table des matières de l'œuvre d'Aristote TABLE DES MAtières de la métaphysique
ARISTOTE
MÉTAPHYSIQUE
autre traduction de Pierron et Zévort
SAINT-HILAIRE
LIVRE IV CHAPITRE PREMIER De la science spéciale de l'Être considéré uniquement en tant qu'Être, avec ses attributs essentiels ; cette science est distincte de toutes les sciences qui étudient l'Être sous un point de vue particulier. |
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§ 1. [1003a] [21] Il est une science qui considère l'Être en tant qu'Être, et qui considère en même temps toutes les conditions essentielles que l'Être peut présenter. Cette science-là ne peut se confondre d'aucune manière avec les autres sciences, qui ont un sujet particulier, puisque pas une de ces sciences n'étudie d'une manière universelle l'Être en tant qu'Être; mais, le découpant dans une de ses parties, [25] elles limitent leurs recherches aux phénomènes qu'on peut observer dans cette partie spéciale. C'est ce que font, par exemple, les sciences mathématiques. § 2. Mais, quand on ne s'attache, comme nous, qu'aux principes et aux causes les plus élevées, on voit clairement que ces principes doivent être ceux d'une certaine nature prise en soi .
§ 3. Si
donc les philosophes qui ont étudié les éléments des choses
étudiaient, eux aussi, ces mêmes principes, il en résulte
nécessairement que les [30] éléments vrais de l'Être doivent être
non pas accidentels, mais essentiels; et voilà pourquoi nous, aussi
bien que nos devanciers, nous essayons de découvrir les éléments de
l'Être en tant qu'Être. |
M. Schwegler a remarqué que ce quatrième livre contient deux parties distinctes, qui ne se lient point entre elles : la première, qui s'étend du ch. Ι au ch. Ill, § 7; et la seconde, qui, du ch. III, § 7 jusqu'à la fin du livre, expose et défend, à travers bien des digressions, le grand principe de contradiction. M. Schwegler aurait pu aller plus loin encore ; car il est évident que la première partie ne tient pas non plus à ce qui précède, et qu'elle ne fait que répéter, sous une autre forme, ce qui a été dit déjà dans le premier et le second livres sur la Philosophie première, appelée ici pour la première fois : « la Science de l'Être en tant qu'Être ». Quant à la seconde partie, elle pourrait se rattacher assez étroitement à la discussion sur les principes que renferme le troisième livre; et le principe de contradiction en particulier est énoncé formellement, liv. III, ch. ΙΙ, § 1.2. Dans le même livre, ch. Ι, § 5, Aristote se pose la question de savoir si la science qui étudie les principes de l'Être, doit aussi étudier les principes de la démonstration. Ainsi, la discussion sur le principe de contradiction pourrait faire suite immédiatement à la discussion générale sur la nature des principes ; mais il y a, entre ces deux discussions, la première partie, qui ne se rapporte à aucune des deux, et qui n'est peut-être qu'une interpolation § 1. Il est une science. Ceci est évidemment le commencement d'un traité spécial, tout comme le début du second livre, l'Alpha élatton. Ces dissonances et ces désordres ne doivent pas nous étonner dans la rédaction de la Métaphysique, telle qu'elle nous est parvenue. IL est possible d'ailleurs que toutes ces rédactions appartiennent également à Aristote, puisqu'il n'a pas publié lui-même son ouvrage, et qu'à sa mort il l'a laissé incomplet. Voir ma Dissertation spéciale. Si ce quatrième livre faisait réellement suite à ce qui précède, il est bien présumable qu'il n'aurait pas manqué de rappeler, dès son début, ce qui a déjà été dit de la Philosophie première. — Toutes les conditions essentielles. Comme, par exemple, l'unité, l'identité, la diversité, etc. — Qui ont un sujet particulier. Cette théorie est parfaitement vraie ; et la Métaphysique est la seule science qui soit générale. Les autres ne peuvent jamais l'être; et la nécessité de celle-là est aussi certaine que sa supériorité. — Les sciences mathématiques. Qui considèrent l'Être non pas en tant qu'Être, mais en tant que quantité, nombre, figure, solide, etc. § 2. D'une certaine nature. Le mot de Nature a ici le sens de Réalité ; c'est à une réalité d'une espèce distincte que s'adresse la science générale de l'Être. § 3. Si donc les philosophes. Les pensées de ce § ne paraissent pas se suivre très régulièrement; et la conclusion que tire l'auteur ne semble pas ressortir très évidemment des propositions qui la précèdent. Alexandre d'Aphrodise l'avait déjà remarqué; et M. Schwegler insiste avec raison sur cette trop juste critique. — Les éléments vrais. J'ai ajouté l'épithète. |
Des acceptions différentes du mot Être ; exemples à l'appui; de la science qui étudie l'Être en tant qu'Être; les sciences spéciales n'étudient que des espèces de l'Être; identité de l'Un et de l'Être; citation du Choix des contraires; une même science connaît les contraires opposés ; différence de la négation et de la privation ; réduction de toutes les oppositions à celle de l'unité et de la pluralité ; rôle de la philosophie dans ces questions, à côté de la Dialectique et de la Sophistique; conclusion sur la science de l'Être considéré uniquement comme tel. |
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§ 1. Le mot d'Être peut avoir bien des acceptions; mais toutes ces acceptions diverses se rapportent à une certaine unité, et à une réalité naturelle, unique pour toutes ces acceptions. Ce n'est pas un mot simplement homonyme ; mais il en est du mot Être comme du mot [35] Sain, qui peut s'appliquer à tout ce qui concerne la santé, tantôt à ce qui la conserve, tantôt à ce qui la produit, tantôt à ce qui l'indique, et tantôt à l'être qui peut en jouir. [1003b] C'est encore le même rapport que soutient le mot Médical avec tout ce qui concerne la médecine. Médical peut se dire tout aussi bien, et de ce qui possède la science de la médecine, et de ce qui est doué de qualités naturelles pour l'acquérir, et du résultat que la médecine obtient. Nous pourrions citer bien d'autres mots qui présentent des diversités analogues à celles-là. § 2. [5] C'est absolument de cette façon que le mot d'Être peut recevoir des acceptions multiples, qui toutes cependant se rapportent à un seul et unique principe. Ainsi, Être se dit tantôt de ce qui est une substance réelle, tantôt de ce qui n'est qu'un attribut de la substance, tantôt de ce qui tend à devenir une réalité substantielle, tantôt des destructions, des négations, des propriétés de la substance, tantôt de ce qui la fait ou la produit, tantôt de ce qui est en rapport purement verbal avec elle, ou enfin de ce qui constitue des négations de toutes [10] ces nuances de l'Être, ou des négations de l'Être lui-même. C'est même en ce dernier sens que l'on peut dire du Non-être qu'il Est le Non-être. § 3. De même donc qu'il appartient à une seule science de s'occuper de tout ce qui regarde la santé, comme nous venons de le dire, de même aussi pour toute autre chose ; car ce ne sont pas seulement les attributs essentiels d'un seul être que doit considérer une seule et unique science; ce sont, de plus, toutes les relations de cette unique nature ; [15] car, à certains égards, ces derniers attributs s'appliquent bien aussi à ce seul être. Il faut donc en conclure que considérer les êtres en tant qu'êtres est l'objet d'une seule et même science. § 4. En toutes choses, la science s'occupe principalement du primitif, c'est-à-dire, de ce dont tout le reste dépend et tire son appellation. Or, si ce primitif est la substance, le philosophe a le devoir d'étudier les principes et les causes des substances. § 5. Pour un genre d'êtres tout entier, quel qu'il soit, il n'y a jamais qu'une seule manière [20] de les percevoir et une seule science ; et par exemple, la grammaire, tout en restant une seule et même science, étudie tous les mots du langage. Si donc c'est à une science génériquement une, d'étudier toutes les espèces de l'Être, chacune de ces espèces seront étudiées par des espèces particulières de cette science. § 6. L'Être et l'Un sont identiques et sont une seule et même réalité naturelle, parce qu'ils se suivent toujours l'un l'autre, comme principe et comme cause, et non pas seulement comme étant exprimés par un seul et même mot. [25] Par conséquent, il n'y a aucun inconvénient à les prendre pour semblables ; et en cela, il y a plutôt avantage. En effet, c'est bien toujours au fond la même chose de dire : C'est Un homme, ou bien C'est un être qui Est homme, ou simplement, Il est homme. On a beau accumuler les mots en les redoublant, on ne dit rien de plus : Il est un homme, ou Il est homme, ou bien C'est un être qui est homme. § 7. Il est clair que, dans aucun cas, on ne sépare jamais l'idée de l'Être de l'idée de l'Unité, ni dans la production, ni [30] dans la destruction. Il en est tout à fait de même de la notion de l'Un, qu'on ne sépare jamais non plus de la notion d'Être. Il faut en conclure que l'addition d'un de ces termes a tout-à-fait le même sens, et que l'Un ne diffère en rien de l'Être. La substance de chacun d'eux est une, et ne l'est pas accidentellement ; c'est de part et d'autre également la réalité d'un objet individuel. § 8. Voilà pourquoi autant il y a d'espèces de l'Un, autant il y en a de l'Être. C'est à une science génériquement une d'étudier ce que sont toutes ces espèces; je veux dire, par exemple, d'étudier ce que c'est que l'Identité, la Ressemblance, et toutes les autres nuances de cet ordre, en même temps aussi que les notions qui y sont opposées. Or, presque tous les contraires peuvent se réduire à ce principe de l'unité et de la pluralité, [1004a] ainsi que nous l'avons expliqué dans notre Choix des contraires. § 9. On comprend qu'il y a autant de parties distinctes dans la philosophie qu'il y a de substances; et par conséquent, entre ces parties diverses, l'une viendra la première, tandis que l'autre ne viendra qu'en sous-ordre. [5] Comme ce qu'on trouve tout d'abord, ce sont les différents genres, qui ont tous l'Un et l'Être, les sciences doivent se partager de la même manière, en les suivant . Le philosophe est, à cet égard, dans la situation du mathématicien, ainsi qu'on l'appelle, puisque les mathématiques ont également diverses parties, et qu'en elles aussi on peut distinguer une science qui est la supérieure, une autre qui est,la seconde, et d'autres qui ne viennent qu'à leur suite. § 10. Comme c'est à une même et unique science qu'il appartient [10] de considérer les opposés, et que l'opposé de l'unité, c'est la pluralité, il s'ensuit qu'il appartient aussi à une seule et même science de considérer la négation et la privation, parce qu'on peut étudier, à ce double point de vue, I'Un, auquel la négation, ou la privation, s'adresse. En effet, ou nous disons d'une manière absolue d'une chose qu'elle n'existe pas du tout, ou nous disons simplement qu'elle n'est pas applicable à tel genre. § 11. Seulement, dans la négation, la différence est jointe à l'objet Un, contrairement à ce que la négation exprime; car la négation est [15] la suppression de cette différence, tandis que, dans la privation, il subsiste toujours une certaine nature à laquelle la privation doit s'adresser. § 12. Mais, la pluralité étant l'opposé de l'unité, les termes opposés à ceux que nous avons mentionnés, c'est-à-dire l'Autre, le Dissemblable, l'Inégal et toutes les nuances appliquées, soit à ces termes, soit à la pluralité, soit à l'unité, sont l'objet [20] de la science dont nous nous occupons. L'opposition par contraire est bien aussi un de ces termes ; car cette opposition est une différence, et la différence constate l'existence d'une autre chose. § 13. Par suite, quoique le mot d'Être puisse être pris en plusieurs sens, et, quoique tous les termes dont nous venons de parler puissent en avoir aussi plusieurs, ce n'en est pas moins l'objet d'une seule science de les étudier tous; car ce n'est pas la pluralité des acceptions qui exige une autre science ; mais il en faut une autre toutes les fois que [25] les définitions ne se rapportent pas directement à un seul et même objet, oui ne sont pas en quelque relation avec lui. § 14. Mais, si tout se rapporte au primitif, et si par exemple tout ce qui reçoit le nom d'Un doit être rapporté à l'Un primitif, cette remarque s'applique également bien à l'idée du Même, à celle de l'Autre, et à celle des Contraires. C'est là ce qui fait que, après avoir distingué toutes les acceptions diverses d'un mot, il faut avoir soin de montrer comment elles s'appliquent au primitif, dans chacune des catégories. [30] Ainsi, l'une de ces acceptions vient de ce que l'être en question possède ces qualités ; l'autre, de ce qu'il les produit ; une troisième, de ce qu'il est exprimé selon tels autres modes analogues à ceux-là. § 15. Il est donc clair, comme nous l'avons dit en posant ces questions, que c'est à une seule science d'étudier toutes ces différences et la substance qu'elles affectent ; et c'était là un des problèmes signalés par nous. § 16. [1004b] Le devoir du philosophe, c'est de pouvoir en ceci tout comprendre ; car, si ce n'était pas lui, quel autre aurait à examiner des questions comme les suivantes : « Socrate est-il une seule et même chose que Socrate assis ? Telle unité est-elle contraire à telle autre unité? Et qu'est-ce que le contraire? En combien de sens peut-il être compris ? », et une foule d'autres questions qui ressemblent à celles-là ? § 17. [5] Mais, comme les modes essentiels qu'on vient d'indiquer sont ceux de l'unité, en tant qu'unité, et ceux de l'Être, en tant qu'Être, et non pas en tant que ce sont des nombres, des lignes ou du feu, il en résulte évidemment que c'est à cette science cherchée par nous qu'il appartient de connaître ce que sont ces termes en eux-mêmes, et ce que sont les relations qui s'y appliquent. Il n'est pas moins clair qu'on ne peut pas reprocher à ceux qui s'occupent de ces matières de ne pas les traiter en philosophes; mais ils se trompent en ce que, la substance étant antérieure à tout le reste, [10] ils n'en soufflent pas mot. § 18. Or, de même que le nombre, en tant que nombre, a ses modifications propres, qui sont d'être impair, d'être pair, d'être proportionnel, égal, plus grand, plus petit, et que ces propriétés affectent les nombres pris en eux-mêmes ou dans leurs relations les uns avec les autres, et de même encore qu'il y a des propriétés spéciales du solide, qui est immobile ou qui est en mouvement, [15] qui n'a pas de poids ou qui en a ; de même aussi L'Être en tant qu'Être a ses propriétés, et c'est justement à les étudier que le philosophe doit s'appliquer pour découvrir le vrai. § 19. Ce qui le prouve bien, c'est que les Dialecticiens et les Sophistes, qui s'affublent du même vêtement que la philosophie, la Sophistique n'étant qu'une philosophie factice, et les Dialecticiens ne se faisant pas faute [20] de parler de tout, et par conséquent aussi de l'Être, qui est le sujet commun de toutes les recherches, les Sophistes, dis je, et les Dialecticiens dissertent tous sur ces matières, parce qu'en effet ces matières-là sont évidemment le domaine de la philosophie et son domaine propre. § 20. Ainsi, la Sophistique et la Dialectique tournent dans le même cercle de questions que la philosophie; mais la philosophie se distingue, de celle-ci par la manière dont elle emploie ses forces, et de celle-là par l'intention qu'elle apporte dans la conduite de la vie. [25] La Dialectique essaie de connaître les choses que la philosophie connaît à fond; et, quant à la Sophistique, elle n'a qu'une apparence sans réalité; elle semble être, mais elle n'est pas. § 21. Quoi qu'il en soit, la privation est la seconde des deux combinaisons que peuvent présenter les contraires; tous ils se ramènent à l'Être et au Non-être, à l'unité et à la pluralité. Ainsi, par exemple, on peut classer l'inertie dans l'unité, et le mouvement dans la pluralité. § 22. Or, on est assez généralement d'accord pour admettre [30] que les êtres et la substance viennent des contraires. Aussi, tous les philosophes reconnaissent-ils que les principes sont contraires : les uns les voyant dans l'impair et le pair; les autres, dans le chaud et le froid; ceux-ci, dans le fini et l'infini ; ceux-là, dans l'Amour .et la Discorde; toutes ces oppositions et tant d'autres pouvant se réduire à celle de l'unité et de la pluralité. § 23. Supposons donc qu'en effet elles s'y réduisent, comme l'a démontré l'analyse que nous en avons faite, [1005a] et que les principes se rangent absolument dans ces deux classes, comme ils y ont été rangés par nos devanciers. Ces considérations ne peuvent que nous faire voir une fois de plus que c'est à une seule et même science d'étudier l'Être; car toutes les choses, ou sont elles-mêmes des contraires, ou viennent de contraires, qui les produisent. [5] Or, les principes des contraires eux-mêmes sont l'unité et la pluralité, objets d'une même et seule science, soit que ces termes n'aient qu'une acception, soit qu'ils en aient plusieurs, comme c'est peut-être le cas. § 24. Mais, bien que l'unité puisse s'entendre en plusieurs sens, tout le reste de ces acceptions diverses se ramènera à l'acception primitive, ainsi que les contraires; et, en supposant même que l'Être et l'Un ne soient pas des universaux identiques pour toutes choses, ou [10] qu'ils n'existent pas séparément, comme sans doute ils n'existent point en effet de cette façon, il n'en est pas moins vrai que toutes ces acceptions se rapportent directement à l'unité, ou qu'elles viennent à sa suite. § 25. C'est là ce qui fait que ce n'est pas au géomètre d'étudier ce qu'on doit entendre par le Contraire, le Parfait, l'Un, l'Être, le Même, l'Autre ; ou du moins, il ne peut les étudier qu'en en supposant préalablement l'existence.
§ 26. Donc, en résumé, il
appartient certainement à une seule et même science d'étudier l'Être en tant
qu'Être, avec tous les attributs qui lui sont propres, à ce titre. [15] Et non
seulement cette même science doit étudier les substances, mais aussi leurs
conditions essentielles ; et, sans parler de celles que nous avons indiquées,
elle doit analyser également l'Antérieur et le Postérieur, le Genre et l'Espèce,
le Tout et la Partie, et toutes les autres notions qui sont analogues à
celles-là. |
§ 1. Le mot d'Être. Cette remarque, qui est très exacte, a été répétée bien souvent par Aristote ; et pour laisser au langage philosophique toute sa précision, nous devons, comme Aristote, veiller avec le plus grand soin à la nuance des mots qu'on emploie dans ces matières. Plus loin, le livre V tout entier sera consacré à des définitions. — A une réalité naturelle. Le texte dit simplement : «A une nature ». Du mot Sain le mot Médical. Il est possible que les exemples donnés ici soient plus justes dans la langue grecque que dans la nôtre ; mais le parallélisme des deux langues n'est pas, dans ces mots, aussi complet qu'on pourrait le désirer. § 2. A un seul et unique principe. C'est le terme même dont se sert le texte, et qui n'est peut-être pas très bien choisi dans le cas actuel.— Qu'il Est le Non-être. Il est clair que, quand on dit du Non-être qu'il Est, il y a là une contradiction évidente ; et le mot Est appliqué au Non-être, ne peut plus avoir le même sens tout-à-fait que quand on l'applique à une réalité et à une substance. D'ailleurs, ces distinctions sont bien subtiles. § 3. Les attributs essentiels... les relations. Il y a dans le texte grec deux nuances, qui sont représentées par deux prépositions diverses ; j'ai rendu le sens de ces deux prépositions sans pour voir leur donner, dans notre langue, des équivalents directs. Ces formules différentes sont très souvent employées par Aristote, et elles méritent toujours une attention spéciale. M. Schwegler, dans son commentaire sur ce passage, a rassemblé plusieurs citations empruntées à la Métaphysique, qui ne peuvent laisser le moindre doute. La première préposition indique un rapport étroit et essentiel ; la seconde, au contraire, a une signification beaucoup plus large. Dans un cas, ce sont les attributs essentiels de l'Être, qui le font ce qu'il est; dans le second cas, ce sont les relations d'ordre multiple qu'il soutient avec tout ce qui se rapporte à lui plus ou moins directement, et reçoit la même appellation que lui, d'une manière plus ou moins rapprochée. — Il faut donc en conclure. La conclusion n'est pas très rigoureuse ; mais en elle-même elle est fort claire. — D'une seule et mime science. La science ici désignée est la Philosophie première, ou Métaphysique. § 4. Le philosophe. En tant qu'il se consacre à la Métaphysique, ou Philosophie première. § 5. Qu'une seule manière de les percevoir. On ne voit pas bien comment cette pensée se rattache à ce qui la précède et à ce qui la suit. L'exemple même que donne Aristote ne sert pas beaucoup à l'éclaircir; car on ne voit pas que la grammaire perçoive les mots du langage autrement qu'on ne perçoit les sons de tous genres. — Génériquement une. C'est-à-dire, qui reste une et la même, tout en embrassant un genre d'êtres tout entier. — Chacune de ces espèces. Le texte n'est pas aussi développé ; mais on n'aurait pu en reproduire fidèlement la concision qu'en restant tout-à-fait obscur. — Des espèces particulières de cette science. C'est ainsi que les mathématiques, prises comme science d'un genre, ont plusieurs espèces, telles que l'arithmétique, la géométrie, la géodésie, la musique, etc. § 6. L'Être et l'Un sont identiques. C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'être qui ne soit un, et que toute unité représente un certain être. Les deux termes sont inséparables, « parce que l'un accompagne toujours l'autre. » — Comme principe et comme cause. L'Être peut être considéré comme principe, et l'Un, comme cause. Il importe d'ailleurs assez peu, puisqu'on reconnaît qu'ils sont identiques substantiellement, et non pas seulement par le mot qui les exprime. — La même chose. Dans les exemples qui suivent, on ne voit pas bien clairement l'identité de l'Un et de l'Être, qu'ils doivent cependant démontrer. Ma traduction n'a pu davantage faire saillir cette identité. — On ne dit rien plus. C'est la répétition de ce qui vient d'être dit. Peut-être le texte est-il altéré; et M. Bonitz pense, en se fondant sur le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise, que le texte complet devrait être : « L'homme est homme, et l'homme est un homme ». Le texte vulgaire me semble suffisant, et celui qu'on propose n'est pas préférable. L'auteur veut dire évidemment que l'Un et l'Être se confondent si bien qu'il suffit d'exprimer un des deux pour que l'idée de l'autre surgisse en même temps; les répéter est donc inutile, puisqu'un seul suffit. La suite du contexte prouve bien que c'est le sens de ce passage. § 7. Qu'on ne sépare jamais de la notion d'Être. J'ai ajouté ces mots, parce qu'ils m'ont paru indispensables pour compléter la pensée, et aussi parce qu'ils ressortent de ce qui les précède. — D'un de ces termes. Même remarque. — L'Un ne diffère en rien de l'Être. C'est-à-dire que l'unité se confond absolument avec l'existence, et que dire d'une chose qu'elle est Une, c'est dire absolument que : Elle est; de même que dire qu'elle est, c'est dire aussi qu'elle est Une et individuelle. Point d'existence sans unité ; point d'unité sans existence. — C'est de part et d'autre également. Ce sens, un peu différent que celui qui est ordinairement adopté, me semble plus conforme à l'ensemble de la pensée, et plus correct. § 8. Génériquement une. Voir plus haut, § 5. — L'Identité, la Ressemblance. Ce sont plus particulièrement les modes de l'unité; mais ce sont aussi les modes de l'Être. — Qui y sont opposées. La non-identité, la dissemblance. — De l'unité et de la pluralité. J'ai ajouté ces mots, qui non seulement sont indispensables, mais qui de plus sont justifiés par l'explication donnée un peu plus bas, § 10 et § 20. — Notre Choix des contraires. Ce titre d'ouvrage n'est pas précisément celui qui se trouve dans le catalogue de Diogène de Laërte; il ne parle que d'un Traité des contraires en un livre, édition Firmin-Didot, p. 206, 218, 588, 616, 669. Mais Alexandre d'Aphrodise, p. 642, b, 17, édition Bonitz, rappelle qu'Aristote cite encore ce Choix des contraires dans le second livre de son Traité sur le Bien; il répète cette assertion en commentant un peu plus loin le § 22. Dans la Métaphysique même, Aristote fait plusieurs fois allusion à cet ouvrage, d'abord à ce § 22; puis liv. X, ch. III, § 10; liv. XI, ch. III, § 8; et peut-être aussi liv. XII, ch. VII, § 9. Du reste, Aristote paraît varier sur le titre de son ouvrage ; et, dans les passages qui viennent d'être cités, il le nomme aussi : « la Division des Contraires ». § 9. Qu'il y a de substances. Le texte est ici bien vague, et il est probable qu'il s'agit des substances éternelles ou périssables, immobiles ou mobiles, etc. Les diverses parties de la philosophie répondent à cette diversité des substances ; et la Métaphysique, ou Philosophie première, s'occupe des substances les plus hautes, c'est-à-dire, de celles qui sont immobiles et éternelles, et du moteur immobile. — Tout d'abord. L'Être et l'Un n'ont de réalité que dans les différents genres qu'ils comprennent ; et c'est dans ce sens que, tout d'abord, ils se partagent en ces divers genres. — Ainsi qu'on l'appelle. Ceci semble indiquer que le terme de Mathématicien était d'un emploi assez récent au temps d'Aristote. — Qui est la supérieure. Probablement, l'arithmétique. — Qui est la seconde. Probablement, la géométrie. — Et d'autres. Astrono¬mie, Géodésie, Harmonie, Optique , etc. C'est ainsi qu'en philosophie, on distingue aussi la Philosophie première ou Métaphysique, et la Philosophie seconde ou Physique ; voir plus loin, liv. VI, ch. I, § 6, et liv. VIII, ch. II, § 6. § 10. De considérer les opposés. Voir plus haut, § 2. Voir aussi sur la théorie des Opposés, Catégories, ch. X, § 2. — C'est la pluralité. Voir plus haut, § 8. — Car nous disons. J'adopte la variante fournie par Alexandre d'Aphrodise, ainsi que l'a adoptée M. Bonitz; elle ne change pas beaucoup le sens ; mais elle est grammaticalement plus correcte. § 11. La différence est jointe à l'objet Un. L'expression du texte est aussi obscure, bien que la pensée soit très claire. Dans la négation, le sujet reste le même, si la négation n'est pas absolue et si elle touche à l'attribut sans toucher à l'existence. Dans la privation, on suppose toujours que la qualité qu'on retranche devrait appartenir naturellement au sujet à qui on la refuse. Ainsi, la cécité est une privation et non une négation, pour les êtres auxquels la nature a accordé la vue. On ne peut pas dire d'une chose qu'elle est aveugle, lorsqu'elle n'est pas faite pour jouir de la faculté de voir. — Une certaine nature. L'être n'en subsiste pas moins comme la nature l'a fait sous tous les autres rapports, sauf celui que la privation lui retranche. § 12. A ceux que nous avons mentionnés. Voir plus haut, § 8. — De la science dont nous nous occupons. C'est-à-dire, de la Philosophie première. — L'opposition par contraire. Le texte dit d'un seul mot : la Contrariété ». Je n'ai pas pu employer ce mot, qui est consacré à un autre sens dans notre langue. Sur l'opposition par contraire, voir les Catégories, ch. XI, § 3, p. 121 de ma traduction. — L'existence d'une autre chose. Ici encore le texte se contente d'un seul mot, que j'ai dû rendre par une périphrase. § 13. D'une seule science. Cette science unique, qui étudie l'Être sous toutes ses formes et dans tous ses modes, c'est la Philosophie première. — Les définitions. Le terme dont se sert le texte est usez vague ; il a plusieurs sens, et celui de Définition m'a paru encore le meilleur. § 14. Mais si tout se rapporte au primitif. Voir plus haut, liv. III, ch. I, § 9. Le primitif est dans le langage du Péripatétisme le terme le plus général, qui comprend tous les autres, et auquel ils sont subordonnés. — A l'Un primitif. J'ai conservé cette formule, qui est peut-être un peu bizarre, mais qui est assez claire après tout ce qui précède. — Dans chacune des catégories. M. Bonitz pense que le mot de Catégorie est pris dans un sens général et qu'il ne doit pas s'appliquer particulièrement aux Catégories énoncées dans le traité de ce nom. Je ne saurais partager cette opinion, parce que, dans le reste même de la phrase, deux de ces Catégories sont expressément nommées, celle de la Possession et celle de la Production. Les autres modes analogues à ceux-là sont le reste des Catégories. Ainsi, pour chacune des acceptions, il faut voir, en suivant l'ordre des catégories, dans quel rapport elle est avec le primitif. — L'une vient de ce que l'être en question. Je ne suis pas sûr d'avoir bien saisi le sens de cette phrase, qui, dans le texte, est amphibologique. — Ces qualités. Le texte est aussi vague ; mais je crois que par « Ces Qualités », il faut entendre le Même, l'Autre, le Contraire, dont il est parlé au début de la phrase. M. Schwegler comprend que telle acception possède le primitif, que telle autre le produit. Je ne puis partager non plus cette opinion. Le primitif ne peut être ni possédé, ni surtout produit par les termes inférieurs; ce serait plutôt lui qui les produirait. Mais on doit avouer que tout ce passage peut se prêter à des interprétations très diverses. § 15. En posant ces questions... un des problèmes signalés par nous. Voir plus haut, liv. III, ch. 1, §§ 5 et 8. § 16. Du philosophe. Peut-être vaudrait-il mieux dire : « de la Philosophie première » ; mais j'ai suivi le texte. — En ceci. J'ai ajouté ces mots, qui me paraissent indispensables ; car « tout comprendre » ne veut dire dans ce passage que Comprendre à la fois la substance et ses attributs, l'être pris en lui-même et les qualités diverses qu'il peut présenter. C'est là ce qu'exprime l'exemple, d'ailleurs assez étrange, de Socrate, pris absolument, et de Socrate assis. Voir plus haut, liv. III, ch. II, §§ 17 à 19. § 17. Cette science cherchée par nous. C'est-à-dire, la Philosophie première. — Ces termes en eux-mêmes. On pourrait traduire encore : « Les êtres en soi », l'expression du texte étant tout-à-fait indéterminée ; mais le sens que j'ai adopté me paraît, plus conforme à toute la pensée. La nuance d'ailleurs n'est pas considérable. Un moyen de concilier les deux idées, ce serait de traduire : « Ce qu'est la chose » et de conserver ainsi toute l'indéte¬mination du texte grec.— Ils n'en soufflent pas mot. Cette expression française a quelque chose de familier, que je crois voir aussi dans celle dont se sert Aristote. § 18. Qui n'a pas de poids ou qui en a. Il serait plus exact de dire : « Qui a plus ou moine de poids ». — A ses propriétés. Il aurait été bon de préciser quelles sont ces propriétés de l'Être, comme on vient de le faire pour le nombre et pour le solide. D'après ce qui a été dit plus haut, quelques-unes des propriétés de l'Être, ce sont l'unité, la diversité, l'identité, etc. Voir plus loin, § 25. § 19. Ce qui le prouve bien. Cette preuve, tirée de la Dialectique et de la Sophistique, comparées à la philosophie, ne semble pas péremptoire. — Les Dialecticiens et les Sophistes. Aristote n'a jamais parlé autrement d'eux, traitant la Dialectique avec une certaine pitié indulgente, et la Sophistique avec un profond mépris. Voir plus loin, liv. XI, ch. III, § 7 ; Derniers Analytiques, liv. I, ch. II, § 1, p. 7 de ma traduction; Topiques, liv. I, ch. I, § 1, et ch. IX, § 6, p. 2 et 7 de ma traduction; Réfutations des Sophistes, ch. II, § 2, p. 337 de ma traduction : Rhétorique, ch. I, § 11, p. 12 de ma traduction. — Les Sophistes, dis je, et les Dialecticiens. J'ai été obligé de faire cette répétition, parce qu'autrement la phrase aurait été trop longue et trop peu claire. § 20. Tournent dans le même cercle de questions. Cette métaphore est dans le texte. — De celle-ci. De la Dialectique, qui ne s'appuie que sur les opinions reçues et simplement vraisemblables, tandis que la philosophie se fonde sur les principes vrais et essentiels de la chose qu'elle étudie. - Et de celle-là. De la Sophistique, qui n'a d'autre intention que de paraître sage et savante, et qui ne se fait aucun scrupule de tromper les hommes, en n'étant ni savante ni sage. — Par l'intention qu'elle apporte dans la conduite de la vie. — L'expression du texte est assez singulière et assez obscure. Le sens que j'y donne est encore le plus acceptable. Pour toute cette critique d'Aristote contre la Sophistique, il faut se rappeler la satire que Platon en a faite dans le Sophiste. § 21. Quoi qu'il en soit. La transition n'est pas aussi marquée dans le texte, qui dit simplement : « Encore ». La question à laquelle Aristote revient est indiquée d'ailleurs plus haut, § 10. — La seconde des deux combinaisons. Voir aussi les Catégories, ch. X, § 11, p. 113 de ma traduction. - A l'Être et au Non-être. L'affirmation et la négation. — A l'unité et à la pluralité. Voir plus haut §§ 10 et 12. - L'inertie... le mouvement. Qui sont des contraires. Il semble que l'inertie rentrerait plutôt dans le Non-être ; et le mouvement, dans l'Être. § 22. Tous les philosophes. Dont les opinions ont été passées en revue dans le Ier livre de la Métaphysique. — L'impair et le pair. Ceci désigne les Pythagoriciens. - Le chaud et le froid. Ceci désigne Parménide. — Le fini et l'infini. C'est Platon. — L'Amour et la Discorde. C'est Empédocle. § 23. L'analyse que nous en avons faite. Voir plus haut, § 8. - Par nos devanciers. Le texte ne dit pas précisément : « Nos devanciers » ; il dit seulement : « Par d'autres ». Ces Autres sont évidemment les philosophes indiqués dans les 9 § précédents. — Une fois de plus. Aristote sent lui-même qu'il a déjà bien sou-vent répété cette pensée. — L'unité et la pluralité. C'est ce qui a été déjà affirmé au § précédent. § 24. Que l'unité puisse s'entendre en plusieurs sens. Voir plus loin, liv. V, ch. I, § 6. — Ne soient pas des universaux. Voir plus haut, liv. III, ch. III, §§ 10 et 11, où il a été démontré que l'Être et l'Un ne peuvent pas être des universaux ni des principes. § 25. Au géomètre. C'est l'expression même du texte ; mais il évident que la géométrie est prise ici comme exemple d'une des sciences particulières, qui n'ont pas plus qu'elle à étudier des notions appartenant à la philosophie première. — En en supposant préalablement l'existence. Le texte dit : « Par hypothèse » ; ce qui revient au même. § 26. Donc. Réponse à la question posée plus haut, liv. III, ch. I, § 5. — Que nous avons indiquées. Voir plus haut, §§ 10 à 15. — Analogues à celles-là. Voir plus haut, § sur les notions du Même, de l'Autre, du Contraire, de l'Opposé, etc. |
La science qui étudie l'Être dans toute sa généralité est celle aussi qui doit connaître les axiomes mathématiques; les sciences particulières n'ont point à expliquer les axiomes dont elles se servent; erreur du Physicien, excusable à certains égards ; c'est à la philosophie de s'occuper des axiomes ; importance du principe de contradiction, le plus général et le plus ferme de tous les principes; Héraclite. |
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§ 1. Maintenant, nous devons rechercher si c'est à une seule et même science, ou si c'est à une science différente, [20] qu'il appartient d'étudier ce que, dans les mathématiques, on appelle les Axiomes, en même temps que d'étudier la substance. § 2. Pour nous, il est évident que l'examen des axiomes appartient à une seule et même science, qui est celle du philosophe. Les axiomes s'appliquent à tous les êtres sans exception et non point spécialement à tel genre d'êtres, à l'exclusion des autres. De plus, dans toutes les sciences, on se sert des axiomes, parce qu'ils concernent l'Être en tant qu'Être, bien que l'objet de chacune d'elles soit toujours l'Être considéré sous un certain point de vue. [25] Mais elles ne font usage des axiomes que dans la mesure où il leur convient d'y recourir, c'est à (lire, selon l'étendue du genre auquel s'adressent leurs démonstrations. § 3. Comme il est manifeste que les axiomes s'appliquent à tous les êtres en tant qu'êtres, puisque c'est là leur caractère commun, il en résulte que les étudier revient de droit à celui-là même qui considère l'Être en tant qu'il Est purement et simplement. Aussi, parmi ceux qui consacrent leurs recherches à un genre d'êtres partiels,[30] personne ne pense-t-il à dire un mot des axiomes, pour savoir s'ils sont vrais ou faux, pas plus le géomètre que l'arithméticien. § 4. Il n'y a que les Physiciens qui parfois y ont songé ; et ce n'était pas absolument sans raison pour eux, puisqu'ils se persuadaient qu'ils étaient les seuls à s'occuper de la nature considérée dans son ensemble, et à s'occuper de l'Être. Mais il y a une étude plus haute encore que l'étude de la nature, puisque après tout la nature n'est qu'un genre particulier de l'Être, [35] et l'étude de ces matières supérieures regarde la science qui considère l'universel, et ne s'attache qu'à la première substance. § 5. [1005b] Sans doute, la Physique est bien aussi une philosophie d'un certain genre; mais ce n'est pas la philosophie première ; et tout ce que les Physiciens se sont quelquefois hasardés à dire de la vérité et des moyens de la reconnaître, prouve de reste leur complète ignorance des principes mêmes de l'analyse; car il faut de longues préparations pour en arriver [5] à comprendre de telles questions, et ce n'est pas à des écoliers qu'il appartient de les approfondir. § 6. On le voit donc : c'est au philosophe et à celui qui étend son regard sur la substance entière, telle qu'elle est dans la nature, de s'enquérir également des principes sur lesquels le raisonnement s'appuie. Mais, de même qu'en chaque science celui qui la connaît le mieux est capable d'indiquer aussi les principes les plus solides du sujet dont il s'occupe, [10] de même celui qui étudie l'Être en tant qu'Être a également sur tous les êtres les principes les plus fermes ; et celui-ci, c'est le philosophe. § 7. Or, le plus inébranlable de tous les principes est le principe sur lequel il est absolument impossible de se tromper. Un tel principe doit être le plus notoire de tous les principes, puisqu'on ne se trompe jamais que sur les choses qu'on ne connaît pas, et il doit être pur de toute hypothèse. [15] Mais le principe qu'il faut nécessairement admettre pour comprendre quoi que ce soit à la réalité, ce principe là n'a rien d'hypothétique; et la notion que l'on doit posséder nécessairement, pour connaître quoi que ce puisse être à un degré quelconque, est un accompagnement nécessaire de tous les pas qu'on fait. § 8. Qu'un tel principe soit le plus incontestable de tous les principes, c'est ce que chacun doit voir. Mais quel est-il précisément? Après ce qui précède, nous pouvons l'énoncer en disant que le voici : [20] « Il est impossible qu'une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même autre chose, sous un même rapport. » § 9. Si nous ajoutions quelques développements à cette définition, ce serait uniquement pour répondre aux objections, toutes logiques, qu'on pourrait y opposer; mais ce principe n'en est pas moins le plus certain de tous sans contredit, et il a bien le caractère que nous lui attribuons. § 10. Personne, en effet, ne peut jamais penser qu'une même chose puisse être et n'être pas, comme [25] on prétend quelquefois que le disait Héraclite. Il est vrai qu'il n'est pas nécessaire de penser tout ce qu'on dit ; mais, s'il ne se peut jamais qu'une seule et même chose reçoive les contraires, proposition que nous pourrions appuyer de toutes les considérations qu'on y joint d'ordinaire, et si une pensée est contraire à une autre pensée quand elle la contredit, il s'ensuit évidemment qu'un même esprit ne peut point penser tout ensemble [30] que la même chose est et n'est point ; car celui qui commettrait cette grossière erreur devrait avoir en un seul et même instant des pensées contraire. § 11. Aussi, toutes les fois qu'on fait une démonstration, s'appuie-t-on en définitive sur ce principe que nous venons de poser, et qui, par la nature même des choses, est le point de départ obligé de tous les autres axiomes. |
§ 1. Dans les mathématiques. Ceci est un point intéressant de l'histoire des mathématiques. Dès le temps d'Aristote, elles admettaient déjà les axiomes, sans chercher à s'en rendre compte, comme peut le faire la philosophie première. Il paraît bien aussi que ce sont les mathématiques qui ont les premières employé ce mot d'Axiomes. Voir plus haut, liv. III, ch. 1, § 5, et ch. II, § 12, sur le devoir de la philosophie d'étudier les Axiomes en même temps que l'Être. § 2. Qui est celle du philosophe. En tant que le philosophe étudie la Métaphysique. - Mais elles ne font usage des axiomes. Tout ce qui est dit ici des axiomes est parfaitement applicable à l'état actuel de nos sciences, comme ce l'était aux sciences du temps d'Aristote. Les mathématiques mêmes ne faisaient pas exception ; et, si elles avaient été les premières a se servir des axiomes, elles ne s'en servaient que dans une mesure restreinte et selon les besoins spéciaux de leur sujet; ou, comme le disait Aristote, dans les limites de leur système. Voir les Derniers Analytiques, liv. I, ch. x, 3, p. 57 de ma traduction. § 3. Leur caractère commun. L'expression grecque est un peu plus vague. — L'Être en tant qu'il Est. J'ai un peu changé la t'ennuie ordinaire de l'Être en tant qu'Être. - Pas plus le géomètre. Voir la même remarque dans les Derniers Analytiques, liv. 1, ch. XII. § 3, p. 70 de ma traduction. § 4. Les Physiciens. C'est-à-dire les philosophes de l'école d'Ionie. — Considérée dans son ensemble. Le texte n'est pas tout-à-fait aussi formel. — La nature n'est qu'un genre particulier de l'Être. Il y a, au-dessus de l'être mobile et périssable de la nature, l'être immobile et éternel. 5. La Physique est bien aussi une philosophie. Aujourd'hui cette assertion ne serait pas très exacte ; elle l'était au temps d'Aristote, et l'on peut s'en convaincre par la lecture de sa Physique. — De l'analyse. Ou mot à mot : « des Analytiques » . Je ne crois pas qu'il s'agisse ici du traité spécial qui porte ce nom; il s'agit seulement des matières qui en font l'objet. Voir plus loin, ch. IV, § 2. § 6. On le voit donc. Alexandre d'Aphrodise voudrait placer ce § avant le 5e, qui le précède. M. Schwegler approuve celle substitution; M. Donitz la repousse comme peu nécessaire et même comme fausse. Je suis de l'avis de M. Honitz; et il n'y a rien â changer au texte ordinaire. La suite des pensées telle qu'il la donne est très suffisamment régulière — Sur lesquels le raisonnement s'appuie. Le texte dit précisément : « sur les principes syllogistiques » C'est là ce qui a poussé Aristote à composer l'Organon et à élever ce prodigieux monument. § 7. Absolument impossible de se tromper. Il n'y a guère en effet que le principe de contradiction sur lequel l'erreur ne soit pas possible et qui soit absolument indiscutable; car celui-la même qui essaie de le combattre l'affirme de toute nécessité, dans l'argument dont il se servirait pour l'attaquer. — Accompagnement nécessaire de tous les pas qu'on fait. La métaphore est en grande partie dans le texte même: elle n'est pas de moi. § 8. Il est impossible.... Voilà bien l'énoncé du principe de contradiction tel que nous le formons encore aujourd'hui, Est-ce Aristote qui a invente celte formule? On doit le croire. § 9. Si nous ajoutions quelques développements. Voir le chapitre suivant. — Aux objections, toutes logiques. C'est le terme même dont se sert le texte: il y a là quelque nuance de dédain. Les objections logiques ou verbales ne sont que superficielles, et elles ne vont pas au fond des choses. Voir la même expression, plus loin, liv. XIV, ch. I, § 5. § 10. Des pensées contraires. Cette simultanéité n'est pas plus possible pour les esprits que pour les corps. § 11. Le point de départ obligé. Le texte dit précisément : « le principe »; mais le mot grec a tout aussi bien le sens de Commencement, qui me semble préférable ici. — Voir la Préface sur le principe de contradiction. |
Défense du principe de contradiction ; il est évident de soi et n'a pas besoin de démonstration ; objections qu'on essaie de faire contre la vérité de ce principe ; futilité de ces objections ; méthode à suivre pour forcer l'adversaire à répondre directement à la question qu'on lui a faite; erreurs monstrueuses auxquelles aboutit cette doctrine, en détruisant toute idée de substance; et en réduisant l'Être et ses attributs à de simples qualités; limites nécessaires des attributs; il n'y a pas attributs d'attributs; confusion de toutes 'choses ; l'affirmation et la négation sont également vraies et également fausses; critique de Protagore ; critique d'Anaxagore ; scepticisme universel ; danger et fausseté de ce système ; la pratique constante des choses de la vie démontre combien il est erroné ; il y a quelque chose d'absolu dans le monde ; il y a tout au moins du plus et du moins dans les choses ; condamnation sévère du Scepticisme. |
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§ 1. [35] Ainsi que nous l'avons dit, il y a des philosophes qui prétendent qu'il est possible que la même chose soit et ne soit pas, [1006a] et que l'esprit peut avoir la pensée simultanée des contraires. Bon nombre de Physiciens aussi admettent cette possibilité. Mais, quant à nous, nous affirmons qu'il ne se peut jamais qu'en même temps une même chose soit et ne soit pas; et c'est en vertu de cette conviction que nous avons déclaré ce principe le plus incontestable [5] de tous les principes. § 2. Ceux qui essaient de démontrer ce principe lui-même ne le font que faute de lumières suffisantes ; car c'est manquer de lumières que de ne pas discerner les choses qu'on doit chercher à démontrer, et celles qu'on ne doit pas démontrer du tout. Il est bien impossible qu'il y ait démonstration de tout sans exception, puisque ce serait se perdre dans l'infini, et que, de cette façon, il n'y aurait jamais de démonstration possible. § 3. [10] Mais, s'il y a des choses qu'on ne doit pas vouloir démontrer, nos contradicteurs seraient bien embarrassés de dire quel principe mériterait cette exception mieux que le nôtre. On pourrait essayer, il est vrai, de démontrer, sous forme de réduction à l'absurde, que ce principe est impossible. Mais il faudrait tout au moins que celui qui le combattrait voulût bien seulement dire quelque chose d'intelligible; et, s'il est hors d'état de rien dire, il serait assez plaisant de chercher à parler raison avec quelqu'un qui ne donne aucune raison sur le sujet même où ce quelqu'un est si peu raisonnable. Un tel homme, [15] en se conduisant ainsi, n'a guère plus de rapport avec nous que n'en a une plante. § 4. A mon sens, démontrer quelque chose par voie de réduction à l'absurde est fort différent de démontrer par la voie ordinaire. Celui qui essaierait de démontrer directement la fausseté du principe établi par nous, paraîtrait bien vite faire une pétition de principe. Mais, si c'est un autre, si c'est l'adversaire qui est cause de cette faute, c'est une simple réduction à l'absurde, et ce n'est plus là une démonstration. Pour répondre à toutes les objections de ce genre, le vrai moyen n'est pas de demander à l'adversaire de déclarer si la chose est [20] ou n'est pas; car on verrait sans peine qu'on fait une pétition de principe ; mais c'est de lui demander une énonciation quelconque qui soit intelligible pour lui et pour l'autre interlocuteur. C'est là, en effet, une condition nécessaire du moment qu'il parle; autrement, il ne se comprendrait pas plus lui-même qu'il ne serait compris d'autrui. § 5. Dès que l'adversaire a fait cette concession, la démonstration [25] devient possible, puisqu'on a dès lors un sujet précis. qu'on peut discuter. Mais ce n'est pas celui qui démontre qui a provoqué ce résultat, c'est celui qui accepte la discussion ; car, tout en détruisant le raisonnement par sa base, il n'en accepte pas moins qu'on raisonne avec lui. § 6. Un premier point qui est en ceci de toute clarté, c'est qu'on ne peut pas exprimer le [30] nom d'une chose sans dire que la chose est ou n'est point telle chose; d'où il suit qu'il ne se peut pas pour une chose quelconque qu'elle soit de telle façon, et en même temps ne soit pas de cette façon. § 7. De plus, si ce mot Homme, par exemple, exprime un certain être individuel, et que sa définition soit, si l'on veut, Animal-bipède, quand je dis que ce mot représente un certain être individuel, j'entends que, si telle chose est homme, en supposant qu'il s'agisse de l'homme, cette chose aura tous les attributs de l'homme. Peu importe d'ailleurs qu'on prétende qu'un mot peut désigner plusieurs êtres, pourvu seulement que ces êtres soient en nombre défini. [1006b] En effet, on pourrait alors imposer un nom différent à chaque signification particulière. Par exemple, si l'on nie que le mot Homme n'ait qu'un sens, et si l'on prétend qu'il en a plusieurs, il y en aura toujours un qui, pris isolément, serait celui d'Animal-bipède.
§ 8. En supposant aussi qu'il peut y avoir pour l'homme bien d'autres
définitions que celle-là, le nombre en est limité; [5] et à chacune d'elles on
peut attribuer un nom différent et spécial. Si on ne le fait pas, et si l'on
croit que les significations d'un mot peuvent être en nombre infini, alors il
n'y a plus de langage possible. Ne pas exprimer quelque chose d'un et
d'individuel, c'est ne rien exprimer du tout; et, du moment que les mots ne
signifient plus rien, il n'est plus possible aux humains de s'entendre entre
eux; et, à dire vrai, il sera tout aussi impossible de s'entendre avec soi-même,
[10] puisqu'on ne peut jamais penser qu'à la condition de penser quelque chose
d'individuel. Or, dès qu'on peut penser à quelque chose de précis, on peut
donner un nom précis à cette § 9. Reconnaissons donc, ainsi que nous l'avons dit au début, qu'un mot a toujours une signification et qu'il signifie une seule et unique chose. Il ne se peut certes pas qu'être homme signifie la même chose que n'être pas homme, du moment que le mot Homme signifie non pas seulement l'attribut d'un être, [15] mais bien une seule et même nature et un être individuel. C'est que l'attribut d'un être Un ne doit pas être considéré par nous comme signifiant cet être lui-même; car, s'il en était ainsi, les attributs de Blanc, de Musicien, et le substantif Homme exprimeraient alors une seule et même chose, un seul et même être. § 10. Par suite, tous ces attributs sans exception seraient l'individu, puisqu'ils sont synonymes, et que la même chose ne peut jamais tout ensemble être et n'être pas, si ce n'est par simple homonymie, comme si l'être appelé par nous du nom d'Homme [20] recevait des autres l'appellation de Non-homme. Mais la question n'est pas de savoir si le mot peut à la fois être et n'être pas Homme, mais si la chose, si l'être réel, le peut. Si le mot Homme et le mot Non-homme ne signifient pas des choses différentes, il est clair que n'être pas Homme a aussi le même sens qu'être Homme, et que réciproquement être homme se confond [25] avec n'être pas homme. Ce ne serait alors qu'un seul et même être. § 11. Or, être une seule et même chose signifie que la définition est identique et une, comme pour les deux mots de Vêtement et d'Habit. Mais si c'était ici une seule et même chose qui fût exprimée, être homme se confondrait avec ne pas être homme. Or, nous venons de démontrer que les deux sens sont tout différents l'un de l'autre. § 12. C'est donc une nécessité, si toutefois cette définition est la véritable, qu'être homme, c'est être Animal-bipède; [30] car le mot d'Homme n'avait pas un autre sens; et si c'est là une conclusion nécessaire, il ne se peut plus dès lors qu'il ne soit pas un animal bipède ; car la nécessité d'être homme implique l'impossibilité de ne l'être pas. Donc, il ne se peut point que le même être soit et ne soit pas homme, en un même temps. § 13. Le raisonnement est le même si l'on dit que le mot en question est Non-homme; [1007a] car être Homme et être Non-homme sont des expressions différentes , aussi évidemment qu'être blanc est tout autre chose qu'être Homme. Même en ceci, l'opposition est beaucoup plus forte, de façon que le sens est encore plus différent. Mais, si l'on [5] va jusqu'à soutenir que le blanc et l'individu qui est blanc sont une seule et même chose, nous répondrons, en répétant ce que nous avons déjà dit, à savoir que tout alors sans exception se confond en une seule unité, et que ce ne sont même plus seulement les opposés qui se confondent ainsi. § 14. Mais, comme cela ne se peut pas, notre objection conserve toute sa force, pourvu qu'on veuille bien ne répondre qu'à ce qu'on demande. A une interrogation simple et absolue, si l'on répond en ajoutant tout ce qui n'est pas l'objet dont il s'agit, ce n'est plus là répondre [10] à la question; car rien n'empêche que l'être ne soit tout ensemble homme, blanc, et mille choses de ce genre. Mais, quand on vous demande s'il est vrai que telle chose spéciale soit ou ne soit pas Homme, il faut ne répondre que par un terme qui indique une seule chose, et ne point ajouter que l'objet est blanc ou qu'il est grand; car, [15] les attributs accidentels étant innombrables, il serait bien impossible de les parcourir tous. Or, il faut, ou s'occuper de tous sans exception, ou ne s'occuper d'aucun. § 15. De même aussi, quoi qu'une même chose puisse être des milliers de fois Homme et Non-homme, il ne faut pas répondre, quand on vous demande si tel être est Homme, qu'il est Non-homme en même temps, puisqu'il n'est pas possible d'énumérer tout au long, dans la réponse qu'on fait, tout ce que l'homme est ou n'est pas; et si, par hasard, [20] on se laisse aller à cette énumération, il n'y a plus moyen de discuter. § 16. Soutenir de tels principes, c'est complètement détruire la substance ; c'est détruire ce qui fait qu'elle est ce qu'elle est. Dans ce système, tout se réduit nécessairement à de purs accidents; la réalité de l'homme et celle de l'animal cessent d'être et disparaissent également. Car, si l'homme est quelque chose de réel, il n'est pas possible que ce quelque chose soit le Non-homme, ou qu'il ne soit pas l'homme; [25] et ce sont là cependant les seules négations possibles de l'homme. L'être que cette notion désignait était un et individuel; et c'était bien là exprimer l'essence d'un certain être. § 17. Affirmer l'essence d'une chose revient à dire que cette chose ne peut pas être autre chose que ce qu'elle est. Mais si cette chose est tout ensemble l'homme, et aussi le Non-homme, ou la négation de l'homme, alors elle est une chose tout autre. Par conséquent, les partisans de cette théorie seront forcés de dire [30] qu'il ne peut jamais y avoir une définition essentielle de quoi que ce soit, mais qu'il n'y a que des accidents et des attributs. § 18. En effet, voici la différence de la substance et de l'attribut. Par exemple, la blancheur n'est qu'un accident et un attribut de l'homme, parce que l'homme peut avoir la blancheur, c'est-à-dire peut être blanc; mais sa substance n'est pas la blancheur. § 19. Si l'on ne peut jamais exprimer que des accidents et des attributs, alors il n'y a plus de primitif auquel l'attribut puisse s'adresser. Si l'accident indiqué toujours [35] une attribution à un sujet, selon la catégorie, [1007b] on se perd nécessairement dans l'infini. Mais il est bien impossible de parcourir l'infini, puisque la combinaison ne peut aller ici au-delà de deux, et qu'il ne se peut jamais que l'attribut soit attribué à un autre attribut, à moins que tous les deux ne soient les attributs d'une seule et même chose. Prenons, par exemple, les attributs Blanc et Musicien ; je puis dire que le musicien est blanc ou que le blanc est musicien, [5] parce que l'un et l'autre sont des attributs possibles de l'homme. Mais on ne peut pas dire de Socrate qu'il soit musicien en telle sorte que ces deux termes soient l'un et l'autre les attributs de quelque être différent de lui. § 20. Puis donc qu'il y a des attributs de ces deux choses, les uns de cette façon et les autres de la façon opposée, tous ceux qui le sont dans le sens où l'on dit que Blanc est un attribut de Socrate, ne peuvent être en nombre infini dans la série remontante ; et, par exemple, Socrate blanc [10] ne peut recevoir encore un autre attribut, parce que de l'ensemble de ces attributs accumulés, il ne pourrait jamais se former une unité individuelle quelconque. A plus forte raison, l'attribut Blanc ne pourrait-il avoir un autre attribut, Musicien, si l'on veut; car le premier n'est pas plus l'attribut du second que le second ne l'est du premier. § 21. Nous avons fait remarquer en même temps qu'il y a des attributs de ce genre, mais qu'il y en a aussi comme l'attribut de Musicien appliqué à Socrate. Pour ceux-ci, ce ne sont pas [15] des attributs attribués à des attributs ; mais les autres ne sont que cela. Par conséquent, tout n'est pas accident et attribut, comme on le dit; et il y aura un terme aussi pour désigner l'être en tant que substance. § 22. Or, s'il en est ainsi, on a démontré par cela même que les contradictoires ne peuvent jamais être attribuées simultanément à une seule et même chose. Si les contradictoires étaient toutes également vraies relativement à la même chose, tout dès lors [20] serait confondu avec tout. Ce serait une seule et même chose qu'une trirème, un mur, un homme, si l'on peut indifféremment ou tout affirmer ou nier tout, comme sont forcés de le soutenir les partisans de la théorie de Protagore. Si quelqu'un trouve que l'homme n'est pas une trirème, l'homme évidemment n'est pas une trirème; mais il l'est, si la contradictoire [25] est également vraie. § 23. On retombe alors aussi dans la doctrine d'Anaxagore : « Toutes choses sont confondues les unes avec les autres » ; et, par cela même, il n'y a plus rien qui soit réellement existant. Mais c'est là, il nous semble, ne parler que de l'indéterminé; et ces philosophes, tout en croyant parler de l'Être, ne parlent que du Non-être uniquement; car ce qui n'est qu'à l'état de simple possibilité, et non point à l'état de réalité complète, c'est ce qu'on doit précisément appeler l'indéterminé. § 24. On n'en doit pas moins pour toutes choses exprimer [30] l'affirmation ou la négation; car il serait absurde de soutenir que, si chaque être peut recevoir sa propre négation, il ne peut pas aussi recevoir la négation d'un autre être, qui n'est pas lui. Je veux dire, par exemple, que, s'il est vrai de nier de l'homme qu'il soit homme, il est encore plus clair qu'il n'est pas une trirème. Si donc on prétend que l'affirmation d'un objet différent est vraie, la négation ne l'est pas moins nécessairement. [35] Mais, si l'affirmation n'est pas vraie, la négation d'un objet différent sera vraie du premier objet plus encore que la sienne propre. [1008a] Si donc cette dernière lui est applicable, celle de la trirème le lui sera aussi ; et, si cette négation de la trirème est exacte, l'affirmation l'est également. § 25. Voilà les conséquences où sont réduits ceux qui soutiennent cette théorie, et. qui avancent que ce n'est jamais une nécessité, ou de nier, ou d'affirmer. S'il est vrai que tel être soit Homme et [5] aussi Non-homme indifféremment, il n'y a plus réellement ni Homme ni Non-homme, puisque, pour les deux, il y a aussi deux négations égales; et si, d'une part, les deux assertions se confondent en une seule, d'autre part, l'assertion opposée sera une assertion unique aussi. § 26. Ajoutez que, ou bien il en est ainsi pour toutes les propositions sans exception : par exemple, une chose est blanche et n'est pas blanche, une chose est et n'est pas, et de même pour toutes les autres affirmations et [10] négations; ou bien, il n'en est pas ainsi, et l'observation s'applique aux unes tandis qu'elle ne s'applique pas aux autres. Si elle ne s'applique pas à toutes, c'est qu'on passe condamnation sur celles auxquelles l'observation ne s'applique pas; et si elle s'applique à toutes, alors encore on peut nier tout ce qu'on a affirmé et affirmer tout ce qu'on a nié, ou bien nier ce qu'on a affirmé, sans pouvoir réciproquement affirmer tout [15] ce qu'on a nié. § 27. Si ce dernier cas a lieu, l'existence du Non-être devient indirectement certaine. Dès lors, on a un principe assuré, et, du moment que le Non-être est quelque chose d'assuré et de connu, l'affirmation opposée l'est encore davantage. Si l'on peut également affirmer tout ce qu'on a nié, alors il faut nécessairement, ou qu'on soit dans le vrai en divisant les propositions, et en disant, par exemple : [20] « Ceci est blanc »; et à l'inverse : « Ceci n'est pas blanc » ; ou bien, on n'est pas dans le vrai. Mais, si l'on n'est pas dans le vrai, même en faisant cette division, c'est que l'adversaire ne peut plus soutenir aucune de ces assertions, et qu'il n'y a plus rien à discuter. Et comment des êtres qui ne sont pas, pour raient-ils encore parler et penser ? § 28. Tout alors se confond et se réduit à l'unité, comme je le disais tout à l'heure ; et ce sera une même chose que l'homme, Dieu, une trirème, [25] ainsi que les contradictions de ces termes. Si, pour chaque cas, les assertions contradictoires sont également acceptables, une chose ne diffère plus d'une autre ; ou, si elle en diffère, ce sera cette différence qui sera vraie, et qui sera propre à la chose en question. Si l'on croit que, par la division des deux assertions, on peut arriver à la vérité, notre objection a toujours la même force. § 29. Ajoutez qu'alors tout le monde est dans le vrai, tout le monde est dans le faux ; et l'adversaire lui-même doit convenir [30] qu'il est aussi dans l'erreur. Il n'est pas moins clair qu'avec lui on ne peut plus engager de discussion sur un sujet quelconque ; car ce qu'il dit n'a pas la moindre valeur. Il ne se prononce, ni de cette façon, ni de la façon contraire; mais il admet tout à la fois les deux façons de se prononcer. Puis, de nouveau, il nie les deux assertions, ne disant, ni que la chose est ainsi, ni qu'elle n'est pas ainsi ; et, s'il ne commettait pas cette équivoque, il y aurait sur-le-champ une assertion précise. § 30. Autre objection. Si, quand l'affirmation est vraie, la négation est fausse, et réciproquement si, quand la négation est vraie, c'est l'affirmation qui cesse de l'être, il en résulte qu'il est impossible d'être également dans le vrai en affirmant et en niant en même temps la même chose. [1088b] Mais peut-être nos adversaires nous répondraient-ils que c'est là précisément ce qui est en question. § 31. Cependant, si celui qui prétend que la chose est ou qu'elle n'est pas de telle façon est dans le faux, comment celui qui soutient les deux assertions à la fois peut-il avoir raison? S'il a la vérité pour lui, que peut alors signifier le dicton que l'on répète si souvent que telle est la nature [5] des choses? S'il n'a pas pour lui la vérité, et que celui qui croit au contraire que les choses ont une nature spéciale, ait davantage raison, c'est qu'alors les êtres sont en effet d'une certaine minière déterminée. Cette assertion est donc vraie, et il n'est pas possible qu'en même temps elle ne le soit pas. Mais, si les deux interlocuteurs disent également vrai et également faux, l'adversaire n'a plus à souffler mot et à rien dire, puisqu'il avance dans une seule et même phrase que telles choses sont et [10] qu'elles ne sont pas. Si son esprit ne s'arrête à rien, et s'il croit et ne croit pas, à titre pareil, ce qu'il dit, en quoi un tel homme se distingue-t-il d'un végétal ? § 32. Mais voici quelque chose qui fera voir, de la façon la plus manifeste, que personne n'est sérieusement dans cette disposition d'esprit, ni parmi le reste des hommes, ni même parmi ceux qui soutiennent cette théorie. D'où vient que cet homme est en route pour se rendre à Mégare, au lieu de rester chez lui tranquillement, en s'imaginant [15] qu'il est en marche? Pourquoi, en sortant, un beau matin, ne va-t-il pas tout droit tomber dans un puits, ou dans un trou, qui se rencontre sous ses pas ? Et pourquoi au contraire lui voit-on prendre mille précautions, comme un homme qui ne juge pas du tout qu'il soit également bon ou mauvais de tomber, ou de ne pas tomber, dans un précipice? Il est clair comme le jour qu'il juge l'une des deux alternatives meilleure, et qu'il ne trouve pas du tout que ce soit l'autre qui vaille mieux. § 33. Si cela est incontestable, il est nécessairement vrai aussi qu'il croit que tel être est un homme, et que tel autre n'est pas un homme ; [20] et que telle chose est douce et agréable, et que telle autre ne l'est pas. On ne traite pas toutes choses sur un pied d'égalité, ni dans ses actes, ni dans sa pensée; et quand on croit qu'il vaut mieux boire de l'eau pour apaiser sa soif, ou voir quelqu'un dont on a besoin, on' se donne la peine de rechercher et de découvrir l'un et l'autre. Il faudrait cependant rester dans la plus parfaite indifférence, si l'Homme et le Non-homme étaient réellement une seule et même chose. Mais, encore une fois, il n'y a personne qui, [25] dans les cas que nous venons d'indiquer, ne mette la plus grande attention à rechercher ceci ou à éviter cela. § 34. On peut donc assurer, à ce qu'il semble, que tout le monde croit à quelque chose d'absolu, si ce n'est sur toutes matières sans exception, du moins en ce qui fait la distinction du meilleur et du pire. Que si l'on ne sait pas précisément les choses de science certaine, et si l'on n'en a qu'une opinion vague, c'est une raison de plus pour apporter â la recherche de la vérité infiniment davantage de soin, de même que le malade s'occupe, avec bien plus de sollicitude, de la santé que celui qui se porte bien. [30] En effet, comparativement à l'homme qui sait les choses, celui qui ne s'en forme qu'une vague opinion n'est pas dans une santé parfaite par rapport â la vérité. § 35. En supposant même, à toute force; que les choses peuvent être tout à la fois de telle façon et n'être pas de cette façon, il existe certainement du plus et du moins dans la nature des êtres. Ainsi; on ne dirait jamais avec une vérité égale que deux et trois sont des nombres pairs ; et ce n'est pas non plus une égale erreur de croire que [35] quatre valent cinq, ou de croire qu'ils valent mille. Si l'erreur n'est pas la même des deux parts, il est clair que l'un se trompe moins que l'autre, et par suite qu'il est davantage dans le vrai. Comme ce qui est plus vrai se rapproche plus de la vérité, il faut donc aussi qu'il y ait une vérité absolue, [1009a] dont se rapproche davantage ce qui est plus vrai. Et même en supposant qu'il n'y ait pas d'absolu, il y a tout au moins quelque chose qui est plus solide et plus ferme que le reste ; et cela suffit pour nous débarrasser de cette théorie intempérante, qui nous interdisait de penser quoi que ce soit de déterminé et [5] de précis. |
§ 1. Ainsi que nous l'avons dit. Voir plus haut, ch. ΙΙΙ, § 10. - La pensée simultanée des contraires. Le texte n'est pas aussi formel ; mais le sens ne peut faire de doute. — Nous avons déclaré. Voir plus haut, ch. ΙΙΙ, § 8 , les mêmes expressions. § 2. Ceux qui essaient de démontrer ce principe. Les principes sont nécessairement indémontrables, parce que leur condition essentielle est de pouvoir servir à démontrer le reste. Un principe qui peut être démontré n'est pas un principe véritable ; et le principe de contradiction n'est le plus élevé de tous les principes que parce que toute démonstration, quelle qu'elle soit, repose toujours sur ce fondement. — Manquer de lumières. Voir plus haut, ch. ΙΙΙ, § 5. — Qu'il y ait démonstration de tout. Voir les Derniers Analytiques, liv. 1, ch. 3, § 4, p. 16 de ma traduction. § 3. Bien embarrassés de dire. L'objection est irréfutable; mais les Sophistes ne se faisaient pas faute de la braver. — Sous forme de réduction à l'absurde. Il y a cette différence entre la démonstration et la réduction à l'absurde que la première part de principes évidents et acceptés sans contestation par tout le monde, tandis que la seconde part de principes prétendus, que le réfutant se fait concéder par son adversaire, et qu'il choisit à son gré ; voir le § suivant. — Quelque chose d'intelligible. J'ai ajouté ce dernier mot, qui me paraît indispensable et que justifie la fin du § 4, plus loin. — Une plante. La même comparaison est encore employée un peu plus loin, § 31. La critique a quelque chose d'injurieux dans sa forme ; et cette violence de langage peut être remarquée comme très rare dans Aristote. C'est ainsi que, dans le langage familier, nous disons : « Il est bête comme chou. » § 4. Par la voie ordinaire. J'ai ajouté ces mots, sans lesquels la pensée ne serait pas assez claire. — Directement. J'ai ajouté également ce mot. — Paraîtrait bien vite. Le texte n'est pas aussi formel. — Si c'est l'adversaire. J'ai paraphrasé l'expression précédente : « Si c'est un autre », afin d'éclaircir la pensée. — C'est une simple réduction à l'absurde. C'est-à-dire qu'on a réfuté le principe qu'on s'est fait accorder par son adversaire, au lieu de discuter le point même qui était en question. Voir sur ces détails et ces règles de l'argumentation le traité des Réfutations des Sophistes, ch. XV, § 7, p. 382 de ma traduction. § 5. La démonstration. Par réduction à l'absurde. — Qu'on raisonne avec lui. Après cette phrase, un manuscrit de Florence ajoute celle-ci : « Celui qui fait cette concession concède aussi qu'il peut y avoir quelque chose de vrai sans démonstration, de telle sorte qu'il ne se peut pas que tout soit de telle façon et ne soit pas de cette façon. » M. Schwegler l'a admise dans son texte, ainsi que Bekker l'avait fait. M. Bonitz la met entre crochets comme suspecte, d'autant plus qu'elle est en grande partie identique à la phrase suivante. J'ai suivi la plupart des éditeurs en ne la reproduisant pas. Elle n'est pas nécessaire à la suite des pensées.
§ 6. Un premier point.
Ici commence une sorte de digression, qui peut paraître bien longue,
et qui se poursuit presque jusqu'au § 22. Il semble que la
discussion gagnerait beaucoup à être plus concise ; elle perd en
clarté et en force ce qu'elle prend en étendue. - Sans dire que
la chose est ou n'est point. Autrement, il n'y aurait pas de
proposition proprement dite. Les mots pris isolément n'affirment ni
ne nient l'existence des choses exprimées ; mais, dans la
proposition, il y a nécessité absolue d'une affirmation ou d'une
négation. Voir les Catégories, ch. IV, § 3, p. 59 de ma
traduction ; et l'Herméneia, ch. I, § 6, p. 1 49.Seulement, Aristote
dit ici : « le Nom » au lieu de dire : « le Verbe », qui a seul la
fonction d'affirmer ou de nier. Mais M. Bonitz remarque avec raison
que , pour Aristote, les deux mots semblent se confondre ; Voir l'Herméneia,
ch. III, § 2, p. 152. § 8. Le nombre en est limité. Répétition, qui ne semble pas très utile. — Il n'y a plus de langage possible. Parce qu'on se perd dans l'infini, et que le mot, pouvant tout exprimer, n'exprime plus rien de précis ni de clair. Tous ces arguments sont d'ailleurs extrêmement puissants § 9. Au début. De cette discussion spéciale; voir plus haut, § 6. - Une seule et unique chose. Ou bien : « Un seul et même être ». - Une seule et même nature. J'ai accepté ce membre de phrase, qui se trouve dans quelques manuscrits, et que la plupart des éditeurs ont repoussé comme inutile. — Une seule et même chose, un seul et même être. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte; j'ai dû le développer, pour le rendre plus clair. § 10. Si la chose. C'est encore le seul mot du texte; j'ai ajouté comme paraphrase les suivants : « Si l'être réel ». § 11. Comme pour les deux mots de Vêtement et d'Habit. Aristote semble affectionner cet exemple qu'on retrouve encore dans les Topiques, liv. 1, ch. VII, § 6, p. 21 de ma traduction ; et dans la Physique, liv. I, ch. ni, § 10. p. 441. § 12. Si toutefois cette définition est la véritable. Vair plus haut, § 7. Il est clair qui Aristote n'approuve pas cette définition, qui est en effet par trop insuffisante ; ce qui d'ailleurs n'importe en rien. — Soit et ne soit pas homme en un même temps. C'est la formule même du principe de contradiction, appliquée ici à un exemple particulier. § 13. Le mot en question est Non-homme. La formule a quelque chose d'étrange et presque de barbare ; mais c'est celle même d'Aristote, et je n'aurais pu la changer sans faire à la suite une foule de changements qu'une traduction ne peut pas se permettre. - Non-homme. Au lieu du mot Homme, discuté plus haut, § 7. — Être blanc. C'est un attribut, tandis que Homme est l'expression d'une substance. — Ce que nous avons déjà dit. Voir plus haut, §§ 9 et 10. § 14. Qu'on veuille bien ne répondre. Il s'agit ici de l'adversaire, qui essaie de soutenir la discussion et de nier le principe de contradiction. — Simple et absolue. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — Tout ce qui n'est pas. Ainsi, le Non-homme serait la totalité des êtres et des choses qui ne sont pas l'homme. — Il serait bien impossible de les parcourir. Et, selon la formule aristotélique, ce serait se perdre dans l'infini. C'est une objection qui a toujours toute sa force. § 15. De même aussi. Ceci est une sorte de répétition de ce qui précède. — Il n'y a plus moyen de discuter. Voir la fin du § précédent, et aussi le § 8. § 16. C'est complètement détruire la substance. C'est-à-dire, nier qu'il y ait dans les êtres rien qui subsiste et demeure ; c'est les réduire à leurs attributs et à leurs simples accidents. — Que ce quelque chose soit le Non-homme. Ou en d'autres termes : « Qu'il soit ce qui n'est pas homme ». § 17. Affirmer l'essence. Ou la substance. Dire d'une chose ce qu'elle est, c'est affirmer sa substance, distincte de toutes les autres substances. — Une chose tout autre. Et alors, il est bien impossible de dire précisément ce qu'elle est. — Une définition essentielle. Le texte dit simplement : « Une telle définition ». Ici les deux éditions des Alde et de Sylburge donnent une phrase qui éclaircit et achève la pensée : « Une définition spécifique et essentielle, qui soit en parfaite harmonie avec le sujet ». La plupart des autres éditeurs ont rejeté cette phrase, qui peut en effet ne sembler qu'une glose. § 18. En effet, voici la différence. J'ai préféré joindre ce § à ce qui suit plutôt qu'à ce qui précède, parce que le reste de la phrase serait trop isolé du § 19. § 19. Auquel l'attribut puisse s'adresser. A l'exemple de M. Bonitz, je crois nécessaire d'adopter ici la leçon proposée par Alexandre d'Aphrodise; elle n'est pas absolument indispensable; mais elle rend la pensée beaucoup plus claire et plus complète. La leçon vulgaire est celle-ci : « Il n'y a plus de primitif universel ; et si l'accident etc., etc. ». — Selon la catégorie. Il serait peut être mieux de dire : « Selon la diversité des catégories ». Mais j'ai suivi fidèlement le texte. — Au-delà de deux. C'est-à-dire, le sujet et l'attribut ; car les attributs ne peuvent être attribués à d'autres attributs qu'en formant une totalité, qui s'applique entièrement au sujet. Il n'y a donc ici que deux termes essentiellement : le sujet et un attribut, ou plusieurs attributs qui se réduisent en quelque sorte a un seul. — Le musicien est blanc. Il faut s'habituer â ces formules un peu bizarres, mais qui au moins ont l'avantage d'être concises. — Que le blanc est musicien. En développant cette formule, on devrait dire dans une phrase plus complète : « Cet homme, qui est blanc, est aussi un musicien ». — Les attributs de quelque être différent. De manière que « Socrate musicien », qui est déjà un attribut et un sujet, devienne un simple attribut d'attribut. § 20. Dans le sens où l'on dit. C'est-à-dire : « Qui sont les attributs d'un sujet, et non pas simplement des attributs d'attributs. » — Dans la série remontante. L'expression grecque n'est pas plus claire. Quelques manuscrits et quelques éditions donnent une variante, qui n'est pas acceptable : « Relativement à l'homme ». Je préfère encore le texte que, j'ai conservé; et il signifie qu'il est impossible d'accumuler les attributs sur les attributs, sans remonter jusqu'à un sujet où ils s'arrêtent nécessairement, comme l'explique la fin de la phrase. — Socrate blanc. Au lieu de « Socrate musicien », pris pour exemple dans le § précédent. Blanc et Musicien sont déjà des attributs de Socrate, qui est un sujet, lequel ne peut à son tour devenir un attribut. — N'est pas plus l'attribut du second. Parce que l'un et l'autre sont les attributs d'un seul et même sujet, qui est substantiellement Socrate. § 21. Nous avons fait remarquer. Voir plus haut, § 19. — Des attributs de ce genre. C'est-à-dire, des attributs d'attributs, au lieu d'être de vrais attributs de sujets substantiels. - Comme on le dit. Comme le disent ceux lui attaquent le principe de contradiction. § 22. S'il en est ainsi. C'est-à-dire : « S'il y a des sujets substantiels, et non pas uniquement des attributs d'attributs. » — Tout dès lors serait confondu. C'est la théorie, ou plutôt la formule d'Anaxagore rappelée au § suivant. — Les partisans de la théorie de Protagore. Au chapitre suivant, Aristote reviendra tout au long sur cette théorie, et il attaquera le scepticisme sensualiste de Protagore. Voir la Préface, et ma discussion sur le scepticisme. § 23. Dans la doctrine d'Anaxagore. Voir plus haut, liv. I, ch. III, § 28. — Simple possibilité. Le texte dit : « Puissance ». — Réalité complète. Le texte dit : « Entéléchie ». § 24. Exprimer l'affirmation ou la négation. C'est la traduction fidèle du texte ; mais on peut trouver qu'Aristote ne rend pas ici assez complètement la théorie de Protagore. En faisant l'homme la mesure de tout , comme les jugements des hommes se contredisent, il en résultait nécessairement que tout peut s'affirmer de tout, comme tout peut aussi bien se nier de tout. — Je veux dire. Aristote sent le besoin d'éclaircir sa propre pensée qui n'a plus rien d'obscur après l'exemple qu'il donne. — Que la sienne propre. J'ai adopté la leçon recommandée par Alexandre d'Aphrodise, et qui me semble en effet absolument nécessaire ; elle ne tient qu'à une seule lettre répétée. M. Bonitz a adopté cette leçon dans son texte. M. Schwegler l'a seulement isolée dans sa traduction. § 25. Que ce n'est jamais une nécessité. Et qu'on peut arbitrairement toujours nier, ou toujours affirmer, une chose d'une autre, l'une des assertions n'étant ni plus vraie ni plus fausse que son opposée. — Les deux assertions se confondent en une seule. Ce ne serait en tout cas qu'une réunion de mots purement factice, puisqu'au fond la phrase n'aurait plus de sens. § 26. Pour toutes les propositions. Le texte n'est pas aussi formel. — Pour toutes les autres affirmations et négations. C'est-à-dire qu'on peut toujours nier une affirmation, ou affirmer une négation, quelles qu'elles soient. — On passe condamnation. Cette expression un peu familière me parait rendre exactement la nuance du texte grec. — Sans pouvoir réciproquement affirmer. Ce sont alors des propositions pour lesquelles un admet une exception. § 27. Si ce dernier cas a lieu. Le texte dit simplement : « S'il en est ainsi ». — En divisant les propositions. En prenant l'une des contradictoires pour vraie. — Et qu'il n'y a plus rien à discuter. Le texte est moins précis ; et il dit seulement d'une manière générale : « Et qu'il n'y a plus rien ». J'ai cru devoir restreindre le sens et le limiter au sujet même qui est en question, quoiqu'on puisse comprendre aussi que l'adversaire en est arrivé à nier toute réalité et toute existence. — Des êtres qui ne sont pas. J'ai adopté la variante que donne un manuscrit de Florence, et qui me semble plus acceptable que la leçon vulgaire. Entendez ici : « Des hommes qui ne sont pas ». D'autres manuscrits donnent : « ou marcher » Penser vaut mieux, puisqu'il s'agit d'une discussion de logique. Mais, quoi qu'il en soit, le sens que j'ai adopté dans ma traduction ne me laisse pas sans scrupule, bien qu'il ait pour lui la plupart des traducteurs. La pensée peut toujours paraître trop peu amenée, et peu conforme au style ordinaire d'Aristote. § 28. Tout alors se confond. C'est la formule d'Anaxagore. — Comme je le disais tout à l'heure. Voir plus haut, § 23. — Les assertions contradictoires. Le texte n'est pas aussi précis ; mais le sens ne peut être douteux. — Cette différence qui sera vraie. Même remarque. § 29. Une assertion précise. Et alors la discussion aurait une base sérieuse et solide, que les Sophistes évitent ordinairement avec soin; voir plus haut, § 27. § 30. En affirmant et en niant. C'est le principe de contradiction lui-même, voir plus haut, ch. III, § 8. — Nos adversaires nous répondraient-ils. Le texte est un peu moins formel ; Aristote aurait pu marquer davantage le sens de la réponse des adversaires. § 31. Que la chose est ou qu'elle n'est pas. En divisant les deux assertions et en ne prenant que l'une des deux. — Que l'on répète si souvent. J'ai ajouté ces mots. — Que telle est la nature des choses. Ce dicton affirme par cela même que les choses sont de telle façon et non pas de telle autre, tandis que les sophistes, que combat Aristote, soutiennent que les choses peuvent être indifféremment de telle façon ou de la façon contraire; et par conséquent, il n'y a pas de nature proprement dite des choses. — Que les choses ont une nature. J'ai précisé le sens qui est exprimé d'une manière trop vague dans le texte. — A souffler mot. Cette locution un peu familière reproduit, je crois, la nuance du texte grec. — D'un végétal. J'ai adopté cette variante, ou plutôt cette conjecture, de M. Bonitz, parce qu'elle s'accorde avec ce qui a été dit plus haut, § 3. Mais le texte ordinaire pourrait suffire, et on pourrait le traduire ainsi : « En quoi un tel homme se distingue-t-il des objets matériels de la nature? » § 32. De la façon la plus manifeste. Cette dernière objection, tirée de la pratique instinctive de la vie, est péremptoire; et le Scepticisme est absolument hors d'état d'y répondre quoi que ce soit de raisonnable. Toute cette fin de chapitre est d'un bon sens et d'une netteté extraordinaires ; et, pour ma part, je crois que personne depuis Aristote n'a parlé mieux ni plus fortement que lui. Les sceptiques reproduisent de nos jours les arguments de leurs devanciers ; on ne peut mieux les confondre qu'en leur répétant les arguments que l'Antiquité avait si bien exprimés contre eux. — Comme le jour. J'ai ajouté ces mots. § 33. Que tel être est un homme. Voir plus haut, §§ 9, 10 et 11. C'est l'exemple pris par les Sophistes, à savoir que c'est une même chose d'être ou de ne pas être Homme. § 34. De même que le malade. La comparaison est frappante, autant qu'elle est juste. Plus l'homme reconnaît sa faiblesse, plus il doit prudemment chercher des appuis dans le bon emploi de ses facultés. § 35. A toute force. Comme le veulent les partisans des théories de Protagore et les Sceptiques. — Du plus et du moins. L'observation est parfaitement exacte ; mais les Sceptiques ne feraient pas cette concession. D'après leur théorie, tout étant égal, il n'y a pas entre les choses de plus et de moins. — Pour nous débarrasser de cette théorie. Voir plus haut, § 3 et 31. — Intempérante. On pourrait traduire encore : « Excessive ». |
Critique de la doctrine de Protagore sur le témoignage de nos sens ; objections diverses ; erreur de Démocrite et d'Empédocle; citation de vers d'Empédocle et de Parménide ; maxime prêtée à Anaxagore ; Homère; Épicharme contre Xénophane ; causes générales de leurs fâcheuses méprises ; Héraclite et Cratyle ; idée vraie qu'on doit se faire du changement; il n'est pas universel ; du témoignage de nos sens; sa valeur propre et ses limites ; impossibilité du Scepticisme et son absurdité; citation de Platon ; il y a dans le monde, outre les objets sensibles, quelque chose d'immuable et de nécessaire. |
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§ 1. La théorie de Protagore s'appuie sur le même fondement que la précédente ; et nécessairement, c'est à titre égal que toutes les deux sont vraies, ou qu'elles sont fausses. Si tout ce qu'on pense, si tout ce qu'on aperçoit est vrai, alors tout est à la fois vrai et faux ; car il ne manque pas de gens [10] pour penser le contraire les uns des autres ; et la plupart des hommes se figurent qu'on est dans l'erreur du moment qu'on ne partage pas leur opinion. § 2. Par une conséquence nécessaire, il en résulte que la même chose est et n'est pas ; et, s'il en est ainsi, il n'est pas moins nécessaire que tout ce qu'on pense soit vrai, puisque ceux qui se trompent et ceux qui ont pour eux la vérité, se contredisent dans leur façon de voir. Si les choses ne sont réellement [15] que cela, tout le monde aura la vérité pour soi. § 3. Mais, si les deux théories sont évidemment animées du même esprit, ce n'est pas de la même façon qu'on doit les combattre l'une et d'autre. Avec les uns, c'est la persuasion qui suffit ; mais il faut imposer aux autres la force d'arguments irrésistibles. Ceux qui ont été conduits à cette doctrine par un examen des difficultés de la question, peuvent être sans trop de peine guéris de leur ignorance ; car, pour les convaincre, ce n'est pas à ce [20] qu'ils disent qu'il faut s'adresser ; c'est à ce qu'ils pensent. Pour ceux, au contraire, qui ne parlent ainsi que pour parler, le moyen de les guérir, c'est de réfuter leur langage et les mots dont ils se servent. § 4. Ceux qui ont étudié la question sérieusement ont pu tirer leur opinion du spectacle des choses sensibles; et s'ils ont adopté cette opinion, à savoir que les contradictoires et les contraires peuvent coexister, c'est en observant que les contraires [25] peuvent sortir d'une seule et même source. Si donc il est impossible que ce qui n'est pas se produise, il fallait qu'une certaine chose existât antérieurement, et fût les deux contraires tout ensemble, dans le sens où Anaxagore, et aussi Démocrite, ont dit que « Tout était mêlé à tout » . Car, pour ce dernier, le vide et le plein se trouvent également dans une partie quelconque de la matière; et à ses yeux, le plein représente l'Être, de même que le Non-être [30] est représenté par le vide. § 5. Quant à ceux qui sont arrivés à leur système par la route que nous venons de rappeler, nous leur dirons qu'à un certain point de vue ils ont raison, et qu'à un autre ils se trompent. Le mot Être peut être pris dans deux acceptions diverses ; et, selon l'une, il est possible qu'il sorte quelque chose du Non-être ; selon l'autre acception, c'est impossible. Si une même chose peut tout ensemble être et n'être pas, ce n'est pas du moins dans le même sens. En puissance, [35] une même chose peut être les deux contraires ; mais, en absolue réalité, elle ne le peut pas. § 6. Du reste, nous croyons ne pas nous tromper en supposant que ces philosophes aussi admettent une autre essence des choses, qui n'est soumise absolument, ni au mouvement, ni à la destruction, ni à la production. [1009b] C'est encore par un motif semblable que, en parlant des faits sensibles, quelques philosophes en sont venus à croire à la vérité de tous les phénomènes que nous percevons. Selon eux, ce n'est pas par le nombre plus ou moins grand des témoignages qu'il convient de juger de la vérité dans les choses. Le même aliment flatte le goût des uns et révolte le goût des autres ; de telle sorte que, si tout le monde était malade [5] ou insensé, et que deux ou trois personnes seulement fussent en santé ou dans leur bon sens, ce seraient elles qui passeraient pour malades ou pour folles, tandis que le reste passerait pour sain et parfaite ment raisonnable. § 7. Ajoutez qu'il est une foule d'animaux qui sentent tout autrement que nous les mêmes objets que nous sentons; et que chacun de nous ne juge pas toujours de la même manière une même chose perçue par lui. Dans toutes ces perceptions, où est la vérité, [10] où est l'erreur? C'est ce qui reste profondément obscur; car l'un n'est pas plus vrai que l'autre, et les deux le sont également. § 8. Aussi, Démocrite prétendait-il, ou qu'il n'y a rien de vrai pour l'homme, ou bien que, s'il y a de la vérité, nous ignorons ce qu'elle est. D'une manière générale, on peut dire que ces philosophes ont été amenés à regarder tout phénomène de sensation pour vrai, parce qu'ils ont confondu la sensibilité et la raison, et que la sensation leur a paru un changement. [15] C'est là la voie qui a conduit aussi Empédocle comme Démocrite, et tous les autres, pour ainsi dire, à se jeter dans de si fausses doctrines. § 9. Ainsi Empédocle avance que, quand notre disposition vient à changer, notre pensée change aussitôt avec elle : Le présent est toujours maître de notre esprit. Et dans un autre passage, il dit encore :
Car plus les changements se produisaient
en eux, Parménide ne s'exprime pas non plus d'une autre manière :
C'est le tempérament qui règle nos
esprits, On se rappelle également le propos qu'on prête à Anaxagore, disant à quelques-uns de ses amis que « Pour chacun d'eux les choses ne seraient que ce que leur jugement voudrait bien les faire ». § 10. On va même parfois jusqu'à trouver une pensée semblable dans Homère, parce qu'il nous montre Hector, sous [30] le coup qu'il vient de recevoir , Étendu sur le sol, l'esprit bouleversé. Comme si Homère eût cru que les hommes qui ont le délire continuent de penser, mais pensent autre chose que les gens de sang-froid. Il en résulterait évidemment que, si; de part et d'autre, il y a toujours de la pensée, les êtres ne peuvent tout à la fois être de telle façon et ne pas être de cette même façon. § 11. Mais voici une conséquence bien autrement grave qui ressort de tout cela. [35] Si ceux qui ont le plus profondément entrevu la vérité qu'il nous est permis d'atteindre, et ce sont les gens qui la recherchent et qui l'aiment avec le plus de passion, s'en sont fait des idées si fausses, et l'ont si singulièrement interprétée, comment ceux qui débutent dans l'étude de la philosophie, ne seraient-ils pas absolument découragés? Rechercher la vérité, ne serait-ce donc que poursuivre des oiseaux qui s'envolent ? § 12. [1010a] Ce qui a causé l'erreur des partisans de cette théorie, c'est que, tout en étudiant sincèrement la vérité, ils ne voyaient d'êtres réels que dans les choses sensibles exclusivement. Or, dans les choses que nos sens nous révèlent, c'est en grande partie l'indétermination qui domine, et cette nature spéciale de l'Être, que nous venons d'indiquer. [5] Aussi, l'opinion de ces philosophes pouvait bien être assez vraisemblable; mais, au fond, ce n'était pas la vérité. Cependant il valait mieux encore parler comme eux que comme Épicharme, dans ses critiques contre Xénophane. § 13. Mais je le répète, c'est en voyant que cette nature tout entière, que nous avons sous les yeux, est incessamment livrée au mouvement, et qu'il est impossible de savoir la vérité sur ce qui change sans cesse, que les philosophes ont été poussés à croire que l'homme ne peut jamais conquérir la vérité, au milieu de ce bouleversement perpétuel et général. § 14. [10] C'est là l'hypothèse qui fit fleurir la plus extrême de toutes les doctrines que nous venons de citer, celle des soi-disant disciples d'Héraclite, parmi lesquels il faut compter Cratyle, qui en était enfin arrivé à ce point de croire qu'il ne devait même pas proférer une seule parole, qui se contentait de remuer le doigt, et qui faisait un crime à Héraclite d'avoir osé dire « Qu'on ne pouvait jamais se baigner deux fois dans la même eau courante »; car, pour lui, [15] il pensait qu'on ne pouvait pas même dire qu'on s'y baignât une seule fois. § 15. Nous reconnaissons très volontiers, en faveur de cette. doctrine, qu'il y a bien quelque raison de refuser de croire à l'existence d'un objet qui change, au moment même où il subit le changement; quoique cependant ce point même soit discutable, puisque le permutant retient quelque chose du permuté, et que déjà aussi il existe nécessairement quelque chose de ce qui se produit et devient. Généralement parlant, [20] si un être périt, c'est qu'antérieurement il aura été quelque chose : et s'il devient, il faut bien de toute nécessité qu'il y ait un être d'où il vienne et qui l'engendre, sans que d'ailleurs cette génération puisse remonter à l'infini. § 16. Mais, écartant ces considérations, nous nous bornons à affirmer que ce n'est pas la même chose de changer de quantité et de changer de qualité. En fait de quantité, nous accordons que l'être peut ne pas subsister tel qu'il est; [25] mais il subsiste par l'espèce, à l'aide de laquelle nous connaissons toujours les choses. § 17. Une autre critique très fondée contre ce système, c'est que les philosophes qui le soutiennent, tout en voyant que, même parmi les objets sensibles, c'est de beaucoup le moindre nombre d'entre eux qui est sujet au changement, n'en ont pas moins étendu leurs explications à l'ensemble de l'univers. Il est bien vrai que ce lieu du sensible qui nous environne, est soumis incessamment à la production et à la destruction; mais il est [30] seul à y être assujetti, et c'est une parcelle qui ne compte pour rien, à vrai dire, dans l'univers entier, ou pour presque rien. Vraiment, nos philosophes auraient été cent fois plus justes d'absoudre notre monde par l'univers plutôt que de condamner l'univers aux conditions de notre monde. § 18. Évidemment aussi, nous pourrons répéter contre eux les objections que nous avons déjà faites si souvent; et il faut leur apprendre et leur persuader qu'il existe une certaine nature immuable et [35] immobile. Toutefois ceux qui disent que les choses peuvent tout ensemble être et n'être pas, devraient incliner davantage à les croire en repos plutôt qu'en mouvement; car, alors, il n'existe rien en quoi la chose puisse changer, puisque tout est à tout. § 19. [1010b] Pour s'assurer de cette vérité que tout ce qui nous apparaît n'est pas vrai à ce seul titre, on peut se convaincre d'abord que la sensation ne nous trompe jamais sur son objet propre ; mais la conception que nous tirons de la sensation ne doit pas être confondue avec elle. § 20. On peut s'étonner aussi non moins justement d'entendre encore demander, comme le font nos philosophes, si [5] les grandeurs et les couleurs sont bien dans la réalité ce qu'elles paraissent à ceux qui les regardent de loin, ou ce qu'elles paraissent à ceux qui les regardent de près ; si les choses sont ce qu'elles semblent aux gens bien portants plutôt qu'aux gens malades; si les corps ont plus de pesanteur, selon que ce sont des gens faibles ou des gens forts qui les portent; en un mot, si c'est la vérité qu'on voit quand on dort plutôt que ce qu'on voit durant la veille. § 21. Évidemment, sur tout cela, nos philosophes [10] n'ont pas le plus léger doute. Personne, en se supposant dans son sommeil être à Athènes, bien qu'il soit en Afrique, ne va se mettre en route pour l'Odéon. Dans une maladie, comme le remarque Platon, l'opinion du médecin sur l'issue qu'elle doit avoir, et l'opinion d'une personne qui ignore la médecine, ne sont pas d'un poids pareil, quand il s'agit de savoir si le malade guérira ou s'il ne guérira pas. § 22. Bien plus, entre les sens eux-mêmes, [15] le témoignage d'un sens sur un objet qui lui est étranger, ne vaut pas son témoignage sur un objet qui lui est propre. Le témoignage d'un sens voisin ne vaut pas celui du sens lui-même. C'est la vue, ce n'est pas le goût qui juge de la couleur; c'est le goût qui juge de la saveur, et ce n'est pas la vue. Il n'est pas un sens qui, dans le même moment et relativement à la même chose, vienne nous dire tout à la fois que cette chose est et n'est pas de telle ou telle façon. § 23. Même dans un moment [20] différent, le sens ne se trompe point sur la qualité actuelle, bien qu'il puisse se tromper sur l'objet qui présente cette qualité. Par exemple, le même vin, soit qu'il change directement lui-même, ou bien que ce soit le corps qui change, semble tantôt être agréable au goût et tantôt ne l'être pas. Mais pour cela, la saveur agréable, telle qu'elle est quand elle est, ne change jamais. La sensation est toujours véridique [25] à cet égard ; et toute saveur qui devra être agréable, comme celle du vin, est nécessairement soumise à la même condition. § 24. Ce sont là des faits que méconnaissent toutes ces théories; et de même qu'elles suppriment la réalité de la substance pour toutes choses, elles nient de même qu'il y ait rien de nécessaire au monde. En effet, ce qui est de toute nécessité ne peut pas être à la fois de telle façon et d'une façon contraire; et du moment qu'il y a quelque chose qui est nécessaire, ce quelque chose ne peut pas être [30] et n'être pas, tel qu'il est. § 25. En un mot, s'il n'y avait au monde que le sensible, il n'y aurait plus rien dès qu'il n'y aurait plus d'êtres animés, puisqu'il n'y aurait pas non plus de sensation. Il peut être vrai que, dans ce cas, il n'y aurait plus ni objets sentis, ni sensation; puisque, pour tout cela, il faut toujours l'intervention d'un être sentant qui éprouve cette modification. Mais il serait impossible que les objets qui causent la sensation n'existassent pas, sans même qu'aucune sensation eût lieu. [35] La sensibilité ne relève pas seulement d'elle-même; mais il y a en dehors de la sensation quelque chose de différent d'elle, et qui lui est nécessairement antérieur. [1011a] Ainsi, par exemple, le moteur est par nature antérieur à l'objet qu'il meut; et cette vérité n'en est pas moins certaine, bien que ces deux termes puissent s'appliquer réciproquement l'un à l'autre. |
§ 1. La théorie de Protagore. Sur la théorie de Protagore, faisant de l'homme la Mesure de tout, il fart surtout consultes Platon, qui l'a réfutée avant Aristote ; voir le Théétète, p. 62. Voir aussi M. Ed. Zeller, Philosophie des Grecs, II p. 882. Protagore a vécu de 480 à 420 av. J.-C. — Pour penser le contraire les uns des autres. Tout cela est vrai pour nous autant que pour les Anciens ; ce fait de la nature humaine ne change point, § 2. La même chose est et n'est pas. Ce qui détruit le principe de contradiction posé, plus haut, et ruine, par suite, toute espèce de raisonnement. § 3. Imposer aux autres la force. Aristote revient à cette idée, un peu plus loin, ch. VI, § 4 et suivants ; voir surtout les Topiques, liv. I, ch. xi, § 9, p. 34 de ma traduction. — Que pour parler. Ce sont les Sophistes, qui ne pensent pas un mot de ce qu'ils disent. Ce n'est donc pas à leur pensée qu'il faut s'adresser, puisqu'ils ne la prennent pas eux-mêmes au sérieux. C'est uniquement leur langage qu'il faut réfuter; voir l'Euthydème de Platon, p. 373, traduction Victor Cousin, et l'ensemble de ce charmant Dialogue § 4. D'une seule et même source. Les contraires n'ont qu'un seul et même sujet, qui les présente successivement l'un ou l'autre; mais les contraires ne coexistent pas, ils se succèdent. — Ce qui n'est pas. Il faudrait ajouter : « Absolument », ou quelque autre restriction de ce genre, pour que cette assertion fût vraie. — Se produise. Ou « devienne ». — Fût les deux contraires tout ensemble. C'est la matière qui, en puissance, est l'un et l'autre contraire, puisqu'elle peut tour à tour les recevoir indifféremment tous les deux. — Anaxagore, et aussi Démocrite. C'est surtout à Anaxargore qu'appartient cette théorie sur le mélange primitif des choses, c'est-à-dire, le Chaos. - Le vide et le plein. Voir plus haut, liv. I, ch. IV, § 11 , où Aristote se sert à peu près des mêmes expressions, en parlant du système de Leucippe et de Démocrite. § 5. Que nous venons de rappeler. Plus haut, § 3. — Peut être pris dans deux acceptions. La puissance et l'acte, la simple possibilité et la réalité actuelle. — Il sorte quelque chose du Non-être. Le Non-être est en puissance ; et à ce titre il en peut sortir quelque chose ; la chose qui peut être devient et sort du Non-être, où elle existait en puissance. — En absolue réalité. Le texte dit : « En Entéléchie ». § 6. Ces philosophes. Ceux qui peuvent être guéris de leur ignorance par la discussion, et auxquels on peut faire voir la vérité, parce qu'ils la recherchent sincèrement. — Ni au mouvement, ni à la production. C'est la substance éternelle et immobile. — Par un motif semblable. Le texte n'est pas plus précis. Il faut comprendre sans doute que quelques philosophes sensualistes n'ont pas été moins sincères que les autres dans la recherche de la vérité. — Le nombre plus ou moins grand des témoignages. L'observation est juste; mais c'est l'application pratique qui en est difficile. Il est certain que les opinions se pèsent plutôt qu'elles ne se comptent; mais il faut prendre garde à l'excès dans l'un ou l'autre sens. C'est la cause de bien des controverses. § 7. Une foule d'animaux. Il ne faut pas rejeter absolument les arguments psychologiques tirés des animaux ; mais on doit les employer avec beaucoup de circonspection. L'homme a déjà beaucoup de peine à savoir ce qui se passe en lui, à se connaître lui-même. A plus forte raison, a-t-il une difficulté presque insurmontable à connaître les animaux, dans lesquels il ne peut pas être comme il est en soi.— Chacun de nous ne juge pas. Ce genre d'arguments est beaucoup plus puissant, parce qu'ils sont beaucoup plus vrais. § 8. Démocrite. Voir les Fragments de Démocrite, édit. Firmin-Didot, p. 357, frag. 1. — Dans de si fausses doctrines. Le texte n'est pas aussi formel ; mais le sens n'est pas douteux ; Aristote réprouve toutes ces doctrines plus ou moins sensualistes. § 9. Empédocle. Voir le Fragment 375, édition de Firmin-Didot, p. 11.. Les vers d'Empédocle sont cités encore, et même intention, dans le Traité de l'Âme, liv. III, ch. III, § 1, p. 276 de ma traduction. — Parménide. Voir le Fragment 146, édit. Firmin-Didot, p. 129. Théophraste, Traité de la Sensibilité, ch. I, § 3, édit. de Firmin-Didot, p. 321, cite ces vers de Parménide, avec quelques variantes, qui présentent plus de correction rythmique que la citation d'Aristote. M. Bonitz défend Empédocle, Démocrite et Parménide contre la critique qui leur est adressée ici ; il croit qu'Aristote les a faits beaucoup plus sensualistes qu'ils ne le sont en réalité. — Anaxagore. M. Bonitz trouve aussi que le mot d'Anaxagore n'a pas la portée que lui donne Aristote ; et il semble, en effet, que ce mot peut avoir une signification très acceptable. Il peut n'avoir rien de matérialiste ; et surtout il ne semble pas viser à fonder une doctrine. Voir ma préface. § 10. Dans Homère. Aristote a ici pleine raison de défendre Homère contre les théories qu'on lui prête, et auxquelles certainement il n'a jamais songé. — Étendu sur le sol. Ce vers ne se retrouve pas dans nos éditions, tel que le donne Aristote ; mais Homère se sert de la mime expression en parlant d'un autre guerrier qu'Hector; voir l'Iliade, chant XXIII, vers 698. On a signalé plus d'une fois des divergences du même genre entre les citations que fait Aristote et le texte homérique, tel qu'il nous est parvenu. § 11. Des oiseaux qui s'envolent. Il faut remarquer cette métaphore ; ce sont là des formes de style excessivement rares dans Aristote. L'idée est d'ailleurs d'une justesse irréprochable. § 12. Tout en étudiant sincèrement la vérité. Voir plus haut, § 3. - Cette nature spéciale de l'Être. C'est-à-dire, en puissance. — Que nous venons d'indiquer. Voir plus haut, § 5. — Épicharme. Poète comique, qui a vécu de 540 à 450 avant J.-C. Il est encore cité plus loin dans la Métaphysique, liv. XIII, ch. IX, § 11; et la maxime qu'on lui prête est excellente. - Dans ses critiques contre Xénophane. On ne sait que par cet unique passage, qu'Épicharme avait attaqué Xénophane. Quelles étaient précisément ses critiques, c'est ce qu'on ignore; mais on peut conjecturer, d'après ce passage même, que ces critiques ne devaient pas être très justes, du moins selon Aristote. § 13. Que les philosophes. Comme Protagore, Héraclite, et tant d'autres. § 14. La plus extrême. C'est le mot même du texte ; on pourrait traduire aussi : « La plus excessive » ; voir, plus haut, la fin du chapitre IV. — Cratyle. Voir sur Héraclite et Cratyle, plus haut, liv. I, ch. vi, § 1. § 15. Très volontiers. Le texte n'est pas tout-à-fait aussi formel. — Ce point même soit discutable. Parce que pour changer il faut d'abord être ; voir, plus. loin, le § 16. § 16. Ce n'est pas la même chose. Ceci peut sembler une explication de la réserve faite au § précédent. — Par l'espèce. Un homme ne cesse pas d'être un homme, parce qu'il maigrit ou parce qu'il engraisse. Sa quantité varie ; mais son espèce ne change pas. § 17. Très fondée. Cette critique est, en effet, des plus sérieuses; les philosophes que blâme Aristote ont conclu du particulier au général ; et parce que sous nos yeux il se passe beaucoup de changements, ils ont cru que le changement s'étendait à l'univers entier. C'est une grave erreur, qui est d'autant plus fâcheuse qu'elle est plus étendue. — Ce lieu du sensible. J'ai cru devoir conserver l'expression même du texte ; elle est concise et claire, quoique un peu étrange. — D'absoudre notre monde. Tout ce passage mérite une grande admiration ; Aristote a rarement écrit rien de plus beau ni de plus élevé. § 18. Que nous avons déjà faites. Voir plus haut, § 6. — Une certaine nature immuable. C'est-à-dire le Dieu du XIIe livre de la Métaphysique, ch. XVII, § 5. § 19. Ne nous trompe jamais sur son objet propre. Observation physiologique, qui, depuis Aristote, a été répétée des milliers de fois. — La conception. Ce mot, un peu général, me semble répondre assez exactement à l'expression grecque. § 20. On peut s'étonner aussi. C'est bien une sorte d'étonne¬ment de ce genre que Descartes ressent dans le Discours de la Méthode, p. 166, édit. de M. V. Cousin. — Durant la veille: C'est à ce doute que Descartes répond en invoquant la véracité de Dieu. § 21. Le plus léger doute. Voir plus haut, ch. IV, § 32, les réponses accablantes faites au Scepticisme. — Pour l'Odéon. L'Odéon était un lieu d'Athènes où l'on se réunissait pour faire de la musique. - Comme le remarque Platon. Voir le Théététe; p. 122, traduction de M. V. Cousin. § 22. Le témoignage d'un sens voisin. C'est bien là le sens dit texte grec ; mais M. Bonitz suppose; non sang raison que le texte doit être ici quelque peu corrompu. Il semble qu'Aristote a dû vouloir dire que le témoignage d'un de nos sens sur un objet proche est plus sûr que le témoignage du même sens sur un objet plus éloigné. Les manuscrits ne donnent aucune variante, qui puisse autoriser un changement. § 23. Le corps. C'est la traduction exacte ; il vaudrait mieux dire ; « L'organe ». — La saveur... ne change jamais. C'est-à-dire qu'une saveur douce est douce, tant qu'elle est douce. § 24. Rien de nécessaire au monde. L'univers, dès lors, n'a plus de lois, et il est livré au plus absolu désordre : assertion insoutenable, que la moindre observation suffit à réfuter.
§ 25. S'il n'y avait au
monde que le sensible. J'ai conservé toute l'expression du texte
; la concision n'enlève rien à la clarté. Il faut comprendre ici que
l'on suppose que les choses sensibles n'existent que du moment
qu'elles sont senties; mais je ne sais pas si Protagore lui-même, ni
aucun de ses partisans, est jamais allé jusqu'à cette théorie
extravagante. L'idéalisme le plus exalté a osé à peine risquer cette
monstruosité. — La sensibilité ne relève pas seulement
d'elle-même. Maxi-me d'une justesse parfaite, puisque la
sensibilité suppose toujours nécessairement deux termes : l'être qui
sent et l'objet senti. — S'appliquer réciproquement l'un à
l'autre. C'est-à-dire que le moteur suppose nécessairement un
mobile, et que le mobile suppose non moins nécessairement un moteur. |
Suite de la critique du système de Protagore ; principe de l'erreur sur laquelle il repose ; tout n'est pas démontrable ; tout n'est pas relatif dans le monde; concession que sont obligés de faire les partisans de cette théorie ; insuffisance de cette concession ; elle maintient la relativité universelle et détruit toute idée de substance; incertitude du témoignage des sens ; leurs variations dans un même individu, ou dans des individus différents; résumé des objections contre la théorie de l'apparence, et condamnation définitive de cette doctrine. |
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§ 1. Quelques-uns de nos philosophes élèvent ici une question, aussi bien ceux qui sont convaincus sincèrement de leur doctrine, que ceux qui ne la soutiennent que pour les besoins de leur cause. Ils demandent [5] qui jugera de la santé de l'être qui sent; et, d'une manière générale, quel sera, dans chaque cas, le juge vraiment compétent. Mais soulever de telles questions, c'est absolument se demander si, dans le moment où nous parlons, nous sommes endormis ou éveillés. § 2. Au fond, toutes ces difficultés si gratuites n'ont qu'une même valeur ; ces philosophes se figurent qu'il faut rendre raison de tout, et cherchant [10] un principe, ils veulent l'obtenir par démonstration. Mais ce qui prouve bien qu'ils ne sont pas très convaincus de cette prétendue possibilité de tout démontrer, c'est la manière même dont ils agissent et se conduisent. Du reste, nous avons déjà dit que c'était là leur erreur ; ils s'appliquent à rendre raison de choses pour lesquelles il n'y a pas de raison à donner, puisque le principe de la démonstration ne saurait être une démonstration. § 3. Ces philosophes pourraient assez aisément se convaincre de leur méprise ; car il n'est pas difficile de voir d'où elle vient. [15] Mais ceux qui, dans la discussion, ne cherchent qu'à violenter leurs interlocuteurs, courent après l'impossible; car, tout en demandant qu'on les contredise, ils commencent par se contredire eux-mêmes, dès leur premier mot. Si tout dans le monde n'est pas relatif, et s'il y a des choses qui existent en soi et par elles-mêmes, il s'ensuit que tout ce qui nous apparaît n'est pas indistinctement vrai. Ce qui paraît doit nécessairement paraître à quelqu'un; et prétendre que tous [20] les phénomènes sont vrais sans exception, c'est prétendre que tout au monde est relatif. § 4. Aussi ceux qui ne trouvent de force convaincante que dans les mots, et qui veulent engager la discussion, doivent ici bien prendre garde que ce n'est pas toute apparence qui est vraie, mais qu'elle est vraie seulement pour celui à qui elle apparaît, pour le moment, dans la mesure et sous le jour où elle lui apparaît. Ils auraient beau engager la discussion, s'ils ne l'engagent pas en faisant cette concession, [25] ils seront bien vite forcés de soutenir les contraires. Une même chose, en effet, peut à la vue sembler être du miel, et n'en être pas pour le goût; et, comme nous avons deux yeux, il est bien possible que les choses ne semblent pas les mêmes à l'un et à l'autre oeil, si la vision y est inégale. § 5. A ceux qui soutiennent que toute apparence est [30] vraie, en s'appuyant sur les motifs que nous avons naguère indiqués, et que, par conséquent, tout est également faux et vrai tout ensemble, on peut accorder que les apparences ne sont pas les mêmes pour tout le monde, qu'elles ne sont pas même toujours identiques pour la même personne, et que souvent elles semblent toutes contraires dans un seul et même instant. Ainsi, le toucher, par la superposition des doigts, nous atteste deux objets là où la vue n'en montre qu'un. Mais les choses ne sont les mêmes, [35] ni pour le même sens appliqué au même objet, ni pour ce sens agissant de la même façon, ni dans un seul et même moment; donc la théorie serait assez exacte. § 6. [1011b] Mais c'est là peut-être aussi pour ceux qui soutiennent cette doctrine, non en vertu de doutes sérieux, mais uniquement en vue de la discussion, une nécessité de modifier leur système, [5] et de convenir que l'apparence n'est pas vraie pour tout le monde, mais seulement pour celui qui la perçoit. Et alors, nous le répétons, ils doivent nécessairement aussi affirmer qu'il n'y a au monde que du relatif, et subordonner tout à la pensée individuelle et à la sensation. Par conséquent, dans leur système, rien n'a été, rien ne sera qu'à la condition que quelqu'un l'ait préalablement pensé ; mais si quelque chose a été dans le passé ou doit être dans l'avenir, sans qu'on y ait préalablement pensé, c'est donc que tout ne se rapporte pas à la pensée et à l'apparence exclusivement. § 7. De plus, du moment qu'une chose est une, elle se rapporte à un être qui est un aussi, c'est-à-dire à un être déterminé ; et une même chose a beau être, tout ensemble, double de celle-ci et égale à celle-là, ce n'est pas du moins relativement au double qu'elle est égale. [10] Si l'on admet que, relativement à l'être qui pense, l'homme qu'on pense et la pensée qu'on en a sont une seule et même chose, du moins l'homme pensé n'est pas l'être qui pense, puisque c'est la chose que l'on pense. Mais, si chaque chose n'existe que dans son rapport avec l'être pensant, alors l'être pensant sera quelque chose dont les espèces seront en nombre infini. § 8. Ainsi, en résumé, nous avons établi comme le principe le plus assuré de tous les principes, que jamais les deux assertions opposées ne peuvent être vraies à la fois; et nous avons fait voir, d'une part, les conséquences où l'on est entraîné [15] quand on prétend qu'elles sont vraies toutes deux, et, d'autre part, les motifs de cette erreur. Or, du moment qu'il est impossible que les deux assertions opposées soient vraies de la même chose en même temps, il est clair également que les contraires ne peuvent pas coexister davantage dans une même chose; car, entre les contraires, l'un n'exprime pas moins que l'autre la privation. Mais la privation appliquée à la substance n'est que la négation [20] d'un certain genre déterminé. Si donc il ne se peut pas que l'affirmation et la négation soient vraies tout ensemble, les contraires ne peuvent pas davantage coexister, à moins que tous les deux n'existent que d'une certaine manière, ou bien que l'un existe avec cette restriction, tandis que l'autre existe d'une manière absolue. |
§ 1. Nous sommes endormis ou éveillés. Voir plus haut, ch. V, § 20. La réfutation d'Aristote est péremptoire; mais elle n'a pas empêché que les arguments détruits par lui n'aient été mille fois reproduits, malgré leur impuissance. La Critique de la raison pure commet la même faute que les philosophes combattus par Aristote; Kant cherche aussi « le juge compétent »; et il ne le trouve pas plus que ne le trouvaient les sceptiques de l'Antiquité. § 2. Qu'il faut rendre raison de tout. En d'antres termes : « Qu'il faut tout démontrer ». — La manière même dont ils agissent. Voir plus haut, ch. IV, § 32, les objections invincibles que la pratique de la vie oppose en fait aux théories insensées du Scepticisme. — Nous avons déjà dit. Voir plus haut, ch. IV, § 2; voir aussi la même pensée dans les Derniers Analytiques, liv. I, ch. II, § 9, p. 10 de ma traduction. § 3. Ces philosophes. C'est-à-dire, ceux qui recherchent sincèrement la vérité, et qui de bonne foi croient à leur doctrine, tout erronée qu'elle est. — Violenter leurs interlocuteurs. Voir plus haut, ch. v, § 3. — Si tout dans le monde n'est pas relatif. C'est ce qu'Aristote a essayé de démontrer clairement, à la fin du chapitre précédent. § 4. Que dans les mots. Et non dans les principes vrais de la question. — Apparence... apparaît... apparaît. Ce sont des répétitions du texte. — En faisant cette concession. Le texte n'est pas aussi formel. — A l'un et à l'autre... la vision y est inégale. Il faut remarquer la délicatesse et l'exactitude de toutes ces observations physiologiques et psychologiques. § 5. Que nous avons naguère indiqués. Voir plus haut, ch. V, § 3 et 5. - On peut accorder. L'expression du texte reste tout à fait indéterminée ; mais il me semble que l'auteur veut mettre ici en opposition les philosophes qui recherchent de bonne foi la vérité, et ceux qui ne cherchent dans la discussion qu'un triomphe de vanité. Aux premiers on peut accorder quelque chose, à cause de leur sincérité, d'autant plus que quelques-unes de leurs assertions sont vraies. On peut trouver d'ailleurs que la discussion d'Aristote n'est pas assez nette, et qu'il aurait dû faire plus distinctement la part respective des deux sortes de philosophes auxquels il répond. — La superposition des doigts. Aristote a cité plusieurs fois cette expérience que tout le monde peut aisément répéter. Voir le Traité des Rêves, ch. II, § 13, p. 194 de ma traduction ; et les Problèmes, sections 31 et 35, p. 958, b, 14 et 965, a, 36, édit. Firmin-Didot. § 6. Non en vertu de doutes sérieux. Voir plus haut, ch. v, § 3. — Modifier leur système et de convenir. Le texte est un peu moins formel. — Que du relatif. C'est encore ce que soutient le Scepticisme de notre temps, comme il le soutenait déjà du temps d'Aristote. — Dans leur système. Ces mots ne sont pas dans le texte; mais ils me paraissent indispensables pour la clarté. — Sans qu'on y ait préalablement pensé. Je répète ces mots do la fin de la phrase précédente ; plusieurs traducteurs se sont permis cette addition, sans laquelle la pensée serait trop incomplète et ne se comprendrait pas bien. Ce sera là mon excuse. § 7. Du moment qu'une chose est une. J'ai traduit aussi clairement que j'ai pu ce passage, qui reste cependant obscur. Je crois qu'Aristote a voulu dire que la relation d'un objet à un autre n'est pas arbitraire, mais qu'elle est déterminée, comme l'est l'objet lui-même. Égal n'est pas relatif à double; il est relatif à un autre égal ; le relatif du double, c'est la moitié. Il s'ensuit que le relatif n'est pas universel, comme on le prétend. — L'homme qu'on pense. C'est-à-dire, l'idée de l'homme telle que la conçoit l'esprit. — L'homme pensé. J'ai ajouté ce dernier mot. — Dont les espèces seront en nombre infini. Alexandre d'Aphrodise donne une va-. riante qui offre un sens un peu différent : « Alors l'être pensant sera relatif à des choses dont les espèces seront en nombre infini». M. Bonitz a adopté cette variante, que repousse M. Schwegler; je partage l'avis de M. Schwegler.
§ 8. Nous avons établi.
Voir plus haut, ch. ni, § 8. — Appliquée à la substance. M.
Bonitz admet dans son texte une variante, qu'il emprunte à Alexandre
d'Aphrodise et à un manuscrit de Florence. Il faudrait alors
traduire : « N'exprime pu moins que l'autre la privation , mais
privation de substance ; or, la privation est la négation, etc. ».
Je ne crois pas cette rectification nécessaire. — Que d'une
certaine manière. Par exemple, en puissance tous les deux. —
Avec cette restriction. Le texte dit seulement en se répétant :
« D'une certaine manière ». — D'une manière absolue. C'est le
cas le plus ordinaire. L'un des contraires est actuel, tandis que
l'autre est en puissance. Par exemple, telle chose est actuellement
blanche; mais elle pourrait devenir noire ; la blancheur y est en
acte ; et la couleur noire y est en puissance, et non actuellement. |
Les contradictoires n'admettent point entre elles de terme moyen; définition de la vérité et de l'erreur; conséquences insoutenables qui sortent de la théorie de l'intermédiaire ; double cause de cette erreur; différence entre les théories d'Héraclite et celles d'Anaxagore. |
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§ 1. Il n'est pas possible davantage qu'entre deux propositions contradictoires, il y ait jamais un terme moyen; mais il y a nécessité absolue, ou d'affirmer, ou de nier une chose d'une chose. [25] Pour rendre ceci parfaitement clair, il nous suffira de définir tout d'abord ce que c'est que le vrai et le faux. Dire de ce qui est qu'il n'est pas, et de ce qui n'est pas dire qu'il est, voilà le faux ; dire de ce qui est qu'il est, et de ce qui n'est pas dire qu'il n'est pas, voilà le vrai ; de telle sorte qu'en exprimant qu'une chose est ou n'est pas, on n'est ni dans le vrai ni dans le faux; mais alors on ne dit pas de l'Être, ni qu'il ne soit pas ni qu'il soit, pas plus qu'on ne le dit du Non-être. § 2. Si [30] l'on admet qu'il y a un terme moyen entre les deux membres de la contradiction, ou cet intermédiaire sera comme le gris, qui est un terme moyen entre le noir et le blanc; ou bien, il ne sera ni l'un ni l'autre des deux termes, comme le terme moyen entre l'homme et le cheval est ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Mais, s'il en était ainsi, il n'y aurait plus de changement; car une chose qui n'est pas bonne subit un changement pour devenir bonne, comme elle change aussi pour devenir mauvaise, de bonne qu'elle était. C'est là ce qu'on voit sans cesse, puisqu'il n'y a de changement possible que dans les opposés et dans les intermédiaires. [35] Mais, s'il y a un intermédiaire dans le sens neutre que nous avons dit, alors il serait possible qu'une chose devînt blanche sans avoir dû préalablement n'être pas blanche; or, c'est là ce qui ne se voit pas. § 3. [1012a] D'autre part, la pensée affirme, ou nie, tout ce qu'elle pense, ou tout ce qu'elle comprend; et la définition donnée plus haut fait voir clairement quand la pensée est dans la vérité, [5] et quand elle est dans l'erreur. Lorsque la pensée combine les choses d'une certaine manière, elle est dans le vrai, soit qu'elle affirme, soit qu'elle nie; elle est dans le faux, quand elle les combine de telle autre façon. § 4. Il faudrait en outre que toutes les contradictions eussent un terme moyen, si l'on ne veut pas se borner en ceci à de vains mots. Alors, il se pourrait tout à la fois qu'on ne fût ni dans le vrai ni dans le faux; il y aurait un intermédiaire qui ne serait ni l'Être ni le Non-être ; et, par conséquent, il pourrait y avoir aussi un changement des choses qui ne serait ni de la production ni de la destruction. § 5. Bien plus, il y aurait un intermédiaire, même dans les cas où la négation implique [10] nécessairement le contraire ; comme si, dans les nombres, par exemple, il y avait un prétendu nombre qui ne fût ni pair ni impair ; ce qui est cependant bien impossible, d'après la définition même du nombre. § 6. Ajoutez que c'est se perdre dans l'infini ; car il ne faudra pas se borner à ces demi-êtres; il faudra les multiplier sans fin , puisqu'on pourra toujours nier ce terme moyen, par rapport à l'affirmation et à la négation primitives; et c'est même à ce titre qu'il sera quelque chose, puisque [15] sa subtance doit être différente des deux autres termes. Enfin, quand on demanderait à quelqu'un si telle chose est blanche, et qu'il répondrait qu'elle ne l'est pas, il ne ferait encore que nier l'Être ; or, n'être pas est une négation, ce n'est pas un terme moyen. § 7. Cette doctrine erronée est entrée dans l'esprit de quelques philosophes, par la même raison qui a donné cours à tant d'autres opinions paradoxales. Quand on se sent hors d'état de repousser des arguties captieuses, on cède au raisonnement de l'adversaire, et l'on accepte pour vraie [20] la conclusion régulière qu'il en tire. Les uns n'ont pas d'autre motif de parler comme ils font ; et les autres commettent cette erreur, parce qu'ils cherchent à se rendre raison de tout. § 8. Le vrai moyen de les éclairer les uns et les autres consiste à partir d'une définition. Or la définition résulte de la nécessité même où ils sont d'exprimer quelque chose; et la pensée, dont les mots sont les signes, devient la définition même de la chose. Mais, si l'on peut dire qu'Héraclite, [25] en prétendant que tout est et n'est pas, inclinait à faire croire que tout est vrai, Anaxagore, en admettant qu'il y a un terme moyen possible pour toute contradiction, porte plutôt à croire que tout est faux ; car, lorsque le bien et le mal sont mêlés, le mélange n'est ni bon ni mauvais ; et il est impossible d'en dire rien qui soit vrai. |
§ 1. Un terme moyen. On verra un peu plus loin que la théorie du moyen terme est attribuée à Anaxagore. Ce second principe est la suite et le complément du principe de contradiction. Entre l'affirmation et la négation, il n'est pas possible qu'il y ait jamais une proposition intermédiaire ; car alors elle ne serait ni vraie ni fausse; ce qui ne se comprend pas. — Le vrai et le faux. La définition est aussi simple qu'exacte. — Qu'une chose est ou n'est pas. J'ai adopté ici l'explication d'Alexandre d'Aphrodise avec sa variante, comme l'ont adoptée aussi MM. Bonitz et Schwegler. § 2. Sera comme le gris. Qui est du même genre que le blanc et le noir, puisqu'il est aussi une couleur et qu'il tient le milieu entre les deux autres. — Ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Un animal quelconque qui ne serait ni du genre homme ni du genre cheval. C'est donc un intermédiaire, pris en dehors du genre auquel appartiennent. les deux termes qu'il devrait cependant réunir. Aristote distingue ici deux espèces de termes moyens : l'un qui est dans le genre, l'autre qui est en dehors du genre. — Dans le sens neutre que nous avons dit. Le texte n'est pas aussi formel; mais la traduction a dû être plus précise. — Qu'une chose devint blanche. Pour qu'une chose devienne blanche, il faut sans doute qu'elle ne le soit pas d'abord ; mais il faut aussi qu'elle puisse le devenir. C'est une seule et même chose, qui n'étant pas blanche le devient; les contraires sont dans le même genre; et bien plus, ils sont successivement dans le même sujet ; ce qui est le propre des contraires. § 3. Ce qu'elle pense ou tout ce qu'elle comprend. La nuance grecque n'est guère plus marquée que celle de la traduction. — La définition donnée plus haut. Voir § 1. — La pensée combine. Voir les Catégories, ch. 3, § 4, p. 59 de ma traduction. — Elle est dans le vrai. Aux conditions indiquées plus haut, § 1. La pensée affirme ou nie toujours ce qu'elle pense; il y a donc nécessité absolue que le langage, fait pour exprimer la pensée, se soumette à cette même loi. § 4. Il faudrait en outre. C'est la suite des objections qu'Aristote oppose à la théorie du terme moyen entre les deux contradictoires. -Toutes les contradictions. On pourrait ajouter : « Sans exception ». § 5. Bien plus. Autre objection plus forte encore que les précédentes. — Un prétendu nombre. J'ai ajouté l'épithète. — La définition même du nombre. Le texte dit simplement : « La définition ». Alexandre d'Aphrodise pense qu'il s'agit de la définition du nombre, et j'ai suivi son interprétation, qui semble la plus naturelle, quoique tous les commentateurs ne l'aient pas adoptée après lui. § 6. Ces demi-êtres. Le texte dirait plutôt : « Ces êtres et demi ». — Sans fin. J'ai ajouté ces mots. — Primitives. Même remarque. On a d'abord les deux membres de la contradiction ; si l'on prétend qu'on peut insérer entre les deux un moyen terme, ce moyen terme est la négation, soit de l'affirmation, soit de la négation, puisque par hypothèse il n'est ni l'une ni l'autre. Le même raisonnement serait applicable au rapport du second terme moyen, que créerait le rapport du premier avec les deux membres; et ainsi de suite à l'infini. — Il ne ferait encore que nier l'Être. C'est le sens que propose Alexandre d'Aphrodise, d'après une variante qui se retrouve aussi dans un manuscrit de Florence. M. Bonitz l'adopte, sans l'approuver entièrement. Le texte de ce passage n'est pas bien établi, et il reste obscur. — Ce n'est pas un terme moyen. J'ai ajouté cette phrase, qui rite semble tout à fait indispensable. § 7. Cette doctrine erronée. Ma traduction est plus précise que le texte. L'opinion erronée. c'est de croire qu'entre les deux contradictoires, il puisse y avoir place pour une proposition moyenne. — Parce qu'ils cherchent à se rendre raison de tout. En d'autres termes, à tout démontrer, comme s'il ne fallait pas nécessairement de l'indémontrable pour pouvoir démontrer quelque chose.
§ 8. Le vrai moyen de les
éclairer. Voir plus haut, ch. V, § 3. — D'exprimer quelque
chose. C'est-à-dire qu'il faut que leur langage ait un sens
quelconque; ou autrement, toute discussion serait impossible. Voir
plus haut, |
Erreurs des opinions exclusives soutenant, les unes, que tout est faux, les autres, que tout est vrai; Héraclite; opposition nécessaire des contradictoires, dont l'une des deux est absolument vraie ; tout n'est pas en repos ; tout n'est pas en mouvement; nécessité d'un premier moteur. |
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§ 1. Après tout ce qui précède, on doit voir que ces assertions [30] appliquées à un seul cas, et celles qui s'appliquent à tout, sont insoutenables au sens où les comprennent ceux qui les défendent; les uns affirmant que rien n'est vrai, puisque, selon eux, il se peut fort bien que toutes les; propositions soient fausses, comme celle où l'on avancerait que la diagonale est commensurable au côté ; les autres affirmant au contraire que tout est vrai. Ce sont là des théories qui se rapprochent beaucoup des opinions d'Héraclite et se confondent presque avec elles. En effet, celui qui prétend [35] que tout est vrai et que tout est faux, maintient aussi chacune de ces assertions prises à part; et par conséquent si, considérées séparément, elles sont fausses, [1012b] elles le sont également quand on les considère ensemble. § 2. D'ailleurs, il y a évidemment des contradictoires qui ne peuvent pas être vraies toutes les deux à la fois, mais qui ne peuvent pas non plus être à la fois toutes les deux fausses, bien que cette dernière alternative pût paraître plus possible que l'autre, d'après les théories qu'on vient d'exposer. § 3. [5] Mais, pour réfuter toutes ces doctrines, il faut, ainsi que nous l'avons déjà indiqué un peu plus haut, demander à son adversaire, non pas de dire si la chose est ou si elle n'est pas, mais il faut le sommer d'exprimer et de préciser une pensée quelconque ; de manière qu'on puisse la discuter, en s'appuyant sur la définition même de ce que c'est que le vrai et de ce que c'est que le faux. Si la vérité n'est pas autre chose que d'affirmer le le vrai et de nier le faux, il est dès lors impossible [10] que tout soit faux, puisqu'il y a nécessité absolue que l'une des deux parties de la contradiction soit vraie. § 4. D'autre part, si pour toute chose quelconque il faut nécessairement ou l'affirmer ou la nier, il est impossible que les deux parties soient fausses, puisque, dans la contradiction, il n'y en a jamais qu'une seule qui le soit. § 5. Le malheur commun de toutes ces belles théories, c'est, comme on l'a répété cent fois, de se réfuter [15] elles-mêmes. Et en effet, quand on avance que tout est vrai, on rend vraie par cela même l'assertion opposée à celle qu'on défend; et, par conséquent, on rend fausse la sienne propre, puisque l'assertion contraire nie que vous soyez dans le vrai. Également, quand on dit que tout est faux, on se condamne du même coup soi-même. § 6. Que si l'on veut faire des exceptions, et dire que l'opinion contraire à celle qu'on soutient est la seule à n'être pas vraie, et que celle qu'on embrasse soi-même est la seule à n'être pas fausse, [20$ on n'en suppose pas moins alors un nombre infini d'assertions vraies et fausses; car, lorsqu'on dit de telle assertion vraie qu'elle est vraie, on sous-entend toujours que celui qui dit qu'elle est vraie est dans le vrai ; et ces répétitions pourraient aller à l'infini. § 7. Il est d'ailleurs évident que ceux qui prétendent que tout est en repos, ne sont pas plus dans le vrai que ceux qui prétendent que tout est en mouvement. Si tout est en repos, alors les mêmes choses seront éternellement vraies et [25] éternellement fausses. Mais le changement en ce monde est de toute évidence ; et votre interlocuteur lui-même doit se dire qu'il fut un temps où il n'existait pas, et qu'il y aura bientôt un temps où il n'existera plus. Mais, si tout est en mouvement, rien ne sera vrai; tout sera faux. Or nous avons démontré que c'était là une impossibilité absolue. § 8. Enfin, c'est l'être qui doit nécessairement changer, puisque le changement n'est que le passage d'un état à un autre état. Mais certainement les choses ne sont pas toutes en repos [30] ou en mouvement ; elles n'y sont qu'à certains moments donnés ; aucune n'y est éternellement. Ce qui est vrai, c'est qu'il existe un principe qui meut éternellement tout ce qui est mû; et que le moteur premier est lui-même immobile.
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§ 1. Appliquées à un seul cas. Le texte est obscur, et les manuscrits ne donnent pas de variantes qui puissent l'éclaircir. Peut-être veut-il dire aussi que les propositions des adversaires sont également insoutenables, soit qu'on les prenne une à une isolément, soit qu'on les prenne toutes ensemble, c'est-à-dire, soit qu'on prenne une assertion isolée : Tout est vrai ou tout est faux; soit qu'on réunisse les deux et qu'on dise à la fois : Tout est vrai et tout est faux. — Héraclite. Voir à la fin du chap. précédent, § 8. Aristote fait allusion à la fameuse maxime d'Héraclite que tout est dans un flux perpétuel, de telle sorte, que de choses qui s'écoulent sans cesse, il est impossible de dire, ni qu'elles soient, ni qu'elles ne soient pas. Elles sont simplement dans un perpétuel devenir. § 2. Il y a évidemment des contradictoires. Aristote aurait dû pour plus de clarté, donner quelques exemples.
§ 3. Un peu plus haut.
Voir ch. IV, § 4. — Sur la définition. Voir cette définition
plus haut, § 4. Ou t'affirmer ou la nier. Autre assertion, que les adversaires ne concéderaient pas davantage. § 5. De toutes ces belles théories. Il me semble qu'il y a quelque nuance de cette ironie dans le texte grec. — De se réfuter elles-mêmes. Cette contradiction est de toute évidence ; et elle suffit à ruiner toutes ces doctrines sophistiques. — On se condamne du même coup soi-même. Les sceptiques ne s'aperçoivent pas de ce suicide; et comme ils ne parlent que pour parler, et non pour arriver au vrai, cette défaite qu'ils s'infligent à eux-mêmes ne les arrête pas un instant, dans leur outrecuidance. § 6. On n'en suppose pas moins. C'est-à-dire qu'on ne pourrait mettre aucun terme à ces exceptions, et que l'on serait forcé d'en faire autant que l'adversaire en demanderait. § 7. Il est d'ailleurs évident. Il manque ici une transition ; et l'on peut trouver qu'Aristote passe bien vite de ces polémiques toutes logiques contre les sophistes, à des considérations si élevées. Mais les théories d'Héraclite, dont il vient d'être question, touchent aussi à ces grands problèmes ; et c'est là sans doute l'explication d'un changement de pensées aussi brusque. Les deux questions se tiennent au fond, et ces erreurs de logique amènent d'égales erreurs en cosmologie. - Nous avons démontré. Voir plus haut, ch. V, § 13. § 8. C'est l'être qui doit nécessairement changer. En d'autres termes, il faut nécessairement qu'il existe quelque chose pour que le changement soit possible. — Un principe qui meut éternellement. Voir sur le premier moteur le XIIe liv. de la Métaphysique, ch. 7, § 5 ; et la Physique, liv. VI, ch. II, § 13, p. 419 de ma traduction. — Dès le temps d'Alexandre d'Aphrodise, des manuscrits omettaient toute cette fin du chap. VIII, §§ 7 et 8, sous prétexte que ces matières devaient être renvoyées â la Physique, où elles étaient mieux placées. Je crois qu'il n'y a rien à changer au texte, et qu'Aristote a bien eu l'intention d'amener ici la question du mouvement et du repos dans le monde. Tout ce qui manque dans ce passage, c'est une simple transition, ainsi que je viens de le dire. Il eût été facile de la suppléer. Voir dans la Physique toute cette grande théorie du premier moteur immobile, liv. VII et VIII, et spécialement liv. VIII, ch. VIII, p. 511 et suiv. de ma traduction. |
FIN DU LIVRE IV DE LA MÉTAPHYSIQUE. |