Diodore de Sicile, traduit par l'abbé Terrasson : Tome I.

DIODORE DE SICILE

LIVRE XI

Traduction française : l'abbé TERRASSON.

livre V- livre XII

Autre traduction de Ferd. Hoefer (bilingue)

 

PRÉFACE.

C'EST ici la suite de l'Histoire universelle de Diodore de Sicile, traduite en français. Les deux volumes précédents avaient compris les cinq premiers livres qui contiennent l'Histoire véritable ou fabuleuse, ou plutôt mêlée de vrai et de faux, des principales nations connues dans l'Antiquité profane. Le sixième livre, le premier d'une lacune ou d'un vide de cinq livres entiers, conduisait jusqu’au commencement de la guerre de Troie, et les quatre suivants 7, 8, 9 et 10, amenaient le lecteur jusqu'à la descente de Xerxès en Grèce, où commencent le onzième et le premier des six que je présente actuellement au public.  

C'est une perte très considérable, sans doute, que celle de ces cinq livres, surtout depuis le temps où l'auteur pouvait se fixer à quelque forme de chronologie, telle, par exemple, que l'institution des Olympiades. Elle avait précédé de 196 ans l'ouverture du livre XI, le premier de ce premier volume. Car comme ce livre XI commence avec la première année de l'olympiade 75, les 74 précédentes, contenant quatre ans chacune, sont la somme d'années que nous venons d'indiquer. Ce qui peut consoler d'avoir perdu l'Histoire des temps antérieurs à cette époque, est le mélange perpétuel des fables visibles avec des faits incertains, qui a déjà régné dans les deux premiers volumes et qui va être changé ici, du moins en général, non seulement en toute la vraisemblance, mais en toute la certitude que peut avoir l'histoire des temps connus. Aussi, je ne crains pas de dire que ces deux volumes enferment le plus beau morceau d'Histoire grecque qui nous reste de l'Antiquité. Ce jugement se trouve conforme au système des progrès nécessaires de l'esprit humain dans la suite des siècles, qui ne sont pas soumis à la barbarie, ou qui n'en sont pas les restes. Et selon ce plan, je crois voir que les historiens qui ont connu les Romains, l'emportent de beaucoup sur ceux qui n'ont connu que les Grecs. Si la fortune ou la situation brillante des états est capable de donner plus de force aux esprits, surtout par rapport à l'histoire, la proposition devient plausible. Et sur ce principe, je ne crois point qu'aucun historien antérieur ait égalé Salluste, César, T. Live et Tacite ni que les anciens historiens grecs soient préférables à Polybe, à Denys d'Halicarnasse et à Plutarque, auxquels je joins hardiment Diodore, non pas, à la vérité, Diodore mythologiste, comme dans les premiers volumes, mais Diodore historien, comme dans ceux‑ci. Il est vrai que je ne prends point ces derniers Grecs du côté de leur langue, et j'accorderai à tous les savants que la langue grecque était mieux parlée du temps d'Hérodote, de Thucydide et de Xénophon, en un mot, du temps de la Grèce florissante , et dans Athènes, que sous l'Empire romain et dans Rome, où Diodore a composé son ouvrage. Je ne compare donc ces auteurs, les uns aux autres que traduits, ou tels qu'ils paraissent à travers les traductions latines ou françaises, sans prétendre comparer non plus les unes aux autres. Sur ce pied là, et avec toutes ces réserves, je ne doute point qu'on n'aperçoive dans Diodore, la force que les Latins, et par le bénéfice du temps, et par la solidité de leur génie, ont donnée à l'Histoire. En effet, les caractères des personnages me paraissent mieux sentis et mieux saisis, dans notre auteur, que dans les Grecs, ses prédécesseurs. Et je pense que malgré l'intérêt personnel que ces historiens mêmes pouvaient avoir à une partie des choses qu'ils racontent, l'Histoire de Diodore qui a le même objet qu'eux, paraîtra plus animée et plus intéressante que la leur. Cicéron qui n'avait pas vu encore les deux plus grands poètes de sa nation, Virgile et Horace, ne pouvait pas manquer d'avoir dans l'esprit les historiens autant que les orateurs de sa nation, quand il a dit:" Meum judicium semper fuit nostros aut invenisse per se sapientius quam Graecos, aut accepta ab illis fecisse meliora ; quae quidem statuissent in quibus elaborarent. (Tusc. quaest., L.I.) : J'ai toujours pensé que nos Latins ont inventé avec plus de sagesse que les Grecs et qu'ils ont perfectionné ce qu'ils ont emprunté d'eux, dans toutes les matières qu'ils ont jugées dignes de leur application."  

Ce jugement n'est pas tout à fait le même que celui d'un auteur moderne, qui dans la préface d'une Histoire de la Grèce, a dit qu'Homère pouvait être regardé comme un modèle pour écrire l'Histoire. Homère connu comme il l'est aujourd'hui, présenté contre sa propre intention et contre la nature même de ses deux poèmes, pour un modèle en fait d'histoire, est sans doute un phénomène curieux, ou plutôt une pareille proposition, est le dernier soupir de la prévention expirante au grand jour de la philosophie de notre siècle. Il se pourrait faire néanmoins que les fréquentes harangues de l'Iliade eussent donné lieu aux harangues non moins fréquentes, dont les anciens historiens grecs et latins mêmes, se trouvent remplis. La seule correction que le temps écoulé entre Homère et ces historiens avait faite, est, qu'au lieu que les harangues de l'Iliade, dans les conseils de guerre, ne contiennent que l'exposé que font de leur généalogie ces héros, quoique déjà très connus les uns des autres par le principe même de leur convocation au siège de Troie, ou que le narré des actions que leurs pères ou eux avaient faites en des occasions toutes différentes de celles où l'on se trouve actuellement, au contraire, les harangues des historiens grecs ne sortent point des circonstances présentes et celles des historiens latins enferment de très grandes maximes de guerre ou de politique. Diodore n'a pourtant pris pour modèle à cet égard, ni les uns ni les autres.  

Dans les six livres que nous donnons ici, il n'y a de harangues bien marquées que celles de Nicolaus de Sicile et de Gylippe de Sparte, au sujet des Athéniens captifs, après la téméraire entreprise qu'ils avaient faite de venir assiéger Syracuse au treizième livre. Elle est suivie à quelque distance dans le même livre, d'une troisième, où le Spartiate Endius propose la paix aux Athéniens. Celle‑ci est bien plus courte que les deux précédentes. On trouve aussi dans le quatorzième une déclamation de Théodore de Syracuse, contre Denys le tyran. Mais peu d'autres discours sont assez longs pour mériter le nom de harangue. Le temps et l'expérience ont fait sentir à nos historiens modernes que le plus sûr était de s'abstenir de cette espèce de fiction dans l'histoire véritable et sérieuse, et Diodore lui-même a déclaré sa pensée sur ce sujet , comme nous l'avons remarqué assez au long dans la préface des deux premiers volumes.  

Au reste, quoique je n'aie parlé jusqu'ici de Diodore que comme d'un auteur d'histoire grecque, je n'oublie pas qu'il présente lui‑même son ouvrage sous le nom d'Histoire universelle. Les colonies grecques ayant peuplé les îles de la mer Égée, aussi bien que de la mer Adriatique et de la Méditerranée même, le nom Grec couvrait déjà une grande partie de la terre connue et donnait aux Grecs un commerce d'alliance ou d'affaires de guerre avec les trois parties du monde. La Perse, surtout, qui était la grande puissance de l'Asie, avait toujours les Grecs pour amis ou pour ennemis. Ils attaquaient ou défendaient l'Égypte, pour ou contre les intérêts des rois de Perse, qui s'en étaient rendus maîtres sous Cambyse, fils du grand Cyrus, avant le commencement du livre XI. Une grande partie de l'Italie, portait le nom de grande Grèce, et la Sicile qui est à sa pointe méridionale, tenait les Grecs, par la fameuse colonie de Syracuse, dans des guerres continuelles avec les Carthaginois, maîtres alors de la Sardaigne et de l'Espagne. Ainsi l'histoire de la Grèce seule, considérée dans tous ses rapports, est déjà l'histoire du monde presque entier. Il faut avouer pourtant qu'il manque à cette universalité un article considérable. C'est l'histoire romaine qui en était déjà à sa 273e année à l'ouverture du livre XI. Il ne faut pas espérer d'en prendre ici aucune notion suffisante. Dans le cours de ces six livres, l'auteur n'entre en quelque détail de cette partie de son projet général, qu'au sujet de l'attentat du décemvir Appius Claudius sur la virginité et sur la liberté d'une fille romaine vers le commencement du livre XII ou, lorsqu'il rapporte dans le même livre, l'exécution du fils du dictateur Posthumius, pour être sorti, par un mouvement de courage, du poste où son père l'avait placé, si ce n'est plutôt le dictateur Manlius qui ait donné un pareil exemple, comme le croit T. Live, ou lorsqu'il fait mention du siège du Capitole par les Gaulois, à la fin du livre XIV. Dans tout le reste, qui comprend un intervalle d'environ 150 ans, depuis le commencement du XI jusqu'à la fin du XVI ou à la mort de Philippe, père d'Alexandre, qui termine les deux volumes présents, Diodore n'introduit guère les Romains que pour fournir par leurs consuls ou par leurs tribuns militaires, assez souvent mal indiqués et mal nommés, une date toujours fausse, mais dont l'écart va toujours en diminuant. Nous avons prévenu le lecteur sur cet article dans la préface des deux premiers volumes. Et nous ajouterons ici pour donner à cet égard un éclaircissement complet, que Rhodoman, dans sa version latine que nous suivons exactement en ce point, n'emploie les noms des personnages consulaires ou des tribuns qui les représentaient, qu'après les avoir corrigés sur les recherches de Sigonius, les laissant d'ailleurs à la place où il les trouve dans le texte grec, quoiqu'ils y soient mal. Par exemple, Sp. Cassius et Proclus Virginius, que l'historien donne pour consuls au commencement du liv. XI, en la première année de l'olympiade 75, l'avaient été dès la quatrième année de l'olympiade 73. Indépendamment des consuls ou des tribuns militaires qu'il oublie, ou auxquels il en substitue de faux, c'est une anti‑date de cinq ans entiers, qui diminuera peu à peu jusque vers la fin du vingtième livre, p. 774. de Rhodaman, où sous l'olympiade 118, an. I, l'auteur nommera les consuls convenables et s'accordera avec la véritable chronologie, jusqu'à la fin de ce même livre XX, le dernier qui nous reste de lui. Mais d'ailleurs les erreurs de Diodore regardent peu l'histoire grecque, dont les faits se sont passés, généralement parlant, dans les années des olympiades, où il les place. Nous donnerons enfin dans le dernier volume de cette traduction entière une table chronologique. Elle rassemblera tout ce qu'il y a d'essentiel dans les deux tables de Rhodoman et elle tiendra lieu des corrections particulières, et en quelque sorte étrangères, qui interrompraient inutilement le fil de cette histoire, laquelle, malgré les noms de quelques rois de Thrace et du Bosphore Cimmérien, qui s'y trouvent aussi mêlés, n'est au fond, comme nous l'avons infirmé d'abord, qu'une histoire de la Grèce.

Je dois maintenant rendre compte de quelques différences qui se trouvent entre la pratique que j'ai suivie à l'égard des cinq premiers livres, qui remplissent les deux premiers volumes de cette traduction , et celle que j'ai cru devoir suivre à l'égard des six que je présente actuellement au public, comme offrant des matières plus curieuses et plus importantes que celles des cinq premiers. On trouve à la tête de ceux‑là une table des sommaires ou articles contenus dans chaque livre, table différente de celle de Rhodoman, traduite de celle de H. Etienne, qui ne me paraissait pas assez complète. Tous les articles de ces sommaires, accompagnés de leurs chiffres, étaient répétés et transcrits aux marges des cinq livres de ces deux premiers volumes, parce que chaque article était assez court pour ne pas les embarrasser. Ce n'est plus la même chose à l'égard des six livres qui paraissent aujourd'hui. Dans le dessein que j'ai eu de rendre ces sommaires plus complets et plus utiles, ils se sont trouvés surtout pour ces derniers livres, et en approchant des derniers temps, d'une étendue qui ne convenait plus à des marges. Ainsi, je me suis contenté d'y faire mettre exactement les chiffres romains qui se rapportent aux articles de ces sommaires, que j'ai laissés à la tête de chacun des volumes auquel ils conviennent.  

On m'a fait l'honneur de me reprocher de n'avoir pas accompagné mes deux premiers volumes d'un assez grand nombre de remarques. Comme je n'aurais pu tirer ces notes que de la mythologie ou du moins des ténèbres des premiers temps de l'histoire profane, ce n'aurait été qu'expliquer des fables par des incertitudes ou enfin, si l'on peut démêler quelque vérité sur ce sujet, je n'ai pas manqué de renvoyer le lecteur aux recherches de Mr. de Mesiriac, de Mr. le Clerc et de Mr. l'Abbé Banier. J'ai pris d'autres soins pour les livres présents. Je n'ai négligé en aucun endroit les explications ou les corrections tirées de bons auteurs, et nécessaires pour éclaircir quelques passages qui avaient besoin de l'être. Mais outre les notes purement critiques, j'en ai mis en trois ou quatre endroits d'un peu plus longues sur les malheurs où l'ancienne Grèce, qui nous paraît de loin si florissante, se plongeait elle‑même par les guerres continuelles que se faisaient les villes souvent les plus voisines les unes des autres. Et il ne faut pas se représenter ces guerres comme celles qu'on a vues de nos jours entre des nations policées. Il faut en aller chercher l'image dans les irruptions des Gots et des Sarasins. On verra ici des villes grecques ou prises de force ou rendues à discrétion, dont les vainqueurs grecs font sortir tous les habitants, hommes et femmes, avec le seul habit que chacun avait sur soi, d'autres, dont on égorge tranquillement tous les hommes, et dont on vend toutes les femmes, d'autres enfin, dont les hommes et les femmes sont également ou égorgés au vendus. Indépendamment des guerres, les divisions intestines de toutes les villes y causaient de fréquents massacres et faisaient ensuite que chaque ville avait ses bannis, c'est‑à‑dire ceux qui dans les émotions populaires n'avaient pas été les plus forts,  suite nécessaire de la pure démocratie, où la plus vile populace fait toujours la pluralité et qui a pourtant été l'idole de tant de grands hommes, qui pour récompense en ont été les victimes. Ces remarques seront plus sensibles qu'ici dans les endroits où elles ont placées.

D'un autre côté, j'avouerai que j'ai évité de remplir le bas de mes pages de notes fréquentes ou continues. Je crois avoir aperçu, par exemple, dans le Plutarque de M. Dacier, ouvrage en lui‑même très utile du côté de l'érudition et de la critique, que le texte devenait moins agréable par l'interruption perpétuelle que le lecteur se fait à lui‑même, pour ne pas manquer des remarques, où il compte toujours de trouver quelque chose à apprendre, et c'est peut‑être par cette raison,  quoique moins sensible en elle‑même, que quelques‑uns encore aujourd'hui sont plus contents du Plutarque d'Amyot. Ainsi, à la place des remarques dont on pouvait absolument se passer, j'ai rappelé à la marge ou en note, les endroits de Diodore où le personnage actuellement en action avait commencé à paraître au cas que les faits arrivés en différents temps ou en différents lieux, eussent fait perdre de vue l'acteur qui reparaît sur la scène. Mais comme je ne pouvais prévoir en écrivant à quelle page de mon livre imprimé répondraient ces noms et ces faits, je me suis attaché aux pages de l'édition grecque et latine de Rhodoman, que j'ai, pour cette raison, fait marquer fidèlement aux marges de ma traduction, comme Rhodoman lui‑même a conservé dans la sienne les chiffres de l'édition purement grecque de H. Etienne. Un autre avantage de cette indication des pages de Rhodoman, sera de faciliter l'observation des fautes que j'aurai pu faire et de donner lieu aux habiles gens d'en avertir et les lecteurs et moi même. On ne me disputera pas cette intention, dès qu'on pensera qu'une traduction est par elle‑même un genre d'ouvrage, qui marque plus de zèle pour l'utilité du public, que d'amour propre.

FIN.

APPROBATION.

J'AI lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, la suite de l'Histoire universelle de Diodore de Sicile, traduite en français par M. l'Abbé Terrasson de l'Académie Française. Cette suite ne peut qu'augmenter l'empressement du public pour le reste de la traduction.

A Paris ce 26 mai 1741.

S0UCHAY.

TABLE DES SOMMAIRES OU DES ARTICLES CONTENUS EN CHAQUE LIVRE.

LIVRE ONZIÈME.

ART. I. EXPÉDITION de Xerxès, roi de Perse, contre la Grèce.  

II.  Combat aux Thermopyles, sous le commandement de Léonidas, roi de Sparte. 

III. Combat naval, dont le succès à peu près égal de part et d'autre, donna lieu à Xerxès de faire du ravage en divers endroits de la Grèce. Les Citoyens d'Athènes se retirent d'eux‑mêmes dans l'île de Salamine. Xerxès en leur absence renverse leur Ville.

IV. Stratagème de Thémistocle, pour engager les Perses à donner un second combat naval auprès de l'île de Salamine, dans un bras de mer qu'il jugeait devoir être désavantageux à la flotte du Roi.

V. Autre stratagème de Thémistocle, pour renvoyer en Perse le Roi Xerxès qui retourne en laissant Mardonius à sa place.

VI. Descente d'Amilcar, commandant des Carthaginois, en Sicile, pour satisfaire à leurs engagements avec les Perses. Gélon, roi de Syracuse, s'oppose à leurs efforts et fait poignarder Amilcar dans son propre camp.

VII. Honneurs rendus à la vertu de Gélon par les vaincus mêmes.

VIII.  Mardonius essaie de tenter les Athéniens qui refusent ses offres. Il se jette dans l'Attique , où il renverse les temples mêmes. Ces désordres font assembler toute la Grèce contre lui. Bataille de Platées, où il est vaincu et tué.

IX. Avantages remportés à Mycale par les Ioniens, ou Grecs de l'Asie, sur les Perses, le jour même de la Bataille de Platées.

X. Mort de Gélon et son éloge.

XI. Les Athéniens entreprennent de relever leurs murailles et leurs maisons. Lacédémone s'oppose à cette entreprise, sous le prétexte de l'intérêt général de la Grèce. Adresse de Thémistocle pour faire réussir le projet de ses concitoyens, malgré ces oppositions.

XII. Thémistocle fait construire aussi le port du Pirée, et prépare par là aux Athéniens la supériorité sur mer.

XIII. Infidélité et trahison de Pausanias, qui s'entendait avec le roi de Perse. Il est convaincu par un courrier, chargé de ses lettres, et auquel il confesse son crime, ne croyant pas être entendu par des éphores cachés dans un temple. Sa propre mère invite par son exemple à murer ce temple, où il meurt de faim.

XIV.   La supériorité ou le commandement sur mer est cédé, à l'occasion du crime de Pausanias, aux Athéniens, en la personne d'Aristide.

XV. Troubles dans la Sicile, après la mort de Gélon, par les querelles de ses différents princes. Hiéron, l'aîné des frères de Gélon, lui succède.

XVI. Guerres particulières entre quelques peuples d'Italie.

XVII. Suite des affaires de la Sicile. Mort des trois cents Romains à la bataille de Cremere.  

XVIII . Persécutions suscitées à Thémistocle, par la jalousie des Lacédémoniens, et des Athéniens mêmes. Il se réfugie dans la Perse.

XIX. Thémistocle présenté au Roi, surmonte par la sagesse de ses réponses et de sa conduite, tous les obstacles qu'il trouve dans sa Cour. Il y passe le reste de sa vie dans la plus grande magnificence. Sa mort, différemment racontée, et son éloge.

XX. Cimon, fils de Miltiade, mis à la tête de la  flotte grecque, remporte sur toutes les côtes de l'Asie mineure de très grands avantages contre les Perses.

XXI. Désolation dans Sparte par des tremblements de terre, et par la guerre des Messéniens et des ilotes révoltés qui dura dix ans.

XXII. Guerres des Argiens contre Mycènes, ville de leur voisinage, qui fut prise et rasée.

XIII. Micythus, tuteur des princes de Rhege, leur rend un compte fidèle de son administration, et se retire à Tégée, ville d'Arcadie. Mort d'Hiéron à Catane qu'il avait fondée.

XXIV. Thrasybule, frère d'Hiéron, perd l'autorité souveraine dans Syracuse par sa tyrannie et ses cruautés. Il se retire à Locres, ville de la grande Grèce, en Italie, où il meurt en homme privé.

XXV. Meurtres effroyables commis dans la famille royale des Perses, par les suggestions d'Artabane, capitaine des gardes du roi. C'est par là qu'Artaxerxès Longimanus, second fils de Xerxès, lui succède.

XXVI. Quelques entreprises des Athéniens, fiers de leur nouvelle puissance.         

XXVII.  À l'occasion du changement arrivé en Perse, les Égyptiens, qui dépendaient alors de cet empire, songent à se révolter : les Athéniens les favorisent.

XXVII. Dissensions entre les anciens habitants de Syracuse et les étrangers que les derniers tyrans y avaient introduits.

XXIX. Expédition des Perses en Égypte. Les Lacédémoniens refusent de donner du secours à Artaxerxès contre les Athéniens, qui défendaient ce royaume.

XXX. Les anciens habitants de Syracuse l'emportent enfin sur les étrangers. Deucetius, chef des Siciliens, commence à paraître  et prend le parti de tous les citoyens des villes exclus de leur première habitation.

XXXI. Triste succès de l'expédition des Athéniens en Égypte. Ils n'évitent une destruction totale que par le souvenir que les barbares se rappellent du courage des Grecs aux Thermopyles. Un partisan du peuple veut détruire le Sénat à Athènes ; il est tué secrètement. 

XXXII. Réduction des Éginètes par les Athéniens : Deucétius fonde la ville de Ménène en Sicile. Combats particuliers entre les Lacédémoniens et les Athéniens à l'occasion des alliés des uns ou des autres.

XXXIII. Exploits remarquables de Myronidès, Athénien, contre les Thébains. Il donne une première idée de sa fermeté et de son courage, en partant sans attendre les soldats qui ne s'étaient pas rendus au jour marqué.

XXXIV. Exploits, ou plutôt ravages de Tolmidès, ensuite de Périclès dans le Péloponnèse, en haine des Lacédémoniens. Cimon fait conclure une trêve de cinq ans.

XXXV. Une distribution mal entendue des terres, excite des troubles dans la Sicile. On croit devoir y établir, pour le maintien de la liberté, une loi semblable à celle de l'ostracisme des Athéniens.On en reconnaît bientôt l'inconvénient.

XXXVI. Les habitants de Syracuse réduisent quelques pirates de Toscane et de Corse. Le capitaine Deucétius transporte la ville de Nées, sa patrie, auprès du temple des dieux Palices, et lui fait prendre le nom même de Palice. Description du temple et des merveilles qu'on en racontait.

XXXVII. Deucétius, après différentes entreprises, est vaincu par les citoyens de Syracuse. Il se rend leur suppliant. On lui fait grâce et on l'envoie à Corinthe en lui fournissant les moyens d'y subsister. Mais il en reviendra dès les commencements du livre suivant.  

 

 

I. Le livre que nous venons de finir et qui est le dixième de notre Histoire, contient les choses qui se sont passées dans l'année qui a précédé la descente de Xerxès en Europe, et nous y avons rapporté les conférences des grecs assemblés à Corinthe pour examiner si l'on rechercherait dans cette guerre l'alliance de Gélon de Syracuse. Nous continuerons cette matière en commençant ce onzième livre par l'expédition de Xerxès contre les Grecs et nous le finirons avec l'année qui a précédé l'entreprise des Athéniens sur l'île de Chypre sous la conduite de Cimon.  

Calliade étant Archonte d'Athènes, les Romains firent consuls Spurius Cassius et Proclus Virginius Tricostus. Cette année était la première de la 75e olympiade, où Asylus de Syracuse remporta aux jeux d'Élide le prix de la course. Ce fut alors que le roi Xerxès arma contre la Grèce, à l'occasion que nous allons dire. Mardonius, parent et gendre de Xerxès, s'était rendu l'homme le plus recommandable de la Perse par sa prudence et par sa valeur. Plein de hautes idées que soutenait en lui la vigueur de l'âge, il désira de se voir à la tête d'une grande armée.  Dans cette vue, il proposa à Xerxès de subjuguer les Grecs, anciens ennemis des Perses. Xerxès entrant dans ce dessein et déjà résolu d'exterminer jusqu'au nom de la nation, envoya des ambassadeurs aux Carthaginois pour leur proposer de se joindre à lui, de telle forte que, pendant qu'il attaquerait les Grecs qui habitaient la Grèce, les Carthaginois tomberaient avec des forces considérables sur les Grecs répandus dans la Sicile et dans l'Italie. Les Carthaginois, en conséquence du traité qu'ils firent alors, amassèrent de grandes sommes d'argent pour tirer des soldats étrangers de l'Italie et de la Ligurie, aussi bien que de la Gaule et de l'Espagne, sans parler des troupes de leur nation même qu'ils avaient levées dans Carthage et dans le reste de la Libye. Enfin, après trois ans de préparatifs, ils mirent trois cent mille hommes sur pied et deux cents vaisseaux à la voile. Mais l'armée de Xerxès, auquel le zèle des Carthaginois avait donné de l'émulation, surpassa celle de ses alliés à proportion de la supériorité de son empire et de ses richesses.  Il fit faire des vaisseaux dans les provinces maritimes de son obéissance, comme l'Égypte, la Phénicie, l'île de Chypre, la Cilicie, la Pamphylie, la Pisidie, la Lycie, la Carie, la Mysie, la Troade, la Bithynie, le Pont et toutes les villes de l'Hellespont. Ainsi, dans ce même espace de trois ans pris par les Carthaginois, il eut équipé plus de douze cents vaisseaux de guerre. Ce puissant armement avait été extrêmement facilité par les grandes forces que Darius, père de Xerxès, avait amassées de son vivant, car il se ressouvenait toujours de la victoire remportée par les Athéniens sur Datis, son lieutenant, dans les champs de Marathon. Mais la mort avait prévenu la vengeance qu'il en voulait tirer. Ainsi Xerxès s'engagea dans cette guerre, autant pour suivre les vues de son père, que par les conseils de Mardonius. Tout étant prêt, il donna ordre aux chefs d'escadre d'assembler la flotte à la hauteur de Cume de Phocée et se mettant lui‑même à la tête de l'armée de terre  formée des troupes de toutes les satrapies ou provinces intérieures de son Empire, il partit de Suse. Dès qu'il fut à Sardes, il envoya ses hérauts dans toutes les villes de la Grèce, pour les sommer de lui fournir la terre et l'eau. En attendant, il occupa une partie de ses soldats à faire un pont sur l'Hellespont et l'autre à percer le mont Athos dans l'endroit où l'isthme qui le porte tient à la terre ferme, tant pour ouvrir des chemins plus sûrs et plus courts à son armée, que pour épouvanter les Grecs par la grandeur de ses ouvrages. Cependant ses troupes étaient si nombreuses qu'elles les achevèrent en très peu de temps.

Synetus commandait alors les Lacédémoniens, et Thémistocle, les Athéniens. Ces deux capitaines, instruits de toutes ces choses, invitèrent par leurs députés toutes leurs villes à s'opposer d'un commun accord à cette irruption, et en attendant, ils envoyèrent dix mille hommes pour se saisir du passage de Tempé. Mais apprenant que les Thessaliens et la plupart des villes grecques qui se trouvaient sur la route de l'armée ennemie, avaient accordé aux envoyés de Xerxès la terre et l'eau, on désespéra de pouvoir défendre le passage, et la garde de Tempé se retira.  

Il est bon de nommer ici ceux d'entre les Grecs qui prirent le parti des barbares, afin que la malédiction jetée sur leur nom épouvante ceux qui voudraient trahir la liberté publique. De ce nombre furent d'abord les Anianes, les Dolopes, les Milésiens, les Perraebes et les Magnètes. Et après que la garde eut été mise à Tempé, les Achéens, les Phtiotes, les Locriens et les Thessaliens. Mais depuis sa retraite, la plus grande partie des Béotiens suivit ce mauvais exemple. L'assemblée des Grecs, convoquée dans l'île de Corinthe, condamna tous ceux qui se seraient rendus volontairement aux barbares à être décimés pour les dieux, dès qu'on aurait heureusement terminé la guerre, et l'on résolut d'envoyer des ambassadeurs à ceux qui ne s'étaient pas déclarés encore, pour les exhorter à embraser la cause commune de la Grèce. Les uns entrèrent sincèrement dans la confédération, les autres qui ne songeaient qu'à leur sûreté particulière et qui voulaient suivre le parti que la fortune favoriserait, prirent du temps pour leur réponse. Les Argiens envoyèrent eux‑mêmes des députés à l'assemblée des Grecs pour leur promettre de se joindre à eux, à condition qu'on leur donnât quelque part au commandement des armées. L'assemblée leur répondit nettement qu'ils pouvaient se tenir en repos, s'ils aimaient mieux un maître barbare qu'un général grec ou que, s'ils aspiraient au commandement des armées, il fallait faire auparavant des exploits dignes de cet honneur.  

Cependant Xerxès, apprenant que le pont sur l'Hellespont était achevé et que le Mont Athos était percé, sortit de Sardes et prit sa route vers l'Hellespont. Étant arrivé à Abydos, il fit passer son armée d'Asie en Europe par-dessus ce pont merveilleux. II traversa la Thrace, d'où il tira plusieurs soldats, soit des Thraces mêmes, soit des Grecs des environs et revenant au bord de la mer en un lieu appelé Doris, il en fit aussi approcher sa flotte pour voir ensemble toutes ses forces de mer et de terre. Après une revue générale, il trouva que son armée de terre était de plus de huit cent mille hommes, ses vaisseaux de guerre allaient à plus de douze cents, entre lesquels il y en avait trois cent vingt de Grecs, c'est‑à‑dire équipés de soldats et de rameurs grecs, car le Roi avait fourni les bâtiments. Les Doriens, voisins de la Carie, conjointement avec ceux de Rhodes et de Cos, en montaient quarante, les Éoliens avec les Lesbiens et les Ténédiens, autant. Les Ioniens, avec ceux de Chios et de Samos, en avaient cent. Les Grecs, habitants du Pont et des bords de l'Hellespont, quatre‑vingts, et les insulaires cinquante. Ces insulaires étaient tirés de toutes les mers enfermées entre les Cyanées, Triopium et Sunium, que le roi avait attirés à son service. Les autres vaisseaux étaient montés par des barbares, à savoir deux cents par des Égyptiens, trois cents par des Phéniciens, quatre‑vingts par des Ciliciens, quatre‑vingts autres par des Cariens, quarante par des Pamphyliens, quarante autres par des Lyciens et cent cinquante par des Chypriens. Outre cela, il y avait huit cent cinquante vaisseaux plats pour transporter les chevaux et trois mille galères à trente rames.  

Cependant, l'assemblée des Grecs étant informée que l'armée des Perses s'avançait, résolut d'envoyer incessamment une escadre à la hauteur de l'Artémisium d'Eubée, parce que ce lieu leur parut favorable pour combattre la flotte ennemie, et ils firent marcher en même temps des troupes choisies pour se saisir du passage étroit des Thermopyles, par où les Barbares devaient entrer dans la Grèce, car l'intérêt et le principal objet des Grecs était d'enfermer sous la même défense tous leurs alliés. Eurybiade lacédémonien conduisait la flotte et Léonidas, roi de Lacédémone, homme supérieur par son courage et par son habileté dans la guerre, commandait au Thermopyles.

II Il n'avait pris avec lui que 1000 soldats. Les éphores lui ayant représenté qu'il menait trop peu de monde contre une puissance si formidable et lui enjoignant même de se faire mieux accompagner, il leur répondit sans s'expliquer davantage, qu'à la vérité, c'était peu pour s'opposer à l'irruption des Barbares, mais qu'il y en avait assez pour ce qu'il voulait faire actuellement. Embarrassé de cette réponse énigmatique, ils lui demandèrent s'il avait dessein de commencer par quelque expédition peu considérable. Il répliqua qu'il partait en apparence pour fermer les Thermopyles, mais que son intention était de s'immoler avec ce petit nombre pour la liberté publique. La mort volontaire de 1000 hommes, ajouta‑t‑il, rendra Sparte célèbre, au lieu que si je menais une armée entière, Lacédémone serait anéantie par sa défaite, d'autant plus qu'aucun de ceux qui la composeraient, ne prendrait le parti de la fuite. Il emmena donc 1000 citoyens de Lacédémone auxquels se joignirent pourtant 300 autres de la province de Sparte et 3000 Grecs envoyés par l'assemblée générale. Ainsi, Léonidas partit avec un peu plus de 4000 hommes. Les Locriens, voisins du passage, s'étaient donnés aux Perses et leur avaient promis de le garder, mais quand ils apprirent que Léonidas y venait, ils changèrent de desseins et passèrent du côté des Grecs au nombre de 1000, auxquels se joignirent autant de Maliens et presque autant de Phocéens. Il faut ajouter à cela 400 Thébains du parti qui suivait les Grecs, car il y en avait un autre qui favorisait les Barbares. Voilà l'état de l'armée grecque sous le commandement de Léonidas aux Thermopyles.  
Xerxès, après la revue générale de la sienne, fit marcher ses troupes de terre jusqu'à la ville d'Acante, pendant que la flotte les accompagnait en côtoyant le rivage. De là, par le canal qu'on avait creusé dans l'isthme du mont Athos, il fit passer les vaisseaux dans une autre mer avec sûreté et en très peu de temps. Mais à peine fut‑il arrivé dans le golfe Maliaque, qu'il apprit que le pas des Thermopyles était fermé par les ennemis. Aussitôt, il fait faire halte à ses troupes et mande toutes celles qu'il avait levées dans l'Europe, lesquelles n'allaient à guère moins de 200.000 hommes, de sorte que son armée entière était un million de soldats, sans compter la flotte. Et comme celle‑ci n'en portait pas moins, en joignant aux soldats qui montaient les vaisseaux de guerre, tout l'équipage des vaisseaux de charge, cette effroyable multitude d'hommes rend vraisemblable ce qu'on a ouï dire, à savoir que leur passage avait fait tarir les fleuves les plus anciens et les plus connus, et que la mer était entièrement cachée sous leurs vaisseaux.  Il est vrai du moins que personne n'a jamais parlé d'une armée aussi prodigieuse que celle de Xerxès. Les Perses ayant campé le long du fleuve Sperchius, Xerxès envoya des hérauts aux Thermopyles avec un ordre secret d'examiner la contenance des Grecs sur son approche, et pour leur commander de sa part de mettre les armes bas, de s'en retourner tranquillement chacun dans sa ville, et de s'allier avec les Perses. Il promit, à ces conditions, de donner aux Grecs un pays plus étendu, plus fertile que celui qu'ils habitaient. Léonidas répondit que, si les Grecs se joignaient au roi, ils lui seraient plus utiles avec leurs armes que s'ils s'en dépouillaient, que, si au contraire, ils étaient obligés de le combattre, ils en avaient besoin pour défendre leur liberté. À l'égard des terres qu'on leur offrait, il dit que la maxime des Grecs était d'en acquérir par la valeur et non par lâcheté. Le roi ayant reçu ces réponses appela Démaratus le Spartiate, réfugié auprès de lui, et lui demanda en raillant si les Grecs comptaient de fuir plus vite que ses chevaux ne les poursuivraient ou de tenir tête à des forces aussi nombreuses que les siennes. On dit que Démaratus lui répondit : "Vous‑même, Seigneur, vous n'ignorez pas la valeur des Grecs, puisque vous vous êtes servi d'eux pour soumettre les Barbares révoltés. Or, les croyez‑vous plus braves que les Perses, quand il s'agit d'affermir votre empire et moins braves qu'eux quand il s'agira de se défendre eux‑mêmes ?" Le roi en souriant lui ordonna de le suivre pour être témoin de la déroute des Lacédémoniens. Il partit en même temps pour aller attaquer les Grecs aux Thermopyles.  

Il avait placé les Mèdes l'avant‑garde, soit qu'il les crût ses meilleures troupes, soit qu'il fût bien aise de s'en défaire, car les Mèdes conservaient encore la fierté de la domination qu'ils n'avaient perdue que depuis peu de temps. Outre cela, comme plusieurs Mèdes avaient été tués à la bataille de Marathon, le roi leur montrait parmi eux les fils et les frères de ceux que les Grecs avaient fait périr dans cette journée, pour les exciter à la vengeance. Les Mèdes tombèrent donc les premiers sur ceux qui défendaient les Thermopyles. Léonidas, préparé à cette attaque, avait posté ses rangs dans l'endroit le plus étroit du passage. Le combat fut vigoureux, tant du côté des barbares qui avaient le roi même pour témoin de leurs actions, que du côté des Grecs qui défendaient leur liberté sous les yeux de Léonidas. Comme l'on se battait de près et corps à corps, la fortune fut longtemps égale, et les Grecs, malgré l'avantage de la valeur et de leurs grands boucliers, eurent peine à faire céder les Mèdes, qui perdirent auparavant un grand nombre de combattants, morts ou blessés. Les Saces et les Ciliciens, peuples belliqueux, prirent leur place, troupes fraîches, contre les Grecs déjà fatigués. Elles ne suspendirent néanmoins leur défaite qu'un moment en présence de Léonidas, car les Barbares, ne portant que de petits boucliers, pouvaient avoir de l'avantage en pleine campagne, par la facilité de leurs mouvements, mais dans un lieu étroit, il leur était difficile de percer cette haie de boucliers qui couvraient les Grecs dans toute la hauteur de leur corps, et étant eux‑mêmes exposés à tous les coups de leurs ennemis, on les blessait, et il en tombait par terre à chaque instant. Xerxès, voyant le passage et tous les environs couverts de morts et sentant bien que les Barbares ne tenaient point contre les Grecs, leur opposa cette élite des Perses, qu'on appelle les immortels et que l'on croit surpasser en valeur tout le reste de la nation. Ils furent pourtant bientôt repoussés. Enfin, la nuit les sépara avec une perte très grande du côté des Barbares et peu considérable du côté des Grecs.  

Dès le lendemain, Xerxès, pour réparer un affront si contraire à son attente, choisit parmi les troupes de tant de nations ceux qui passaient pour être les plus braves et, après bien des exhortations, il promit de magnifiques récompenses à ceux qui forceraient le passage et une mort infaillible à tous ceux qui prendraient la fuite. Ces Barbares se jetant aussitôt sur les Grecs, ceux‑ci serrent leurs rangs et opposent comme un mur de boucliers à cet assaut. La valeur s'empara de leur âme au point qu'ils refusaient ceux mêmes qui venaient les relever après un certain temps, selon la coutume. Surmontant la fatigue et les fureurs d'un long combat, ils semblaient disputer entre eux à qui le soutiendrait plus avant dans la journée. Les vieux soldats voulaient égaler les efforts des jeunes, et les jeunes voulaient acquérir la réputation des vieux soldats. Ils passèrent ainsi au fil de l'épée la plus grande partie de l'élite des Barbares. Ceux de ces derniers qui s'enfuyaient, trouvèrent leur arrière‑garde qui avait ordre de les arrêter, ce qui les contraignit de revenir encore à la charge. Cependant le roi commençant à se défier de la fortune et de la patience de ses soldats, un certain Trachinius, homme de ces cantons et qui connaissait les routes des montagnes, aborda Xerxès et lui dit qu'il savait un chemin étroit et escarpé par lequel il s'offrait de conduire un détachement de Perses par derrière Léonidas, de sorte, qu'enfermé par les ennemis, il lui serait impossible d'échapper de leurs mains. Le roi accepta l'offre avec joie et faisant par avance de grands présents à Trachinius, il lui donna vingt mille hommes pour la nuit suivante. Mais un soldat des Perses, nommé Tyrastiadès, originaire de Cume, et qui passait pour homme d'honneur, s'échappa de son camp à l'entrée de la nuit et vint donner avis à Léonidas du projet de Trachinius.  

Les Grecs s'assemblent aussitôt et tiennent conseil sur ce nouveau danger. Quelques‑uns, ne croyant point qu'on pût soutenir cette double attaque, opinèrent qu'il fallait abandonner sur-le-champ les Thermopyles et aller se rejoindre au gros de leurs alliés. Mais Léonidas, plein du désir d'immortaliser sa gloire et celle des Spartiates, renvoya les autres Grecs  et leur enjoignit de se conserver pour leur patrie, pour la suite de la guerre. Mais il retint les Lacédémoniens et leur défendit d'abandonner les Thermopyles, "car, dit‑il, puisque nous avons le commandement des armées grecques et que nous combattons dans le premier rang, il est juste que nous y mourions avec confiance." Les autres Grecs se retirèrent donc, et Léonidas resta seul avec ses compatriotes et un petit nombre de Thespiens. Cette élite, composée de cinq cents hommes en tout, s'étant dévouée à la mort, se préparait à des actions d'une valeur inouïe. Sur ces entrefaites, le détachement conduit par Trachinius arrive et se dispose à les envelopper. Les Grecs, qui dans leur âme avaient déjà sacrifié leur vie à leur gloire, pressèrent d'une commune voix Léonidas de les mener à l'ennemi avant qu'il eût achevé son enceinte. Léonidas voyant avec plaisir le zèle de ses soldats, leur ordonna de prendre incessamment le dernier repas de leur vie, et il mangea aussi lui‑même, afin d'avoir plus de force et de résister plus longtemps à l'ennemi. Étant bientôt revenus à leur rang, Léonidas leur commanda de se jeter subitement sur les Perses et de tuer tout ce qu'ils rencontreraient, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à la tente du roi. Suivant cet ordre, ils forment, à la faveur de la nuit, un bataillon serré, et ayant Léonidas à leur tête, ils tombent sur le camp des ennemis. Les Barbares surpris, sortent tumultueusement de leurs tentes et pensant que le détachement de Trachinius avait été défait, et qu'ils allaient avoir sur les bras toute l'armée grecque, ils furent saisis de terreur. Dans cette première attaque, plusieurs d'entre eux furent tués par les Grecs, et beaucoup plus encore par leurs gens mêmes qui ne pouvaient se distinguer dans les ténèbres et dans le désordre, et qui n'avaient eu le temps ni de se reconnaître ni de prendre l'ordre. Si le roi fût demeuré dans son quartier, il aurait été tué lui‑même et la guerre finissait là. Mais il en était sorti au premier bruit, et les Grecs, arrivant à sa tente, égorgèrent tous ceux qu'ils trouvèrent aux environs,  après quoi, ils se mirent à chercher Xerxès par tout le camp pendant le reste de la nuit. Mais à la pointe du jour, les Barbares, apercevant le petit nombre des Grecs, se rassurèrent. Ils évitèrent pourtant de les attaquer en face, car bien qu'ils leur parussent méprisables par leur petit nombre, ils redoutaient encore leur courage. Ainsi, les ayant environnés par les côtés et par derrière, ils les tuèrent tous à coups de traits. Voilà quel fut le sort de Léonidas et de ceux qu'il avait menés à la défense des Thermopyles.  

On ne saurait assez admirer la grandeur d'âme de ces hommes qui avaient unanimement résolu de n'abandonner jamais le poste qu'on leur avait confié et d'acheter le salut de la patrie au prix d'une mort certaine. Mais quel devait être l'étonnement des Barbares, en voyant cinq cents hommes en attaquer courageusement un million ? Exemple mémorable qui doit exciter l'émulation de toute la postérité, lorsqu'elle entendra parler de ces braves Grecs qui se sont livrés, avec une confiance héroïque, à une foule d'ennemis dont ils étaient environnés et se sont rendus encore plus illustres par leur défaite, que leurs compatriotes ne l'avaient jamais été par leurs victoires. Car enfin, c'est la résolution et non l'événement qui caractérise les hommes vertueux : l'une part du courage et l'autre ne dépend que de la fortune. Ceux‑ci mêmes ne crurent jamais pouvoir surmonter le nombre innombrable de leurs ennemis et ils ne cherchèrent qu'à laisser à la Grèce un exemple de valeur inouï jusqu'alors. Ils savaient qu'en ne combattant que des Barbares, ils disputaient le prix de la valeur aux braves hommes qui les avaient précédés, et qu'ils auraient pour spectateurs et pour juges dans l'avenir tous ceux qui se connaîtraient en vertu et en courage. Fidèles jusqu'à la fin aux lois et à l'honneur de leur nation, et plus amateurs de la gloire que de la vie, ils se crurent heureux d'avoir eu en partage le poste le plus difficile, et la justice qu'on rendrait à leur vertu leur parut un digne prix d'une mort inévitable. C'est par là aussi qu'ils ont eu en quelque sorte plus de part à la liberté de la Grèce, que ceux qui dans la fuite remportèrent la victoire sur Xerxès, cette première action ayant donné de l'étonnement aux Barbares et de la confiance aux Grecs. Par là enfin, ils ont acquis l'immortalité, non seulement chez les historiens, mais chez les poètes, et Simonide leur rend un témoignage digne d'eux dans cette épitaphe qu'il a faite en leur honneur :  

Thermopyles, soyez à jamais célébrées.
Vous servez de tombe et d'autel
À ces braves guerriers, dont les ombres sacrées
Ont tiré de leur chute un triomphe immortel.
Quand le temps détruirait cette enceinte bornée,
Où reposent ces Grecs, honneur de leurs aïeux,
Exemple aux survivants d'une mort destinée
À sauver nos cités d'un joug injurieux, 
Le Roi Léonidas et sa troupe choisie,
S'immolant de concert pour étonner l'Asie,
Dans le long souvenir de cet événement,
Trouveront un plus digne et plus sûr monument.

Mais, après leur avoir rendu par ces éloges la justice qui leur était due, il est temps de reprendre le fil de notre Histoire.  

Xerxès s'étant à ce prix rendu maître du pas des Thermopyles, il avait remporté, selon l'ancien proverbe, une victoire à la Cadméenne et avait perdu beaucoup plus de monde que les vaincus. Content néanmoins de sa fortune sur terre, il voulut l'éprouver sur mer. Il fit appeler Mégabatès, commandant général de sa flotte, et lui ordonna d'attaquer avec tous ses vaisseaux la flotte des Grecs. Mégabatès, en conséquence des ordres du roi, leva l'ancre du port de Pydné en Macédoine, et suivant la côte de Magnésie, il arriva au promontoire, appelé Sépias. À peine y était‑il, qu'une tempête furieuse lui fit perdre 300 galères à trois rangs de rames et un nombre prodigieux de vaisseaux de charge ou de transport. L'orage ayant cessé, Mégabatès vint mouiller à Aphétès de Magnésie. Il détacha de là 300 galères, avec ordre de border l'Eubée et d'y enfermer les ennemis sur leur droite. La flotte grecque était alors à la rade devant Artémision d'Eubée. Elle était composée de 280 galères en tout, dont 140 appartenaient aux Athéniens, et le reste à différentes villes de la Grèce. Eurybiade de Sparte avait le titre de commandant, mais Thémistocle l'Athénien conduisait tout par le crédit et l'autorité que son intelligence lui donnait, non seulement auprès des Grecs, mais auprès d'Eurybiade même, qui prenait et suivait ses conseils avec autant de déférence que tous les autres. Ils tinrent un conseil de guerre, dans lequel tous les opinants furent d'avis de se tenir en repos et d'attendre les Perses.  

III. THÉMISTOCLE seul jugea qu'il fallait aller au devant d'eux, disant qu'il y avait toujours de l'avantage à attaquer les ennemis quand on était en bon ordre comme les Grecs,  d'autant plus qu'ils allaient tomber sur une flotte à peine rassemblée des différents ports où elle avait échoué. Les Grecs se prêtèrent à cette raison et mirent tous à la voile. Les vaisseaux de Thémistocle s'étant mêlés au commencement du combat parmi ceux des ennemis qui n'arrivaient que les uns après les autres, en coulèrent plusieurs à fond et en poursuivirent d'autres jusqu'à la côte. Mais les Perses ayant eu le temps de se reconnaître et de se joindre, l'avantage se partagea, et la victoire n'étant pleine de côté ni d'autre, ils furent séparés par la nuit, et une grande tempête qui suivit le combat, fit périr la plupart des vaisseaux qui se trouvèrent en mer. On eût dit que les dieux prenaient le parti des Grecs et qu'ils voulaient diminuer le nombre de leurs ennemis, jusqu'à ce que les Grecs devinssent égaux à eux et pussent leur opposer des forces proportionnées aux leurs. Aussi le courage des Grecs croissait‑il de jour en jour, pendant que celui des Barbares semblait diminuer. Ceux‑ci ramassèrent pourtant encore les débris de leur naufrage et tentèrent tous ensemble une seconde attaque. La flotte grecque augmentée de cinquante galères athéniennes les reçut de bonne grâce. Le combat naval se donna dans la même vue et à peu près dans les mêmes  circonstances que celui des Thermopyles, car les Perses voulaient forcer les Grecs en cet endroit là, pour passer le détroit de l 'Euripe, défendu par les habitants de l'Eubée. Plusieurs vaisseaux furent coulés à fond de part et d'autre, et la nuit étant survenue, les uns et les autres furent obligés de se retirer dans leurs ports. On dit qu'en ce combat, les Athéniens se distinguèrent du côté des Grecs, comme les Sidoniens du côté des Barbares.  

Cependant, les Grecs apprenant ce qui venait de se passer auprès des Thermopyles et ayant ouï dire que les Perses se disposaient à venir droit à Athènes, ils en eurent peur. C'est pourquoi ils ramenèrent leur flotte à Salamine et se tinrent là sur leurs gardes, mais le reste des citoyens d'Athènes, voyant leur ville et toute l'Attique sans défense, embarquèrent leurs enfants, leurs femmes et tout ce qu'ils purent emporter de leurs richesses, et vinrent aussi à Salamine. Le commandant de l'armée navale des Perses, charmé du départ de la flotte grecque, débarqua toute la sienne en Eubée, emporta de vive force la ville d'Hestiée et ravagea tout le pays.  

En même temps, Xerxès quittant aussi les Thermopyles, passa dans le pays des Phocéens, où il saccagea leurs villes et désola leurs campagnes. Ceux d'entre eux qui s'étaient attachés aux Grecs, se voyant hors d'état de se défendre, abandonnèrent tous ensemble leurs demeures et vinrent se réfugier dans des  retraites peu habitables, aux environs du mont Parnasse. Le roi traversant ensuite les terres des Doriens, ne leur fit aucun tort, parce qu'ils étaient attachés aux Perses. Mais laissant là une partie de son armée, il lui donna ordre de passer à Delphes, d'y brûler le temple d'Apollon et d'en rapporter les offrandes et les trésors et avec le reste de ses troupes, il entra en armes dans la Béotie. Cependant, ceux qui étaient partis pour piller Delphes, étaient à peine arrivés jusqu'au temple de Minerve la prudente, qu'il s'éleva tout d'un coup un orage effroyable de pluie et de tonnerre, qui couvrit toute l'enceinte de ce temple, et les vents apportèrent sur la tête des soldats une grêle énorme, qui en écrasa une partie et mit en fuite tout le reste. C'est ainsi que le sanctuaire de l'oracle fut sauvé, par un coup manifeste de la providence divine. Les habitants du lieu voulant laisser à la postérité un témoignage authentique de l'assistance des dieux en cette occasion,  dressèrent un trophée à la porte du temple de la déesse avec cette inscription en vers élégiaques :  

Delphes conserve ici le redoutable exemple,  
Tiré du Mède impie et de son projet vain,   
Quand les dieux révérés en cet auguste temple,
Par des feux menaçants, l'ont sauvé de sa main.  

Xerxès, parcourant la Béotie, ne laissa rien dans la campagne et brûla la ville de Platées qu'il trouva vide parce que les citoyens de cette ville et de toutes celles des environs s'étaient sauvés dans le Péloponnèse. Ayant passé de là dans l'Attique, il y fit le même dégât. Il renversa Athènes de fond en comble et détruisit tous les temples par les flammes. Sa flotte le vint trouver là, après avoir mis à feu et à sang toute l'Eubée et toutes les côtes de l'Attique. Cependant, les Corcyréens, qui avaient armé soixante galères, se contentaient de côtoyer le Péloponnèse, sous prétexte qu'il était difficile de doubler le promontoire de Malée. Mais comme quelques historiens l'ont dit, ils attendaient le succès de la guerre, résolus d'accorder le feu et l'eau à Xerxès, s'il avait le dessus ou de faire valoir la démarche qu'ils avaient faite, de s'avancer au secours des Grecs, si ceux‑ci demeuraient vainqueurs. Cependant, les Athéniens qui étaient à Salamine, apprenant qu'on avait renversé Athènes et détruit le temple de Minerve, en furent véritablement consternés, et tous les Grecs réfugiés dans le Péloponnèse commencèrent à craindre de n'y être pas en sûreté. Ainsi, ils jugèrent tous que leurs généraux devaient tenir au plutôt un conseil de guerre, pour décider en quel lieu on donnerait incessamment un combat naval.

IV. ENTRE bien des avis différents, ceux d'entre eux qui étaient du Péloponnèse, ayant leurs intérêts en vue, opinaient qu'il fallait choisir l'isthme de Corinthe pour le lieu du combat. Ils alléguaient pour raison qu'en défendant l'isthme par une forte muraille, les Grecs trouveraient une retraite favorable dans le Péloponnèse, si le succès du combat n'était pas aussi heureux qu'on l'espérait, au lieu que dans la même supposition, tous les Grecs réduits à s'enfermer dans une île aussi étroite que Salamine, s'y verraient bientôt exposés à des maux irrémédiables. Thémistocle de son côté demeurait ferme dans le projet de se battre à Salamine, en insistant sur ce que le petit nombre des vaisseaux grecs ne pouvait se défendre contre une flotte aussi nombreuse que celle des Barbares, que dans un bras de mer, au lieu que l'étendue de celle qui environne le Péloponnèse donnerait toute sorte d'avantage à leurs ennemis. Ainsi par cette raison, et par d'autres qui convenaient à la situation des choses, il emporta tous les suffrages du conseil et le combat fut indiqué d'un commun consentement à Salamine. Les officiers grecs se préparaient tous à une entreprise dont ils voyaient en même temps la gloire et le danger. Mais Eurybiade et Thémistocle s'étant joints ensemble pour exhorter et pour animer les soldats de la flotte, ne les trouvèrent pas dans la même disposition. Épouvantés de la seule idée des forces ennemies, aucun d'eux ne voulait obéir à son capitaine, et ils demandaient tous à faire voile vers le Péloponnèse. L'armée de terre ne montrait pas plus de courage, et ils tremblaient en se comparant au nombre des Perses. La mort de tous les défenseurs des Thermopyles, que leur bravoure n'avait pas sauvés, les empêchait de compter sur la leur, et la désolation de l'Attique qui se présentait sans cesse à leur esprit, achevait de les abattre. À la vue de cette frayeur générale, le conseil des Grecs jugea d'abord à propos de défendre l'isthme par une muraille. Le nombre des travailleurs qui s'offrirent et le zèle qu'ils apportèrent à leur ouvrage, conduisirent bientôt la muraille à une longueur de quarante stades, depuis Léchès jusqu'à Cenchrée, ce qui n'empêchait pourtant pas que les troupes de Salamine ne persévérassent toujours dans le découragement et dans la désobéissance.  

Là‑dessus, Thémistocle désespérant qu'Eurybiade pût ramener la multitude, et toujours convaincu pourtant qu'il était essentiel de se battre à Salamine, s'avisa d'un expédient singulier. Il persuada à un Grec de passer comme déserteur dans l'armée de Xerxès et de donner au roi l'avis réellement certain que la flotte grecque se disposait à quitter les environs de Salamine et à se rassembler auprès de l'isthme de Corinthe. Le roi, sur la vraisemblance de cet avis, songea aussitôt à empêcher que les ennemis ne joignissent, par ce mouvement leurs forces maritimes à celles de terre. Ainsi, il détacha sur-le-champ tout ce qu'il avait de vaisseaux égyptiens, avec ordre de fermer toute la rade de Salamine, du côté de Mégare, pendant que le reste de son armée navale s'avancerait du côté opposé, jusqu'aux rivages de Salamine, pour y attaquer la flotte grecque et décider l'affaire par un combat. Tous ces vaisseaux étaient arrangés par nation, afin qu'ils s'entendissent mieux les uns les autres pendant l'action et qu'ils se soutinssent avec plus de zèle. Ainsi, les Phéniciens avaient la droite, et les Grecs, sujets de la Perse, avaient la gauche. Alors, les chefs particuliers des Ioniens, sujets des Perses, envoyèrent secrètement un homme de Samos aux Grecs pour les avertir du dessein du roi et de la disposition de sa flotte, pour les assurer en même temps qu'ils prendraient le temps du combat, pour se détacher du parti des Barbares et se joindre à la flotte grecque.  

Le Samien fut conduit à Eurybiade et rendit compte de sa commission devant tous ceux qui se trouvèrent autour du général. Thémistocle fut charmé de voir le succès de son stratagème. Les troupes mêmes encouragées par la promesse que leur faisaient les Ioniens, revinrent de l'aversion qu'elles avaient eue d'abord de se battre devant Salamine et la changèrent tout d'un coup en une véritable impatience de voir l'ennemi.  

Eurybiade et Thémistocle disposèrent leur armée navale de telle sorte que leur gauche, composée des Athéniens et des Lacédémoniens, se trouvait en face des Phéniciens, car ceux‑ci passaient pour être la partie la plus considérable de la flotte ennemie soit par le nombre soit par l'expérience que leur nation avait acquise sur mer. Leur droite était formée des citoyens d'Égine et de Mégare qui, après les Athéniens, avaient le plus de réputation en fait de marine et qui de plus, étaient les seuls qu'on n'avait jamais vu fuir en ce genre de combat. Enfin, le milieu était occupé par les autres vaisseaux de la Grèce. Dans cet ordre, ils se saisirent du détroit de Salamine et d'Héraclée . Le roi ordonna au commandant de sa flotte de joindre les ennemis et il choisit à la hauteur de Salamine un lieu favorable pour voir toute l'action. Les Perses gardèrent leur rang, tant qu'ils furent en pleine mer, mais en approchant du détroit, ils furent obligés de laisser quelques‑uns de leurs vaisseaux en arrière, ce qui commença à jeter de la confusion parmi eux de sorte que le commandant, ayant engagé le combat, fut tué, malgré une défense très courageuse, et son vaisseau ayant été coulé à fond, le désordre se mit dans la flotte des Barbares. Plusieurs s'empressaient de commander et commandaient des choses différentes les unes des autres. Ils n'avançaient plus dans le détroit et ils reculaient, au contraire, du côté de la pleine mer. Les Athéniens qui aperçurent bientôt ce dérangement, se mirent à les poursuivre et à les presser de sorte que leurs vaisseaux heurtaient rudement par la pointe ceux des ennemis, ou faisaient tomber leurs rames en passant le long de leurs flancs. Plusieurs galères des Perses furent entrouvertes par la violence d'un pareil choc, et craignant de ne pouvoir bientôt plus sauver leur poupe et leur gouvernail, ils prirent véritablement la fuite. Les Phéniciens et les insulaires de Chypre ayant été défaits sans ressource, l'armement de la Cilicie, de la Pamphylie et de la Lycie qui les suivait pour les soutenir, se défendit d'abord avec vigueur, mais voyant bientôt le désastre arrivé à des vaisseaux plus forts que les leurs, ils ne s'exposèrent pas longtemps au même péril. À l'autre aile de l'armée, la fortune demeura plus longtemps égale. Mais dès que les Athéniens furent revenus de la poursuite qu'ils avaient faite des Phéniciens et des Chypriens jusqu'à la côte, ils déterminèrent la victoire contre l'autre partie de leurs ennemis, dont ils coulèrent à fond plusieurs vaisseaux.  

Voilà quel fut l'événement du fameux combat naval donné à Salamine entre les Grecs et les Barbares. Les premiers y perdirent quarante vaisseaux. Mais les derniers y laissèrent plus de deux cents des leurs, sans parler de ceux qui leur furent pris avec tous les hommes qui étaient dedans. Le roi, vaincu contre son attente, fit mourir les plus coupables des Phéniciens, par lesquels la fuite avait commencé, et assura les autres d'une punition proportionnée à leur faute. Les Phéniciens craignant l'effet de ces menaces, passèrent d'abord dans l'Attique, et dès la nuit suivante, ils prirent le chemin de l'Asie.  

CEPENDANT, Thémistocle, que l'on regardait comme le principal auteur d'un si grand succès, imagina une seconde ruse qui ne devait pas être moins heureuse que la première. Voyant que les Grecs redoutaient autant l'armée de terre de Xerxès qu'ils avaient fait de celle de mer, par la même raison du nombre effroyable de troupes qui composaient l'une et l'autre, voici le moyen dont il s'avisa pour diminuer réellement celle qui restait à combattre. Il envoya le précepteur même de ses enfants auprès de Xerxès pour l'avertir que les Grecs songeaient à abattre le merveilleux pont qu'il avait fait bâtir pour le passage de son armée. Cette nouvelle qui parut au roi très vraisemblable, le jeta dans la crainte bien fondée que les Grecs étant actuellement maîtres de la mer, ne lui fermassent la seule voie sûre qui lui restait pour sa retraite en Asie. Ainsi, il se hâta d'en profiter, en laissant Mardonius dans la Grèce, avec l'élite de ses cavaliers et de ses fantassins, qui montaient encore au nombre de quatre cent mille hommes. C'est ainsi que Thémistocle, par deux stratagèmes différents, rendit les Grecs victorieux dans des circonstances décisives. En voilà assez pour le présent à l'égard des affaires de la Grèce et de l'Europe. Passons à l'histoire d'autres pays.

VI. LES Carthaginois, qui par leur traité d'alliance avec les Perses, s'étaient engagés à attaquer les Grecs de la Sicile, firent de grands préparatifs de guerre pour cette entreprise. Ils en chargèrent Amilcar, qu'ils jugeaient le plus grand de leurs capitaines. Celui‑ci partit de Carthage à la tête d'une armée de terre de trois cent mille hommes et d'une flotte composée de deux mille vaisseaux de ligne et de plus de trois mille vaisseaux de charge, pourvus de toute sorte de munitions. Il fut assailli sur la mer de Libye d'une tempête qui lui fit perdre toutes les barques qui portaient les chevaux et les chariots. Mais étant arrivé à la vue de Palerme, sur les côtes de la Sicile, il dit qu'il se croyait enfin à la guerre, et que jusque là il avait eu peur que la mer n'en préservât les Siciliens. Ayant donné trois jours de repos à ses soldats et réparé dans les vaisseaux les dommages qu'y avait faits la tempête, il conduisit ses troupes de terre à Himère, en les faisant côtoyer par sa flotte. Quand il fut devant cette ville, il forma deux camps, l'un pour ses troupes de terre et l'autre pour ses troupes de mer. Il avait fait tirer sur le rivage tous ses vaisseaux de ligne et il les environna d'un fossé profond et d'un mur de bois. Le camp des troupes de terre était posé en face des murailles de la ville, depuis le mur de bois, dont nous venons de parler, jusqu'au‑dessus des collines d'où l'on découvre toute la ville. Ayant ainsi environné le côté qui regarde le couchant, il fit tirer des vaisseaux de charge toutes les provisions qu'ils avaient apportées et renvoya aussitôt ces mêmes vaisseaux en chercher de nouvelles dans la Libye et dans la Sardaigne. En même temps, il marcha avec l'élite de ses soldats du côté d'Himère et ayant défait ceux des habitants qui étaient sortis pour s'opposer à sa marche, les fuyards qui rentrèrent après une grande perte des leurs, portèrent la consternation parmi leurs concitoyens. Théron, prince d'Agrigente, qui avait déjà levé des troupes pour la défense d'Himère, envoya incessamment à Syracuse inviter Gélon à venir au plus tôt à leur secours. Gélon, qui de son côté avait aussi rassemblé toutes ses forces, partit de Syracuse avec une armée de cinquante mille hommes de pied et de cinq mille chevaux, et s'approchant d'Himère à grandes journées, il rendit l'espoir et le courage à cette ville alarmée de la puissance des Carthaginois. Il se saisit d'abord de tous les postes avantageux autour de la ville et en fit la circonvallation par des fossés profonds et de hautes palissades. Il envoya en même temps ses cavaliers à la piste des ennemis écartés et dispersés pour le fourrage et pour les vivres, de sorte que tombant tout d'un coup sur des gens surpris, ils amenèrent autant de prisonniers que chacun d'eux en pouvait conduire. Les ayant fait entrer dans Himère au nombre de plus de dix mille, Gélon fut reçu avec de grandes acclamations, par tous les habitants qui commencèrent à mépriser leurs ennemis. Dans la vue de soutenir cette impression avantageuse, Gélon fit rompre toutes les portes que Théron avait fait construire pour défendre l'entrée de la ville et il en fit ouvrir en d'autres endroits pour la facilité des provisions. Mais de plus, Gélon, homme plein d'intelligence et de finesse en fait de guerre, songea dès lors à quelque ruse par laquelle il pût parvenir à dissiper l'armée des Barbares sans exposer la sienne. Le hasard et les circonstances favorisèrent extrêmement son dessein. Il projetait de brûler la flotte ennemie, dans laquelle Amilcar était actuellement et se disposait à offrir un pompeux sacrifice à Neptune, lorsqu'un parti de cavaliers amena à Gélon un courrier chargé de lettres de la part des Selinontins. Ceux‑ci mandaient à Amilcar qu'ils ne manqueraient point de lui envoyer la cavalerie qu'il avait demandée, et qu'elle arriverait au jour qu'il avait marqué. Ce jour était celui‑là même auquel se devait faire le sacrifice. Là‑dessus, Gélon fait partir sa propre cavalerie dès la nuit qui précédait ce jour‑là et lui donna ordre de s'avancer vers l'endroit où était la flotte d'Amilcar et de se présenter dès le point du jour, comme venant de la part des Selinontins, que dès qu'ils auraient été reçus dans l'intérieur du mur de bois, ils ne manquassent point de poignarder Amilcar et de mettre aussitôt le feu à sa flotte. Il envoya en même temps des sentinelles sur des hauteurs qui étaient aux environs, pour l'avertir par des signaux, quand ses cavaliers seraient entrés dans cette enceinte. Les cavaliers avaient exécuté son ordre très fidèlement. Ils s'étaient présentés dès le point du jour à cette espèce de camp qui enfermait les vaisseaux et y ayant été reçus comme amis, ils avaient couru vers Amilcar qui avait déjà commencé son sacrifice. Ils l'avaient poignardé et avaient mis ensuite le feu à sa flotte. Cependant Gélon, qui à la tête de ses troupes attendait les signaux, se mit en marche, dès qu'il les aperçut et vint attaquer en bon ordre l'autre camp, où se tenaient les troupes de terre des Carthaginois. Les capitaines des Phéniciens se mirent les premiers en mouvement pour aller à la rencontre des Siciliens et ayant livré le combat, ils s'y comportèrent en braves gens. On avait commencé de part et d'autre par un grand bruit de trompettes et les deux armées semblaient avoir voulu s'épouvanter réciproquement par les plus grands cris, qui furent suivis d'un grand carnage et l'avantage passa longtemps de l'un à l'autre côté. Mais la flamme des vaisseaux s'élevant de plus en plus et la mort du général Carthaginois étant parvenue de rang en rang à la connaissance des deux partis, cette nouvelle anima les Grecs et découragea les Barbares, de sorte que ceux‑ci, désespérant de la victoire, prirent la fuite. Gélon défendit d'épargner personne. Ainsi, il en périt autant dans la fuite que dans le combat, et leur perte monta à cent cinquante mille hommes. Ceux qui échappèrent à ce carnage se réfugièrent dans un lieu de défense, où ils se soutinrent encore quelques temps. Mais la soif les ayant assiégés là, ils furent contraints de se livrer au vainqueur.  

C'est ainsi que Gélon ayant remporté une victoire mémorable, qu'il avait préparée par son adresse, devint fameux, non seulement en Sicile, mais par toute la terre. Aucun général avant lui n'avait employé un stratagème si bien conçu, n'avait défait tant d'ennemis dans un seul combat et n'était demeuré maître d'un si grand nombre de prisonniers. C'est pour cela que plusieurs historiens ont comparé ce combat à celui que les Grecs donnèrent depuis devant Platées, et le piège que Gélon tendit à Amilcar, à ceux dont nous avons vu d'avance que Thémistocle se servit à l'égard de Xerxès. Ils se partagent même sur la préférence qu'on doit donner à l'un ou à l'autre de ces deux illustres généraux. Les troupes qui combattirent dans la Grèce et celles qui combattirent dans la Sicile, avaient été d'abord également épouvantées de la multitude de leurs ennemis, mais celles de la Sicile ayant vaincu avant celles de la Grèce, furent en état de donner à celles‑ci de l'émulation par leur exemple. À l'égard des chefs des armées ennemies, il y a eu entre eux des différences remarquables. Le roi de Perse fut mis en fuite avec plusieurs milliers de ses soldats, mais le général des Carthaginois fut tué, et il se fit un tel carnage dans son armée, qu'on a dit qu'il ne resta pas un seul homme pour porter à Carthage la nouvelle d'une déroute si sanglante. Du côté de la Grèce, les deux plus grands capitaines qu'elle eut alors, et auxquels même on avait donné un plein pouvoir dans cette guerre, (je veux dire Pausanias, que nous verrons bientôt vainqueur à Platées, et Thémistocle dont nous avons déjà parlé), furent livrés de telle sorte à la haine de leurs concitoyens, que l'un, soupçonné d'ambition et de trahison, perdit la vie par leur ordre, et que l'autre, chassé de toute la Grèce, fut obligé de se réfugier et de passer le reste de ses jours auprès de Xerxès, qui devait être son plus grand ennemi. Gélon au contraire, depuis sa victoire, crût toujours en estime et en considération auprès des Siciliens, il vieillit sur le trône de Syracuse et mourut comblé de gloire. Ses sujets eurent même sa mémoire en si grande vénération, qu'ils conservèrent la succession de sa couronne à trois de ses descendants consécutifs, et il est juste que la vertu de ce grand homme, si célébrée par ses peuples, trouve aussi parmi nous les louanges qui lui sont dues.  

Mais pour reprendre et continuer le fil de notre Histoire, nous remarquerons que Gélon vainquit les Canthaginois précisément le jour même du combat de Léonidas contre Xerxès aux Thermopyles. Comme si le ciel, par une providence particulière, avait voulu joindre ensemble une défaite et une victoire également glorieuses. Cependant, vingt vaisseaux Carthaginois qu'Amilcar avait détachés de sa flotte pour des besoins particuliers, ayant échappé au désordre affreux de la journée d'Himère, se préparaient, en laissant presque tous leurs camarades morts ou captifs, à s'en retourner dans leur patrie. Mais le reste des fuyards qui se jetèrent dans ces vaisseaux, faisant déjà une trop grande charge, ils tombèrent encore dans l'infortune d'une tempête horrible qui les submergea tous. Quelques‑uns seulement, s'étant sauvés dans une chaloupe, arrivèrent à Carthage. Là, sans employer de longs discours, ils déclarèrent à leurs citoyens que toute l'armée qu'ils avaient envoyée en Sicile était périe. Une nouvelle si funeste en elle‑même, et si contraire à ce qu'on devait attendre, effraya tellement les Carthaginois, qu'ils établirent une forte garde pour veiller toutes les nuits à la sûreté de la ville, comme si Gélon y devait amener incessamment ses troupes victorieuses. Le nombre des morts consterna la nation en général et remplit les familles particulières de deuil et de larmes. Les uns pleuraient leurs fils, les autres leurs frères. Les enfants orphelins demandaient leurs pères, et par regret pour leurs personnes, et par le besoin qu'ils croyaient avoir de leur secours. Les Carthaginois envoyèrent donc à Gélon des ambassadeurs habiles et éloquents, avec un plein pouvoir de lui faire toutes les offres nécessaires pour le détourner du dessein que l'on craignait.  

Gélon, après sa victoire, avait fait de grands présents à ceux qui avaient tué Amilcar, et à tous les autres, à proportion des preuves de courage qu'ils avaient données. Mais il fit mettre en réserve ce qu'il y avait de plus précieux parmi les dépouilles, dans le dessein d'en orner les temples de Syracuse et il fit placer dans ceux d'Himère une grande partie de tout le reste. Il distribua ensuite les captifs aux différents corps de son armée, à proportion du nombre d'hommes dont ils étaient composés. Les villes qui les avaient fournis mirent aux fers les esclaves qui leur étaient échus et achevèrent par leurs mains divers ouvrages publics. Les Agrigentins, dont la part avait été la plus forte, se servirent d'eux pour étendre leur ville et pour cultiver leurs campagnes. Car enfin, le nombre des prisonniers avait été si grand, qu'on eût dit que toute la Libye était devenue captive, et qu'entre les simples citoyens, plusieurs en avaient chacun cinq cents. Ils s'en étaient procuré cette abondance, non seulement, parce qu'il était venu plus d'Agrigentins que de toute autre ville à cette guerre, mais encore parce que dans la déroute des Barbares, la plus grande partie des fuyards s'étaient sauvés dans le territoire d'Agrigente, où ils ne trouvèrent la vie qu'en perdant la liberté. Ils ne servaient pas tous néanmoins dans des maisons particulières. Plusieurs d'entre eux appartenaient au public. On leur faisait tailler des pierres, dont on employa la plus grande partie à la construction de plusieurs temples magnifiques, mais on en revêtit aussi des égouts souterrains pour l'écoulement des eaux hors de la ville. Cet ouvrage, quoique vil en lui‑même et par son objet, était digne d'être vu par sa solidité et par sa grandeur. L'inventeur ou l'architecte, qui s'appelait Phaeax, mérita qu'on appelât Phaeaques de son nom, les conduits de cette espèce. Les Agrigentins firent faire aussi un réservoir public de vingt coudées de profondeur et de sept stades de tour. Ils y firent couler des eaux de rivières et de fontaines et en formèrent un vivier qui fournissait amplement les tables d'excellents poissons. Comme ils eurent soin même de couvrir la surface de l'eau d'une grande quantité de cygnes, ils joignirent à l'utilité réelle un spectacle fort amusant. Mais ayant négligé dans la suite l'entretien de ce réservoir, il s'est comblé peu à peu et a disparu avec le temps. Ils avaient aussi profité de l'excellence de leur terroir  en y plantant beaucoup de vignes et toutes sortes d'arbres dont ils tiraient de grands revenus.
Cependant Gélon ayant licencié son armée, revint avec ses citoyens à Syracuse.

VII. LA générosité de ce roi gagna les cœurs de tous ses sujets et même de tous les habitants de la Sicile. Les autres villes ou les autres princes, qui s'opposaient auparavant à ses desseins, lui envoyèrent des ambassadeurs pour lui faire des excuses de leur faute et pour lui promettre de se rendre à tous ses avis. Il les reçut tous avec amitié et il contracta avec leurs maîtres toutes les alliances qu'ils lui proposèrent. Il conserva l'humanité dans la plus grande fortune, non seulement à l'égard de ses voisins, mais encore à l'égard des Carthaginois ses ennemis. Car ceux‑ci lui ayant envoyé aussi des ambassadeurs, qui lui demandèrent grâce les larmes aux yeux, il leur accorda la paix et il n'exigea d'eux que deux mille talents d'argent pour les frais de la guerre. Mais il voulut qu'ils bâtissent deux chapelles, où les articles de la paix seraient déposés. Les Carthaginois, sauvés contre toute espérance, acceptèrent ces deux conditions et promirent, outre cela, une couronne d'or pour la reine Damarète, femme de Gélon, parce qu'à la prière qu'ils lui en avaient fait faire, elle avait beaucoup contribué à la paix. Dès qu'elle eut reçu d'eux ce présent, qui pesait dix talents d'or, elle en fit frapper une médaille, qui fut appelée Damaretion de son nom, et que les Siciliens nommèrent Pentecontalitron, parce qu'elle était de dix drachmes attiques d'or, qui allaient à cinquante livres de poids. Au reste, ce n'était pas seulement pour suivre son inclination naturelle que Gélon en usait bien à l'égard de tout le monde. Il travaillait aussi à faire entrer tous les Siciliens dans ses projets. Sa vue était de conduire une grande armée en Grèce, pour se joindre aux Grecs contre les Perses. Pendant qu'il méditait cette entreprise, il apprit par des gens venus de Corinthe, la victoire remportée par les Grecs à Salamine et la retraite de Xerxès qui avait abandonné l'Europe et ramené dans ses états une grande partie de ses troupes. À cette nouvelle, il suspendit son départ, et pour fonder la disposition de ses peuples, il se contenta d'indiquer une assemblée générale, où il ordonna que tout le monde se rendrait en armes. Il s'y rendit enfin lui‑même, non seulement désarmé, mais sans robe et n'ayant que sa tunique. Là, il leur fit un exposé de sa vie et de tout ce qu'il avait fait en faveur des Syracusains. À chaque article les assistants se répandaient en acclamations. On admirait la confiance avec laquelle il se livrait en quelque sorte à ceux qui pouvaient avoir de mauvaises intentions contre lui. En un mot, bien loin que personne lui reprochât aucun trait de tyrannie, ils le nommèrent, d'un commun accord, leur bienfaiteur, leur sauveur et leur roi. Au sortir de là, Gélon employa le prix des dépouilles des ennemis à bâtir de superbes temples à Cérès et à Proserpine. Il fit faire un trépied d'or de seize talents, qu'il envoya à l'Apollon de Delphes, en signe de reconnaissance et il forma en même temps le dessein de dédier un temple à Cérès dans la Ville d'Etna, nommée auparavant Ennésia. La statue de la déesse était déjà placée dans le lieu qu'il lui avait destiné, mais la mort qui surprit Gélon, l'empêcha d'achever le temple. Le poète Pindare fleurissait en ce temps‑là. Voilà à peu près ce qui s'est passé de mémorable dans le cours d'une seule année.

Olympiade 75, an 2, 479 ans avant l'ère chrétienne.

Xantippe étant Archonte d'Athènes, les Romains créèrent consul Fabius Vibulanus et Servius Cornelius Cossus. Toute l'armée des Perses, excepté les Phéniciens, après sa défaite à Salamine, séjourna aux environs de Cume d'Ionie. Elle y prit ses quartiers d'hiver, et dès les premiers jours du printemps, elle fit voile vers Samos, au nombre de 400 vaisseaux, pour veiller de là sur les villes des Ioniens, dont la fidélité leur était suspecte. À l'égard de la Grèce, comme les Athéniens paraissaient avoir eu la plus grande part à la victoire et qu'ils ne dissimulaient pas l'opinion qu'ils en avaient eux‑mêmes, on ne doutait point qu'ils ne disputassent bientôt aux Lacédémoniens le commandement sur mer. C'est pour cela que ceux‑ci étaient attentifs aux occasions qui se présenteraient d'humilier les Athéniens. Ainsi dans l'assemblée qui se tint pour adjuger le prix de la valeur, ils eurent assez de crédit pour faire décider qu'entre les villes, c'étaient les Éginètes qui avaient été les plus braves, et entre les hommes, l'Athénien Amynias, frère du poète Eschyle. Amynias, qui était capitaine des trirèmes, avait donné le premier choc au vaisseau du commandant des Perses. C'est lui qui avait tué le commandant et coulé le vaisseau à fond. Cependant, comme les Athéniens étaient choqués de ce jugement bizarre, les Lacédémoniens craignant d'ailleurs que Thémistocle indigné, ne machinât quelque vengeance fâcheuse pour eux et pour toute la Grèce, lui firent faire un présent double du prix qu'on avait décerné aux autres. Dès que Thémistocle eut accepté ce présent, les Athéniens lui ôtèrent le commandement de leur armée et le donnèrent à Xantippe, fils d'Ariphon.

VIII. LE bruit de ce différend entre les Athéniens et les autres Grecs s'étant répandu, on vit arriver à Athènes des ambassadeurs de la part des Perses, d'autres de la part des Grecs. Ceux des Perses dirent au commandant athénien que Mardonius faisait savoir à la république, que si elle embrassait le parti du roi, il donnerait en possession aux Athéniens le territoire de la Grèce qui leur conviendrait le mieux, qu'il ferait rebâtir leurs murailles et leurs temples et qu'il leur laisserait leur gouvernement et leurs lois. D'autre part, les envoyés de Lacédémone les invitaient à ne point se laisser gagner par les Barbares et à conserver toujours leur bienveillance à l'égard des autres Grecs, leurs alliés et même leurs parents. Les Athéniens répondirent aux Perses que le roi ne possédait ni d'assez vastes pays ni d'assez grands trésors pour les ébranler sur la fidélité qu'ils devaient à leurs compatriotes, et se tournant vers les envoyés de Lacédémone, ils leur dirent, que, puisque les Lacédémoniens s'étaient chargés jusqu'alors de la défense de la Grèce, ils les invitaient de continuer leurs soins à cet égard, qu'ainsi il était important qu'ils amenassent incessamment du secours dans l'Attique, parce qu'il était indubitable que Mardonius irrité de l'opposition qu'on lui avait marquée, viendrait fondre incessamment sur Athènes avec toutes ses forces. C'est en effet ce qui arriva. Car Mardonius étant dans la Béotie avec son armée, tenta d'abord de gagner les villes du Péloponnèse en envoyant de l'argent à ceux qui les gouvernaient, et irrité de la réponse des Athéniens qu'il reçut là, il conduisit aussitôt toutes ses troupes dans l'Attique. Outre les forces que Xerxès lui avait laissées, il avait levé des soldats dans la Thrace, dans la Macédoine et dans toutes les villes alliées aux Perses, de sorte qu'il avait en tout plus de deux cent mille hommes. Les Athéniens voyant fondre sur eux cette multitude d'ennemis, envoyèrent aussitôt des lettres pressantes aux Lacédémoniens pour les prier de venir à leur secours. Mais comme ceux‑ci ne se hâtaient point de satisfaire à ces instances et que les Barbares s'approchaient toujours et commençaient à entrer dans l'Attique, les Athéniens furent effrayés et prenant avec eux leurs femmes, leurs enfants et tous les effets qu'ils purent rassembler précipitamment, ils s'embarquèrent et s'enfuirent pour la seconde fois à Salamine. Mardonius, mécontent d'eux, ravagea leurs campagnes, rasa leur ville et renversa même les temples qui avaient été épargnés la première fois. À la vue de cette destruction , l'assemblée des Grecs résolut de prendre avec eux, les Athéniens, et de se joindre tous à Platées pour y sauver la nation entière par un combat. Ils convinrent de faire aux dieux un vœu par lequel ils s'engageraient d'établir, s'ils étaient vainqueurs, une fête qui s'appellerait la Liberté commune et des jeux consacrés à la déesse Liberté. Quand ils se furent tous rendus dans l'isthme, ils dressèrent une formule de serment qui devait affermir leur union mutuelle et les engager tous à s'exposer courageusement aux plus grands dangers. Elle était conçue en ces termes : Je ne préférerai jamais la vie à la liberté, je n'abandonnerai mes chefs ni vivants ni morts, et j'ensevelirai mes camarades tués dans le combat. Après la victoire remportée sur les Barbares, je ne contribuerai jamais à détruire aucune ville de ceux qui nous auront soutenus dans la bataille. Je ne rétablirai point les temples brûlés ou jetés à bas par les Barbares, mais je laisserai à la postérité ce monument de leur fureur sacrilège.  

Après avoir prononcé ce serment, ils marchèrent vers la Béotie, en passant par le mont Cithéron et, quand ils furent arrivés au pied de la montagne près d'Erithres, ils y campèrent. Aristide était à la tête des Athéniens, mais Pausanias tuteur de Pleistarque, fils de Léonidas, avait le commandement général de l'armée. Dès que Mardanius apprit que les Grecs s'approchaient de la Béotie, il sortit de Thèbes et gagnant les bords du fleuve Asopus, il y posa son camp qu'il environna d'un fossé profond et d'une muraille de bois. L'armée des Grecs montait à cent mille hommes et celle des Barbares à cinq cent mille. Les Barbares commencèrent le combat, en se répandant à la faveur de la nuit, autour du camp ennemi qu'ils attaquèrent avec toute leur cavalerie. Les Athéniens s'en aperçurent à temps et s'avancent contre eux en bon ordre et avec courage.  La mêlée fut extrêmement vive. Mais enfin les Grecs renversèrent ou mirent en fuite tous ceux que le sort leur avait opposés. Les Mégariens seuls, qui avaient en tête le commandant et les meilleures troupes de la cavalerie des Perses, n'en soutenaient l'effort qu'avec peine, ils n'abandonnèrent pourtant point leurs rangs, mais ils envoyèrent demander aux Athéniens et aux Lacédémoniens un secours qui pressait. Aristide détacha aussitôt les plus braves Athéniens qu'il eut autour de lui. Ceux‑ci tombant en bataillon serré sur les Barbares, non seulement délivrèrent les Mégariens du péril où ils étaient, mais ayant tué le commandant de la cavalerie des Perses et la plupart de ceux qu'il conduisait, ils mirent tout le reste en fuite. Les Grecs sur des commencements si avantageux, tirèrent d'heureux présages pour une victoire complète dans un lieu plus favorable. Ainsi ils décampèrent du pied de la montagne où ils s'étaient assemblés et ils allèrent se poster dans un vallon borné d'une colline fort haute sur la droite, et du fleuve Asopus sur la gauche. Ce fut là qu'ils placèrent leur camp, défendu par la nature même du lieu.  

Le choix judicieux que les Grecs firent de ce terrain étroit, contribua beaucoup au succès de cette journée, car la phalange des Perses ne trouvant point là de quoi s'étendre, il arriva que plusieurs milliers de Barbares demeurèrent inutiles. Ainsi Pausanias et Aristide profitant de l'avantage de leur poste et arrangeant leurs troupes, conformément à leur espace, s'avancèrent les premiers contre les ennemis. Mardonius obligé de resserrer sa phalange, forma ses rangs le plus convenablement d'ailleurs qu'il lui fut possible, et les Barbares vinrent fondre de leur côté sur les Grecs avec de grands cris. L'élite des Perses qui accompagnait le général, tomba sur les Lacédémoniens qu'ils rencontrèrent devant eux, et les attaquant vaillamment, ils en mirent beaucoup par terre. Les Lacédémoniens qui soutinrent ce choc avec vigueur, et qu'aucun péril n'ébranlait, firent de leur côté un grand carnage des Barbares. Tant que Mardonius, suivi des plus braves de son armée, combattit à la tête des siens et fut en état de les animer par son exemple, ils soutinrent courageusement leurs pertes mêmes. Mais dès qu'ils virent tomber Mardonius, malgré sa valeur, et que tous ceux qui défendaient sa personne étaient morts ou blessés, ils perdirent courage et se livrèrent à la fuite. La plupart coururent s'enfermer dans leur muraille de bois, et les Grecs qui avaient embrassé le parti des Perses, se réfugièrent à Thèbes. Artabase, homme célèbre parmi eux, sauva environ quarante mille hommes de cette déroute et les conduisit par le plus court chemin dans la Phocide. Les vaincus s'étant ainsi divisés dans leur fuite, les vainqueurs  se séparèrent aussi pour les poursuivre. Les Athéniens, ceux de Platées et de Thespie, suivirent la route de Thèbes. Les Corinthiens, les Sicyoniens, les Phliasiens et quelques autres, se mirent fur les traces d'Artabase. Les Lacédémoniens et le reste des Grecs qui avaient couru du côté de la muraille de bois, l'environnèrent pour la forcer. Cependant les Thébains donnèrent retraite aux fuyards et prenant même leur défense, arrêtèrent les Athéniens qui les poursuivaient. Il se donna là un nouveau combat au dehors des portes, et il y périt un grand nombre d'hommes de part et d'autre. Mais enfin, les Athéniens ayant eu le dessus, les Thébains s'enfuirent et se renfermèrent dans leur ville.  

Alors les Athéniens allèrent joindre les Lacédémoniens qui assiégeaient toujours le camp des Perses et leur aidèrent à en presser l'attaque. L'ardeur était égale des deux côtés. Car les Perses bien retranchés se défendaient comme d'un lieu sûr, mais les Grecs qui battaient à découvert cette muraille de bois, essuyaient bien des blessures et plusieurs tombèrent glorieusement accablés par la multitude des traits. Cependant ni le ferme assemblage des ais ni le grand nombre des Barbares ne put les sauver, et toute leur résistance fut obligée de céder à des efforts supérieurs. Car les Lacédémoniens et les Athéniens qui avaient entre eux un combat secret d'honneur et de gloire, étaient encore animés par leurs victoires toutes récentes et par la confiance qu'ils avaient en ce courage dont ils s'étaient donné la preuve à eux‑mêmes. Le camp ayant été pris d'assaut, ce fut en vain que les Perses demandèrent la vie, ils ne trouvèrent aucune compassion, car Pausanias, général des Grecs, voyant que le nombre des vaincus surpassait encore celui des vainqueurs craignit que la pitié n'eût des suites dangereuses. Ainsi, ayant donné ordre de ne faire quartier à personne, il y eut bientôt un nombre incroyable de morts. Enfin, les Grecs ayant tué plus de cent mille hommes ne semblaient qu'à peine rassasiés de carnage. Voilà quelle fut l'issue de cette bataille. Cependant les Grecs ayant enseveli leurs morts qui passaient le nombre de dix mille hommes, partagèrent les dépouilles suivant le nombre qu'ils étaient eux-mêmes.  

Dans le jugement qu'ils portèrent ensuite sur le prix de la valeur, Charislidès, qu'on chargea de le prononcer, décerna le prix à Sparte entre les villes, et à Pausanias entre les hommes. Artabaze qui conduisait, comme nous l'avons dit, la retraite de quarante mille Perses, passa de la Phocide dans la Macédoine, et marchant à grandes journées, il sauva heureusement toute sa suite et arriva enfin dans la Perse. Les Grecs ayant mis à part la dîme de leurs dépouilles, en firent faire un trépied d'or, qu'ils déposèrent dans le temple de Delphes, avec cette inscription :  

Les Libérateurs de la Grèce,  
De ce titre si glorieux,  
Dans le Temple où ce don s'adresse,  
Rendent hommage et grâce aux dieux.  

Ils firent en même temps ces deux épitaphes, pour ceux qui avaient été tués aux Thermopyles. La première était conçue en ces termes :  

Contre un bataillon grec, la Perse entière, unie,  
Éprouva ce que peut le mépris de la vie.  

Et la seconde en ceux‑ci :

Passant, va dire à Sparte, à nos concitoyens,  
Qu'ici tu t'es posé sur la cendre chérie  
De ceux, qui du devoir respectant les liens,  
Sont morts pour obéir aux Lois de la Patrie.  

Le peuple d'Athènes, de son côté, fit dresser des tombeaux à ceux des leurs qui avaient été tués dans la guerre contre les Perses. Il fit célébrer d'abord le combat funéraire, après lequel il ordonna par une loi, qu'on nommerait des orateurs, pour faire publiquement l'éloge des morts. Peu de temps après, Pausanias rassemblant ses troupes, marcha contre Thèbes et demanda, pour les envoyer au supplice, ceux qui avaient été les auteurs du secours qu'on avait donné aux Pestes. Comme les Thébains étaient effrayés du nombre et de la fierté de ceux qui les menaçaient, les coupables proposèrent eux‑mêmes d'être livrés à Pausanias qui les fit tous punir de mort.

IX. LE jour même de la bataille de Platées, les Ioniens donnèrent un grand combat contre les Perses. Mais pour en expliquer l'occasion, nous prendrons les choses de plus haut.

Léotychidès de Lacédémone et Xanthippe d'Athènes, commandants de l'armée navale, avaient rassemblé dans le port d'Égine leurs vaisseaux qui venaient de vaincre à Salamine. S'étant reposés là quelques jours, ils firent voile vers Délos avec deux cent cinquante galères. Y étant arrivés, il leur vint une députation de Samos, qui les supplia de travailler à la délivrance des Grecs de l'Asie. Léotychidès ayant fait assembler tous les chefs, le conseil écouta favorablement ces députés et la flotte partit incessamment de Délos pour l'exécution de l'entreprise qu'on leur avait proposée. Les généraux de la flotte ennemie qui étaient dans les ports de Samos, se mirent en mer sur cette nouvelle, et comme ils ne se croyaient pas en état de s'exposer à une bataille, dès qu'ils furent arrivés à Mycale d'Ionie, ils tirèrent tous leurs vaisseaux à terre et là, ils les environnèrent d'un fossé profond et d'une muraille de bois. Non contents de cette précaution, ils firent venir de l'infanterie de Sardes et des villes d'alentour, au nombre de cent mille hommes, et ne doutant point qu'ils n'allassent avoir sur les bras toute l'Ionie révoltée, ils se fournirent de toutes les provisions nécessaires pour une guerre de conséquence. Léotychidès, de son côté, accompagné de toute sa flotte, s'avança en bon ordre du côté de Mycale, et envoya d'abord sur un seul navire un héraut, l'homme de toute son armée qui avait la plus forte voix. Il lui ordonna de côtoyer au plus près qu'il se pourrait le rivage où les barbares étaient campés et là de crier à pleine tête que les Grecs vainqueurs des Perses à Platées, arrivaient actuellement pour mettre en liberté les villes grecques de l'Asie. Le but de Léotychidès dans cette proclamation était de faire révolter les Grecs qui servaient dans l'armée ennemie et d'y jeter par là de la mésintelligence et du désordre, ce qui ne manqua pas d'arriver, car le héraut n'avait pas encore achevé son tour, que les Perses commencèrent à se défier de leurs soldats grecs, et ceux-ci à projeter entre eux leur révolte. Alors les généraux de la flotte grecque, attentifs à ce qui se passait, firent débarquer toutes leurs troupes, et dès le lendemain, lorsqu'elles se mirent en ordre de bataille, le bruit se répandit effectivement que les Grecs étaient demeurés vainqueurs à Platées. Aussitôt Léotychidès et ses lieutenants, ayant fait assembler leur armée, l'animèrent au combat par plusieurs motifs, mais surtout en leur alléguant la victoire de leurs compatriotes à Platées, comme celui de tous, qui devaient leur donner le plus d'émulation et de confiance. L'événement eut quelque chose de merveilleux, car il fut vérifié dans la suite que ces deux batailles, celle de Mycale et celle de Platées, avaient été données et gagnées le même jour, de sorte qu'on reconnut que Léotychidès n'avait aucunement reçu la nouvelle qu'il faisait courir, la distance des lieux ne permettant pas qu'elle pût être encore arrivée, et qu'ainsi il ne l'avait publiée d'avance que par un stratagème de guerre. Les généraux perses de leur côté, avaient commencé par ôter les armes à leurs troupes grecques, sur lesquelles ils ne comptaient plus, pour en revêtir d'autres alliés, et en exhortant leurs soldats, ils leur alléguèrent aussi, pour les animer, que le roi Xerxès s'approchait avec un puissant secours. Les deux armées s'étant mises en ordre de bataille et approchées l'une de l'autre, les Perses méprisèrent le petit nombre de leurs ennemis et s'avancèrent contre eux avec des cris terribles. Ceux de Samos et de Milet avaient résolu de prendre ouvertement le parti des Grecs. Ainsi, ils se déclarèrent les premiers en faveur de l'armée grecque contre l'ennemi commun. Ces Ioniens croyaient de bonne foi, que les vrais Grecs étaient plus braves qu'eux, ce ne fut pas néanmoins ce qui parut en cette occasion, car les troupes de Léotychidès craignant de voir Xerxès arriver de Sardes à la tête d'une grande armée, en étaient déjà effrayés et les avis se partageaient extrêmement sur le parti qu'on devait prendre. Les uns prétendaient qu'il fallait attendre l'ennemi de pied ferme, et les autres soutenaient au contraire, qu'ils n'avaient point d'autre ressource que de se rembarquer. Le différend fut terminé par les Perses, qui dans ce moment tombèrent sur eux, en jetant des cris effroyables. Les Grecs, obligés par cette surprise d'interrompre leur consultation, soutinrent ce choc qui fut très rude. Le combat fut longtemps douteux, et il en périt beaucoup de part et d'autre. Mais dès que les Samiens et les Milésiens se furent avancés du côté de leurs compatriotes, les Grecs prirent courage, et les Barbares, déconcertés à la vue de cette désertion, perdirent un nombre considérable des leurs, et enfin se mirent en fuite. Pendant que l'armée victorieuse les poursuivait jusque dans leur camp, les Éoliens et plusieurs autres Grecs de l'Asie s'attachèrent à la fortune déjà décidée, d'autant plus volontiers qu'ils avaient envie depuis longtemps de se soustraire au joug des Perses. Ainsi, sans se mettre en peine ni de leurs otages ni de leurs serments, ils se joignirent aux autres Grecs dans la poursuite des Barbares. Ce renfort coûta aux Perses plus de quarante mille hommes de tués. Les autres se sauvèrent dans leur camp, et plusieurs prirent le chemin de Sardes.  

Xerxès apprenant sa défaite à Platées et la désertion de ses alliés grecs à Mycale, laissa une partie de ses troupes à Sardes, pour la défendre dans la suite de la guerre, mais soit de crainte pour lui-même, il prit avec lui l'autre partie, pour l'accompagner jusqu'à Ecbatane. Léotychidès et Xanthippe retournés à Samos, reçurent les Samiens et les Ioniens dans leur alliance et ensuite leur conseillèrent d'abandonner l'Asie et de venir s'établir en Europe, en leur promettant de leur céder les terres de tous ceux qui auraient pris le parti du roi, après les avoir exterminés, car enfin, demeurant en Asie, ils auraient toujours dans leur voisinage des ennemis beaucoup plus puissants qu'eux, et les Grecs qui habitent tous en deçà de la mer, seraient trop éloignés d'eux pour les secourir dans le besoin. Les Éoliens et les autres Ioniens entendant ces propositions s'y rendaient déjà et se disposaient à se transporter avec eux en Europe, mais les Athéniens changèrent d'avis tout d'un coup et se mirent à inviter les Ioniens à demeurer dans leur pays, en leur disant que, quand aucune autre ville grecque ne les soutiendrait, ils pouvaient toujours compter sur l'assistance des Athéniens leurs alliés et leurs parents. Le motif de ce changement fut que les Ioniens, étant établis en leurs nouvelles habitations par le corps de la Grèce entière, les Athéniens craignirent qu'ils ne voulussent plus regarder Athènes comme leur capitale ni reconnaître sa juridiction. Quoiqu'il en soit, les Ioniens renoncèrent à leur projet et demeurèrent dans l'Asie. Tout cela étant fait, les Grecs se séparèrent. Les Lacédémoniens retournèrent dans la Laconie, et les Athéniens suivis des Ioniens et des insulaires, firent route vers Sestos. Le général athénien Xanthippe mit le siège devant cette ville en arrivant. L'ayant bientôt prise, il y laissa une garnison. Après quoi, il renvoya chez eux tous ses alliés et ramena ses concitoyens à Athènes. Voilà quelle fut la fin de cette guerre de deux ans, qu'on a appelé la guerre médique. L'historien Hérodote, qui étant remonté jusqu'aux temps qui ont précédé la guerre de Troie, a renfermé en neuf livres les principales choses qui se sont passées dans la plus grande partie du monde, termine son histoire à la bataille donnée à Mycale entre les Grecs et les Perses, et à la prise de Sestos. Ce fut à peu près dans ce même temps que les Romains, ayant attaqué et vaincu les Volsques en Italie, leur firent perdre beaucoup de monde, et que Spurius Cassius, qui avait été consul l'année précédente, ayant été soupçonné et convaincu d'avoir aspiré à la tyrannie, fut condamné à mort. Voilà ce qui s'est passé dans cette année.

X

Olymp. 75, an. 3, 478 ans avant l'ère chrétienne.

X. TIMOSTHÈNE étant Archonte d'Athènes et Caeso Fabius ayant été fait consul à Rome, avec Lucius Aemilius Mamercus, la Sicile jouissait d'une paix profonde, car d'un côté, les Carthaginois étaient extrêmement humiliés, et de l'autre coté, Gélon gouvernait ses peuples, avec une équité admirable et prenait soin d'ailleurs, d'entretenir l'abondance dans toutes les villes de sa domination. Les Syracusains avaient aboli la magnificence outrée des funérailles et réduit à de justes bornes les dépenses excessives qu'on avait coutume d'y faire. Tout ce qui devait se pratiquer en ces occasions était prescrit par la loi qu'ils avaient fait publier sur ce sujet. Le roi Gélon, qui voulait se conformer en tout aux désirs du peuple, prit des mesures pour faire observer à son propre égard, les règlements qu'ils avaient faits sur cette matière. C'est pourquoi, se sentant affaiblir et voyant approcher la fin de sa vie, il se démit de la royauté en faveur d'Hiéron, le plus âgé de ses frères et lui enjoignit de suivre exactement la loi, quand il s'agirait de sa sépulture. Hiéron, son successeur, exécuta fidèlement sa volonté. Ainsi, son corps fut inhumé, avec peu de cérémonie, dans le champ où l'on avait déjà enterré la reine sa femme, au milieu de cet édifice merveilleux par son épaisseur et sa solidité, qu'on appelait les Neuf Tours. Tout le peuple accompagna son corps jusqu'à cet endroit, quoiqu'il fût éloigné de la ville de deux cents stades. On y éleva un tombeau digne de lui et on décerna à sa mémoire les honneurs héroïques. Les Carthaginois dans la guerre qu'ils vinrent porter en Sicile, détruisirent ce monument, et Agathocle , par jalousie contre le peuple, abattit ces Tours. Mais ni la haine des Carthaginois ni la méchanceté naturelle d'Agathocle n'ont jamais pu détruire la gloire de Gélon, car l'Histoire, ce témoin irréprochable de la vertu, portera sa réputation dans tous les siècles. Il est juste en soi et important à la société humaine, que ceux qui ont abusé de leur puissance pour faire du mal soient livrés par l'Histoire à une malédiction éternelle, et qu'elle procure au contraire des honneurs immortels à ceux qui ont été bienfaisants. C'est un objet de crainte et en même temps d'émulation, qu'elle présente à la postérité. Au reste, Gélon avait régné sept ans et Hiéron, son frère et son successeur, régna onze ans et huit mois.

XI. POUR revenir aux affaires de la Grèce, les Athéniens, après la bataille de Platées, ramenèrent à Athènes leurs femmes et leurs enfants, qu'ils avaient transportés à Salamine et à Trézène, Ils songèrent à rebâtir leur ville, à réparer les dommages qu'ils avaient soufferts et à se mettre en sûreté pour l'avenir. Mais les Lacédémoniens voyant que les Athéniens s'étaient acquis une grande réputation par leurs forces maritimes, regardèrent leur accroissement avec des yeux jaloux et conçurent le dessein de s'opposer au rétablissement de leurs murailles. Ils envoient donc à Athènes des ambassadeurs, qui se réduisant aux circonstances présentes, dirent seulement qu’ils ne croyaient pas, qu'il convînt aux intérêts de la Grèce, que les Athéniens fermassent actuellement leur ville par une enceinte de murs, parce que, si Xerxès revenait dans la Grèce avec de plus grandes forces qu'auparavant, il commencerait par se rendre maître des villes murées, qu'il trouverait hors du Péloponnèse et qu'il s'en ferait des places d'armes, d'où il porterait la guerre, à son gré, à tout le reste de la nation. Ces raisons n'ayant point persuadé les Athéniens, les ambassadeurs allèrent défendre de leur chef aux architectes et aux ouvriers de continuer leur travail. Les Athéniens ne savaient quel parti prendre sur un semblable procédé, lorsque Thémistocle, qui avait alors un grand crédit parmi eux, leur conseilla d'user de modération dans cette affaire, « car, disait‑il, s'ils prenaient la chose de hauteur, il pourrait bien se faire que tout le Péloponnèse s'unissant à Lacédémone, vous empêchât effectivement de rebâtir vos murailles. » Il s'offrit ensuite, dans le Sénat en particulier, d'aller en ambassade, accompagné de quelques autres vers les Lacédémoniens, pour s'expliquer avec eux sur cet article. Il recommanda enfin aux principaux du Sénat, s'il venait d'autres ambassadeurs de Lacédémone durant son absence, de les retenir jusqu'à son retour, que cependant ils suivissent leur dessein et fissent élever leurs murs avec toute la diligence possible. Ces mesures étant prises, Thémistocle part avec ses associés pour l'ambassade de Lacédémone. Les Athéniens de leur côté se mettent à relever, non seulement les murs de la ville, mais leurs maisons et jusqu'à leurs tombeaux. Le zèle de cette entreprise s'empara, non seulement de leurs femmes et de leurs enfants, mais encore des étrangers qui se trouvèrent parmi eux et des esclaves mêmes qui s'intéressaient tous au progrès de cet ouvrage, de sorte que la multitude et la diligence des ouvriers l'avancèrent prodigieusement. Dès que Thémistocle fut arrivé à Lacédémone, les chefs de la république ne manquèrent pas de lui reprocher ce qu'ils avaient appris au sujet des murs. Thémistocle nia le fait et invita le Conseil à ne point s'en rapporter à de faux bruits, mais à envoyer plutôt à Athènes des témoins fidèles de ce qui s'y passerait, que par là ils sauraient la vérité de toutes choses, et qu'en attendant, ses compagnons et lui demeureraient en otage de la parole qu'il leur donnait. Les Lacédémoniens prirent ce conseil à la lettre, ils enfermèrent Thémistocle et envoyèrent à Athènes des hommes de distinction et d'intelligence. Pendant cet intervalle les Athéniens avaient élevé leurs murailles à une hauteur convenable. Les ambassadeurs de Lacédémone ayant fait beaucoup de bruit et de menaces dans la ville, les Athéniens prirent ce prétexte pour les faire mettre en prison, en protestant qu'ils ne les en tireraient que lorsqu'on aurait rendu la liberté à Thémistocle et à ses compagnons. Les Lacédémoniens, pris par leur propre exemple, furent obligés de relâcher les ambassadeurs athéniens pour ravoir les leurs. Ainsi, Athènes fut redevable à l'adresse et à la conduite de Thémistocle, d'avoir été rebâtie plus promptement et plus sûrement qu'elle ne l'aurait été sans lui,  et sa patrie lui en rapporta toute sa gloire. Pendant ce même temps, les Romains firent la guerre aux Èques et aux habitants de Tusculum, dont ils prirent la ville. Après quoi, ayant livré bataille aux Èques, ils remportèrent une victoire très sanglante pour les vaincus et les réduisirent sous leur obéissance.

XII.  Olymp. 75, an. 4, 477 ans avant l'ère chrétienne.

XII. Au commencement de l'année suivante, Adimante fut fait archonte d'Athènes et Rome eut pour consuls M. Fabius Vibulanus et L. Valerius Potitus. Thémistocle se prévalant de sa réputation et de son crédit, forma de nouveaux projets qui tendaient à augmenter la puissance d'Athènes. Le port du Pirée n'existait pas encore en ce temps‑là, et les Athéniens n'avaient pour retirer leurs vaisseaux qu'un bassin extrêmement resserré, qu'on appelait Phalérique. Thémistocle conçut le dessein de construire dans le Pirée un port qu'on pouvait rendre, avec fort peu de dépense, le plus grand et le plus beau port de toute la Grèce. Il ne doutait pas que cet avantage ne procurât à la ville d'Athènes l'empire de la mer : on pourrait entretenir un plus grand nombre de galères, on dresserait continuellement des matelots au service de la marine et l'on exercerait des troupes à donner des batailles navales. Il espérait gagner par là les Ioniens déjà unis aux Athéniens par le sang. Il concevait qu'avec leur secours il parviendrait à délivrer du joug de la Perse tous les Grecs de l'Asie, qu'un service si important attacherait pour toujours à la ville d'Athènes. Il jugeait enfin que tous les insulaires, tenus en respect par la supériorité des forces de la république, se rangeraient bientôt du côté de ceux qui pourraient faire beaucoup de bien et beaucoup de mal, et qu'ainsi il ferait déchoir Lacédémone, qui très forte en armées de terre, ne savait point agir sur mer. Mais en méditant sur toutes ces vues, il comprit qu'il fallait les tenir secrètes, jugeant bien que les Lacédémoniens s'y opposeraient de tout leur pouvoir. Il se présenta donc à une assemblée du peuple, comme ayant à proposer et à conseiller des entreprises aussi grandes qu'avantageuses, mais qu'il ne convenait pas de déclarer publiquement et dont il ne fallait même confier l'exécution qu'à peu de personnes, qu'ainsi, il priait l'assemblée de lui prêter deux citoyens de la fidélité desquels elle se tiendrait assurée et de leur remettre toute la conduite de cette affaire. Le peuple consentit à cette proposition et choisit Aristide et Xanthippe, deux hommes non seulement d'une vertu éprouvée, mais qui de plus disputaient de mérite et de réputation avec Thémistocle, et plutôt ses émules que ses amis. Dès que ceux‑ci eurent appris en particulier le secret de Thémistocle, ils vinrent déclarer au peuple que la chose qu'on leur avait proposée était grande, utile et faisable. Les Athéniens, qui avaient de la vénération pour Thémistocle, mais qui frappés des projets extraordinaires qu'il faisait sans cesse, le croyaient aussi capable d'aspirer à la tyrannie, répondirent à haute voix qu'ils voulaient absolument savoir de quoi il s'agissait. Thémistocle leur répéta d'un ton plus ferme que son projet ne devait point être annoncé à toute une nation. L'Assemblée admirant sa résolution et sa constance accorda qu'il en ferait part au Sénat à portes fermées, et que si ce corps jugeait que ses propositions fussent utiles et praticables on consentait qu'il les exécutât. Les sénateurs, en ayant écouté toutes les circonstances, en jugèrent très avantageusement, de sorte que sur le témoignage qu'ils en rendirent au peuple, Thémistocle obtint un plein pouvoir de faire tout ce qu'il jugerait à propos. Cette permission étant donnée, les citoyens se séparèrent pleins d'une grande opinion du génie de Thémistocle, d'une impatience extrême de connaître par les effets et avec le temps une entreprise dont on leur faisait actuellement un mystère. Cependant, Thémistocle qui avait eu soin de se pourvoir de tout ce qui lui était nécessaire pour ses desseins, songea en même temps à tendre un autre piège aux Lacédémoniens, car il ne doutait pas, qu'ayant déjà inquiété les Athéniens sur le rétablissement de leurs murailles, leur jalousie ne s'alarmât encore davantage de la construction d'un port. Il crut donc qu'il fallait leur envoyer des ambassadeurs pour leur représenter qu'il importait au salut de toute la Grèce, d'avoir un port qui la mît à couvert des insultes de la Perse, dans un temps surtout où ses armées pouvaient arriver d'un jour à l'autre. Ainsi, retardant du moins par le terme respectable du bien public, l'opposition des Spartiates, il mit tout de bon la main à l'ouvrage. Le zèle d'un grand peuple qui s'y intéressait le fit achever en moins de temps qu'on n'aurait pu le croire. Il conseilla au peuple de fournir le port de vingt galères tous les ans, outre l'armement ordinaire, et d'exempter de tout tribut les étrangers et les ouvriers, afin de les attirer de toute part dans la ville, et d'y faire exercer tous les arts, car il pensait que rien ne contribuait plus que cette pratique, à établir la marine et à la conserver florissante dans une nation.

XIII. Les Lacédémoniens, qui avaient donné le commandement de leur flotte à Pausanias, sous lequel ils avaient gagné la bataille de Platées, lui envoyèrent l'ordre exprès de délivrer toutes les villes grecques où les Perses avaient encore garnison. Aussitôt, ayant tiré cinquante galères du Péloponnèse et trente des Athéniens, sous la conduite d'Aristide, il vint aborder dans l'île de Chypre, où il délivra toutes les villes des garnisons de Perses qu'il y trouva. Naviguant de là vers l'Hellespont, il tua ou il chassa les Barbares qui occupaient Byzance et rendit la liberté à cette ville. Il fit prisonniers dans Byzance un grand nombre de Perses de considération et les donna en garde à un certain Gongyle d'Erythrée. Pausanias faisait semblant de les destiner à la mort, mais son dessein était de les remettre à Xerxès, car il s'entendait secrètement avec le roi et devait lui livrer la Grèce, sur la promesse qu'il avait reçue de lui d'épouser sa fille. Cette trahison se tramait par l'entremise du Général Artabase, qui faisait tenir secrètement de grandes sommes à Pausanias, pour gagner ceux des Grecs qui se trouveraient susceptibles de corruption. Ce complot fut découvert et puni de la manière que je vais dire. Il y avait déjà du temps, que Pausanias affectait le luxe des Perses et qu'il traitait avec hauteur et dureté ceux qui étaient sous ses ordres.  Il indisposa par cette conduite, toute son armée et surtout les officiers. Ils conféraient sans cesse entre eux sur ce sujet, et dans le camp, et dans les provinces et dans les villes, de sorte qu'enfin ceux du Péloponnèse, rebutés de ses airs insupportables, prirent le parti de l'abandonner. Ils se rembarquent pour revenir dans leur pays, et dès qu'ils y furent, ils envoyèrent des députés porter accusation de leur part contre Pausanias. Aristide, au contraire, se prêtant toujours aux circonstances, parlait honorablement des villes dans les assemblées et les gagnant par des manières polies, il les attachait de plus en plus aux Athéniens. Un événement qui n'était dû qu'à la fortune, favorisa beaucoup alors cette intention. Pausanias avait obtenu du roi, qu'il ne laissât jamais revenir en Grèce ceux qui lui porteraient ses lettres, de peur qu'ils ne découvrissent à ses compatriotes sa liaison avec les Perses, et en effet, ceux qui les recevaient, ayant ordre d'en tuer les porteurs, aucun n'eut garde de revenir. Enfin un dernier courrier de Pausanias fit réflexion, avant que de partir, qu'il n'avait revu aucun de ses camarades, et là‑dessus, il s'avisa d'ouvrir ses lettres. Il y était parlé de cette précaution cruelle.  Sur-le-champ, il en alla montrer la preuve aux éphores. Ceux‑ci néanmoins ne se rendirent pas encore, et sur ce, qu'on avait pu insérer quelque chose dans des lettres qu'on leur présentait ouvertes, ils exigèrent un témoignage plus convaincant. Le courrier s'offrit de faire confesser cette trahison à Pausanias lui‑même. Il partit sur-le-champ pour le Ténare avec quelques éphores et quelques autres Spartiates. Étant entré dans le Temple de Neptune, il se plaça dans une tente qu'il avait fait faire double pour y cacher ceux qu'il avait amenés avec lui. Pausanias le sachant là, l'y alla trouver et lui demanda la cause de la supplication qu'il faisait aux dieux. Le courrier, pour toute réponse, lui reprocha la mort à laquelle il le condamnait par les lettres dont il l'avait chargé. Aussitôt Pausanias lui marqua un grand repentir de son crime, lui en demanda pardon et de plus lui promit de très grandes récompenses, s'il voulait bien le tenir secret. Après quoi, il se retira. Les éphores et ceux qui les suivaient, convaincus par eux‑mêmes d'une semblable perfidie, gardèrent pour lors le silence. Mais peu de temps après, d'autres citoyens de Lacédémone ayant dit quelque chose de cette affaire aux éphores, Pausanias essaya d'en prévenir les suites et se réfugia dans le temple de Minerve Chalciaque. Comme les Lacédémoniens hésitaient de violer cet asile, à l'égard du criminel, on dit que la mère de Pausanias prit une pierre et l'alla poser sur le seuil de la porte de ce temple, après quoi, elle revint chez elle sans faire et sans dire aucune autre chose. Les Lacédémoniens crurent devoir suivre les traces d'une citoyenne si courageuse. Ils murèrent sur-le-champ la porte du temple et contraignirent Pausanias d'y mourir de faim. On remit pourtant son corps à sa famille pour l'ensevelir. Cependant la divinité du temple donna des signes de colère sur le viol de l'asile, car les Spartiates étant allés consulter le dieu de Delphes sur d'autres matières, il leur redemanda son suppliant. Ils furent longtemps embarrassés d'une condition à laquelle ils ne pouvaient plus satisfaire. Interprétant néanmoins cette demande, conformément à la situation présente des choses, ils firent faire deux statues d'airain qui représentaient Pausanias et les placèrent dans le temple de Minerve.

XIV. COMME notre coutume dans cette Histoire, est de relever la gloire des grands hommes par les louanges qui leur sont dus et de couvrir la mémoire des méchants des opprobres qu'ils ont mérités, nous ne garderons pas le silence sur la méchanceté et sur la perfidie de Pausanias. Et qui ne serait pas étonné de la démence d'un homme, qui ayant été longtemps le défenseur de toute la Grèce, ayant gagné la bataille de Platées, et fait un grand nombre d'autres actions merveilleuses, non seulement n'a pas su conserver sa première réputation, mais se laissant tenter par les trésors et par les délices des Perses, l'a changée lui‑même en une éternelle infamie ? Enorgueilli par la prospérité, il se dégoûta de la discipline austère des Lacédémoniens, et l'homme du monde qui devait avoir le plus de haine pour les maximes des Barbares, commença par se rendre imitateur de leur orgueil & de leur luxe. Il les avait vus d'assez près pour connaître par lui‑même la différence des deux écoles, par rapport au mérite et à la vertu. Et toutefois il parvint, non seulement à perdre l'honneur avec la vie, mais encore à faire perdre à ses compatriotes l'empire de la mer. En effet, la comparaison que l'on fit alors de toute sa conduite, avec la sagesse d'Aristide dans le commandement des armées, fit pencher en un moment toute la Grèce en faveur des Athéniens. On n'écoutait plus les chefs qui venaient de Lacédémone, et tout le monde, marquant son admiration pour Aristide, et lui offrant son obéissance, il se vit nommer par la voix publique, et sans exposer ses concitoyens à aucune guerre, commandant de la flotte grecque. Dès qu'il fut en cette place, il proposa à l'Assemblée des alliés de choisir Délos pour le dépôt général où l'on porterait tout l'argent qui serait levé pour les frais de la guerre. Il demanda ensuite, en raison du retour des Perses dont on était menacé, qu'on mît sur toutes les villes une imposition proportionnée à leurs facultés, de sorte que la somme totale montât à cinq cent soixante talents. Il fut chargé lui‑même du recouvrement de ces deniers. Il fit la répartition de cette taxe avec tant de sagesse et d'équité, qu'il s'acquit l'estime et la bienveillance de tous les peuples, succès qu'on eût jugé véritablement impossible dans une fonction de cette nature, et qui par un événement unique, lui fit donner le surnom de Juste. C'est ainsi que le crime de Pausanias tourna au détriment de sa patrie même, et que la vertu d'Aristide procura à la sienne une supériorité qu'elle n'avait pas encore eue. C'est là ce qui s'est passé pendant cette année.

XV.  Olymp. 76, an. 1, 476 ans avant l'ère chrétienne.

XV. Sous Phédon, Archonte d'Athènes, et sous le consulat de Caeso Fabius et de Sp. Furius Medullinus à Rome, commença la soixante et seizième olympiade, où Scamandrius de Mytilène remporta le prix de la course.  Ce fut aussi l'année de la mort de Léotychidès, roi de Sparte, qui avait régné 22 ans. Archidamus qui lui succéda en régna 41. Cette même année mourut aussi Anaxilas, tyran de Rhege et de Zancle, au bout de 18 ans de domination. Micythus se revêtit de son pouvoir, en donnant parole de le remettre aux enfants du mort, alors encore dans l'enfance. Hiéron qui avait succédé au trône de Gélon à Syracuse, voyant que son frère Polyzèle était fort estimé du peuple, le soupçonna de vouloir régner à sa place et songea à se défaire de lui. Dans ce dessein, il commença par se former une garde de soldats étrangers qu'il croyait seule capable d'assurer la couronne sur sa tête. Ensuite, comme les Sybarites étaient alors assiégés par les Crotoniates et demandaient du secours à Hiéron, il leur envoya une partie de ses gens de guerre, à la tête desquels il voulut mettre Polyzèle, dans l'espérance qu'il pourrait être vaincu et tué par les Crotoniates. Son frère se doutant de son dessein, refusa de conduire ce corps de troupes et se réfugia chez Théron, roi d'Agrigente. Hiéron entra dans une grande colère contre lui et résolut de l'aller combattre, lui et le roi qui lui prêtait un asile. Sur ces entrefaites, Trasydée, fils de Théron, que son père avait donné pour gouverneur à la ville d'Himère, aliéna l'esprit de ses citoyens par une conduite extrêmement dure et hautaine. Ils ne jugèrent pas à propos de porter leurs plaintes à Théron, dans la crainte de ne pas trouver en lui un juge assez équitable entre son fils et eux. Ils envoyèrent des députés à Hiéron, pour lui exposer les sujets de mécontentement que leur avait donnés Thrasydée, et pour lui offrir en même temps, de se ranger sous son obéissance et de le servir contre Théron. Mais Hiéron, qui avait résolu de se raccommoder avec celui‑ci, trahit le secret des Himériens et lui révéla leurs propositions. Sur cet avis, Théron fit des recherches, pour s'assurer de cette révolte et s'en étant bien convaincu, il se réconcilia avec Hiéron. Il remit même Polyzèle dans les bonnes grâces de son frère. Après quoi, il fit mourir plusieurs Himériens qui s'étaient déjà assemblés et déclarés contre lui. Quelques temps après, Hiéron ayant fait sortir tous les anciens habitants de Nabis et de Catane, engagea cinq mille personnes du Péloponnèse et autant de Syracuse, à aller remplir leur place. Il changea pour lors le nom de Catane en celui d'Etna et il distribua par le sort à ces nouveaux citoyens, qui montaient à dix mille, non seulement les environs de Catane, mais un pays beaucoup plus étendu. Il se hâta dans cette entreprise, non seulement, parce qu'il espérait de tirer de ces nouveaux habitants de plus prompts secours dans les besoins qu'il pourrait avoir, mais encore pour mériter les honneurs héroïques dus au fondateur d'une ville de dix mille citoyens. N'oubliant pas néanmoins ceux qu'il avait mis ainsi hors de leur patrie. Il les fit recevoir chez les Léontins et leur procura le droit de bourgeoisie parmi eux. Théron de son côté, qui voyait la ville d'Himère fort dépeuplée par l'exécution qu'il avait fait faire des révoltés, appela des Doriens pour les remplacer et fit inscrire tous ceux qui se présentèrent d'eux‑mêmes. Ils vécurent paisiblement ensemble pendant 58 ans, jusqu'à ce que la ville ait été prise et saccagée par les Carthaginois. Elle n'est point sortie des ruines où nous la voyons encore aujourd'hui.

Olym. 76.  an 2. 475 ans avant l'ère chrétienne

Dromoclidès étant archonte d'Athènes et sous le consulat de M. Fabius et de Cneius Manlius à Rome, les Lacédémoniens qui étaient au désespoir d'avoir perdu l'empire de la mer d'une manière si honteuse, voulaient beaucoup de mal aux Grecs qui les avaient abandonnés et ils les menaçaient de tirer vengeance de leur défection. Leur sénat dans ses séances délibérait très sérieusement sur la guerre qu'ils voulaient déclarer aux Athéniens, à ce sujet. Dans les assemblées même du peuple, les jeunes gens et beaucoup d'autres avec eux marquaient un violent désir de recouvrer leur ancienne supériorité qu'ils regardaient non seulement comme la source de leur puissance et des richesses publiques et particulières, mais encore comme une occasion d'entretenir plus avantageusement les exercices militaires parmi leurs concitoyens. Ils rappelaient à ce propos un ancien oracle, par lequel le dieu leur recommandait de ne point laisser boiter leur domination. Ils appliquaient cet oracle à la circonstance présente, où ils venaient de perdre une des deux parties de l'autorité qu'ils avaient autrefois dans la guerre. Ainsi le peuple et le sénat paraissant animés du même esprit et du même zèle à cet égard, on ne présumait pas que personne osât proposer un avis contraire. Cependant un des sénateurs, nommé Hetoemaridas, descendant d'Hercule et personnellement estimé par sa valeur, entreprit de prouver qu'il fallait laisser l'empire de la mer aux Athéniens, et que l'intérêt des Spartiates n'était point de leur disputer. Il apporta un si grand nombre de raisons plausibles pour établir son paradoxe qu'il persuada, contre sa propre espérance, et le sénat et le peuple. En un mot tout le monde s'étant rendu au discours d'Hetoemaridas, on ne pensa plus à la guerre qu'on voulait faire aux Athéniens. Ceux‑ci qui s'y attendaient toujours et qui voulaient soutenir leur nouvelle prérogative, avaient déjà fait construire quantité de galères, amassé de grandes sommes d'argent et attiré par leurs caresses bien des alliés. Mais dès qu'ils eurent appris que les Lacédémoniens avaient changé de pensée, ils s'occupèrent avec plus de tranquillité et plus de loisir à l'affermissement de leur nouvelle grandeur.

Olymp. 76, an. 3, 474 ans avant l'ère chrétienne.

Aristochide étant archonte d'Athènes et Caeso Fabius ayant été fait consul à Rome, avec Titus Virginius, Hiéron roi de Syracuse reçut des ambassadeurs de la ville de Cumes en Italie, qui lui demandait du secours contre les Tyrrhéniens maîtres de la mer, qui la pressaient vivement. Ce roi lui envoya un nombre de galères, qui, se joignant à celles de Cumes, les aida à couler à fond plusieurs vaisseaux tyrrhéniens, dans un grand combat naval, qui fit baisser extrêmement la puissance de ces derniers. Après quoi, la flotte auxiliaire revint à Syracuse.

XVI. Olympiade 76, an 4, 473 ans avant l'ère chrétienne. 

La date de cette année 4 de l'olymp. 76 a été oubliée ici par Rhodoman.

XVI. L'année suivante où Ménon fut archonte d'Athènes et où L. Aemilius Mamercus et Cornelius Lentulus furent consuls à Rome, la guerre s'éleva en Italie entre les Tarentins et les Japyges. Il y avait déjà quelque temps qu'ils disputaient entre eux sur leurs frontières, ce qui s'était terminé jusqu'alors à des combats de rencontre et au pillage de quelques terres des environs. Mais les hostilités accompagnées souvent de mort d'hommes de part et d'autre, augmentant tous les jours, ils en vinrent enfin à une guerre ouverte. Les Japyges furent les premiers en armes. Toutes leurs forces jointes à celles de leurs alliés montrèrent à vingt mille hommes. Les Tarentins instruits de cette disposition, armèrent de leur côté leurs citoyens et se fournirent encore d'un nombre convenable d'habitants de Rhege, leurs alliés et leurs voisins. Le sort d'un combat violent qu'ils se livrèrent fut favorable aux Japyges qui en sortirent vainqueurs. La fuite sépara les vaincus, dont les uns revenaient à Tarente, pendant que les autres reprenaient le chemin de Rhege. Les Tarentins poursuivis de plus près essuyèrent encore un grand carnage dans leur retraite, et ceux qui s’étaient attachés aux fuyards de Rhege, s'animèrent d'une telle ardeur qu'ils se jetèrent avec eux dans leur ville et s'en rendirent les maîtres.

XVII.  Olymp. 77, an. 1, 472 ans avant l'ère chrétienne.

XVII. Nous entrons dans la soixante et dix‑septième olympiade, où Dandès d'Argos gagna le prix de la course aux jeux d'Èlide. Charès fut Archonte d'Athènes, et l'on créa consuls à Rome Titus Memmius et Horatius Pulvillus. Cette même année, Théron, prince d'Agrigente, mourut à la fin d'un règne de 16 ans. Trasydée, son fils, lui succéda. Théron avait gouverné avec beaucoup d'équité. On l'avait respecté pendant sa vie et on lui décerna après sa mort les honneurs héroïques. Pour son fils, il était violent et sanguinaire dès le vivant de son père, et après sa mort, il gouverna en ennemi et en tyran de sa patrie. Ainsi ayant bientôt perdu toute la confiance de ses sujets, il devint l'objet de la haine publique, il fut exposé à des embûches continuelles et il parvint bientôt à une fin digne de ses injustices et de ses cruautés. À peine était‑il sur le trône qu'il leva à prix d'argent, parmi le peuple d'Agrigente et d'Himère, une armée qui, tant en infanterie qu'en cavalerie, passait le nombre de vingt mille hommes, et avec laquelle il déclara la guerre à Syracuse. Le roi Hiéron, à la tête de ses troupes, qui n'étaient pas moins nombreuses, s'avança le premier vers Agrigente, et un combat sanglant qui se donna, fit périr bien des Grecs par les mains les uns des autres, mais enfin ceux de Syracuse remportèrent la victoire et au prix de deux mille hommes qu'ils perdirent, ils en firent perdre quatre mille à Trasydée. Cette défaite lui coûta le trône, il s'enfuit chez les Mégariens surnommés Nisaeens, où il fut condamné à mort. Les Agrigentins ayant ainsi recouvré leur liberté, envoyèrent une ambassade à Hiéron qui leur accorda la paix. Dans ce même temps, les Romains étant en guerre avec les Véientins, leur livrèrent une grande bataille près de Crémère. Les Romains la perdirent et parmi un grand nombre de morts qu'ils y laissèrent, suivant le rapport de quelques historiens, ce fut en cette occasion que les 300 Fabius, tous de la même famille et appelés pour cela du même nom, furent tués depuis le premier jusqu'au dernier. Ce font là les principaux faits de cette année.

XVIII.  Olym. 77, an 2, 471 avant l'ère chrétienne.

XVIII. PRAXIERGE étant archonte d'Athènes, et sous le consulat d'Aulus Verginius Tricostus et de Caïus Servilius Structus à Rome, les Éléens qui habitaient un grand nombre de petites villes se rassemblèrent en une seule, qu'ils nommèrent Élis. Dans ce même temps les Lacédémoniens, voyant qu'ils étaient tombés dans le mépris, depuis la trahison de Pausanias, et qu'au contraire les Athéniens, auxquels on ne reprochait aucun exemple semblable, augmentaient en honneur et en crédit, entreprirent de jeter sur leurs émules un soupçon de la même espèce. Ils s'attaquèrent à Thémistocle, homme dont la vertu et la réputation semblaient hors d'atteinte. Ils l'accusèrent d'avoir été le plus grand ami de Pausanias et d'avoir trempé avec lui dans le projet de livrer la Grèce à Xerxès. Ils eurent divers entretiens avec les ennemis de Thémistocle et les aigrissant contre lui, ils leur donnèrent même de l'argent pour les engager à dire que, dès que Pausanias eut formé le dessein de sa trahison, il l'avait communiqué à Thémistocle, en l'invitant de se joindre à son entreprise, qu'à la vérité Thémistocle n'avait pas accepté cette proposition, mais qu'il n'avait pas voulu non plus déceler son ami. Thémistocle, cité en jugement, fut alors renvoyé absous de cette accusation. Ce succès même augmenta d'abord sa gloire à l'égard des citoyens, qui l'aimaient véritablement à cause des grandes choses qu'il avait faites. Cependant les uns qui craignaient la supériorité de son génie, et les autres qui étaient jaloux de sa grande réputation, oublièrent bientôt les services qu'il avait rendus à sa patrie et furent bien aises de trouver une occasion d'humilier sa fierté et de rabattre ses espérances. Ainsi ils commencèrent par le faire sortir de la ville, en lui imposant cet exil qu'on appelait ostracisme, et qui avait été imaginé dès qu'on eut secoué le joug de la tyrannie de Pisistrate et de ses descendants. Voici quelle était la forme de ce jugement. Chaque citoyen écrivait sur un vase de terre le nom de celui qu'il croyait le plus capable de détruire l'autorité populaire, et celui dont le nom se trouvait sur un plus grand nombre de vases, était obligé de s'éloigner pour cinq ans. Les Athéniens n'étaient pas censés punir par là un crime prouvé, mais il semble qu'ils voulussent seulement rabaisser par cette expulsion ceux à qui leur mérite personnel aurait pu donner une ambition nuisible à la liberté publique.  

En exécution de cet arrêt, Thémistocle passa d'Athènes à Argos. Dès que les Lacédémoniens en furent instruits, ils jugèrent que cette disgrâce était une occasion favorable d'envoyer des ambassadeurs à Athènes pour accuser de nouveau Thémistocle d'avoir eu part à la trahison de Pausanias. Ils ajoutèrent que des crimes qui regardaient toute la Grèce ne devaient pas être jugés par le seul tribunal des Athéniens, et qu'il fallait les porter devant l'assemblée générale de la nation, qui dans ce temps‑là se tenait a Sparte. Thémistocle qui voyait parfaitement que les Lacédémoniens n'avaient pour but que d'abaisser la ville d'Athènes et que les Athéniens de leur côté ne songeraient qu'à se laver du soupçon qu'on voulait jeter jusque sur eux, jugea bien qu'on l'abandonnerait à lui‑même à la décision de l'assemblée. Il pensait bien aussi que les Lacédémoniens n'avaient pas la justice en vue dans leurs jugements, et qu'ils ne suivraient ici que leur passion, comme on en avait déjà l'exemple dans la préférence qu'ils donnèrent aux troupes d'Argos sur celles d'Athènes, car étant les maîtres des suffrages dans l'assemblée qui se tint alors au sujet des prix, ils cherchèrent si peu à déguiser la bassesse de leur jalousie à l'égard dès Athéniens, que, bien que ceux‑ci eussent armé plus de vaisseaux que tous les autres Grecs ensemble, ils ne leur donnèrent pas la moindre marque de distinction. Ce qui portait encore davantage Thémistocle à se défier des juges de Lacédémone, est qu'ils s'autorisaient de la réponse qu'il avait faite à Athènes sur cette accusation, pour la dresser contre lui, car Thémistocle dans sa défense avait avoué que Pausanias lui avait écrit plusieurs lettres pour l'engager dans sa trahison, et il avait tiré de là un fort argument pour sa justification, en disant que Pausanias n'aurait point insisté si longtemps sur le même sujet, s'il ne lui avait toujours opposé le même refus. Cette persécution l'obligea à sortir d'Argos, où, comme nous l'avons dit, il s'était d'abord retiré pour passer chez Admète, roi des Molosses. Il s'approcha de ses dieux pénates dans la posture d'un suppliant. Le roi le reçut d'abord gracieusement, il l'invita à prendre courage et lui promit toute sorte de sûreté et de protection. Mais les Lacédémoniens envoyèrent bientôt à Admète une ambassade composée de leurs principaux citoyens, par laquelle ils lui demandaient Thémistocle comme un coupable qu'ils voulaient punir d'avoir tramé la perte de sa patrie, ajoutant à cela que s'il ne le rendait pas, ils ne pourraient se dispenser d'armer tous les Grecs contre lui‑même. Admète, épouvanté de ces menaces, touché néanmoins du sort de son suppliant et ne voulant pas d'ailleurs s'attirer le reproche de l'avoir livré à ses ennemis, persuada à Thémistocle de se retirer incessamment à l'insu des Lacédémoniens et lui donna même une grosse somme pour l'aider dans sa fuite. Thémistocle fut obligé de prendre ce parti. Il accepta l'argent du roi et sortit de ses états à la faveur des sûretés que le roi lui avait ménagées. Il rencontra bientôt deux jeunes Liguriens qui voyageaient pour leur trafic, auxquels cette profession avait bien appris les chemins. Ils lui servirent de guide et l'accompagnant avec une fidélité et une patience admirable dans les courses qu'il jugeait à propos de faire de nuit, pour échapper aux recherches des Lacédémoniens, ils le firent passer sain et sauf jusqu'en Asie. Il connaissait là un homme distingué par son mérite et par ses richesses. Il s'appelait Lysitidès, et il avait avec lui une liaison d'hospitalité. Ce fut chez lui qu'il alla chercher un asile en arrivant. Cet homme était ami du Roi Xerxès. Il avait traité magnifiquement toute son armée à son passage dans la Grèce. Ainsi, la première pensée de Lysitidès fut de profiter de la faveur où il était à la cour pour les intérêts de Thémistocle qu'il prit à cœur. Son nouvel hôte ne manqua point de le prier de le conduire jusqu'au roi. Lysitidès s'y opposa d'abord, en lui représentant que le roi qui n'avait pas oublié les pertes qu'il lui avait causées, pourrait en tirer vengeance, dès qu'il le verrait. Cependant, se laissant gagner ensuite aux raisons de Thémistocle, il se rendit à sa demande et lui fournit de plus un moyen très singulier d'entrer dans la Perse sans courir aucun risque de la part des habitants mêmes. C'était alors la coutume, lorsqu'on menait au roi une courtisane, de la placer dans un chariot couvert, de sorte que personne ne faisait semblant de s'en apercevoir et n'osait même porter ses regards sur ce chariot. Lysitidès employa cet expédient à l'égard de Thémistocle. Il le fit mettre dans un char couvert de tapis précieux, et sous cette apparence trompeuse, il le conduisit sans danger jusque dans le palais du roi. Lysitidès aborda le roi le premier, et lui parlant de la manière dont ils étaient convenus entre eux, il tira parole du roi qu'il ne ferait aucun mal à Thémistocle. Après quoi, le venant prendre lui‑même, il le présenta à Xerxès. Thémistocle lui fit entendre qu'en son particulier il n'avait jamais fait aucun tort aux Perses, et il fut mis à couvert de toute poursuite.

XIX. CEPENDANT après avoir apaisé si heureusement son plus terrible ennemi, il tomba, comme nous l'allons voir, dans des périls encore plus grands. Mandane, fille de Darius, celui qui avait fait mourir tous les mages, et sœur de Xerxès, était extrêmement respectée dans la Perse. Elle avait perdu ses fils dans le combat naval que Thémistocle avait gagné sur les Perses à Salamine. Elle avait été désolée de leur mort et toute la nation avait été touchée de l'excès de sa douleur. Dès qu'elle sut l'arrivée de Thémistocle, elle alla trouver le roi en habit de deuil et le supplia, en fondant en larmes, de la venger de cet ennemi. Le roi lui ayant refusé cette demande, elle brigua les sollicitations de tous les grands et excita même l'animosité des peuples sur ce sujet, en sorte que le roi se vit bientôt assiégé dans son palais d'un peuple nombreux, qui lui demandait à grands cris la punition de Thémistocle. Le roi répondit à ces clameurs qu'il allait faire assembler un conseil composé des hommes les plus considérables de la Perse, et qu'on exécuterait à la rigueur ce qu'on aurait décidé. La multitude fut apaisée par cette réponse, mais comme l'on prit un temps considérable pour la convocation et pour les préparatifs de ce conseil, Thémistocle eut le loisir d'apprendre la langue persique et ayant fait son apologie dans cette langue, il fut renvoyé absous. Le roi eut une joie sensible de ce succès et il en témoigna à Thémistocle par les présents dont il l'accabla. Il lui fit d'abord épouser une femme de Perse, distinguée par sa noblesse et par sa beauté et beaucoup plus encore par sa vertu. Il accompagna ce don d'un grand nombre de serviteurs, de meubles précieux, en un mot de tout ce qui pouvait former une maison aisée, voluptueuse et magnifique. Il n'en demeura pas là, car il lui donna trois villes considérables pour ses revenus, savoir Magnésie sur le Méandre, canton de l'Asie très fertile en blé, pour son pain, Myonte, au bord d'une mer très abondante en poissons, pour ses mets et Lampsaque, fameuse par les vignes qui l'environnent, pour ses vins. C'est ainsi que Thémistocle, sauvé de l'injuste haine de sa patrie, mis en fuite par ceux qui lui étaient redevables de leur salut et de leur gloire, comblé de biens par ceux à qui il avait fait les plus grands maux, passa le reste de sa vie dans la jouissance des richesses et des plaisirs. Il mourut enfin à Magnésie, où on lui dressa un tombeau superbe, qui subsiste encore aujourd'hui. Il y a pourtant quelques écrivains qui disent que Xerxès voulant porter encore une fois la guerre dans la Grèce, proposa à Thémistocle de se mettre à la tête de son armée, que Thémistocle faisant semblant de se rendre aux désirs du roi, tira de lui à son tour un serment par lequel le roi s'engageait à ne point rentrer en armes dans la Grèce sans Thémistocle, et qu'un taureau ayant été égorgé pour la confirmation de ce serment, Thémistocle but un vase plein du sang de ce taureau et mourut sur le champ. Cet exemple de générosité, continuent ces auteurs, fit désister le roi de son entreprise, et Thémistocle laissa aux Grecs dans sa mort même une preuve insigne de son innocence et de la fidélité avec laquelle il avait servi sa patrie.  

Pour nous, il nous suffit d'avoir conduit jusqu'à la fin de ses jours le plus grand homme. de la Grèce, qui a eu le malheur de laisser quelques‑uns en doute s'il s'est réfugié dans la Perse pour éviter les poursuites de ses compatriotes qu'il aurait trahis ou bien plutôt si ce n'est point sa patrie et tous les Grecs, qui payant d'ingratitude les  services qu'il leur avait rendus, ont réduit leur bienfaiteur à un exil accompagné des dangers les plus terribles. Mais enfin si l'on veut examiner attentivement et sans prévention le génie et la conduite de ce général, je me persuade qu'on le trouvera supérieur en ces deux points à tous les hommes dont le nom est parvenu jusqu'à nous, et qu'on s'étonnera que, sur quelque prétexte que ce puisse être, les Athéniens aient pu consentir à se priver d'un tel personnage. Quel autre homme eût été capable dans le plus haut point de la gloire de Sparte, et lorsque Eurybiade commandait sa flotte, d'enlever l'empire de la mer à Lacédémone ? L'Histoire fournit‑elle un autre Grec, qui dans le même temps ait trouvé moyen de mettre Athènes au-dessus de toutes les villes grecques, les Grecs au‑dessus des Barbares et de se mettre lui‑même au‑dessus de tous les capitaines de son siècle ? Qui d'entre eux s'est trouvé dans des circonstances plus désavantageuses, et s'est vu environné de plus grands périls ? Conduisant au combat les citoyens d'une ville désolée, il a surmonté les forces de l'Asie entière. La seule proposition d'abattre le pont de Xerxès fit disparaître la moitié de l'armée ennemie et livra l'autre à l'épée des Grecs. Non content enfin d'avoir écarté de sa patrie une guerre qui devait la détruire, il a relevé dans la paix sa ville, en particulier par des entreprises et par des ouvrages extraordinaires. En confédérant attentivement toutes ces choses, il est impossible de ne pas accuser Athènes d'injustice, et l'on conviendra que cette ville, qui par tant d'autres endroits a mérité d'être regardée comme la plus sage et la plus équitable de toutes les villes, a traité indignement un citoyen à qui elle devait toute sa grandeur. Nous avons cru que le nom et la vertu de Thémistocle nous autorisaient à nous étendre plus qu'à l'ordinaire dans un éloge que sa longueur du moins rendrait remarquable. Ce fut en ce même temps ou environ, que Micythe, Prince de Rhege & de Zancle, bâtit la ville de Teuxonte .

XX. Olympique 77, an 3, 470 ans avant l'ère chrétienne

XX. Démotion étant archonte d'Athènes, et sous le Consulat de P. Valerius Publicola et de Nautius Rufus à Rome, les Athéniens choisirent pour général Cimon, fils de Miltiade. Ils lui donnèrent une forte armée et l'envoyèrent sur les côtes de l'Asie, avec ordre de défendre les villes qui leur étaient alliées et de chasser les garnisons des Perses des places d'armes, où il y en aurait encore. Cimon ayant conduit sa flotte du côté de Byzance, délivra d'abord du joug des Perses une ville qu'on nommait Eion ; après quoi, il assiégea Scyre sur les Pélasgiens et sur les Dolopes : après l'avoir soumise à la domination d'Athènes, il en partagea au sort le territoire. Formant ensuite de plus grands desseins, il revint au Pirée où il assembla un grand nombre de galères et se pourvut de toutes sortes de munitions de guerre : il en sortit avec une flotte de deux cents voiles ; sur sa route, il s'en fit prêter encore d'autres par les Ioniens et par tous les alliés, de sorte qu'il se vit bientôt trois cents vaisseaux. Alors il fit route vers la Carie et passant à la vue de toutes les côtes, son seul aspect engagea toutes les villes, dont les habitants étaient originaires de la Grèce, à se déclarer pour elle contre les Perses, mais il assiégea et prit de force toutes celles dont les habitants naturels avaient reçu les garnisons du roi. Non content des villes de la Carie, il s'empara aussi de toutes celles de la Lycie, et dans cette course il trouva moyen de grossir considérablement sa flotte. Les Perses de leur côté avaient formé chez eux‑mêmes une puissante armée de terre, tiré de la Phénicie et de la Cilicie une flotte considérable. Tithrautès, fils naturel de Xerxès, commandait l'une et l'autre. Cimon qui sut que l'ennemi était à la hauteur de Chypre conduisit deux cent cinquante vaisseaux contre les Barbares qui en avaient trois cent quarante. Il se donna là un rude combat. Mais après une attaque et une défense glorieuse de part et d'autre, les Athéniens demeurèrent vainqueurs. Ils coulèrent à fond un grand nombre de vaisseaux ennemis et se rendirent maîtres de cent autres et de tous ceux qui les montaient. Le reste de cette flotte se retira en désordre dans l’île de Chypre, où les hommes prirent terre à la hâte, mais les vaisseaux restés vides tombèrent au pouvoir des Athéniens.  

Cimon pour profiter de sa victoire, alla chercher, avec sa flotte, l'armée de terre des Perses qui campait le long du fleuve Eurymédon, et comme il avait dessein de la tromper par une fausse apparence, il fit monter dans les vaisseaux qu'il venait de prendre, les plus braves de ses gens, après leur avoir fait mettre des tiares et d'autres vêtements à la persienne. Les Barbares, qui reconnurent leurs vaisseaux et qui apercevaient des habillements conformes aux leurs, ne doutèrent pas que ce ne fût leur flotte même et ils reçurent les Athéniens comme amis. Cimon, à la faveur de ce déguisement et de la nuit qui arriva bientôt, tomba sur leur armée. Le désordre s'y mit tout d'un coup. Les Grecs tuèrent tous ceux qu'ils trouvèrent sous leur main, et étant parvenus jusqu'à la tente de Phérédate, neveu du roi, et second commandant de ses troupes, ils l'égorgèrent. Tout le reste de l'armée, sans pouvoir revenir de sa surprise, fut tué ou blessé ou mis en fuite. Ils étaient d'autant plus étonnés, qu'ils ne savaient à qui ils avaient à faire. La plupart d'entre eux, persuadés que les Grecs n'avaient point d'armée de terre, ne pouvaient leur attribuer une entreprise de cette nature, et ils croyaient plutôt que c'était les Pisidiens, qui habitaient les cantons voisins, et dont les Perses n'étaient pas aimés, qui étaient venus faire cette irruption. Suivant cette pensée, et comme si tout le danger état sur terre, plusieurs d'entre eux se réfugièrent dans les vaisseaux, comme dans un asile qui leur appartenait. Les ténèbres d'une nuit, sans clair de lune, augmentèrent encore le malheur de leur méprise et les empêchèrent longtemps de se reconnaître. Le trouble des Barbares commençait à en mettre parmi les Grecs même, et ils ne savaient pas contre qui ils portaient leurs coups, lorsque Cimon, qui avait ordonné d'avance à ses troupes de venir à des feux qu'il leur donnerait pour signaux, fit allumer des torches auprès de la flotte, de peur qu'il n'arrivât quelque accident à ses soldats, que l’avidité du pillage aurait écartés et dispersés. Il vint à bout, par cet expédient, de les rappeler tous dans leurs vaisseaux. S'étant donc contenté le lendemain de laisser un trophée sur le rivage, il ramena en l'île de Chypre sa flotte glorieuse de deux victoires mémorables remportées le même jour, l'une sur terre, et l'autre sur mer, circonstance dont l'Histoire ne fournit aucun autre exemple. Ainsi cet événement mit Cimon dans une grande considération, non seulement parmi ses concitoyens, mais encore dans toute la Grèce. Il avait pris trois cents galères et quarante vaisseaux. Il avait fait vingt mille prisonniers et il amenait des dépouilles considérables par leur quantité et par leur prix. Les Perses étonnés de leur défaite et des forces des Athéniens, songèrent à augmenter leurs flottes. Et depuis ce temps la république d'Athènes prit un accroissement prodigieux en réputation, en richesse et en autorité dans la guerre. Cependant les Athéniens mirent à part la dîme de leur dépouilles, et l'envoyant au dieu de Delphes, ils l'accompagnèrent de cette inscription :  

Depuis que cette mer chez les Grecs renommée,  
Du monde a séparé les deux plus belles parts ;  
Et qu'entre l'une et l'autre une guerre allumée ,  
Les soumet au Dieu Mars :  
Sur la terre et sur l'onde accordant la victoire  
Au peuple agresseur de la Perse à son tour ;  
Les dieux n'ont point sur lui rassemblé tant de gloire,  
En l'espace d'un jour.  

Ce sont là les principaux événement de cette année.

XXI.  Olym. 77, an 4, 469 ans avant l'ère chrétienne.

XXI. PHAEDON étant archonte d'Athènes, et sous le consulat de L. Furius Medulinus et de M. Manlius Vulso à Rome, la ville de Lacédémone éprouva une affreuse calamité par de violents tremblements de terre qui renversèrent les maisons de fond en comble et firent périr plus de vingt mille personnes. Ce fléau dura même longtemps, et outre un grand nombre de corps qu'on ne retrouva jamais, il ensevelit bien des richesses.  Il semblait qu'un dieu ennemi fut armé contre eux et ils essuyèrent d'autres attaques de la part des hommes pour les raisons que nous allons dire.  
Les ilotes et les Messéniens, irrités depuis longtemps contre Sparte, dissimulaient leur haine par la crainte où les tenaient sa supériorité et sa puissance, mais voyant cette ville désolée par la perte de tant de citoyens, ils en méprisèrent les restes et faisant une ligue entre eux, ils portèrent ensemble la guerre à Lacédémone. Archidamus qu'elle avait alors pour roi, avait sauvé des premiers tremblements de terre un grand nombre d'habitants par sa prévoyance et par ses attentions, et il ne se comporta pas avec moins de prudence dans la guerre qui lui survint. Il avait d'abord donné l'ordre et l'exemple de se sauver du péril des maisons souvent ébranlées, en sortant de la ville, chacun avec toutes ses armes, et il employa dans la suite, contre les voisins révoltés, les citoyens qui s'étaient joints à lui. Les Messéniens et les ilotes, ayant appris cette sortie, s'étaient d'abord avancés jusqu'à Sparte, dans l'espérance de se rendre aisément maîtres d'une ville abandonnée. Mais dès qu'ils surent qu'Archidamus et son armée se préparaient à les repousser, ils changèrent de dessein et choisissant pour lieu de retraite un fort de la Messénie, ils faisaient de fréquentes courses dans le territoire de Lacédémone. Les Spartiates eurent alors recours aux Athéniens dont ils obtinrent des troupes auxiliaires, et en ayant tiré aussi de leurs autres alliés, ils se trouvèrent bientôt en état de résister à leurs ennemis. Ils les avaient même d'abord surpassés en nombre. Mais le soupçon s'étant glissé que les Athéniens favorisaient leurs adversaires, ils renvoyèrent les soldats d'Athènes, sous prétexte qu'ils en avaient suffisamment d'ailleurs. Les Athéniens se crurent dés lors offensés, par ce procédé, et les esprits s'allumant de plus en plus, arrivèrent par degrés à une haine déclarée, qui dégénéra bientôt en guerre ouverte et jeta enfin la Grèce entière en toute sorte de troubles et de calamités. Nous en verrons les progrès funestes dans la suite de cette Histoire. Mais dans le temps où nous sommes actuellement, les Lacédémoniens soutenus de leurs alliés ordinaires marchèrent du côté d'Ithome et en formèrent le siège. Les ilotes qui s'étaient soustraits ouvertement à l'obéissance de Lacédémone, prirent le parti des Messéniens et furent tantôt vainqueurs et tantôt vaincus. Cette guerre dura dix ans, sans pouvoir être terminée, et les deux partis n'eurent guère d'autres succès que de s'être fait beaucoup de mal les uns aux autres.

XXII.  Olymp. 78, an 1, 468 ans avant l'ère chrétienne.

XXII. L'ANNÉE suivante, la première de la 78e olympiade, où Parménide de Posidone remporta le prix de la course, Théogenidas fut archonte d'Athènes, et L. Aemilius Mamercus fut consul à Rome, avec L. Vopiscus Julius. En cette année les citoyens d'Argos & de Mycènes se firent la guerre pour les causes que l'on va voir. Ceux de Mycènes, par une prérogative qui les distinguait de tout le reste du pays d'Argos, n'étaient point fournis à la capitale et se gouvernaient par leurs propres lois. Ils lui disputaient même le service du temple de Junon et la présidence aux jeux de Némée. Outre cela les Argiens ayant résolu de ne point entrer dans la guerre des Lacédémoniens aux Thermopyles, à moins qu'on ne leur donnât quelque part au commandement, ceux de Mycènes furent les seuls de toute l'Argolide qui se joignirent aux troupes lacédémoniennes. En un mot, les Argiens craignaient beaucoup que la ville de Mycènes, qui conservait encore son ancienne fierté, ne parvînt enfin à vouloir l'emporter sur Argos. Pour prévenir cette honte, il y avait longtemps qu'ils songeaient à s'emparer de Mycènes et ils crurent en avoir trouvé le temps favorable, pendant que les Lacédémoniens abaissés ne seraient pas en état de la secourir. Ainsi rassemblant une armée suffisante, tant de leurs troupes que de celles de leurs alliés, ils marchèrent contre cette ville. Ils gagnèrent en arrivant une bataille sur les habitants sortis de leurs murs, et les y ayant fait rentrer, ils en formèrent le siège. Les Mycéniens se défendirent d'abord courageusement, mais ils furent bientôt pressés par des assauts, qui devenaient tous les jours plus dangereux, de sorte que les Lacédémoniens affligés alors de tremblements de terre et inquiétés même par des voisins, que ce malheur avait enhardis contre eux, n'ayant pu les secourir, ils succombèrent. Les Argiens les mirent aux fers et sacrifièrent même aux dieux la dîme de ces captifs. Après quoi, ils rasèrent Mycènes. C’est ainsi que cette ville, qui avait été autrefois une des plus heureuses de la Grèce, qui avait produit de très grands hommes et qui s'était rendue célèbre par des faits mémorables, fut entièrement détruite et n'a point été relevée jusqu'à nos jours.  
C'est là ce qui s'est passé cette année.

XXIII.  Olymp. 78, an 2, 467 ans avant l'ère chrétienne.

XXIII. LYSISTRATE étant archonte d'Athènes, les Romains créèrent consuls L. Pinarius Furius Mamertinus et L. Furius Fusus. Sous leur consulat, Hiéron, roi de Syracuse, ayant attiré chez lui, par de magnifiques présents, les fils d'Anaxilas, ci‑devant maître de Zancle, leur représenta d'abord les bons offices que Gélon avait rendus à leurs père et leur insinua ensuite qu'étant désormais des hommes faits, il était temps de demander compte à Micythus, leur tuteur, de son administration et d'entrer en possession de leur souveraineté. Ces jeunes gens retournés à Rhege, firent aussitôt cette proposition à leur tuteur. Micythus, qui était homme de bien, assembla sur-le- champ tous les amis de leur père et en leur présence, fit aux enfants un détail si exact de leurs affaires, que tous les assistants admirèrent également sa vigilance et sa fidélité. Ces enfants eux‑mêmes, confus d'avoir exigé de lui cet éclaircissement, le supplièrent de garder toute l'autorité de leur père et de vouloir bien continuer de régir toutes choses dans l'étendue de leur domination. Mais Micythus n'accepta point cette offre et chargeant sur un vaisseau tout ce qui lui appartenait, il partit de Rhege, accompagné des regrets et des bénédictions de tout le peuple. Cinglant du côté de la Grèce, il arriva à Tégée, ville d'Arcadie, où il acheva ses jours dans une estime générale. Pour Hiéron, roi de Syracuse, il mourut à Catane, où on lui décerna les honneurs héroïques comme au fondateur de la ville. Il avait régné onze ans. Il laissa sa couronne à son frère Thrasybule qui ne la garda qu'un an.

XXIV.  Olymp. 78, an 3, 466 ans avant l'ère chrétienne.

XXIV. LYSANIAS étant archonte d'Athènes, les Romains firent consuls Appius Claudius et Titus Quintius Capitolinus. Ce fut alors que Thrasybule, roi de Syracuse, fut déposé de sa puissance. Pour bien exposer cet événement, nous sommes obligés de prendre les choses dès leur origine. Gélon, fils de Dinomène, homme illustre par son courage et par sa capacité dans l'art militaire, avait dompté et abattu les Carthaginois, tant par force que par adresse, comme nous l'avons déjà raconté. Nous n'avons pas non plus oublié de dire, qu'usant humainement de sa victoire et traitant ses voisins avec douceur, il s'était acquis une considération extraordinaire dans toute la Sicile. Enfin, chéri de tout le monde à cause de sa bonté, il acheva son règne en paix. Hiéron, l'aîné de ses frères, qui lui succéda, ne gouverna pas ses sujets avec tant de douceur. Au contraire, il fut avare et violent, en un mot, très éloigné de la candeur et de l'humanité de son frère. Mais ceux mêmes qui avaient le plus d'envie de se soulever, se retinrent par considération pour la mémoire de son prédécesseur et des bienfaits dont la Sicile lui était redevables. Thrasybule, son second frère, qui régna après Hiéron, surpassa encore son prédécesseur en méchanceté. Injuste et sanguinaire, il fit mourir sans sujet plusieurs concitoyens, et, après  en avoir exilé d'autres sur de fausses accusations, il confisqua leurs biens. Ainsi haïssant tout le monde, et haï de même, il crut devoir se former une garde soudoyée pour l'opposer aux troupes de sa ville. Enfin, devenu l'objet de l'horreur publique, en ôtant l'honneur aux uns et la vie aux autres, il força en quelque sorte ses sujets à se révolter contre lui. Les Syracusains s'étant choisi des chefs, résolurent de secouer le joug de sa tyrannie et s'assemblant sous leurs étendards, ils se déclarèrent ouvertement pour la liberté. Thrasybule instruit de ce soulèvement général, entreprit d'abord de l'apaiser par des discours. Mais sentant bientôt l'inutilité de ce remède, il appela les citoyens qu'Hiéron avait transportés à Catane. Il rassembla encore d'autres alliés et un grand nombre de soldats gagés, de sorte que son armée montait près de quinze mille hommes. Aussitôt se saisissant de cette partie de la ville, qu'on nomme Achradine, et de l'île qui est extrêmement forte, il fit de là de vigoureuses sorties sur les rebelles. Les Syracusains de leur côté s'étaient emparés de cette autre partie de la ville, qu'on appelle Tycha, d'où ils se défendaient avec courage. Mais de plus, ils envoyèrent des ambassadeurs à Géla, à Agrigente, à Selinonte, à Himère et à d'autres villes situées dans le milieu des terres de la Sicile, pour les prier de leur fournir incessamment du secours et de contribuer à la délivrance de Syracuse. Toutes ces villes se prêtèrent volontiers à cette demande et envoyèrent, non  seulement de l'infanterie et de la cavalerie, mais firent équiper des vaisseaux longs pour les combats de mers, de sorte que les Syracusains eurent bientôt des forces considérables et se mirent dans très peu de temps en état et en devoir de se défendre et d'attaquer par mer et par terre. Thrasybule abandonné de ses propres alliés ne comptait plus que sur ses troupes soudoyées, n'étant maître d'ailleurs que de l'Achractine et de l'île. Tout le reste était occupé par les Syracusains. Ayant voulu néanmoins attaquer ses ennemis par mer, il fut battu et après avoir perdu un nombre considérable de ses galères, il ramena le reste en désordre dans son île. Il eut le même sort par terre, et ayant livré un combat dans les faubourgs avec ses troupes de l'Achradine, il fut obligé de les ramener, vaincues et considérablement diminuées, dans sa citadelle. Il renonça pour lors à la tyrannie, et après quelques députations et quelques conventions réciproques, il se retira sur la foi publique à Locres. C'est ainsi que les Syracusains délivrèrent leur patrie, en permettant néanmoins aux troupes soudoyées de sortir pour aller où il leur plairait. Ils firent plus, car mettant hors de toutes les autres villes les garnisons étrangères qui s'y trouvaient, ils établirent le gouvernement démocratique dans toute la Sicile. Alors Syracuse en paix commença à devenir heureuse et florissante, et elle se conserva dans l'état républicain pendant 60 ans, jusqu'à Denys le tyran. C'est ainsi que Thrasybule qui avait hérité d'une royauté très bien établie, perdit sa couronne par sa pure faute et fut réduit à se réfugier dans une ville étrangère, où il mourut homme privé.  

En ce même temps, Rome fut gouvernée pour la première fois par quatre tribuns du peuple, savoir, C. Sincinius, L. Numitarius, M. Duillius et Sp. Aquilius.

XXV.  Olym. 78, an 4, 465 ans avant l'ère chrétienne.

XXV. Au bout de l'année, Lysithée fut archonte d'Athènes et Rome eut pour consuls L. Valerius Publicola, et T. Aemilius Mamercus. En ce temps‑là, Artabane,  Hircanien d'origine, et qui était dans un grand crédit auprès du roi Xerxès, qui l'avait fait capitaine de ses gardes, forma le dessein d'assassiner son maître et de monter sur le trône. Il communiqua son projet à l'eunuque Mithridate, gardien du lit du roi, et qui avait toute la confiance de son maître, mais comme il était parent et ami d'Artabane, il prêta volontiers l'oreille à cette entreprise. Ainsi Artabane introduit dans la chambre de Xerxès, l'égorgea sans obstacle, après quoi, il songea à se défaire aussi des fils de ce prince. Ils étaient au nombre de trois : Darius l'aîné de tous, et Artaxerxès le second, habitaient actuellement dans le palais, mais le troisième, nommé Hystapés, était alors absent et occupait la satrapie de Bactres. Artabane se transportant dès la même nuit dans la chambre d'Artaxerxès, lui dit que Darius, son aîné, venait d'assassiner son père, et prétendait envahir sa couronne, qu'ainsi, il lui conseillait de s'opposer vivement à ce dessein, avant qu'il l’exécutât, d'autant plus qu'en travaillant la punition d'un fils parricide, il s'ouvrirait lui‑même une voie au trône. Il s'engagea même à lui procurer le secours de la garde qu'il commandait. Artaxerxès se laissa aisément persuader et alla tuer sur-le-champ avec ces gardes son frère Darius. Artabane, voyant que sa trahison lui réussissait, prit ses fils avec lui et leur ayant dit que le moment était arrivé de se saisir du trône, il porta un coup d'épée à Artaxerxès. Mais comme il ne lui avait fait qu'une légère blessure, Artaxerxès eut le temps de se reconnaître et porta lui‑même à Artabane un coup qui l'étendit mort par terre. Artaxerxès si heureusement sauvé succéda au royaume de son père, qu'il venait même de venger. C'est ainsi que mourut Xerxès, après avoir régné sur les Perses un peu plus de 20 ans. Artaxerxés son successeur, en régna quarante.

XXVI.  Olymp. 79, an 1, 464 avant l'ère chrétienne.

XXVI. ARCHÉDÉMIDÈS étant archonte d'Athènes et Rome ayant pour consuls A. Verginius et T. Numicius, en la première année de la 79e olympiade, où Xénophon de Corinthe remporta le prix de la course, les Athéniens ramenèrent à leur obéissance ceux de Thasos, qui s'étaient révoltés contre eux à l'occasion de leurs mines. Ils assiégèrent aussi la ville des Éginètes qui avaient voulu se soustraire à leur domination, car cette ville, qui avait eu de grands succès sur mer et qui se voyait beaucoup de vaisseaux et de grandes richesses, était en même temps pleine de fierté et de courage, et n'aimait point les Athéniens. C'est pourquoi ceux‑ci commencèrent par ravager les terres de l'île et formèrent ensuite le siège d'Égine. Les Athéniens, devenus puissants, ne traitaient plus leurs alliés avec les mêmes égards qu'auparavant et n'agissaient plus avec eux que par autorité et avec empire. C'est pourquoi aussi ces alliés mécontents formaient souvent entre eux des projets de résistance et de révolte, et plusieurs, renonçant à l'assemblée générale, se firent un gouvernement particulier. En ce même temps, les Athéniens maîtres de la mer, envoyèrent à Amphipolis une colonie de dix mille habitants, dont ils tirèrent les uns de leurs propres citoyens et les autres d'entre leurs alliés, et ils leur distribuèrent au sort les terres des environs. Les Athéniens avaient tenu pendant quelque temps la Thrace sous leur domination, mais il arriva ensuite que tous ceux qu'ils avaient fait passer dans ce pays, furent égorgés par certains Thraces nommés les Édons.

XXVII.  Olymp. 79, an 2, 463 avant l'ère chrétienne.

XXVII. L'ANNÉE suivante, Tlépolème étant archonte d'Athènes et sous le consulat de T. Quintius et de Q. Servilius à Rome, Artaxerxès nouveau roi des Perses, après avoir puni tous ceux qui i avaient eu part à la mort de son père, fit des règlements convenables à la situation où il se trouvait. Il déposséda avant routes choses tous les satrapes qu'il crut lui être contraires et il donna leurs gouvernements à ceux de ses amis qu'il jugea les plus capables de les remplir. Il examina ensuite l'ordre des finances, l'état des troupes, et la situation des affaires. Enfin, portant ses attentions à tous les besoins du royaume, il s'attira l'estime universelle de ses sujets. Cependant les Égyptiens ayant appris toute l'histoire de la mort de Xerxès, et jugeant que cet événement devait avoir excité beaucoup de trouble et de désordre parmi les Perses, crurent que c'était là une occasion favorable de recouvrer leur liberté. Ainsi rassemblant toutes leurs forces et chassant tous ceux qui levaient les tributs au nom des Perses, ils se déclarèrent contre eux et se donnèrent un roi, nommé Inarus. Celui‑ci forma d'abord un corps de troupes égyptiennes, et rassemblant outre cela des soldats étrangers qu'il soudoyait, il se vit bientôt à la tête d'une armée considérable. Il envoya de plus une ambassade aux Athéniens, par laquelle il leur offrait, s'ils voulaient contribuer à la délivrance de l'Égypte, de leur donner part au gouvernement de l'Égypte même et s'engageait d'ailleurs à la plus parfaite reconnaissance. Les Athéniens, persuadés qu'il leur importait d'affaiblir les Perses de toute manière, et pour s'assurer de la part des Égyptiens une assistance en cas de malheur, conclurent de leur prêter trois cents galères. La république d'un autre côté s'armait avec toute l'ardeur et toute la diligence imaginables. Cependant Artaxerxès apprenant la révolte de l'Égypte et la nouvelle guerre qu'on lui préparait, jugea à propos d'opposer aux Égyptiens une armée beaucoup plus forte que la leur. C'est pourquoi il fit lever des troupes dans toutes les satrapies. Il fit équiper une flotte et ne négligea aucun des préparatifs convenables en cette occasion. Voilà où les choses en étaient alors dans l'Asie & dans l'Égypte.

XXVIII. À l'égard de la Sicile, depuis que Syracuse et toutes les autres villes y avaient acquis la liberté, leur bonheur semblait croître de plus en plus, car se trouvant en paix dans un pays très abondant, les peuples y devenaient tous les jours plus riches et tout le pays se remplissait d'esclaves, de troupeaux et de toutes les commodités de la vie, mais outre cela, jouissant de grands revenus, ils n'en dépensaient plus pour la guerre, dont auparavant ils ne sortaient presque jamais. Mais bientôt après ils retombèrent dans les divisions et dans les combats par les raisons que nous allons exposer. Dès qu'ils eurent détruit la tyrannie de Thrasybule, ils convoquèrent une assemblée générale, dont tous les membres, autorisés chacun par leur république particulière, formèrent le décret d'élever une statue colossale à Jupiter Libérateur, de lui offrir tous les ans un sacrifice qu'on appellerait de Liberté, et de célébrer des jeux publics le même jour qu'ils avaient délivré leur patrie du joug tyrannique. Ils devaient immoler pendant ces jeux quatre cent cinquante taureaux, les faire servir ensuite dans un repas à tout le peuple. Ils distribuèrent dans cette assemblée les magistratures aux citoyens originaires, mais pour les étrangers qui avaient été reçus et inscrits dès le temps de Gélon, ils ne leur firent aucune part de cet honneur soit que les particuliers ne leur en parussent pas dignes, soit qu'ils appréhendassent, qu'ayant été appelés par des tyrans, ou accoutumés à servir sous eux, ils ne fissent quelque mouvement en leur faveur. C'est ce qui arriva en effet de la part de plus de sept mille étrangers qui restaient encore dans le temps dont nous parlons, des dix mille que Gélon avait fait inscrire au nombre des citoyens.  

Ces étrangers mécontents d'être exclus des charges, se soulevèrent contre la république et commencèrent par se saisir de l'Achradine et de l'île, toutes deux bien défendues par des murailles convenables à leur situation. Les Syracusains retombés dans les troubles où ils s'étaient vus peu auparavant, se mirent en défense dans le reste de la ville et ils élevèrent un mur à l'endroit appelé les Épipoles, de sorte qu'étant par là hors de toute insulte, ils fermèrent encore toute sortie aux séditieux et les réduisirent bientôt à une grande disette de vivres. Cependant si les assiégés étaient inférieurs en nombre, il faut avouer qu'ils entendaient bien mieux la guerre que les citoyens. Aussi dans les combats qui se donnaient quelquefois entre les deux partis dans l'étendue de terrain qui les séparait, les étrangers avaient toujours l'avantage. Mais privés de communication au dehors, les provisions leur manquaient et ils souffraient beaucoup dans leur forteresse. Voilà l'état où nous laissons actuellement la Sicile.

XXIX. Olymp. 79,. an 3, 462 avant l'ère chrétienne.

XXIX. CONON étant Archonte d'Athènes et sous les consuls romains Q. Fabius Vibulanus et T. Aemilius Mamercus, Artaxerxès, roi des Perses, nomma pour général des troupes qu'il destinait contre l'Égypte, Achaemenès, fils de Darius, et par conséquent son neveu, et lui donna une armée composée de cavalerie et d'infanterie, qui montait à plus de trois cent mille hommes et qu'il fit partir sur-le-champ. Achaemenès arrivé en Égypte, campa sur les bords du Nil et après avoir fait reposer ses soldats des fatigues d'une longue marche, il disposa toutes choses pour un combat. Les Égyptiens qui s'étaient déjà assemblés avec les troupes qu'ils avaient tirées de la Libye, attendaient encore celles qui devaient leur venir d'Athènes. Ces troupes arrivées enfin sur deux cents vaisseaux et jointes à celles des Égyptiens, livrèrent aux Perses une bataille qui fut très vive et où il sembla d'abord, que le grand nombre des Barbares leur donnait quelque avantage sur leurs ennemis. Mais les Athéniens faisant de nouveaux efforts et ayant renversé tous ceux qu'ils trouvèrent devant eux, mirent en fuite l'armée entière des Perses. Ceux‑ci ayant perdu encore beaucoup des leurs en fuyant, leur armée presque entièrement détruite, se réfugia dans un quartier de Memphis, appelé la muraille blanche. Les Athéniens qui ne devaient cette victoire qu'à leur courage, les poussèrent, jusqu'à les assiéger dans leur retraite. Artaxerxès, apprenant ce désastre, envoya d'abord à Lacédémone des hommes fidèles et qui lui étaient attachés. Il les chargea de grandes richesses, pour inviter les Lacédémoniens à porter la guerre dans Athènes, afin que cette attaque fît revenir les Athéniens, malgré leurs victoires en Égypte, à là défense de leur propre pays. Mais les Lacédémoniens n'entendirent point à cette proposition et ne se prêtant à aucune liaison avec le roi, ils renvoyèrent ses offres et ses présents, de sorte que le roi renonçant à cette espérance, eut recours à d'autres ressources et forma une nouvelle armée à laquelle il donna pour chefs Artabase et Megabyse, deux hommes distingués par leur valeur, et les fit partir pour l'Égypte.  

Olymp. 79, an 1, 461 avant l'ère chrétienne.

ÉVIPPUS étant archonte d'Athènes et sous le consulat de Q. Servius et de Spurius Posthumius Albus à Rome, Artabase et Mégabyse partirent de la Perse pour l'Égypte, avec une armée d'infanterie et de cavalerie qui montait, comme la précédente, à plus de trois cent mille hommes. Ils firent reposer leurs troupes en passant par la Cilicie et par la Phénicie, et ils exigèrent des habitants de ces provinces, aussi bien que des insulaires de Chypre, un nombre de vaisseaux pourvus de tout ce qui était nécessaire pour la navigation et pour la guerre, et qui composait une flotte de trois cents voiles. Les deux chefs employèrent près d'un an à ces préparatifs, aussi bien qu'à former les soldats par les exercices militaires et par l'image et l'épreuve actuelle de tous les incidents qu'on pouvait prévoir. Les Athéniens qui étaient en Égypte pressaient. cependant le siège de la muraille blanche, qui ne laissa pas de les occuper et même inutilement, une année entière.

XXX. LES Syracusains de leur côté donnaient en Sicile de fréquents assauts à l’Achradine et à l'île, où les étrangers continuaient de se défendre. Ils gagnèrent sur eux un combat naval, mais ils ne pouvaient les déloger de leurs citadelles, qu'il était difficile de forcer. Enfin les assiégeants et les assiégés s'étant livrés un combat en dehors, après une perte considérable de part et d'autre, l'avantage demeura aux Syracusains, de sorte que ceux‑ci, après la bataille, couronnèrent six cents des plus braves et qui avaient le plus contribué à la victoire, et distribuèrent de plus une mine d’argent à chacun d'eux.  

Dans ce même temps Deucetius, chef des Siciliens, anciens habitants de Catane, s'arma à leur tête contre les nouveaux qui leur avaient enlevé leur demeure et leurs possessions. Les Syracusains les attaquèrent aussi pour défendre la part que Hiéron leur avait donnée dans le territoire de Catane, lorsqu'il voulut être fondateur de cette ville. Les nouveaux habitants s'étant mis en armes, furent battus en plusieurs rencontres, de telle sorte qu'ils se virent obligés de quitter la partie et de sortir de Catane pour aller habiter une ville qui s'appelait alors Ennésie et qu'on appelle aujourd'hui Etna. C'est ainsi que les premiers citoyens de Catane rentrèrent au bout d'un assez long temps dans leur patrie. Cet exemple même encouragea les exilés des autres villes, qui se favorisaient mutuellement et qui trouvaient des défenseurs, à chasser tous ceux qui avaient injustement usurpé leurs habitations et à s'y établir eux‑mêmes. De ce nombre furent les citoyens de Géla, d'Agrigente et d'Himère. C'est à peu près sur ce modèle que ceux de Rhege et de Zancle dépossédèrent les fils d'Anaxilas du pouvoir souverain qu'ils avaient sur eux et se mirent en liberté. Peu de temps après, ceux de Géla rentrés dans Camarine, firent un nouveau partage des terres. Enfin, presque toutes les villes ayant conspiré contre les étrangers, qu'elles regardaient comme leurs ennemis, publièrent un décret général par lequel elles rappelèrent tous les exilés dans les villes qu'ils habitaient auparavant et ordonnèrent à tous ceux, qui venus d'ailleurs, s'y étaient introduits militairement, de se retirer à Messine. Par ce moyen, toutes les séditions et tous les troubles cessèrent dans la Sicile. Et presque toutes les villes soulagées d'une domination étrangère et tyrannique, distribuèrent les terres à leurs citoyens, suivant les lois qui leur étaient propres.

XXXI.  Olymp. 80, an 1, 460 ans avant l'ère chrétienne.

XXXI. EN la quatre‑vingtième olympiade, où Toryllas de Thessalie fut vainqueur à la course, Phasiclide étant archonte d'Athènes, Q. Fabius et T. Quintius Capitolinus, furent créés consuls à Rome. Les généraux des Perses en Asie ayant passé jusqu'en Cilicie, équipèrent une flotte de 300 vaisseaux pourvus de tout ce qui était nécessaire pour une entreprise militaire  et, conduisant eux‑mêmes une armée de terre, ils traversèrent la Syrie et la Phénicie. Côtoyés en même temps par leur flotte, ils arrivèrent en Égypte devant Memphis, et leur arrivée seule effrayant les Égyptiens et les Athéniens, fit lever le siège de la muraille blanche. Toutefois les Perses voulant se conduire avec sagesse, ne jugèrent point à propos de livrer un combat sur les embouchures du fleuve et ils tentèrent de terminer leur expédition par adresse. Ainsi voyant tous les vaisseaux grecs arrangés autour d'une île du Nil nommée Prosopis, ils entreprirent et vinrent à bout de dessécher le canal en cet endroit‑là, de faire de l'île un continent et de laisser les vaisseaux à sec sur le terrain. Les Égyptiens étonnés de cette opération, firent leur paix avec les Perses. Mais les Athéniens abandonnés de leurs alliés et voyant leurs vaisseaux inutiles, mirent le feu pour en ôter tout usage à leurs ennemis. Après quoi, sans s'ébranler de cette révolution de la fortune, ils s'exhortèrent les uns les autres à ne s'abaisser à rien qui fût indigne de leurs exploits précédents. Ainsi avec un courage qui égalait au moins celui des Grecs tués aux Thermopyles, ils se préparaient à attaquer seuls les Perses. Mais Artabase et Mégabyse apprenant un dessein si extraordinaire et rappelant dans leur esprit les milliers d'hommes, qu'un projet de cette nature leur avait fait perdre, proposèrent aux Athéniens un traité, par lequel on les laisserait sortir tranquillement de l'Égypte. Les Athéniens sauvés ainsi, par la seule idée qu'ils avaient donnée de l'effort dont ils étaient capables, prirent le chemin de Cyrène, dans la Libye, d'où ils revinrent sains et saufs dans leurs pas. En ce même temps, Éphialte, fils de Simonide, l'artisan et chef du peuple à Athènes, excita la multitude contre les sénateurs de l'Aréopage. Il lui persuada d'en diminuer l'autorité et le nombre, et de détruire les lois les plus anciennes et les plus respectables de la république. Il ne porta pas loin un tel attentat, car ayant été tué pendant la nuit, on ne put jamais découvrir l'auteur de sa mort.

XXXII.  Olymp. 80, an 2, 459 ans avant l'ère chrétienne.

XXXII. CETTE année révolue, Philoclès fut archonte d'Athènes, et l'on fit consuls à Rome A. Posthumius Regillensis et Sp. Furius Medullinus. Les Corinthiens et les Épidauriens ayant déclaré la guerre aux Athéniens, ceux‑ci se préparèrent à la soutenir. Il se donna d'abord un grand combat où les Athéniens furent vainqueurs. Après quoi, ils abordèrent avec une flotte nombreuse chez les peuples nommés Haliens et entrèrent dans le Péloponnèse, où ils tuèrent beaucoup de leurs ennemis. Ceux du Péloponnèse ayant rassemblé leurs forces, pour résister à cette incursion, il se donna une seconde bataille auprès de Cécryphalie, où les Athéniens remportèrent une seconde victoire. Pour profiter de ces avantages, sachant que les Éginètes, fiers des succès qu'ils avaient eus en plusieurs rencontres, ne leur voulaient pas de bien, ils résolurent de leur porter la guerre. Les habitants d'Égine qui avaient une grande expérience et une grande réputation dans les combats de mer, ne s'effrayèrent pas de l'entreprise des Athéniens. Après avoir augmenté le nombre de leurs galères, qui était déjà considérable, ils livrèrent un combat naval où ils furent vaincus et perdirent soixante et dix bâtiments. Humiliés par cette défaite, ils se soumirent aux conditions que leur imposèrent les Athéniens redevables de cette victoire aux travaux de Léocrate, qui avait tenu tête neuf mois entiers aux Éginètes. Ce fut alors que Deucétius, chef des Siciliens, homme illustre par sa naissance et l'un des plus puissants de ce temps‑là, bâtit la ville de Ménène, et partagea aux citoyens, dont il la peupla, le territoire des environs. Il attaqua ensuite Morgantine, ville importante, dont la prise lui donna une grande réputation parmi les siens.

Olymp. 80, an 3, 458 avant l'ère chrétienne.

L'année suivante, Bion étant archonte d'Athènes et P. Servilius Structus consul à Rome avec L. Aebutius Elvas, les habitants de Corinthe et ceux de Mégare, entrèrent en guerre au sujet de leurs limites. Cette dispute avait commencé par des pillages réciproques et par des querelles ou même des voies de fait, mais seulement entre des particuliers, et qui méritaient peu le nom de combat. Mais la dissension augmentant, les Mégariens qui avaient toujours eu le dessous et qui craignaient les Corinthiens, empruntèrent le secours d'Athènes. Alors les forces étant à peu près égales de part et d'autre, et les Corinthiens soutenus d'autres villes du Péloponnèse, ayant envoyé une armée contre Mégare, les Athéniens fournirent à cette ville, pour se défendre, un corps de troupes à la tête desquelles était Myronidès, homme célèbre par son courage. On en vint bientôt à un combat qui fut long et où les deux partis ayant donné autant de preuves de valeur, l'un que l'autre, la victoire demeura enfin aux Athéniens, qui mirent par terre un grand nombre de leurs adversaires. Peu de jours après, les Athéniens donnèrent dans la Cimolie une bataille semblable contre les mêmes ennemis et qui eut le même succès. En ce même temps, les Phocéens déclarèrent la guerre aux Doriens, qui tiraient leur origine des Spartiates et qui habitaient Cytinie, Boïe et Érinée, trois villes situées au pied de la montagne qu'on appelait Parnasse. Les premiers, après une victoire remportée sur les Doriens, se rendirent maîtres de ces villes. Alors les Lacédémoniens envoyèrent Nicomède, fils de Cléombrotus, porter du secours aux vaincus, en considération de l'alliance qui était entre eux. Ce secours consistait en quinze cents Spartiates, accompagnés de dix mille hommes des autres provinces du Péloponnèse, et le général était tuteur du roi Pleistonax encore enfant. Le fruit d'une victoire remportée sur les Phocéens, fut de reprendre sur eux les villes des Doriens et de faire la paix entre les deux peuples. Les Athéniens qui avaient su cette expédition, formèrent le dessein d'attaquer les Lacédémoniens à leur retour et sur leur route. Ils se fortifièrent même des Argiens et des Thessaliens leurs alliés, et suivis de cinquante vaisseaux le long des côtes, ils se saisirent du passage de Géranée avec quatorze mille hommes. Les Lacédémoniens instruits de ce projet, se détournèrent du côté de Tanagre en Béotie. Les Athéniens les y suivirent et là, on se mit bientôt en bataille de part et d'autre. Au milieu du  combat, les Thessaliens passèrent du côté des Lacédémoniens, et les Athéniens soutenus des Argiens seuls, ne se décourageant point de cette défection, il tomba de chaque côté un grand nombre de combattants et la nuit seule les sépara. Aussitôt après, les Thessaliens furent avertis qu'il venait de l'Attique un grand convoi aux Athéniens. Dès qu'ils eurent pris leur repas, ils se mirent en marche à nuit close pour l'enlever. Les conducteurs du convoi les prirent d'abord pour un détachement de leur armée qu'on envoyait au devant d'eux, mais revenant bientôt de leur méprise, ce convoi fut l'objet d'un combat aussi rude que mal ordonné. Les Thessaliens profitèrent au commencement, de l'erreur de leurs adversaires pour en tuer un grand nombre, et d'un autre côté, les Athéniens qui étaient dans leur camp, ayant eu avis de l'entreprise des Thessaliens se mirent incessamment à leur queue et arrivés presque aussitôt qu'eux, ils les prirent par derrière et en firent un grand carnage. Les Lacédémoniens d'autre part vinrent au secours des Thessaliens, de sorte que les deux armées s'étant de nouveau rassemblées là, ce qui n'était d'abord qu'une attaque de parti, devint une bataille rangée, où l'honneur des deux nations intéressées coûta la vie, de part et d'autre, à un grand nombre de soldats. L'avantage enfin demeura incertain pendant la nuit. Le lendemain même le laissa douteux. Ainsi l'on s'envoya des ambassades réciproques, par l'entremise desquelles on conclut une trêve de quatre mois.

XXXIII.  Olymp. 80, an 4, 457 avant l'ère chrétienne.

XXXIII. L'ANNÉE suivante, Mnésithide fut Archonte d'Athènes et Rome eut pour consuls L. Lucretius et T.Veturius Cicurinus. Les Thébains avilis dans la Grèce, à cause de l'alliance où ils étaient entrés avec Xerxès, cherchaient toute sorte de moyens pour se rétablir dans l'honneur et dans le crédit de leurs ancêtres. C'est pourquoi se voyant méprisés des habitants de la Béotie, qui ne voulaient plus reconnaître Thèbes pour leur capitale, ils prièrent les Lacédémoniens de les aider à recouvrer leurs droits et leur juridiction. Ils s'engageaient en récompense à faire la guerre aux Athéniens en leur propre nom, de sorte que les Spartiates ne seraient plus obligés d'envoyer aucunes troupes de terre hors du Péloponnèse. Les Lacédémoniens jugèrent cette proposition convenable et ils crurent qu'en rendant la ville de Thèbes puissante, ils donneraient à Athènes une rivale et une barrière. Ainsi ayant alors à Tanagre une grosse armée toute prête, ils l'employèrent à étendre les dépendances de Thèbes et à soumettre à cette ville toutes celles de la Béotie. Les Athéniens qui voulurent s'opposer à cet agrandissement, levèrent pour cette expédition un assez grand nombre de nouveaux soldats, auxquels ils donnèrent pour capitaine Myronidès, fils de Callias. Celui‑ci ayant fait assembler les plus remarquables d'entre eux, leur fixa le jour auquel il devait partir de la ville à la tête de sa troupe. Ce jour arriva avant que tous ceux qui devaient le suivre se fussent rendus à Athènes. Mais lui n'emmenant que les soldats qui s'étaient trouvés au rendez‑vous, se mit en marche vers la Béotie. Quelques officiers de ses amis lui représentèrent en vain qu'il serait plus sûr d'attendre que tout son monde fût assemblé. Myronidès, homme plein de sens de hardiesse,  leur répondit que ce n'était point à un général à attendre ses soldats, et que d'ailleurs il voyait dans le retardement de ceux qui n'avaient point paru au jour marqué une disposition à fuir l'aspect de l'ennemi dans le combat et à préférer leur sûreté aux intérêts de la patrie, au lieu que ceux qui avaient été fidèles au rendez‑vous, donnaient par là une assurance de leur fermeté au jour de l'action. L'événement vérifia cette conjecture, car Myronidès ayant attaqué des ennemis nombreux dans la Béotie avec peu de troupes, mais gens de choix et très résolus, il remporta une pleine victoire. On n'a pas même fait difficulté de la comparer aux plus célèbres batailles gagnées auparavant par les Athéniens. En effet, ni la victoire de Marathon, ni celle de Platées, remportées l'une et l'autre par les Athéniens sur les Perses, quelques mémorables qu'elles soient, ne paraissent avoir rien de supérieur à celle de Myronidès sur les Béotiens. Les autres victoires n'ont été remportées que sur des Barbares ou avec le secours de plusieurs autres Grecs : les Athéniens seuls ont eu part à celle-ci, dans laquelle ils avaient affaire à des gens estimés braves entre les Grecs mêmes, car les Thébains se sont toujours distingués par leur courage dans les combats et par leur patience dans les fatigues de la guerre. Depuis ce temps‑là, aux batailles de Leuctres et de Mantinée, les Thébains seuls attaquant les Lacédémoniens et tous leurs alliés, se signalèrent par leur courage, et le gain de ces deux batailles les mit tout d'un coup, et sans qu'on s'y attendît, à la tête de toute la Grèce. Cependant aucun de nos historiens ne nous a laissé la description de la bataille dont nous parlons actuellement, quoiqu'elle n'ait pas moins été glorieuse pour les vainqueurs que les deux autres. Myronidès par celle‑ci est devenu comparable aux plus grands capitaines qui l'ont précédé, tels que Thémistocle, Miltiade et Cimon. Au sortir du combat il alla assiéger et prendre Tanagra, après quoi il en fit raser les murailles et parcourut ensuite toute la Béotie en la ravageant. Il en distribua les dépouilles à ses soldats qui y trouvèrent de grandes richesses. Les Béotiens désespérés de cette perte, se réunirent et formèrent encore une grosse armée. Il se donna dans les vignobles de la Béotie, un nouveau combat, dont les deux partis soutinrent toutes les fatigues avec une égale constance pendant un jour entier. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que les Athéniens y demeurèrent vainqueurs ; après quoi, Myronidès se rendit maître de toutes les villes de la Béotie, à l'exception de Thèbes. Sortant ensuite de cette province, il mena son armée contre les Locriens, surnommés Opontiens. Les ayant vaincus au premier abord, il tira d'eux des otages et poussa sa course jusqu'au bord de la mer. Revenant sur ses pas, il vainquit les Phocéens aussi aisément qu'il avait vaincu les Locriens, et ayant aussi exigé des otages d'eux, il passa jusque dans la Thessalie. Là il reprocha aux Thessaliens la trahison dont ils s'étaient rendus coupables l'année précédente à l'égard des Athéniens et il voulait qu'ils rappelassent dans toutes leurs villes ceux des citoyens qu'ils avaient bannis à cette occasion. La ville de Pharsale ayant refusé cette demande, il l'assiégea, mais comme il ne put pas la prendre d'emblée et que le siège traînait en longueur, il l'abandonna et revint à Athènes. Il y fut reçu avec de grandes acclamations, comme ayant fait de très grandes choses en très peu de temps. Voilà ce que l’histoire fournit pour cette année.

XXXIV.  Olymp. 81, an 1,  456 ans avant l'ère chrétienne.

XXXIV. EN la 81e olympiade, où Polymnaste de Cyrène remporta le prix de la course, Callias fut archonte d'Athènes et Rome eut pour consuls Servius Sulpitius et Publius Volumnius Amintinus. Tolmidès, commandant général de la marine d'Athènes, plein d'émulation pour la gloire de Myronidès, cherchait avec empressement une occasion de se distinguer. Comme jusqu'à ce temps‑là on ne se souvenait pas que la Laconie eût jamais été ravagée, il proposa au peuple cette expédition, et ne demandant que mille hommes sur ses galères, il se chargea de brûler avec ce secours tous les environs de Lacédémone et d'abattre l'orgueil des Spartiates. Le peuple y ayant consenti. Il imagina cet expédient pour se faire suivre, sans qu'on s'en aperçût, d'un bien plus grand nombre de soldats. Les citoyens jugeaient bien qu'il formerait sa troupe des plus jeunes et des plus forts, mais lui s'adressant d'abord à ceux de cette espèce, disait en particulier à chacun d'eux qu'il avait droit de l'enrôler, mais qu'il lui serait bien plus glorieux de s'aller inscrire comme de lui‑même, que d'attendre le choix et l'ordre du général. Il en fit plus de trois mille par cette voie. Exerçant ensuite l'autorité qu'on lui avait donnée, il en choisit mille autres parmi ceux qui ne s'étaient pas présentés. Ainsi ayant fait d'ailleurs tous ses préparatifs, il fit mettre à la voile cinquante galères montées par quatre mille hommes. Étant arrivé à Méthone, ville de Laconie, il s'en saisit, mais à l'arrivée des Lacédémoniens, qui venaient au secours de ce poste, il en partit et vint à Gythie, où les Spartiates avaient un port et l'ayant pris aussi, il en brûla tous les vaisseaux et ravagea ensuite la campagne des environs. Partant de là, il aborda à Zacynthe de Céphalénie, où il se rendit maître de toutes les villes de cette île. Après quoi, traversant le bras de mer, il alla mouiller à Naupacte. L'ayant prise d'emblée, il y établit des Messéniens de distinction. Ceux‑ci avaient été prisonniers de guerre des Lacédémoniens, qui les avaient relâchés ensuite sur leur parole, car dans ce temps les Lacédémoniens ayant fait la guerre aux Messéniens et aux ilotes révoltés, après avoir soumis les uns et les autres, ils relâchèrent, comme nous venons de le dire, tous ceux qu'ils avaient pris dans Messène et dans Ithome, qui lui servait de citadelle, mais ayant puni de mort ceux des ilotes qui étaient auteurs de la révolte, ils mirent les autres dans l'esclavage.

Olymp. 81, an 2, 455 ans avant l'ère chrétienne.

SOSISTRATE étant archonte d'Athènes, les Romains créèrent consuls P. Valerius Publicola et C. Claudius Rhegillanus. Tolmidès passa toute cette année dans la Béotie. Mais les Athéniens mirent Periclès, fils de Xanthippe, à la tête d'une armée d'hommes choisis et lui donnant une flotte de cinquante voiles et de mille soldats, ils l'envoyèrent dans le Péloponnèse.  
Il en ravagea une grande partie, et entrant dans l'Acarnanie, jusqu'auprès des Oeniades, il en prit toutes les villes. Ainsi les Athéniens s'acquirent cette année beaucoup de gloire par leur valeur et par leurs conquêtes.

XXXV.  Olymp. 81, an 3, 454 ans avant l'ère chrétienne.

XXXV. Du temps d'Ariston, archonte d'Athènes, les Romains firent consuls Q. Fabius Vibulanus et L. Cornelius Curetinus. Les Athéniens et les habitants du Péloponnèse convinrent mutuellement d'une trêve de cinq années, par l'entremise de Cimon l’Athénien. Mais il s'éleva en Sicile une guerre entre les citoyens d'Égeste et ceux de Lilybée, au sujet des terres qui bordent le fleuve Mazare. Un rude combat qui se donna entre eux en fit périr beaucoup de part et d'autre, sans diminuer leur animosité réciproque. Mais cette guerre ayant été suivie d'une distribution de terres mal entendue  et faite au hasard entre les citoyens de chaque ville, la haine se mit entre eux et fit naître des dissensions et des troubles, dont les Syracusains se sentirent plus que tous les autres, car un nommé Tyndaridès, homme entreprenant et audacieux, commença par ramasser un grand nombre de pauvres, dont il forma un corps, qui devait être sa garde dans le temps de la tyrannie où il aspirait. Son dessein ayant été bientôt pénétré, il fut jugé et condamné à mort, mais lorsqu'on le conduisait en prison, ceux qu'il avait rassemblés et entretenus, se jetèrent sur les archers. Cependant les meilleurs citoyens accourant à ce tumulte, se saisirent de ces novateurs et de ces traîtres et les firent mourir tous ensemble avec Tyndaridès. Le même embarras se renouvela néanmoins plus d'une fois, et il y eut consécutivement assez de prétendants à la tyrannie, pour engager le peuple de Syracuse à imiter les Athéniens dans l'établissement d'une loi à peu près semblable à celle de l'ostracisme, car à Athènes, chaque citoyen était obligé d'écrire sur une coquille le nom de celui qu'il croyait le plus capable de se rendre maître des citoyens. À Syracuse, c'était une feuille d'olivier sur laquelle on écrivait le nom de celui qui paraissait le plus puissant de la ville. Après quoi, l'on comptait les feuilles et celui dont le nom se trouvait sur un plus grand nombre de ces feuilles était banni pour cinq ans. Ils croyaient abattre par là les espérances de ceux que leur crédit ou leurs facultés auraient pu engager à entreprendre quelque chose contre la liberté publique. Ainsi cet exil au lieu d'être la punition d'un crime commis, n'était qu'une précaution contre un pouvoir dangereux. La différence de la matière qui servait à ce scrutin  a fait que ce qui s'appelait à Athènes l'ostracisme, s'appelait à Syracuse le pétalisme, mais au lieu que cette pratique dura longtemps chez les Athéniens, les Syracusains l'abolirent bientôt par les considérations suivantes. Cette peine ou ce danger des citoyens de distinction faisait que ceux qui par leur crédit ou par leur vertu auraient été les plus capables de servir la patrie, s'éloignaient des affaires publiques et menaient une vie retirée, ne pensant qu'à faire valoir leur bien. Ils se laissaient aller à la mollesse et à la volupté. Au contraire, les citoyens les plus vils ou les plus insolents se mêlaient du gouvernement et portaient la populace à la nouveauté et au tumulte, ce qui, faisant naître des divisions et des partis, jeta bientôt toute la ville dans des émotions perpétuelles et très fâcheuses. On voyait naître une foule de dénonciateurs qui prétendaient gouverner le peuple. Les plus jeunes se mêlaient d'être orateurs et voulaient changer la vie honnête et régulière de leurs ancêtres, en des pratiques licencieuses et pernicieuses. La paix, dont on jouissait alors, entretenait encore l'abondance parmi eux, mais personne ne songeait ni à conserver l'union dans les esprits, ni à maintenir l'ordre de la justice. Ce dérèglement général fit ouvrir les yeux aux Syracusains, qui se repentirent bientôt d'avoir établi la loi du pétalisme, et qui l'abrogèrent en très peu de temps. Ce sont là les principaux faits de cette année.

Olymp. 81, an 4, 453 ans avant l'ère chrétienne.

LYSICRATE étant archonte d'Athènes, C. Nautius Rutilus et L. Minutius Augurinus furent consuls à Rome. Périclès, général des Athéniens, ayant fait une descente dans le Péloponnèse, ravagea les campagnes de la Sicyonie. Les habitants s'étant rassemblés pour résister à ce torrent, il se donna un combat où Périclès demeura vainqueur et défit assez de troupes pour réduire le reste à se renfermer dans leur capitale, qu'il assiégea. Cependant, après plusieurs attaques inutiles, voyant que les Lacédémoniens venaient au secours de Sicyone, il leva le siège et s'embarqua pour passer dans l'Acarnanie. Là il parcourut tout le pays des Oeniades, d'où il remporta de grandes dépouilles. De là faisant voile vers la Chersonèse, il en distribua le territoire à mille citoyens. Dans le même temps Tolmidès, l'autre général d'Athènes, étant passé dans l'Eubée, distribua à mille autres citoyens le territoire de Naxium et borna là ses exploits.

XXXVI. PAR rapport à la Sicile, comme les Tyrrhéniens infestaient la mer, les Syracusains, ayant donné à Phaelus le commandement de leur flotte, l'envoyèrent dans la Tyrrhénie ou Toscane. Il commença par une descente dans l'île Aethalie qu'il ravagea. Mais ayant reçu en secret de l'argent des Toscans, il revint à Syracuse, sans avoir rien fait de remarquable. Les Syracusains lui firent son procès et le condamnèrent à l'exil pour crime de trahison. Après quoi, ils donnèrent sa place à un autre général nommé Apelles et l'envoyèrent en Toscane avec une flotte de soixante voiles. Celui‑ci ayant parcouru les rivages de cette province, aborda en l'île de Corse, possédée alors par les Toscans. Il fit le dégât dans cette île et s'étant rendu maître de l'Aetalie à son retour, il rentra dans la Sicile avec un grand nombre de captifs et d'autres richesses qu'il rapportait. Ce fut à peu près en ce temps‑là que Deucetius, chef des Siciliens, rassembla toutes les villes de la Sicile de même origine, excepté Hyblé, sous la domination d'une seule capital, et comme il était homme actif, il entreprit de grands ouvrages, car ayant tiré beaucoup d'argent du trésor commun des Siciliens, il transporta la ville de Nées sa patrie, dans la plaine et auprès du temple des dieux Palicès, où il la rebâtit superbement et l'appela du nom même de ces dieux. À leur occasion nous ne pouvons nous dispenser de parler de l'antiquité et des merveilles de leur temple et surtout de celle qui arrive par le moyen de leurs fameuses coupes. Ce sont comme des vases qui ne sont pas extrêmement larges, mais d'où il s'élève des étincelles qui paraissent sortir d'une grande profondeur. On dirait que ce sont des chaudrons posés sur un grand feu et que l'eau qui en déborde est elle‑même enflammée. On n'oserait s'approcher de cet embrasement pour en découvrir la cause, et la terreur que cet objet imprime dans l'âme y fait reconnaître quelque chose de surnaturel et de divin. Cette eau répand au loin une forte odeur de souffre et il sort du fond des vases un bruit souterrain dont on est épouvanté. Ce qu'il y a de surprenant, est que cette eau ne s'écoule jamais par dessus les bords, quoiqu'elle ne baisse jamais, et qu'au contraire elle se soutienne toujours à une hauteur et dans une agitation extraordinaire. Ce temple est si respecté qu'on y va faire les serments qui regardent les affaires les plus importantes, et la punition a toujours suivi de près le parjure. On a vu des gens en sortir aveugles, et la persuasion où l'on est de la sévérité des dieux qui l'habitent, fait qu'en des causes épineuses, où l'une des parties paraît opprimée par la puissance de l'autre, on termine le procès par la seule voie du serment prononcé dans ce temple par l'une ou par l'autre. Il est devenu depuis quelque temps un asile inviolable, où les esclaves surtout, qui sont tombés entre les mains de maîtres violents et cruels, trouvent du secours et de la protection, car les maîtres n'ont pas droit de tirer de force hors de ce temple les esclaves qui s'y sont réfugiés, et ceux‑ci y demeurèrent en sûreté jusqu'à ce que les maîtres, s'en rapportant à des arbitres humains et équitables, se soient réconciliés avec ces esclaves, et ayant confirmé par serment les promesses qu'on leur fait faire pour l'avenir. Il n'y a pas d'exemples que ces serments aient encore été violés,  et la crainte des dieux fait respecter la servitude même. Du reste ce temple est situé dans un lieu très agréable et il est accompagné de portiques et de tous les ornements extérieurs qui lui conviennent. Mais en voilà assez sur ce sujet, reprenons le fil de notre histoire. Deucétius, après avoir bâti la ville de Palice et l'avoir entourée de murailles capables de la défendre, distribua par le sort aux habitants la campagne des environs. La fertilité du terroir et le nombre des citoyens procura en peu de temps à cette ville une puissance qui n'a duré aussi que peu de temps, car ayant été renversée, elle est demeurée déserte jusqu'à nos jours. Nous entrerons dans ce détail en son lieu propre. C'est là ce qui concerne la Sicile pour cette année.  

À l'égard de l'Italie, 58 ans après que les Crotoniates eurent détruit la ville de Sybaris, un certain Thessalus rassembla ce qui se trouvait encore de Sybarites vivants et rebâtit cette ville en sa même place entre le fleuve Sybaris et le fleuve Crathis. Les habitants commençaient à s'enrichir par l'abondance des campagnes voisines. Mais au bout de six ans ils en furent encore chassés, comme nous le raconterons dans le livre suivant.

XXXVII.  Olymp. 82, an 2, 452 ans avant l'ère chrétienne.

XXXVII. Antidotus étant archonte d'Athènes, les Romains firent consuls L. Posthumius et M. Horatius. En cette année, Deucétius, commandant des Siciliens, prit la Ville d'Etna, après en avoir fait égorger secrètement le gouverneur. Menant ensuite ses troupes vers Agrigente, il assiégea Motye, défendue par une garnison d'Agrigentins. Ceux d'Agrigente vinrent au secours de leurs alliés, mais Deucétius battit les uns et les autres et leur enleva leur camp. Là‑dessus, l'hiver arriva et l'on se retira de part et d'autre. Alors, les Syracusains appelèrent en jugement Bolcon, qu'ils avaient envoyé comme général à cette bataille, qu'on avait perdue par sa faute, et comme il avait paru s'entendre secrètement avec Deucétius, ils le condamnèrent à la mort pour crime de trahison. Au retour de l'été, ils nommèrent un autre général, auquel ils donnèrent une armée considérable, avec ordre d'attaquer Deucétius. Ce général le joignit en effet auprès de Nomes. Après un violent combat et une grande perte de part et d'autre, les Syracusains remportèrent enfin la victoire et tuèrent encore beaucoup d'ennemis en les poursuivant dans leur fuite. La plupart de ceux qui se sauvèrent de cette déroute cherchèrent leur sûreté dans les forts qui restaient aux Siciliens et très peu demeurèrent attachés à la fortune de Deucétius. En ce même temps, les Agrigentins assiégèrent et prirent la citadelle de Motye, qui était occupée par les troupes de Deucétius, et joignirent leurs forces aux Syracusains déjà vainqueurs. Deucétius qui venait d'être battu, accablé de nouveau par la désertion des uns et par les trahisons des autres, tomba dans le dernier découragement. Enfin, comme il craignait que ceux qui paraissaient encore lui être le plus dévoués, ne se saisissent de sa personne, il les prévint et, s'échappant la nuit, il s'enfuit à cheval à Syracuse. Il n'était pas encore jour qu'il arriva dans la place publique, et là, se mettant au pied des autels, il se déclara suppliant de la ville et se rendit, lui et tout le pays dont il était maître, aux Syracusains. Tout le peuple, au bruit d'une semblable nouvelle, accourut à la place publique, et les chefs convoquèrent l'assemblée, pour régler ce qu'on ferait au sujet de Deucétius. Quelques-uns de ceux qui avaient coutume de haranguer, soutenaient qu'il fallait le traiter en ennemi de la république et le punir des hostilités qu'il avait exercées contre elle, mais les plus considérables d'entre les sénateurs qui se trouvaient là, représentèrent qu'il fallait respecter la qualité de suppliant et craindre les revers de la fortune et les retours de la vengeance céleste. "Vous ne devez pas examiner, ajoutaient‑ils, quelle peine Deucétius a méritée, mais quelle vertu il sied bien aux Syracusains de pratiquer. Il serait honteux de faire mourir un homme que la fortune a privé de toute défense et de tout appui, et il est digne de la religion de tout un peuple de révérer dans un suppliant le nom des dieux qu'il invoque." Il s'éleva aussitôt de toute l'assemblée comme une seule voix, qui prononça la grâce de Deucétius. Les Syracusains, après l'avoir ainsi absous, l'envoyèrent à Corinthe où ils le condamnèrent à demeurer toute sa vie, mais ils firent partir avec lui un fonds nécessaire pour sa subsistance. Pour nous, ayant achevé l'année qui a précédé l'expédition des Athéniens en Chypre sous le commandement de Cimon, comme nous nous étions proposés de le faire dans ce livre, nous le terminerons ici.

Fin du XIe livre.