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ATHÉNÉE DE NAUCRATIS

De l'Amour 

 

Le Livre XIII des Deipnosophistes

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trADUCTION

Mania la folle

41. En ce qui concerne Mania, dont le nom a été mentionné plus haut, voyons de plus près ce que Machon dit à son propos : 

« Sans doute mon noble auditoire s’étonnera-t-il, et pour cause, qu’une femme athénienne de souche ait pu en toute liberté porter le nom de Mania. Il est particulièrement scandaleux qu’une femme, aussi vénale soit-elle, se soit affublée d’un nom d’esclave phrygienne, alors qu’elle est née en plein cœur de la Grèce. Il est aussi scandaleux que la cité d'Athènes, dont le gouvernement assure normalement le bon maintien de ses citoyens dans le droit chemin, n’ait pu empêcher d’une manière ou d’une autre une telle bévue.
   Précisons que, dans son enfance, Mania s’appelait Mélitta. Il faut avouer que par la taille, elle était au-dessous des autres femmes de son âge. Toutefois, grâce à sa voix charmeuse et sa conversation fleurie, dotée de surcroît d’un beau visage, elle parvint à susciter l’admiration de nombreux amants, parmi ses concitoyens comme parmi les étrangers. Partout où l’on parlait d’elle, force est de constater que les gens disaient ceci : « Mélitta ? C’est fou comme elle est belle ! » Elle-même fit plus que tout autre pour mériter son surnom de Mania (
Mania signifie folie). En effet, dès qu’une mot d’esprit lui plaisait, elle se mettait à trépigner et à crier bien haut : « C’est fou ! ». Quand elle félicitait ou alors blâmait quelqu’un, elle ne pouvait s’empêcher de lui lancer également un « C’est fou ! ». Finalement, il semble qu’un de ses amants ait fini par allonger le « ma »" de mania et qu’il lui ait collé ce surnom. Et très vite, plus que son nom d’origine, ce fut son surnom qui fut employé par ses proches.
   On rapporte que Mania a souffert de la maladie de la pierre. On dit aussi – c’est
Diphilos qui le confie - que Gnathaina avait des pertes et souillait les draps de son lit.
   Un jour, alors que Gnathaina s’était emportée contre Mania, elle lui dit :
   « Eh bien, ma petit chérie, que ferais-tu si tu tenais une pierre ? »
   La riposte fut immédiate :
   « Je te la donnerais immédiatement pour que tu te torches le cul, ma vieille ! »
 

Une courtisane incisive

42. Mania était douée d’un bel esprit de répartie comme le prouve quelques traits que Machon nous a conservés: 

« Le lutteur Léontiscos était l’amant de Mania et désirait ardemment la garder pour lui seul telle une épouse. Or il apprit un peu plus tard qu’elle le trompait délibérément avec Anténor. Il se fâcha tout rouge. Elle lui dit alors :
   « Ne te formalise pas pour ça, je voulais simplement savoir ce que l’on pouvait ressentir en couchant la même nuit avec deux athlètes vainqueurs à Olympie. ! »
   Un jour, le roi Démétrios désira l’enculer. Pour que cela se fît, Mania demanda de son côté une faveur. Ayant été satisfaite, elle se retourna et dit :
   « Fils d'Agamemnon, tu peux faire maintenant ce que tu veux ! »
   Un étranger qui avait déserté, avait trouvé refuge à Athènes et y habitait. Un jour, il convia chez lui Mania et lui promit de satisfaire à tous ses désirs. À son banquet, il avait également invité la clique de ces gens prêts à rire au moindre trait d’esprit jeté par ceux qui les régalent. Cet hôte s’efforçait en effet de se montrer le plus drôle possible.
   Comme Mania, qui avait l’air de s’amuser beaucoup en cette compagnie, ne cessait de se lever pour un oui ou pour un non, l’homme posa cette question à ses convives :
   « Par les dieux du ciel, mes jeunes amis, quel est l’animal qui court avec vigueur à travers champs ? »
   Lui, pensait qu’elle allait intervenir et dire ceci :
« Le lièvre ! ».
   Or Mania répondit :
   « C’est le déserteur, mon cher ! »
   Plus tard, quand Mania fut à nouveau invitée chez lui, elle n’eut de cesse que de railler ce déserteur qui s’était débarrassé de son bouclier au cours du combat. Le soldat, fort contrarié par ses propos, la fit chasser. Mais le lendemain, elle lui dit :
   « Ne monte pas sur tes grands chevaux après ce que je t’ai dit, mon bel ami. Ce n’est pas toi qui as perdu ton bouclier dans ta fuite, non, c’est l'homme qui te l’avait prêté. »
   Au cours d’un repas qui se donnait dans la maison de Mania, l’un des convives, un espèce de pervers libidineux, l’entoura de ses bras pour tenter de l'embrasser. Peu après, il lui demanda :
   « Comment veux-tu que je te baise ? Par devant par derrière ? »
   Riant aux éclats, Mania lui fit cette réplique cinglante :
   « Ah ! je préfère par devant, mon ami. En effet, j’ai grand peur que, si je m’accroupis, tu me broutes à mort la toison comme un sale bouc ! »

 

Chroniques demi-mondaines (I)

 

43. C’est Machon qui a rassemblé toutes ces anecdotes mémorables. Il avait aussi recueilli les bons mots d’autres courtisanes. Je pense qu’il n’est pas hors de propos de vous en révéler quelques-uns. Commençons par ceux de Gnathaina : 

Un jour, Diphilos fut convié à dîner par Gnathaina, le jour de la fête des Aphrodisies. Il se croyait l’amant préféré de la courtisane et il était venu chez elle avec deux jarres de Chios, quatre de Thasos, des parfums, des couronnes, des raisins secs, un chevreau, de la viande, un cuisinier, et même avec une joueuse flûte.
   Pour ce même banquet, un étranger originaire de Syrie, lui avait envoyé de la neige et des harengs-saurs. Très déçue par ces piteux présents, redoutant surtout que Diphilos apprît la chose et n’en fît allusion dans une de ses comédies, elle ordonna d’emporter sur-le-champ les poissons et de les distribuer aux nécessiteux. Quant à la neige, elle fut jetée dans un large cratère où un esclave fut chargé de la mélanger avec une pinte de vin. Peu après, le vin en question fut offert à Diphilos. Ce dernier apprécia et il but la coupe en un éclair. L’air réjoui, il dit alors :
   « Ma chère, tu disposes d’un cellier qui garde bien le froid ! »
   Alors elle de lui répondre :
   « C’est que nous avons l’habitude d’y entreposer le prologue de tes pièces ! »
   Un homme dont le corps portait encre les marques des coups de fouet qu’il avait subis, coucha avec Gnathaina. Alors qu’elle l’enlaçait, elle s’aperçut combien son dos était abîmé et elle lui dit :
   « Mon pauvre garçon, d’où te viennent de telles contusions ? »
   Et il lui raconta comment jadis, enfant, il avait sauté par-dessus un brasier en jouant avec ses camarades et qu’il était tombé dedans.
   Et elle de répliquer :
   « Au nom de la vénérable Déméter, il est tout à fait normal que l’on t’ait raboté le dos pour avoir fait l’idiot pareillement ! »
   Participant à un festin donné par la courtisane Dexithéa, Gnathaina remarqua que son hôtesse mettait de côté tous les morceaux de choix à l’intention de sa vieille mère.
   « Par Artémis, s’écria-t-elle, si j'avais su, je serais venue manger chez ta mère ! »
   Un jour, alors qu’elle était parvenue à un âge très avancé, digne, de l’avis général, de faire une morte exemplaire, Gnathaina, au marché, regardait avec soin les denrées qu’on lui proposait et en demandait leur prix. Par hasard, elle s’arrêta devant l’étalage d’un boucher jeune et joli et elle lui dit :
   « Eh là ! mon beau garçon, par les dieux, combien pour ta viande ? »
   Tout souriant, il lui répondit : « Oh ! pour toi, trois oboles, pas plus ! »
   Elle eut alors cette répartie :
   « Comment peux-tu t’estimer à si peu de valeur ? Ne sais-tu pas que les mesures cariennes n’ont pas cours à Athènes ?
   À un festin, Stratoclès avait offert à ses convives deux chevreaux. Il avait fait en sorte de les saler plus que de raison avec la secrète intention d’assoiffer ses invités, de les faire boire et de garder ainsi à disposition jusqu’au repas du lendemain matin : il pourrait alors exiger d’eux le paiement de la dépense supplémentaire.
   Un des amants de Gnathaina se faisant tirer l’oreille pour payer son écot, la courtisane dit :
   « Stratoclès va provoquer un orage avec ses chevreaux ! »
   Voyant un jeune homme très mince, la peau brune, parfumé plus qu’il ne fallait, ayant en outre une taille assez médiocre comparativement à celle des gens de son âge, Gnathaina, par dérision, le traita « d’Adonis ». Mais quand notre éphèbe lui répliqua par une volée d’insultes, elle dit en jetant un regard à sa fille qui l’accompagnait :
   « Par les deux déesses, mon enfant, j’aurais mieux fait de me taire ! »
   On rapporte qu’un jeune Pontin qui avait couché avec elle, avait exigé, au petit matin, de la prendre par derrière. Voici ce qu’elle lui répondit :
   « Pauvre fou ! Tu veux mes fesses alors qu’il est grand temps de mener les cochons au pâturage? »

Chroniques demi-mondaines (II)

44. Toujours de Machon, je vous livre maintenant quelques anecdotes relatives à la petite-fille de Gnathaina :

  « Un étranger était venu s’installer à Athènes. C’était un très vieux satrape, ayant quatre-vingt-dix ans bien sonnés. Aux Fêtes de Chronos, il vit Gnathainion sortir avec Gnathaina du temple d'Aphrodite.
   Après avoir consciencieusement regardé, et le visage, et les formes élégantes de la courtisane, il s’enquit auprès d’elle du montant pour une nuit d’amour.
   Gnathaina n’eut d’œil que pour la pourpre de son manteau de satrape, des lances qui le protégeaient, puis finit par évaluer sa nuit à mille drachmes.
   Touché au plus profond de lui-même par cette estimation, il s’écria :
   «  Mais voyons, femme, tu me traites comme un prisonnier de guerre en raison de l’escorte militaire qui me suit. Faisons une trêve : prends cinq mines et prépare la couche sans attendre ! »
   Comprenant que l’homme était d’une belle prodigalité, elle accepta la proposition de bonne grâce et lui répondit :
   « Donne-moi tout ce que tu veux, mon cher : je suis totalement en confiance, et je sais que, dès que la nuit tombera, tu offriras le double à ma petite fille. »
   À Athènes il y avait un chaudronnier fort bien monté... Or, à l’époque, Gnathainion avait quitté la profession et avait renoncé à être une femme publique, désormais satisfaite de sa relation avec le comédien Andronicos, à qui elle avait donné un fils.
   Un jour, Andronicos partit en voyage à l’étranger. Bien que Gnathainion se refusait violemment à gagner de l’argent par la prostitution, le chaudronnier, ne cessant de la harceler, réussit à parvenir à ses fins en lui proposant pour sa coucherie une somme d’or considérable.
   Mais cet artisan était un homme rustre et d’une indélicatesse notoire. Un jour, dans la boutique d’un cordonnier, alors qu’il discutait avec ses camarades, il passa le plus clair de son temps à plaisanter grossièrement sur Gnathainion. Entre autres, il déclara l’avoir prise dans une position que lui seul avait eu l’insigne privilège de tester, prétendant l’avoir baisé cinq fois de suite en la chevauchant...
   Andronicos, ayant eu connaissance de l’aventure à son retour de Corinthe, se mit dans une colère terrible. En plein banquet, il reprocha à sa maîtresse de ne pas lui avoir jamais permis, malgré ses nombreuses prières, de goûter aux joies de cette volupté inédite, alors que d'autres, pourtant des gens sans intérêt, graines d’esclaves, en avaient eu les faveurs.
   À quoi Gnathainion répondit :
   « Ecoute un peu, abruti ! Sache que je ne pouvais pas prendre dans mes bras un homme couvert de suie jusqu'à la bouche. Quand j’ai consenti à son or, je pense avoir été assez habile en acceptant de ne subir qu'un petit bout de son corps.
   Une autre fois, au cours d’une beuverie, Gnathainion refusa d’embrasser Andronicos, comme elle le faisait habituellement, fâchée de n’avoir reçu de lui aucun cadeau depuis fort longtemps.
   Voici ce que dit alors l’acteur à Gnathaina, sa mère :
 
« Tu as vu avec quelle insolence ta fille ose me traiter ! » 

   La vieille femme, indignée, s’emporta :
   « Tu es une petite idiote, ma fille ! Dépêche-toi de l’embrasser, puisque tel est son désir.
   Mais sa fille de riposter :
   « Ma mère, comment puis-je embrasser un type qui ne vaut plus rien et qui, par-dessus le marché, veut posséder sous son toit une « Argos vide de substance » ?
   Lors d’une grande fête, Gnathainion descendit jusqu’au Pirée, afin de rencontrer un marchand étranger, l’un de ses clients. Elle fit son voyage sur une litière des plus simples, n’ayant pour elle que trois malheureux ânes, trois servantes et une jeune nourrice.
   À un endroit où la route se resserrait, le cortège rencontra un de ces lutteurs miteux qui s'arrangent toujours pour se laisser battre dans les compétitions.
   Comme il lui était impossible de se mouvoir dans ce passage étroit, il cria ceci :
   « Triple ânier à la noix ! Si tu ne me laisses pas le passage dans l’instant, je promets de faire un malheur et je vous fiche tous à terre ! »
   Mais Gnathainion lui répondit :
   « Pauvre crétin, tu sais fort bien que c’est au-dessus de tes forces ! »
 

Chroniques demi-mondaines (III)

45. Machon nous a rapporté une foule d’anecdotes sur d’autres courtisanes. En voici un échantillon : 

Un jour, on raconte que Laïs, la courtisane corinthienne, avait vu Euripide dans un jardin tenant une tablette et un stylet. Elle lui lança :
   « Réponds-moi, poète de mon cœur, que signifie ce vers que j’ai trouvé dans une de tes tragédies :
   « Disparais, fauteur d’infamies ! »
   Et Euripide, face à tant d’impudence, lui répliqua :
   « Et toi, femme, qui es-tu, si ce n’est une fauteuse d’infamies ? »
   Et dans un éclat de rire, elle lui riposta :
   « Mais qu’est-ce véritablement qu’une infamie pour ceux qui ne la connaissent pas ? »
   Glycérion avait reçu comme cadeau d'un de ses amants une petite robe d'été bordée de pourpre, du dernier cri, et l’avait confiée au teinturier.
   Quand elle estima que cette tunique était prête, elle l’envoya chercher par son esclave.
   Mais le teinturier lui dit :
   «M’as-tu au moins rapporté les trois-quarts d'huile nécessaire ? Si tu l’as fait, je te donne la robe, sinon, je ne peux pas ! »
   Rapportant les propos de l’artisan, Glycérion s’écria :
   « Mais il m’embête, celui-là ! Est-ce qu’il veut frire ma robe comme de vulgaires sardines ? »
   Quand il était très jeune, Démophon, le giton de Sophocle, eut une relation avec la courtisane Nico, déjà d’un âge avancé.
   Cette Nico avait été surnommée la « Chèvre » car elle avait croqué à belles dents la fortune d’un de ses riches clients, nommé Thallos, un homme venu à Athènes pour y acheter des figues sèches et pour charger à son bord une cargaison de miel de l’Hymette.
   La femme étant dotée d’une belle chute de rein, Démophon exprima le souhait de la prendre par derrière.
   Elle éclata de rire et lui dit :
   « Soit ! Prends mes fesses, mon chéri, et offre-les ensuite à ton Sophocle ! »
   Callistion, surnommée la « Truie », se disputait avec sa mère, dont le surnom était la « Corneille ». Gnathaina essaya de les réconcilier.
   Leur demandant le motif d’une telle animosité, Callistion répondit :
   « Il est tout à fait normal qu’entre corneilles, on se chamaille ! »
   On raconte que la courtisane Hippé (la jument) avait pour amant Théodotos, qui était devenu gardien du fourrage royal.
   Un jour, étant arrivé fort en retard à un dîner organisé par le roi Ptolémée, avec qui elle avait l’habitude de festoyer régulièrement, elle dit :
   « Ptolémée, mon cher papa, j'ai une soif terrible ! Vite, qu’on me verse quatre tasses dans une grande cruche. »
   À quoi le roi répliqua :
   « Plutôt dans une auge, ma chère, car tu as dû dévorer beaucoup de fourrage. »
   Mœrichos ne cessait de solliciter les faveurs de Phryné, la courtisane de Thespie. Un jour elle exigea une mine pour coucher avec lui.
   « C’est beaucoup trop, argua-t-il, l’autre jour, tu as baisé avec deux types pour seulement deux piécettes d’or. »
   - Attends, répondit-elle, que j’ai de nouveau envie de baiser : à ce moment, je ne t’en demanderai pas plus.
   On raconte que Nico dite « la Chèvre » avait été lâchée par un certain Python qui s’était amouraché d'Évardis, une femme plutôt plantureuse.
   Pourtant, quelque temps plus tard, il chercha à la récupérer. À l’esclave venu la supplier, elle dit ceci :
   « Ah ! Maintenant que Python s’est empiffré de cochon, il est en état de se délecter d’un peu de viande de chèvre. »

SOPHISTES ET COURTISANES : MÊME COMBAT

46. Jusqu'à maintenant, je me suis borné à ne rapporter que les anecdotes de Machon relatives aux courtisanes.
   Mais sachez que la belle Athènes, que nous aimons tant, a produit, plus que tout autre cité, même les plus populeuses, une incroyable succession de courtisanes dont je parlerai plus loin, selon mes moyens.
Aristophane de Byzance a recensé pour cette ville pas moins de cent trente-cinq courtisanes. Apollodore augmente le chiffre et Gorgias fait de même. Tous deux déclarent qu'Aristophane a exclu de sa liste les courtisanes suivantes : Tipsy, Lampyris et Euphrosyne. Cette dernière était la fille d’un teinturier.
   En outre, Aristophane aurait omis bien d’autres femmes encore : Mégisté, Agallis, Thaumarion, Théocléia « la Corneille », Lénaitocystos, Astra, Gnathaina et sa grand-mère Gnathainion, sans oublier Sigé, Synoris, surnommée « la lampe », Eucléia, Gryméa, Thryallis, Chimaira et Lampas.
   S’agissant de Gnathaina, nous avons déjà vu que
Diphilos, le poète comique, en était éperdument amoureux. D’ailleurs, Lyncéos de Samos ne dit pas autre chose dans ses Dits Mémorables.
   Une fois, dans un concours dramatique, il fut si décrié par le public qu’on l’expulsa du théâtre. Venu se réfugier chez Gnathaina, Diphilos lui demanda de lui laver les pieds.
   « En as-tu vraiment besoin, lui dit-elle, n’es-tu pas venu chez moi, la tête renversée ? »
   Gnathaina avait en effet un sens de la répartie qui tenait du génie.
   Elle n’était pas la seule à être douée d’une remarquable intelligence. De nombreuses courtisanes, très férues de culture, occupaient une grande partie de leur temps à s’instruire et à affiner leur esprit. De fait, elles avaient développé dans leur conversation une certaine causticité.
   Prenons le cas de Glycéra. Celle-ci fut accusée par Stilpon – aux dires de
Satyros dans ses Vies – de corrompre la jeunesse. Voici quelle fut sa défense :
  « On peut nous mettre dans le même sac, mon cher Stilpon. On dit que tu corromps tes disciples en leur enseignant des sophismes totalement inutiles, qui ne servent qu’à provoquer des disputes. Moi, je fais exactement la même chose, mais d’un point de vue sexuel. Il n’y a donc pas à faire de différence entre ceux qui sont victimes des agissements d’un philosophe et ceux qui sortent des bras d’une putain. »
   Rappelons pour mémoire ces vers d’Agathon :

   « Une femme, parce qu’elle est inactive par le corps, est forcément active par l’esprit. »

 

gnathaina

47. Lyncéos nous a conservé toute une série de bons mots attribués à Gnathaina. En voici quelques-uns : 

Un gigolo, qui vivait aux crochets d’une vieille femme, avait une santé florissante.
   « Bravo, lui dit Gnathaina, ton mignon petit corps est fort robuste. »
   - Ah ! qu’adviendrait-il de moi si je ne couchais pas avec elle !
   - C’est simple, reprit-elle, tu mourrais de faim !
   Quand Pausanias dit « la Citerne » tomba dans une jarre alors qu’il dansait, la courtisane lui lança :
   « Zut alors, dit-elle, la citerne est tombée dans la jarre ! »
  Un jour qu’on lui offrait du vin dans une coupe minuscule, on lui dit :
   «  Il a seize ans. »
   Elle répondit alors :
   « C’est très petit malgré son âge ! »
   Lors d’une beuverie fort animée, des jeunes hommes en vinrent aux mains pour obtenir ses faveurs. À celui qui avait été vaincu, elle dit : « Ce n’est pas grave, gamin. Quand on gagne à ce jeu, on n’obtient aucun laurier et on perdrait même de l’argent. »
   Un client, qui avait un jour donné une mine à sa fille, continuait à lui rendre visite, mais sans plus rien lui offrir.
   « Dis-moi, mon ami, tu te crois ici chez Hippomachos l'entraîneur sportif, à qui l’on donne une mine une fois pour toute ? »
   Phryné lui dit un jour :
   « Suppose que tu tiens une pierre...
   - Eh bien, je te la donnerais pour te torcher le cul, répondit-elle.
   En effet, l’une souffrait de la pierre et l’autre de diarrhée.
   Au cours d’un banquet, un plat d’oignons aux lentilles devait être servi aux invités. Or la jeune esclave, par maladresse, renversa quelques lentilles qui allèrent se glisser dans sa poitrine.
   « Ah ! dit Gnathaina, la coquine cherche à nous faire savourer ses lolos aux lentilles ! »
   Après une représentation triomphale de ses Épigones, Andronicos le tragique voulut boire chez notre courtisane. Lorsque l’esclave chargé de payer les frais de la dépense arriva, elle s’écria :
   « Pauvre dément ! Quel mot as-tu dit là ? (vers tiré probablement des Épigones)
   Un fieffé bavard lui contait avec mille détails comment il était venu de l’Hellespont.
   « Ainsi donc, dit-elle, tu n’as jamais fait escale dans la première ville de ce pays ?
   - Laquelle, demanda-t-il, intrigué ?
   - Sigeion, bien sûr ! (
Sigeion signifie aussi « tais-toi ! »
)

   Un homme venu dans sa maison, lui demanda, en voyant des œufs dans un plat s’ils étaient crus ou durs.
   - Ils sont chers, mon mignon, dit-elle.
   Quand Chéréphon vint s’inviter à un festin sans y avoir été convié, elle lui porta un toast en disant ces mots :
   « À la tienne, jeune fiérot ! »
   - Mais je ne suis pas fiérot ?
   - Oh si, il faut l’être pour venir comme ça sans avoir été invité.

   Nico, la femme surnommée la Chèvre, comme Lyncéos le raconte, rencontra un parasite qui était maigre en raison d'une maladie et lui dit,
   « Comme tu es maigre ! »
   - Que penses-tu que j'ai mangé ces trois derniers jours?
   - Une bouteille d'huile, dit-elle, ou tes chaussures.

48. Un autre pique-assiettes, Démoclès, surnommé « la bouteille », s’était effondré sur un tas de plâtre. La courtisane Métaneira lui dit :

« C’est toi « la Bouteille » qui tombe à terre ? »
   Comme il allait se jeter sur le divan le plus proche, elle ajouta :
   « Prends garde ! Tu vas te renverser ! »
 

Aristodémos, dans le deuxième livre de ses Histoires drôles et mémorables nous a livré cette anecdote :

 Deux hommes avaient réussi à gagner les faveurs de Gnathaina : l’un était un soldat, l’autre, un repris de justice.
   Le soldat qui était très rustre, lui dit qu’il avait baisé avec une vieille rivière.
   «  Ah ! vous dites cela parce que vous vous êtes écoulés en moi comme les fleuves dont vous portez le nom, Lycos et Eleuthéros. »
   Des hommes sans le sou, en quête de chair fraîche, voulaient coucher avec la fille de Gnathaina. Pour cela, ils n’hésitèrent pas à menacer de détruire sa maison de fond en comble, munis de pics et de pioches.
   - Fermez-la donc ! dit Gnathaia, si vous aviez vraiment de tels outils, vous les auriez mis en gage pour payer votre passe. »
 

Gnathaina était pleine de savoir-vivre et d’une conversation raffinée. Elle avait même rédigé un véritable manuel de bonne conduite à l’usage des banquets. Et ses amants, comme sa fille, devaient suivre ses préceptes à la lettre. En cela, elle imitait les philosophes, férus de règles semblables.
   Callimaque en fait allusion dans le troisième Catalogue de ses Lois, en citant le début de cette œuvre :

« La règle ici consignée est valable pour tous... »

Ce texte comprenait en tout trois cents vingt-trois vers.

Callistion, GlycÉra, Thaïs, Laïs

49. Callistion, qu’on avait surnommée l’« Hélène mendiante » avait pour client un repris de justice, habitué du fouet.
   C’était l’été. Quand il se fut dénudé, elle vit les traces de flagellation sur son corps. Elle lui demanda alors :
   « D’où te vient ces marques, mon pauvre garçon ?
   - Quand j’étais gamin, répondit-il, on a renversé une sauce bouillante sur moi.
   - Une sauce à base de viande de veau, je suppose, dit-elle en souriant. (Les lanières de fouet étaient faites en peau de veau)
   Le poète Ménandre, qui avait essuyé un four avec l’une de ses pièces, se rendit chez Glycéra qui lui offrit une tasse de lait chaud. Mais il lui dit :
   « Non, je n’en veux pas, il y a une peau dessus toute ridée !
   Alors Glycéra de lui répliquer :
   « Souffle dessus ! Ce lait se goûte par en bas comme une femme ! »
   Un amoureux fort impudent avait emprunté à droite et à gauche des coupes en vue d’un banquet à la gloire de Thaïs.
Bientôt, il voulut briser toute cette vaisselle et utiliser d’autres coupes. Alors Thaïs lui dit :
   « Tu ne perdrais que le bien d’autrui. »
   Léontion était accolée à son amant lorsque, inopinément, survint Glycéra qui s’installa juste derrière eux. L’amant n’eut bientôt d’yeux que pour elle et Léontion en fut froissée.
   Se tournant vers elle, l’homme lui demanda si elle se sentait bien. Alors, elle de rétorquer :
   « Oui, c’est au derrière que j’ai mal ! »
   Un jour, un amoureux proposa à Laïs la Corinthienne de venir le retrouver chez lui. Pour cela, il prit soin de lui adresser son cachet en argile. Mais elle lui dit :
   « Non, je ne peux pas venir, il y a trop de boue ! »
   Thais alla chez un client qui sentait le bouc. À ceux qui lui demandaient où elle se rendait, elle dit :
   « Je vais chez Égée, fils de Pandion. » (Egée signifie bouc)
  
Phryné, elle aussi, banquetait avec un homme puant le bouc. Lui donnant un morceau de porc, elle ajouta :
   « Prends cela et boucffe » (jeu de mots entre le mot bouc et le verbe manger)
  
Un ami lui avait envoyé un vin de qualité mais en très petite quantité, en expliquant qu'il avait plus de dix ans. Elle dit alors :
   « Vu le nombre des années, il n’a pas beaucoup profité. »
   Dans un banquet, on se posa la question de savoir pourquoi on suspendait des couronnes à la porte des femmes. Phryné eut cette répartie :
   « Cela les excite, c’est tout ! »
   Un forçat faisait le pitre devant Phryné et se vantait d’être sorti vainqueur des plus rudes assauts. La courtisane feignit d’être attristée. L’homme lui en demanda la cause.
   « Je suis tout en émoi à l’idée que tu en as subis autant ! »
   Un amant fort avare, ne cessait de la flatter et l’appelait l’« Aphrodite de Praxitèle ». Et elle de répliquer :
   « Toi, tu es l’Éros de Phidias (Le mot Phidias signifie pingre.)
   

LES Courtisanes DANS LA LITTÉRATURE

50. Je n’ignore pas qu’il a existé des courtisanes qui ont été, soit défendues, soit mises en accusation par des hommes d’Etat. Quelques exemples.
  
Démosthène fait mention; dans son Discours à Androtion, de Sinopé et de Phanostrate.
   Au sujet de Sinopé, Hérodicos de Cratès indique, au sixième livre de ses Personnages de Comédie, qu'on l’avait surnommée « Abydos » car elle était très vieille (Abydos symbolisait la ville ruinée). Ce surnom est en effet utilisé par de nombreux comiques, tels Antiphanès dans son Arcadien, son Jardinier, sa Couturière, son Pêcheur et son Poussin.
  
Alexis fait de même dans sa Cléobuline, et Callicratès dans sa Moschion.
   Pour ce qui concerne Phanostrate,
Apollodore, dans son livre sur les Courtisanes athéniennes, ajoute qu’on l’avait surnommée « le seuil des poux » parce qu’elle avait coutume de s’épouiller allègrement sur la pas de sa porte.
  
Hypéride, dans son Discours contre Aristagoras dit ceci : 

Et encore, vous les appelez de la même façon, les « sardines » ! » 

« Sardines » était le sobriquet donné à deux donzelles, sur lesquelles Apollodore, déjà cité plus haut, écrit ces mots :

« Stagonion et Anthis étaient sœurs. Si on les avait surnommées « sardines », c’est parce qu’elles avaient le teint clair, les yeux globuleux et n’avaient que la peau sur les os. »

Antiphanès nous indique dans son ouvrage consacré aux courtisanes, que Nicostratis avait reçu le même sobriquet.
   Hypéride, encore lui, dans son Discours contre Mantithéos, accusé de coups et blessures, fait allusion en passant à Glycéra :
 

« Il aimait emmener dans son chariot Glycéra, fille de Thalassis. » 

Il n’est pas du tout certain qu’il s’agisse de la Glycéra qui vécut auprès d’Harpalos. Théopompe écrit, dans sa Lettre sur les Affaires de Chios, envoyée à Alexandre, qu’après la mort de Pythionicé, Harpalos la fit venir d'Athènes. Elle fut aussitôt accueillie au palais royal de Tarse et, en tant que reine, ordre fut donné au peuple de la cité de lui faire allégeance. Harpalos alla jusqu’à refuser les couronnes qu’on lui offrait si Glycéra ne s’en voyait pas offertes dans le même temps. À Rhossos, on raconte qu’il fit ériger une statue en bronze de sa maîtresse aux côtés de la sienne.
   Toutes ces informations sont condensées dans l’Histoire d'Alexandre de
Cléitarchos.
   Agen, court drame satyrique dont l’auteur serait, soit
Python de Catane, soit le roi Alexandre lui-même, évoque également la personne de Glycéra : 

« - Harpalos a envoyé autant de milliers de boisseaux de blé que cet Agen. Et c’est ainsi qu’ils lui ont décerné le titre de citoyen.
   - Ce blé vient de Glycéra. En fait, c’est un gage de mort plus que celui des faveurs d’une putain. »

ANTÉAI, NANNION, CORONÉ

51. Lysias, dans son Discours contre Laïs - s'il est vraiment de lui – fait mention de plusieurs courtisanes. Voici comment il parle de ces femmes : 

« Très jeune encore, Phylira cessa de faire la tapin, tout comme Scioné, Hippaphésis, Théocléia, Psamathé, Lagisca, et Anthéia. » 

À propos, je ne sais si je dois écrire Anthéia ou Antéia. Je n’ai trouvé chez aucun auteur une courtisane nommée Anthéia. En revanche, comme je l’ai dit précédemment, une Antéia a donné son nom à une pièce composée par Philyllios. Ce nom apparaît également dans un Discours contre Néaira.
  
Dans son Discours Contre Philonidès, un individu poursuivi pour coups et blessures, Lysias – s’il s’agit bien de lui une nouvelle fois – évoque la courtisane Naïs. Enfin, dans son Discours contre Médon, accusé de parjure, il parle d’une certaine Anticyra.
   En vérité, Anticyra était un sobriquet. Son nom véritable était Oïa, comme le précise Aristophane dans son Traité sur les Courtisanes. Cet auteur prétend qu’on l’avait ainsi surnommée, soit parce qu’elle ne cessait de s’enivrer avec des personnages à l’esprit dérangé ; soit parce que le médecin Nicostratos, qui l’entretenait, lui avait légué à sa mort une quantité appréciable d’ellébore. 
   Lycurgue, dans son Discours contre Léocratès, évoque une Eirénis qu’il présente comme l’amie de cœur de Léocratès.
   Quant à Nannion, Hypéride parle d’elle dans son Discours contre Patrocle. Nous avons déjà dit qu’elle avait été surnommée « la Chèvre », après avoir mis à mal par ses folles dépenses la fortune du colporteur Thallos (son nom signifie branche d’olivier). Soit dit en passant, on sait que les chèvres sont friandes de branches d’olivier, arbre sacré d’Athéna, ce qui explique qu’on interdise à ces bêtes l’accès de l’Acropole et qu’on n’en sacrifie point à la déesse.
   Dans ses Bergers, Sophocle nous dit quelques mots sur ce goût immodéré des chèvres pour les branches d’olivier : 

« Très tôt le matin, avant même que le premier valet de ferme fût à pied d'œuvre, alors que je donnais une fraîche branche d’olivier à une chevrette, tout à coup, je vis arriver du rivage tout la cohorte de ses compagnes. » 

Quant à Nannion, elle est mentionnée par Alexis dans ses Tarentins :

 « Nannion est une fervente de Dionysos » 

En effet, comme c'était une pocharde, elle se fit railler dans sa comédie.

Ménandre évoque aussi Nannion dans son Faux Héraclès, où on lit les vers suivants : 

« Ne chercha-t-il pas à violer Nannion ? » 

Antiphanès dans ses Courtisanes dit : 

« Nannion fut surnommée Proscenion (avant-scène). Bien que pourvue d’un minois charmant, bien que parée de bijoux d'or et vêtue de robes précieuses, une fois toute nue, elle était fort laide. » 

Nannion eut une fille, Coroné (corneille) qui se fit surnommer « Mémère » parce qu’elle appartenait à une troisième génération de putains.
   Continuons. Néméas, joueuse de flûte fut mentionnée par Hypéride dans son Discours contre Patrocle. On peut être choqué par le fait qu’une prostituée ait pris le nom d’une fête religieuse sans que les Athéniens ne réagissent. Pourtant, il était formellement interdit aux putes et aux esclaves de porter de tels noms. C’est en tout cas ce que nous explique Polémon dans son ouvrage Sur l'Acropole.

OCIMON ET LES AUTRES

52. Et cette Ocimon, celle qui, selon toi, est ma préférée, mon cher Cynulcos, eh bien ! Hypéride parle d’elle dans son second Discours contre Aristagoras. Et voici dans quels termes : 

« Laïs, la plus belle de toutes les femmes, dépassant en splendeur les Ocimon et les Métaneira... » 

Nicostratos, le poète de la comédie moyenne, fait allusion à Ocimon dans son Pandrosos : 

« En passant par le même chemin, rends-toi chez Aéropé et propose-lui d’envoyer des parfums et des tapis chez Ocimon. » 

Ménandre, encore lui, dans son Flatteur, dresse une liste des courtisanes : 

« Tu t’es payé Chrysis, Coroné, Anticyra, Ischas, et Nannion, beauté naissante, toutes des fruits splendides. » 

Philétairos se livre au même dénombrement dans sa Chasseresse :

« Cercopé n’a-t-elle pas déjà trois mille ans d’âge ? Télésis, fille de Diopeinthès, qui sent le moisi, n’approche-t-elle pas les dix-mille. Quant à Théolyté, n’a-t-on pas déjà oublié qu’elle a existé. Lais n'est-elle pas encore morte d’épuisement à force de se faire tringler ? Isthmias, Néaira et Phila ne se sont-elles pas en putréfaction ? Les Cossyphe, les Galéné, les Coroné, mieux vaut ne pas en parler ! Enfin, concernant Naïs, je suis sourd-muet : elle n'a plus une molaire ! » 

Théophilos fait également une liste dans son Amateur de flûte : 

« Pour l'empêcher de tomber pêle-mêle dans les griffes d'une Laïs, d'une Méconis, d'une Sisymbrion, d'une Barathron, d'une Thallousa, et de s'empêtrer dans les filets tendus par ces maquerelles de Nannion et de Malthacé. »

MÊme Épicure

 

53. Après ce flot de paroles sorti de sa bouche volubile, Myrtilos s’écria :
   « J'espère que vous, philosophes, vous allez prendre bien garde de ne pas devenir pire que ce ramassis de sensuels invétérés. Comme le dit Ératosthène, dans un de ses écrits, ne creusez pas une fente dans la muraille dressée devant la Volupté. Pour ma part, je crois avoir suffisamment évoqué ces courtisanes. J’ai envie maintenant d‘aborder d’autres matières de discussion.
   En premier lieu, je vous rappelle au bon souvenir d’Épicure, un maître de vérité.
   Vous savez qu’il avait en haute estime tous ceux qui pratiquaient la sagesse avec une belle acuité. Il les honorait en leur disant : « Je te félicite, ami, de te jeter à corps perdu dans sagesse, vierge de toute idée préconçue. » Pour cette raison, Timon le surnomma 

« Professeur nul, le plus inculte des hommes. » 

Or ce même Épicure n'eut-il pas pour maîtresse Léontion, une femme célèbre pour sa liberté de mœurs ? Bien qu’initiée à la philosophie, elle ne renonça pas pour autant à baiser. En effet, elle coucha avec tous les disciples d’Épicure, en plein cœur de ses jardins, et sous les yeux du maître par-dessus le marché ! Malgré cela, il fut toujours aux petits soins pour elle, s’il faut en croire ses Lettres à Hermarchos.

Laïs

54.  Laïs était originaire d’Hyccara, une ville de Sicile. Polémon nous dit dans son ouvrage consacré à Timaios qu’elle y fut capturée et emmenée à Corinthe. C’est alors qu’elle devint la maîtresse d’Aristippe, de Démosthène et de Diogène le cynique. On raconte que l’Aphrodite de Corinthe, celle qu’on appelle Mélainis, lui apparut dans un songe et lui révéla qu’elle aurait des amants prestigieux. Hypéride nous parle d’elle dans son deuxième Discours contre Aristagoras.
   Un jour, le peintre Apelle la surprit alors qu’elle était occupée à puiser de l’eau à la fontaine de Pirène : il fut tellement extasié par tant de beauté qu’il la convia à un festin qu’il organisait entre amis. On ne manqua pas de le railler pour avoir amené non pas une courtisane, comme c’était habituel, mais une jeune fille inexperte. À cela, il répondit :

« Ne soyez pas étonné ! Sa beauté est une promesse de volupté : attendez donc trois ans et vous verrez ! » 

Socrate avait fait la même promesse en ce qui concerne Theodoté l’Athénienne, comme l’indique Xénophon dans un passage de ses Mémorables : 

« Comme on lui affirmait que cette femme était fort désirable et que ses seins étaient d’une fermeté que nul ne pouvait décrire, Socrate dit :
« Rendons une petite visite à cette donzelle ! Nous ne pouvons juger une chose à partir d’une rumeur. » 

Laïs était d’une beauté si saisissante que les artistes venaient la voir pour dessiner ses seins et son corps. Quand vint le moment de rivaliser avec Phryné, elle prit une foule de clients, sans faire la moindre distinction entre le riche et le pauvre et sans faire la fine bouche pour qui que ce soit.

LAÏS (VIE ET MORT)

55. Chaque année, à l’occasion des Fêtes de Poséidon, Aristippe vivait deux mois en compagnie de Laïs à Egine. Hicétas lui reprocha vivement cette liaison en ces termes : 

« Tu lui donnes plein d’argent alors qu’elle se fait tirer sans vergogne et gratis par Diogène le cynique. » 

Alors, Aristippe lui rétorqua : 

« Je suis très généreux envers Laïs pour qu’elle me contente, non pas pour l’empêcher d’aller baiser ailleurs ! » 

Diogène lui dit un jour : 

« Tu vis avec une putain. Tu ferais mieux de te faire cynique comme moi. Ou alors, autre solution : renonce à elle et maîtrise-toi. » 

Alors Aristippe : 

« Es-tu choqué d‘habiter dans une maison que d’autres ont occupée avant toi ?
   - Non, dit Diogène.
   - Es-tu choqué de naviguer sur un vaisseau où déjà d’autres ont navigué ?
   - Bien sûr que non !
   - Donc, il n’est pas choquant en soi de coucher avec une femme qui a déjà servi ! » 

Nymphodoros de Syracuse écrit dans ses Merveilles de la Sicile, que Laïs était née à Hyccara, un avant-poste sicilien.
   Toutefois,
Strattis, dans ses Macédoniens ou dans son Pausanias, avance l’idée qu’elle était Corinthienne. Voici ce qu’il dit :

 « - D’où viennent ces filles ? Et qui sont-elles ?
   - Elles sont venues de Mégare, mais elles sont Corinthiennes. En premier lieu, citons Laïs, qui appartient à Mégaclès. »

 Dans le treizième livre de ses Histoires, Timaios déclare aussi qu’elle était bien originaire d’Hyccara.
   S’il faut porter crédit à ce que dit Polémon, elle aurait été enlevée par des Thessaliennes, jalouse de sa liaison avec un certain Pausanias, puis battue à mort par celles-ci à grands coups de fauteuils de bois dans le temple d’Aphrodite. Et c’est pourquoi le sanctuaire prit le nom d’Aphrodite pêcheresse.
   On montre le tombeau de Laïs sur les bords du fleuve Pénée. Sur la stèle, on peut lire l’épigramme suivante : 

« Ci-gît une beauté divine dont la fière Hellade fut l’indicible esclave : Laïs. Éros l’engendra ; Corinthe la nourrit ; Elle repose maintenant dans les plaines glorieuses de Thessalie. »

  Ceux qui prétendent qu’elle est enterrée à Corinthe près du Cranéion sont à côté de la plaque.

MaÎtresses des grands de ce monde

56. Quant à Aristote de Stagire, n’a-t-il pas eu un fils de la courtisane Herpyllis avec laquelle il vécut jusqu’à la fin de sa vie ? Hermippos, dans son livre consacré au philosophe ajoute qu’il prit même des dispositions testamentaires afin d’assurer l’avenir de cette femme.
   Et notre beau Platon, n’a-t-il pas été amoureux d’Archéanassa, la courtisane de Colophon, au point de lui composer ces vers ? 

« Archéanassa, la courtisane de Colophon est mienne. Ses rides cachent encore une passion ardente. Malheureux hommes, vous qui l’avez connue en sa blonde jeunesse, par quelles flammes terribles vous a-t-elle fait passer !

 Et Périclès l'Olympien, comme le rappelle Cléarchos dans le premier livre de ses Érotiques, n’est-ce pas à cause d’Aspasie – je ne parle pas de la plus jeune, qui fut liée à Socrate – qu’il mit la Grèce sens dessus dessous, et ce, malgré l’éminence de sa sagesse et de son savoir-faire politique ?
   C’était, à la vérité, un homme d’une sensualité débordante, à tel point même qu’il fricota avec la femme de son fils, s’il faut en croire Stésimbrotos de Thasos, son contemporain, dans son livre sur Thémistocle, Thucydide et Périclès.
   Antisthène le Socratique affirme qu’il était tellement épris d’Aspasie qu’il ne pouvait s’empêcher d'entrer et de sortir de sa maison deux fois par jour pour la saluer...
   Quand elle fut traînée en justice pour impiété, on raconte que Périclès fut bien plus ébranlé que lorsque sa propre vie et sa propre fortune furent menacées.
   Cimon, en toute illégalité, avait épousé sa sœur Elpinicé, celle qui épousa plus tard Callias. Exilé, Périclès le fit rentrer dans sa patrie. En signe de reconnaissance, Cimon lui permit de coucher avec Elpinicé.
   Dans le troisième livre de son Égina, Pythainétos raconte que Périandre, en la voyant vêtue à la mode Péloponnésienne (c’est-à-dire portant qu’une tunique flottante à la place d’un manteau) il fut subjugué par Mélissa, fille de Proclées d’Epidaure, qui était occupée à donner à boire à des ouvriers.
   Quant à Pyrrhus, le roi d'Epire, le troisième descendant du Pyrrhus qui envahit l’Italie, il eut pour maîtresse Tigris de Leucade, empoisonnée plus tard par Olympias, la mère du jeune homme.

TIGRE OU TIGRESSE ?

57. Sur quoi Ulpien, comme s'il avait fait une trouvaille, demanda, alors que Myrtilos parlait toujours, si tigris (le tigre) était employé au masculin. Je sais que Philémon a dit dans Néaéra:

« Comme Séleucos envoyait ici une tigresse, que nous avons vue nous-mêmes, il fallait qu'à notre tour nous renvoyions à ce prince une de nos bêtes sauvages. 
   - Un trygeran
os sauvage! Mais cette bête ne se trouve pas ici. »

En réponse à Ulpien Myrtilus dit : 

« Puisque tu m'interromps alors que je faisais un catalogue des femmes - non selon le Ou tel  de Sosicrate le Phanagonite ou du catalogue des femmes de Nicénétos de Samos ou d'Abdère - je vais faire une courte pause pour me pencher sur ta question, Phoenix, mon père vénérable. »

Apprends donc que tigre est employé au masculin dans le Pyraunos d'Alexis:

« Ouvrez, ouvrez la porte ! Je suis resté longtemps sans savoir que j'étais une simple statue, la pierre de la meule, un hippopotame, un mur, le tigre de Séleucos. »

Mais bien que je détienne d'autres témoignages, je garde cette citation au frais pour l'instant, jusqu'à l'achèvement de ce catalogue des belles femmes.

Épaminondas et HypÉride

58. Au sujet d’Épaminondas, Cléarchos écrit ceci : 

« Épaminondas de Thèbes, pourtant d’une dignité sans pareil, se comportait en goujat dès qu’il s‘agissait d’amour, se laissant aller à commettre des actes peu reluisants. Pour en juger, ce qu’il fit à l’épouse d’un Lacédémonien. » 

Hypéride l'orateur installa chez lui la plus onéreuse des courtisanes, Myrrhiné, après avoir chassé du foyer paternel son fils Glaucippos. Myrrhiné était sa maîtresse d’Athènes. Il entretenait également deux putes, Aristagora et Phila, respectivement au Pirée et à Éleusis. À Phila, qu’il avait achetée, puis affranchie, il confia par la suite les soins de sa maison. Idoménéos nous le confirme.
  Quand il prit la défense de Phryné, il avoua être épris de cette femme. D’ailleurs, son amour pour elle n’était pas tout à fait éteint quand il installa chez lui Myrrhiné, nommée plus haut.

PhrynÉ

 

59. Parlons maintenant de Phryné de Thespies.

Accusée de meurtre par Euthias, elle fut finalement acquittée. D'après Hermippos, la chose irrita tellement cet homme de loi qu'il ne plaida plus après cette affaire.

Hypéride, l'avocat de Phryné, n'ayant pas réussi à émouvoir les juges et se doutant qu’ils allaient la condamner, décida de la mettre bien en vue, déchira sa tunique et dévoila sa poitrine à tout le monde. À ce moment, il tint des arguments si pathétiques que les juges, pris soudain d'une frayeur superstitieuse vis-à-vis d'une servante et prêtresse d'Aphrodite, se laissèrent gagner par la pitié et s’abstinrent de la mettre à la mort. Toutefois, après son acquittement, un décret fut voté, par lequel aucun défenseur ne saurait user de sensiblerie et qui, en outre, interdisait à tout personne accusée d’être regardée par ses juges.

   Il faut bien avouer que la splendeur de Phryné résidait dans ce qu’elle ne montrait pas. C’était impossible de la voir nue, car elle était toujours vêtue d'une tunique qui dissimulait les charmes de son corps ; de plus, elle n'allait jamais aux bains publics.

   Un jour, cependant, à la grande assemblée des Eleusines et aux fêtes de Poséidon, elle ôta son manteau devant tous les Grecs, laissa tomber ses longs cheveux et entra dans l'eau dans le plus simple appareil.

   Elle servit de modèle à Apelle quand il peignit son Aphrodite Anadyomène, mais aussi au sculpteur Praxitèle, son amant, qui sculpta l’Aphrodite de Cnide à son image ; et, sur le socle de son Éros, qui se trouve au pied de la scène du théâtre, il grava ces vers :  

« Praxitèle a fait cet Éros en le tirant de son propre cœur ; il m’a donné à Phryné : je suis moi-même mon propre salaire. Et si je jette des charmes, ce n'est plus avec mes flèches, mais avec mon regard de braise » 

Plus tard, Praxitèle demanda à Phryné de choisir une de ses statues, curieux de savoir si elle préférait, soit son Éros, soit son Satyre, celui qui se dressait dans la rue des Trépieds. Or elle prit l'Éros qu'elle offrit plus tard comme ex-voto à Thespies.

Les amis de Phryné firent couler une statue d'or à son effigie qu'ils érigèrent ensuite à Delphes, au sommet d'une colonne en marbre du Pentélique, sculptée par Praxitèle. Quand le cynique Cratès découvrit l'œuvre, il s'écria que c'était un monument dressé au laisser-aller de la Grèce. Cette statue, que l'on peut encore voir entre celle d'Archidamos, roi de Lacédémone, et celle de Philippe, le fils d'Amyntas, porte la dédicace suivante : « Phryné, fille d'Épiclès de Thespies » ; c'est en tout cas ce que nous dit Alcétas dans le deuxième livre de son ouvrage consacré aux offrandes delphiques.

Les deux PhrynÉ

60. Apollodore, dans son livre sur les Courtisanes, parle de deux Phryné, l'une, selon lui, était surnommée « le Rire triste », l'autre « Hareng-saur ». Hérodicos, dans le sixième livre de ses Personnages de comédies nous dit que l'une d'elles fut surnommée Sestos, parce qu'elle détroussait et passait au crible (sethein) tous ceux qui couchaient avec elle ; l'autre était bien sûr la Thespienne.

Dans son livre sur les Courtisanes, Callistrate raconte que Phryné, devenue très riche, avait promis de reconstruire la muraille de Thèbes à ses frais, à la seule condition que les Thébains y gravent l'inscription suivante:  

« Alexandre l'a démolie, Phryné la courtisane l’a reconstruite ». 

Le poète comique Timoclès parle aussi de ses richesses dans Néaera (son témoignage a été cité plus haut), ainsi qu'Amphis dans sa Coiffeuse.

On dit que Gryllion, qui était membre de l'Aréopage, vécut aux crochets de Phryné, comme Satyros, l'acteur d'Olynthe, à ceux de Pamphila.

Aristogiton, dans son Discours contre Phryné, prétend que son vrai nom était Mnésarèté.

Je n'ignore pas non plus que le texte contenant le discours d'accusation d'Euthias serait en fait de la main d'Anaximène, s'il faut en croire Diodore le Géographe.

Enfin, le poète comique Posidippe dit à son sujet, dans l'Éphésienne  

   « Jadis, Phryné était de loin la plus célèbre de nos courtisanes. Et bien que tu sois trop jeune pour te rappeler cette époque, tu as dû cependant avoir eu écho de son procès. Comme on la considérait comme un danger pour la cité, elle fut traînée à l'Héliée pour crime et, après avoir supplié ses juges les uns après les autres, elle parvint à les émouvoir et à sauver sa vie. »