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table des matières de l'œuvre d'Aristote

TABLE DES MAtières de la métaphysique

ARISTOTE

 

 

MÉTAPHYSIQUE

 



LIVRE VII

 

 

 

SAINT-HILAIRE

I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV

 

 

texte grec

 

 

 

 

LIVRE VII

CHAPITRE PREMIER

Véritable sens du mot d'Être ; l'Être considéré en lui-même et dans ses attributs ; l'Être est d'abord indispensable, et les modes de l'Être ne viennent qu'à la suite ; la catégorie de la substance, ou de l'individuel, est la première de toutes, et les autres s'appuient sur celle-là ; l'Être premier est la substance, qui a la priorité en définition, en connaissance, en temps et en nature ; la substance seule est séparable ; les autres catégories ne le sont pas ; la question de l'Être, si ancienne et si controversée, se réduit à celle de la substance.

§ 1. [1028a] [10] Ce mot d'Être peut recevoir plusieurs acceptions, comme l'a montré l'analyse que nous en avons faite antérieurement, en traitant des sens divers de ce mot. Être peut signifier, d'une part, la substance de la chose et son existence individuelle; d'autre part, il signifie qu'elle a telle qualité, telle quantité, ou tel autre des différents attributs de cette sorte.

§ 2.  Du moment que l'Être peut s'énoncer sous tant de formes, il est clair que l'Être premier entre tous est celui qui exprime ce qu'est la chose, c'est-à-dire [15] son existence substantielle. Ainsi, quand nous voulons désigner la qualité d'une chose, nous disons qu'elle est bonne ou mauvaise; et alors nous ne disons pas plus que sa longueur est de trois coudées que nous ne disons qu'elle est un homme. Tout au contraire, si nous voulons exprimer ce qu'est la chose elle-même, nous ne disons plus qu'elle est blanche, ou chaude, ou de trois coudées ; nous disons simplement que c'est un homme, ou un Dieu.

§ 3. Toutes les autres espèces de choses ne sont appelées des êtres que parce que les unes sont des quantités de l'Être ainsi conçu ; les autres, des qualités; celles-ci, des affections ; celles-là, telle autre [20] modification analogue.

§ 4.  Aussi, l'on peut se demander si chacune de ces façons d'être, qu'on désigne par ces mots Marcher, Se bien porter, S'asseoir, sont bien de l'Être ou n'en sont pas; et la même question se représente pour toutes les autres classes qu'on vient d'énumérer. Aucun de ces êtres secondaires n'existe naturellement en soi, et ne peut être séparé de la substance individuelle; et ceci doit paraître d'autant plus rationnel que l'Être réel, c'est ce qui marche, [25] c'est ce qui se porte bien, c'est ce qui est assis. Et ce qui fait surtout que ce sont là des êtres, c'est qu'il y a sous tout cela un être déterminé, qui leur sert de sujet.

§ 5. Ce sujet, c'est précisément la substance et l'individu, qui se montre clairement dans la catégorie qui y est attribuée. Sans cette première condition, on ne pourrait pas dire que l'être est bon, ou qu'il est assis.

§ 6.  Ainsi donc, il est bien clair que c'est uniquement [30] grâce à cette catégorie de la substance, que chacun des autres attributs peut exister. Et par conséquent, l'Être premier, qui n'est pas de telle ou telle manière particulière, mais qui est simplement l'Être, c'est la substance individuelle. Le mot de Premier peut, il est vrai, être pris lui-même en plusieurs sens; mais la substance n'en est pas moins le premier sens de l'Être, qu'on le considère d'ailleurs sous quelque rapport que ce soit, la définition, la connaissance, le temps, et la nature. Pas un seul des autres attributs de l'Être ne peut exister séparément; il n'y a que la substance toute seule qui le puisse.

§ 7. D'abord, c'est bien cela [35] qu'est le primitif sous le rapport de la définition ; car de toute nécessité, dans la définition d'une chose quelconque, la définition même de la substance est toujours implicitement comprise. Ajoutez que, quel que soit l'être dont il s'agit, nous ne croyons le connaître que quand nous savons, par exemple, que c'est un homme, ou que c'est du feu. [1028b] Et alors, nous le connaissons bien plus que quand nous savons seulement qu'il a telle qualité, ou telle quantité, ou qu'il est dans tel lieu. Pour ces notions mêmes, nous les comprenons d'autant mieux que nous savons quel est l'être qui a telle quantité, ou telle qualité.

§ 8. On le voit donc : cette question agitée depuis si longtemps, agitée encore aujourd'hui, cette question toujours posée, et toujours douteuse de la nature de l'Être, revient à savoir ce qu'est la substance. Les uns prétendent que l'Être, c'est l'unité; [5] pour les autres, c'est la pluralité; pour ceux-ci, les êtres sont limités; pour ceux-là, ils sont infinis. Mais quant à nous, notre recherche principale, notre recherche première, et nous pourrions presque dire, notre unique recherche, c'est de savoir ce qu'est l'Être considéré sous le point de vue que nous avons indiqué.

§ 1. Antérieurement. Voir plus haut, liv. V, ch. VII. — La substance de la chose et son existence individuelle. Le texte n'est pas aussi développé. — Qu'elle a telle qualité. Ceci revient à dire qu'on peut exprimer d'abord d'une chose qu'elle Est, d'une manière absolue, telle ou telle espèce d'être ; puis en second lieu, qu'elle est douée de telle qualité, ou de telle autre des dix catégories.

§ 2. C'est-à-dire son existence substantielle. J'ai dû encore ici développer un peu le texte. — Sa longueur est de trois coudées. Car ce serait alors sa quantité, et non plus sa qualité. — Simplement. J'ai ajouté ce mot. — C'est un homme. Car ce serait alors sa substance propre, et ce ne serait pas davantage la qualité qu'on prétendrait énoncer.

§ 3. Sont des quantités. J'ai conservé la formule même du texte. — Quantités... qualités... modification. C'est une énumération incomplète des Catégories, dont le nombre complet est de dix, comme on sait.

§ 4. Sont bien de l'Être. En effet, ces modes n'existent pas par eux-mêmes; ils existent seulement à la condition d'un être qui les représente. — Pour toutes les autres classes. Ou catégories. — Secondaires. J'ai ajouté ce mot, qui ressort du contexte. — C'est ce qui marche. Le texte grec emploie la forme du neutre, que j'ai, rendue autant que je l'ai pu. — Qui leur sert de sujet. C'est la substance, qui est le support de toutes les autres catégories. Il faut d'abord être pour être ensuite quelque autre chose.

§ 5. Dans la catégorie. C'est la catégorie de la substance, la première et la plus importante de toutes; voir le Traité spécial des Catégories, ch. V. — Est bon. C'est une qualité. — Qu'il est assis. C'est une manière d'être, une position.

§ 6. De la substance. J'ai ajouté ces mots pour plus de clarté. — Des autres attributs. Ou « des autres catégories ». — De telle ou telle manière particulière. C'est-à-dire qu'il est pris dans sa pure et simple existence, sans aucune addition d'attributs. — La définition, la connaissance. Les deux idées se confondent presque, puisque c'est la définition qui fait connaître ce que sont les choses. — Et la nature. J'ai conservé ces mots, qui se trouvent dans quelques manuscrits, mais qu'ont supprimés la plupart des éditeurs. Ce qui autorise cette suppression, c'est que l'auteur, qui revient un peu plus bas à la définition et à la connaissance, ne parle plus de la nature. — Il n'y a que la substance toute seule. Voir la Physique, liv. I, ch. III, § 3, p. 439 de ma traduction.

§ 7. Implicitement comprise. Par conséquent, la notion de la substance elle-même est antérieure à la définition. — Et alors nous le connaissons. Le texte n'est pas aussi développé.

§ 8. Depuis si longtemps. On peut voir dans le Ier livre de la Métaphysique l'analyse de quelques-uns des principaux systèmes qui ont été proposés sur cette grande question. — Les uns. C'est l'École d'Ionie, Thalès, Anaximène et les autres. — Les autres. Ce sont les philosophes qui, comme Empédocle, reconnaissent plusieurs éléments. — Limités. Les philosophes de l'École d'Ionie. — Infinis. Anaxagore, Démocrite, etc. — Que nous avons indiqué. L'Être en tant qu'Être. Voir plus haut, livre IV.


 

CHAPITRE II

La Substance se manifeste surtout dans les corps naturels : les animaux, les plantes, le feu, l'eau, la terre, le ciel avec les étoiles, le soleil et la lune sont des substances ; questions à se poser ; opinions diverses des philosophes ; Platon et Speusippe; les Idées et les nombres considérés comme principes des substances ; méthode à suivre dans cette étude ; énumération des problèmes.

§ 1. C'est surtout aux corps que la substance individuelle semble appartenir le plus évidemment; et c'est ainsi que l'on qualifie de Substances, les animaux, les plantes, leurs différentes parties, [10] et aussi les corps de la nature, tels que le feu, l'eau, la terre, et tous les autres éléments de ce genre, avec tout ce qui en fait partie, ou tout ce qui en est composé, soit qu'on les considère à l' état de fraction, soit à l'état de totalité : par exemple, le ciel et les parties du ciel, étoiles, lune, soleil.

§ 2.  Sont-ce bien là les seules substances ? Y en a-t-il d'autres encore ? Ou bien ne sont-ce [15] même pas du tout des substances? Les vraies substances ne sont-elles pas toutes différentes? C'est ce qu'il faut examiner.

§ 3. Des philosophes ont pensé que les limites du solide, surface, ligne, point, unité, sont des substances véritables, et qu'elles en sont plus réellement que le corps lui-même et le solide. D'autres ont cru qu'en dehors des choses sensibles, il n'y a rien qu'on puisse appeler substance; d'autres, au contraire, ont supposé qu'il y a en outre bien des substances, et qui le sont même d'autant plus qu'elles sont éternelles.

§ 4.  Ainsi, Platon [20] a fait des Idées et des Êtres mathématiques deux substances, et il n'a placé qu'au troisième rang la substance des corps sensibles. Speusippe a également admis plusieurs substances, en commençant par l'unité; il supposait des principes pour chaque espèce de substance, un principe des nombres, un principe des grandeurs, un principe de l'âme; et c'est de cette façon qu'il multiplie les substances.

§ 5. D'autres philosophes encore [25] ont soutenu que les Idées et les nombres sont de même nature, et que tout le reste ne fait qu'en dériver, les lignes et les sur  faces, et même jusqu'à la substance du ciel et jusqu'aux choses sensibles.

§ 6. Pour éclaircir toutes ces questions, il nous faut examiner ce qu'il y a d'exact ou d'erroné dans ces systèmes, quelles sont les vraies substances, s'il y a ou s'il n'y a pas de substances en dehors des substances sensibles; et alors, nous nous demanderons ce qu'elles sont. [30] Puis en supposant qu'il existe quelque substance séparée, pourquoi et comment elle l'est. Enfin, nous rechercherons s'il n'y a aucune substance possible en dehors des substances que nos sens nous révèlent. Mais auparavant, il nous faut esquisser ce que c'est que la substance.

§ 1. Aux corps. La suite de ce § explique ce qu'Aristote entend ici par les Corps. — Les corps de la nature. Le mot propre est Éléments ; mais j'ai suivi fidèlement le texte. — A l'état de fraction. C'est-à-dire, Individuellement, par opposition à leur réunion totale, qui forme la totalité de l'univers.

§ 2. Les vraies substances ne sont-elles pas toutes différentes? Aristote semblerait ici incliner vers la théorie des Idées.

§ 3. Des philosophes. Asclépius pense qu'Aristote veut désigner les Pythagoriciens; c'est en effet la conjecture la plus probable, bien que la conception qui est prêtée aux successeurs de Pythagore ne paraisse point très rationnelle. Il semble que c'est une erreur bien forte de prendre les limites du corps pour sa substance. — D'autres. Alexandre d'Aphrodise voit ici une allusion à Hippon, qui a été cité plus haut, liv. I, ch. III, § 16. Il s'agit sans doute aussi des philosophes ioniens.

§ 4. Platon. Voir plus haut, liv. I, ch. VI, ce qui a été déjà dit de la théorie des Idées. — Speusippe. Il faut d'autant plus remarquer ce passage qu'Aristote ne nomme Speusippe qu'une seule autre fois dans la Métaphysique, liv. XII, ch. VII, § 8. Il y a d'autres passages qui semblent se rapporter à lui ; mais où il n'est pas nommément désigné. Voir liv. XIV, ch. III, § 6. Dans la Morale à Nicomaque, Speusippe est nommé deux fois, liv. I, ch. III, § 7, p. 19 de ma traduction, et liv. VII, ch. XII, § 1, p. 298. Speusippe, neveu et successeur de Platon, avait, à ce qu'on croit, vingt ans de moins que lui; et il était mort avant l'année 335 av. J.-C., où Aristote revint à Athènes. Voir la Philosophie des Grecs, de M. Ed. Zeller, t. Il, p. 840, 2e édition.

§ 5. D'autres philosophes. Il est probable que ces « autres philosophes » sont les successeurs de Platon, peut-être Xénocrate après Speusippe.

§ 6. Pour éclaircir toutes ces questions. Plus haut, liv. III, ch. I, § 1, Aristote a déjà énuméré les questions qu'il se proposait de traiter. Celles qui sont indiquées ici ne se confondent pas tout à fait avec les précédentes ; mais on peut trouver qu'après de si longs développements, la discussion n'est guère avancée.

CHAPITRE III

Quatre sens du mot de Substance ; Essence, Universel, Genre et Sujet ; analyse du sujet ; la matière et la forme ; le composé qu'elles constituent en se réunissant ; la substance n'est jamais un attribut ; c'est elle qui reçoit tous les attributs ; elle ne peut se confondre avec la matière, non plus qu'avec le composé résultant de la matière et de la forme ; analyse de la forme ; théorie des substances sensibles annoncée.

§ 1. Le mot de Substance peut présenter tout au moins quatre sens principaux, si ce n'est davantage. Ainsi, dans chaque chose, la notion de substance [35] semble s'appliquer à l'essence, qui fait que la chose est ce qu'elle est, à l'universel, au genre, et, en quatrième lieu, au sujet.

§ 2. Par Sujet, on doit entendre ce à quoi tout le reste est attribué, sans qu'il soit jamais réciproquement l'attribut d'une autre chose. C'est donc du sujet qu'il faut tout d'abord noua occuper. [1029a] Le sujet, en effet. semble être plus particulièrement substance. Sous ce rapport. on l'appelle d'abord la matière; puis à un autre point de vue, on l'appelle la forme; et en troisième et dernier lieu c'est le composé que constituent, toutes deux réunies, la forme et la matière.

§ 3. La matière, c'est par exemple l'airain ; la forme, c'est la figure [5] que revêt la conception de l'artiste; et l'ensemble qu'elles produisent en se réunissant, c'est, en fin de compte, la statue. Par conséquent si la forme, qui donne l'espèce. est antérieure à la matière. et si elle est davantage de l'Être, par la même raison elle doit être antérieure au composé, qui sort de la réunion des deux.

§ 4.  Nous avons donc maintenant un aperçu de ce qu'est la substance ; et nous savons qu'elle n'est jamais l'attribut de quoi que ce soit, et qu'au contraire c'est à elle que se rapportent tous les attributs divers. Mais nous ne devons pas nous contenter de cette esquisse, qui n'est pas tout à fait suffisante.

§ 5.  [10] Elle est d'abord assez obscure en elle-même; et de plus, c'est alors la matière qui devient la substance; car, si la matière n'est pas la substance même, on ne voit plus quelle autre substance il pourrait y avoir. Tout le reste a disparu, et il n'y a plus rien absolument qui subsiste.

§ 6.  Tout le reste, en effet, ne représente que les affections des corps, leurs actions, leurs puissances. Longueur, largeur, profondeur, [15] ce ne sont que des quantités; ce ne sont pas des substances ; car la quantité et la substance ne se confondent pas; et, loin de là, la substance est bien plutôt le sujet primordial auquel toutes ces modifications appartiennent. Si l'on retranche successivement longueur, largeur, profondeur, nous ne voyons pas qu'il reste quoi que ce soit, si ce n'est précisément l'objet que limitaient et déterminaient ces trois dimensions.

§ 7. Ainsi, en se mettant à ce point de vue, il n'y a plus que la matière toute seule qui puisse être prise pour la substance. [20] Mais quand je dis Matière, c'est la matière en soi, celle qui n'est, ni un objet individuel, ni une quantité, ni aucun des modes qui servent à déterminer l'Être. Il faut bien qu'il y ait quelque chose à quoi s'appliquent tous ces attributs, et dont la façon d'être soit tout à fait différente de chacune des catégories.

§ 8. En effet, tout le reste est attribué à la substance, qui elle-même est l'attribut de la matière; et par conséquent, ce terme dernier n'est en soi, ni un individu, ni une quantité, ni rien de pareil. Ce sont encore moins les négations de tout cela; car les négations n'ont qu'une existence indirecte et accidentelle.

§ 9. On voit donc qu'en adoptant ces théories, on arrive à reconnaître la matière pour la substance. Mais cette théorie est insoutenable, puisque le caractère éminent de la substance, c'est d'être séparée, et d'être quelque chose de distinct et d'individuel. Aussi, à ce point de vue, la forme et le composé que constituent la forme et la matière, sembleraient avoir plus de droit que la matière à représenter la substance. [30] Cependant, il faut laisser de côté la substance formée de ces deux éléments, je veux dire, le résultat que composent la matière et la forme combinées. Cette substance est postérieure, et elle n'a rien d'obscur; la matière est à peu près aussi claire; mais c'est à la troisième substance, celle de la forme, qu'il faut nous attacher ; car elle est la plus difficile à comprendre.

§ 10. Mais, comme on est d'accord pour reconnaître que, parmi les choses sensibles, il y en a qui sont des substances, c'est à celles-là que nos recherches vont s'adresser tout d'abord.


 

§ 1. Le mot de substance. Déjà l'analyse de la notion de substance a été exposée plus haut, liv. V, ch. VIII ; mais Aristote ne reconnaît, dans cette analyse incomplète, que deux acceptions du mot de Substance ; ici, il en constate quatre au moins. — A l'universel, au genre. M. Bonitz fait remarquer avec raison que, dans les théories d'Aristote, l'universel  et le genre se confondent le plus ordinairement. Ici, il semble qu'il faut entendre par Universel le genre le plus élevé dans la série ; et par Genre, soit un des genres subordonnés, soit même toutes les espèces, y compris celle à laquelle l'individu appartient d'une manière immédiate.

§ 2. Plus particulièrement substance. Au fond, c'est la substance même : et si le sujet n'était pas substance, rien ne le serait. Seulement. c'est une notion de l'esprit et pas autre chose : Aristote ne le dit pas en propres termes ; mais cette conséquence ressort de toute sa théorie. — La matière... la forme... le composé. Cette division du sujet se retrouve plus loin, liv. VIII. ch. I. § 8. M. Bonitz pense qu'Aristote n'est pas très conséquent avec lui-même, quand il confond la forme avec le sujet. Le sujet est la substance même, qui a une forme sans doute, mais qui se distingue profondément de la forme qu'elle a.

3. Que revêt la conception de l'artiste. J'ai paraphrasé le texte, afin de rendre toute la force du mot grec. — L'ensemble, qu'elles produisent. C'est le composé dont il est parlé au § précédent. - Qui donne l'espèce. J'ai développé le texte, afin de reproduire le double sens qu'a l'expression grecque. qui signifie tout ensemble Forme et Espèce. — Au composé. Alexandre d'Aphrodise et quelques manuscrits donnent une variante assez grave, et qui offrirait un sens assez différent. Si on l'adoptait, il faudrait traduire : « Par la même raison, le composé qui vient de la réunion des deux, doit être antérieur aussi à la matière ». J'ai conσervé la leçon vulgaire, comme l'ont fait la plupart des éditeurs, tout en reconnaissant que celle-ci serait plus acceptable. Celle que j'ai gardée me paraît d'ailleurs plus conforme aux théories ordinaires d'Aristote. Voir la même pensée plus bas, § 9.

§ 4. Un aperçu. Le mot du texte est ici le même que celui que j'ai rendu un peu plus loin par Esquisse ; cette expression est familière à Aristote ; et, à l'occasion de ce passage, M. Schwegler en cite une foule d'autres où elle est employée.

§ 5. C'est... la matière qui devient la substance. C'est là l'opinion la plus répandue ; et, dans l'esprit de la plupart des hommes, la substance d'une chose est la matière même dont cette chose est composée. — Tout le reste a disparu. Il s'agit ici des attributs, comme on le voit par le § suivant. — Substance... subsiste. Cette analogie de forme ne se retrouve pas dans les mots dont le texte se sert.

§ 6. Leurs puissances. Ce mot doit être pris ici au sens métaphysique. — Est bien plutôt. On pourrait affirmer ceci d'une manière absolue. « La substance est le sujet, etc. » — L'objet. Qui n'est rien de réel, et qui n'est qu'une conception de l'esprit, une entité logique ; et comme Aristote le dit un peu plus bas, c'est la « matière en soi », c'est-à-dire, une pure abstraction.

§ 7. C'est la matière en soi. Voir la Physique, liv. I, ch. VIII et X. — Ni un objet individuel. C'est alors réduire la matière à une simple notion.

§ 8. Qui elle-même est l'attribut de la matière. Dans l'hypothèse où la matière est seule considérée comme substance. — Les négations de tout cela. C'est-à-dire, la négation de l'Être, de la quantité, de la qualité, etc. La négation est toujours quelque chose d'indirect et d'accidentel, puisqu'elle part toujours d'une affirmation, qu'elle contredit.

§ 9. Mais cette théorie est insoutenable. Cette conclusion aurait pu être obtenue plus tôt. — D'être séparée. C'est-à-dire, de former un individu distinct de tout autre, et qui ne peut se confondre avec aucun de ceux qui l'entourent, fussent-ils de la même espèce. — Le composé. Voir plus haut, § 3. — La matière est à peu près aussi claire. Aristote ne veut pas dire sans doute que la notion de matière soit d'une parfaite clarté; car ceci contredirait ce qui vient d'être exposé un peu plus haut. Mais, probablement, il veut se borner à affirmer que la matière ne peut pas évidemment être prise pour la substance, non plus que le composé de la matière et de la for-me. J'ai cru devoir conserver dans ma traduction l'indécision du texte. Voir plus loin, ch. IV, § 1.

§ 10. Tout d'abord. Il semblerait d'après ceci que le chapitre suivant devrait traiter des substances sensibles ; il n'en est rien; et c'est l'analyse de la notion générale de substance qui le remplit, comme si elle n'avait pas été déjà exposée.

CHAPITRE IV

Retour sur l'idée de Substance ; condition générale de la science ; sens absolu de l'expression : En soi ; différences de la catégorie première, de la substance, et des autres catégories ; définition de l'Être pris individuellement et en lui-même, ou pris avec une modification quelconque; la définition- s'applique surtout aux substances ; il ne faut pas la confondre avec la simple appellation ; elle s'adresse toujours au primitif ; l'Être est surtout dans la catégorie de la substance; mais il est aussi dans les autres d'une façon déterminée ; le Non-Être lui-même Est, mais à l'état de Non-être; les autres catégories n'ont d'Être que par homonymie ; objet primitif et essentiel de la définition ; unité absolue de l'être qu'elle fait connaître.

 § 1. [1029b] [3] Au début, nous avons indiqué tous les sens où le mot de Substance peut être pris; et l'un de ces sens nous a semblé être celui où le mot de Substance veut dire que la chose est ce qu'elle est. C'est cette dernière question qu'il faut étudier, en cherchant à arriver ensuite à quelque chose de plus notoire.

§ 2. La science, en effet, s'acquiert toujours en partant de notions qui, [5] de leur nature, sont moins notoires, pour s'élever à des notions qui, par leur nature, le sont davantage. C'est qu'il en est de la science comme de la conduite dans la vie pratique, où, partant du bien des individus, on doit faire que le bien général devienne aussi le bien de chaque particulier. De même ici, nous partons de notions qui nous sont personnellement plus connues, pour atteindre des notions qui, étant notoires par leur nature, finissent par le devenir aussi pour nous. Mais les connaissances qu'on a personnellement, et tout d'abord, sont souvent bien légères [10] et bien peu nettes ; elles n'ont que peu ou point de réalité. Et cependant, c'est en partant de ces connaissances si insuffisantes, mais qui nous sont personnelles, qu'on doit tâcher d'atteindre à la connaissance absolue des choses, où l'on ne peut parvenir qu'en prenant le point de départ que nous venons d'indiquer.

§ 3. D'abord, disons quelques mots, à un point de vue tout rationnel, pour faire comprendre que l'essence propre de chaque chose, et ce qui la fait être ce qu'elle est, c'est ce qu'elle est dite En soi. Ainsi, vous êtes éclairé et instruit; mais ce n'est pas précisément être Vous; car ce n'est pas en vous-même [15] que vous êtes instruit. Ce que vous êtes essentiellement, c'est en vous seul que vous l'êtes.

§ 4.  Mais ceci n'est pas applicable à tous les cas. Être en soi, selon cette acception, ce n'est pas être à la manière que la surface est blanche, puisque l'Être de la surface n'est pas du tout l'Être du blanc. L'essence n'est pas non plus le composé des deux termes réunis : la surface blanche. Et pourquoi? C'est que la surface, qui est à définir, est comprise dans sa définition.

§ 5. Ainsi, la définition essentielle [20] où la chose définie elle-même ne figure pas, c'est là vraiment la définition, qui explique pour chaque chose ce qu'elle est En soi. Si donc être une surface blanche était la même chose qu'être une surface polie, il s'ensuivrait que le Blanc et le Poli seraient absolument identiques, et ne seraient qu'une seule et même chose.

§ 6.  Mais il y a également des composés dans les autres catégories ; car, dans chacune, il y a toujours un sujet ; et, par exemple, il y a un sujet pour la qualité, pour le [25] temps, pour le lieu, pour le mouvement. Dès lors, il faut voir si la définition de l'essence, telle qu'on l'applique a chacun de ces sujets, se retrouve aussi dans les composés. Par exemple, si l'on définit l'Homme blanc, il faut voir s'il y a une définition essentielle de ce composé : l'Homme blanc.

§ 7. Représentons, si nous voulons, cette définition, par le mot de Manteau. Mais alors qu'est-ce que c'est que d'être un manteau? Ce composé d'Homme blanc n'est pas certainement non plus une de ces choses dont on peut dire qu'elles sont en elles-mêmes, et par elles-mêmes. Ou bien, l'expression de N'être pas En soi ne peut-elle pas [30] avoir un double sens ? Dans l'un, on fait une addition à la chose à définir, tandis que, dans l'autre, on ne fait pas cette addition. Ici, le défini ne s'énonce qu'en étant adjoint à une chose autre que lui ; et par exemple, si l'on avait à définir le blanc, ce serait commettre cette faute que de donner la définition d'Homme blanc. Là au contraire, le défini est accompagné d'un autre terme, qui est ajouté ; et si, comme nous venons de le dire, Manteau signifiait Homme blanc, on définirait le manteau, comme si l'on avait simplement le Blanc. L'Homme blanc est bien quelque chose dans le blanc ; [1030a] mais sa définition essentielle n'est pas d'être blanc.

§ 8. L'essence, dans le cas où la définition d'Homme blanc est Manteau, est-elle quelque chose de réel, quelque chose d'absolu? Ou bien n'y a-t-il pas la d'essence? L'essence d'une chose, c'est d'être ce qu'elle est. Mais quand une chose est l'attribut d'une autre, c'est qu'elle n'est pas quelque chose d'individuel et d'indépendant. Ainsi, [5] l'Homme blanc n'est pas une chose individuelle, puisque cette individualité indépendante appartient uniquement aux substances.

§ 9. Par conséquent, il n'y a d'essence individuelle que pour les choses dont l'explication est une définition. Or, il n'y a pas de définition par cela seul que le nom de la chose aurait le même sens qu'elle. Autrement toutes les appellations nominales seraient autant de définitions, puisque le nom d'une chose se confondrait alors avec l'explication qu'on en donnerait; et, à ce compte, le mot seul d'Iliade serait une définition tout entière.

§ 10. [10] Mais la définition n'est réelle que si elle s'adresse à un primitif. Et les primitifs sont toutes les choses qu'on peut désigner, sans que la chose en question soit attribuée à une autre. Aussi, la définition essentielle, exprimant que le primitif est ce qu'il est, n'appartiendra à aucune des espèces qui ne font pas partie du genre ; elle n'appartiendra qu'aux seules espèces qui y sont comprises ; car, dans la désignation de ces espèces, on n'a besoin d'impliquer, ni leur participation à un autre être, ni une modification quelconque, ni une attribution accidentelle. Mais même, pour chacune [15] des autres catégories, l'appellation indiquera ce qu'elles expriment, du moment que le nom indique que telle chose est à. telle autre, ou bien, si, à la place d'une appellation simple, il y en a une plus exacte et plus complète. Mais il n'y aura là, ni définition, ni explication, de ce qu'est essentiellement la chose.

§ 11. C'est que le mot de Définition aussi bien que celui d'Essence peut avoir plusieurs acceptions. En effet, ce qu'est la chose peut, en un sens, signifier la substance, et aussi tel ou tel objet individuel; mais, en un autre sens, [20] il exprime indistinctement chacune des attributions : quantité, qualité, et le reste.

§ 12. De même que l'Être appartient à toutes ces catégories, sans leur appartenir d'une manière semblable, puisqu'il est primitif dans l'une, et qu'il n'est que consécutif dans les autres; de même ce qu'est la chose, l'essence, ne s'applique d'une manière absolue qu'à la substance ; mais elle peut aussi, sous certains rapports, s'appliquer au reste des catégories. C'est qu'en effet on peut aussi demander, pour la qualité, par exemple, ce qu'elle est; et la qualité devient alors de l'Être, [25] sans qu'elle en soit absolument. Et de même pour le Non-Être, on dit quelquefois logiquement qu'il Est, sans que ce soit d'une manière absolue, mais seulement en tant que Non-Être. De même encore, pour la qualité.

§ 13. Il faut donc, pour chaque chose, bien voir le nom qu'on doit lui donner; mais il faut voir, avec non moins d'attention, ce qu'est réellement la chose. Et comme ici ce dont on parle est fort clair, on peut dire que l'Être appartiendra également à tous ces termes; mais il appartiendra premièrement [30] et absolument à la substance; et en sous-ordre, il appartiendra au reste, de même que l'existence individuelle appartiendra au reste aussi, non pas d'une manière absolue, mais en tant qu'elle peut appartenir à la qualité et à la quantité.

§ 14.  Il faut en effet que tout cela, ou ne soit de l'Être que par homonymie, ou bien que ce ne soit de l'Être qu'autant qu'on y ajoute, ou qu'on en retranche quelque chose, de même que l'inintelligible est encore de l'intelligible. Le vrai en ceci est de ne considérer l'Être de ces choses, ni comme une simple homonymie, [35] ni comme un même être; mais il faut le prendre comme on le fait pour le mot de Médical, qui se rapporte bien à une seule et même chose, mais qui n'a pas un seul et même sens, et qu'on ne confond pas sous une vague homonymie. [1030b] Ainsi, un corps, une opération, un instrument, s'appellent Médical ; mais ce n'est pas là une homonymie; ce n'est pas là non plus une seule et même chose; mais c'est à une seule et même notion que tout cela se rapporte.

§ 15. Du reste, il n'y a guère d'importance à se servir ici de l'expression qu'on voudra. Ce qu'il y a d'évident, [5] c'est que la définition qui explique la chose d'une manière primitive et absolue, et qui dit ce qu'elle est essentiellement, ne s'adresse qu'aux substances ; et que, si la définition s'applique aussi aux autres catégories, ce n'est pas primitivement.

§ 16. En effet, cela même étant admis, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il y ait définition par cela seul que l'explication donnée signifie la même chose ; il faut encore que ce soit une explication d'un certain genre ; c'est-à-dire, qu'il faut que l'explication s'applique à une chose qui soit Une, non pas simplement Une en tant que continue, comme l'est l'Iliade, par exemple, ou comme le sont des choses qui se tiennent entre elles, par un lien commun, [10] mais à une chose qui soit Une dans tous les sens où l'Un se comprend; et l'Un a autant d'acceptions que l'Être peut en avoir. Or, l'Être désigne un objet substantiel ; mais il désigne encore la quantité, la qualité, etc.; et voilà comment on peut tout à la fois donner une explication et une définition de ce que signifient ces deux mots réunis, Homme, Blanc ; et qu'à un autre point de vue, on peut expliquer et définir séparément le Blanc, et la Substance Homme.

 

§ 1. Au début. Voir plus haut, ch. III, § 1 ; et aussi, liv. V, ch. VIII, § 4. — Que la chose est ce qu'elle est. C'est le nom pur et simple de la chose ; elle est considérée absolument dans ce qu'elle est par elle-même, indépendamment de tout attribut et de toute modification. M. Bonitz propose de faire ici un déplacement important, et il, voudrait reporter la première phrase de ce chapitre : « Au début... qu'il faut étudier », à la fin du § 2 et avant le § 3. Je ne crois pas que ce changement soit nécessaire, et il ne s'appuie sur aucune autorité. Cette conjecture mérite d'ailleurs une grande attention de la part d'un savant qui a tant fait pour éclaircir la Métaphysique. — Ensuite. J'ai ajouté ce mot, qui me paraît indispensable, et qui est justifié par ce qui suit. La notion de l'essence est par elle-même peu claire ; mais, en partant d'une notion d'abord plus claire pour nous, on parviendra à dissiper les premières obscurités qui s'attachent à la notion d'essence. Ce passage d'ailleurs ne laisse pas que d'être assez embarrassé, et l'expression de la pensée n'a pas la netteté désirable. Le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise ne fournit aucun éclaircissement.

§ 2. La science, en effet, s'acquiert. M. Schwegler a recueilli plusieurs passages d'Aristote qui peuvent servir à expliquer celui-ci, et qui y sont tout à fait conformes; je n'en citerai que trois: les Derniers Analytiques, liv. I, ch. II, § 11, p. 10 de ma traduction ; les Topiques, liv. VI, ch. IV, § 3, p. 221; et la Physique, liv. I, ch. r, § 2, p. 431. Dans tous ces passages, Aristote établit, à plusieurs reprises, que la vraie méthode est de partir des notions les plus claires pour nous, afin d'arriver à des notions qui, par leur nature propre et par elles-mêmes, sont les plus claires de toutes. — Par leur nature. J'ai répété ces mots qui ne sont pas répétés dans le texte ; mais le sens ne peut faire de doute. — De la conduite dans la vie pratique. Alexandre d'Aphrodise croit que ceci regarde les législateurs, qui, en faisant des lois pour le bien général de la société, font en même temps le bien des individus, même quand ils sont forcés de les punir. Ce sens est fort acceptable ; mais j'ai dû conserver dans ma traduction l'indécision du texte, qui ne dit point précisément ce qu'Alexandre lui fait dire.

§ 3. A un point de vue tout rationnel. Aristote exprime toujours une nuance de dédain pour les théories purement logiques. — Et ce qui la fait être ce qu'elle est.... ce qu'elle est dite En soi. L'essence propre de la chose semble alors se réduire au nom qu'elle porte, et qui la désigne d'une manière absolue — Éclairé et instruit. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — Être Vous. L'exemple est très clair et très simple. La forme qu'adopte ici Aristote est assez rare dans son style ; mais, en s'adressant directement à la personne même du lecteur, il met les choses sur un terrain où chacun peut les vérifier. — En vous-même. Car vous pourriez ne pas être éclairé et instruit, et vous n'en seriez pas moins Vous. Mais dans la question comme la pose Aristote, la personnalité individuelle intervient ; et elle n'existe à aucun degré dans les choses, ni dans les êtres autres que l'homme. - C'est en vous seul. Le texte n'est pas tout à fait aussi précis.

§ 4. De la manière que la surface est blanche. C'est-à-dire que ce n'est pas ici un lien pareil à celui du sujet et de l'attribut. La surface en soi n'est pas blanche plus qu'elle n'est de toute autre couleur. Ainsi, la blancheur ne se confond pas avec la surface; ce qui serait nécessaire si l'Être était le même de part et d'autre. — La surface, qui est à définir, est comprise dans sa définition. Le texte est plus concis ; j'ai dû le développer un peu pour le rendre intelligible. Le sens que je donne est emprunté au commentaire d'Alexandre d'Aphrodise, p. 434, édition Bonitz. Alexandre remarque lui-même que la concision du texte le rend obscur, et il se croit forcé de l'expliquer très longuement.

§ 5. Où la chose définie... ne figure pas. Comme tout à l'heure, la surface figurait dans la définition de surface blanche, qu'on prétendait y appliquer. — Blanc et poli seraient absolument identiques. Puisque l'un et l'autre seraient la définition d'une seule et même chose, à savoir la surface. Deux choses égales et pareilles à une troisième sont égales et pareilles entre elles. Toutes ces distinctions sont bien subtiles et bien peu nécessaires.

§ 6. Des composés dans les autres catégories. C'est surtout dans les catégories autres que celle de la substance, que se présentent les composés dont parle ici Aristote. Dans la catégorie de la substance, la chose est en soi et pour soi ; la définition ne fait qu'expliquer son essence individuelle. Au contraire, dans les autres catégories, il y a toujours et nécessairement la combinaison d'un sujet et d'un attribut, d'une substance et d'un mode. Aristote se demande si ces composés peuvent avoir une définition essentielle, tout aussi bien que la substance. Mais peut-être la question est tellement évidente qu'il n'y avait pas lieu de la soulever. Il est clair que ces composés n'ont pas de définition essentielle, par cette raison qu"ils ne sont pas des substances. Tout ce passage est d'une grande obscurité, sans avoir d'ailleurs grande importance ; et les commentateurs les plus autorisés, comme MM. Bonitz et Schwegler, n'ont pu y porter une complète lumière. Alexandre d'Aphrodise lui-même n'a pas pu dissiper ces ténèbres.

§ 7. Par le mot de Manteau. C'est une manière assez singulière de prendre un nom simple pour la définition d'un terme composé ; et ici définir l'Homme blanc par le mot de Manteau ne se conçoit guère. - Ce composé l'Homme blanc. J'ai dû développer le texte, qui n'a qu'un pronom neutre tout à fait indéterminé. — Qu'elles sont par elles-mêmes. L'Homme blanc n'existe pas réellement; ce qui existe, c'est l'homme, qui a pour attribut d'être blanc. — On fait une addition à la chose. C'est ainsi qu'on dit l'Homme blanc, en ajoutant la notion de Blanc à celle d'Homme. — En étant adjoint à une chose autre.... d'un autre terme qui y est ajouté. L'opposition ne semble pas aussi complète que l'auteur pourrait le croire. Si le défini s'adjoint à une seconde chose, ou bien si cette seconde chose s'adjoint au défini, le résultat est, à ce qu'il paraît, à peu près le même. De part et d'autre, on a introduit des éléments nouveaux qui faussent la notion, ou dans le défini lui-même, ou dans la définition qu'on en donne. Le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise n'est guère plus net que le texte. — Ce serait commettre cette faute. J'ai rendu le grec avec beaucoup plus de précision qu'il n'en a. Je ne me flatte pas d'ailleurs d'avoir réussi là où M. Bonitz et M. Schwegler ont fait de vains efforts, pour arriver à une clarté complète.

§ 8. L'essence, dans le cas... J'ai adopté ici la ponctuation que M. Bonitz donne dans son texte, et qui est confirmée par le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise. Le changement est assez important; car il attribue à cette phrase ce qui dans les éditions ordinaires fait la fin de l'autre. La pensée est par là coupée d'une manière toute différente ; et, à mon avis, beaucoup plus rationnelle. — Dans le cas où la définition d'Homme blanc est Manteau. C'est le membre de phrase transposé. D'ailleurs, j'ai dû paraphraser le texte plutôt que le traduire. En réalité, Aristote se demande si une énonciation comme celle-ci : « l'Homme blanc », représente une réalité, et il répond négativement. — Quand une chose est l'attribut d'une autre. L'attribut n'a d'existence véritable que dans son sujet ; c'est le sujet qui Est; l'attribut n'Est que grâce au sujet dont il est l'accident. — Cette individualité indépendante. Le texte n'est pas aussi formel. - Aux substances. L'homme blanc n'est pas une substance ; c'est l'homme seul, qui est un être substantiel. Voir l'Herméneia, ch. XI, p. 180 de ma traduction.

§ 9. Dont l'explication. Le mot grec est au moins aussi vague que celui de ma traduction. L'Explication peut être simplement un autre nom de la chose ; mais alors ce n'est pas une définition proprement dite. — Le mot seul d'Iliade. Aristote se sert du même exemple pour exprimer la même pensée dans les Derniers Analytiques, liv. Il, ch. VII, § 8, p. 221 de ma traduction.

§ 10. A un primitif. Le Primitif ne signifie point autre chose ici que la substance. — Soit attribuée à une autre. C'est le propre de la substance de n'être jamais elle-même un attribut, et d'être au contraire le sujet, et comme le réceptacle, de tous les attributs. — Le primitif. Le texte n'est pas aussi formel. Ici, le Primitif indique le genre supérieur sous lequel se rangent les espèces secondaires; la définition essentielle du genre s'applique aussi aux espèces. Alexandre d'Aphrodise n'a pas commenté ce passage, qui aurait cependant grand besoin d'explication. — Leur participation. C'est le mot même du texte ; peut-être celui de Relation serait-il plus vrai. — Chacune des autres catégories. Le texte n'est pas aussi précis. — Plus exacte et plus complète. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — Ni explication. Une explication qui fait connaître ce qu'est essentiellement la chose; est bien près d'être une définition.

§ 11. La substance. Prise d'une manière générale, soit qu'on la considère clans le genre et les espèces, soit qu'on la considère dans l'individu. — Chacune des attributions. Ou catégories, dont Aristote n'énonce ici que les deux premières.

§ 12. Dans l'une. Dans la catégorie de la substance. — Ce qu'est la chose, l'essence. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — Des catégories. J'ai ajouté ces mots que justifient ce qui précède et ce qui suit. Voir dans les Topiques, liv. I, ch. § 3, p. 25 de ma traduction, la même pensée plus complètement développée. — Ce qu'elle est. Et en prenant la qualité de la couleur, par exemple, on peut demander si elle Est blanche ou noire, verte ou rouge. — Devient... de l'Être. Consécutivement, comme il est dit plus haut. — Logiquement. C'est-à-dire, par une simple conception de l'esprit, qui ne répond point à une réalité, parce qu'autrement on se contredirait soi-même en disant que le Non-Être Est; car ce serait dire que ce qui n'est pas Est, sans être. — De même encore pour la qualité. Et pour toutes les catégories. Si la qualité Est, ce ne peut-être que d'une existence empruntée à l'objet dans lequel elle se trouve ; mais elle n'a pas d'existence propre.

§ 13. Le nom qu'on doit lui donner. Selon les catégories diverses. Le texte d'ailleurs n'est pas aussi formel. — Ce qu'est réellement la chose. A savoir, si elle est substance ou bien quantité, qualité, etc.— A tous ces termes. C'est-à-dire, à toutes les catégorie.. — L'existence individuelle. Ou essentielle. L'expression grecque est fort difficile à rendre dans notre langue. — A la qualité et à la quantité. Sous-entendu « et aux restes des catégories. ».

§ 14. Qu'on y ajoute, ou qu'on y retranche. L'Être n'est pas exprimé d'une manière absolue dans les catégories autres que celle de la substance. Dans celle-ci, en effet, on dit simplement que la chose Est; dans les autres on ajoute qu'elle Est, ou quelle n'est pas, modifiée de telle ou telle manière. —L'inintelligible est encore de l'intelligible. Comme le Non-Être Est encore de l'Être, comme en géométrie et en arithmétique on reconnaît des quantités négatives, c'est-à-dire des quantités qui ne sont pas des quantités. — Il faut le prendre comme on le fait. Le texte n'est pas aussi formel. — S'appellent médical. Notre langue ne se prête pas aussi bien que la langue grecque à ces locutions. Voir plus haut, liv. IV, ch. II, § 1. — Ce n'est pas là une homonymie. Voir au début des Catégories le sens du . mot Homonyme. Les homonymes n'ont de commun que le nom ; mais la réalité qu'ils représentent est toute différente. — A une seule et même notion. Le texte est moins précis; il se contente encore d'un pronom indéterminé.

§ 15. Se servir ici de l'expression qu'on voudra. Voir plus haut, §§ 7 et 10. — La définition... ne s'adresse qu'aux substances. C'est la conclusion de toutes ces théories, qui doivent paraître bien prolixes.

§ 16. Cela mérite étant admis. C'est-à-dire, si l'on admet que la définition essentielle peut s'appliquer aux autres catégories. presque aussi bien qu'à celle de la substance. — Définition... explication. Ce qui peut augmenter encore l'obscurité de tout ce passage, c'est que, dans la langue grecque, le mot que je rends par Explication peut également signifier Définition. — Comme l'est l'liade. Aristote s'est servi plusieurs fois de cet exemple; voir plus loin, liv. VIII, ch. VI, § 2, la même pensée et presque dans les mêmes termes ; voir aussi les Derniers Analytiques, liv. II, ch. X, § 2, p. 231 de ma traduction 1 et la Poétique, ch. XX, § 14, p. 110. — Où l'Un se comprend. Voir plus haut, liv. IV, ch. II, § 6; et liv. V, ch. VI et ch. VII. — La quantité, la qualité. Aristote ne cite que deux catégories; mais il est évident qu'il sous-entend toutes les autres ; et c'est là ce qui m'a autorisé à ajouter un et criera qui n'est pas dans le texte. — Ce que signifient ces deus mots réunis. Le texte n'est pas aussi formel. — Définir séparément. Même remarque. Ces additions, que je me permets, sont indispensables.
 

CHAPITRE V

De la définition appliquée à des termes complexes ; exemple de l'idée de Camus, qui implique nécessairement l'idée de Nez ; l'idée de mâle ou femelle implique nécessairement celle d'animal ; et l'idée d'impair, celle de nombre ; difficulté de la définition dans ces cas ; il n'y a de définition véritable que pour les substances ; pour les autres catégories, il faut toujours recourir â une addition quelconque ; le mot de Définition ne peut avoir qu'une seule signification; il s'applique, ainsi que l'essence, aux substances seules, ou du moins plus qu'à tout le reste, et d'une manière primitive et absolue.
 

§ 1. Si l'on nie que l'explication complexe d'une chose soit une véritable définition, il est bien difficile de savoir [15] dans quels cas la définition est possible, pour les termes qui ne sont pas simples, mais qui sont accouplés deux à deux. Car nécessairement on doit expliquer la chose avec le développement qu'on y a joint.

§ 2. Je prends pour exemples le Nez et la Courbure, et le Camus, qui se forme de la combinaison des deux termes Nez et Courbure, puisque Camus est une certaine chose dans une autre chose. Or, la Courbure et le Camus ne sont pas des attributs accidentels du nez ; mais ils se rapportent au nez essentiellement et [20] en soi.

§ 3. lls ne sont pas au nez comme la blancheur est à Callias, ou à l'homme, parce que Callias, qui a pour attribut indirect d'être homme, est blanc. Mais ils sont au nez comme la notion de mâle se rapporte à celle d'Animal, comme l'égal se rapporte à la notion de quantité, et comme sont toutes les attributions dont on dit qu'elles sont essentiellement En soi.

§ 4. Les attributs essentiels sont ceux dans lesquels se trouve comprise l'explication, ou le nom, de la chose dont les attributs sont les modes, et qu'on ne peut expliquer séparément de l'objet lui-même. [25] La blancheur peut être exprimée sans l'idée d'homme, tandis qu'il est bien impossible d'exprimer l'idée de Femelle ou de Mâle sans l'idée d'Animal. Ainsi, pour ces attributs complexes, ils n'ont, ni essence, ni définition; ou s'ils en ont, c'est tout autrement, ainsi que nous l'avons dit antérieurement.

§ 5. Mais ici se présente une autre difficulté. Si un nez Courbé et un nez Camus sont la même chose, dès lors Camus et Courbé [30] sont également identiques. Mais si l'on nie cela, parce qu'il est impossible de soutenir que le Camus existe en soi et sans la chose dont il est une affection, et si l'on soutient, au contraire, que le Camus est la courbure du nez, alors, ou il n'est pas possible de jamais dire que le nez est Camus; ou, si on le dit, on s'expose à répéter deux fois la même idée Nez-nez courbé, puisque Nez Camus signifiera Nez-nez courbé.

§ 6.  Il est donc absurde de soutenir que ces attributs ont une définition essentielle ; et si l'on suppose qu'ils en ont une, ce sera se perdre dans l'infini; car Nez-nez courbé pourra aussi avoir un autre attribut.

§ 7.  [1031a] Il faut donc en conclure qu'il n'y a vraiment de définition que pour la substance. S'il y en a pour les autres catégories, c'est uniquement par voie d'addition, comme on le voit quand on veut définir la qualité ou l'impair. Il est impossible en effet de définir l'impair sans l'idée du nombre, pas plus qu'on ne définit l'idée de femelle sans l'idée d'animal. Par Voie d'addition, j'entends [5] les cas où, comme dans ceux qu'on vient de citer, l'on répète deux fois la même chose. Si cela est vrai, il n'y aura pas davantage de définition pour les termes accouplés, comme ils le sont quand on dit le : Nombre impair, au lieu de dire simplement l'Impair. Mais on ne prend pas garde que les expressions dont on se sert sont inexactes.

§ 8. S'il y a des définitions même pour ces termes combinés, les conditions en sont du moins toutes différentes. Ou bien, comme nous l'avons dit, il faut reconnaître que le mot de Définition peut se prendre en plusieurs acceptions, ainsi que le mot d'Essence. [10] Par conséquent, dans un sens, il n'y aura de définition pour aucun de ces termes, et il n'y aura de définition essentielle absolument que pour les seules substances; mais dans un autre sens, il pourra y en avoir.

§ 9.  En résumé, la définition est évidemment l'explication de l'essence indiquant que la chose est ce qu'elle est ; et l'essence ainsi comprise appartient aux substances, ou exclusivement, ou du moins, à titre supérieur, primitivement et absolument.

§ 1 . L'explication complexe. Mot à mot : « l'explication par adjonction », comme dans cet exemple : « l'Homme blanc » au lieu de l'Homme, pris seul et absolument. Aristote se demande s'il peut y avoir définition pour les deux termes ainsi réunis, ou si la définition essentielle ne s'adresse réellement qu'au sujet seul, sanσ l'addition qui y est jointe. — Il est bien difficile. L'auteur lui-même semble sentir ce que ces théories, peu nécessaires, ont de subtil et d'obscur.

§ 2. La Courbure. Le mot du texte signifie précisément le con-traire, c'est-à-dire « la concavité »; mais le Camus est le contraire de « Concave », et j'ai dû changer l'expression pour qu'il y eût concordance entre les deux termes ; voir plus bas, § 5. Il est possible d'ailleurs que le mot de « Concavité », signifie seulement ici l'aplatissement du nez camard. — Est une certaine chose dans une autre chose. Le Camus s'applique exclusivement au nez; et les deux notions sont inséparables, en ce sens que celle de Camus implique toujours et nécessairement celle de Nez. Le Camus est un attribut du nez, ou, comme le dit le texte, « est une certaine chose dans une autre chose », dont elle ne peut pas être séparée. — La courbure et le Camus. Il serait plus exact de dire : « la Courbure qui constitue le Camus »; la courbure n'est pas un attribut du nez, comme l'est le Camus.Voir plus haut, liv. VI, ch. I, § 8, la même pensée et les mêmes mots.

§ 3. Indirect. J'ai ajouté ce mot, qui me semble nécessaire. — La notion de Mâle se rapporte à celle d'Animal. En ce sens que la notion de Mâle suppose celle d'Animal, aussi nécessairement que la notion de Camus suppose celle de Nez; aussi nécessairement que la notion d'Égal suppose celle de Quantité. — Essentiellement et En soi. Comme le Camus est au nez.

§ 4. Les attributs essentiels. Par rapport aux attributs accident tels, dont il a été question plus haut, § 2. — Se trouve comprise l'explication. Comme dans la notion de Camus est comprise celle de Nez. — Qu'on ne peut expliquer séparément. La courbure peut se comprendre sans impliquer la notion de Nez et séparément d'elle ; la notion de Camus ne le peut pas. — Ainsi que nous l'avons dit antérieurement. Voir plus haut, ch. § 15.

§ 5. Une autre difficulté. Qui peut ne pas paraître beaucoup plus sérieuse que la précédente. — Existe en soi. Ceci n'est peut-être pas tout-à-fait juste. Le Courbé n'existe pas non plus en soi, et c'est toujours un attribut; mais cet attribut ne s'attache pas, comme le Camus, à un seul et exclusif sujet. Une foule de choses peuvent être courbes, tandis que le nez seul peut être Camus. — Jamais dire que le nez est Camus. Il semble au contraire qu'on le dit fort bien en grec comme dans notre français. C'est une subtilité peu soutenable de dire que, la notion de Camus renfermant nécessairement celle de Nez, on répète deux fois cette dernière.

§ 6. Que ces attributs ont une définition essentielle. C'est là la conclusion de toute la discussion précédente.

§ 7. Pour la substance. Voir plus haut, ch. IV, § 10. — L'idée de femelle. Voir plus haut, § 3 et § 4. — L'on répète deux fois la même chose. Dans les exemples cités plus haut, §§ 5 et 6. On répète deux fois la notion de nez quand on dit : Un Nez-Nez courbé ; ou cieux fois la notion de nombre quand on dit : Un nombre impair. attendu que le mot de Camus implique déjà l'idée de Nez, et celui d'Impair, l'idée de Nombre.

§ 8. Comme nous l'avons dit. Voir plus haut, ch. IV, § 11. — Dans un sens. C'est-à-dire : « d'une manière absolue et primitive  ».  — Dans un autre sens. C'est-à-dire : « d'une manière qui n'est, ni absolue, ni primitive ». Voir plus haut, ch. IV, § 15.

§ 9. En résumé. Le texte dit simplement : « Donc » — Appartient aux substances. C'est la conclusion déjà exposée dans le chapitre précédent, dont celui-ci dans son ensemble n'est guère qu'une répétition. La question est la même, et les développements, quoique un peu différents, aboutissent au même résultat. Il semble que ce résultat aurait pu être obtenu par une discussion plus concise. Il y a là sans doute une double rédaction.

CHAPITRE VI

De l'identité de l'essence d'une chose avec la chose même ; distinction nécessaire de la chose et de ses attributs ; objections contre la théorie des Idées; impossibilité de la science dans ce système, et destruction nécessaire des êtres ; identité de l'Être en soi et de quelques-uns de ses attributs essentiels; ne pas créer inutilement des êtres qui n'ont rien de réel; il faut prendre garde d'aller à l'infini ; la définition de l'Être et celle de ses attributs essentiels sont identiques. ; réponse aux objections sophistiques. Résumé.

§ 1. [15] L'essence d'une chose, l'essence qui fait que la chose est ce qu'elle est, et la chose elle-même, sont-elles toujours identiques, ou sont-elles différentes? C'est une question que nous avons à examiner, et qui nous sera de quelque utilité dans notre étude de la substance. Il ne semble pas qu'une chose puisse jamais différer de sa substance propre, et l'essence qui fait que chaque chose est ce qu'elle est, s'appelle sa substance.

§ 2. Mais, pour les attributions qui ne sont qu'accidentelles, on peut croire que la substance et l'essence sont [20] différentes; car l'Homme-blanc, par exemple, est autre chose que l'essence de l'homme qui est blanc. Mais, si Homme et Homme blanc sont la même chose, l'être de l'Homme et l'être de l'Homme blanc seront la même chose aussi, puisque, dit-on, Homme se confond avec Homme blanc, de telle sorte qu'être Homme blanc et être Homme sont des choses identiques.

§ 3. Mais ne peut-on pas soutenir qu'il n'est pas du tout nécessaire que les attributs accidentels [25] soient identiques avec l'essence? En effet, les extrêmes ne s'identifient pas toujours avec l'essence de la même façon ; mais on peut croire que, s'ils peuvent s'identifier, c'est au moins d'une manière accidentelle; comme, par exemple, être blanc serait la même chose qu'être instruit; or cela n'est pas soutenable.

§ 4. Mais pour les choses considérées en elles-mêmes, est-il nécessaire que l'essence et la substance soient toujours identiques, en supposant, par exemple, qu'il existe des substances qui soient antérieures à toutes les autres [30] substances et à toutes les autres natures, dans le genre de ces substances que quelques philosophes ont appelées des Idées? Si l'on veut distinguer l'essence du bien du bien réel, l'essence de l'animal de l'animal réel, l'essence de l'Être de l'Être réel, [1031b] alors il y a d'autres substances et d'autres Idées que celles dont on nous parle; et ces autres substances seront les premières, si l'essence ne s'applique vraiment qu'à la substance.

§ 5. Si les essences sont distinctes et indépendantes des substances, alors il n'y a plus de science possible pour les unes; et les autres ne sont plus des êtres réels. Quand je dis Indépendantes et Distinctes, [5] j'entends que l'essence du bien n'est pas le bien réel, et que le bien réel n'est pas davantage l'essence du bien. La science d'un objet quelconque consiste à savoir quelle en est l'essence, qui fait que l'objet est ce qu'il est. Le bien et toutes les choses sans exception sont dans le même cas ; et si le bien en soi n'est pas le bien, l'Être en soi non plus n'est plus l'Être, l'unité en soi cesse d'être l'unité. De deux choses l'une : ou toutes les essences sont soumises à la même règle, ou il n'y en a pas [10] une qui le soit ; et, par une conséquence forcée, du moment que l'Être en soi n'est plus l'Être, tout le reste cesse du même coup de pouvoir être identique. Ajoutez encore que, dans cette supposition, ce qui n'a pas l'essence du bien n'est pas bon.

§ 6.  Dès lors, il faut nécessairement que le bien et l'essence du bien soient une seule et unique chose, que le beau soit identique à l'essence du beau, comme en un mot toutes les choses qui ne peuvent jamais être les attributs d'une autre chose, mais qui sont en soi les premières. Cette identité suffit du moment qu'elle existe, quand bien même il n'y aurait pas d'Idées, et, [15] à bien plus forte raison peut-être, s'il y en a.

§ 7. Il n'est pas moins clair que, s'il existe des Idées du genre de celles qu'on suppose, le sujet dès lors cesse d'être une substance ; car ce sont les Idées qui sont nécessairement les substances, et elles ne sont jamais les attributs d'un sujet, puisqu'alors elles n'existeraient que par simple participation.

§ 8. De toutes ces considérations, on peut conclure que la chose réelle et l'essence de la chose forment une unité et une identité qui n'a rien d'accidentel ; [20] et que savoir une chose quelconque, c'est savoir ce qu'est son essence. L'exposition que nous venons de faire prouve bien que l'une et l'autre ne sont absolument qu'une même chose.

§ 9. Quant à l'accidentel, tels, par exemple, que les attributs de Blanc et d'Instruit, il est impossible de dire avec vérité que, dans ce cas, la chose et son essence se confondent et ne font qu'un, parce que le mot d'Accidentel peut se prendre en un double sens; [25] car pour le Blanc, par exemple, il y a d'une part le sujet auquel cet accident est attribué; et, d'autre part, il y a cet accident lui-même. Par conséquent, ici la chose et son essence sont identiques en un sens ; et en un autre sens, elles ne le sont pas. Être Homme et être Homme-blanc ne sont pas des choses identiques, et il n'y a identité que par l'affection spéciale du sujet.

§ 10. On verrait d'ailleurs aisément combien cette assertion est absurde, si l'on donnait à chacune de ces prétendues essences, sujet et attribut, un nom particulier; car, à côté de cette essence-là, il y en aurait [30] une autre; et, par exemple, s'il s'agissait de l'essence du cheval, il y en aurait aussi une tout autre.

§ 11. Cependant, qui empêche que, dans ce cas aussi, les essences ne soient immédiatement identiques à la substance, puisqu'on admet que l'essence est une substance? Mais non seulement il y a ici unité de la substance et de l'essence; mais la notion de l'une et de l'autre est absolument la même, comme le fait bien voir ce qu'on vient d'en dire; [1032a] car il n'y a rien d'accidentel à ce que l'essence de l'unité et. l'unité soient identiques.

§ 12. Si l'on supposait une différence entre la substance et l'essence, ce serait se perdre dans l'infini ; car il faudra toujours avoir, d'une part, l'essence de l'unité, et d'autre part, l'unité; et par conséquent, pour ces autres termes également, le raisonnement serait encore le même.

§ 13. Il est donc évident que, [5] quand il s'agit de primitifs et de choses en soi, l'essence de la chose et la chose elle-même sont absolument une seule et unique notion. Les objections sophistiques qu'on peut élever contre cette thèse, se réfuteraient de la même manière qu'on démontre que Socrate et l'essence de Socrate sont tout-à-fait des choses identiques; car il n'y a ici aucune différence à mettre entre les interrogations que peuvent poser des Sophistes, et les solutions qu'on peut opposer victorieusement à devaines objections.

§ 14. En résumé, nous avons fait voir dans quel sens on peut dire que l'essence se confond avec la substance, et en quel sens on peut dire qu'elle ne se confond pas avec elle.





 

§ 1. L'essence qui fait que la chose est ce qu'elle est. J'ai dû paraphraser la formule grecque, pour en rendre toute la force. M. Bonitz fait remarquer avec raison que, dans toutes ces théories, Aristote se rapproche bien souvent de Platon et de sa  théorie des Idées. — De quelque utilité. Ceci est peut-être contestable, ou du moins l'auteur ne fait pas voir assez clairement quel intérêt spécial peut avoir cette longue et épineuse discussion.

§ 2. Pour les attributions qui sont accidentelles. C'est-à-dire, pour tous les cas où le sujet est considéré conjointement avec un attribut, comme dans les exemples qui suivent : « Homme blanc», etc. — La substance et l'essence. Le texte n'a qu'un pronom neutre indéterminé; le sens d'ailleurs n'est pas douteux. Ce qui jette une grande obscurité sur tout ce passage, c'est qu'Aristote ne distingue pas assez nettement ce qu'il entend par Essence de ce qu'il entend par Substance. L'essence est la forme et l'espèce de l'objet ; et c'est surtout une notion logique ; la substance, c'est l'existence réelle de l'objet. — Dit-on. M. Schwegler croit que ceci se rapporte aux Sophistes, dont il a été question plus haut, liv. VI, ch. 2, § 5.

§ 3. Les extrêmes. Il est assez difficile de comprendre ce que signifie cette expression. M. Schwegler croit qu'elle signifie simplement les attributs accidentels, qui peuvent, comme dans l'exemple qui suit, Blanc et Instruit, s'échanger l'un pour l'autre, sans glue l'essence, à laquelle tous les deux se rapportent, en soit modifiée. M. Bonitz, d'après Alexandre d'Aphrodise, suppose qu'il y a ici un syllogisme de sous-entendu, et que les Extrêmes sont alors la majeure et la mineure, qu'Aristote appelle les Extrêmes dans son langage logique. Malgré l'autorité presque décisive d'Alexandre, je crois que le mot d'Extrêmes ne veut dire ici que les attributs accidentels.

§ 4. Considérées en elles-memes. Et isolément, au lieu d'être considérées avec les attributs qui y sont joints, comme dans les exemples cités plus haut. — Est-il nécessaire. Dans quelques manuscrits, il y a une affirmation précise au lieu de la forme interrogative. J'ai conservé cette dernière forme, parce qu'elle a pour elle l'autorité d'Alexandre d'Aphrodise et de plusieurs manuscrits, et qu'elle me semble davantage dans les habitudes de style d'Aristote. D'ailleurs, il est clair que l'auteur répondrait à cette question par l'affirmative ; voir plus haut, § 1. — Du bien réel. Aristote ne veut pas distinguer l'essence de la substance : et ici l'essence du bien, telle du moins que, selon lui, l'entend Platon, est distincte et séparée de toute espèce de bien réel. Il en est de même pour les Idées d'Animal et l'Être. — Que celles dont on nous parle. C'est-à-dire que, si l'on admet les Idées séparées de la substance, il faudra d'autres Idées supérieures où l'essence et la substance seront réunies. - Les premières. C'est-à-dire, antérieures et supérieures à celles mêmes qu'admet le Platonisme, tant critiqué par Aristote.

§ 5. Il n'y a plus de science possible. Si l'essence est séparée de la réalité, on sait autre chose que cette réalité, puisque l'essence est différente ; mais on ne sait rien de la réalité elle-même, si ce n'est qu'elle est. — Pour les unes. C'est-à-dire, les substances. — Les autres. C'est-à-dire, les essences sans aucune réalité. La suite explique d'ailleurs assez clairement quelle est la pensée de l'auteur. — Le bien en soi. Ou l'essence du bien. — Ajoutez encore. Cette phrase n'est peut-être qu'une interpolation ; en tout cas, elle n'est qu'une répétition peu utile de ce qui précède.

§ 6. Cette identité suffit. Le texte n'est pas aussi formel ; et il n'a qu'un pronom neutre indéterminé. — S'il y en a. D'ordinaire Aristote, est plus décidé contre la théorie des Idées ; il semble ici l'admettre, tandis que le plus souvent il la nie résolument.

§ 7. Par simple participation. Tandis qu'au contraire, dans la doctrine platonicienne, ce sont les êtres réels qui participent aux Idées, et non point les Idées qui participent aux êtres, comme l'attribut participe à l'existence de son sujet, sans lequel il n'existerait point. Voir plus haut, liv. I, ch. VI, § 6.

§ 8. La chose réelle. J'ai ajouté l'épithète. — Qui n'a rien d'accidentel. Voir plus haut, § 4. — C'est savoir ce qu'est son essence. Dans les théories les plus habituelles d'Aristote, savoir une chose c'est en connaître la cause. Il l'a répété bien souvent.

§ 9. De Blanc et d'Instruit. Voir plus haut, § 3. — Pour le Blanc. Voir plus haut, § 2, où Blanc est un attribut de l'Homme, qui est un sujet, tandis qu'Instruit est un attribut de Blanc, qui est un attribut lui-même. — Le sujet. C'est l'Homme. — Cet accident lui-même. C'est la blancheur attribuée â ce sujet. — L'affection spéciale du sujet. C'est-à-dire que le sujet reste identique, d'abord considéré en lui-même, et ensuite, dans son rapport avec l'affection qui lui est attribuée.

§ 10. Sujet et attribut. J'ai ajouté ces mots pour plus de clarté. — Il y en aurait une autre. Le texte pèche ici par excès de concision; et, pour le bien comprendre et l'expliquer, il faut supposer une énorme ellipse de pensée. Voici quelle paraît être cette pensée, d'après le commentaire d'Alexandre d''Aphrodise : « Il est absurde de séparer l'essence d'une chose de sa substance ; et, pour se convaincre combien cette théorie est fausse, il suffit de donner un nom spécial à chacune des choses qu'on sépare ainsi. Pour chacune d'elles prise à part, il faudra suivre le même procédé, c'est-à-dire distinguer cette seconde essence de la substance à laquelle elle est jointe ; puis encore, cette troisième essence, et ainsi de suite, sans qu'il y ait de terme à cette série qui pourrait être infinie. Il vaut bien mieux reconnaître tout d'abord que l'essence et la substance ne se séparent pas, et qu'elles forment une unité indissoluble. » — De l'essence du cheval. C'est-à-dire qu'on donnerait ce nom, ou tel autre, à la seconde essence. On ne voit pas bien d'ailleurs pourquoi l'auteur prend un nouvel exemple, au lieu (le s'en tenir à ceux qu'il a déjà adoptés plus haut. MM. Bonitz et Schwegler supposent qu'il pourrait bien y avoir eu quelque interversion dans le texte ; et ils proposeraient de déplacer un § pour rendre le raisonnement plus régulier et plus net. Outre que ces hypothèses ne s'appuient pas sur l'autorité des manuscrits, elles ne remédient pas suffisamment à l'obscurité de tout ce passage pour qu'on puisse les accepter. C'est surtout le §  11 qui semble hors de sa place. J'ai dû laisser les choses telles qu'elles sont, tout en reconnaissant qu'elles sont d'ailleurs dans une disposition très peu satisfaisante.

§ 11. Dans ce cas aussi. C'est-à-dire, dans le cas où, séparant l'essence et la substance, on donnerait à l'essence un nouveau nom. Entre l'essence ainsi séparée et le nom qui la désignerait, la difficulté se reproduirait comme la première fois; on irait ainsi sans pouvoir s'arrêter; et il vaut mieux s'arrêter dès le premier pas, et reconnaître, sans aller plus loin, que l'essence et la substance se confondent et sont inséparables, quoi qu'en ait dit Platon, selon Aristote. — Identiques à la substance. J'ai ajouté ces mots, qui ressortent de tout le contexte.

§ 12. Entre la substance et l'essence. Même observation ; ces mots sont ajoutés pour plus de clarté. — Pour ces autres termes. Le texte n'est pas aussi formel.

§ 13. Il est donc évident. Voir plus haut, § 1. — De choses en soi. C'est-à-dire, de sujets individuels, de réalités substantielles. — Les objections sophistiques. Voir plus haut, liv. VI, ch. II, §§ 5 et 6. — Aucune différence à mettre. Alexandre d'Aphrodise explique ce passage obscur, en supposant que l'auteur recommande de n'être pu plus scrupuleux envers les Sophistes qu'ils ne le sont eux-mêmes, et de se servir d'arguments tirés de purs accidents, comme ils s'en servent, eux aussi, contre leurs interlocuteurs.

§ 14. Dans quel sens. L'essence et la substance se confondent dans le système ordinaire d'Aristote, pour les choses en soi; elles ne se confondent pas, lorsqu'à la substance sont joints des accidents ou attributs.

CHAPITRE VII

Les phénomènes sont de trois espèces, selon que la nature, l'art ou le hasard les produisent; phénomènes naturels; phénomènes que l'art produit; conception de l'esprit nécessairement antérieure à la production de la chose ; succession de raisonnements dans l'esprit du médecin avant d'agir ; cette conception s'adresse précisément à l'essence des choses ; idée des phénomènes que produit le hasard; pour tout phénomène, il faut toujours admettre quelque chose de préexistant ; la notion de matière est presque toujours impliquée dans la définition ; appellation des choses dérivée du nom de celles d'où elles sortent ; exemples divers de la statue et de la maison ; cette dérivation est indispensable pour expliquer la notion de changement.

§ 1. Parmi les phénomènes qui viennent à se produire, il y en a qui sont produits par la nature; d'autres sont le produit de l'art; d'autres enfin sont spontanés et l'effet du hasard. D'ailleurs, tout phénomène, qui se produit, est nécessairement produit par quelque chose; il vient de quelque chose, et il est telle ou telle chose. Quand je dis Quelque [15] chose, ce terme peut s'appliquer également à toutes les catégories : ici la substance, là la quantité, la qualité, le lieu, etc.

§ 2. Parmi les phénomènes qui se produisent, ceux qu'on appelle naturels sont précisément ceux dont la production vient de la nature. Ce dont est faite la chose qui se produit, c'est ce que nous nommons sa matière ; la cause par laquelle la chose est produite est un des êtres qui existent déjà naturellement. Un quelconque de ces êtres pris individuellement, c'est un homme, une plante, ou telle autre chose de ce genre, que nous regardons éminemment comme des substances.

§ 3. Tout ce que produit la nature, ou tout ce que l'art produit, a une matière, parce qu'en effet chacun des produits de l'art et de la nature peut être ou n'être pas; et c'est là précisément ce qu'est la matière dans chacun d'eux. D'une manière générale, on appelle également du nom de Nature, et l'origine d'où l'être vient à sortir, et la forme qu'il revêt; car tout être qui se produit a une certaine nature, comme la plante ou l'animal; et la cause par laquelle cet être est produit, c'est sa nature, [25] qui, sous le rapport de l'espèce et de la forme, est identique à l'être qu'elle produit; seulement cette cause est alors dans un autre être. C'est ainsi que l'homme engendre et produit l'homme.

§ 4. Tels sont donc tous les phénomènes qui viennent de la nature. Quant aux autres, ce ne sont, à vrai dire, que des phénomènes produits par l'homme ; et tous les produits de ce genre viennent de l'art, ou d'une certaine faculté que l'homme possède, ou de son intelligence. Enfin, il y a des choses qui sont spontanées et qui viennent du hasard, à peu près [30] comme certains phénomènes de la nature; car, dans le domaine de la nature, les mêmes êtres naissent d'un germe, ou naissent sans germe. Mais ce sont là des considérations que nous aborderons plus tard.

§ 5.  [1032b] Les produits de l'art sont les choses dont la forme est dans l'esprit de l'homme; et par forme, j'entends ici l'essence qui fait de chaque chose qu'elle est ce qu'elle est, et sa substance première. Car, à un certain point de vue, les contraires eux-mêmes ont une forme identique; la substance opposée est la substance de la privation; et, par exemple, la santé est l'opposé [5] de la maladie; car l'absence de la santé révèle et constitue la maladie. La santé, c'est la notion qui est dans l'esprit du médecin, et qui est selon la science. La guérison, qui rend la santé, ne se produit que si le médecin se dit d'abord dans sa pensée : « Puisqu'il s'agit de rendre la santé, il « faut nécessairement que telle chose se fasse pour que la santé soit rendue; par exemple, il faut rétablir l'équilibre des humeurs, et si  je l'obtiens, je rétablirai la chaleur. » Et c'est en allant toujours ainsi de pensée en pensée, que le médecin arrive à l'acte dernier qu'il doit réaliser lui-même.

§ 6.  Le mouvement qui vient [10] de ces pensées successives et qui vise à guérir le malade, s'appelle une opération, un produit de l'art. Ainsi, à un certain égard, on peut dire que la santé vient de la santé, comme la maison vient de la maison, celle qui est matérielle venant de celle qui ne l'est pas. C'est que la médecine et l'architecture sont l'idée et la forme, ici de la santé, et là de la maison. Or, ce que j'appelle la substance sans matière, c'est précisément l'essence qui fait que la chose est ce qu'elle est.

§ 7. [15] De ces produits et de ces mouvements, l'un se nomme la pensée ; l'autre se nomme l'exécution. C'est du principe et de l'idée que part la pensée; et le mouvement qui part du point extrême où la pensée peut atteindre, c'est l'exécution. Cette observation s'appliquerait également à tous les autres intermédiaires ; et, par exemple, pour que le malade guérisse, il faut qu'il retrouve l'équilibre des humeurs. Mais qu'est-ce que retrouver l'équilibre? C'est telle [20] ou telle chose; et le malade arrivera à cet état, s'il rétablit sa chaleur. Et qu'est-ce encore que la chaleur? C'est telle ou telle chose. Or, il est possible, d'une certaine façon, de rétablir la chaleur; et voilà l'opération dernière qui dépend du médecin.

§ 8. Ce qui agit ici et ce qui est le point de départ du mouvement de guérison, quand la guérison vient de l'art du médecin, c'est l'idée qu'il a dans l'esprit; et si la guérison est spontanée, elle ne peut venir évidemment que de ce qui aurait été le principe d'action pour le médecin, agissant [25] selon les règles de l'art. Dans l'exemple de guérison indiqué par nous, c'est la chaleur qui peut être considérée comme le principe; or, c'est par la friction qu'on produit la chaleur nécessaire. Ainsi donc, c'est la chaleur, rétablie dans le corps, qui est un élément direct de la santé, ou qui est suivie d'une succession plus ou moins longue de conséquences heureuses, dont la santé a besoin. C'est là le terme dernier, celui qui agit, et qui à ce titre est une partie, ou de la santé, ou de la maison, comme en font partie les pierres; ou § 9. qui fait partie de toute autre chose.

§ 9. On le voit donc, il est impossible que rien puisse se produire ainsi qu'on l'a dit, s'il n'y a pas quelque chose de préexistant. De toute évidence, c'est quelque partie de la chose qui doit préexister; or, la matière est une partie de la chose ; et tout ensemble, elle lui est intrinsèque, et c'est elle qui devient quelque chose.

§ 10.  [1033a] Mais la matière fait-elle partie de la définition ? En est-elle un élément? Si nous avons, je suppose, à parler de cercles d'airain, nous pouvons de deux manières dire ce qu'ils sont. En parlant de leur matière, nous disons qu'ils sont d'airain; puis, en parlant de leur forme, nous disons qu'ils ont telle ou telle figure; et c'est là le genre dans lequel le cercle rentre primitivement. Ainsi, le [5] cercle d'airain implique nécessairement la matière dans sa définition.

§ 11.  Par rapport à ce dont comme matière vient la chose, cette chose, quand elle se produit, ne prend pas le nom même de cette matière, mais on dit qu'elle en est faite; et, par exemple, on ne dit pas d'une statue qu'elle est marbre, mais bien, qu'elle est de marbre. De même, l'homme qui guérit ne reçoit pas le nom de l'état d'où il vient; et la raison de ceci, c'est qu'il vient de la négation privative, et du sujet même que nous appelons la matière.

§ 12. Mais on peut dire tout à la fois que c'est l'homme et le malade qui reviennent à la santé. Cependant, on dit plutôt que c'est de la privation que vient le guéri; c'est-à-dire que le guéri vient du malade, plutôt qu'il ne vient de l'homme. Aussi, ne peut-on pas dire du malade qu'il est bien portant; mais on le dit de l'homme et de l'homme bien portant.

§ 13. Dans les cas où la privation est incertaine et n'a pas de nom spécial, comme pour l'airain, par exemple, quand on ignore la forme quelconque qu'il doit recevoir, ou pour la maison quand on ignore [15] le plan que formeront les pierres et les poutres, dans ces cas-là il semble que les choses se produisent; comme on vient de dire que la santé se produit en venant de la maladie. Aussi, de même que, plus haut, la chose ne prenait pas précisément le nom de celle d'où elle sortait, de même la statue, par exemple, si elle est en bois, n'est pas appelée bois; mais, par une dénomination un peu détournée, on dit qu'elle est de bois; comme on dit qu'elle est d'airain et non pas qu'elle est airain ; ou encore, qu'elle est de marbre, et non pas qu'elle est marbre; et pour la maison, qu'elle est de briques, et non pas qu'elle est briques. Mais, si l'on veut y regarder de près, on ne peut pas [20] même dire que la statue est de bois, ou que la maison est de briques; c'est là une expression absolue qu'on ne saurait employer, puisqu'il faut que la chose d'où se forme l'autre chose subisse un changement; et qu'elle ne peut rester ce qu'elle est. C'est de là que vient la locution dont on est obligé de se servir.
 

§ 1. Spontanés et l'effet du hasard. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte; mais la suite justifie l'addition que j'ai cru devoir faire. Voir plus loin liv. XII, ch. ni, § § 1 et suivants, où les mêmes théories sont exposées presque dans les mêmes termes. — Tout phénomène. Le texte n'emploie qu'un pronom neutre tout indéterminé. — Toutes les catégories. Comme dans une foule d'autres pages, Aristote n'en nomme ici que quatre, bien qu'elles soient au nombre de dix; voir le traité spécial des Catégories, ch. V.

§ 2. Qui se produisent dont la production. Cette tautologie est dans le texte. — Ce dont est faite la chose. C'est de la matière de la chose qu'il s'agit, et non de son origine, bien que l'expression grecque pût avoir aussi cette dernière signification. — Un quelconque de ces dires. Le texte n'est pas aussi précis.

§ 3. Ce qu'est la matière. Qui peut indifféremment recevoir un des contraires, et qui est en simple puissance. — Engendre et produit. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — L'homme engendre et produit l'homme. Aristote s'est servi de cet exemple à bien des reprises ; voir plus loin, ch. VIII, § 10, et liv. XII, ch. III, § 8.

§ 4. Par l'homme que l'homme possède. J'ai ajouté ces mots pour plus de clarté; la suite le justifie. — Spontanées et qui viennent du hasard. Aristote confond souvent ces 'deux idées, et parfois aussi il les distingue. Elles sont très rapprochées l'une de l'autre. Le spontané regarde surtout les choses de la nature ; le hasard s'adresse plutôt aux choses qui touchent plus particulièrement l'homme, et dont il ne peut pas se rendre compte ; voir la Physique, liv. II, ch. VI, p. 41 et suivantes de ma traduction ; Aristote s'efforce d'y expliquer la différence du spontané et du hasard. — Que nous aborderons plus tard. Voir plus loin ch. IX, § 7, des pensées analogues.

§ 5. Les choses dont la forme est dans l'esprit de l'homme. Il faut remarquer la justesse de cette définition. — Qu'elle est ce qu'elle est. C'est la paraphrase de la formule grecque. — Ont une forme identique. C'est-à-dire, dans l'exemple cité plus bas, que la maladie ne se comprend que par son opposition à l'idée de la santé ; il faut donc, pour avoir la notion négative de la maladie, avoir la notion positive de la santé ; et de cette façon, la forme de la santé est aussi celle de la maladie. — Révèle et constitue. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — Que si le médecin se dit. Toute cette analyse est très fine et très exacte. — Des humeurs. J'ai ajouté ces mots, qui m'ont paru indispensables. — Je rétablirai la chaleur. Voir plus loin ch. IX, § 5. — L'acte dernier. C'est-à-dire, le remède ou l'opération, qui assurera la guérison.

§ 6. Un opération, un produit de l'art. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — Que la santé vient de la santé. Cette pensée est bien subtile. et au fond ce n'est qu'un jeu de mots. — Qui ne l'est pas. Ce n'est pas à vrai dire la santé, ni la maison ; c'est seulement la pensée de l'une et de l'autre. — L'essence. L'expression n'est pas tout à sait exacte; et il faudrait dire plutôt : « la pensée de l'essence » .

§ 7. L'exécution. Notre langue ne m'a pas offert de mot répondant mieux au mot grec, qui ex-prime surtout l'action de faire. — Et de l'idée. Le mot grec signifie également espèce et idée ; j'ai préféré ce dernier mot en le prenant dans son sens vulgaire. — A tous les autres intermédiaires. Entre la conception du remède par le médecin, et la guérison effective, obtenue par une succession d'actes dépendant les uns des autres. — L'opération dernière. Voir plus haut la fin du § 5.

§ 8. Si la guérison est spontanée. C'est-à-dire, produite par le seul effort de la nature, sans que l'art du médecin soit intervenu. — C'est par la friction. Il semblerait alors que c'est la friction qui est le principe, puisqu'elle est antérieure à la chaleur qu'elle produit, et d'où dépend la guérison. — Fait partie ou de la santé. Peut-être l'expression n'est pas très correcte, d'après l'exposition qui précède ; mais sans doute, Aristote aura voulu dire seulement que la chaleur est une des conditions de la santé et de la guérison.

§ 9. Ainsi qu'on l'a dit. Il est possible qu'Aristote veuille s'en référer à ce qu'il a dit lui-même cent fois sur ce même principe; il est possible aussi qu'il veuille faire allusion à d'autres philosophes. On pourrait traduire aussi : « Répétons-le ». - Devient quelque chose. J'ai ajouté ces deux mots. Le texte se borne à dire simplement : « Qui devient ».

§ 10. Fait-elle partie de la définition. Il y a plusieurs éditeurs qui ont adopté la forme affirmative, au lieu de la forme interrogative ; le sens ne change pas. — Et c'est là le genre. Le cercle, avant d'être d'airain, est d'abord un cercle ; et c'est sur cette notion que la définition doit d'abord porter. — Ainsi le cercle d'airain. Il semble que ce soit là une tautologie; car, s'il s'agit de définir un cercle d'airain, comme déjà la matière est dans le défini, elle doit nécessairement se retrouver dans la définition du défini tout entier.

§ 11. Le nom même de cette matière. L'observation est très juste ; mais elle est plutôt grammaticale que métaphysique. — De l'état d'où il vient. C'est-à-dire, de la maladie qu'il n'a plus. — De la négation privative. C'est-à-dire, de la maladie, qui est la privation de la santé. — Et du sujet même que nous appelons la matière. Ce passage est obscur, et la tournure a quelque chose de singulier. Le Sujet, c'est l'homme, qui est la matière de la santé et de la maladie, et qui peut tour à tour devenir bien portant ou malade.

§ 12. Dire du malade qu'il est bien portant. Ceci semble d'une évidence tellement certaine qu'il est plus qu'inutile de le dire. Cependant le texte ne peut pas recevoir un autre sens. L'auteur sans doute sous-entend ici que l'expression n'est pas très correcte, quand on dit que le malade devient bien portant. Au fond, c'est l'homme et non le malade qui revient de la maladie à la santé. On peut trouver toutes ces distinctions bien subtiles, comme tant d'autres.

§ 13. Où la privation est incertaine. L'exemple qui suit éclaircit la pensée : quand on ignore la forme positive que recevra la matière, on ignore aussi la forme dont elle sera privée. Plus haut, au contraire, la privation était aussi claire que la possession : c'était la maladie opposée à la santé; mais ici la privation est absolument obscure, puisque l'on ne sait pas quelle forme sera donnée à la matière, parmi les formes infinies qu'elle peut recevoir. - Il semble. La traduction de Bessarion a ici une négation qui change absolument le sens de la phrase : « Il ne semble pas ». Le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise a aussi cette négative ; mais je n'ai pas osé l'introduire dans ma traduction, parce que cette leçon n'a pas pour elle l'autorité des manuscrits. M. Schwegler l'approuve; mais il ne la donne pas dans son texte. Il est certain, comme le remarque M. Bonitz, que cette leçon ne s'accorde pas avec ce qui suit. — Comme on vient de dire. Le texte n'est pas aussi formel ; mais j'ai cru que ce développement était nécessaire, pour rappeler ce qui a été dit quelques lignes plus haut, § 11. — La statue. Aristote veut dire que la statue ne vient pas du bloc de marbre, comme la maladie vient de la santé. Le marbre n'ayant pas de forme positive. la statue ne vient pas d'une privation, comme la maladie est la privation de la santé. — Dénomination... détournée. Les mêmes théories se trouvent presque avec les mêmes expressions, dans la Physique, liv. VII, ch. IV, § 2, p. 427 de ma traduction. — On ne peut pas même dire. Cette observation ne semble pas très exacte. Malgré le changement que subissent l'airain, le bois, le marbre, les briques, ce n'en est pas moins la matière de la statue ou de la maison. — La chose d'où se forme l'autre chose. C'est-à-dire, la matière, airain, bois, pierres, marbre, briques, etc., d'où sortent la statue et la maison. — La locution. Qui consiste à dire que la statue est d'airain, et non pas qu'elle est airain, que la maison est de briques, et non qu'elle est briques. — Alexandre d'Aphrodise trouve lui-même que toutes ces théories ne sont pas très utiles; et tout lecteur attentif trouvera comme lui que tant de subtilité est bien peu nécessaire. On peut ajouter d'une manière générale que ce chapitre VIII ne tient pas a ce qui précède ; et notamment il est bien difficile de voir quel lien le rattache au chapitre VI. Ce sont des questions toutes différentes, qui sont traitées dans l'un et dans l'autre. Leur seul rapport, c'est d'être également métaphysiques. Seulement le chapitre VII et les suivants sont un peu moins obscurs.

CHAPITRE VIII

Tout phénomène est soumis à deux conditions : la cause et la matière ; exemple de la sphère d'airain ; la forme ne se produit pas à proprement parler, parce qu'il faudrait qu'elle fût distincte de l'objet dont elle est la forme ; elle n'existe jamais que dans cet autre objet, c'est-à-dire, dans la matière à laquelle on donne une figure nouvelle ; objections contre la théorie des Idées ; elles n'expliquent pas la production des êtres ; elles ne font que l'obscurcir ; il suffit d'un être qui engendre pour comprendre l'être engendré, même quand le cas n'est pas conforme à la nature ; le cheval et le mulet ; différence de la matière ; identité de l'espèce.

§ 1. Tout ce qui se produit est produit par quelque chose, que [25] j'appelle le point de départ et le principe de la production. En même temps, tout ce qui se produit vient de quelque chose, laquelle chose n'est pas la privation, mais la matière, dans le sens que nous avons déjà expliqué. Et enfin, tout ce qui se produit devient une certaine chose, sphère, cercle, ou tel autre objet analogue, quel qu'il puisse être.

§ 2. De même qu'on ne peut pas faire le sujet matériel qui est l'airain, de même on ne fait pas davantage la sphère, si ce n'est [30]  indirectement, et en tant que la sphère d'airain est en réalité une sphère. C'est que faire une chose particulière et individuelle, c'est la faire en la tirant absolument du sujet. Je m'explique : rendre rond un morceau d'airain, par exemple, ce n'est faire, ni la rondeur, ni la sphère; c'est faire quelque autre chose; en d'autres termes, si l'on veut. c'est donner cette forme de sphère à il un objet différent. Si l'on faisait la sphère, on ne pourrait la faire apparemment qu'en la tirant d'une autre chose également. [1033b] Ainsi, dans l'exemple cité, on se proposait de faire une boule d'airain, c'est-à-dire de faire de ceci, qui est de l'airain, cela qui est une sphère. Si donc on faisait aussi la forme, on ne pourrait la faire que de la même manière; et dès lors, la série des productions successives se perdrait nécessairement dans l'infini.

§ 3.  [5] Il est donc évident qu'on ne produit pas et qu'on ne fait pas la forme, ni la figure que revêt l'objet sensible, quel que soit le nom qu'on doive lui donner.  Il n'y a pas de production possible de la forme, pas plus qu'il n'y en a pour l'essence, qui fait que la chose est ce qu'elle est ; car la forme est ce qui est produit dans une autre chose, que d'ailleurs cette forme provienne, ou de la nature, ou de l'art, ou de toute autre faculté de l'homme. Ici, l'on fait qu'il existe une sphère d'airain, c'est-à-dire que l'on compose cet objet nouveau, et de l'airain, et de la forme de la sphère. [10] Alors, on fait que telle forme soit donnée à telle chose; et il se trouve que la chose nouvelle est une sphère d'airain.

§ 4. Mais si l'on admet que c'est une production absolue qui donne naissance à la sphère, alors il faudra encore que la chose soit faite d'une certaine autre chose; car nécessairement ce qui se produit devra toujours être divisible, et que d'une part il y ait ceci, et que, d'autre part, il y ait cela; je veux dire qu'il faudra qu'il y ait d'un côté la matière, et de l'autre côté, qu'il y ait la forme.

§ 5. Si donc la sphère est bien une figure où tous les points de la surface sont également éloignés du centre, on pourra y distinguer [15] deux parties, l'une qui sera ce dans quoi l'on fait ce qu'on fait, l'autre qui sera dans la première ; et le produit dans sa totalité sera la sphère d'airain.

§ 6. Ce qu'on vient de dire fait donc bien voir que ce qu'on appelle la forme, ou la substance, ne se produit pas, à proprement parler; que tout ce qui se produit, c'est la rencontre des deux éléments qui en recevront leur appellation; que, dans tout phénomène qui vient à se produire, il y a préalablement de la matière, et que le résultat total se compose, partie de matière, et partie, de forme.

§ 7. Se peut-il donc [20] qu'il existe une sphère en dehors des sphères que nous voyons, une maison en dehors des matériaux qui la composent? Si l'être réel devait exister à cette condition, il ne pourrait jamais exister, parce que l'espèce, ou la forme, n'exprime qu'une qualité. Elle n'est pas l'objet particulier et déterminé; mais de tel objet qui existe, elle fait et produit tel autre objet doué de certaine qualité; et, une fois que cet objet a été produit, il est doué d'une qualité qu'il n'avait pas auparavant. L'ensemble, ou le Tout composé de la matière et de la forme, est Callias ou Socrate, tout aussi bien [25] qu'existe cette sphère d'airain que nous avons sous les yeux. L'homme et l'animal sont absolument au même titre que la sphère d'airain.

§ 8. Ainsi donc, il est clair que les causes des espèces, nom que quelques philosophes appliquent aux Idées, en admettant même qu'il puisse y avoir quoi que ce soit en dehors des individus, sont parfaitement inutiles pour expliquer les phénomènes qui se produisent, et pour expliquer les substances. Il n'est pas moins clair que les Idées ne pourraient jamais être des substances par elles-mêmes et en soi.

§ 9.  Dans certains cas, [30]  il est tout aussi évident que l'être qui engendre est pareil à l'être engendré, sans cependant qu'ils soient numériquement un seul et même être. Entre eux, il n'y a qu'une unité d'espèce, comme ou le voit pour les êtres que produit la nature ; et c'est ainsi qu'un homme engendre et produit un homme. Ce qui n'empêche pas qu'il n'y ait parfois des phénomènes contre nature : par exemple, un cheval produisant un mulet. Et encore, dans ces cas, les choses se passent à peu près de même; car le genre le plus proche qui pourrait être commun au cheval et à l'âne, n'a pas reçu de nom spécial, et ces deux animaux pourraient bien avoir quelque chose qui tint du mulet.

§ 10. [1034a] En résumé, on doit reconnaître qu'il n'est nullement besoin de faire de l'Idée, ou espèce, une sorte de modèle et d'exemplaire. C'est surtout pour les êtres du genre de ceux qu'on vient de nommer qu'il en faudrait, puisque ce sont eux surtout qui sont des substances. Mais pour eux, il suffit que l'être générateur agisse, et qu'il devienne cause de la forme déposée dans la matière. Le composé total n'est que telle ou telle forme réalisée dans les chairs et les os, qui forment, ou Callias, ou Socrate. Le composé est autre matériellement, puisque la matière est autre dans chacun d'eux; mais, en espèce, le composé est le même, puisque l'espèce est indivisible.

§ 1. Est produit par quelque chose... vient de quelque chose... devient une certaine chose. Tout ce premier paragraphe ne forme qu'une seule phrase dans le texte ; mais j'ai dû la couper en plusieurs phrases dans ma traduction, parce que notre langue ne comporte pas ces longues périodes. Dans le grec, la pensée gagne à cette concision plus de relief et de vigueur. — Nous avons déjà expliqué. Voir plus haut, eh. vu, § 3.

§ 2. Le sujet matériel. J'ai ajouté l'épithète, qui est indispensable, pour rendre toute la force du mot grec. — On ne fait pas davantage la sphère. Il serait mieux de dire « la forme de la sphère ». - Indirectement. L'ouvrier qui fait une sphère d'airain, réunit la forme de la sphère à l'airain, qui est la matière. C'est une manière détournée de faire aussi la forme de la sphère; mais au fond et au vrai, il ne la fait pas ; seulement, il réalise une copie plus ou moins parfaite, d'après la conception qu'il a dans son esprit. Aristote, dans cette théorie, se rapproche un peu du système des Idées Platoniciennes. — Particulière et individuelle. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — Du sujet. C'est-à-dire, de la matière.— Je m'explique. Aristote semble ainsi reconnaître lui-même que cette discussion n'est pas aussi nette qu'on pourrait le désirer. — Ni la rondeur, ni la sphère. Nouveau rapprochement vers la théorie des Idées Platoniciennes, qui cependant est critiquée plus bas, § 9. — Que de la même manière. C'est-à-dire, en ayant de nouveau pour la forme première une forme nouvelle et une matière ; et ainsi de suite à l'infini, sans pouvoir jamais s'arrêter.

§ 3. — Qu'on ne produit pas et qu'on ne fait pas. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — Pour l'essence. Qui est conçue par l'es-prit aussi bien que la forme, et qui se confond avec elle. — Dans une autre chose. Comme la forme de la sphère est produite dans l'airain. — Ou de l'art ou de toute faculté de l'homme. Voir plus haut, ch. VII, § 4. Il est difficile de comprendre comment Aristote peut assimiler les formes que l'art humain produit avec les formes que crée la nature. — Cet objet nouveau. J'ai ajouté l'é¬pithète.— Nouvelle. Même observation. Ces additions m'ont paru indispensables.

§ 4. — Si l'on admet. La pensée de ce § est embarrassée plutôt encore qu'elle n'est obscure. La voici en quelques mots : « Si l'on créait absolument la forme, il y aurait nécessité, comme pour tout autre cas, que la forme à son tour se composât d'une certaine matière, plus une forme nouvelle. Cette seconde forme, réunie à la matière, donnerait la première forme. Mais la seconde forme exigerait la même analyse ; et ainsi à l'infini. Il faut s'en tenir à la première forme et dire qu'on ne la crée pas, mais qu'on la réalise seulement dans l'objet qu'on produit, une sphère d'airain par exemple, ou toute autre chose. » — Soit faite d'une certaine autre chose. La forme sera faite encore de forme et de matière. — Divisible. Ou « divisé ». Ceci... cela. C'est la formule méme du texte grec, que je n'ai pu modifier arbitrairement.

§ 5. Ce dans quoi l'on fait. C'est-à-dire, la matière ; et ici, la matière est l'airain. — L'autre, qui sera dans la première. C'est-à-dire, la forme de la sphère, qui sera mise dans l'airain par la main de l'ouvrier ou de l'habile artiste.

§ 6. A proprement parler. J'ai ajouté ces mots. — Des deux éléments. La matière et la forme. — Leur appellation. Et ici, cette appellation est « la sphère d'airain », composée de l'airain comme matière, et de la sphère comme forme. — Préalablement. J'ai ajouté ce mot indispensable, pour rendre toute la force de l'expression grecque.

§ 7. En dehors des sphères que nous voyons. Platon soutient que les Idées sont en dehors des choses sensibles, dont elles sont les Idées; et c'est à cette théorie que ce passage fait allusion. — En dehors des matériaux. D'après la traduction que Sépulvéda donne de ces mots, il semblerait qu'il avait eu sous les yeux une leçon différente et meilleure : « En dehors des maisons composées de matériaux ». — Ou la forme. J'ai donné cette sorte de paraphrase du mot grec, qui signifie à la fois Espèce et Forme. Dans l'exemple cité de la sphère d'airain, la forme ou l'espèce représente la qualité de la rondeur. — Elle n'est pas l'objet particulier. Et ici par exemple : « la sphère d'airain ». — De tel objet qui existe. Ici, c'est l'airain ou la matière, qui n'a pas encore reçu de forme. — Doué de certaine qualité. La rondeur, par exemple. — Qu'il n'avait pas auparavant. Le texte n'est pas aussi formel. — Composé de la matière et de la forme. J'ai encore ajouté ceci pour plus de clarté.

§ 8. Les causes des espèces. Peut-être eût-il été mieux de dire : « les Idées prises comme causes ». — Par elles-mêmes et en soi. Les substances en soi sont le plus souvent les substances matérielles et sensibles, les individus de tout genre, que nos sens nous révèlent.

§ 9. Engendre et produit. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. On a critiqué l'expression qu'Aristote emploie ici en disant qu'un homme n'engendre pas toujours un homme, puisque l'enfant peut-être fille aussi bien que garçon. On ajoute que ceci est non moins vrai de la femme, quand elle enfante un fils. Ce sont là, je trouve, des subtilités de critique peu justes. On entend ici par Homme le genre humain, qui comprend la mère aussi bien que le père, la fille aussi bien que le garçon. — Le genre le plus proche. Entre le cheval et l'âne, il n'y a pas de genre commun, ainsi qu'entre la femme et l'homme il y a le genre humain; mais pour l'âne et le cheval, il n'y a pas de genre qui ait un nom commun pouvant les réunir tous deux sous une appellation unique. Voir plus loin, ch. IX. § 7.

§ 10. De l'Idée, Ou espèce. Il n'y
a qu'un mot dans le texte. - Modèle et d'exemplaire. Même observation. — Ce sont eux surtout qui sont des substances. Individuelles, et isolées les unes des autres, ou vivantes comme Socrate, Callias, un cheval, un âne; ou inanimées, comme la sphère d'airain ou la maison. — Indivisible. C'est-à-dire qu'elle est tout entière dans chacun des individus, quelque différents d'ailleurs qu'ils soient. L'homme est indistinctement dans tous les individus.

CHAPITRE IX

Certaines choses peuvent être indifféremment le produit de l'art ou le produit du hasard ; d'autres ne le peuvent pas ; explication de cette différence, qui tient à la matière des choses, douée ou privée d'un mouvement propre, ou de telle espèce particulière de mouvement ; homonymie des causes productives avec l'être produit ; comparaison avec les syllogismes ; action du germe analogue à celle de l'artiste ; pour une production quelconque, il faut toujours une matière et une forme préexistantes ; condition spéciale de la catégorie de la substance.

§ 1. C'est une question de savoir comment il se fait que certaines choses peuvent à la fois être produites par l'art, [10] et être spontanées : par exemple, la santé, tandis que d'autres choses ne le peuvent pas : par exemple, la maison. En voici la cause. Dans les produits de l'art, soit que l'art les fasse, soit simplement qu'il les transforme, la matière qui domine et commence la production, et qui est toujours une partie intrinsèque de la chose, est tantôt capable [15] de se mouvoir par elle seule, et tantôt n'en est pas capable.

§ 2. Même la matière qui se meut peut tantôt se donner tel mouvement spécial, et tantôt ne peut pas se le donner. [15] Ainsi, bien des choses qui peuvent se mouvoir spontanément ne peuvent pas cependant se donner tel autre mouvement particulier, comme serait de se mouvoir en cadence. De là vient que, toutes les fois que la matière est de la même nature que celle des pierres, par exemple, qui forment la maison, il est impossible que les choses aient une certaine espèce de mouvement, à moins qu'elles ne le reçoivent du dehors. Mais elles peuvent néanmoins avoir un mouvement d'une autre espèce et se mouvoir, par exemple, comme le feu.

§ 3. C'est là ce qui fait que certaines choses ne pourraient se produire sans l'aide de l'artiste qui les fait, tandis que d'autres peuvent s'en passer; car elles seront mises en mouvement par des êtres qui n'ont pas le moindre rapport avec l'art, [20] et qui peuvent être mus eux-mêmes, ou par d'autres êtres auxquels l'art est également étranger, ou être mus dans une de leurs parties quelconque, si ce n'est dans leur totalité.

§ 4. Ce qu'on vient de dire doit nous faire voir qu'en un sens toutes les choses qui se produisent, viennent de choses qui leur sont homonymes, comme cela se passe pour les êtres naturels, ou d'une partie homonyme, comme la maison vient de la maison, ou de l'intelligence de l'artiste, puisque l'art c'est la forme, ou d'une partie quelconque de la chose, ou [25] d'un être qui possède cette partie, à moins que les choses ne se produisent accidentellement.

§ 5.  La cause première de l'action de l'art est toujours une partie essentielle de la chose. Ainsi, la chaleur déployée par le mouvement de friction produit dans le corps la chaleur, qui est elle-même la santé, ou une partie de la santé, ou qui du moins a pour conséquence une partie de la santé, ou la santé tout entière. Et voilà comment on peut dire que ce [30] qui fait la santé est ce qui a la chaleur pour conséquence, ou pour attribut.

§ 6.  Ainsi donc, de même que, dans les syllogismes, c'est la définition substantielle qui est le principe de tout le reste, puisque les syllogismes doivent toujours partir de l'essence réelle des choses, de même ici toutes les productions de l'art partent d'un certain principe. Les êtres que produit la nature sont absolument dans le même cas. Ainsi, le germe agit dans les choses naturelles tout à fait comme l'artiste dans les choses de l'art. Le germe renferme en puissance l'espèce ; [1034b] et l'être d'où vient le germe lui-même, est en quelque sorte homonyme à celui qui en sort. Si je dis En quelque sorte, c'est que les choses ne se passent pas toujours comme elles se passent quand un homme vient d'un homme, puisque d'un homme peut venir aussi une femme; et c'est là ce qui fait qu'un mulet ne peut venir d'un mulet. Il n'y a d'exception que si l'être en question est incomplet et infirme.

§ 7. Toutes les choses qui se produisent spontanément agissent comme on vient de le voir; [5] et ce sont toutes celles dont la matière peut se donner à elle-même un mouvement propre, analogue à celui que le germe lui-même détermine. Quand les choses ne sont pas dans ce cas, elles ne peuvent jamais être produites que par une cause extérieure à elles.

§ 9. Non seulement la discussion que nous venons d'établir, en ce qui regarde la substance, nous démontre que la forme ne peut pas être produite; mais le même raisonnement s'applique également à tous les primitifs, je veux dire, la quantité, [10] la qualité et toutes les autres catégories. De même qu'on produit bien la sphère d'airain, mais qu'on ne peut produire ni la sphère ni l'airain, puisque c'est après l'airain que la sphère est produite, et qu'il faut toujours nécessairement que la matière et la forme préexistent, de même il se passe précisément quelque chose de pareil pour la substance, pour la qualité, pour la quantité, et en un mot pour toutes les catégories sans exception.

§ 10. En effet, ce n'est pas précisément [10] la qualité qui est produite; mais c'est le bois, par exemple, qui reçoit telle qualité. Ce n'est pas la quantité qui est produite davantage; mais c'est le bois, ou l'animal, qui acquiert tel volume, ou telle quantité.

§ 11. Seulement, ceci peut faire voir quelle est la condition propre de la substance; c'est que toujours il faut nécessairement qu'il existe, avant elle, une autre substance complète et réelle, qui la fasse ce qu'elle est, comme l'animal fait l'animal, si c'est un animal qui est produit, tandis que cette condition n'est pas nécessaire pour la quantité ou la qualité, qui n'ont besoin que d'être en simple puissance.

§ 1. C'est une question de savoir. On peut trouver que cette nouvelle question, sans être absolument étrangère à ce qui précède, n'est pas d'une grande utilité pour le compléter ou l'éclaircir. La pensée d'ailleurs n'est pas obscure, bien que parfois la construction grammaticale de la phrase soit assez embarrassée. Voir les Derniers Analytiques, liv. II, ch. XI, § II, p. 240 de ma traduction. — Soit simplement qu'il les transforme. Le texte n'est pas aussi formel. — Qui domine et commence. Il n'y a dans le texte qu'un seul mot, qui a les deux sens. — Qui est toujours une partie. Le texte dit précisément : « dans laquelle est une partie... »

§ 2. Tel mouvement spécial. Ainsi, les pierres qui composeront la maison, si l'artiste les range d'après son plan, ont un mouvement spontané qui les fait tomber par leur propre poids ; mais elles ne sauraient se donner un mouvement différent, comme le peuvent les êtres animés. — Une certaine espèce de mouvement. Comme celui qui les mettrait spontanément en ordre. — A moins qu'elles ne le reçoivent du dehors. Par exemple, les pierres mises en mouvement par l'architecte, qui construit la maison. — D'une autre espèce. Comme la chute des graves. — Et se mouvoir, par exemple, comme le feu. Qui a besoin pour fondre l'airain d'être dirigé par la main de l'homme. M. Schwegler paraît croire que ce membre de phrase pourrait bien être une interpolation. Alexandre d'Aphrodise l'a cependant déjà dans son commentaire.

§ 3. Par des titres qui n'ont pas le moindre rapport avec l'art. Pour que ceci fût plus clair, il eût été bon de citer des exemples, comme on l'a fait .plus haut. - Être mus dans une de leurs parties. Même observation. — Si ce n'est dans leur totalité: J'ai ajouté ceci, pour compléter la pensée.

§ 4. Pour les Êtres naturels. Voir plus haut, ch. VIII, § 9. — Une partie homonyme. L'exemple cité ne s'applique peut-être pas très bien à cette expression. La maison qui est dans la pensée de l'architecte à l'état de simple conception, n'est pas « une partie homonyme » de la maison qu'il construit et qu'il réalise; elle lui est absolument homonyme, puisque toutes deux ont le même nom, quoique l'une soit abstraite et que l'autre soit toute matérielle. M. Schwegler remarque avec raison que ce serait plutôt Synonyme qu'Homonyme qu'on devrait dire ici; voir le début des Catégories. Il est vrai que parfois Aristote a confondu les deux termes, bien que d'ordinaire il les distingue avec soin. — L'art c'est la forme. Il faut remarquer la justesse et la profondeur de cette pensée. — D'une partie quelconque... accidentellement. Pour que ce passage eût toute la clarté désirable, il aurait fallu que l'auteur prit soin de donner des exemples précis pour toutes ces hypothèses.

§ 5. La cause première de l'action de l'art. Voir plus haut, ch. VII, § 5, ce qui est dit sur l'action de la chaleur employée par le médecin pour rétablir la santé du malade. — Ce qui fait la santé est ce qui a la chaleur. Les expressions du texte sont indéterminées comme celles de ma traduction.

§ 6. Dans les syllogismes. Ajoutez : « Démonstratifs ». Voir plus loin, liv. XIII, ch. IV, § 2. — La définition substantielle. Le texte dit simplement : « la substance ». Voir les Derniers Analytiques, liv. II, ch. III, § 12, p. 201 de ma traduction. — Les productions. J'ai ajouté « de l'art », parce qu'il me semble que tout ce qui précède justifie cette addition. Dans le syllogisme, on part de l'existence de la chose connue par la définition, pour chercher le moyen terme et arriver à la conclusion, où la chose est mise en rapport avec un de ses attributs, qu'on affirme ou qu'on nie. De même l'artiste, dans l'œuvre qu'il produit, part de l'existence de la chose dans son esprit, pour arriver à la réaliser dans la matière qu'il emploie.

§ 7. Dans le même cas que les productions de l'art. — Renferme en puissance l'espèce. De même, l'artiste a en puissance, dans la conception de son esprit, la statue de marbre, ou de bronze, qu'il va réaliser. Homonyme. Voir plus haut, § 4. — Une femme. Voir plus haut, ch. VIII, § 9. — Il n'y a d'exception. M. Schwegler voudrait reporter cette phrase un peu plus haut, et la mettre après : « En quelque sorte homonyme à celui qui en sort ». Il s'appuie sur le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise pour justifier cette interversion. — Incomplet et infirme. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte.

§ 8. Spontanément. Voir plus haut, § 1. — Comme on vient de le voir. Voir plus haut, ch. VII. Aristote aurait dû donner des exemples précis de choses qui se produisent spontanément; Alexandre d'Aphrodise cite la plante, qui, dit-il, peut se produire sans germe aussi bien que par un germe. L'assertion peut sembler très contestable, ou plutôt elle est fausse. Ce qui est vrai, c'est que, dans la plante, le germe est tantôt apparent et tantôt ne l'est pas; mais il est toujours indispensable pour que la plante puisse se produire, et recevoir son développement.

§ 9. A tous les primitifs. C'est-à-dire, à toutes les catégories, comme la suite le prouve. — On ne peut produire, ni la sphère. Qui est déjà dans l'esprit de l'artiste. — Ni l'airain. Qui doit exister préalablement pour que l'artiste puisse l'employer.

§ 10. Ce n'est pas... la qualité qui est produite. L'observation est vraie ; mais elle peut paraître bien subtile.

§ 11. La condition propre de la substance. Comparée à toutes les autres catégories, dont elle est le support commun. — Complète et réelle. « En Entéléchie », dit le texte. J'évite autant que je puis ce mot étrange d'Entéléchie.
 

CHAPITRE X

Rapports de la définition du Tout à la définition des parties ; question de l'antériorité du Tout ou des parties ; sens divers du mot Partie ; la partie est, d'une manière générale, la mesure de la quantité ; union de la matière et de la forme pour composer l'être réel ; dans la définition, c'est la forme qu'on exprime et non la matière ; exemples divers ; la ligne, la syllabe, l'angle droit. — Nouvelle exposition des mêmes théories; parties de la définition qui sont antérieures au défini ; parties qui y sont postérieures; exemple de l'angle aigu, qui implique la notion de l'angle droit ; le cercle et ses segments ; exemple de rame dans l'être animé ; elle est antérieure à l'animal, ou tout entière, ou par quelques-unes de ses parties ; fonctions du coeur et du cerveau, essentielles à la notion de l'être animé et comprises dans sa définition; il n'y a pas de définition pour les individus; il n'y a pour eux que le témoignage des sens ; obscurité de la matière ; la matière se distingue en matière sensible et matière intelligible ; le Tout n'est pas antérieur à ses parties d'une manière absolue ; résumé de la question, et solution générale.

§ 1. [20] Toute définition est une explication d'une certaine chose, et toute explication a des parties diverses. Mais comme l'explication est à la chose totale, qu'elle fait connaître, dans le même rapport qu'une de ses parties est à une partie de cette chose, on s'est demandé s'il faut nécessairement que l'explication des parties se retrouve dans l'explication du Tout, ou s'il n'y a là rien de nécessaire.

§ 2. On peut répondre que, pour certains cas, il semble bien que la définition des parties est comprise dans la définition du Tout; pour certains autres, cela n'est pas. Ainsi, la définition du [25] cercle ne contient pas celle de ses segments, tandis que la définition de la syllabe implique celle des lettres qui la forment. Cependant, le cercle se divise en segments, tout aussi bien que la syllabe se divise en ses lettres.

§ 3. Autre question encore. Si les parties sont antérieures au Tout, l'angle aigu, étant une partie de l'angle droit, comme le doigt est une partie de l'animal, il s'ensuivrait que l'angle aigu est antérieur [30] à l'angle droit, dont il est une partie; et le doigt, antérieur à l'homme, à qui il appartient.

§ 4.  Mais il semble que ce sont au contraire l'homme et l'angle droit qui sont antérieurs; car c'est d'eux qu'est tirée l'explication de leurs parties; et les choses sont toujours antérieures, quand elles n'ont pas réciproquement besoin des autres.

§ 5.  Mais le mot de Partie ne peut-il pas être pris en plusieurs sens divers? La partie, prise en une première acception, c'est ce qui sert à mesurer la quantité. Mais je laisse ce premier sens de côté ; et je considère plutôt ce que sont les parties dont la substance peut se composer.

§ 6. [1035a] Si, dans la substance, on distingue la matière, puis la forme, et en troisième lieu, le composé total qu'elles constituent, si la matière est de la substance, tout aussi bien que le sont la forme et le composé des deux, la matière est un certain point de vue une partie de la chose ; à un autre point de vue, elle ne l'est pas; et les parties ne sont que des éléments d'où sort la définition de la forme. [5] Par exemple, la chair n'est pas une partie de la définition de la courbure ; car elle est précisément la matière où a lieu cette courbure ; mais elle est une partie de la Camusité du nez. L'airain est bien aussi une partie de la statue totale et réelle ; mais il n'est pas une partie de la statue considérée dans sa forme spécifique.

§ 7.  En effet, c'est la forme qu'on doit exprimer ; et chaque chose est dénommée en tant qu'elle a telle ou telle forme. La matière, au contraire, ne peut jamais être exprimée en soi. C'est là ce qui fait que la définition du cercle [10] n'implique pas celle des segments, tandis que la définition de la syllabe implique celle des lettres, parce que les lettres, élément du langage, sont ici des parties de la forme et n'en sont pas la matière. Au contraire, les segments sont des parties matérielles des cercles sur lesquels on les prend, bien qu'ils soient plus voisins de la forme que l'airain ne peut l'être, quand la rondeur vient à s'y produire.

§ 8. Il y a des cas néanmoins où les lettres ne feront pas même toujours partie de la définition [15] de la syllabe : par exemple, on n'y pourrait faire entrer les lettres tracées sur la cire, ni les lettres articulées dans l'air. Les lettres alors ne sont des parties de la syllabe que parce qu'elles en sont la matière sensible.

§ 9. C'est que la ligne, tout en cessant d'être ce qu'elle était, si elle est divisée en deux moitiés, l'homme, en cessant d'être homme si on le divise en os, muscles et chairs, ne se composent pas cependant de ces éléments divers [20] comme parties intégrantes de leur substance, mais seulement comme parties de leur matière. Ces éléments sont bien des parties du composé que constituent la forme et la matière réunies; mais ce ne sont pas précisément des parties de la forme et du défini ; et c'est là ce qui fait qu'ils n'entrent pas dans les définitions de la forme.

§ 10. Ainsi donc, la définition des parties de ce genre entrera quelquefois dans la définition de la chose ; d'autres fois, elle ne devra pas y entrer, là où ce n'est pas la définition du composé qu'on donne. C'est là ce qui fait que certaines choses sont formées des principes mêmes dans lesquels [25] elles se dissolvent, et que certaines autres ne s'en forment pas. Tous les éléments qui, réunis dans le composé, sont de la forme et de la matière, comme le Camus, ou la sphère d'airain, se dissolvent et se perdent dans ces éléments mêmes; et la matière en est une partie. Mais toutes les choses qui ne sont pas impliquées dans la matière, et qui sont immatérielles en tant qu'elles sont les définitions de la forme, celles-là ne se résolvent et ne se perdent jamais dans leurs parties, ou du moins [30] ne s'y résolvent pas de cette manière.

§ 11. Ainsi, pour ces choses, les éléments subordonnés sont des principes et des parties du composé ; mais ils ne peuvent être ni principes ni parties de la forme. Voilà comment la statue d'argile se résout en argile, la sphère d'airain se résout en airain, et Callias se résout en chair et en os. Voilà comment encore le cercle se résout et disparaît dans ses segments, parce qu'il a en lui quelque chose qui est impliqué dans la matière ; [1035b] car le cercle, soit qu'on le prenne d'une manière absolue, soit qu'il s'agisse des cercles considérés chacun dans sa réalité, est dénommé par simple homonymie, puisque les cercles particuliers et individuels n'ont pas un nom qui leur soit spécial.

§ 12. Ce que nous avons dit jusqu'ici suffit à faire voir le vrai. Cependant nous allons revenir sur nos pas pour rendre ceci encore plus net.

§ 13. Toutes les parties [5] de la définition et les éléments dans lesquels la définition se divise, toutes ces parties, ou du moins quelques-unes, soient antérieures à la forme et au Tout. La définition de l'angle droit ne se divise pas dans la définition de l'angle aigu ; mais c'est au contraire la notion de l'angle aigu qui emprunte la notion de l'angle droit, puisque, pour définir l'angle aigu, il faut nécessairement employer la définition de l'angle droit, et qu'on dit en effet que l'angle aigu est plus petit que l'angle droit.

§ 14. C'est là également le rapport du cercle au demi-cercle, [10] le demi-cercle se définit par le cercle, comme le doigt se définit par le corps total auquel il appartient, puisque le doigt n'est qu'une certaine partie de l'homme.

§ 15. Par conséquent, tout ce qui fait partie d'une chose comme matière, et tous les éléments matériels dans lesquels les choses se divisent, sont autant d'éléments postérieurs; mais tout ce qui entre dans la définition, et dans la substance que la définition détermine, tout cela ou presque tout cela est ultérieur.

§ 16.  Prenons pour exemple l'âme dans les animaux. [15]  Elle est l'essence de l'être animé; et, pour le corps où elle réside, elle est la substance qui entre dans sa définition ; elle est la forme du corps, et l'essence qui fait qu'il est ce qu'il est. De là vient qu'on ne peut pas définir convenablement une partie quelconque du corps, sans définir aussi la fonction de l'âme, qui, d'ailleurs, n'existe pas sans la sensibilité. Ainsi, toutes les parties de l'âme, ou du moins quelques-unes, sont antérieures au composé tout entier, qui est l'animal ; et il en est de même [20] pour tout autre cas.

§ 17. Mais le corps et les parties du corps sont postérieures à la substance de l'âme ; et ce n'est pas du tout cette substance, c'est le composé de l'âme et du corps, qui se divise en ces parties, qui en sont la matière. Ainsi, en un sens, ces parties matérielles sont antérieures au composé; et, en un autre sens, elles ne le sont point. C'est qu'elles ne peuvent pas exister séparément de lui ; car un doigt n'est pas en tout état de cause le doigt d'un être animé; et, par exemple, le doigt d'un cadavre n'est pas un doigt, si ce n'est [25] par simple homonymie.

§ 18. Il y a néanmoins des parties qui coexistent avec l'âme ; ce sont les parties maîtresses, et celles où résident primitivement la définition de l'être et sa substance. C'est, par exemple, le coeur et le cerveau, si toutefois ils jouent ce rôle, bien qu'il importe peu d'ailleurs que ce soit l'un ou l'autre. L'homme, le cheval, et toutes les entités de même ordre n'existent que dans les individus ; la substance réelle n'est pas un universel ; ce qui existe réellement, c'est un Tout qui se compose de telle notion ou [30] de telle matière, et qu'on prend comme universel. L'individu, par exemple Socrate, est formé de l'extrême matière ; et tous les individus sont dans le même cas.

§ 19. Ainsi donc, la forme aussi a des parties, j'entends la forme considérée comme essence, exprimant que la chose est ce qu'elle est. Le Tout réel, composé de la forme et de la matière même, a des parties également ; mais il n'y a que les parties de la forme qui soient des parties de la définition et de la notion ; or, la notion s'applique à l'universel. [1036a] L'essence du cercle et le cercle, l'essence de l'âme et l'âme, sont la même chose et se confondent. Mais le composé, par exemple, ce cercle individuel et particulier, que j'ai sous les yeux, ce cercle soit réel et sensible, soit purement intelligible, et par intelligibles j'entends les cercles mathématiques, comme par sensibles j'entends les cercles d'airain [5] ou de bois, ces composés réels et individuels ne sont pas connus par définition ; on ne les connaît que par la pensée, ou par le. témoignage des sens. Une fois que nous sortons de la réalité actuelle, nous ne savons plus au juste s'ils existent ou n'existent pas; mais nous pouvons toujours les dénommer et les connaître, si nous le voulons, par leur notion universelle.

§ 20. En soi, la matière dernière est inconnue; mais l'on peut y distinguer la matière sensible [10] et la matière intelligible. La matière sensible, c'est de l'airain, du bois, en un mot, toute matière qui peut être mue. La matière intelligible est celle qui se trouve bien dans les objets sensibles, mais non point en tant que sensibles; et ce sont, par exemple, les entités mathématiques.

§ 21. On vient de voir ce que nous disons des rapports du Tout et de la partie, de ce qu'il y a d'antérieur et de postérieur dans l'un et dans l'autre. Si l'on vient à nous demander, pour la ligne droite, [15] pour le cercle, pour l'animal, s'ils sont antérieurs aux parties dans lesquelles ils se divisent et qui les composent, nous répondrons qu'il n'y a ici rien d'absolu. Si le mot d'âme en effet signifie la forme de l'être animé, si l'âme de chaque individu est la forme de chaque individu, si le cercle est la même chose que la forme du cercle, si l'angle droit est la même chose que la forme de l'angle droit et la substance de l'angle droit, il faut répondre qu'il y a ici quelque chose de postérieur; et il faut dire à quoi c'est postérieur. Le Tout est postérieur, par exemple, [20] aux éléments de la définition et aux éléments de tel angle droit matériel ; car l'angle droit matériel, c'est l'angle en airain, l'angle droit, tout aussi bien que celui qui est formé de lignes particulières de chaque triangle. Mais l'angle immatériel est postérieur aux éléments qui entrent dans la définition, tandis qu'il est antérieur aux parties dont se compose un angle droit particulier ; absolument parlant, il ne l'est pas.

§ 22. Si, au contraire, l'âme est autre chose que l'être animé et n'est pas l'être animé, il faut répondre [25] alors que quelques-unes de ses parties sont antérieures à l'animal, et que d'autres ne le sont pas, ainsi que nous l'avons exposé.

§ 1. On s'est demandé. Ce paragraphe pose une première- question, qui est la principale de tout le chapitre. La définition du définition des parties? Le § 3  pose une seconde question qui  complète l'autre : La partie est-elle postérieure ou antérieure au Tout doit-elle contenir aussi la Tout? Ces deux questions ne se rattachent pas très directement à celles qui précèdent.

§ 2. On peut répondre. Le texte n'est pas aussi formel. — La définition des parties. Le texte dit simplement : « Les parties »; ce qui est moins précis . — La définition de la syllabe. Voir plus bas, § 7, et plus haut, liv. 1, ch. §§ 1 et 2.

§ 3. Autre question. Elle est seulement posée ici; elle sera discutée plus loin §§ 12 et suivants. — Si les parties sont antérieures au Tout. Elles ne le sont pas au point de vue matériel; mais elles le. sont rationnellement; voir plus loin, § 14.

§ 4. L'explication de leurs parties. Le doigt, pour l'homme; l'angle aigu, pour l'angle droit. — Réciproquement besoin des autres. Une chose est antérieure à une autre, quand cette seconde chose ne pourrait être sans la première, et que la première peut exister sans elle ; voir plus haut, liv. V, ch. XI, § 9.

§ 5. En plusieurs sens. Voir plus haut, liv. V, ch. XXV, § 5, où le mot de Partie est défini à peu près comme il l'est ici. On peut d'ailleurs remarquer que la présente discussion est une sorte de hors-d'oeuvre. — A mesurer la quantité. C'est aussi la définition donnée plus haut, liv. V, loc. cit. La partie peut d'ailleurs mesurer exactement le Tout, ou le mesurer imparfaitement. Dans le premier sens, 3 est une partie de 9 ; dans le second sens, 2 est une partie de 3.

§ 6. A un certain point de vue. Au point de vue du composé, qui tombe sous la perception de nos sens. — A un autre point de vue. Au point de vue de la notion que l'esprit conçoit, sans même qu'il existe une chose individuelle où cette notion se réalise. — Et les parties ne sont... Le texte n'est pas aussi développé ; mais le sens que je donne est celui que propose Alexandre d'Aphrodise, p. 471, édition Bonitz. Tout ce qui suit le confirme. — De la courbure. Voir plus haut, ch. V, § 2. — Camusité. J'ai dû forger ce mot pour me rapprocher le plus possible de l'expression grecque. J'aurais pu employer aussi le mot de Camuserie, que l'Académie française ne reconnaît pas non plus dans son Dictionnaire, mais que, d'après quelques auteurs, M. Littré donne dans le sien. - Dans sa forme spécifique. Ce qui revient à peu près à dire avec Platon : «  dans son Idée ».

§ 7. Ne peut jamais être exprimée en soi. Parce qu'elle est toujours en puissance, selon le système d'Aristote. — La définition de la syllabe. Voir plus haut, § 2. — Des parties de la forme. C'est-à-dire que, pour définir la syllabe, il faut faire entrer la notion de Lettre dans la définition. — Plus voisins de la forme. Parce qu'ils sont des parties intégrantes du cercle, sans cependant entrer dans sa définition; voir plus haut, ch. VII, § 2.

§ 8. Tracées sur la cire.... articulées dans l'air. — Les lettres, considérées dans toutes les conditions et dans les combinaisons de ce genre qu'on peut imaginer, n'entrent pas plus dans la définition de la syllabe que l'airain ou le marbre dans la définition de la statue. Ces considérations accidentelles n'ont rien à faire avec la nature propre des lettres.

§ 9. La ligne. Exemple nouveau, que l'auteur aura trouvé plus clair que ceux qui précèdent, et auxquels il aurait pu se tenir. — Précisément. J'ai ajouté ce mot. — Du défini. Le texte dit : « Ce dont il y a définition ». — De la forme et du défini. Pas plus que l'airain et le marbre ne sont des éléments nécessaires de la définition de la statue. C'est pour cela que, ni la notion des moitiés, ni celle des muscles, des chairs et des os, n'entrent dans la définition de la ligne ou de l'homme.

§ 10. Là où ce n'est pas... Le texte est moins formel. — Certaines choses. J'ai dû conserver l'indécision du texte ; peut-être aurait-il mieux valu dire : « Certaines définitions ». — Qui réunis dans le composé. Ici encore j'ai dû développer le texte, qui est trop indéterminé et trop concis. — Comme le Camus. Voir plus haut, ch. v, § 5. — La matière en est une partie. La chair du nez pour le Camus ; l'airain, pour la sphère d'airain. — Qui sont immatérielles. Et qui ne sont que des conceptions de notre esprit. —

De cette manière. Ces expressions sont bien vagues ; et il eût été bon de les préciser davantage par des exemples.

§ 11. Subordonnés. M. Bonitz suppose, d'après le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise, qu'il faudrait lire : « Matériels », au lieu de « Subordonnés » . M. Schwegler ne veut rien changer à la leçon ordinaire ; mais il veut interpréter l'expression de Subordonnés dans le sens de Sujets, de Composés matériels ; ce qui reviendrait au sens proposé par M. Bonitz. — D'airain. J'ai ajouté ce mot avec M. Bonitz, d'après Alexandre d'Aphrodise. Cette addition n'est peut-être pas même très nécessaire. Après tout ce qui a été dit plus haut, ch. VIII, §§ 2 et suivants, il est clair qu'il ne peut être question que d'une sphère d'airain. — Par simple homonymie. Voir le début des Catégories. — Un nom qui leur soit spécial. Tous les cercles se nomment Cercle, tandis qu'au contraire, parmi les hommes, chaque individu a son nom personnel.

§ 12. Pour rendre ceci encore plus net. Il semble donc que l'auteur lui-même sent que toutes ces abstractions et ces analyses logiques ne laissent pas que d'être obscures. J'ai tâché de les éclaircir de mon mieux.

§ 13. Les parties de la définition. Ou « De l'explication » ; voir plus loin liv. XIII, ch. VIII, § 16. — A la forme et au Tout. J'ai ajouté ceci, d'après le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise. Voir plus haut § 3. — Employer la définition de l'angle droit. En effet, l'angle aigu se définit : « Un angle plus petit que l'angle droit » comme le dit le texte. Cette définition, qui certainement est antérieure au temps d'Aristote, est encore celle que nous gardons, parce qu'il ne peut en effet y en avait d'autre. Sur ce point, le langage mathématique n'a pas changé.

§ 14. Par le corps total. Car le doigt est une partie du corps, remplissant une certaine fonction ; et s'il en est séparé, il n'est plus doigt que de nom ; en fait, il ne l'est plus, puisqu'il ne peut plus fonctionner.

§ 15. Presque tout cela. Il aurait fallu préciser davantage cette restriction. — Postérieurs.... antérieur. Ces distinctions sont purement logiques.

§ 16. L'âme dans les animaux. Voir plus haut, liv. V, ch. VIII, § 2 ; et aussi Traité de l'Âme, liv. II, ch. i, § 4, p. 164 de ma traduction. — L'essence... la substance. Le texte emploie le même mot. — Qui d'ailleurs n'existe pas sans la sensibilité. Il semblerait que cette phrase est une interpolation de quelque scholiaste ; mais Alexandre d'Aphrodise l'a déjà dans son commentaire. — Qui est l'animal. J'ai ajouté ces mots pour plus de clarté. — Pour tout autre cas. Pour tous les cas autres que celui de l'âme, prise ici pour exemple.

§ 17. A la substance de l'âme. Le texte est un peu moins précis. — Ce n'est pas du tout cette substance. La substance est indivisible, et la matière seule peut se diviser. — Ces parties matérielles. J'ai ajouté l'épithète. — Le doigt d'un cadavre. Aristote a plusieurs fois employé des exemples analogues ; voir plus loin, ch. II, § 7, et ch. XIV, § 1 ; voir aussi le Traité de l'Âme, liv. II, ch. I, § 9, p. 167 de ma traduction; et la Politique, liv. I, ch. I, § t 1, p. 8 de ma traduction, 3e édition.

§ 18. Qui coexistent avec l'âme. C'est-à-dire, sans lesquelles l'âme ne saurait exister. - Les parties maîtresses. C'est l'expression même du texte. — Le coeur et le cerveau. Il est certain que, sans l'un ou l'autre de ces organes, l'âme ne saurait. exister un instant dans les conditions actuelles, où nous pouvons la connaître. — Si toutefois ils jouent ce rôle. Les Anciens ne connaissaient pas, comme nous, les fonctions du coeur et du cerveau ; mais la science très restreinte qu'ils possédaient suffisait amplement à justifier I'opinion qu'Aristote soutient ici. — L'un ou l'autre. C'est-à-dire, que ce soit le coeur ou le cerveau, dont l'âme ait essentiellement besoin pour agir et se manifester. — Toutes les entités. Le texte a un pronom pluriel neutre indéterminé. — Réelle. J'ai ajouté ce mot.— Réellement. Même remarque. — Et qu'on prend comme universel. C'est-à-dire que ce composé, qui renferme à la fois une forme conçue par l'esprit et une matière sensible, suggère une notion universelle qu'on applique ensuite à tous les individus de même ordre. — De l'extrême matière. L'expression peut paraître assez singulière ; mais elle se comprend bien. L'individu est la forme définitive que prend la matière ; et, après lui, il n'y a plus rien, tandis qu'au-dessus de lui il peut y avoir un très grand nombre d'espèces jusqu'au genre supérieur de l'Être, qui embrasse tout ce qui est, et jusqu'au moteur immobile de l'Être.

§ 19. De la définition et de la notion. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte ; mais ce mot a les deux sens. — Que j'ai sous les yeux. J'ai ajouté ceci, pour rendre toute la force de l'expression grecque. La phrase de ma traduction est bien longue, et même elle est quelque peu irrégulière; elle reste claire cependant, et j'ai voulu conserver le plus exactement possible le mouvement de la phrase grecque. — Ces composés réels et individuels. Le texte n'a qu'un pronom neutre indéterminé. — Une fois que nous sortons. Je conserve la leçon ordinaire qui me semble suffire; et je ne crois pas nécessaire de la changer avec M. Bonitz. Je doute même que ce changement proposé soit très acceptable, au point de vue de la grammaire. — Par leur notion universelle. Qui reste toujours dans notre esprit.

§ 20. Mais non point en tant que sensibles. — C'est la forme, ou l'espèce, sans la matière. — Les entités. J'ai préféré ce mot à celui d'êtres, que j'ai également employé quelquefois.

§ 21. De ce qu'il y a d'antérieur et de postérieur. Voir plus haut, §§ 3 et 14. — La ligne droite... le cercle... l'animal. Considérés comme des totalités, qui se divisent en diverses parties. La ligne droite peut avoir deux moitiés, comme on le supposait dans un exemple précédent; le cercle a des segments; l'animal a des membres, des organes, des matériaux très distincts. — Qu'ils ne sont pas antérieurs. Le texte n'est pas aussi formel.

§ 22. Le mot d'âme. Le texte dit simplement : « L'âme »; mais la suite prouve qu'il s'agit ici du sens des mots, et de la diversité des notions qu'ils expriment. — La forme de l'être animé. Ou encore : « l'essence ». — La forme de chaque individu. J'adopte ici la variante, fort légère, que M. Bonitz tire du commentaire d'Alexandre d'Aphrodise, et qui consiste dans un simple changement d'accent. — Il faut répondre. Le texte n'est pas aussi précis ; mais évidemment ceci correspond à ce qui a été dit plus haut : « Si l'on vient à nous demander, etc. ». - L'angle immatériel. C'est-à-dire, la forme de l'angle droit tel que l'esprit le conçoit, indépendamment de tous les angles matériels que nos sens peuvent percevoir.

§ 22. Si, au contraire. Alternative opposée à celle qu'on vient d'examiner dans le § précédent. — Est autre chose que l'être animé. Cette expression est bien vague ; et l'auteur aurait dû la préciser davantage. — Quelques-unes de ses parties. Il eût été bon de dire lesquelles spécialement. — Ainsi que nous l'avons exposé. Ces deux paragraphes, vingt et un et vingt-deux, sont obscurs, comme le reconnaissent MM. Schwegler et Bonitz. Le premier propose une modification assez considérable du texte ; le second le garde tel qu'il est, et croit qu'il suffit, sauf la très légère variante que j'ai adoptée. Le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise est ici d'un très faible secours, et ses explications ne sont pas aussi développées que d'habitude.
 

CHAPITRE XI
Des parties de la définition et de la forme ; importance de cette discussion; distinction des parties matérielles et des parties non matérielles; abstraction des parties matérielles ; objections contre la théorie des Idées et contre les Pythagoriciens, qui réduisent tout à l'unité ; erreur du jeune Socrate dans la définition de l'animal ; définition de l'homme composé de l'âme et du corps ; il n'y a pas de substance séparée des substances sensibles ; du rôle de la Physique, qui peut aussi, dans une certaine mesure, s'occuper des définitions ; il lui importe de savoir ce que sont les choses en elles-mêmes ; dans la définition de l'essence, il n'y a plus de matière, parce que la matière elle-même est toujours indéterminée ; résumé de cette partie de la théorie.

§ 1. On fait bien de se demander quelles sont ici les parties de la forme, et quelles sont celles qui se rapportent non à la forme, mais au composé. Tant que ce point n'est pas éclairci, il n'est pas possible de définir exactement quoi que ce soit, puisque la définition ne s'adresse qu'à l'universel et à la forme spécifique.

§ 2. Il en résulte qu'à moins de voir clairement quelles parties sont matérielles et quelles parties ne le sont pas, [30] il est impossible aussi d'avoir une notion claire de la chose qu'on veut définir. Toutes les fois que la forme peut s'adjoindre à des choses d'espèce différente, comme le cercle qui peut s'adjoindre indifféremment à l'airain, à la pierre ou au bois, la solution est évidente, attendu que, ni l'airain, ni la pierre, ne font partie de l'essence du cercle, puisque le cercle peut en être séparé. Même quand cette séparation ne serait pas aussi visible que dans ce cas, rien n'empêcherait qu'il n'en fût encore tout à fait ainsi; et, par exemple, alors même que les cercles qu'on verrait seraient tous en airain, [1036b] l'airain ne ferait pas pour cela partie de la forme.

§ 3. Il est vrai qu'il est difficile à notre esprit de faire cette abstraction; et, par exemple, la forme de l'homme se présente toujours à nous accompagnée de chairs, d'os et de parties analogues. [5] Sont-ce là aussi des parties de la forme et de la définition de l'homme? Ou ne faut-il pas dire qu'elles n'en sont pas des parties, mais seulement la matière, et que, comme ces parties ne s'appliquent pas à un autre être que l'homme, nous sommes impuissants à les en séparer?

§ 4. Néanmoins cette séparation semble possible; et le seul point obscur, c'est de savoir dans quels cas elle l'est. Aussi, il y a des philosophes qui soulèvent une objection, et qui prétendent qu'il ne faut pas définir le cercle et le triangle par des lignes et [10] par la continuité de la surface, mais qu'il faut considérer tout cela absolument comme on considère les chairs et les os dans l'homme; l'airain et la pierre, dans le cercle. Ces philosophes réduisent donc tout à des nombres; et pour eux, la définition de la ligne se confond avec celle du nombre Deux.

§ 5. C'est que, parmi les partisans des Idées, les uns soutiennent que le nombre Deux représente la ligne en soi; d'autres disent [15] seulement que le nombre Deux, c'est l'Idée de la ligne ; car, selon eux, il y a parfois identité entre l'Idée et l'objet de l'Idée. Et ici, par exemple, Deux et l'Idée de Deux sont la même chose. Mais ce n'est plus le cas pour la ligne. Il résulte certainement de cette théorie qu'une multitude de choses, dont l'espèce est évidemment différente, n'ont plus alors qu'une seule Idée ; et c'est là aussi l'erreur des Pythagoriciens. On peut tout aussi bien ne faire qu'une [20] seule Idée pour toutes choses ; il n'y a plus d'Idées distinctes; et, grâce à ce procédé, tout finit par se réduire à l'unité.

§ 6. Nous avons donc montré les difficultés que présente la théorie des définitions, et nous en avons exposé la cause. Aussi, n'avons-nous que faire de réduire ainsi tous les êtres et de supprimer la matière. Évidemment, il y a des choses qui ne sont que des qualités dans un sujet ; et d'autres sont des substances qui existent de telle ou telle façon. La comparaison relative à l'animal, [25] dont le jeune Socrate se servait habituellement, n'est pas très juste. Il dévie du vrai, et il donne à supposer que l'homme pourrait exister sans les parties qui le forment, comme le cercle existe sans l'airain.

§ 7.  Mais, pour l'homme, le cas n'est pas du tout pareil. L'animal est quelque chose qui tombe sous nos sens; et il serait bien impossible de le définir [30] sans la notion du mouvement, et, par conséquent, sans des parties qui aient une certaine disposition. Ainsi, la main, absolument parlant, n'est pas une partie de l'homme ; elle est uniquement la main en tant qu'elle est animée, et qu'elle peut remplir la fonction qui lui est propre; si elle n'est pas animée et vivante, ce n'est plus une partie de l'homme.

§ 8. Mais, dans les Mathématiques, pourquoi les définitions des parties n'entrent-elles pas dans la définition du Tout? Et, par exemple, pourquoi les demi-cercles ne sont-ils pas des parties de la définition du cercle? C'est que les demi-cercles ne sont pas des objets qui tombent sous l'observation sensible. [35] Ou bien, n'est-ce pas là une circonstance indifférente? Car il y a matière même pour certaines choses qui ne sont pas perçues par les sens ; [1037a] et, en général, tout ce qui n'est pas l'essence de la chose en est la matière. On ne doit pas admettre qu'il y ait des parties pour le cercle pris au sens universel ; il n'y en a que pour les cercles considérés individuellement, ainsi que nous l'avons antérieurement indiqué. Car la matière, [5] avons-nous dit, est sensible ou intelligible.

§ 9. Donc, évidemment aussi, l'âme est la substance première, et le corps est la matière. L'homme, ou l'être composé des deux, c'est-à-dire de l'âme et du corps, est universel. Socrate ou Coriscus, si l'âme est ce qu'on vient de dire, se présente sous un double aspect : on peut le considérer, ou comme une âme, ou comme le composé de l'âme et du corps. Si on veut le considérer d'une manière absolue et en soi, il y a, d'un côté telle âme, et, d'un autre côté, tel corps, [10] dans la relation de l'universel au particulier.

§ 10. Quant à savoir si, en dehors de la matière de ces substances, il y a encore une substance différente, et s'il convient de chercher quelle est cette substance autre que celles-là, les nombres, par exemple, ou quelque chose d'analogue, c'est une question qu'on étudiera plus loin. C'est pour éclaircir cette question que nous essayons de définir même les substances sensibles, bien que, dans une certaine mesure, l'étude des substances, telles que nos sens nous les montrent, fasse partie de la Physique et de la Philosophie [15] seconde. C'est qu'en effet ce n'est pas seulement la matière que le physicien doit étudier; c'est encore, et à plus juste titre, la matière telle que la définition nous la donne.

§ 11.Or, pour les définitions, il lui importe de savoir comment les éléments dont la définition se forme, sont des parties de la chose, et comment la définition en arrive à représenter une. notion unique. Évidemment, la chose à définir elle-même est Une; mais ce qui fait [20] qu'elle est Une, tout en ayant des parties, c'est ce que nous rechercherons plus tard.  Ainsi donc, nous avons expliqué ce qu'est l'essence qui fait que la chose est ce qu'elle est, d'une manière générale, pour tous les cas; nous avons également montré ce que c'est qu'être En soi et pour soi; et comment, dans certains cas, la définition de l'essence renferme les parties du défini, et comment, dans d'autres cas, elle ne les renferme pas. Enfin, nous avons établi que, dans la définition de l'essence, ne peuvent pas figurer les parties [25] qui y seraient comprises comme matière; car alors ce ne sont plus les parties de l'essence substantielle, mais bien les parties du composé résultant de l'union de la matière et de la forme.

§ 12. On peut, pour le composé, soutenir tout à la fois qu'il y a, et qu'il n'y a pas, de définition. Quand la substance est réunie à la matière, il n'y a pas moyen de la définir, puisque la matière est indéterminée; mais pour la substance première, la définition est possible; et c'est ainsi que la définition de l'âme est celle de l'homme. La substance est la forme intrinsèque qui, en s'unissant [30] à la matière, produit la substance totale et composée, comme est, par exemple, la courbure du nez. C'est en effet de cette courbure et du nez que résulte le nez camus, et ce qu'on appellerait la Camusité; mais l'idée de nez se trouve impliquée deux fois dans cette expression : « Le nez camus. »

§ 13. Dans la substance combinée comme est le nez camus, ou comme est Callias, il y a bien aussi de la matière intégrante; l'essence et l'individualité se confondent dans quelques cas, [1037b] comme on le voit pour les substances premières : par exemple, pour la courbure et l'idée de la courbure, si toutefois la courbure est une substance première. Par substance première, j'entends celle qui n'est pas appelée ainsi, parce qu'une autre chose est dans une autre chose, qui est son sujet et sa matière. Mais toutes les fois que l'on ne considère que la matière, ou une combinaison quelconque de la matière, le composé ne peut être identifié à la substance, à moins que ce ne soit par une unité tout accidentelle : comme, par exemple, on peut confondre Socrate et la qualité de savant que Socrate peut avoir ; car il n'y a là qu'une identité toute indirecte.

§ 1. On fait bien de se demander. La question a sans doute de l'importance; et il est certain que la Métaphysique doit apporter le plus grand soin à définir exactement les choses, sous peine de ne pas les bien comprendre ; mais il semble que c'est moins à elle qu'à la Logique de faire la théorie de la définition. Évidemment, cette théorie tient ici beaucoup trop de place.

§ 2. Quelles parties sont matérielles. Comme on l'a vu dans les exemples précédents, la définition du cercle d'airain doit laisser de côté la notion de l'airain, et s'attacher uniquement à celle du cercle, la seule qui importe réellement à la définition. — Le cercle peut en être séparé. Il serait plus exact de dire : « La notion du cercle ». — Aussi visible. On voit en effet des cercles en toutes matières, marbre, airain, bois, etc.; et quand même tous les cercles qu'on pourrait voir seraient en une seule matière, on pourrait encore en abs¬traire la notion de cercle, quoique moins aisément peut-être. Le changement des matières et la persistance de la forme font que la notion est plus facile à obtenir dans un cas que dans l'autre.

§ 3. Et que comme ces parties. J'ai pensé, avec M. Bonitz, que ce membre de phrase était la suite de l'interrogation et non point une réponse. Quelque parti qu'on adopte, le sens est également satisfaisant. Le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise ne se prononce ni dans un sens ni dans l'autre.

§ 4. Qu'il ne faut pas définir le cercle et le triangle. Comme on le fait habituellement, pour le cercle, par la ligne qui le forme et qui a tous ses points à égale distance du centre ; et pour le triangle, par les trois lignes qui enferment et circonscrivent une certaine surface. — Tout cela. C'est-à-dire, la ligne et la continuité de surface, dont il vient d'être parlé. — Comme on considère les chairs. C'est-à-dire, comme une simple matière et non comme la forme et la notion spécifique du cercle et du triangle. — Ces philosophes. Ce sont les Pythagoriciens, dont il a été parlé déjà dans les livres précédents, et notamment dans le premier, ch. V. — La définition de la ligne. Dans les théories pythagoriciennes, le nombre Deux représente la ligne, le nombre Quatre représente la surface, comme l'unité représente le point.

§ 5. Les partisans des Idées. C'est Platon, qu'Aristote critique après les Pythagoriciens. — Seulement. J'ai ajouté ce mot. - Mais ce n'est plus le cas pour la ligne. La ligne et l'Idée de la ligne sont différentes, en ce que la ligne matérielle, qu'on a sous les yeux, n'est pas identique à la notion et à l'Idée de la ligne en soi. Au contraire, la notion de Deux étant toujours rationnelle, se confond avec l'idée de Deux, quelles que soient d'ailleurs les Dyades, ou dualités, qu'on a soue les yeux. — Dont l'espèce est évidemment différente. Par exemple, l'idée de Deux et l'idée de la ligne. — A l'unité. Comme l'entendait l'école d'Élée, qu'Aristote a combattue plus haut, liv. Ier, ch. V, § 15.

§ 6. La cause. C'est la difficulté de distinguer les parties qui doivent ou ne doivent pas entrer dans la définition. — De réduire ainsi tous les êtres. Et de ne voir en eux que des Idées, comme le dit Alexandre d'Aphrodise. — Évidemment. Le texte dit au contraire : « Peut-être »; mais Alexandre d'Aphrodise croit que cette forme de langage n'est qu'une simple circonspection philosophique. Il est, en effet, de toute évidence qu'il y a des sujets qui existent par eux-mêmes, et des attributs qui n'existent que dans et par ces sujets. — Des substances. L'expression du texte est plus vague; mais évidemment ce sont ici les sujets ou substances, opposés aux attributs ou qualités. — Le jeune Socrate. C'est un homonyme de Socrate, que Platon introduit dans plusieurs de ses dialogues : le Théétète, p. 50, le Sophiste, p. 166, le Politique, p. 330, de la traduction de M. Victor Cousin. Dans ce dernier dialogue, le jeune Socrate, qui n'apparaît que rarement, est le principal interlocuteur, et il montre la plus vive intelligence. — L'homme pourrait exister. Je ne saurais citer précisément le passage du Politique auquel celui-ci fait allusion ; on peut voir p. 350 et suiv. de la traduction de M. V. Cousin.
§ 7. Animée et vivante. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. Voir plus haut, ch. X, § 16.

§ 8. Mais dans les Mathématiques. Tout ce paragraphe semble ici absolument déplacé ; il ne tient ni à ce qui précède, ni à ce qui suit; et il interrompt complètement la pensée, qui reprend au § 9. Alexandre d'Aphrodise pense que ce § 8 devrait venir plus haut, ch. X, § 6, après la définition de la syllabe et des segments du cercle ; et il croit que c'est Eudème qui a commis cette erreur. Quoi qu'il en soit, il est clair que le § 8 n'occupe point sa véritable place; et peut-être est-ce à ce désordre qu'il faut attribuer l'obscurité et l'incorrection grammaticale de tout ce passage. — Les définitions des parties. J'adopte l'interprétation de M. Bonitz, qui s'accorde parfaitement avec tout le contexte, tandis que la leçon vulgaire ne se comprend pas bien : « Pourquoi les définitions ne sont-elles pas des parties des définitions t a Alexandre d'Aphrodise ne donne aucun éclaircissement sur cette difficulté particulière. — Antérieurement indiqué. Voir plus haut, ch. X, § 18 et 19. – Avons-nous dit. J'ai ajouté ces mots, que me semble exiger ce qui précède.

§ 9. Donc évidemment. Ceci est bien la suite du § 7. — Est la substance première. En d'autres termes : « la forme ». — C'est-à-dire de l'âme et du corps. J'ai ajouté cette paraphrase pour plus de clarté. — Est universel. Puisque le nom d'homme peut être attribué à tous les individus de l'espèce humaine. — D'une manière absolue. En considérant l'âme séparément du corps, et le corps séparément de l'âme. « L'âme, dans chaque individu, est au corps de cet individu dans le rapport de l'universel au particulier, de même que l'âme de l'homme prise universellement est au corps de l'homme pris également dans son universalité. Dans Socrate, considéré en soi et distinctement de toute autre personne, l'âme de Socrate est la forme essentielle de Socrate. » Cette explication est celte d'Alexandre d'Aphrodise.

§ 10. On étudiera plus loin. Dans le XIIIe livre, auquel renvoie Alexandre d'Aphrodise, et aussi dans le livre XIV. — De la Philosophie seconde. C'est toujours la Physique, sous un autre nom;  voir plus haut., liv. I, ch. II, §§ 20 et 21. — Plus tard. Dans. le chapitre suivant.

 § 11. Nous avons expliqué. Ce paragraphe tout entier n'est qu'une récapitulation de ce qui précède. — De l'essence substantielle. Ou, de la forme. — Résultant de l'union de la matière et de la forme. Paraphrase du mot de Composé.

§ 12. Pour la substance première. C'est-à-dire, la Forme. - Totale et composée. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — La Camusité. Voir plus haut, ch. X, § 6, la remarque sur ce mot, que j'ai dû forger. — Se trouve impliquée deux fois. Voir la même remarque exprimée presque de la même manière, plus haut, ch.V, § 5.

§ 13. Dans la substance combinée. C'est-à-dire, dans l'être total composé de la forme et de la matière. — Comme est le nez camus. Où la courbure s'unit à la chair du nez. — Comme est Callias. Où l'âme est unie au corps, composé lui-même de chair et d'os. — Pour les substances premières. En d'autres termes, la Forme. — Pour la courbure. Qui est la forme particulière du nez camus. — Si toutefois la courbure. Cette restriction est bien nécessaire ; car la courbure est une forme, mais elle n'est pas une substance. — Son sujet et sa matière. J'ai adopté ici la. variante que M. Bonitz a tirée du commentaire d'Alexandre d'Aphrodise, et qui est préférable au texte ordinaire.


 

CHAPITRE XII
Théorie de la définition destinée à compléter celle des Analytiques; de l'unité que forme la définition; comment se forme cette unité ; définition par la méthode de division ; exemple de la définition de l'animal ; divisions successives des différences qu'il présente ; la dernière différence de la chose est son essence et sa définition ; répétitions inévitables ; ligne directe des divisions successives ; divisions indirectes et accidentelles ; la définition est la notion des différences ; impossibilité d'intervertir l'ordre où les divisions se succèdent ; résumé de cette première théorie.

§ 1. D'abord, complétons ici tout ce que nous avons pu omettre dans les Analytiques, en ce qui concerne la définition, et réparons nos lacunes. [10] La question, que nous avons discutée dans cet ouvrage, intéresse de très près nos études sur la substance : je veux dire, cette question qui consiste à rechercher comment il se peut que le défini, dont l'explication nous est fournie par la définition, forme une unité. Prenons, par exemple, la définition de l'homme, et supposons que cette définition soit : « Animal bipède ».

§ 2. Comment cette expression est-elle Une ? Et comment ne se dédouble-t-elle pas en animal et en bipède? Quand on parle d'Homme [15] et de Blancheur, il y a là une pluralité, si l'un de ces termes n'est pas à l'autre ; mais il y a une unité du moment que l'un est à l'autre, et que le sujet Homme reçoit une modification quelconque En ce cas, l'unité s'accomplit, et l'on dit : « L'homme blanc » . Mais ici au contraire, l'un des deux termes ne participe pas de l'autre ; car le genre ne peut pas participer jamais aux différences, puisque, si cela était, le même objet recevrait à la fois les contraires, les différences qui affectent le genre étant contraires entre elles.

§ 3. Mais en supposant même que le genre pût participer aux différences, la question resterait toujours la même, du moment que les différences sont multiples, comme celles-ci : terrestre, bipède, sans ailes. Comment tous ces Termes peuvent-ils former une unité, et non une pluralité? Ce n'est certes pas parce qu'ils sont des attributs de l'être en question ; car à ce compte tous les termes accumulés, quels qu'ils fussent, constitueraient une unité.

§ 4. Mais il n'en faut pas moins [25] que tout ce qui entre dans la définition forme un tout unique, puisque la définition est une explication qui est Une et qui exprime une substance. Par conséquent, cette explication ne doit s'appliquer qu'à un seul et même être, puisque la substance, ainsi que nous l'avons dit, désigne une seule chose et une chose individuelle.

§ 5. Occupons-nous d'abord des définitions qui procèdent par divisions successives. Il n'y a dans la définition absolument rien [30] autre que le genre primordial dont il s'agit, et que ses différences ; les autres termes ne sont que des genres subordonnés, composés du genre premier avec les différences qu'on y adjoint. Supposons que le genre premier soit l'animal ; le second genre à la suite, c'est l'animal bipède ; puis l'animal bipède, sans ailes.

§ 6.  Et ainsi de suite, en multipliant les genres tant qu'on voudra. [1038a]Au fond, le nombre des termes n'importe guère, que ce nombre soit grand ou petit, ou bien seulement qu'ils se réduisent à deux. De ces deux termes, l'un sera le genre, l'autre sera la différence; et ainsi, dans Animal Bipède, Animal sera le genre ; Bipède sera la différence, qui y est jointe.

§ 7. [5] Si donc le genre ne peut point absolument exister en dehors des espèces dans lesquelles il se divise, ou même s'il existe en dehors d'elles, mais uniquement comme leur matière ; car, par exemple, le langage est tout ensemble genre et matière, et ses différences forment ses espèces diverses et les éléments divers qui le composent, il est clair que la définition n'est que l'explication qui ressort des différences. C'est qu'il faut diviser, avec le même soin, la différence [10] de la différence ; et par exemple, en supposant qu'une différence de l'animal soit qu'il est « Pourvu de pieds », il faut bien voir, en outre, quelle est la différence de l'animal Pourvu de pieds, en tant que pourvu de pieds. Par conséquent, il ne faudrait pas dire que la différence de l'animal pourvu de pieds, c'est d'avoir des ailes ou de ne pas avoir d'ailes, distinction qui est exacte sans doute, mais qu'on ne fait cependant que par simple incapacité de faire autrement. Ce que l'on recherchera, c'est si l'animal Pourvu de pieds a le pied divisé, ou s'il est solipède ; car ce sont là les [15] différences du pied, puisque la division du pied est une manière d'être que les pieds peuvent présenter.

§ 8. Il faut donc continuer toujours à procéder de cette façon jusqu'à ce qu'on arrive à ne plus trouver de différences. Alors les espèces du pied sont aussi nombreuses que le sont les différences elles mêmes ; et le nombre des espèces d'animaux pourvus de pieds est égal à celui des différences trouvées. Si tout cela est bien exact, on doit voir que la dernière différence sera bien l'essence de la chose et sa définition.

§ 9. En définissant, il faut prendre garde aux répétitions qu'on peut commettre et qui seraient fort inutiles. C'est cependant ce qui arrive quelquefois ; et quand on dit, par exemple, que l'animal Pourvu de pieds est bipède, cela revient tout à fait à dire que l'animal qui a des pieds a deux pieds ; et, quoique la division soit dans ce cas fort exacte, on se répète plusieurs fois, et autant de fois [25] qu'il y a de différences. S'il n'y a qu'une seule différence de la différence, c'est la dernière qui est l'espèce et l'essence de la chose. Mais si l'on fait des divisions avec de purs accidents, et qu'on divise, par exemple, l'animal Pourvu de pieds en blanc et en noir, alors il y a autant de différences que de sections diverses.

§ 10. On peut donc conclure que la définition d'une chose est la notion de cette chose tirée de ses différences ; et parmi ces différences, c'est la notion tirée de la dernière, [30] en supposant toujours qu'on suive la ligne directe. C'est ce dont on se convaincrait, en essayant d'intervertir l'ordre où se succèdent ces définitions, et qu'on dit, par exemple, que la définition de l'homme c'est Animal à deux pieds, pourvu de pieds. L'indication de Pourvu de pieds serait bien superflue après qu'on aurait déjà dit : A deux pieds.

§ 11. D'ailleurs, dans la substance, il n'y a pas d'ordre ; car comment imaginer en elle que telle partie est postérieure, et telle autre antérieure ?

§ 12. Nous bornons ici les premières considérations [35] que nous voulions exposer sur les définitions par divisions successives.

1. Dans les Analytiques. Voir les Derniers Analytiques, liv. II, ch. VI et VII, pp. 213 et 217 de ma traduction. — Réparons nos lacunes. Le texte n'est pas aussi formel. — Nos études sur la substance. Ce sont ces études, en effet, qui ont rempli presque entièrement les livres précédents. — Forme une unité. Le défini est toujours Un, puisque c'est un individu; mais la définition qui le représente peut se composer d'éléments nombreux, qui doivent tous concourir cependant à reproduire l'unité du sujet. — Animal bipède. Voir plus loin, liv. VIII, ch. 6, § 2.

§ 2. Cette expression. Le texte n'a qu'un pronom neutre tout indéterminé. — Une pluralité. C'est-à-dire, deux termes absolument distincts, qui d'ailleurs peuvent être unis l'un à l'autre par l'affirmation, ou séparés par la négation. — Une modification quelconque. En d'autres termes, un attribut quel qu'il soit. — L'unité s'accomplit. Ce serait peut-être plutôt « l'Union ». — Mais ici au contraire. Dans le cas où les deux termes ne sont pas dans ce rapport que l'un est affirmé de l'autre. « Ici » veut dire la définition de l'homme : « Animal bipède ». — Le genre. C'est Animal ; la différence, c'est Bipède. — Contraires entre elles. Ceci n'est peut-être pas tout à fait exact. Les différences sont ordinairement Autres, bien plutôt qu'elles ne sont Contraires.

§ 3. Terrestre, bipède, sans ailes. Définition ordinaire de l'homme dans les écoles de la Grèce, et particulièrement dans l'école platonicienne.

§ 4. Nous l'avons dit. Voir plus haut, liv. V, ch. VIII, et passim. — Individuelle. C'est-à-dire, isolée et séparée de toute autre chose ou de tout autre être.

§ 5. Par divisions successives. C'est la méthode recommandée par Platon, comme on peut le voir dans le Sophiste, dans le Politique, etc. — Le second genre. Ce serait plutôt une Espèce; mais le genre supérieur est répété autant de fois qu'il y a d'espèces nouvelles.

§ 6. Les genres. Ce sont plutôt les Espèces.

§ 7. En dehors des espèces. C'est là le point essentiel qui sépare la doctrine d'Aristote de celle de Platon. Pour Aristote, le genre n'existe que dans l'individu ; et c'est l'esprit seul qui conçoit l'universel, et le reconnaît dans le particulier. Pour Platon, au contraire le genre ou l'universel a une existence à part; il est même le seul à exister réellement; les individus n'en sont que des copies, et ils ne vivent que par leur participation au genre qui les enveloppe et les domine. — Car, par exemple. Cette incise rend toute la phrase bien longue; mais j'ai cru devoir conserver, dans ma traduction, le mouvement de la phrase grecque ; la pensée n'a rien d'obscur, si d'ailleurs l'expression est un peu embarrassée. — Le langage. Quelques éclaircissements eussent été utiles, et cet exemple intervient un peu brusquement. — Ses espèces diverses. Selon Alexandre d'Aphrodise, ce sont les diverses sortes de mots : noms, verbes, etc. — Les éléments. Ou « les lettres »; car le mot grec a les deux sens. — La différence de la différence. Les exemples qui suivent indiquent ce qu'il faut entendre par là. — Que par simple incapacité. C'est le sens qu'adopte Alexandre d'Aphrodise, et qu'on doit adopter après lui.

§ 8. Des espèces d'animaux. Le
texte dit simplement : « d'animaux ». Il est clair qu'il ne peut être ici question que des espèces.

§ 9. Qui a des pieds a deux pieds. Cette répétition semble cependant inévitable, à moins qu'on ne néglige la première division : « qui a des pieds », et qu'on n'aille immédiatement â la seconde et qu'on ne dise ; « qui a deux pieds ». On évite ainsi de se répéter ; mais on passe ainsi par-dessus une division qu'on omet. — En blanc et est noir. Attributs qui n'ont aucun rapport avec la définition cherchée.

§ 10. La ligne directe. En se préservant des déviations du genre de celles qui viennent d'être signalées.

§ 11. Dans la substance. Ailleurs, liv. III, ch. II, § 14, Aristote dit plus clairement : « Entre les individus, il n'y a ni antérieur ni postérieur. »

§ 12. Les premières considérations, Ceci semble indiquer une autre discussion, qui ne se trouve pas dans les oeuvres d'Aristote, telles qu'elles nous sont parvenues. Cette théorie nouvelle aurait traité de la définition procédant par une autre méthode que celle des divisions successives. Plus loin, liv. VIII, ch. VI, l'auteur revient sur les idées développées dans le présent chapitre, et il les répète sous des formes un peu différentes, et un peu plus claires. Mais ce chapitre VI du livre VIII ne parait pas non plus très bien en place ; et la théorie de la définition n'y est pas plus épuisée qu'ici. Toutes ces répétitions, peu nécessaires, tiennent au désordre général de la composition de la Métaphysique.
 

CHAPITRE XIII

Théorie de l'universel et du rôle qu'il joue dans la définition ; l'universel ne peut jamais être une substance ; c'est un terme commun, et c'est un attribut ; de la présence de l'universel dans la définition ; il paraît être une qualité plutôt qu'une substance; la substance ne peut être composée de plusieurs substances actuelles ; elle peut l'être de substances qui seraient à l'état de simple puissance ; citation et approbation d'une théorie de Démocrite ; les atomes, selon lui, sont les substances. Objection contre la théorie précédente ; il n'y a plus de définition possible pour quoi que ce soit, si la définition est indécomposable ; annonce d'une étude ultérieure de cette question.

§ 1. [1038b] Puisque nous nous proposons d'étudier la substance, reprenons les choses d'un peu plus haut. De même que le sujet est appelé du nom de substance, de même ce nom désigne encore l'essence, qui fait que la chose est ce qu'elle est; il désigne aussi le composé résultant de la matière et de la forme, et enfin, l'universel.

§ 2. Déjà nous avons expliqué les deux premiers de ces termes, l'essence et le sujet ; et nous avons dit que le sujet peut être considéré [5] sous deux points de vue, ou comme tel être individuel, par exemple, l'être animé, qui est le sujet des modifications qu'il subit; ou comme la matière, qui est dans la réalité actuelle et complète que la chose représente.

§ 3. Pour quelques philosophes, c'est surtout l'universel qui a le caractère de cause; et, à leurs yeux, l'universel est le véritable principe. Occupons-nous donc aussi de l'universel.

§ 4. Selon nous, il est impossible qu'aucun universel puisse jamais être une substance. En effet, la substance première [10] de tout être, quel qu'il soit, est celle qui ne peut appartenir à aucun autre que lui, tandis que l'universel est au contraire un terme commun, puisqu'on appelle précisément Universel ce qui, de sa nature, peut appartenir à plusieurs.

§ 5. De quoi donc l'universel pourrait-il être la substance ? Il ne peut être que la substance de tous les êtres subordonnés, ou n'être la substance d'aucun. De tous, ce n'est pas possible ; et s'il l'est d'un seul, tout le reste sera ce même être également, puisque les êtres dont la substance est Une et dont l'essence est Une, [15] sont aussi un seul et même être.  D'autre part, on a défini la substance : « Ce qui n'est jamais l'attribut d'un sujet » ; mais l'universel est toujours l'attribut d'un sujet. Il ne peut pas être dans l'objet comme y est l'essence; mais il peut y être impliqué comme l'animal est implicitement compris dans l'homme, dans le cheval, etc. Par conséquent, on doit voir qu'il aura pour l'universel une sorte de définition.

§ 6. Peu importe, d'ailleurs, que l'on ne mentionne pas [20] tous les éléments qui entrent dans la substance. Animal n'en sera pas moins la substance de quelque chose, comme l'homme est la substance de cet homme individuel dans lequel il se trouve. Cela revient donc tout à fait au même, l'universel sera substance ; et comme l'Animal, il sera la substance de l'espèce dans laquelle il se trouve, en tant qu'il lui appartient en propre.

§ 7. Il est, en outre, impossible et absurde qu'une chose qui est tel être individuel et telle substance, si elle se compose de certains éléments, [25] ne vienne pas de substances, ou qu'elle vienne non pas de la catégorie de l'essence, mais de la catégorie de la qualité ; car alors la qualité, qui n'est pas substance, serait antérieure à la substance, et à l'individuel. Or, cela est bien impossible, puisque, ni en notion, ni en temps, ni en production, il ne se peut pas que les modes soient antérieurs à la substance qui les éprouve ; autrement, les modes seraient séparables du sujet.

§ 8. Autre argument. Dans Socrate, par exemple, qui est déjà une substance, [30] il y aurait une autre substance, de telle sorte qu'il serait la substance de deux êtres à la fois. Si l'Homme est une substance, et si tous les termes employés comme celui-là sont des substances, il en résulte qu'aucun des éléments qui entrent dans la définition, ne peut plus être substance de quoi que ce soit, ni exister en dehors des individus, ni se trouver dans un autre être que les individus. Je veux dire, par exemple, qu'il n'y a pas d'Animal en dehors des animaux individuels, pas plus que n'existe séparément aucun des éléments qui font partie des définitions.

§ 9.  En se plaçant à ce point de vue, on doit reconnaître [35] qu'aucun des termes pris universellement n'est de la substance, qu'aucun attribut commun ne représente telle chose particulière, [1039a] et qu'il ne représente que telle qualité. Sinon, c'est soulever une foule d'objections, et spécialement l'objection du Troisième homme.

§ 10. Voici encore un argument qui prouve bien ce que nous disons. Il est impossible qu'une substance se compose de substances qui seraient en elle à l'état d'actualité complète, à l'état d'Entéléchie. Ainsi, deux choses, [5] qui actuellement sont complètement réelles, ne peuvent jamais être une seule et même chose effectivement et actuellement. Mais si elles ne sont deux qu'en puissance, elles pourront être une seule et même chose ; par exemple, le double se compose bien de deux moitiés; mais c'est seulement en puissance, puisque l'actualité réelle et complète des moitiés les isolerait dans des êtres différents.

§ 11. Il en résulte que, si la substance est Une, elle ne peut se composer de substances qui seraient en elle ; et c'est en ce sens que Démocrite a parfaitement raison de soutenir qu'il est impossible que jamais deux choses deviennent une seule chose, ni qu'une seule chose en devienne deux, puisque, dans son système, ce sont les grandeurs indivisibles, les atomes, qui sont les substances.

§ 12. Il est de toute évidence qu'il en sera de même encore pour le nombre, si le nombre, comme le prétendent quelques philosophes, n'est qu'une collection d'unités ; car, ou bien Deux n'est pas Un, ou bien Un n'est pas actuellement et réellement dans Deux.

§ 13. Mais cette conclusion même ne laisse pas que de présenter des difficultés. Si, en effet, [15] il est impossible que la substance se compose jamais d'universaux, parce que les universaux n'expriment qu'une qualité et non point une chose particulière et individuelle, et si jamais non plus une substance ne peut être composée de substances réelles et effectives, il s'ensuit que toute substance est indécomposable, et que, par suite, il ne peut y avoir non plus de définition pour une substance quelconque. Tout le monde convient cependant, et il y a bien longtemps qu'on l'a dit, que la définition ne s'adresse qu'à la substance seule, ou, tout au moins, s'adresse surtout à la substance. Et voilà maintenant qu'on démontre que ce n'est pas même à la substance que la définition s'applique ; avec cette théorie, il n'y aurait plus définition de rien. Ou bien ne doit-on pas plutôt dire qu'il y aura définition de la substance en un sens, et qu'en un autre sens il n'y en aura pas? C'est ce qui s'éclaircira davantage par ce qui va suivre.

§ 1. Nous nous proposons d'étudier la substance. Voir plus haut, ch. III, § 1. Des quatre points que l'auteur se proposait de traiter, il en a parcouru trois; reste le quatrième, c'est-à-dire. la théorie de l'universel, considéré en tant que substance. C'est à cette théorie qu'est surtout consacré le présent chapitre.

§ 2. Déjà nous avons expliqué. Voir plus haut, ch. III, IV, V et VI. — Nous avons dit. Voir plus haut, ch. III, § 2.

§ 3. Pour quelques philosophes. Il s'agit évidemment des Platoniciens et de la théorie des Idées ; voir plus loin, liv. XII, ch. I, §§ 2 et 3. — Le caractère de cause. Le texte se sert expressément du mot de Cause ; celui de principe est peut-être plus exact. L'Universel est ici le genre, avec les espèces qu'il peut avoir au-dessous de lui. C'est, par exemple, le gente d'Animal, avec les diverses espèces d'animaux qu'il comprend sous cette appellation commune.

§ 4. La substance première. C'est celle qui donne à l'individu son espèce, sa forme, et son existence propre ; c'est l'essence qui fait que la chose est ce qu'elle est, tandis que le genre le plus élevé auquel l'être appartient est sa substance seconde, etc. — On appelle précisément Universel. Définition excellente et très claire. — De tous les êtres subordonnés, Le texte dit simplement : « De tous ».

§ 5. On a défini. Voir les Catégories, ch. V, § 1, p. 60 de ma traduction. — Il ne peut pas être. Je crois qu'il vaudrait mieux considérer ceci comme une interrogation ; et ce serait alors une objection de la part de ceux qui soutiennent que l'universel peut être une substance. — Une sorte de définition. Et non point tout à fait une véritable définition, comme pour le cas de la substance.

§ 6. L'on ne mentionne pas. Et que, dans la définition, on ne nomme pas l'universel; il n'y est pas moins compris. — La substance de quelque chose. L'expression est bien vague ; mais j'ai dû rester fidèle au texte. — De cet homme individuel. Qu'on a sous Ies yeux, et dont nos sens nous attestent l'existence. — L'universel sera substance. Ceci semble confirmer l'hypothèse présentée dans la note du § précédent; c'est une objection, pour essayer de soutenir que l'universel est substance aussi bien que l'individu. Aristote réfute cette théorie ; mais sa réponse, comme il arrive souvent, se mêle de telle sorte à l'objection, qu'il est très difficile de distinguer l'une de l'autre. En paraphrasant tout ce passage, voici comment on pourrait l'éclaircir, et en distinguer plus nettement les diverses parties : « Mais l'universel ne peut-il pas être dans l'objet comme il est son essence? Ne peut-il pas y être impliqué comme l'Animal est implicitement compris dans l'homme, dans le cheval, etc.? Ainsi l'univesel serait compris dans la définition. Peu importe, d'ailleurs, qu'on ne mentionne pas tous les éléments qui entrent dans la substance... en tant qu'il lui appartient en propre » ; mais nous répondons, § 7 : « Il est impossible et absurde, etc. » Le texte remanié de cette façon serait beaucoup moins obscur ; mais je ne pouvais pas faire ces changements sans une autorité; et les manuscrits ne la donnent pas. Peut-être aurais-je pu la tirer du commentaire d'Alexandre d'Aphrodise ; mais lui-même n'est pas assez net, pour que je pusse m'appuyer sur lui.

§ 7. De la catégorie de l'essence. C'est-à-dire, de la première catégorie, qui est le fondement de toutes les autres, le sujet devant nécessairement précéder les attributs qui le modifient, mais qui n'existeraient pas sans lui. - Seraient séparables du sujet. Et pourraient exister d'une existence qui leur serait propre, tandis que leur réalité n'est jamais que d'emprunt.

§ 8. Autre argument. Le texte est moins précis ; mais même tel qu'il est, il nie semble qu'il justifie l'hypothèse que j'ai faite plus haut sur l'interrogation dans le § 5, et sur la suite de l'objection dans le § 6. - Il y aurait une autre substance. Si l'universel était une substance, comme l'individu en est déjà une aussi, il y aurait deux substances ou plusieurs substances dans une seule ; et par exemple, dans Socrate, il y aurait Socrate d'abord, puis l'homme, puis l'animal. Cette théorie est évidemment fausse. - Employés comme celui-là. C'est-à-dire en qualité d'Universels. Alexandre d'Aphrodise pense, au contraire, qu'Il s'agit ici de termes particuliers, et que le mot Homme représente dans ce passage les individus-hommes, et non pas l'homme en général. M. Bonitz en doute, et je partage son avis. - Qui entrent clans la définition. Par exemple, dans la définition de l'homme, les termes suivants : Animal, terrestre, bipède, sans ailes, etc.

§ 9. L'objection du Troisième homme. Voir plus haut, liv. I, ch. VII, § 32. Entre l'homme ou individu que nous voyons, et l'Idée de l'homme telle qu'on l'admet dans le système de Platon, il faut supposer nécessairement un troisième terme qui représente ce qu'il y a de commun entre les deux autres. C'est ce qu'on appelle l'argument du Troisième homme, dans les critiques qu'on adresse à la doctrine platonicienne, telle que la comprend Aristote.

§ 10. D'actualité complète. C'est la paraphrase du mot d'Entéléchie.

§ 11. Démocrite. Voir le Traité du Ciel, liv. III, ch. IV, § 5, page 250 de ma traduction ; et Traité de la Production, liv. I, ch. VIII, p. 87 de ma traduction. - Les grandeurs indivisbles, les atomes. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte.

§ 12. Quelques philosophes. Ce sont sans doute les Pythagoriciens ; voir plus loin, liv. XIII, ch. VIII, § 16.

§ 13. Cette conclusion même. A savoir que les universaux ne sont pas de la substance, et que la substance ne peut pas être formée d'autres substances actuelles et réelles. - Est indécomposable. Et, par suite, elle ne peut être définie, puisque la définition suppose toujours une analyse des parties dont le défini est composé. - Bien longtemps qu'on l'a dit. MM. Bonitz et Schwegler pensent que ceci se rapporte à quelques passages des chapitres précédents, et notamment au ch. IV, § 10, et ch. V, § 7. Il me semble que le mot dont se sert le texte a un sens plus large, et qu'il s'adresse non pas à ce que l'auteur peut avoir déjà dit, mais à ce qu'on a dit longtemps avant lui. - En un sens. C'est-à-dire, si dans la substance composée de forme et de matière, on ne considère que la forme, il y a possibilité de la définir. Si l'on considère le composé tout entier, la matière, la forme, la définition n'est plus possible, parce que la matière est inconnue en soi. La forme au contraire étant une conception de l'esprit, est définissable, puisque l'esprit n'a qu'à revenir sur lui-même pour se rendre compte de la notion qu'il a. - Par ce qui va suivre. Il serait difficile de dire dans quelle partie de la Métaphysique, Aristote a tenu la promesse qu'il fait ici. Alexandre d'Aphrodise se borne à dire que c'est dans le livre actuel et dans le suivant. M. Bonitz trouve aussi qu'Aristote est revenu à ce sujet, liv. III, ch. VI ; mais, ainsi qu'il le remarque, c'est à peine si, dans ce dernier chapitre, Aristote effleure la question, loin de l'approfondir. Ce qui est certain, c'est que le chapitre XIV de ce présent livre VII traite un tout autre sujet, comme on peut le voir.
 

CHAPITRE XIV

Critique de la théorie des Idées ; les Idées ne peuvent pas être des substances ; l'universel ainsi conçu aurait simultanément les contraires ; l'Idée se multiplie à l'infini, avec les individus même dans lesquels on la trouve ; objections diverses contre les Idées ; impossibilités plus graves encore si l'on applique cette théorie aux choses sensibles.

§ 1. Toute la discussion précédente fait voir clairement où en arrivent les philosophes qui, prenant [25] les Idées pour les substances, les regardent comme séparées des choses, et qui en même temps cependant soutiennent que l'espèce vient du genre et des différences.

§ 2.  Si, en effet, les Idées existent, et, si l'animal, par exemple, est dans l'homme et dans le cheval, de deux choses l'une : ou l'animal est, dans l'un et dans l'autre, Cheval et Homme, une seule et même chose numériquement, ou c'est une chose différente. Mais la définition de ces deux êtres prouve clairement que c'est une seule et même chose, puisqu'en expliquant l'animal, soit dans le cheval, soit dans l'homme, on en donne [30] absolument la même explication. Si donc il y a un homme qui existe en soi et à l'état de séparation absolue, il faut nécessairement aussi que les deux éléments dont il se compose, Animal et Bipède, expriment un être réel, qu'ils soient également séparés, et qu'ils soient des substances. Il s'ensuit que l'Animal sera aussi une substance.

§ 3. Si l'Animal est identique dans le cheval et dans l'homme, identique de cette identité que vous avez de vous-même à vous-même, comment alors l'animal sera-t-il Un dans des êtres absolument séparés ? [1039b] Et comment cet animal ne sera-t-il pas séparé aussi de lui-même ?

§ 4.  D'autre part, si l'animal participe du bipède et du polypède, il en résulte une conséquence insoutenable : c'est qu'alors il aura simultanément les contraires, tout en restant un seul et même être. Si l'animal ne participe pas du bipède, comment alors comprend-on [5] qu'on puisse dire de lui qu'il est bipède ou terrestre ? Si l'on prétend que tout cela se combine, que tout cela se touche et se confond, on peut affirmer que ce sont là autant d'impossibilités manifestes.

§ 5. Peut-être, dira-t-on encore, que l'animal est différent dans chaque individu. Alors, il s'ensuit qu'il y aura, sans exagération, un nombre infini d'êtres dont l'animal sera la substance, puisque ce n'est pas indirectement et par accident que l'homme se compose de l'animal. Dès lors, l'animal en soi serait une foule d'êtres; car l'animal qui est [10] dans chaque individu serait une substance, puisque l'individu n'est pas l'attribut d'un autre. Si cela n'est pas, l'homme alors viendrait de cet autre être, et cet autre être serait le genre de l'homme.

§ 6.  Par suite aussi, tous les éléments dont l'homme se compose seraient autant d'Idées ; mais il est bien impossible d'être à la fois l'Idée de tel être, et la substance de tel autre être. Ainsi, l'animal en soi sera chaque animal contenu dans les animaux particuliers. Mais alors d'où viendront ces animaux particuliers, et comment [15] pourront-ils venir de l'animal en soi ? Comment comprendre que ce même animal, qui sera substance particulière, pourra exister en dehors de l'animal en soi?

§ 7. Toutes ces difficultés se représentent pour les choses sensibles; et même, elles y sont encore bien plus grandes. Si donc il est impossible qu'il en soit ainsi, il est clair qu'il n'y a pas, pour les choses que nos sens perçoivent, une Idée, à la façon que supposent certains philosophes.

§ I. Toute la discussion précédente. Il est évident, au contraire, que la discussion qui précède ne prépare pas du tout celle-ci, qui n'a avec elle qu'un rapport très indirect et très éloigné. M. Bonitz a essayé d'établir entre les deux un lien qui me semble exagéré et factice. On en peut dire autant de l'explication d'Alexandre d'Aphrodise, voulant rattacher aux discussions antérieures cette nouvelle critique de la théorie des Idées.

§ 2. Si l'animal. Ou plutôt : « si l'idée d'animaI ». - Si donc il y a un homme. M. Schwegler voudrait retrancher toute cette fin du § 2, à partir de ces mots; et il croit que toute cette phrase est déplacée ici ; il pense qu'elle doit appartenir à la discussion du chapitre précédent.. II n'est pas possible d'admettre aucun changement, puisque cette phrase est commentée par Alexandre d'Aphrodise, comme tout le reste. Mais je ne nie pas que l'opinion de M. Schwegler n'ait quelque vraisemblance.

§ 3. Si l'Animal est identique. C'est la première hypothèse du § 2 : « Le terme universel est un et identique dans les individus qu'il sert â définir ». Aristote réfute d'abord cette hypothèse. - De vous-même à vous-même. Cette expression doit être remarquée; ces nuances de style sont rares dans Aristote.

§ 4. Si l'animal participe. Il faut entendre qu'il s'agit de l'animal en soi, de l'Idée de l'animal. Peut-être alors serait-il mieux de renverser la phrase et de dire : «si le Bipède et le Polypède participent de l'animal »; car ce sont les espèces, ou les individus, qui participent de l'Idée ; ce ne sont pas les Idées qui participent des individus ou des espèces. — Que tout cela se confond. C'est-à-dire que sis au lieu de la participation, on suppose le mélange et la confusion de l'Idée avec les individus, on n'échappe pas davantage à la difficulté ; et la question reste entière. Voir plus haut, liv. I, ch, VI, § 6, et liv. I, ch. VII, §§ 35 à 37.

§ 5. Peut-être dirait-on encore. Seconde hypothèse du § 2. – Un nombre infini d'êtres. Parce que le nombre des individus est également infini. — Si cela n'est pas. C'est-à-dire si l'animal en soi peut être l'attribut d'un autre être et s'il n'est pas lui-même substance, comme on le prétend quelquefois.

§ 6. Dont l'homme se compose.
Il serait mieux de dire : « dont la définition de l'homme se compose ». Et ici cette définition serait : Animal, terrestre, bipède, sans plumes, etc. — Particulière. J'ai ajouté ce mot.

§ 7. Pour les choses sensibles. Jusqu'ici, la discussion n'a semblé porter que sur la définition et ses conditions logiques. Appliquée aux réalités, la théorie des Idées serait encore moins acceptable, d'après Aristote.

CHAPITRE XV

La substance peut s'entendre tout à la fois de la notion de l'objet et de sa matière réunies, ou de sa notion pure et immatérielle ; il n'y a ni définition ni démonstration pour les substances sensibles ; raisons de cette impossibilité ; il n'y a ni. science ni définition du particulier, quand bien même le particulier est éternel ; définition du soleil prise pour exemple ; on se trompe en croyant le définir quand on ne fait qu'ajouter à sa notion des épithètes qui n'éclaircissent rien ; critiques diverses contre la théorie des Idées ; impossibilité absolue de définir les Idées prises individuellement; on s'en convaincrait aisément en essayant d'en faire une définition régulière.

§ 1. [20] La substance se présente sous deux aspects différents : le composé qui la constitue, et la notion qui l'explique. J'entends par là qu'il y a, d'une part, la substance qui est la notion même de l'objet combinée avec la matière; et, d'autre part, cette notion seule, prise d'une manière absolue. Toutes les substances du premier genre sont sujettes à périr, parce qu'elles se produisent à un certain moment; mais la pure et simple notion ne peut jamais être détruite, par la raison qu'elle ne se produit jamais d'une manière générale et essentielle. Ainsi, [25] la maison ne se produit pas; ce qui se produit, c'est une maison particulière.

§ 2.  Les substances de cette espèce sont, ou ne sont pas, sans qu'il y ait pour elles ni production ni destruction. Ainsi qu'on l'a démontré, personne ne les engendre, ni ne les fait. C'est là encore ce qui explique comment, pour les substances sensibles et individuelles, il n'y a ni définition ni démonstration possible, attendu qu'elles renferment une matière dont la nature propre est de pouvoir être ou n'être pas. Aussi, toutes les choses individuelles et particulières sont-elles périssables.

§ 3. Si donc la démonstration ne s'adresse qu'à des choses nécessaires, si la définition doit toujours être scientifique, il en résulte que, de même que la science ne peut pas être tantôt science et tantôt ignorance, et que c'est la simple opinion qui peut seule présenter de telle alternatives, et que, de même qu'il n'y a ni science ni définition, mais uniquement opinion de ce qui peut être autrement qu'il n'est; [1040a] de même évidemment, il n'y a ni définition ni démonstration pour les substances sensibles.

§ 4. La raison en est que, du moment où les objets qui périssent viennent à échapper à la sensation, ils restent parfaitement inconnus de ceux mêmes qui en ont la science; et les notions qui les concernent ont beau rester les mêmes dans l'esprit, [5] il n'y a plus moyen, ni de les définir, ni de les démontrer. Aussi, faut-il bien se dire, quand on veut définir un objet individuel, que la définition qu'on en essaie peut toujours être contestée, parce qu'il est impossible de le définir.

§ 5.  Certes, on ne peut pas non plus définir aucune Idée. L'Idée, prétend-on, est chose individuelle, et elle est séparée. Pour elle aussi, il est nécessaire que la notion qu'on en donne [10] se compose de mots. Or ces mots ne sont pas l'oeuvre de celui qui fait la définition; car alors ils seraient inintelligibles. Les mots reçus sont des termes communs à tous les êtres qu'ils désignent; et, nécessairement, ils s'appliquent à d'autres êtres qu'à l'être en question. Par exemple, si, pour vous définir, on allait dire que vous êtes maigre, que vous êtes blanc ou que vous êtes de telle ou telle façon, tout cela pourrait tout aussi bien s'appliquer à un autre qu'à vous.

§ 6.  Que si l'on objecte que tous ces attributs, pris séparément, peuvent bien s'appliquer à plusieurs êtres différents, [15] mais que, réunis, ils ne s'appliquent qu'à tel être seul, on peut répondre d'abord qu'il y en a toujours au moins deux auxquels ils peuvent s'appliquer, et que, par exemple, Animal bipède s'applique à la fois aux deux êtres, à l'Animal d'abord, et ensuite au Bipède. Mais il en est également ainsi des Idées, qu'on fait éternelles, et même il y a nécessité que, pour elles, il en soit ainsi, puisqu'elles sont antérieures au composé total, et qu'elles en font partie. Bien plus, elles en sont séparées, si l'on admet que l'Homme est séparé aussi. Ou bien aucun des deux termes n'est séparé, ou bien ils le sont tous les deux. [20] Si aucun n'est séparé, il n'y aura plus de genre en dehors des espèces ; et, s'ils sont séparés, la différence le sera comme eux.

§ 7.  En outre, les Idées éternelles sont antérieures en existence, et elles ne disparaissent pas en même temps que les êtres périssables. On peut dire encore qu'il y aura des Idées venant d'autres Idées; [25] et comme celles d'où sortent les premières sont les plus simples, il faudra que les termes d'où vient l'Idée puissent être les attributs d'une foule de choses; par exemple, Animal et Bipède seront de ces attributs. Autrement, comment les êtres seront-ils connus? Et alors, on arrivera à une Idée qui ne pourra plus être l'attribut que d'un seul être. Mais ce n'est pas là du tout la théorie;  et, tout au contraire, n'y a pas d'Idée qui ne se communique.

§ 8. Répétons-le donc : l'erreur vient de ce qu'il n'y a pas de définition possible, quand il s'agit de choses éternelles, surtout de celles qui sont uniques en leur genre : le soleil et la lune, par exemple. En ceci on se trompe de deux manières : [30] d'abord, en ajoutant, à la définition du soleil, des épithètes qui peuvent être omises sans que le soleil cesse, pour cela, d'être ce qu'il est, comme lorsqu'on dit de lui « qu'il fait le tour de d'une terre » ou « qu'il se cache pendant la nuit ». Car, d'après cette théorie, il n'y aurait donc plus de soleil, si le soleil venait à s'arrêter, ou à resplendir pendant la nuit. Or, c'est une conception absurde de croire qu'il ne puisse plus y avoir de soleil, puisque le mot de soleil exprime une substance. En second lieu, on se trompe encore en prenant des attributs qui peuvent s'appliquer aussi à un corps autre que le soleil ; car, s'il y avait un autre soleil que le nôtre, qui eût les mêmes attributs, il serait évidemment aussi un soleil. La définition serait donc commune à plusieurs êtres à la fois; [1040b] or le soleil était supposé un être individuel, tout aussi bien que le sont Cléon ou Socrate.

§ 9. Mais pourquoi, parmi les partisans des Idées, n'en est-il pas un qui se hasarde à donner la définition de l'Idée? S'ils tentaient de le faire, ils sentiraient bien vite la vérité de ce que nous venons de dire.
 

§ 1. Qui la constitue.... qui l'explique. Le texte n'est pas aussi formel. — D'une manière absolue. M. Bonitz a élevé quelques doutes sur l'exactitude de cette expression ; il me semble au contraire qu'elle est indispensable. Le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise confirme le texte tel que nous l'avons. — La pure et simple notion. J'ai ajouté les épithètes, pour que la pensée fût plus claire. — Elle ne se produit jamais. Elle n'est qu'une conception de l'esprit; et elle y surgit au moment même où l'esprit perçoit par la sensation la réalité matérielle de l'objet. — Générale et essentielle. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. — C'est une maison particulière. Que nos sens peuvent percevoir, avec tous les éléments matériels qui la composent.

§ 2. Ainsi qu'on l'a démontré. Voir plus haut, ch. VIII, § 3. - Pour les substances sensibles et individuelles. Il semble, au premier coup d'oeil, que c'est surtout pour les substances qu'il y a définition et démonstration; mais en y regardant de plus près, on se convainc au contraire que, pour ces substances périssables et passagères, il n'y a que sensation et non pas de démonstration proprement dite. On en donne les raisons un peu plus bas. — Une matière dont la nature propre.... Aristote a toujours soutenu cette théorie sur la nature de la matière, faite pour recevoir indifféremment les contraires ; mais alors c'est donner à la notion une importance considérable, qui la rapproche beaucoup de l'Idée platonicienne. La notion est nécessaire et impérissable ; elle est bien près d'être séparée des objets, comme l'Idée peut l'être dans la doctrine de Platon, si l'on en croit Aristote.

§ 3. Ne s'adresse qu'à des choses nécessaires. C'est toute la théorie des Derniers Analytiques, où elle se trouve dans une foule de passages. Voir aussi plus haut, liv. VI, ch. III § 12. — Doit toujours être scientifique. Voir les Derniers Analytiques, liv. I, ch. II, § 5, p. 8 de ma traduction. — La simple opinion. Voir plus loin, liv. IX, ch. X, § 4, sur l'opinion, qui peut presque indifféremment être vraie ou fausse. — Mais uniquement opinion. Voir sur l'opinion comparée à la science les Derniers Analytiques, liv. I, ch. XXIII, § 1, p. 179 de ma traduction. La théorie de l'opinion, comme je l'ai fait remarquer, n'appartient pas à Aristote ; elle est tout entière de Platon, et elle est parfaitement exacte. Voir la République, liv. V, p. 315, traduction de M. V. Cousin, la fin du livre VI, et liv. VII, p. 107, même traduction. - Ni définition, ni démonstration. Sous-entendu : Véritables.

§ 4. Viennent à échapper à la sensation. Voir la même pensée, exprimée avec des termes et avec des exemples analogues, dans les Topiques, liv. I, ch. III, § 51 p. 174 de ma traduction. — Inconnus. Parce qu'on ne sait plus, en dehors de la sensation, s'ils existent, ou s'ils n'existent pas. — Impossible de le définir. Puisqu'il peut changer au moment même où on le définit.

§ 5. Prétend-on. C'est ù Platon que cette critique s'adresse. — Elle est séparée, des objets qu'elle doit cependant faire connaître. — A tous les êtres qu'ils désignent. J'ai ajouté ces mots; le texte dit seulement : « A tous ». — Si pour vous définir. Voir plus haut, ch. XIV, § 3.

§ 6. Auxquels ils peuvent s'appliquer. J'ai ajouté ces mots. - A la fois aux deux êtres. Après Alexandre d'Aphrodise, M. Schwegler trouve cet argument sophistique, et M. Bonitz paraît bien aussi partager son opinion. On ne saurait nier que cette opinion ne soit juste. On ne peut pas voir assez clairement dans tout ce passage quelle en est la vraie pensée. — Des Idées, qu'on fait éternelles. Le texte dit simplement : « Des choses éternelles ». Évidemment, il s'agit des Idées, telles que les conçoit le Platonisme. — Que l'homme est séparé aussi. Il faudrait dire : « l'homme en soi »; l'Idée de l'homme, qui se trouve ici le terme à définir, et qu'on définit en disant de lui qu'il est un animal bipède. Cette définition convient à la fois à l'animal dont on dit qu'il est Bipède, et au bipède dont on dit qu'il est Animal. — Aucun des deux termes. Les deux termes sont Animal et Bipède. — Ils le sont tous les deux. C'est-à-dire qu'Animal a son idée séparée, et que Bipède a également la sienne. — Si aucun n'est séparé. C'est le sens que donne Alexandre d'Aphrodise. — Il n'y aura plus de genre. Puisque l'Animal, qui serait le genre, sera dans les espèces, et non pas en dehors des espèces. — La différence. C'est-à-dire, Bipède, et alors cette différence ne servira plus à distinguer l'espèce.

§ 7. En outre. C'est Alexandre d'Aphrodise qui propose cette variante au lieu de la leçon vulgaire : « Ensuite ». La nuance est très légère, comme le remarque M. Bonitz. — Qu'il y aura. Le texte ordinaire dit conditionnellement : « Si les Idées viennent des Idées.» J'ai supprimé la conjonction d'après le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise; et la pensée est, avec cette correction, un peu moins obscure. — Ce n'est pas là... la théorie. Telle que la comprennent les partisans des Idées, puisqu'ils admettent que les objets sensibles ne sont ce qu'ils sont qu'en participant aux Idées, d'où ils tirent leur espèce et leur nom.

§ 8. De choses éternelles. Il faut entendre par là les Idées comprises au sens platonicien, et aussi les grands corps de la nature, que les Anciens regardaient comme éternels, ainsi que le prouve la suite du paragraphe. — On se trompe de deux manières. Le texte n'est pas aussi formel ; mais j'ai dû prendre cette tournure, pour que la pensée fût plus claire. — Qu'il fait le tour de la terre. Les expressions dont se sert ici Aristote sont de style poétique, et elles ne laissent pas que d'être assez ampoulées. - Pendant la nuit. J'ai ajouté ces mots qui sont indispensables, et qu'autorise le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise. — La définition serait... commune. Nouvelle preuve que les individus ne peuvent pas être définis, conformément à toute la discussion précédente.

§ 9. Ce que nous venons de dire. A savoir qu'il n'y a pas de définition possible pour les choses individuelles et particulières. Voir tout ce qui précède.

CHAPITRE XVI

Il ne faut pas confondre les substances véritables et actuelles avec celles qui ne sont qu'à l'état de simple possibilité ; cette confusion pourrait s'appliquer surtout aux parties des animaux ; l'Un et l'Être ne sont pas la substance ; les universaux le sont encore moins; objections diverses contre la théorie des Idées; éternité des Astres, que perçoivent nos sens et qu'affirme notre raison.

§ 1. [5] On doit voir aussi que, de toutes ces prétendues substances, la plupart n'existent guère qu'à l'état de simples possibilités, comme sont, par exemple, les parties des animaux, qui ne peuvent jamais exister séparément de l'animal entier. Que si on les en sépare, elles n'existent plus dès lors que comme matière, terre, feu, air, etc.. Aucune de ces parties ne forme à elle seule un tout, et c'est absolument comme est un tas de minerai avant qu'il ne soit fondu, et avant qu'il ne se forme une unité de tous les fragments [10] qui le composent.

§ 2.  Ce seraient surtout les parties des êtres animés, et les parties de l'âme, qui pourraient sembler tout près d'être à la fois, et en réalité actuelle, et en puissance, quand elles ont en elles les principes du mouvement partant d'un certain point de leurs flexions; et l'on sait qu'il y a des animaux qui vivent encore après qu'on les a divisés. Mais cependant toutes ces parties ne sont encore qu'en puissance, quand elles appartiennent [15] à un Tout, qui est naturellement Un et continu, et sans que cette unité soit le résultat d'une violence ou d'une connexion factice; car alors cette contrainte n'est plus qu'une sorte de mutilation.

§ 3. Mais comme l'Un se confond absolument avec l'Être, et comme la substance de l'un est Une aussi, et que les choses dont la substance est numériquement Une forment une unité numérique, il s'ensuit évidemment que ni l'Un ni l'Être ne peuvent être la substance des choses, de même qu'ils ne peuvent pas être davantage, ni un élément ni un principe. Or, [20] ce que nous voulons dans nos recherches, c'est précisément de remonter jusqu'à ce principe, afin de le ramener à quelque chose de plus connu.

§ 4. Toutefois, l'Être et l'Un seraient la substance des choses plutôt encore qu'ils ne seraient leur principe, leur élément et leur cause. Mais l'Un et l'Être ne peuvent pas être la substance, par cette autre raison que la substance ne peut jamais être rien de commun. La substance n'appartient à quoi que ce soit, si ce n'est à elle-même, et à ce qui la possède, en tant qu'elle en est la substance.

§ 5. [25] Ajoutez que l'Un, s'il est en plusieurs lieux, ne peut pas du moins y être simultanément, tandis que ce qui est commun peut être à tous dans une foule de lieux à la fois.

§ 6. Ceci démontre donc clairement qu'aucun des universaux ne peut exister séparément des individus, et que les partisans des Idées ont en partie raison, quand ils les font séparées, attendu que ce sont des substances, et qu'en partie ils ont tort, quand ils soutiennent que l'Un est l'Idée dans une pluralité. [30] Leur erreur vient de ce qu'ils ne sont pas en état d'expliquer ce que sont leurs substances impérissables, en dehors des substances sensibles et particulières.

§ 7.  Sous le rapport de l'espèce, ils les font absolument pareilles aux êtres périssables, aux substances que nous connaissons, et quand ils disent : « L'homme même, le cheval même, » ils ne font qu'ajouter ce mot de Même aux êtres que la sensation nous fait connaître. Cependant, quand bien même nous n'aurions pas vu les Astres, [1041a] je me figure qu'ils n'en seraient pas moins des substances éternelles, indépendamment de celles que nous aurions connues. Par conséquent, ici non plus nous n'avons pas besoin de savoir ce que sont les Astres pour affirmer qu'il est absolument nécessaire qu'il en existe.

§ 8. En résumé, on voit clairement qu'aucun terme universel ne peut être une substance, et qu'il est impossible qu'une substance, qui est Une, puisse se composer d'autres substances.

§ 1. De simples possibilités. On
pourrait traduire aussi : « En simple puissance »; mais j'ai préféré me rapprocher davantage du texte grec, qui a aussi un pluriel. — Exister séparément de l'animal entier. Aristote aime à revenir sur cet exemple, qu'il emploie souvent; voir plus haut, ch. XI, § 7, et aussi ch. X, § 16, avec les notes.

§ 2. Les parties de l'âme... après qu'on les a divisés. Voir un passage tout à fait analogue, Traité de l'Âme, liv. II, ch. II, § 8, p. 176 de ma traduction. — D'une connexion factice. J'ai ajouté l'épithète.

§ 3. - Comme l'Un se confond absolument avec l'Être. Voir plus haut, liv. III, ch. IV, § 28. - Afin de le ramener. Voici comment Alexandre d'Aphrodise explique ce passage : « Si nous voulons savoir ce qu'est le feu, par exemple, il ne nous suffit pas de savoir qu'il est Un, ou qu'il est un élément. Ceci ne nous apprend pas ce qu'il est ; il faut aller plus loin et savoir qu'il est chaud et sec. Ces qualités du feu nous sont plus connues, et nous savons alors ce qu'il est ».

§ 4. Plutôt encore. Ils ne sont pas la substance, mais ils sont plus près de l'être que ne le sont le principe, l'élément, ou la cause des substances. Au fond, dans le système d'Aristote, c'est la forme qui est la véritable substance. — Rien de commun. Et c'est là ce qui fait qu'elle ne peut jamais servir d'attribut; voir les Catégories, ch. V, p. 60 de ma traduction.

§ 5. Que l'Un. Il serait mieux de dire : « que l'être qui est Un ». — Ce qui est commun. Le genre, par exemple, qui est â tous les individus à la fois, et qui est ainsi qu'eux répandu dans les lieux les plus divers.

§ 6. Aucun des universaux. J'ai cru pouvoir adopter cette formule scholastique, qui d'ailleurs répond très bien à l'expression grecque. — En dehors des substances sensibles. C'est le principal argument d'Aristote contre la théorie des Idées. Dans son système, au contraire, la forme ou l'espèce n'est jamais séparée des objets sensibles ; et c'est l'esprit qui la joint à ces objets, quand la sensation les lui révèle.

§ 7. Ils ne font qu'ajouter ce mot de Même. Aristote a déjà dit, liv. I, ch. 7, § 39, que ce sont là des mots vides de sens, et des métaphores tout au plus bonnes pour la poésie. — Nous n'aurions pas vu les Astres. Si nous n'avions jamais vu les astres qui peuplent le ciel, il est peu probable que notre imagination les eût inventés. Il en est de même des Idées, pourraient dire les adversaires de Platon; nous avons besoin de les voir, et nous ne les voyons que dans les objets sensibles, bien qu'elles soient en dehors de ces objets. Mais ici comme dans la plupart des cas, la discussion d'Aristote laisse à désirer, et il ne distingue pas assez nettement sa propre opinion des objections qu'il oppose à l'opinion contraire. — De savoir ce que sont les Astres. Il semblerait qu'Aristote plaide ici en faveur des Idées, puisque nous n'avons pas besoin même de les voir pour affirmer imperturbablement qu'elles doivent exister.

§ 8. Aucun terme universel ne peut être une substance. C'est le résultat le plus net de toute la discussion qui précède, et qui présente bien des obscurités.
 

CHAPITRE XVII

Exposition nouvelle de l'idée de la substance; théorie spéciale de l'auteur ; la substance est à la fois principe et cause ; il faut admettre préalablement l'existence de la chose, avant de rechercher ce qu'elle est ; ce qu'elle est se distingue de la chose même ; la vraie recherche est celle de la cause ; la cause peut être, ou le but auquel la chose est destinée, ou le principe initial du mouvement; au fond, cela revient toujours à rechercher la cause de la matière ; exemples divers ; composition de la chair; composition de la syllabe ; les éléments de la chair, les lettres de la syllabe subsistent même après que la chair et la syllabe ne subsistent plus ; ce quelque chose qui forme la syllabe et la chair est la substance ; ce n'est pas un élément, ni un composé d'éléments ; à un certain point de vue, la nature pourrait être prise pour la substance des choses, comme l'ont cru quelques philosophes.

§ 1. Essayons maintenant de prendre en quelque sorte un point de vue nouveau, et faisons comprendre comment on doit exprimer la substance et expliquer ce qu'elle est. Peut-être ce que nous disons éclaircira-t4l aussi ce qu'on doit penser de cette substance spéciale, qui est séparée des substances sensibles.

§ 2.  La substance étant un principe et ]10] une cause, ce sera là notre point de départ. Quand on cherche le pourquoi des choses, on le cherche toujours sous cette forme de savoir pourquoi telle chose est à telle autre chose. Si, en effet, on se demandait pourquoi l'homme instruit est un homme instruit, ce serait, ou rechercher précisément ce qu'on vient de dire, pourquoi l'homme est instruit, ou est telle autre chose.

§ 3. Chercher pourquoi la chose elle-même est ce qu'elle est, c'est une bien vaine [15] recherche, puisqu'il faut toujours préalablement connaître avec pleine évidence ce qu'est la chose, et qu'elle est. Et, par exemple, il faut savoir tout d'abord qu'il y a une éclipse de lune. Or, pour l'éclipse même, il n'y a de possible qu'un simple énoncé affirmant qu'elle est ce qu'elle est, et une seule cause applicable à tous les cas; par exemple, on dit que l'homme est homme, et que l'instruit est instruit. C'est que toute chose, on peut dire, est indivisible par rapport à elle-même; et c'est précisément ce que nous entendions quand nous disions qu'elle est Une. Il est vrai que cette réponse peut s'appliquer à tout, [20] et elle est par trop concise.

§ 4. Mais ce qu'on peut justement se demander, c'est pourquoi l'homme est telle espèce d'être. Évidemment, si l'on ne peut pas rechercher pourquoi cet homme est homme, on peut rechercher pourquoi telle chose est à telle autre chose. Quant au fait même que la chose est à telle chose, il doit être évident; et sans cette condition, il n'y a pas de recherche possible. Ainsi, l'on se demande : « Pourquoi [25] tonne-t-il? » et l'on répond : « Parce qu'il y a du bruit dans les nuages. » Et, de cette façon, ce qu'on cherche, c'est une chose attribuée à une autre chose; et l'on dit pourquoi des objets tels que des poutres et des pierres deviennent une maison.

§ 5. Il est évident que ce qu'on cherche alors, c'est la cause; en d'autres termes, c'est l'essence, pour parler comme le veut la raison. Dans certains cas, la cause qu'on cherche, c'est la fin, ou le but, en vue duquel la chose est faite, comme on peut se le demander pour une maison, pour un lit; [30] dans d'autres cas, la cause est le principe initial du mouvement ; car ce principe peut être aussi une cause.

§ 6. Ce dernier genre de cause est celui qu'on cherche, surtout quand il s'agit de la production et de la destruction des choses, tandis que l'autre s'applique aussi à leur existence. La recherche est surtout obscure, quand ce ne sont pas des termes dont l'un est l'attribut de l'autre ; par exemple, si l'on se demande : [1041b]  « Qu'est-ce que l'homme? », parce qu'alors l'énonciation est absolue, et qu'on n'ajoute pas que l'homme est telle ou telle chose.

§ 7. Mais il faut rectifier et préciser la question; ou sinon, c'est ne rien rechercher que de rechercher dans ces conditions ce que devient la chose. Comme on doit connaître l'existence de la chose, qui est une condition préalable, [5] il est clair que l'on cherche uniquement pourquoi la matière est faite de telle ou telle façon. On se demande, par exemple, pourquoi telles ou telles choses forment une maison. Pourquoi est-ce là une maison ? C'est parce que la chose a tout ce qui constitue essentiellement une maison. Pourquoi est-ce un homme ? Parce qu'il a le corps constitué de telle manière.

§ 8. Ainsi, cela revient à rechercher la cause de la matière, c'est-à-dire, la forme qui fait que la chose est ce qu'elle est, en d'autres termes, l'essence. Il s'ensuit que, pour les êtres pris au sens absolu, il n'y a rien à rechercher, [10] ni rien à apprendre; mais qu'il y a une tout autre voie pour arriver à les connaître.

§ 9. L'être est ici composé de telle manière que le tout forme une complète unité, non pas comme le tas de minerai en forme une, mais à la façon de la syllabe; car la syllabe n'est pas seulement les lettres qui la forment; BA ne se confond pas avec les lettres B et A, qui la composent, non plus que la chair ne se confond pas avec le feu et la terre, qui la constituent. Ce qui le prouve bien, c'est que, quand les composés viennent à se dissoudre, il y a des choses qui cessent d'être, [15] par exemple, la chair et la syllabe, tandis que les lettres, le feu et la terre, subsistent toujours. La syllabe est donc quelque chose de spécial ; elle n'est pas seulement les lettres, voyelle et consonne; mais elle est autre chose encore. La chair n'est pas uniquement le feu et la terre, le chaud et le froid combinés; elle est quelque chose de plus.

§ 10. Si l'on admet qu'il faut nécessairement que ce quelque chose lui-même soit, ou un élément, [20] ou un composé d'éléments, on voit qu'en le supposant d'abord un élément, le raisonnement qu'on vient de faire reste le même ; et, par suite, la chair se formera de ce quelque chose, plus, du feu et de la terre, et encore de quelque autre élément; et l'on irait ainsi à l'infini. Que si, au lieu d'être un élément, ce quelque chose vient d'un élément, il est clair qu'il ne vient pas d'un seul élément, mais d'un plus grand nombre d'éléments que n'en a la chose en question; et l'on ferait alors le même raisonnement que nous venons de faire sur la [25] chair et sur la syllabe. Il semblerait donc qu'il y a quelque chose de ce genre, qui n'est pas un élément, mais qui est cause qu'ici c'est de la chair qui se forme, et là une syllabe; et de même ainsi pour tout autre objet. Or, c'est là précisément la substance pour chaque chose ; c'est la première cause de son être.

§ 11. Mais comme, parmi les choses, les unes ne sont pas des substances, et qu'il n'y a de vraies substances que celles que la nature forme [30] et constitue selon ses lois, on pourrait bien croire, avec quelques philosophes, que c'est la nature même de la chose qui en est la substance, et que la substance n'est pas un élément, mais un principe. Quant à l'élément, c'est la matière intrinsèque dans laquelle la chose se dissout, comme A et B sont les éléments de la syllabe BA.

§ 1. En quelque sorte un point de vue nouveau. On pourrait croire, en effet, que l'auteur recommence toutes les discussions antérieures, déjà si développées et si peu claires. Il sent le besoin de rendre sa pensée plus nette; il y réussit en partie ; mais il subsiste toujours bien des difficultés ; et la nouvelle théorie est encore très obscure.. — De cette substance spéciale. Alexandre d'Aphrodise pense qu'Aristote veut ici parler de la substance divine, c'est-à-dire de Dieu, père et soutien de l'univers. Mais, quelle que soit l'autorité d'Alexandre, on ne voit pas que là suite de ce chapitre justifie cette conjecture. Il semblerait plutôt que « la substance spéciale », dont il est question ici, est la forme, qui est bien dans les choses sensibles, mais qui peut en être logiquement séparée.

§ 2. Pourquoi telle chose est à telle autre chose. En d'autres termes, pourquoi tel attribut appartient à tel sujet ; et, par exemple, pourquoi tel homme est instruit. Instruit est une chose ; l'homme en est une autre; et de là cette formule générale qu'une chose est à une autre chose. Si, au contraire, on se demandait pourquoi l'homme instruit est instruit, ce serait simplement rechercher ce qu'on sait déjà; c'est-à-dire, ce serait une recherche parfaitement inutile. - Ou est telle autre chose. Le texte pèche ici par excès de concision ; et l'explication qu'essaie d'en donner Alexandre d'Aphrodise n'est guère plus satisfaisante que le texte lui-même. Aristote veut dire sans doute que, si l'on se borne à demander pourquoi l'homme instruit est instruit, c'est ne rien demander, et qu'il faut demander de l'homme instruit encore une autre chose, pour que ce soit une question véritable. Le sens que j'ai adopté me semble le plus simple.

§ 3. Ce qu'est la chose, en elle-même et par elle-même, indépendamment de toute qualité et de tout attribut. — Et qu'elle est. Car, si elle n'est pas, il n'y a point à s'en occuper. Le fait même de l'existence de la chose est le point de départ de toute recherche ; voir les Derniers Analytiques, liv. II, ch. VIII, § 5, p. 224 de ma traduction. — Par trop concise. Le texte n'est pas aussi formel.

§ 4. Est telle espèce d'Être. En d'autres termes, pourquoi l'homme a tel ou tel attribut, telle ou telle qualité; et, en termes encore plus généraux, pourquoi telle chose est dans telle autre, ou à telle autre. — Pourquoi telle chose... quant au fait même. Il faut bien distinguer entre la cause de la chose et la chose elle-même ; le pourquoi ne se confond, ni avec l'existence, ni avec l'essence de la chose. - Pourquoi tonne-t-il. On peut voir le même exemple dans les Derniers Analytiques, liv. II, ch. X, § 4, p. 232 ; mais Aristote y donne une explication un peu différente du tonnerre : c'est le bruit du feu qui s'éteint dans les nuages. Du reste, de part et d'au¬tre, on part du fait directement connu du tonnerre, et l'on en recherche la cause, le pourquoi. — C'est une chose attribuée à une autre. Voir plus haut, § 2.

§ 5. Comme le veut la raison. Ou « Logiquement ». J'ai préféré la première version, comme plus conforme à tout le contexte. - La fin, ou le but. Il n'y a qu'un seul mot en grec. - Peut être aussi une cause. C'est une des quatre causes, ou principes, qu'admet Aristote; voir plus haut, liv. V, ch. II.

§ 6. Ce dernier genre de cause. C'est-à-dire, la cause motrice. — L'autre. C'est-à-dire, la cause finale. — Qu'est-ce que l'homme? Sous cette forme, la question est tellement générale qu'on peut y faire une multitude de réponses, tandis qu'un attribut joint au sujet détermine et circonscrit la recherche ; car il s'agit alors simplement de savoir si l'attribution est vraie, ou si elle est fausse ; et cette analyse est plus facile que l'autre.

§ 7. Rectifier et préciser. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte. Les manuscrits d'ailleurs varient sur ce mot. Les uns disent Rectifier ; les autres disent Désarticuler; ou, si l'on veut encore, Développer. — C'est ne rien rechercher. C'est exagérer les choses ; la recherche n'est pas nulle absolument, parce qu'elle n'est pas assez précise et qu'elle pourrait l'être davantage. — Une condition préalable. Voir plus haut, § 3.

§ 8. La cause de la matière. D'une manière générale, ce n'est pas la cause de la matière ; mais c'en est seulement la cause formelle ou essentielle. - Pris au sens absolu. C'est-à-dire, dans leur individualité propre et sans aucun attribut, ni qualité. — Une tout autre voie. La sensation, qui nous révèle leur existence.

§ 9. Non pas comme le tas de minerai. Qui n'est qu'une agrégation toute matérielle, sans l'organisation des fragments qui le composent. La syllabe au contraire a une unité particulière, indépendamment des lettres qui la forment. — BA ne se confond pas. BA n'est pas dans le texte ; il m'a semblé nécessaire de l'indiquer précisément, pour plus de clarté. — Le feu et la terre qui la constituent. Il n'y a pas à s'arrêter à cette physiologie, qui doit nous paraître aujourd'hui assez étrange, mais qui, selon toute apparence, semblait fort avancée du temps d'Aristote.

§ 10. Si l'on admet. La suite prouve qu'Aristote n'admet pas que ce quelque chose soit un élément, ou un composé d'éléments. Selon lui, ce quelque chose sera la substance. — Et l'on irait ainsi à l'infini. C'est-à-dire que, pour ces trois éléments, on pourra demander ce qu'on demandait pour deux : « Qu'est-ce qui constitue la chair ? Qu'est-ce qui constitue la syllabe ? » On aurait beau ajouter tous les éléments qu'on voudra, la question restera toujours aussi peu résolue. — Au lieu d'être un élément. J'ai ajouté ces mots pour plus de clarté. — Quelque chose de ce genre. C'est-à-dire la substance. — Pour tout autre objet. La théorie est en effet générale, et elle s'applique à tout sans distinction. — La première cause de son être. Voir plus haut, liv. V, ch. II, § 1 et 9.

§ 11. De vraies substances. J'ai ajouté l'épithète. — Avec quelques philosophes. Il serait difficile de dire à quels philosophes Aristote veut faire allusion. Il est possible que ce soient les Ioniens. — BA. Voir plus haut, § 9. — Toute cette discussion sur la substance est peut-être la plus complète qui se trouve, sur ce difficile sujet, dans les oeuvres d'Aristote. Elle n'est pas entièrement satisfaisante, en ce sens que le philosophe ne dit point précisément que cette notion de la substance vient uniquement de notre esprit. Nous la concevons à l'occasion et par le fait de nos perceptions sensibles ; voir plus haut, liv. VII, ch. III, § 4, et les Derniers Analytiques, à la fin.

FIN DU LIVRE VII DE LA MÉTAPHYSIQUE.