement de Minos.

LA NAISSANCE des dieux a été suivie après plusieurs générations, et toujours dans l'île de Crète, de la naissance de plusieurs Héros célèbres dont les plus distingués sont Minos et Rhadamanthe. On prétend qu'ils étaient fils de Jupiter et d'Europe, fille d'Agénor, celle‑là même que la providence des dieux fit transporter en Crête sur un taureau. Minos, déjà avancé en âge, fut roi de l'île et y bâtit plusieurs villes assez grandes. Les trois plus considérables furent Cnosse sur la côte qui regarde l'Asie, Phaeste sur le rivage méridional et Cydonie vers l'Occident et vis‑à‑vis le Péloponnèse. Il donna à ses sujets des lois importantes qu'il feignit d'avoir reçues de Jupiter, son père, par les communications qu'il avait avec lui dans une caverne. Il eut toujours une puissante flotte avec laquelle il conquit un grand nombre d'îles et par là il fut le premier des Grecs qui devint maître de la mer. Enfin après s'être acquis une grande réputation de courage et de justice, il mourut en Sicile dans la guerre qu'il y portait contre Cocalus. Nous en avons parlé assez au long à l'occasion de Dédale qui avait donné lieu à cette guerre.

Rhadamante

RHADAMANTHE s'est distingué par la souveraine équité de ses jugements et par les châtiments irrémissibles dont il punissait les impies, les brigands et toute espèce de malfaiteurs. Il tenait sous sa domination de grandes îles et presque toutes les côtes de l'Asie qui s'étaient données volontairement à lui sur la réputation de sa probité. On ajoute que Rhadamanthe remit à Éruthras, un de ses fils, le royaume des Éruthriens, nommés ainsi de son nom, et l'île de Chio à Énopion, fils d'Ariane, fille de Minos. C'est celui‑là même que quelques‑uns croient fils de Bacchus et qui introduisit parmi les hommes l'usage de boire du vin. Il laissa enfin à chacun de ses officiers une île ou une ville, Lemnos, par exemple, à Thoas, Cyrne à Egie, Péparèthe à Pamphile, Maronée à Évamée, Paros à Alcée, Délos à Anion et Andros à Andrée dont cette île a pris le nom. Mais le plus grand témoignage de l'opinion qu'on a eue de sa justice, est que les mythologies l'ont établi juge dans les Enfers, pour décider du sort éternel des bons et des méchants, lui déférant ainsi les mêmes honneurs qu'à Minos, le plus juste de tous les rois, et qui a le plus travaillé pour la justice. On dit que Sarpédon, leur troisième frère, passa en Asie avec de grandes forces et y subjugua la Lycie, qu'Évandre, son fils, lui succéda dans cet empire nouveau, et qu'ayant épousé Deidamie, fille de Bellérophon, il en eut Sarpédon qui accompagna Agamemnon à la guerre de Troie et que d'autres disent avoir été fils de Jupiter. Deucalion et Molus sont deux fils de Minos dont le premier fut père d'Idoménée et le second de Mérion. Ceux‑ci conduisirent quatre‑vingts vaisseaux au secours d'Agamemnon contre Troie. Après ce siège ils revinrent heureusement dans leur patrie, où étant morts ils reçurent une sépulture magnifique et les honneurs divins. On montre encore dans la ville de Cnosse leur tombeau avec cette inscription.
Ici gît Merion auprès d'Idoménée.
Les Crétois leur sacrifient comme à des héros, et dans les guerres qu'ils ont à soutenir, ils les invoquent comme leurs protecteurs.

XLVIII. L'île de Crète habitée dans la suite des temps par différents peuples.

APRÈS cette exposition assez étendue des traditions de Crète, il nous  reste encore à parler des nations qui se sont mêlées avec les Crétois. Nous avons déjà dit que les premiers habitants de l'île, crus autochtones, s'appelaient Étéocrètes. Quelques siècles après, les Pélasgiens, réduits à mener une vie errante et vagabonde par les guerres et les révolutions qu'ils avaient essuyées, abordèrent dans l'île de Crète et en occupèrent une partie. Le troisième peuple établi dans l'île sont les Doriens qui y vinrent sous la conduite de Teutamus, descendant de Dorus. On dit qu'une partie de cette colonie s'était formée des habitants du pied de l'Olympe, et l'autre des Achaïens de la Laconie, où Dorus s'était jeté en venant des lieux voisins de Malée. Le quatrième peuple sont les Migades, barbares par eux‑mêmes, mais qui s'accoutumèrent avec le temps à parler la langue des autres Grecs habitants de l'île. Dans ces circonstances Minos et Rhadamanthe s'étant emparés de toute l'autorité du gouvernement, ramenèrent ces peuples différents aux mêmes coutumes et aux mêmes mœurs. Enfin après le retour des Héraclides, les Argiens et les Lacédémoniens peuplèrent de leurs colonies plusieurs autres îles où ils bâtirent des villes dont nous parlerons dans les endroits de cette histoire qui leur seront propres. Au reste comme la plupart des historiens de la Crète ne s'accordent point dans leurs relations, il ne faut pas s'étonner que la nôtre diffère de quelques‑unes des leurs. Nous nous sommes attachés à ceux d'entre eux qui se sont le moins éloignés de la vraisemblance ou qui ont eu le plus d'autorité en cette partie et nous avons emprunté certaines circonstances d'Epiménide le Théologien, et quelques autres de Dosiade, de Sosicrate ou de Laothenide.

XLIX. De l'île de Lesbos.

APRÈS AVOIR parlé suffisamment de l'île de Crète, nous ne devons pas oublier celle de Lesbos. Elle a été habitée autrefois par plusieurs peuples que diverses révolutions ont fait succéder les uns aux autres. Elle était encore déserte, lorsque les Pélasgiens s'en emparèrent les premiers à cette occasion. Xanthus, fils de Triope, roi des Pélasgiens d'Argos, s'étant rendu maître d'un canton de la Lycie s'y établit d'abord et y régna sur la colonie qu'il avait amenée. De là étant passé dans l'île de Lesbos, il en partagea le territoire entre ses compagnons et changea le nom d'île qu'elle portait auparavant en celui de Pélasgie. Au bout de sept générations, le déluge de Deucalion ayant fait périr un grand nombre d'hommes sur la terre, dépeupla aussi l'île de Lesbos. Quelque temps après Macareus y abordant fut charmé de la beauté du lieu et s'y établit. Ce Macareus était fils de Cricanus fils de Jupiter au rapport d'Hésiode et de quelques autres poètes, et il habitait auparavant dans Olénus, ville du pays qu'on appelait alors Iade et qui s'est depuis nommé Achaïe. Sa colonie était composée d'hommes ramassés, les uns de l'Ionie et les autres de divers cantons. Quand il fut bien affermi dans Lesbos, en augmentant les avantages du lieu par un gouvernement juste et sage, il s'étendit dans les îles voisines dont il distribua à sa colonie les nouvelles possessions qui n'avaient point encore de maître. Environ ce même temps, Lesbos, fils de Lapithe, fils d'Eole, fils d'Hippotès, pour obéir à un oracle aborda dans cette même île avec sa suite, et ayant épousé Méthymne, fille de Macarée, les deux colonies habitèrent ensemble. Le conducteur s'étant depuis rendu célèbre, l'île fut nommée Lesbos et les habitants Lesbiens de son nom. Les deux principales villes de l'île, Méthymne et Mityléne, prirent le leur des deux filles que Macarée avait eues entre plusieurs autres. Macarée voulant se rendre maître des îles voisines, envoya d'abord dans Chio une colonie, à la tête de laquelle il mit un de ses fils. Il en envoya un second, nommé Cidrolaüs, dans Samos. Celui‑ci en ayant partagé le territoire entre les gens de sa suite, s'en réserva la royauté. Cos, la troisième de ces îles, reçut Néandre pour roi de la main de Macarée. Celui‑ci envoya bientôt après à Rhodes Leucippe, accompagné de beaucoup de gens, et les habitants de l'île réduits alors à un très petit nombre, furent charmés de l'admettre parmi eux. Cependant le déluge dont nous avons parlé jeta dans de grandes calamités la terre ferme voisine de ces îles. L'inondation corrompit les fruits pour bien des années de sorte que la famine se joignant à l'intempérie de l'air porta la peste dans toutes les villes d'alentour. Pendant ce même temps nos insulaires respiraient un air pur et recueillaient une grande abondance de fruits et toutes sortes de biens, qui firent appeler leur séjour les îles Macarées ou Heureuses. Quelques‑uns croient pourtant que ce nom leur fut donné à cause des descendants de Macarée et d'Ione qui y ont régné longtemps. Il n'en est pas moins vrai que leurs habitants ont joui d'une plus grande prospérité que tous ceux des îles du voisinage, non seulement dans les siècles passés mais encore de nos jours. En effet la douceur du climat et la fertilité des terres en font une habitation charmante et réellement digne du nom d'heureuse qu'elle porte. Macarée qui demeura toujours roi de Lesbos, y fit un livre de lois qui contient tout ce qui peut contribuer à la sûreté et à la tranquillité publique. Il appela ce livre le Lion par allusion à la force et au courage de cet animal.

L. De l'île de Ténédos.

APRES QUE Lesbos eut été peuplée, l'île de Ténédos le fut aussi de la manière que nous allons dire. Tennés, fils de Cycnus, roi de Coloné dans la Troade, était un prince recommandable par sa vertu. Ayant rassemblé un nombre d'hommes suffisant pour son dessein il passa de la terre ferme dans l'île de Leucophris qui n'en était pas éloignée et qu'il trouva déserte. Il en distribua au sort les campagnes à ceux qui l'accompagnaient et y bâtissant une ville, il l'appela Ténédos de son nom. Il gouverna sagement son petit royaume et comme il faisait du bien à ses sujets, il s'acquit une grande réputation pendant sa vie, et s'attira les honneurs divins après sa mort. On lui bâtit un temple dans le lieu même et on institua en son honneur des sacrifices qui ont subsisté jusqu'à ces derniers temps. Nous rappellerons à cette occasion ce que les mythologistes de Ténédos nous ont raconté touchant le fondateur de leur ville. Cycnus, disent‑ils, ayant écouté trop légèrement les calomnies que sa seconde femme lui débitait contre son fils, l'enferma dans un coffre qu'il fit jeter dans la mer. Ce coffre fut porté par les flots dans l'île de Ténédos. Tennès sauvé miraculeusement par la faveur de quelque Dieu, devint roi de cette même île où sa justice et ses autres vertus le firent mettre au rang des Dieux. Or comme c'était un joueur de flûte que sa belle‑mère avait employé pour faux témoin contre lui, on fit une loi qui interdisait à tout homme de cette profession d'entrer dans son temple. Outre cela Achille dans le temps de la guerre de Troie étant venu à Ténédos et y ayant tué Tennès pendant que ses soldats ravageaient l'île, les habitants firent depuis une autre loi qui défendait de prononcer le nom d'Achille dans le temple de leur son dateur. Voilà ce qu'on trouve dans la Mythologie au sujet de Ténédos. Mais ayant assez parlé des grandes îles nous devons dire quelque chose des petites.

LI. Des Cyclades.

LES CYCLADES étaient encore désertes, lorsque Minos, roi de Crète, fils de Jupiter et d'Europe, assembla de fortes armées de terre et de mer, et envoya des colonies en divers endroits. Il peupla ainsi plusieurs des Cyclades et en fit distribuer les terres entre ceux qu'il choisit pour les habiter. Il se rendit maître ensuite d'une grande partie des côtes de l'Asie et nous voyons aussi que plusieurs ports, tant des îles que de l'Asie, portent des noms de Crétois et surtout celui de Minos. Mais on ajoute que Minos, devenu plus puissant et ayant associé au trône son frère Rhadamanthe, conçut enfin quelque jalousie de ce que la réputation de sa justice l'égalait à lui, et que voulant l'éloigner par cette raison il chercha des prétextes pour l'envoyer aux extrémités de son empire. Rhadamanthe s'arrêta dans les îles qui sont vis‑à‑vis l'Ionie et la Carie.  Il fit de là inviter Erythrus à bâtir sur les côtes de l'Asie une ville qu'il appellerait de son nom et il donna le gouvernement de Chio à Aenopion, fils d'Ariane, fille de Minos. Tout cela se passa avant la guerre de Troie. Mais après la ruine de cette ville, les Cariens devenus puissants se rendirent maîtres de la mer et s'emparèrent des Cyclades. Ils en habitèrent eux‑mêmes quelques‑unes après en avoir chassé les Crétois qui les occupaient auparavant, et ils voulurent bien partager avec eux l'habitation de quelques autres. Ensuite les Grecs prenant le dessus, s'établirent à leur tour dans les Cyclades, après en avoir dépossédé les Cariens qui n'étaient pour eux que des Barbares. C'est ce que nous verrons en détail en suivant l'ordre des temps.

Fin du livre V.

Les livres, six, sept, huit, neuf et dix ont été perdus.