Flodoard

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : PARTIE VI

INTRODUCTION (partie I - partie II - partie III - partie IV - partie VI - partie VII)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

GRANDE CHRONIQUE

MATTHIEU PARIS

 

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

TOME PREMIER.

 

 

précédent

Défaite des croisés allemands. — Cependant le sultan d’Iconium, ayant appris l'arrivée de princes si fameux, avait depuis longtemps levé des troupes et demandé des secours dans tout l'Orient, et s'occupait activement de se délivrer du péril qui le menaçait. Aussi, posté avec son armée sur les confins de la Lycaonie, il attendait qu'il pût trouver une place et une occasion favorables pour entraver la marche des ennemis. L'empereur de Constantinople avait donné à l'empereur des Romains des guides pour conduire ses soldats à travers ces lieux inconnus et de difficile accès. Mais les Grecs, avec leur perfidie habituelle, et (c'est du moins le bruit qui courut) d'après les instructions de l'empereur im-même, toujours en vieux des succès des Latins, se tirent un plaisir d'en traîner les croisés dans des lieux où les ennemis pouvaient facilement écraser des hommes sans défiance, à qui le terrain était tout à fait inconnu. Alors le sou dan, voyant que les chrétiens s'étaient engagés dans des défilés déserts, tomba sur eux au moment où ils s'y attendaient le moins. Lui et les siens, montés sur des chevaux ardents et rapides, à qui la nourriture n'avait pas manqué, avaient affaire à un ennemi dont les chevaux, lents et pesamment armés, étaient de plus fatigués et épuisés par la faim. Les Romains étaient hors d'état de résister longtemps dans cette lutte inégale: ils furent vaincus, et les Turcs en Tirent un affreux carnage. Alors il advint que Dieu, par des motifs cachés, mais justes sans nul doute, permit que, de ces soixante-dix mille chevaliers complètement équipés, et de toute cette infanterie dont la multitude était innombrable, la dixième partie à peine échappât. Les uns moururent de faim, les autres tombèrent sous le glaive : quelques-uns furent jetés dans les fers. L'empereur réussit à se dégager, ainsi qu'un petit nombre des principaux chefs. Il gagna Nicée avec bien de la peine, et de Nicée partit pour Constantinople, où il séjourna jusqu'à l'entrée du printemps suivant.

Marche des croisés français en Asie-Mineure. — Louis VII rejoint avec peine l'empereur Conrad a Jérusalem. — L’an du Seigneur 1147, l'empereur Conrad, après avoir laissé passer l'hiver, s'embarqua avec les siens, relâcha au port d'Acre, et de là se rendit à Jérusalem. Il fut introduit dans la cité sainte, au milieu des hymnes et des cantiques de louanges, par le roi Baudouin, par le clergé et le peuple de la ville. Vers le même temps, Louis, roi de France, qui allait rejoindre l'empereur, arriva sur les bords du fleuve Ménandre avec soixante-dix mille chevaliers complètement armés, outre sa flotte, qui suivait les côtes. Dès que les Français se furent approchés du fleuve, ils trouvèrent sur l'autre rive une armée d'infidèles qui voulaient leur interdire l'usage de l'eau et leur disputer le passage. Mais les croisés, ayant enfin trouvé des endroits guéables, triomphèrent de la résistance des ennemis, en tuèrent un grand nombre, firent quelques-uns prisonniers, et mirent le reste en fuite. Ils s'emparèrent d'un riche butin, et cette victoire les combla de joie. De là, ils marchèrent sur Laodicée, et rencontrèrent une montagne escarpée et difficile à gravir qui interceptait le chemin. Or, c'était la coutume chez les Francs d'assigner à des chevaliers de marque un poste à l'avant-garde et un autre à l'arrière-garde, pour garder les bagages et défendre le pauvre peuple qui suivait l'armée. Ces chevaliers s'entendaient aussi, avec les principaux chefs, sur la route à suivre et sur les étapes. Ce jour-là, il y avait à l'avant-garde un chevalier illustre, Geoffroi de Raucon,[245] qui gravit la montagne avec ses troupes et parvint au sommet. Les Turcs, qui ne cessaient de se tenir en embuscade sur les flancs de l'armée chrétienne, s'en aperçurent ; ils tombèrent à l'improviste sur les Français, et portèrent dans leurs rangs un affreux désordre. Journée sanglante et funeste pour la gloire et la valeur des Français, qui, sans doute, plongés encore dans les ténèbres du péché, n'avaient pas élevé vers le Seigneur leurs âmes fortifiées par les sacrements! Cependant ce terrible désastre ne fit pas renoncer le roi au pèlerinage qu'il avait entrepris. Accompagné de la reine Aliénor, il se remit en route avec un enthousiasme aussi ardent, et il arriva enfin à Jérusalem. Là, il fut reçu avec honneur par le roi et par le peuple, qui partageaient dignement ses regrets et sa douleur.

Siège inutile de Damas. — Trahison des Francs orientaux. —Retour des croisés. — Lorsque les devoirs religieux eurent été saintement accomplis, une entrevue eut lieu entre l'empereur des Romains, le roi de Jérusalem et le roi de France : là on s'occupa de tirer quelque fruit de ce pénible pèlerinage et d'agrandir le royaume de Terre-Sainte. On décida unanimement qu'on assiégerait Damas, ville qui tenait sans cesse les chrétiens en alarmes. Pour exécuter ce projet, les croisés s'approchèrent de la ville et s'emparèrent des faubourgs, après y avoir tué quelques ennemis. Mais quand ils voulurent se délivrer d'une soif ardente dans les eaux d'un fleuve qui coulait le long des murailles, ils en trouvèrent les rives couvertes d'une multitude d'ennemis qui voulaient les empêcher de s'y désaltérer, et qui en interdisaient l'approche aux troupes du roi de Jérusalem et à celles du roi de France. A cette vue, l'empereur Conrad, saisi d'une violente colère, s'élance avec les principaux des siens à travers les bataillons francs. Il arrive sur le lieu du combat, et apercevant un Turc qui tenait vigoureusement tête aux fidèles, et qui combattait avec intrépidité, il lui fend d'un coup d'épée la tête et le cou, malgré le casque, l'épaule, malgré la cuirasse, et lui sépare du corps le bras gauche et le côté gauche. Cet exploit effraie les ennemis qui, abandonnant les bords du fleuve, s'enfuient au plus vite du côté de la ville. Maîtres du fleuve, les nôtres arrivèrent sans obstacle au pied des remparts, et firent leurs dispositions d'attaque. Après un long siège, les habitants, redoutant la valeur et le nombre des croisés, firent leurs préparatifs de départ, et résolurent de quitter la ville en secret et pendant la nuit. Mais auparavant ils s'efforcèrent de corrompre les esprits de ceux dont les corps étaient invincibles, et firent remettre des sommes considérables aux chefs croisés qui demeuraient en Orient. Ceux-ci, jouant alors le rôle de traîtres, s'efforçaient de faire lever le siège ; sans cesse ils revenaient à la charge, et insistaient perfidement, tantôt auprès de l'empereur, tantôt auprès du roi de France, sur les difficultés du siège. Ces menées les faisaient soupçonner de trahison. Bientôt tous les princes occidentaux, s'apercevant de leurs mauvaises intentions devenues manifestes, partirent sous la conduite du roi de France et de l'empereur, en détestant la perfidie des orientaux, et regagnèrent leurs états par la même route qu'ils avaient prise pour venir. Dès lors, profondément dégoûtés de toute alliance, non seulement avec les complices de cette trahison, mais même avec les princes orientaux quels qu'ils fussent, ils refroidirent de beaucoup le zèle des autres pour la croisade. Cette même année Robert de Chaisneau, archidiacre de Leicester, remplaça Alexandre dans l’évêché de Lincoln, et il fut consacré évêque par le ministère de Thibaut, archevêque de Cantorbéry, après le jeûne du septième mois.

Succès de Nour eddin en Syrie. — Faits divers. L'an du Seigneur 1148, après que l'empereur et le roi de France eurent quitté la Terre-Sainte, Nour eddin, fils de Zengui, prince turc très puissant, entra sur le territoire d'Antioche et mit le siège devant le château de Népa. Raymond, prince d’Antioche, marcha à sa rencontre avec une armée; mais il engagea sans précaution un combat trop inégal, où il perdit la vie avec plusieurs autres chevaliers de distinction. Neradin s'avança alors sans aucun obstacle, assiégea et prit le château d'Hareg,[246] parcourut librement et en tous sens le pays qu'il ravagea jusqu'à ce que l'arrivée du roi de Jérusalem l'obligeât à opérer sa retraite et à regagner ses états. — Translation du corps de saint Erkenwal, évêque, le dix-huitième jour avant les calendes de décembre. — Cette même année, pendant la solennité de la Pentecôte, David, roi d'Ecosse, arma chevalier Henri, alors duc de Normandie, fils aîné de Geoffroi Plantagenet, et de l'impératrice Mathilde, nièce dudit David.

Henri Plantagenet déclaré duc de Normandie. — Faits divers. — L'an du Seigneur 1149, Geoffroi, duc de Normandie, rendit à son fils Henri cette province qui lui revenait du chef de sa mère, et malgré la défense du roi de France : ce qui fit naître la discorde entre ce dit roi et le duc. L'empereur d'Allemagne et le roi de France reviennent de Jérusalem. — La ville de Lisbonne est prise par les chrétiens. — Gilbert Foliot est nommé évêque d'Hereford.

Siège d'Arques sans résultat. — Mort du comte d'Anjou. — Hiver rigoureux. — Maladie de l'abbé de Saint-Albans. — L'an du Seigneur 1150, le roi de France, Louis, et Eustache, fils du roi Etienne, se présentèrent avec une nombreuse chevalerie devant la tour d'Arqués, à cause de la dissension qui s'était élevée, comme nous l'avons dit. De son côté, le duc de Normandie, Henri et son père Geoffroi, comte d'Anjou, amenèrent une nombreuse armée d'Angevins, de Bretons et de Normands. Mais les seigneurs des deux partis, voyant qu'on ne pouvait en venir aux mains sans une grande effusion de sang, commencèrent à parler de faire la paix. Par l'intervention d'amis communs, le roi de France reçut hommage du duc Henri pour la Normandie, et on se sépara sans combat. Tandis que le duc Henri s'occupait avec ses barons de l'expédition qu'il méditait en Angleterre, son père tomba gravement malade au château de Leri, et expira le septième jour des ides de septembre. Alors son fils Henri devint à la fois comte d'Anjou et duc de Normandie. Cette année, la gelée commença à partir du quatrième jour des ides de décembre, et dura jusqu'au onzième jour avant les calendes de mars. La Tamise fut tellement prise, qu'on la traversait à pied et à cheval. — Le roi Etienne fortifia un château près de Reading. —Cette même année, Raoul, abbé de l'église de Saint-Albans, tomba en langueur, et sur l'avis du couvent, il nomma à sa place pour administrateur de l'abbaye, Robert de Gorham, qui en était prieur.

Détails sur les Assises de Syrie. — Bruits de conversion du Vieux de la montagne. — Divorce de Louis VII. —Cette même année, Raymond, comte de Tripoli, seigneur puissant et intrépide dans la guerre, fut tué par les Assassins. Le roi de Jérusalem, Baudouin, et tout le peuple de la terre promise le pleurèrent, car c'était un homme redouté des infidèles et des émirs sarrasins. Or il y a dans la province de Tyr, au pays de Phénicie, une race qui habile dans les montagnes du côté de l'évêché d'Antarade.[247] Elle y possède dix forteresses et une foule de bourgades, et se compose de quarante mille hommes et même plus. Ce n'est pas par le droit d'hérédité, mais par le privilège du mérite que ces gens-là élisent leur maître et leur commandant. Pour titre unique, ils lui donnent le nom d'Ancien ou de Vieux de la Montagne. Ils lui sont dévoués avec une soumission et une-obéissance si aveugles, qu'il n'y a rien de pénible, de difficile, et même de dangereux qu'ils ne s'empressent d'exécuter dès que leur chef en a donné l’ordre. Si par exemple il y a un prince qui soit odieux ou suspect à cette race, le Vieux remet un poignard à l'un ou à plusieurs d'entre eux, et sans s'inquiéter de l'événement, ou du châtiment qui peut punir leur attentat, ils vont là où on leur a dit d'aller. Puis épiant l'occasion, ils tournent autour de la victime désignée, jusqu'à ce qu'ils aient accompli l'ordre homicide. Les Sarrasins, aussi bien que les chrétiens, les appellent Assassins, sans connaître l'étymologie de ce nom.[248] Pendant quatre cents ans ils avaient observé avec tant de zèle la loi et les usages des Sarrazins, qu'à leurs yeux tous les autres peuples étaient infidèles. Mais à cette époque moderne ils avaient pour chef un homme fort éloquent, adroit et prudent, qui contrairement aux habitudes de ses prédécesseurs, se procura le livre des Evangiles et les actes des apôtres. Il les étudia avec le plus grand soin, lut et relut les miracles du Christ, la série des préceptes religieux, enfin la doctrine des apôtres. Alors il se tourna vers la religion du Christ, qui lui paraissait pleine de vertu et de douceur ; il repoussa loin de lui les impostures que le faux prophète Mahomet avait léguées à ses disciples, et commença à détester les impuretés de ce séducteur. Ses sujets renoncèrent au culte qu'ils avaient adopté jusque-là : il les fit vivre et prier à la manière chrétienne, et il soupirait après le moment où il deviendrait chrétien lui-même. Il envoya donc un de ses frères, homme prudent et discret, à Baudouin, roi de Jérusalem, pour recevoir avec son aide le sacrement du baptême. Mais le diable qui regarde toujours avec envie les conquêtes de l'Église, empêcha l’accomplissement de ce projet; car le député des Assassins, avant d'avoir pu parvenir jusqu'au roi,[249] fut tué par un frère de la milice du Temple, ce qui fut un grand scandale pour l’Eglise; et cette négociation, commencée sous de si bons auspices, n'a pas encore eu de résultat jusqu'à ce jour. Cette même année le divorce fut prononcé entre Louis, roi de France, et Aliénor sa femme, principalement parce qu'on l'accusait de commerce adultère, et qui pis est, avec un Sarrazin, un fils de la race du diable. De plus ils étaient cousins au quatrième degré. Pendant le carême, les comtes et les barons d'Angleterre prêtèrent hommage lige et serment de fidélité à Eustache, fils du roi Etienne.

Henri Plantagenet épouse Éléonore de Guyenne. — Guerre avec le roi de France. — Dévastation de Vexin et de l'Anjou. — Trêve. — L'an du Seigneur 1151, le duc de Normandie, Henri, épousa Aliénor, qui avait été reine, et que le roi Louis, l’année précédente, avait répudiée pour cause de parenté et pour d'autres motifs que j'ai légèrement indiqués. Par cette union il devint duc d'Aquitaine et comte de Poitou. Il possédait déjà le duché de Normandie et le comté d'Anjou. A cette nouvelle le roi de France, Louis, s'emporta violemment contre le duc Henri, car il avait deux filles de ladite Aliénor, et il craignait qu'elle n'eût de son nouvel époux des fils, en faveur desquels ses propres filles se trouvassent dépouillées. Aussi après la fête de Saint-Jean, tandis que le duc Henri se trouvait près de Barfleur, pour passer de là en Angleterre, le roi de France, Eustache, fils du roi Etienne, Robert, comte du Perche, Henri, comte de Champagne, et Geoffroi,[250] frère du duc Henri, se liguèrent. Ils mirent sur pied.une, puissante armée pour enlever au duc Henri la Normandie, l'Anjou, le duché d'Aquitaine et toutes les terres de sa domination, qu'en espérance les cinq alliés se partageaient déjà, mais un peu trop vite. Puis ils se réunirent tous à Neufmarché, dont ils assiégèrent le château, et envoyèrent Geoffroi, frère d’Henri, avec une armée pour qu'il réussît à s'emparer du château d'Angers qui tenait pour le duc son frère. A ces nouvelles, Henri quitta Barfleur pour accourir avec toutes ses forces au secours du château de Neufmarché. Mais avant l'arrivée du duc, le château était tombé au pouvoir du roi de France. Les assiégés l'avaient livré par trahison, en faisant semblant d'être soumis par la force. Alors le duc Henri établit son camp près de la rivière d'Andelle, et dévasta cette partie du Vexin qui s'étend entre les rivières d'Epte et d'Andelle. Cette province appartenait d'abord au duché de Normandie. Mais Geoffroi, comte d'Anjou, après la mort d’Henri, roi d'Angleterre, l'avait cédée pour un temps au roi Louis. Le duc Henri livra aussi au feu Basqueville, Chitry et Sterpin (?), châteaux appartenant à ses ennemis, ainsi que celui d'Hugues de Gournay, qu'on appelait le château de la Ferté ; car ce même Hugues lui refusait le vasselage qu'il lui devait. Il brûla de même celui.de Brezolles, et un autre qu'on appelle Nuille ; et de là, passant en Normandie, il ravagea les domaines de Richer de ! Aigle, et désola par la flamme le bourg de Bonmoulins. Puis vers la fin du mois d'août, après avoir laissé un corps de troupes à la garde de la Normandie, le duc entra dans l'Anjou, et assiégea le château de Montsoreau. Il resserra la garnison en s'emparant des hauteurs, et finit par se rendre maître de Guillaume, possesseur de ce château, et d'une foule de chevaliers qui tenaient pour son frère. La perte de cette place obligea Geoffroi à faire la paix avec son frère Henri. Cependant le roi de France, profitant de l'absence du duc, était entré en Normandie, et y avait livré aux flammes dévorantes une partie du Bourg, là où se trouve une abbaye régulière,[251] ainsi qu'un village dépendant du château de Verneuil ; mais bientôt, par l'intervention des gens d'église, le roi et le duc conclurent une trêve.

Robert succède à Raoul comme abbé de Saint-àlbans. — Mort de la femme d'Etienne. —Evêché dans l'île de Man. — Faits divers. — Cette année aussi le roi des Anglais, Etienne, étant venu à Saint-Albans, on lui parla de l'état de langueur où était tombé l'abbé Raoul ; et là, sur l'avis des évêques et des autres prélats, il consentit que dans l'élection de leur abbé les moines usassent de leurs privilèges. Le roi ayant accordé cette faveur de bonne grâce, toute la congrégation, à l'unanimité, élut pour chef Robert de Gorham, alors prieur de l'abbaye, et le quatorzième jour avant les calendes de juillet, Robert reçut la bénédiction comme abbé. Son prédécesseur ne survécut que vingt-neuf jours à l'élévation dudit Robert, et après sa mort il fut enterré avec respect dans le chapitre à côté des autres abbés. (Cette même année, un homme entendit en songe une voix qui lui disait de se couper les pieds et les mains, et qu'ainsi il serait sauvé. L'ayant fait, il expira aussitôt.[252]) Cette année aussi mourut Mathilde, épouse du roi Etienne, le jour de la découverte de la sainte croix. Elle expira à Haingham, château qui appartenait au comte Alberic de Ver, et elle fut enterrée dans l'abbaye de Feversham, que le roi Etienne avait fondée. Cette même année, Jean, moine de Sées, devint le second évêque de l'île de Man, qui se trouve entre l'Angleterre et l'Irlande, mais plus près de l'Angleterre que de l'Irlande. Cet évêché est sous la juridiction de l'église d'York. Celui qui avait été le premier évêque de Man était un certain Wimund, moine de Savigny, qui s'étant rendu insupportable, eut les yeux crevés et fut chassé. Cette même année mourut Guillaume, évêque de Durham. Cette même année Geoffroi Arthur fut nommé évêque de St-Asaph en Nortwalles. Il traduisit l'histoire des Bretons de langue bretonne en langue latine. Cette même année on décida dans le chapitre de Cîteaux, qu'à l'avenir on ne bâtirait plus de nouvelle abbaye, car le nombre des abbayes de cet ordre s'élevait déjà à cinq cents. Le cardinal Jean Papiro exerçant les fonctions de légat en Irlande, y établit quatre archevêques. En passant par l'Angleterre, il jura fidélité au roi Etienne.

Confusion de l'hérétique Henri. —A cette époque, les opinions perverses d'un hérétique nommé Henri[253] faisaient des progrès, surtout en Gascogne. Pour réfuter cette hérésie qui s'attaquait aux articles de la foi, Dieu donna son inspiration à une jeune fille de cette province. Chaque semaine, pendant trois jours, cette jeune Bile restait sans parler, sans sentir, sans respirer; et quand elle revenait à elle, elle disait qu'elle avait prié la bienheureuse Marie pour le peuple chrétien, et que le bienheureux Pierre lui avait enseigné la foi orthodoxe ; et alors elle discutait savamment sur la foi catholique, et convainquait d'erreur la doctrine de l'hérétique; aussi elle ramena plusieurs de ceux qu'il avait séduits dans le giron de la sainte mère église.

Mort de l'empereur Conrad. — Anecdote relative à ce prince. —Cette même année, expira Conrad, empereur prudent et distingué. On raconte qu'un saint jour de Pentecôte, tandis qu'il assistait au service divin en présence des archevêques, des évêques et des princes de l'empire, une dispute s'éleva, à l'instigation du diable, entre les prélats assemblés, sur la question de savoir quel était le plus digne de s'asseoir dans l'église auprès de l'empereur. Pendant cette discussion entre les évêques et les autres prélats, les serviteurs de chacun accourent armés d'épées et de bâtons, et en distribuent des coups çà et là ; ils arrachent les uns de leurs sièges pour y mettre les autres. La querelle s'échauffe ; les mitres, les bâtons pastoraux sont brisés et le sang coule en abondance dans l'église. À cette vue, l'empereur est saisi d'une violente douleur ; il ordonne aux siens de chasser hors du temple ces perturbateurs et de rétablir l'ordre ; puis il adresse aux prélats de vifs reproches. Il veut qu'ils rendent à l'église la paix qu'ils ont troublée, de peur que, dans un jour si solennel, l'Esprit-Saint, voyant qu'ils n'ont pas célébré la messe, ne descende pas sur eux. Le tumulte étant donc apaisé et la paix rétablie tant bien que mal, on commença l'office de la messe. Malgré les attentats qui avaient troublé cette journée et qui devaient avoir les suites qu'on va connaître, tout alla bien jusqu'à la lecture de l'Évangile. Mais dès que le chœur eut entonné le dernier verset de la séquence[254] : Vous avez fait de ce jour un jour de gloire, le diable éleva la voix dans les airs, et chanta distinctement, de manière à être compris et entendu : Moi j'ai fait de ce jour un jour de guerre. En entendant cette voix terrible, tous se regardèrent avec stupéfaction. Alors l'empereur, qui était un homme sage et craignant Dieu, comprit que c'était la voix railleuse de Satan qui punissait les prélats de leur scandaleuse querelle. Sur-le-champ il ordonna à l'archevêque qui officiait de déposer sa chasuble, jusqu'à ce que l'Esprit-Saint, qui en ce jour descend dans le cœur des fidèles et les remplit de ses dons mystérieux, eût reçu satisfaction d'un tel scandale ; puis envoyant ses serviteurs par les places et les rues de la ville, il fit rassembler tous les faibles et tous les pauvres dans l’église et hors de l'église où s'était passé l'attentat. Il donna à manger à ceux qui avaient faim ; à boire à ceux qui avaient soif ; il vêtit ceux qui étaient nus ; il donna des chaussures à ceux qui en avaient besoin. Il en agit de même pour les vieillards et les malades qui gisaient sur des grabats, et fit distribuer à chacun un écu d'or, en leur d'implorer la miséricorde du Seigneur pour qu'il ne fît pas retomber sur le peuple l'orgueil criminel des prélats, et qu'il n'en fît pas moins descendre l'Esprit-Saint sur la terre. En outre, il déposa la pourpre, revêtit un sac et un cilice, marcha nu-pieds sur le pavé, servit lui-même les pauvres, donna l'exemple à tous, et les excita à verser d'abondantes aumônes et d'abondantes larmes. Alors le magnifique empereur voyant que le pavé de l'église, d'abord couvert de sang, était mainte nant baigné de larmes, fit recommencer en toute con fiance l'office de la messe, et la cérémonie continua au milieu d'un recueillement profond. Enfin, quand on fut arrivé au verset dont j'ai parlé : Tu as fait de ce jour un jour de gloire, l'empereur ordonna au chœur de le répéter jusqu'à trois fois comme pour défier Satan; et quand le chant eut cessé, il fit faire quelque temps silence pour qu'on écoutât si le vieil ennemi des hommes ne ferait pas entendre, comme auparavant, quelque raillerie. Après que rassemblée eut air tendu quelques instants sans rien entendre : Soyez sûrs, dit l'empereur, que notre ennemi a été confondu et s'est enfui. Alors tous se réjouissant et triomphant dans le Seigneur, achevèrent sans obstacle le reste de la messe, et rendirent grâces, à l’Esprit-Saint qui avait inspiré l'empereur. Conrad eut pour successeur, dans l'empire romain, son neveu Fréderic.

Avènement du pape Anastase. — Mort d’Eustache de Boulogne et du Roi d'Ecosse. — L'an du Seigneur 1152, le pape Eugène mourut au mois de juillet, après avoir occupé la chaire romaine un an quatre mois et vingt quatre jours ; il eut pour successeur cette même année, Richard de Bemneis,[255] archidiacre de Middlesex, fut consacré évêque de Londres. Cette même année, Bernard, abbé de Cluny, s’endormit dans le Seigneur, ainsi que Henri Murdac,[256] archevêque d'York.

Cette même année, tandis qu'Eustache, fils du roi Etienne, allait ravager la terre du bienheureux Edmond, martyr, le jour de saint Laurent, il périt de mort subite et fut enterré dans l'abbaye de Feversham, que son père Etienne avait fondée. Cette même année, mourut David, roi d'Ecosse, qui eut pour successeur Malcolm, son neveu.

Arrivée d’Henri Plantagenet en Angleterre. — Guerre avec Étienne. — Cette même année, Henri, duc de Normandie et d'Aquitaine, comte de Poitiers et d’Anjou, passa, avec trente-deux vaisseaux et une nombreuse chevalerie, en Angleterre. Il assiégea et prit le château de Malmesbury, après les octaves de l’Epiphanie; de là il alla mettre le siège devant le château de Craumersh[257] ; mais par l'intervention d'amis communs, il fut convenu entre le roi et le duc qu'Etienne raserait ce château à ses propres frais. Le roi Etienne, en détruisant Craumersh, leva le siège qu'il avait mis devant le château de Walingford. Le duc Henri rangea aussi sous sa domination les châteaux de Reading et de Bretewell. Gimdreda, comtesse de Warwik, ayant chassé du château la garnison qui tenait pour le roi Etienne, livra la place au duc Henri, ce qui fut pour lui un nouveau succès. Cette même année, le duc Henri eut de sa femme Aliénor un fils qu'on appela Guillaume, qui est le nom ordinaire des ducs d'Aquitaine et des comtes d'Anjou.

Traité de paix entre Henri et Etienne. — Prophétie de Merlin. — L'an du Seigneur 1153, la justice jeta du haut du ciel les yeux sur la terre, par les soins et l'entremis de Thibaut, archevêque de Cantorbéry, et des évêques du royaume, le roi des Anglais Etienne et le duc de Normandie Henri, firent la paix à Walingford. Le roi Etienne, qui n'avait plus d’autre héritier que le duc Henri, reconnut, dans l'assemblée des évêques et des barons du royaume, que le duc Henri avait un droit héréditaire sur le royaume d'Angleterre ; le duc, de son côté, consentit à ce que le roi Etienne conservât, s'il le désirait, sans être inquiété, la couronne durant sa vie. Et pour confirmer la paix, le roi, tous les évêques alors présents, et les grands du royaume, jurèrent que si le duc survivait au roi, il obtiendrait sans aucune contradiction, après.la mort de ce dernier, le royaume d'Angleterre. Et qu'on fasse attention à la prophétie de Merlin qui dit : La piété violée par les impies, nuira au possesseur, jusqu'à ce qu'il se soit revêtu du titre de père. Or, il est clair qu'Etienne institua Henri pour son héritier sans être son père, puisque ce fut par adoption qu'il le nomma son fils, qu'il l’appela à partager son trône et à lui succéder. Tous honoreront le duc dans le roi et le roi dans le duc. Le roi recouvrera lies régales usurpées en différents lieux par les seigneurs. Les domaines où des envahisseurs exerçaient leurs lavages, retourneront au temps du roi Henri à leurs légitimes possesseurs. Les châteaux qui, au temps du roi, se trouveront construits sans aucun droit par le premier venu, seront détruits. (Le nombre s’en était accru jusqu'à onze cent quinze.) Le roi donnera des cultivateurs aux métairies, rebâtira les édifices brûlés, remplira les pâturages de gros bétail, et couvrira de troupeaux les lieux montueux. Le clergé se réjouira d'obtenir la paix qui lui est due, et ne sera plus grevé d'exactions injustes. Les vicomtes seront établis à leurs sièges ordinaires et ne persécuteront plus personne par vengeance particulière. Ils ne réserveront plus les faveurs à leurs amis ; ils ne fermeront plus les yeux sur leurs crimes, mais ils rendront à chacun son dû avec intégrité. La crainte des châtiments réprimera les méchants ; les voleurs et les brigands auront peur de la sentence capitale et du gibet. Les guerriers (comme dit Isaïe) changeront leurs épées en charrues, et leurs lances en bêches; les vassaux retourneront du camp à la charrue, des tentes à leurs travaux domestiques ; fatigués des veilles militaires, ils respireront enfin et partageront le bonheur public. La paix réhabilitera la vie paisible et innocente des champs. Les gens de négoce s'enrichiront par un commerce plus étendu, et la monnaie de l'état, frappée en bon argent, sera la seule et la même pour tout le royaume. Alors fut terminée la guerre qui avait exercé ses fureurs pendant dix-sept ans.

Pénitence d'Oen, chevalier irlandais. — La paix fut donc conclue et jurée entre le roi Etienne et le duc Henri. Un chevalier, nommé Oën, qui avait guerroyé pendant plusieurs années sous les ordres du roi Etienne, obtint un congé du roi, et partit pour l’Irlande, son pays natal, afin d'aller visiter ses parents. Après y être demeuré quelque temps, il commença à se remémorer sa vie passée, et tant soit peu criminelle ; car, presque dès l'enfance, il s'était toujours complu aux incendies et aux rapines. Ce qui tourmentait encore plus sa conscience, c'est qu'il avait violé les églises, qu'il avait envahi les biens ecclésiastiques, sans compter une foule de gros péchés ensevelis au fond de son cœur. Saisi de repentir, le chevalier alla trouver un évêque du pays, à qui.il confessa avec humilité toutes ses fautes, dans l’ordre où il les avait commises. L'évêque lui adressa de vifs reproches, et assura qu'il avait trop offensé la clémence divine. Le chevalier, douloureusement affecté, résolut de faire une pénitence qui pût lui mériter son pardon aux yeux de Dieu. Et comme l'évêque trouvait bon et nécessaire de lui imposer une pénitence, le chevalier lui dit : Puisque vous affirmez que j'ai offensé trop gravement mon créateur, je m'imposerai à moi-même une pénitence exemplaire, plus rude que toutes les autres ; et pour mériter de recevoir l'absolution de mes péchés, je veux entrer dans le purgatoire de Saint-Patrice. Sur ce purgatoire et sur son origine, voici ce que racontent les vieilles traditions irlandaises.

Caverne de Saint-Patrice. — Le grand Patrice prêchait en friande la parole de Dieu, et se signalait par une foule de miracles. Il s'efforçait de sauver des ténèbres de la mort les gens de ce pays, alors semblables à des bêtes brutes, tantôt en les effrayant par la peinture des supplices de l'enfer, tantôt en les attirant par celle des joies du paradis. Mais les Irlandais lui disaient naïvement : Nous ne nous convertirons pas à la religion du Christ, si nous ne voyons de nos propres yeux ce que ta bouche nous annonce. Alors le bienheureux Patrice jeûna, veilla, se mit en oraisons pour le salut de ce peuple, et pria ardemment le Seigneur. Le divin fils de Dieu lui apparut, le conduisit dans un lieu désert, lui montra une caverne ronde et obscure intérieurement ; puis lui dit : Quiconque entrera dans cette caverne avec un cœur vraiment contrit et une foi ferme, sera délivré, dans l'espace d'un jour et d'une nuit, de tous les péchés par lesquels il a offensé Dieu dans tout le cours de sa vie; et en parcourant ce lieu, il y verra non seulement les supplices des méchants, mais encore, s'il persévère dans la foi et dans son amour pour Dieu, il y verra les délices réservées aux bienheureux. Le Seigneur disparut alors, et saint Patrice, que la sainte vision, ainsi que la découverte de la caverne, comblait de joie, conçut l'espoir de convertir à la foi catholique le malheureux peuple d'Irlande. Aussitôt il construisit un oratoire dans ce lieu, éleva un mur d'enceinte autour de la grotte qui est dans le cimetière en face de l'église, et mit à la porte des serrures, pour que personne ne put y entrer sans sa permission. Il établit aussi dans cet endroit des chanoines réguliers, et donna la clef à garder au prieur de l'église, en statuant que quiconque voudrait entrer dans le purgatoire devrait en avoir obtenu permission de l'évêque du lieu, se présenter ensuite devant le prieur, muni de lettres de l'évêque, et n'entrer dans le purgatoire qu'après avoir subi une préparation préalable. Beaucoup de gens, pendant la vie de Patrice, entrèrent d'ans le purgatoire, et è leur retour, ils attestèrent qu'ils avaient souffert d'affreux tourments, mais qu'ils avaient aussi entrevu des joies délicieuses et ineffables.

Voyage merveilleux d'Oen au purgatoire et au paradis terrestre. — Cependant, le chevalier dont nous avons parlé, ne cessait de solliciter l’évêque et de lui demander la permission de tenter l'épreuve. L'évêque, le trouvant inébranlable dans sa résolution, lui donna des lettres pour le prieur, lui recommandant de tenir avec lui la même conduite que tiennent tous ceux qui sollicitent l'entrée du purgatoire; Le prieur, ayant lu les lettres, conduisit Oën dans l'église, et l'y fit rester pieusement pendant quinze jours en oraisons. Ce terme écoulé, le prieur célébra la messe le matin, fortifia le chevalier par la sainte communion, et, après l'avoir amené à l'entrée de la caverne, il l'aspergea d'eau bénite, ouvrit la porte et dit : Entrez maintenant au nom de Jésus-Christ : vous marcherez dans les détours de la caverne, jusqu'à ce que vous débouchiez dans une plaine, où vous trouverez un palais artistement construit. Quand vous serez parvenu à ce palais, Dieu vous enverra des messagers qui vous indiqueront pieusement ce que vous aurez à faire. Le chevalier, qui portait en lui une âme virile, se disposa intrépidement à combattre contre les démons, et après s'être recommandé aux prières de tous les assistants, après avoir marqué son front du signe de la croix qui vivifie, il franchit sans hésiter le seuil de la porte, qui fut refermée sur lui ; et alors le prieur regagna l'église avec la procession.

Le brave chevalier s'avança dans le souterrain, et bientôt se trouva dans une obscurité complète. Mais, enfin, un faible jour commença à luire, et il arriva dans la plaine et au palais dont on lui avait parlé. Pans ce lieu, la lumière était à peu près celle du crépuscule sur la terre. L'édifice n'avait pas de murailles, mais il était appuyé sur des colonnes disposées en cercle, comme un cloître de moines. Lorsqu'il y fut entré, et qu'il se fut assis dans l'intérieur, il tourna ses regards de tous côtés avec curiosité, admirant la beauté et la structure de ce palais. Il y resta seul quelques instants. Bientôt quinze personnages, semblables à des religieux nouvellement rasés, couverts de vêtements blancs, entrèrent dans le palais, et le saluant, au nom du Seigneur ils s'assirent. Alors l'un d'entre eux rompit le silence, et s'adressant au chevalier, il dit : Que le Seigneur tout-puissant soit béni, lui qui t'a inspiré la bonne résolution d'entrer dans ce purgatoire pour racheter tes péchés. Mais si tu ne te tiens ferme, tu périras de corps et d'âme. A peine, en effet, serons-nous sortis de ce palais, que tu te verras assiégé par une troupe d'esprits immondes qui te feront subir de terribles supplices, et t'en promettront de plus épouvantables encore. Ils cherchèrent à te tromper et à te décider à revenir sur tes pas, en s’offrant de te reconduire à la porte, par où tu es entré ; mais si tu te laisses vaincre par la rigueur des supplices, ou effrayer par les menaces, ou tromper par les promesses ; si tu leur cèdes enfin, tu périras de corps et d'âme. Au contraire, si tu es fort dans la foi, si tu mets toute ton espérance dans le Seigneur, si tu résistes à tous leurs tourments à toutes leurs menaces, à toutes leurs promesses, si tu les méprises du fond du cœur, alors tu seras absous de tous tes péchés ; alors tu assisteras au supplice des pervers et au repos des bons. Toutes les fois qu'ils te tourmenteront, invoque notre Seigneur Jésus-Christ ; l’invocation de ce nom tout-puissant suffira pour te délivrer à l'instant du supplice auquel tu étais exposé. Nous ne pouvons rester plus longtemps avec toi, mais nous te recommandons au Dieu tout-puissant. Laissé seul, le chevalier se prépara à un nouveau genre de combats. Et au moment où il attendait intrépidement l'attaque des démons, il entendit autour de la maison un affreux tumulte, semblable à celui que feraient tous les hommes ensemble avec les bêtes et les animaux qui sont sur la terre. Après ce bruit épouvantable, eut lieu l'apparition plus effrayante encore des démons. En effet, de toutes parts, une immense multitude de diables hideux se précipitèrent dans le palais, et saluèrent le chevalier en se moquant. Les autres hommes, dirent-ils, qui sont nos serviteurs, ne viennent nous trouver qu'après leur mort. Mais toi, tu désires si vivement faire honneur à notre société, dont tu t'es montré le zélé serviteur, que tout en vie tu remets en nos mains ton corps et ton âme. Tu es venu sans doute pour subir les tourments dus à tes péchés? Eh bien ! tu souffriras avec nous supplices et tortures. Cependant, comme tu as toujours été notre fidèle ami, si tu veux retournera la porte par laquelle tu es entré, nous t'y conduirons sain et sauf, afin que tu vives heureux sur la terre, et que tu ne perdes pas complètement les plaisirs qui sont chers à ton corps. Ainsi parlaient les démons, afin de le tromper à la fois par la terreur et par les flatteries. Mais le soldat du Christ resta inaccessible à la crainte ou à l'appât des séductions : il conserva son sang-froid, les regarda d'un air méprisant, et s'assit en silence, sans prononcer un seul mot. Les démons, indignés de se voir dédaignés, élevèrent un grand bûcher dans le palais, et y mirent le feu. Puis ils lièrent les pieds et les mains du chevalier, le jetèrent dans les flammes, et attisèrent l'incendie avec des crocs de fer. Le patient, au milieu des flammes, invoqua le nom de Jésus-Christ, dès qu'il ressentit les premières atteintes de cette douleur atroce, et s'écria : Jésus-Christ, ayez pitié de moi ! À ce nom, le feu du bûcher s’éteignit subitement, et il n'en resta plus une seule étincelle. A cette vue, le chevalier se promit bien de ne pas redouter les démons à l'avenir, puisqu'ils étaient vaincus dès qu'on invoquait le secours du Christ.

Cependant les démons quittèrent le palais et entraînèrent longtemps le chevalier dans une vaste région où tout était noir et ténébreux. Les démons le traînèrent en droite ligne du côté où le soleil se lève en été. En avançant, le chevalier commença à entendre de tristes gémissements : on eût dit que tout le genre humain se lamentait. Enfin, toujours traîné par les démons, il parvint dans une plaine longue et large, dont l'étendue en longueur ne pouvait être embrassée par l'œil, lieu rempli de douleurs et de misères. Cette plaine était couverte de malheureux, des deux sexes et de tout âge, nus, et étendus le ventre contre terre. Leurs corps et leurs membres fixés au sol par des clous de fer rougis au feu, étaient torturés d'une manière horrible. De temps en temps, dans les angoisses de la douleur, ils mordaient la terre, ils criaient, ils hurlaient: Grâce ! grâce! Pitié ! pitié ! Mais il n'y avait personne qui eût pitié d'eux. Les démons, en outre, couraient sur le dos de ces malheureux, et les meurtrissaient à grands coups de fouet, et ils disaient au chevalier : Ces tourments dont tu es témoin, tu les éprouveras par toi même, si tu ne consens à revenir vers la porte par laquelle tu es entré. Nous t'y conduirons paisiblement, si tu le désires. Mais lui, fortifiant son âme par le souvenir de ce que Dieu avait déjà fait pour lui, refusait de les croire et les méprisait. Alors les démons retendirent par terre, et cherchèrent à le torturer comme les autres ; mais dès qu'il eut invoqué le nom de Jésus-Christ, leur rage resta tout à fait impuissante pour cette seconde épreuve. De là ils l'amenèrent dans une autre plaine où le chevalier remarqua cette différence, que là-bas les suppliciés étaient couchés à terre, sur le ventre, tandis qu'ici c'étaient leurs dos qui touchaient le sol. Cependant des dragons de feu étaient assis sur leurs poitrines, dans lesquelles ils enfonçaient leurs dents de feu : ce qui était affreux à voir. D'autres avaient autour du cou, autour des bras, autour du corps, des serpents de feu qui faisaient pénétrer dans leurs cœurs les dards de leur gueule enflammée. Quelques uns avaient sur la poitrine des crapauds énormes et hideux, qui de leurs gueules difformes fouillaient dans les chairs pour en extraire le cœur. Les démons couraient aussi sur tous ces malheureux en les frappant de leurs terribles fouets. Pas de répit dans ces tortures : lamentations et hurlements, rien ne les arrêtait. De là les démons entraînèrent le chevalier dans un autre lieu de supplices, où il trouva une si grande multitude des deux sexes et de tout âge, quelle paraissait plus nombreuse que tous les vivants ensemble. Les uns étaient suspendus dans des flammes sulfureuses ; leurs pieds et leurs jambes étaient attachés à des chaînes rougies au feu, et ils avaient la tête en bas ; les autres étaient liés par les mains et par les bras ; d'autres encore par les cheveux et par la tête. Un grand nombre étaient suspendus dans les flammes par des crocs de fer rouge passés tantôt aux yeux et aux narines, tantôt aux oreilles et à la gorge, tantôt aux testicules et aux mamelles ; et au milieu des pitoyables gémissements et des cris de douleur de ces malheureux, les démons n'en distribuaient pas moins les coups de fouet. Là comme partout ailleurs, le chevalier allait être torturé par ses cruels ennemis ; mais il invoqua le nom du Christ et échappa sain et sauf.

En quittant ce lieu de peines, les démons amenèrent le chevalier devant une grande roue en fer, et rougie par le feu. La bande et les rayons étaient hérissés de-crocs en fer rouge; et à ces crocs étaient, suspendus des hommes qu'une flamme noire, produite par le soufre ardent qui sortait de terre, torturait cruellement. Les démons donnaient à cette roue une impulsion si rapide, à l'aide de leviers en fer, qu'il était impossible de distinguer un homme d'un homme : ce qui seulement était visible au milieu du tournoiement, c'était la lueur du feu. Ceux-là ne subissaient pas un moindre supplice qui étaient exposés devant un grand feu, le corps traversé par une broche, et arrosés par les démons, de métaux fondus, ou qu'on faisait rôtir dans des fours ou qu'on faisait frire dans des poêles. Toujours entraîné par les suppôts de l'enfer, le chevalier aperçut bientôt un édifice rempli de chaudières de poix et de soufre fondus, de différents métaux bouillants, et là se trouvaient des hommes de tout état et de tout âge. Les uns étaient plongés tout entiers dans ces chaudières, les autres jusqu'aux sourcils et aux yeux; d'autres jusqu'aux lèvres et jusqu'au cou ; d'autres jusqu'à la poitrine et jusqu'aux cuisses ; d'autres encore jusqu'aux genoux et jusqu'aux jambes ; ceux-ci n'avaient dans la chaudière qu'une main ou qu'un pied ; ceux-là que les deux mains ou les deux pieds ; mais tous dans les angoisses de la douleur, poussaient des clameurs et des hurlements épouvantables ; et au moment où les démons allaient plonger le chevalier avec les autres damnés, il fut délivré en invoquant le nom du Christ.

De là les démons le conduisirent sur une montagne élevée, et lui montrèrent des malheureux de chaque sexe et de tout âge, dont la multitude était grande, qui, tout nus, se tenaient courbés sur la pointe des pieds, tournés du côté du vent du nord, pâles d'effroi et attendant la mort. Tout à coup s'éleva un violent tourbillon de vent du nord qui les emporta tous, et le chevalier avec eux, et les lança de l'autre côté de la montagne dans un fleuve froid et fétide, où ils tombèrent en pleurant et en vociférant. Tandis qu'ils s'efforçaient d'échapper à cette eau qui les glaçait, les démons, courant sur les flots, les replongèrent tous dans le fleuve. Quant au chevalier, il invoqua le nom du Christ, et aussitôt il se retrouva sur l'autre rive. Alors les démons l'entraînèrent du côté du midi, et lui montrèrent une flamme noire qui exhalait une odeur suffocante de soufre, et qui sortait d'un puits. Cette flamme lançait en l'air des hommes tout nus qui ressemblaient à des étincelles de feu, et quand elle s'affaissait, les suppliciés retombaient de nouveau dans ce puits ardent. Alors les démons dirent au chevalier : Ce puits qui vomit des flammes est l'entrée de l'enfer où nous demeurons ; et comme tu nous as toujours servis avec zèle, tu resteras ici avec nous pendant l'éternité. Dès que tu seras entré dans ce puits, tu mourras de corps et d'âme ; cependant, si tu veux faire ta paix avec nous, et retourner à la porte par laquelle tu es entré, nous te laisserons encore partir sain et sauf. Mais Oën, affermi dans sa confiance en Dieu qui l'avait délivré tant de fois, méprisa leurs exhortations. Les démons furieux, se jetèrent dans le puits ardent et y lancèrent le chevalier avec eux. Plus il descendait profondément, plus l'abîme allait en s'a grandissant, plus le supplice devenait atroce ; et il ressentait de si vives angoisses et de si terribles douleurs, qu'il oublia longtemps son divin protecteur. Mais enfin Dieu jeta un regard sur lui : il se souvint, invoqua le nom de Jésus-Christ, et aussitôt la violence des flammes le lança en l'air ; il retomba et resta quelque temps tout étourdi. Tout à coup voici que de nouveaux démons sortent de la bouche du puits et lui crient : Toi qui te tiens là tranquille, nos frères t'ont dit que c'était ici l'enfer; sache que cela n'est pas: nous avons pour habitude de mentir toujours ; ceux que nous ne pouvons séduire par la vérité, nous essayons de les tromper par le mensonge. Ceci n'est point l'enfer ; viens maintenant que nous te conduisions à l'enfer.

Alors ces nouveaux ennemis entraînèrent le chevalier avec un horrible bruit vers un fleuve fétide, très large, tout couvert d'une flamme sulfureuse, et rempli d'une multitude de démons. Sur ce fleuve était jeté un pont qu'il paraissait impossible de franchir pour trois raisons : d'abord parce qu'il était si glissant que, même quand il eût été large, personne peut-être n'eût pu y marcher de pied ferme ; ensuite parce qu'il était tellement étroit qu'on ne pouvait ni s'y tenir debout ni avancer; enfin parce qu'il était si élevé, si éloigné du fleuve qu'en regardant en bas, on avait le vertige. Il faut, lui dirent les démons, que tu marches sur ce pont ; le vent qui t'a renversé ailleurs, te renversera aussi dans ce fleuve. Aussitôt tu seras saisi par nos compagnons que tu vois là sur les eaux, et tu seras précipité dans les profondeurs de l’enfer. Mais le chevalier invoquant le nom du Christ, tenta intrépidement le passage ; il se mit à marcher avec précaution sur ce pont, et plus il avançait, plus le chemin allait s'élargissant ; bientôt même l'espace s'accrut tellement que ce pont atteignit la largeur d'une grande route. Dès que les démons s'aperçurent que le chevalier gagnait si facilement du terrain, ils élevèrent des clameurs impies qui ébranlèrent les airs, et dont le fracas étourdissait le chevalier plus encore que tous les tourments qu'il avait eu à souffrir de la part des démons. Les autres qui étaient sur le fleuve au-dessous du pont lancèrent contre lui des crochets de fer rouge, mais ils ne purent l'atteindre ; et enfin il franchit tranquillement le passage, sans qu'aucun obstacle pût prévaloir contre lui.

Ainsi cet homme au cœur intrépide fut enfin délivré des vexations des esprits immondes. En s'avançant, il aperçut devant lui un mur fort haut qui s'é levait dans les airs ; la structure en était merveilleuse et inappréciable. Ce mur avait une porte, mais cette porte était fermée : elle était ornée de métaux et de pierres précieuses; elle rayonnait d'un éclat admirable. Quand le chevalier s'en fut approché, il se sentit baigné d'une fraîche et douce odeur d'eau qui rendit de la force à son corps et répara tous les maux qu'il avait soufferts. Alors il vit venir une procession qui portait des croix, des cierges, des bannières, des rameaux dont les branches semblaient de l'or-ç et cette procession était en si bel ordre, que dans ce monde on n'en vit jamais de pareille. Elle était composée de religieux et de religieuses ; tous les rangs ecclésiastiques y étaient représentés : il y avait dès archevêques, des évêques, des abbés, des moines, des prêtres, tous revêtus de leurs vêtements sacrés et des habits de leur ordre. Ils reçurent le chevalier avec joie et respect, et, au milieu des concerts d'une harmonie ravissante, ils lui firent franchir le seuil, et le conduisirent avec eux dans l'intérieur de l'édifice. Lorsque le concert eut cessé, deux archevêques lui adressèrent la parole et bénirent le Seigneur qui avait fortifié et affermi son cœur au milieu de tant d'épreuves qu'il avait eu à traverser et à souffrir. Puis ils le menèrent dans leur bienheureuse patrie, où ils lui montrèrent des prés délicieux émaillés de fleurs de toute espèce, ornés de fruits, d'herbes, d'arbres de plusieurs formes ; et tout cela exhalait une odeur si suave qu'elle lui sembla suffire à l'entretien de la vie. Dans ce lieu jamais la nuit n'étend ses voiles, parce qu'une clarté céleste, une splendeur ineffable y brille éternellement. Là il aperçut une si grande multitude des deux sexes, qu'Oën pensa qu'il n'y avait plus de place pour le reste du genre humain. Des chœurs de chant se, répondaient de distance en distante, et ces concerts d'une douce harmonie, étaient tous consacrés aux louanges du Créateur de l'univers. Les uns marchaient couronnés comme des rois; les autres s'avançaient enveloppés d'un manteau d'or ; chacun paraissait vêtu d'un habillement différent, mais conforme à celui qu'il portait lorsqu'il était de ce monde. Tous étaient enivrés de leur propre bonheur, tous se réjouissaient de la joie et de la délivrance des autres. Ceux qui considéraient le chevalier, bénissaient le Seigneur qui l'avait conduit dans ce lieu de délices, et se réjouissaient de le voir séparé du nombre de ceux qui sont morts à la grâce. Là, personne ne sentait ni la chaleur ni le froid on n'y trouvait rien de ce qui pût nuire ou blesser.

Alors les saints pontifes qui avaient montré au chevalier ce bienheureux pays, lui dirent : Puisque la miséricorde de Dieu a permis que tu parviennes jusqu'ici sain et sauf, nous devons te rendre compte de tout ce que tu as vu. Cette patrie est le paradis terrestre d'où le premier homme a été chassé pour ses péchés. Banni de cette demeure, il a été condamné à cette misérable existence dont la mort est le terme. C'est de sa chair que nous avons tous été engendrés ; tous nous sommes nés dans le péché originel ; mais par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, que nous avons reçue dans le sacrement du baptême, nous avons été réintégrés dans ce paradis. Mais comme après avoir reçu la foi, nous nous souillons dans cette vie de péchés innombrables, nous ne pouvons arriver au lieu de délices, qu'en nous purgeant de nos péchés et en en subissant le châtiment. La pénitence qu'on nous impose avant la mort ou à l'heure de la mort, et que nous n'accomplissons pas sur la terre, nous la subissons dans ces lieux de peines que tu as vus. Les tourments y ont mesurés d'après la gravité et le nombre des fautes. Nous tous, qui sommes ici, avons expié nos péchés dans ces lieux de supplices, et tous ceux que tu as vus dans les tortures, excepté ceux qui se trouvent à l'entrée du puits infernal, parviendront au repos dont nous jouissons et seront sauvés comme nous. Chaque jour il nous en arrive quelques-uns du purgatoire. Nous allons à leur rencontre, nous les introduisons dans ce séjour comme nous avons fait pour toi, et personne de nous ne sait jusqu'à quand il doit demeurer ici. Ce sont les messes, les psaumes, les aumônes, les oraisons de l'église catholique, et en particulier l'intercession de leurs amis qui adoucissent les supplices des habitants du purgatoire, qui font que leurs tourments sont changés en peines plus douces, jusqu'à ce qu'ils soient entièrement délivrés. Tu le vois, nous jouissons ici d'une grande tranquillité, mais nous ne sommes pas encore dignes d'arriver aux joies divines du ciel. Après un espace de temps que Dieu fixe à chacun, nous parviendrons enfin au paradis céleste quand sa sagesse l'aura décidé. Fuis ces vénérables prélats conduisirent le chevalier sur une montagne inclinée, et lui dirent de regarder en haut. Lorsqu'il eut levé les yeux de ce côté, ils lui demandèrent de quelle couleur le ciel lui paraissait, vu du lieu où il se trouvait. C'est, répondit-il, la couleur de l'or bouillant dans la fournaise. — Eh bien, reprirent-ils, ce que tu vois maintenant est l'entrée du ciel et du paradis céleste. Quand quelques-uns d'entre nous nous quittent, c'est d'ici qu'ils montent au ciel. Tant que nous demeurons dans ce séjour, Dieu nous donne une nourriture céleste et tu sauras par toi-même quel est cet aliment, en en goûtant avec nous. À ces mots, une trace de feu semblable à un rayon de flamme descendit du ciel, illumina le paradis, vint former comme une auréole sur la tête de chacun, et enfin lès pénétra tout entiers. Le chevalier ressentit alors au fond du cœur et dans tous ses membres quelque chose de si doux et de si suave, qu'il ne sut plus distinguer s'il était mort ou vivant; mais cette sensation ne dura qu'un instant. Combien il aurait désiré de rester dans ce séjour, s'il lui eût été permis de jouir de ces délices ! mais il n'avait fait que les goûter, et ces paroles le rappelèrent à la douleur : Puisque, d'après ton désir, lui dirent les saints prélats, tu as vu de tes yeux le repos des bienheureux et les tortures des méchants, il faut que tu retournes par la route que tu as suivie pour venir. S'il arrivait, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'une fois de retour à la lumière du monde, tu te conduisisses mal, tu sais maintenant quels tourments te sont réservés ; mais si tu vis avec vertu et avec piété, sois tranquille : tu viendras te joindre à nous, quand ton âme aura quitté ton corps. Dans le retour que tu vas entreprendre, ne crains rien de l'attaque des dénions ; car ils n'oseront pas s'approcher de toi, et lès tourments dont tu as été témoin seront sans forci contre toi. Alors le chevalier leur dit en pleurant et en gémissant : Je ne puis pas m'en aller d'ici ; car j'ai bien peur que la fragilité et la misère de l'homme ne me fassent tomber dans quelque faute qui m'empêche d'y revenir. — Il ne peut pas en être fait comme tu le désires, lui répondirent-ils ; mais comme le veut celui qui nous a créés, toi et nous. Le chevalier alors, malgré ses gémissements et ses larmes, fut reconduit jusqu'à la porte, et quand il eut franchi le seuil bien à contre cœur, elle se referma derrière lui.

Retour d'Oen sur la terre. — Il se fait religieux. — Oën suivit la route par laquelle il était venu, et se dirigea vers le palais dont nous avons parlé. Quant aux démons qu'il vit au retour, ils s'écartaient de lui comme s'ils le redoutaient, et il n'eut rien à souffrir dans les lieux de supplices qu'il traversa. Aussitôt qu'il fut entré dans le palais, les quinze personnages qu'il avait vus la première fois vinrent à sa rencontre, glorifiant Dieu, qui lui avait donné une si grande constance dans les tourments. Il faut, lui dirent-ils, que tu remontes au plus vite sur la terre, où commence à briller l'aurore, et si le prieur, en ouvrant la porte, ne te trouve pas à l'entrée, il désespérera de ton retour, la refermera, et retournera dans son église. Le chevalier, ayant reçu leur bénédiction, les quitta, se mit à monter, et au moment où le prieur ouvrit la porte, il arriva et se présenta à lui. Le prieur le reçut en louant le nom du Christ et le conduisit dans l'église, où il demeura quinze jours en oraisons. Ensuite il reçut la croix des mains du prieur, partit pieusement pour la Terre-Sainte, et visita dans une sainte adoration le tombeau du Sauveur et les autres lieux consacrés. Après avoir noblement accompli son vœu de pèlerinage, il revint trouver le roi Etienne, son seigneur, pour le consulter et avoir son avis sur l'ordre religieux où il devait entrer; car il voulait désormais passer sa vie à servir le roi de tous-les rois. Il arriva qu'à cette époque, Gervais, abbé du monastère de Lude, obtint en Irlande, de la munificence du roi Etienne, un lieu pour y construire une abbaye. Il envoya au roi un de ses moines, nommé Gilbert, pour être mis en possession du lieu et y bâtir l'abbaye. Mais Gilbert exprima devant le roi ses regrets de ne pas savoir la langue dû pays. Je saurai te trouver avec l'aide de Dieu un bon interprète, reprit le roi. Et ayant appelé Oën, il lui ordonna de partir avec Gilbert et de demeurer avec lui en Irlande. Le chevalier y consentit volontiers. Il s'attacha audit Gilbert, fut son serviteur empressé et voulut enfin prendre l'habit de moine, car c'était un vrai fidèle, élu de Dieu. Ensuite ils passèrent en Irlande, où ils construisirent une abbaye. Oën, devenu l’interprète du moine, y vécut avec dévotion et se montra en toutes choses un serviteur fidèle. Un jour que le moine était seul avec le chevalier, il s'informa curieusement du purgatoire et des supplices étranges dont il avait été à la fois le témoin et la victime. Oën, qui ne pouvait entendre parler du purgatoire sans verser les larmes les plus a mères, raconta à son ami, sous le sceau du secret et pour l'édifier, tout ce qu'il avait entendu, tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait senti, et affirma qu'il s'était bien servi des propres yeux de son corps. Grâce aux soins et à l'exactitude de ce moine, les épreuves que le chevalier avait subies furent rédigées par écrit et accompagnées d'un rapport des évêques et des autres religieux du pays, qui, en vue de la justice, rendirent témoignage à la vérité.

Mort de l'archevêque d’york. — Avènement du pape Adrien IV. — Paix entre le roi de France et le duc Henri. — Mort d'Etienne de Blois. — L'an du Seigneur 1154, après la mort du pape Eugène, Anastase rétablit dans son siège Henri,[258] archevêque d'York, qu'Eugène avait dégradé. Il lui donna le pallium à Rome, et en sa présence consacra évêque de Durham Hugues de Pusat, neveu du roi Etienne. Mais peu après, lorsque le même archevêque, de retour dans son diocèse, célébrait les saints mystères, il mourut, à ce qu'on prétendit, d'un poison qui avait été mis dans le calice et qu'il avala. Il eut pour successeur Roger, archidiacre de Cantorbéry. Cette même année, le duc des Normands, Henri, passa en Normandie ; il fit rentrer peu à peu sous ses lois les domaines qu'il tenait de son père, et de là, partant pour l'Aquitaine, il réprima vigoureusement la révolte de quelques-uns de ses barons. Cette même année, le pape Anastase étant mort, eut pour successeur Nicolas,[259] évêque d'Albano, homme pieux, Anglais de nation, et né sur le territoire de Saint-Albans. Vers le même temps, la paix fut faite entre Louis, roi de France, et Henri, duc de Normandie, à ces conditions : le roi rendait au duc Verneuil et Neufmarché ; le duc lui donnait deux mille marcs d'argent, en réparation des frais qu'avaient causés au roi In prise, l’occupation et la fortification de ces mêmes places.

Cette même année, le roi des Anglais, Etienne, homme au cœur brave et à l'âme pieuse, expira le huitième jour avant les calendes de novembre. Son corps fut enseveli dans le monastère de Feversham, qu'il avait construit de fond en comble. Peu de temps auparavant, sa femme Mathilde, et Eustache, leur fils, y avaient été enterrés.

HENRI II

Couronnement d’Henri II. — Prise d’Ascalon par Baudouin. —Le duc de Normandie, Henri, ayant reçu la nouvelle certaine de la mort du roi, se dirigea vers Barfleur, et y attendit un mois que le vent lui permît de passer en Angleterre. Le royaume jouissait alors d'une paix profonde ; ce qui n'avait pas eu lieu sous les rois précédents, tant on redoutait et on aimait le duc Henri, dont le règne futur était l'objet de toutes les espérances ! Henri arriva en Angleterre, le septième jour des ides de décembre ; et il fut reçu au milieu de la foule du clergé et du peuple ; le quatorzième jour avant les calendes de janvier, le dimanche qui précéda la nativité du Seigneur, il fut proclamé roi à Westminster et consacré par Thibaut, archevêque de Cantorbéry, en présence des archevêques, évêques et barons, tant du royaume d'Angleterre que du duché de Normandie. Aussitôt qu'il eut pris possession de la couronne, il rangea sous ses lois les villes, les châteaux et les domaines qui dépendaient de la juridiction royale; démolit des châteaux illégitimement construits ; chassa du royaume les étrangers, et surtout les Flamands ; et déposa plusieurs comtes prétendus, à qui le roi Etienne avait imprudemment prodigué presque tout ce qui dépendait du fisc. — Cette même année, le roi de Jérusalem, Baudouin, ayant rassemblé une nombreuse armée, vint mettre le siège devant Ascalon, qu'il serra de près et longtemps. La ville se rendit enfin, à condition que tous les Turcs qui s'y trouvaient en sortiraient librement avec leurs femmes, leurs enfants, et tout ce qui leur appartenait. Ascalon ayant été remis au roi, il y établit, mais sous le lien de vasselage, son frère déjà comte de Joppé.

Vie d'Ulfrik de Haselberg. — Cette même année, le saint anachorète et solitaire Ulfrik de Haselberg, s'endormit dans le Seigneur, après avoir lutté pendant vingt-neuf ans contre les ennemis du genre humain, et avoir remporté une éclatante victoire. Nous avons cru utile de raconter brièvement, pour l'embellissement de cette histoire, sa vie exemplaire et ses vertus. Le bienheureux Ulfrik naquit d'une humble famille anglaise, au bourg de Compton, éloigné de huit milles de Bristol. C'est là qu'il fut nourri et élevé ; c'est là qu'il remplit quelques années le ministère de prêtre, ministère qu'il avait accepté avec la légèreté naturelle à la jeunesse, plutôt que par un choix réfléchi. En effet, il n'était pas encore animé de l'esprit de Dieu, et se laissait guider par la chair plutôt que par l'esprit. Il s'occupait sur toutes choses de chiens et d'oiseaux. Un jour qu'il se livrait avec ardeur à l'exercice de la chasse, il vit paraître tout à coup devant lui un homme qui avait la figure et l'habit d'un pauvre, et qui le supplia de lui faire l'aumône d'un écu neuf ; car à cette époque il y avait une monnaie neuve frappée en Angleterre, au temps du roi Henri, mais qui était encore rare, à cause de sa date récente. Ulfrik répondit qu'il ne savait pas s'il avait de la monnaie neuve : Regarde dans ta bourse, lui dit le pauvre, et tu y trouveras deux écus et un demi-denier. Étonné de ces paroles, Ulfrik regarde, trouve en effet la somme indiquée, et lui donne pieusement ce qu'il lui demandait. Alors le mendiant, après avoir reçu la pièce de monnaie : Que celui-là te le rende, dit-il, pour l'amour de qui tu as fait cette aumône. Pour moi, je te l'annonce en son nom, tu quitteras bientôt ce lieu pour en chercher un autre. Tu changeras encore cette demeure pour en trouver une nouvelle, où le repos t'attend ; c'est là que tu te consacreras au service de Dieu jusqu'à la fin de ta vie, et, en dernier lieu tu seras appelé à faire partie de l'assemblée des élus. Peu de temps après, Ulfrik s'attacha à Guillaume, seigneur du domaine où il était né, pour remplir auprès de lui les fonctions de son ministère, et mangea à sa table le pain quotidien. Là il ceignit sa reine dans l'abstinence, et s'interdit complètement l'usage des viandes. Mais cet homme de Dieu qui ne soupirait qu'après la solitude, quitta le chevalier son seigneur, et se dirigea vers une bourgade nommée Haselberg, éloignée de trente milles d'Oxford, du côté de l'orient. Là, inspiré sans doute par l'Esprit saint, il choisit une cellule continue à l'église, pour s'y ensevelir dans le Christ. Ses fatigues, ses mortifications de chair et d'esprit lui concilièrent la faveur du Christ. Il domptait ses membres par un jeûne et une abstinence si rigoureux, par des veilles si prolongées, que bientôt sa peau s'attacha à ses os, et qu'il ne présentait plus l'apparence d'un homme ordinaire, mais d'un esprit sous forme humaine. Il se, contentait d'un vêtement grossier, doublé intérieurement d'un cilice ; mais au bout de quelque temps, comme ce vêtement lui paraissait trop commode à porter, il résolut de s'habituer à l'usage de la cotte de mailles. Le chevalier son seigneur, l'ayant appris, envoya une cotte de mailles à l'homme de Dieu, et consacra au service céleste cet instrument de guerre. Pendant la nuit, même dans l'hiver, Ulfrik avait coutume de descendre tout nu dans une cuve pleine d'eau froide, et là il récitait à Dieu les psaumes de David, mortifiant dans îes eaux les excitations de sa chair, trop souvent rebelle, il était humble et affable envers tous dans ses discours. Ses paroles avaient pour tous ceux qui l'écoutaient une harmonie céleste, quoiqu'il parlât toujours aux hommes sans ouvrir In fenêtre de sa cellule.

Cependant la réputation du saint homme Ulfrik, que Dieu seul connaissait, se répandit comme une aurore matinale, pour l'édification des hommes. La cotte de mailles dont il était couvert lui froissait les genoux et le gênait dans ses fréquentes génuflexions. Il fit venir le chevalier qui savait son secret, et lui parla de la trop grande longueur de la cotte de mailles : Envoyez-la à Londres, répondit le chevalier, et là on vous la taillera à la longueur que vous désirez. —Cela entraînerait bien des retards, reprit l'homme de Dieu, et ne pourrait d'ailleurs avoir lieu sans être su. Ici Dieu seul est témoin ; prenez ces ciseaux, et rendez-moi ce service de votre propre main. Il lui remit alors des ciseaux qu'il avait envoyé chercher au château du chevalier ; et comme-ce dernier hésitait et le prenait pour un fou. Ayez la main ferme et ne tremblez pas, dit Ulfrik, moi je vais prier le Seigneur mon Dieu, et pendant ce temps mettez-vous à l'ouvrage avec confiance. Chacun d'eux se met de son côté, l'un à prier, l'autre à couper, et l'ouvrage avance entre leurs mains. Eh effet, le chevalier ne croyait pas couper du fer, mais du drap, tant les ciseaux entraient dans le fer avec facilité. Mais comme l'homme de Dieu cessa de prier avant que l'œuvre fût achevée, le chevalier fut obligé de cesser. Ulfrik revint le trouver, et lui demanda comment la chose s'était passée. Bien jusqu'à ce moment, lui répondit-il ; mais maintenant que vous voici, les ciseaux ébréchés ne mordent plus. — Que cela ne vous inquiète pas, reprit Ulfrik, achevez avec ces mêmes ciseaux ce que vous avez commencé. Le chevalier alors reprit courage; il trouva à trancher le fer la même facilité qu'auparavant, et sans aucune peine il rendit égal tout ce qui dépassait. Ensuite l'homme de Dieu, sans ciseaux et seulement avec ses faibles doigts, mais le cœur plein d'une foi vive, distribuait charitablement à tous ceux qui lui en demandaient les anneaux de la cotte de mailles, pour servir de différents remèdes dans les maladies. Le chevalier, en voyant la puissance d'Ulfrik, fut frappé d'une admiration inexprimable, et se jeta aux pieds de cet homme de Dieu. Ulfrik, tout confus, le releva et le conjura de ne révéler à personne ce qui s'était passé. Mais ce miracle ne put être longtemps caché. Tous les hommes pieux qui se réjouissaient de posséder des anneaux de cette cotte de mailles le divulguèrent, et la haute réputation de l'homme de Dieu se répandit bientôt dans tout le royaume.

Dans les contrées du nord de l'Angleterre, il y avait un homme fort misérable, qui ne pouvant supporter son état de pauvreté, se donna au diable, et lui fit hommage. Le diable s'en vint loger dans le corps de sa victime, et bientôt le malheureux s'aperçut qu'il était temps de se repentir de sa faute. Il regarda autour de lui, cherchant à quel patron il pouvait se vouer pour racheter son âme. Enfin il résolut daller trouver le bienheureux Ulfrik, dont la main, disait-on, dispensait la tranquillité et le salut. Au moment où, préoccupé de son prochain départ, il s'en était ouvert à un de ses amis, le diable lui apparut sous sa forme habituelle, l'accusa de trahison, et le menaça de le punir cruellement, s'il osait entreprendre quelque chose de semblable. Cet homme garda le silence, voyant que son ennemi n'aurait pas connu les intimes pensées de son cœur, s'il n'avait pas eu l’imprudence de les exprimer par paroles et par gestes. Aussi il dissimula quelque temps le repentir dont il se sentait animé, et enfin entreprit le voyage qu'il avait médité de faire pour aller trouver Ulfrik, cet ami de Dieu, Après une longue route que Dieu avait rendue heureuse, il parvint au gué d'un fleuve qui coule en dehors de Haselberg. Lorsqu'il fut entré dans le fleuve, le cœur plein de confiance dans l'intercession du bienheureux Ulfrik, le diable sur vint, enflammé d'une terrible colère, et mettant violemment la main sur lui, il grinça des dents en disant: Qu'est ceci, traître ! que veux-tu faire? tu voudrais rompre notre pacte, mais c'est en vain ; car tu dois porter la peine de la trahison par la quelle jadis tu as renié Dieu par laquelle aujourd'hui tu veux me renier moi-même : c’est pourquoi tu vas être noyé misérablement. Et le diable, qui le tenait le rendit si complètement immobile, qu'il ne pouvait plus ni avancer ni se pencher d'un côté ou d'un autre. Tandis que cela se passait dans le fleuve, l'homme de Dieu Ulfrik, averti de l'événement par l'esprit de prophétie que Dieu lui envoya, appela son serviteur, le prêtre Brithik, et lui dit : Dépêche-toi, prends la croix et l'eau bénite, cours vers l'homme que le diable tient captif sur le gué qui est en dehors de la ville : tu l'aspergeras d'eau bénite, et tu me l'amèneras. Brithik se mit en route en toute hâte, pour exécuter cet ordre; il trouva, comme il lui avait été dit, l'homme au milieu du gué, assis sur son cheval, se tenant immobile dans le fleuve, et ne pouvant se mouvoir. A cette vue, Brithik, par la puissance de son maître, l'arrose aussitôt d'eau bénite, et au nom de Jésus-Christ la victime est délivrée, et le brigand mis en fuite. Alors il amène le captif hors du fleuve, et le conduit avec joie vers l'homme de Dieu, qui, les mains jointes et levées au ciel, priait pour ce malheureux pécheur. Le démon avait suivi par derrière celui qui lui avait jadis appartenu, et dès qu'il le vit debout devant l'ermite, il le saisit. Le malheureux se lamenta et cria : Serviteur de Dieu, secourez-moi ; voici mon ennemi qui s'empare de moi. Le saint lui prit alors la main droite, tandis que le diable, le tenant par la main gauche, le tirait vigoureusement à lui. Pendant qu'ils se le disputaient, l'homme de Dieu, Ulfrik, retint le captif d'une main, et de l'autre il jeta à la face de son ennemi de l'eau qu'il avait bénie. Le démon fut obligé de s'enfuir, plein de confusion. Ensuite l'homme de Dieu conduisit dans le lieu le plus retiré de sa cellule le malheureux, tout tremblant encore de la mort à laquelle il avait échappé, et l'y fit rester jusqu'à ce que dans une confession complète, il eût rejeté aux pieds du saint tout le venin que le démon avait fait couler en lui. Alors quand il eut recouvré ses forces, saint Ulfrik lui fit prendre le corps du Seigneur, sous l'espèce de la chair, et comme il lui demandait si sa foi était entière : Je crois, répondit-il, que tout malheureux et pécheur que je suis, je vois dans vos mains le corps et le sang de notre Seigneur, sous l'espèce de la chair. Le saint homme rendit grâces à Dieu et dit : Maintenant, prions ensemble, pour que vous soyez digne de le recevoir sous l'espèce ordinaire. Et après l'avoir ainsi fait communier et l'avoir affermi dans la foi, il le renvoya en paix. Ce bienheureux Ulfrik, l'ami de Dieu, mourut le dixième jour avant les calendes de mars, et fut enterré dans sa chapelle, auprès de Haselberg. Ce lieu, à la gloire de Dieu et à l'honneur du saint, est célèbre encore aujourd'hui par les nombreux miracles qui y sont opérés.

Généalogie d’Henri II, du côté maternel. —Il s'affermit en Angleterre. — Faits divers. L'an du Seigneur 1155, la veille des calendes de mars, naquit à Londres un fils légitime du nouveau roi des Anglais, Henri, et de sa femme Aliénor; on l'appela Henri. Ce noble roi Henri[260] était fils de Mathilde, qui avait été d'abord impératrice des Romains, et ensuite comtesse d'Anjou. Elle avait eu pour mère Mathilde, reine d'Angleterre, épouse du roi Henri Ier, et fille de sainte Marguerite, reine d'Ecosse. Marguerite était fille d'Edouard, qui lavait eue d'Agathe, sœur d'Henri, empereur romain. Edouard était fils du roi Edmond, surnommé Côte-de-Fer; Edmond, du roi Ethelred ; Ethelred, d'Edgar-le-Pacifique ; Edmond, d'Édouard-le-Vieux. Edouard eut pour père le noble roi Alfred, qui était fils d'Athulf; Athulf, d'Egbright; Egbright, d'Alcimund; Alcimund, d'Offa; Offa, d'Ingels, frère d'Ina, ce roi des Angles si fameux; tous deux eurent pour père le roi Kenred. Kenred fut fils du roi Céowald; Céowald, de Gutba ; Cutha, de Guthwin ; Gutbwin, de Ceaulin ; Geaulin, de Cuthrict ; Cuthrict, de Greodda ; Greodda, de Cerdie ; Cerdic, d'Élesa ; Élesa, d'Égla ; Égla, de Wig; Wig, de Frewin; Frewin, de Fréothergar, fils de Broand, fils de Baldai, fils de Woden, fils de Frethelwald, fils de Freolater, fils de Fretewulf, fils de Fringoldulf, fils de Getka, fils de Ta tu va, fils de Beau, fils de Selduva, fils d’Heremod, fils d'Itermod, fils de Hatia, fils de Wala, fils de Belduin, fils de Sem, fils de Noé. — Cette même année, le roi des Anglais, Henri, déshérita Guillaume Peverell, pour le punir d'avoir empoisonné Ranulf, comte de Chester. On assure qu'il y avait plusieurs complices de cet attentat. Vers le même temps, le roi Henri fit prêter serment de fidélité à Guillaume et à Henri, ses fils, pour le royaume d'Angleterre. Vers le même temps, Robert, évêque d'Exeter,[261] étant mort, Robert, doyen de Salisbury, lui succéda. —Vers le même temps, Henri, évêque de Winchester, ayant fait passer ses trésors à l'abbé de Cluny, quitta l'Angleterre secrètement et sans la permission du roi, qui fit alors raser ses trois châteaux. A cette époque, Hugues de Mortemer, seigneur arrogant et rebelle, mit ses châteaux en état de résister au roi, et fortifia la tour de Gloucester, ainsi que Wigeinor et Breges.[262] Le roi survint avec une armée, prit et détruisit ses châteaux jusqu'au dernier; mais Hugues fit dans la suite sa paix avec le roi. Vers le même temps, Louis, roi de France, épousa la fille d'Alphonse, roi d'Espagne, dont le royaume a la ville de Tolède pour capitale. On l'appelle le roi des Espagnes, parce qu’il est suzerain des petits rois d'Aragon et de Galice. — Frédéric fut consacré empereur par le pape Adrien. —La main de saint Jacques fut rendue à l'abbaye de Reading. — Vers le même temps Thomas,[263] archidiacre de Cantorbéry, prévôt de Beverley, et chanoine désigné dans plusieurs églises d'Angleterre, fut nommé chancelier du roi.

Le pape permet a Henri II de s'emparer de l'Irlande. — Vers le même temps, le roi Henri envoya à Rome une ambassade solennelle pour demander au pape Adrien la permission d'entrer à main armée dans l'île d'Irlande,[264] de subjuguer le territoire, et de ramener à la foi et au chemin de la vérité les hommes abrutis de ce pays, en extirpant les semences du vice. Le pape accueillit gracieusement son message, et lui répondit par le privilège suivant : Adrien, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très cher fils en Jésus-Christ, l'illustre roi d'Angleterre, salut et bénédiction apostolique. Ta magnificence a eu l’idée louable et avantageuse d'étendre au loin sur la terre ton nom glorieux, et d'obtenir dans les cieux l’éternelle félicité en reculant les bornes de l'Église, en annonçant la vérité de la foi chrétienne, à des peuples ignorants et barbares, en extirpant du champ du Seigneur les semences du vice, comme doit le faire un bon catholique, et pour atteindre plus convenablement à ce but, tu demandes au Saint-Siège apostolique conseil et assentiment. Dans le projet qui t'occupe, nous te promettons avec d'autant plus de confiance, que le Seigneur t'accordera un heureux succès, que tu agis avec plus de sagesse et de discernement. Tu nous as fait savoir, très cher fils en Jésus-Christ, que tu voulais entrer dans l'île d'Hibernie pour soumettre ce pays au joug des lois chrétiennes, en extirper les semences du vice, et aussi pour y faire payer, au bienheureux apôtre Pierre, la pension annuelle d'un denier pour chaque maison, sans retrancher ou violer aucunement les droits des églises de ce pays. Accordant à ce louable et pieux désir la faveur qu'il mérite, et accordant volontiers notre assentiment à ta demande, nous tenons pour bon et pour agréable, qu'afin d'agrandir les limites de la sainte Église, d'arrêter le torrent des vices, de corriger les mœurs et d'enraciner la vertu, de propager la religion chrétienne, tu fasses ton entrée dans cette île, et y exécutes tout ce que tu jugeras à propos pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes. Que le peuple de cette contrée te reçoive et t'honore comme son seigneur et maître, sauf le droit des églises qui doit rester intact et inviolé, et aussi la pension annuelle d'un denier due au bienheureux Pierre, par chaque maison. Car il est hors de doute (et ta noblesse elle-même l’a reconnu) que toutes les îles sur lesquelles a lui le Christ, soleil de justice, et qui ont reçu les enseignements de la foi, appartiennent de droit légitime à saint Pierre et à la très sainte et sa crée église de Rome. Si donc tu juges à propos de mettre à exécution ce que tu as conçu dans ta pensée, emploie tes soins à former ce peuple aux bonnes mœurs ; et que, tant par tes efforts que par ceux d'hommes reconnus suffisants de foi, de paroles et de vie, l'Église soit dans ce pays décorée d'un nouveau lustre ; que la vraie religion du Christ y soit plantée et y croisse ; qu'en un mot, toute chose concernant (honneur de Dieu et le salut des âmes soit, par ta prudence, ordonnée de telle manière, que tu de viennes digne d'obtenir aux cieux la récompense éternelle, et sur la terre un nom illustre et glorieux dans tous les siècles.

Henri II en Normandie. — Prise de Bari par le roi de Sicile. — L'an du Seigneur 1156, dans une bourgade près de Paris, au monastère d'Argenteuil, on découvrit, par une révélation divine, la tunique du Sauveur, qui était sans couture et de couleur sombre,[265] et qui avait été faite, ainsi que le portait l’inscription trouvée en même temps, par sa glorieuse mère, alors qu'il était encore enfant. Cette même année, le roi Henri passa en Normandie, et s'empara, après un long siège, des châteaux de Mirebeau et de Chinon ; il avait déjà rangé sous ses lois la ville de Loudun. Son frère Geoffroi, qui peu de tempe auparavant avait enlevé, du consentement des habitants, la ville de Nantes[266] au comte de Bretagne, Moël, fit sa paix avec le roi à condition que Henri lui paierait par année mille livres anglaises et deux mille livres d'Anjou : ainsi la discorde fut apaisée entre eux au mois de juillet. Cette même année, le roi de Sicile, Guillaume, détruisit de fond en comble la ville de Bari, vainquit les Grecs, recouvra les villes et les châteaux qu'il avait précédemment perdus, et rétablit la bonne harmonie entre lui et le pape Adrien, en lui remettant le droit de consacrer les évêques de son royaume. Aliénor, reine d'Angleterre, donna au roi une fille, qu'on nomma Mathilde.

Histoire d'un prêtre irlandais. — Environ vers cette époque, un humble et saint ermite vivait en Irlande dans un lieu désert, non loin du purgatoire dont nous avons parlé. Presque toutes les nuits les démons se réunissaient dans son jardin. Ils se rassemblaient là aussitôt que le soleil était couché, y tenaient conseil et se retiraient avant le lever du soleil. C'est là qu'ils rendaient compte au prince des démons des égarements et des crimes où ils avaient précipité les hommes Le saint homme entendit parfaitement leur entretien et vit clairement leurs figures hideuses. Ils s'assemblaient quelquefois à l'entrée de la cellule-mais, comme ils ne pouvaient y pénétrer, ils lui montraient souvent pour le tenter des femmes toutes nues. Il arriva que l'ermite, en entendant leur conversation, connut la vie de beaucoup d'hommes du pays. Or, il y avait dans la contrée un prêtre de mœurs pures et saintes, qui gouvernait sa paroisse, et qui avait l’habitude de se lever tous les matins, d'entrer dans le cimetière, et d'y réciter dévotement sept psaumes pour les âmes de ceux dont les corps y reposaient. Il vivait chastement et passait son temps dans les bonnes œuvres et dans l'étude des livres saints. Souvent, dans leur conciliabule, les démons se lamentaient de ne pouvoir, par aucun moyen, le faire dévier de la bonne route. Le prince des démons gourmandait ses satellites sur l'inutilité de leurs attaques contre le prêtre; alors l'un d'eux s'approchant : C'est moi, dit-il, qui le tromperai ; je lui présenterai une femme dont la beauté nous le soumettra, mais je ne puis y réussir que dans quinze ans d'ici. —Si tu pouvais, reprit le chef des démons, le faire pécher avant ce terme, tu nous rendrais là un grand service. Il arriva à cette époque qu'un matin où le prêtre, selon sa coutume, parcourait le cimetière, il trouva une petite fille tout enfant déposée au pied d'une croix. Le prêtre, saisi de compassion, s'en chargea pieusement, la confia à une nourrice, et l'adopta pour fille. Comme il avait l’intention d'en faire une religieuse, il lui donna de l'éducation. Quand elle eut atteint l'âge de puberté, c'était une fille d'une beauté parfaite, et le prêtre commença à se sentir dévoré de concupiscence. Comme les tentations étaient d’autant plus fréquentes qu'ils vivaient seuls ensemble, il finit par lui demander et par obtenir qu'elle consentit à ses désirs ; cependant rien d'impudique n’avait encore été commis. La nuit suivante, comme la jeune fille avait permis au prêtre de disposer d'elle, les démons se réunirent selon leur coutume dans le jardin de l'ermite, et cet accord criminel les remplissait de joie. Le démon qui avait promis de faire pécher le prêtre, disa.it à son maître : Eh bien, ce prêtre que je devais tromper par le moyen d'une femme, voici qu'il désire posséder la vierge qu'il avait adoptée pour fille, et dont il voulait faire une religieuse; il lui a demandé son consentement, il l’a obtenu, et demain à l'heure de minuit je ferai réussir sa tentative criminelle. Le chef des démons le remercia et dit qu'il avait agi dignement. Le lendemain le prêtre appela la jeune fille, l'introduisit dans sa-chambre et la plaça sur son lit. Mais, au moment où il se tenait près du lit dans une terrible tentation, il pensa à ce qu'il allait faire, et, revenant enfin à lui-même, il dit à lu jeune fille de l'attendre jusqu'à son retour; aussitôt il sortit de la chambre, saisit un rasoir, et, se coupant le membre viril, il le jeta dehors : Avez-vous pensé, démons, s'écria-t-il, que je ne m'apercevrais pas de vos tentations? nous ne serons perdus ni moi ni ma fille, et vous ne vous réjouirez pas, car vous n'aurez ni moi ni elle. La nuit suivante lorsque le diable demanda à son disciple comment la chose s'était passée, il répondit qu'il avait perdu toute sa peine, et raconta devant toute l'assemblée comment le prêtre s'était châtré lui-même. Le prince des démons le fit vigoureusement flageller, et ainsi fut rompu le conciliabule des esprits immondes. Quant au prêtre, il remit entre les mains des religieuses la jeune fille qu'il avait élevée pour qu'elle se consacrât au Seigneur. Cette même année, Guillaume, le premier né du roi Henri, mourut, et fut enterré à Reading.

Retour d’Henri en Angleterre. — Son expédition dans le Pays de Galles. — Faits divers. — L'an du Seigneur 1157, le roi des Anglais, Henri, repassa en Angleterre, et le roi d'Ecosse, Malcolm, lui rendit la ville de Carlisle, le château de Bamborough, Newcastle sur la Tyne, et tout le comté de Lothian. Le roi, de son côté, lui remit le comté de Hundington. Semblablement Guillaume, fils bâtard du roi Etienne, qui était comte de Mortain et de Warenne, rendit au roi Pevensel, Norwich, ainsi que toutes les places fortes qu'il possédait en Angleterre et en Normandie, et qu'il tenait de la munificence du roi Etienne. Le roi Henri lui donna ce que son père Etienne possédait de son vivant le jour où mourut le roi Henri [Ier]. Vers le même temps, Hugues Bigod résigna ses châteaux entre les mains du roi. Cette même année, le roi Henri prépara une grande expédition pour attaquer les Gallois par terre et par mer : au lieu de deux chevaliers, par exemple, on en leva trois dans toute l'Angleterre. Le roi entra dans le pays de Galles, arracha les forêts, coupa les bois, fit percer des routes, fortifia le château de Colwen,[267] rangea sous ses lois les autres places fortes enlevées à ses prédécesseurs, restaura aussi le château de Basingwerk, et, après avoir soumis les Gallois à ses volontés, il regagna en triomphe l'Angleterre. A Sandwich (?)[268] il reçut l'hommage des principaux seigneurs. Cette même année, la reine Aliénor donna au roi Henri un fils qui naquit à Oxford, et qui fut appelé Richard. C'est jusqu'à cette époque que Robert, abbé du mont Saint-Michel, a conduit sa chronique

Faits divers. — Le roi Henri vient à Paris. — Sa réception. — L'an du Seigneur 1158, le roi des Anglais, Henri, repassa en Angleterre, et le roi d'Ecosse, Malcolm, lui rendit la ville de Carlisle, le château de Bamborough , Newcastle sur la Tyne, et tout le comté de Lothian. Le roi, de son côté, lui remit le comté de Hundington. Semblablement Guillaume, fils bâtard du roi Etienne, qui était comte de Mortain et de Warenne, rendit au roi Pevensel, Norwich, ainsi que toutes les places fortes qu'il possédait en Angleterre et en Normandie, et qu'il tenait de la munificence du roi Etienne. Le roi Henri lui donna ce que son père Etienne possédait de son vivant le jour où mourut le roi Henri [Ier]. Vers le même temps, Hugues Bigod résigna ses châteaux entre les mains du roi. Cette même année , le roi Henri prépara une grande expédition pour attaquer les Gallois par terre et par mer : au lieu de deux chevaliers, par exemple, on en leva trois dans toute l'Angleterre. Le roi entra dans le pays de Galles , arracha les forêts, coupa les bois, fit percer des routes, fortifia le château de Colwen,[269] rangea sous ses lois les autres places fortes enlevées à ses prédécesseurs, restaura aussi le château de Basingwerk , et, après avoir soumis les Gallois à ses volontés, il regagna en triomphe l'Angleterre. A Sandwich (?)[270] il reçut l'hommage des principaux seigneurs. Cette même année , la reine Aliénor donna au roi Henri un fils qui naquit à Oxford, et qui fut appelé Richard. C’est jusqu'à cette époque que Robert, abbé du mont Saint-Michel , a conduit sa chronique.

Faits Divers. — Le Roi Henri Vient A Paris. — Sa Réception. — L'an du Seigneur 1158, le roi des Anglais. Henri, fut couronné le jour de Noël à Worcester. Lorsque la célébration des offices divins eut été terminée, il posa la couronne sur l'autel et ne la porta plus depuis cette époque. Cette même année, la reine Aliénor eut un fils qu'on appela Geoffroi. Cette même année, une nouvelle monnaie fut fabriquée en Angleterre. Cette même année, Thomas, chancelier du roi, vint en grand appareil à Paris pour recevoir en mariage, au nom de Henri, fils du roi des Anglais, Marguerite, fille du roi de France. Cette même année, après la mort de son frère Geoffroi, Henri passa la mer et rangea sous sa domination la ville de Nantes. Vers le même temps , le roi Henri, sur l'invitation du roi de France, vint à Paris où il fut reçu dans le palais du roi. Le roi de France habitait alors avec sa femme dans le monastère des chanoines de la bienheureuse Vierge Marie.

Siège de Toulouse. — Deux Papes, Alexandre et Octavien. L'an du Seigneur 1159, le roi des Anglais, Henri, conduisit une armée du côté de Toulouse. Il prit plusieurs châteaux forts du voisinage; mais le roi de France s'était jeté dans la ville et y demeurait. Le roi d'Angleterre ne donna pas d'assaut à la ville par égard pour le roi de France , dont la sœur Constance avait épousé le comte de Toulouse[271] ; de ce mariage étaient nés des enfants. Cette guerre rendit les deux rois ennemis , comme la suite des événements nous le montrera. Cette même année, après la mort du pape Adrien , un schisme s'éleva entre Alexandre et Octavien.[272] En effet, l'empereur et le clergé de son parti reconnaissaient Octavien ; mais les rois de France et d'Angleterre réunirent leurs suffrages sur Alexandre. L'empereur leur envoya des lettres qui plaidaient la cause d'Octavien; ils ne voulurent pas le reconnaître, et Alexandre obtint la papauté.

Mariage de Henri, Fils de Henri II, Avec Marguerite, Fille du Roi de France. — L'an du Seigneur 1160, le roi des Anglais, à son retour de Toulouse, fit épouser à son fils Henri, Marguerite, fille du roi de France , qu'il avait en garde , et recouvra le château de Gisors qu’il désirait depuis longtemps. Comme cette conquête avait été faite à l'improviste , le roi de France en fut violemment courroucé , et, avec l'aide de Thibaut, comte de Flandre , il fortifia , à la honte du roi d'Angleterre , le château de Chaumont. Cependant le roi d'Angleterre accourut en toute hâte , mit en fuite le roi et le comte , assiégea le château , et, au bout de peu de jours, força la garnison à se rendre. Cinquante-cinq chevaliers y furent pris , et alors fut célébré le mariage du fils du roi d'Angleterre , âgé de sept ans, et de la fille du roi de France, âgée de trois ans , par le ministère de Henri de Pise et de Guillaume de Pavie , prêtres cardinaux et légats du Saint-Siège apostolique , le quatrième jour avant les nones de novembre , au Bourg. Cette même année, Marie, abbesse de Romesey, fille du roi Etienne, épousa Matthieu, comte de Boulogne, qui en eut deux filles. Thomas , chancelier du roi , s'opposa vivement à cette alliance scandaleuse et illicite, et, comme le bienheureux Jean-Baptiste , il fut en butte aux embûches du comte. Cette même année, expira Thibaut, archevêque de Cantorbéry.

Anecdote relative à Barthélemy, Evêque d'Exeter. — Incendie De Cantorbéry. — L'an du Seigneur 1161, Barthélemy, homme religieux et suffisamment instruit dans les sciences théologiques , fut consacré évêque par Gaultier, évêque de Rochester. Voici ce que la véridique renommée raconte sur ce vénérable Barthélémy. Un jour que, occupé du salut des âmes, il visitait sa paroisse, il passa la nuit avec ses clercs dans un village. Il couchait dans une chambre, au 'haut de la maison et qui donnait sur l'église et sûr le cimetière du village. Lorsqu'il se réveilla, vers minuit, pour réciter en commun les 'prières de nuit, il trouva éteinte la lumière qui ordinairement brûlait à côté de lui. L'évêque reprocha à son chambriez de le laisser dormir dans les ténèbres, et lui ordonna d'aller chercher au plus tôt de la lumière et de l'apporter. Tandis que le prélat attendait eh veillant que le flambeau arrivât, il entendit comme un immense concert de voix enfantines qui sortaient du cimetière, et qui disaient en se lamentant : « Malheur à nous ! malheur a à nous ! Qui donc maintenant priera pour nous et répandra des aumônes, et célébrera des messes pour le salut de nos âmes ? » En entendant ces paroles, l'évêque fut fort surpris, et il s'étonnait de ces regrets. Cependant le chambrier avait été chercher de la lumière ; mais, ne trouvant de feu ni dans la cour ni dans la cuisine, il sortit tout troublé dans le village, et après avoir parcouru beaucoup de maisons , il n'avait encore rencontré de feu nulle part. Enfin, après avoir longtemps cherché et couru çà et là , il aperçut une lueur à l'extrémité du village ; il s'y rendit en toute hâte, et trouva dans celte maison le corps d'un homme mort autour duquel se tenaient un prêtre et une foule de gens des deux sexes, qui pleuraient le défunt avec larmes et qui s'arrachaient les cheveux. Le chambrier de l'évêque ne s'embarrassa pas beaucoup de ce qu'il voyait ; il plaça la lumière dans sa lanterne, revint précipitamment trouver l'évêque, et lui raconta par ordre ce qui lui était arrivé. Après avoir récité les matines, l'évêque fit venir, dès que l'aurore parut, le prêtre et plusieurs hommes du village. Il leur demanda avec intérêt quel était cet homme nouvellement mort, et quelle conduite il avait menée lorsqu'il faisait partie du monde. Tous s'accordèrent pour dire que c'était un homme juste et craignant Dieu, le père des orphelins, la consolation des malheureux; qu'il avait donné, tant qu'il vécut, tous ses biens aux pauvres, et qu'il ne refusait jamais l'hospitalité. Il avait gardé le prêtre dans sa maison, lui avait fourni sur son propre bien tout ce qui lui était nécessaire, et l'avait chargé de réciter chaque jour des prières et des messes pour la délivrance des fidèles trépassés. En entendant ce récit, l'évêque comprit aussitôt que les voix qui étaient sorties du cimetière pendant la nuit n'étaient autre chose que les plaintes de toutes ces âmes dont les corps reposaient dans le cimetière, qui se lamentaient et qui gémissaient de la mort d'un homme dont toute la vie avait été consacrée à répandre des aumônes et à faire dire des messes pour leur repos. Alors l'évêque, s’adressant au prêtre qui sous le défunt avait célébré des messes pour les trépassés, lui donna une portion de l'église du village, en lui recommandant et en lui enjoignant de réciter chaque jour, tant qu'il vivrait, des messes et des prières pour les morts. Vers le même temps, la ville de Cantorbéry fut presque complètement brûlée.

Paix entre la France et l’Angleterre. — Faits divers.— L'an du Seigneur 1162, Louis, roi de France, et Henri, roi d'Angleterre, réunirent de tous côtés des troupes nombreuses, et, au moment où un combat en rase campagne paraissait imminent entre eux, ils conclurent tout à coup la paix à Pretevai. Cette même année, Aliénor, reine d'Angleterre, enfanta une fille à Rouen, et lui donna son nom. dette même année aussi, Richard, évêque de Londres, entra dans la route où va toute chose périssable. Vers le même temps, le roi Henri fit jurer fidélité à son fils Henri, l'institua son héritier, et, parmi les grands de l'état, le chancelier Thomas jura le premier fidélité, sauf celle qu'il devait au roi Henri le père, tant qu'il vivrait, et trouverait bon de gouverner l'état.

Thomas, Chancelier d'Angleterre, élu Archevêque de Cantorbéry. — Cette même année , tout le clergé et tout le peuple de la province de Kent, ayant été convoqués à Westminster, Thomas. chancelier du roi, fut élu[273] solennellement archevêque de Cantorbéry , sans que personne s'y opposât. L'élection ayant été faite, il fut ordonné prêtre, le samedi de la Pentecôte, par Gaultier, évêque de Rochester, dans l'église de Cantorbéry, et le lendemain, il fut consacré et installé solennellement par Henri, évêque de Winchester. Les députés envoyés au pape le rencontrèrent an pied des Alpes prêt à entrer en Gaule, et revinrent avec le pallium. Alors l'archevêque Thomas , s'étant lié par les serments ordinaires, revêtit avec respect à l'autel les insignes de sa nouvelle dignité, et changea de genre de vie aussi bien que de caractère. Renonçant aux soins des affaires mondaines, il se consacra entièrement à son église et à la conquête des âmes. Aussi envoya-t-il au roi, en Normandie, un message par lequel il résignait son office de chancelier, et lui remettait le sceau royal. Cette démarche pénétra fort avant dans le cœur du roi , qui chercha en lui-même le motif d'une renonciation si brusque. Tel fut le premier sujet de dépit que le roi conçut contre Thomas, archevêque de Cantorbéry. Ce Thomas était natif de la ville de Londres. Dès les premières années de sa jeunesse, la faveur divine sembla se répandre sur lui : depuis son enfance, il avait coutume d'invoquer pieusement la bienheureuse mère de Dieu, comme sa directrice; après le Christ, c'était en elle qu'il plaçait toutes ses espérances. À sa sortie des écoles littéraires, il fut présenté à Thibaut, archevêque de Cantorbéry : son habileté lui valut bientôt la faveur et l'amitié du primat. Il est difficile de dire de quels nombreux et importants travaux il fut chargé pour le service de l'église ; combien de fois il alla visiter la demeure des apôtres, pour des négociations difficiles; avec quel bonheur il se tira, de toutes les affaires qu'on lui avait confiées. C'est surtout dans les plaidoiries, dans les décisions, dans les instructions au peuple que son adresse éclatait. Ledit archevêque le nomma d'abord archidiacre de Cantorbéry; peu de temps après, son mérite reconnu le fit élever à la dignité de chancelier. Dans ce haut office, il réprima sagement l'audace de tous ces milans qui, en flattant le roi, se promettaient de piller l'état aussi bien que l'église. Nous avons parlé de la vie du bienheureux Thomas avant sa promotion au rang d'archevêque, afin de faire mieux comprendre ce qui nous reste à raconter de lui.

Fin de la discussion entre l’église de Lincoln et le monastère de Saint-Albans. — Cette même année, fut assoupie et terminée à l'amiable la discussion qui s'était élevée entre l'église de Lincoln et le monastère du bienheureux Albans, premier martyr d'Angleterre, Robert de Chaisneau, évêque, étant demandeur, et Robert de Gorham, abbé de Saint-Albans, défendeur, en présence du roi Henri second, des archevêques de Cantorbéry et d'York, Thomas et Roger, d’Henri, évêque de Winchester, de Guillaume, évêque de Norwich, de Jocelin, évêque de Salisbury, de Barthélémy, évêque d'Exeter, d'Hilaire, l’évêque de Chicester, de Hugues, évêque de Durham, de Richard, évêque de Coventry, de Gilbert, évêque d'Hereford, de Godefroi, évêque de Saint-Asaph, en présence aussi de Robert, comte de Leicester, grand justicier d'Angleterre, des comtes, des barons, des abbés, des archidiacres et d'une foule innombrable, à Westminster, la cinquième férié avant la passion du Seigneur. Voici les conventions : Robert, par la grâce de Dieu, évêque de Lincoln, à tous les fils de la sainte mère l'église, salut. Sachez tous qu'en présence des témoins susnommés, et avec l'assentiment de mon chapitre, je me désiste des prétentions que j'avais élevées contre Robert, abbé de Saint-Albans, et ses frères, par lesquelles je demandais que le monastère de Saint-Albans et les quinze églises privilégiées qui se trouvent sur son territoire fussent placés sous la sujétion et l'obédience de l'église de Lincoln et de moi, qui en suis évêque. Pour prix de ma renonciation à perpétuité, l'abbé et ses frères m'ont donné le Romaine appelé Tinghurst, avec son église et toutes ses dépendances, valant cinq cent vingt acres[274] de terre, que moi, évêque de Lincoln, volontiers et librement, j'ai reçu pour le posséder à l'avenir en perpétuité, avec le consentement de mon seigneurie roi, celui de mes frères les évêques ici présents, et celui de mon chapitre. J'ai résigné dans les mains de mon seigneur le roi, pour moi et mes successeurs, à perpétuité, le droit que je réclamais pour mon église, pour moi et mes successeurs, tant sur ladite abbaye, et la personne de Robert, abbé, et de ses successeurs, que sur les quinze églises susdites. Que désormais les moines du bienheureux Albans et leur abbé, et les prêtres des quinze églises susdites, soient libres de recevoir le chrême et les saintes huiles, la bénédiction et les autres sacrements de l'église, de l'évêque qu'ils voudront choisir, sans aucune réclamation de notre part ou de la part de notre église ; que désormais l'abbaye de Saint-Albans reste libre sous la main du roi, comme une église qui se gouverne par elle-même. Quant aux autres églises du monastère qui sont répandues çà et là dans l'évêché de Lincoln, elles seront placées, ainsi que les autres églises du diocèse, sous la soumission et l'obédience de l'évêque de Lincoln et de son archidiacre. Pour qu'à l'avenir le procès ne puisse pas se renouveler, nous avons confirmé ces conventions par le présent écrit, et y avons apposé notre sceau et celui de notre chapitre, en présence des témoins susdits. Le roi Henri et Thomas, archevêque de Cantorbéry, confirmèrent à leur tour cet accord par une charte. Le pape Alexandre suivit leur exemple et y ajouta un privilège de l'église romaine, signé de tous les cardinaux. Cette même année, Baudouin, roi de Jérusalem, paya tribut à la nature ; il eut pour successeur son frère Amaury.

Baiser de paix. — Le corps du roi Edouard à Westminster. — L'an du Seigneur 1163, le roi des Anglais, Henri, après s'être affermi dans ses provinces d'outre-mer, passa en Angleterre. Thomas, archevêque de Cantorbéry, vint à sa rencontre, et fut admis au baiser de paix, mais non pas à rentrer en grâce : car la manière dont le roi détourna aussitôt le visage frappa tous les assistants. Cette même année, le corps du saint roi et confesseur Edouard fut transporté à Westminster par le bienheureux Thomas, archevêque de Cantorbéry, en présence du roi Henri, et sur son ordre.

Motifs de la colère d’Henri II contre Thomas Becket. —Cette même année, le roi des Anglais demanda et obtint l'aveu du pape Alexandre pour la translation de Gilbert, évêque de Hereford, au siège épiscopal de Londres. Le quatrième jour avant les calendes de mai, il fut installé solennellement dans son nouvel office, Cette même année, Robert de Montfort vida une accusation de trahison envers le roi par un combat singulier avec Henri d'Essex, et î-emporta l'avantage. Cette défaite faisait encourir à Henri la tache d-infamie et le danger d'être déshérité. L'indulgence du pieux roi lui permit de prendre l’habit de moine à Reading. Cette même année, le roi l'exigeant formellement, Thomas,[275] archevêque de Cantorbéry, donna le titre d’archidiacre de Cantorbéry à Geoffroi Ridel, un de ses clercs; mais il connut que pour cela le roi ne lui rendait pas sa laveur qu'il lui avait ôtée. Le premier motif de ressentiment du roi contre l'archevêque Thomas naquit lorsque ce dernier résigna les sceaux. Cette colère se manifesta pour la seconde fois lorsque, venant à la rencontre du roi Henri à son retour d'outre-mer, il en reçut le baiser, mais sans rentrer pleinement en grâce. En troisième lieu, il comprit qu'il n'avait pas regagné la faveur du roi, quoiqu'il se fut démis, sur sa demande, du titre d'archidiacre. Cette même année, Clérambault, nommé abbé de Saint-Augustin, voulait bien recevoir la bénédiction de Thomas, archevêque de Cantorbéry, mais dans son église, sans aucune procession solennelle, afin qu'on ne pût nullement en inférer qu'il se soumettait pour l'avenir à l'archevêque ; de plus, ledit Clérambault invoqua les anciennes coutumes du royaume, et s'appuya sur elles, tandis que l'archevêque, voulant maintenir ses droits, s'opposait à cette prétention : quatrième grief du roi contre lui. Cette même année, on fit une enquête générale en Angleterre pour savoir envers qui chacun était tenu de droit du servage séculier. Les commissaires dans la province de Kent assurèrent que Guillaume de Ros, pour être investi d'un certain office, relevait du roi et non de l'archevêque ; ainsi la haine qu'on portait à l'homme tourna au détriment de l'église : cinquième grief du roi contre Thomas. Cette colère se manifesta pour la sixième fois, lorsque l'archevêque eut placé un certain Laurent dans l'église vacante d'Aynesford. Mais Guillaume, seigneur du domaine, réclamant son droit de patronage,[276] chassa Laurent, et pour ce fait fut excommunié par l'archevêque. Mais le roi fut violemment courroucé de cette excommunication lancée sans l’en prévenir. Le roi prétendit-que c'était léser sa dignité ; que nul n'avait droit d'excommunier sans l'en avertir, un de ses serviteurs, un de ses tenanciers en chef; que c'était exposer sa personne royale à communiquer par mégarde avec un excommunié, puisqu'il admettait le comte ou le baron qui venait vers lui au baiser et au conseil. Le roi s'emporta une septième fois contre l'archevêque, lorsqu'après avoir envoyé des députés à la cour de Rome, pour que le pape confirmât les coutumes royales, ces députés revinrent sans avoir rien pu obtenir, et ne purent adoucir l'esprit du roi exaspéré contre l'archevêque et ses partisans.

Concile de Tours. — Assemblée de Woodstock. — Démêlés de Thomas avec le comte de Clare. — Cette même année, le pape Alexandre tint un concile à Tours, dans l'église de Saint-Maurice, le douzième jour avant les calendes de juin; avec la permission du roi d'Angleterre, les archevêques, les évêques et les autres prélats du royaume s'y rendirent. Thomas, archevêque de Cantorbéry, avec ses suffragants, siégea dans le concile à la droite du pape. L'archevêque d'York, Roger, siégea à gauche avec le seul évêque de Durham. Cette même année, Malcolm, roi d'Ecosse, Resus, prince des Demetes, c'est-à-dire des Gallois du sud, avec une foule de princes et de seigneurs Cambriens, firent hommage au roi d'Angleterre, ainsi qu'à son fils Henri, à Woodstock, aux calendes de juillet. Cette année aussi, Thomas, archevêque de Cantorbéry, cita à Westminster Roger, comte de Clare, et le somma de lui faire hommage pour le château de Tunbridge et ses dépendances ; mais le comte, soutenu par le roi, refusa, disant que son fief était de tenure laïque, et qu'il appartenait plutôt au roi qu'à l'archevêque. Ce fut là un huitième grief qui augmenta l’animosité d’Henri contre le primat.

Les seize articles des coutumes et libertés du royaume et de l’église. — L'an du Seigneur 1164, à Clarendon, le huitième jour après les calendes de février, en présence du roi Henri et sous la présidence de Jean, d'Oxford,[277] commis à cet effet par le roi ; en présence aussi des archevêques, évêques, prieurs, comtes, barons et grands du royaume, examen et une révision générale d'une partie des anciennes coutumes et libertés des rois prédécesseurs d’Henri, et en particulier du roi Henri son aïeul ; et on les remit en vigueur pour être observées par tous dans le royaume, à cause des dissensions et des discordes sans cesse renaissantes entre le clergé et les justiciers, tant du seigneur roi que des grands de l'état. La partie des coutumes ainsi revues est contenue dans les seize articles suivants. 1. S'il s'émeut un différend touchant le patronage et la présentation des églises soit entre laïques soit entre clercs et laïques, soit entre clercs, il sera traité et terminé dans la cour du seigneur roi. 2. Les églises du fief du roi ne peuvent être données à perpétuité sans son consentement. 3. Que les clercs accusés de quelque chose que ce soit et sommés par le justicier du roi, viennent à sa cour pour y répondre sur ce qu'elle jugera à propos; en sorte que le justicier du roi enverra à la cour de la sainte église, pour voir de quelle manière l'affaire s'y traitera ; et si le clerc est convaincu ou avoue, l'église ne doit plus le protéger.[278] 4. Il n'est point permis aux archevêques, aux évêques et aux personnes constituées en dignité de sortir du royaume sans la permission du seigneur roi; et si ils en sortent, avec l'agrément du roi, ils donneront assurance que ni en allant ni en revenant, ni en s’arrêtant, ils ne feront rien de mauvais ou de nuisible au seigneur roi et au royaume. 5. Les excommuniés ne doivent pas donner caution jour résidence, ni prêter serment; mais seulement donner gage et caution de se présenter au jugement de l'église, par laquelle ils sont absous. 6. Les laïques ne doivent être accusés devant l'évêque que par des accusateurs certains et légitimes et par des témoins, en sorte que l'archidiacre ne perde point son droit ni rien de ce qu'il doit avoir dans ce cas. Et si ceux dont on se plaint sont tels que personne ne veuille ou n'ose les accuser, le vicomte requis par l'évêque fera jurer à douze hommes loyaux du même lieu et voisinage devant l'évêque qu'ils diront la vérité selon leur conscience. 7. Personne qui tienne en chef du roi ou qui soit son officier seigneurial ne sera excommunié ni sa terre mise en interdit qu'auparavant on ne s'adresse au roi s'il est dans le royaume, ou s'il en est dehors, à son justicier, afin qu'il en fasse justice ; en sorte que ce qui appartient à la cour du roi y soit terminé et que ce qui regarde la cour ecclésiastique lui soit renvoyé pour être terminé là aussi. 8. Les appels, s'il en est formé, doivent aller de l'archidiacre à l'évêque, de l’évêque à l'archevêque et si l'archidiacre manque à faire justice on doit venir enfin au seigneur roi, afin que par son ordre le différend soit terminé dans la cour de l'archevêque; en sorte qu'on n'aille point plus avant sans le consentement du seigneur roi. 9. S'il s'émeut quelque différend entre un clerc et un laïque et réciproquement pour quelque tènement que le clerc prétende être aumône et que le laïque soutienne être fief laïque, sur la reconnaissance de douze loyaux hommes, l'affaire sera prise en considération et terminée par le justicier en chef du roi, qui décidera ce qui en est : si c'est aumône, la cause se poursuivra dans la cour ecclésiastique; si c'est fief laïque dans la cour du roi ; à moins que les deux parties relevant ce tenement du même évêque ou du même baron, n'appellent pour ce fief le même évêque ou le même baron, auquel cas ils plaideront dans sa cour, sans que pour cette reconnaissance celui qui en était déjà saisi perde sa saisine.[279] 10.[280] Celui qui est d'une ville, d'un château, d’un bourg ou d'un manoir du domaine du roi, s'il est cité par l'archidiacre ou par l'évêque, pour quelque délit dont il doive lui répondre et qu'il ne veuille pas satisfaire à ses citations, peut bien être mis en interdit; mais ils ne doivent pas l’excommunier avant de s'être adressé d'abord au principal officier royal du lieu, pour qu'il le force par justice à venir à satisfaction. Si l'officier du roi manque à cela, il sera mis à la merci du roi, et l'évêque dès lors pourra réprimer l'accusé par la justice ecclésiastique. 11. Les archevêques les évêques et toutes les autres personnes constituées en dignité qui tiennent du roi en chef relèveront leurs terres du domaine du roi comme baronnies et en répondront aux justiciers et aux officiers du roi, suivront et exécuteront toutes les coutumes royales; et, comme tous les autres barons, devront assister aux jugements, de la cour du roi avec les barons jusques à sentence de mutilation de membres ou de mort. 12. Vacance advenant d'un archevêché, évêché, abbaye ou prieuré dans le domaine du roi, le roi le tiendra en sa main et en touchera tous les revenus et toutes les issues, comme ses revenus domaniaux. Et quand le temps sera venu de pourvoir à cette église, le seigneur roi devra mander les principales personnes de cette église et l'élection se fera dans la chapelle dudit roi, avec l'assentiment dudit roi, et sur l'avis des personnes constituées en dignité qu'il aura convoquées è cet effet : et là même l'élu fera hommage et jurera fidélité au roi comme à son seigneur lige, avant que d'être consacré, promettant, sauf les devoirs de son ordre, lui conserver la vie, les membres, et la dignité temporelle. 13.[281] Si quelqu'un des grands du royaume empêche par force un archevêque ou un archidiacre de rendre justice contre lui ou contre les siens, le seigneur roi doit rendre la justice lui-même. Et s'il arrive aussi que quelqu'un dénie par force au seigneur roi son droit, les évêques, les archevêques et les archidiacres doivent lui appliquer justice pour qu'il satisfasse au roi. 14. L'église ou le cimetière ne retiendra pas contre les justiciers du roi les biens non féodaux de ceux qui ont forfait au roi; parce que ces biens lui appartiennent quoiqu'ils soient trouvés dans les églises ou hors des églises. 15.[282] Les actions pour dette soit qu'il y ait serment interposé ou non, se poursuivront dans la cour du roi. 16. Les fils de paysans[283] ne doivent pas être ordonnés prêtres, sans le consentement du seigneur sur la terre duquel ils sont nés. Cette révision, ou plutôt cette réhabilitation de coutumes et de libertés iniques, et de privilèges odieux au Seigneur, fut consentie par les archevêques, les évêques, les abbés, les prieurs, le clergé, les comtes, les barons et tous les grands du royaume.[284] Ils promirent et jurèrent à haute voix, sur le livre de vérité, de maintenir et d'observer ces coutumes de bonne foi et sans mauvaise intention, pour le service du seigneur roi et de ses héritiers.

Thomas se repent de son adhésion aux seize articles. — Lettre du pape Alexandre. — A la faveur de cette constitution, le pouvoir laïque envahissait-les choses et les personnes de l'église ; il disposait de tout à son gré, en foulant aux pieds les droits ecclésiastiques. Les évêques se taisaient ou murmuraient tout bas, loin de résister. Cependant Thomas, archevêque de Cantorbéry, rentra en lui-même; il réfléchit à l'imprudente adhésion qu'il avait donnée à ces lois iniques et détestables pour tout ami fidèle du Christ, et au serment qu'il avait fait de les observer. Pour s'en punir il redoubla ses austérités, se revêtit des habits les plus grossiers, s'abstint de lui-même de paraître à l'autel, jusqu'à ce que par la voie de la confession, et d'une pénitence bien et dûment accomplie, il eût mérité d'être absous par le souverain pontife. Aussitôt il envoya des ambassadeurs à la cour de Rome, et manda au pape, dans une cédule, les causes des griefs de l'église et des siens propres. Il demanda d'être relevé du serment qu'il avait prêté imprudemment, et il obtint son absolution par la lettre suivante :

Alexandre, évêque, etc. : Ta fraternité peut être sûre qu'il est parvenu à nos oreilles qu'à l'occasion d'une certaine faute, tu as résolu de te suspendre toi-même de la célébration des messes, et de t’abstenir de consacrer le corps et le sang du Seigneur. Mais considère soigneusement et mûrement combien cela peut être grave, surtout dans la haute position où tu es placé, et combien il en peut naître de scandale : que ta vigilance et ta sagesse y fassent attention. Réfléchis aussi, dans ta prudence, qu'il y a une grande différence entre une faute commise avec préméditation et de propos délibéré, et une faute où l’on est entraîné par ignorance ou par nécessité. Car ainsi qu’on le dit, c'est si bien la volonté qui fait le péché qu'un péché, à moins d'être volontaire, n’est point péché. Si donc tu te crois coupable de quelque chose qui puisse te donner des remords de conscience, nous te conseillons d'agir comme doit le faire un prêtre sage et prudent, en faisant pénitence et en te confessant. Alors le Dieu de pitié et de miséricorde, qui regarde beaucoup plus à l'intention qu'au fait, te remettra ta faute dans la miséricorde habituelle de se piété. Quant à nous, confiant dans les mérites des bienheureux apôtres Pierre et Paul, nous t'absolvons de la faute que tu as commise, et nous la remettons à ta fraternité, en vertu de notre autorité apostolique; te conseillant, du reste, et te recommandant de ne pas t abstenir désormais, à cause de celai, de célébrer la messe.

La querelle s’aigrit. — Cette même année, le roi Henri, voulant, disait-il, faire punir sans distinction de personnes tous les méfaits avec la sévérité qu'ils méritaient, et appliquer aux deux ordres une justice inique et préjudiciable, prétendit qu'il était mauvais que les clercs pris en flagrant délit par les justiciers fussent livrés sans être punis à l'évêque. Il décida par conséquent que quand les évêques se saisiraient des coupables, ils commenceraient par les dégrader en présence du justicier royal, et les livreraient ensuite à la cour du roi pour être punis. L'archevêque s'y opposait en disant que ceux qui étaient dégradés par les évêques ne devaient pas être punis par la main laïque, parce que c'était punir deux fois pour le même fait. Cette discussion s'éleva à l'occasion d'un certain Philippe de Broc, chanoine de Bedford, qui, mis en jugement pour homicide, proféra des paroles outrageantes contre le justicier, du roi. N'ayant pu nier devant l'archevêque les faits qui lui étaient imputés, il fut privé du bénéfice de sa prébende, et chassé du royaume pour deux ans. Ce fut là un neuvième grief du roi contre l'archevêque. Octavien étant mort, Frédéric nomma un autre compétiteur. Cette même année, la dédicace de l'église de Reading fut faite par le même archevêque Thomas, en présence du roi et de dix évêques.

Thomas Becket quitte l'Angleterre. — L'archevêque, voyant alors que les libertés de l'église étaient complètement violées, partit à l'insu du roi, s'embarqua sur un vaisseau à Romney, pour se rendre à Rome, mais il fut repoussé par les vents contraires sur les côtes d'Angleterre. Cette tentative fut regardée par le roi comme une dixième offense. Aussitôt il fut traduit en cause, sur la plainte de Jean, maréchal du roi, qui réclamait un manoir possédé injustement, disait-il, par l'archevêque depuis longues années. Après une foule de vexations, Thomas fut condamné, et adjugé à la merci du roi : il se décida alors à payer une amende suffisante, qui fut taxée à cinq cents livres d'argent ; et pour la onzième fois éclata l’animadversion du roi contre lui, quoique ce fût un homme de conscience pure. On le somma aussi de comparaître à Northampton, pour rendre compte de sa gestion quand il était chancelier. Thomas s'y présenta le troisième jour des ides d'octobre. Comme il possédait depuis plusieurs années en toute liberté les châtellenies de Eye et de Berkhamsted, il paraissait très conforme à la raison qu'il rendît compte des revenus depuis le commencement de sa gestion. Mais avant sa consécration, Henri, fils et héritier du roi, et justicier du royaume, avait déclaré l'archevêque libre et absolument quitte de toute réclamation. Aussi, pour ne pas être condamné par une sentence injuste, il en appela au Saint-Siège apostolique, et défendit sous peine d’anathème, tant aux évêques, ses suffragants, qu'à tous les laïques de porter une sentence injuste contre lui, qui était leur père et leur juge. Cependant les grands et les évêques convoqués exprès par le roi, passèrent outre et donnèrent jugement, sans qu'il fût convaincu, sans qu'il eût avoué, et tandis qu'il invoquait un privilège qui lui appartenait ainsi qu'à son église. Alors l'archevêque réduit à l'extrémité, abreuvé d’amertumes et d'insultes, abandonné par tous les évêques, traversa la foule en portant haute la croix qu'il tenait à la main, et sortit. La nuit suivante, il quitta secrètement Northampton se cachant pendant le jour aux regards des hommes, et en voyageant que pendant la nuit. Quelques jours après il arriva au port de Sandwich, et montant sur un petit bateau, il navigua jusqu'en Flandre. Ce confesseur du Christ, forcé de recourir à l'exil, fut reçu à Sens par le seigneur pape Alexandre et recommandé aux moines du couvent de Pontigny.

Plaintes d’Henri II contre Thomas Becket. — Vers le même temps, le roi d'Angleterre envoya des députés au pape, à Sens qui accusèrent ainsi l'archevêque dans le consistoire : Une discussion s'était élevée entre Thomas, archevêque de Cantorbéry, et le roi des Anglais. De l'aveu de chacun, on prit jour pour terminer ce différend par une juste décision. Sur l’ordre du roi, les archevêques, les évêques et les autres dignitaires ecclésiastiques s'étaient rendus à l'assemblée, afin que, plus la foule serait grande, plus la fraude et la malice fussent avérées et manifestes. Au jour convenu, voici que le perturbateur de l'état se présente dans l'église devant un prince catholique ; et n’ayant pas grande confiance en ses propres mérites, il s'arme du signe de la sainte croix, comme s'il devait paraître devant un tyran. Sa majesté le roi ne s'en offense pas, mais remet aux évêques le jugement de sa propre cause, pour n'encourir aucun reproche de partialité; Les évêques n'avaient plus qu'à terminer le différend en portant sentence, à rétablir la bonne harmonie entre les deux adversaires, et à étouffer tout motif de dissension. Mais voici que cet ennemi public s'y oppose : il prétend que le traduire en jugement devant le roi, c'est empiéter sur les droits et la dignité du Saint-Siège. Comme s'il ne savait pas bien qu'en supposant qu'on dérogeât quelque peu dans cette affaire à la dignité de l'église, il fallait dissimuler pour un temps, afin de rendre la paix aux fidèles. Il s'oppose aussi en prenant le nom de père (ce qui est tant soit peu arrogant), et en disant que les, fils ne doivent pas s'assembler pour condamner leur père. Mais il était nécessaire que l'humilité des fils mît un terme à l'orgueil du père ; de peur qu'après ce père la haine qu'il inspire ne retombât sur les fils. Les députés demandaient en outre avec instance que le pape envoyât deux légats qui décidassent sans recours ni appel le différend entre le roi et l'archevêque. Puis, à force de promesses, ils cherchaient à décider le pape à vouloir bien accorder et confirmer les coutumes et libertés du royaume d'Angleterre, que le roi appelait les antiques dignités du roi Henri, son aïeul. Mais lorsqu'au retour des ambassadeurs, Henri connut qu'il avait été repoussé dans sa demande, il entra dans une affreuse colère, et écrivit à tous les vicomtes d'Angleterre une lettre dont voici la teneur :

Lettre du roi d'Angleterre aux vicomtes du royaume. — A l’Evêque de Londres et aux justiciers. — Voici ce que j'ordonne : si quelque clerc ou laïque, en votre bailliage, en appelle à la cour de Rome, prenez-le et tenez le sous bonne garde, jusqu'à ce que je vous aie fait connaître ma volonté. Saisissez en mon nom tous les revenus et possessions des clercs de l'archevêque. Prenez de bonnes cautions,[285] tant sur les pères, mères, frères, sœurs, neveux et nièces de tous les clercs qui sont avec l'archevêque, que sur leurs biens meubles et immeubles (non féodaux), jusqu'à ce que je vous aie fait savoir ma volonté, et apportez ce bref avec vous, quand vous en serez sommé. Il écrivit aussi à Gilbert, évêque de Londres, en ces termes : Vous savez que Thomas, archevêque de Cantorbéry, a cherché à me nuire, à moi et à mon royaume; vous savez qu'il s'est enfui à mauvais dessein. C'est pourquoi je veux que les clercs, ses adhérents, qui ont agi contre mon honneur et celui de mon royaume, ne touchent, à partir du jour de sa fuite, aucune sommé sur les revenus qu'ils ont dans votre évêché, si ce n'est avec ma permission. Je veux qu'ils ne reçoivent de vous ni assistance ni conseil. Il signifia la même chose à ses justiciers, par des lettres conçues en ces termes : Si quelqu'un a été trouvé porteur des lettres du seigneur pape ou du mandement de l'archevêque Thomas, qui met le royaume en interdit, qu'il soit pris et gardé jusqu'à ce que j'aie fait connaître ma volonté. De même, qu'on ne permette à aucun clerc, moine, chanoine ou quelque religieux que ce soit, de passer la mer, à moins qu'il n'ait des lettres de retour signées par le justicier ou par nous. Si l'on en trouve quelqu'un qui n'en soit pas muni, qu'il soit pris et gardé. Que nul n'en appelle au pape ni à l’archevêque Thomas, qu'aucune assemblée ne soit tenue d'après leurs ordres, et que ces ordres mêmes ne soient pas reçus en Angleterre. Si quelqu'un tient l'assemblée, reçoit ces ordres, ou communique avec eux, qu'il soit pris et gardé. Si quelque évêque, abbé, clerc ou laïque, observe la sentence d'interdiction, qu'il soit immédiatement chassé du royaume, lui et tous ses parents, sans qu'ils puissent rien emporter avec eux sur leurs propres biens ; mais que ces biens et tout ce qu'ils possèdent soient saisis en notre nom. Tous les clercs qui ont des revenus en Angleterre sont sommés, dans chaque comté, de revenir en Angleterre dans trois mois au plus tard, précisément à l'époque de leurs revenus, s'ils tiennent à les toucher; et s'ils ne sont pas de retour au terme fixé, nous ferons saisir leurs retenus. Que les évêques de Londres et de Norwich soient sommés de comparaître devant nos justiciers pour se justifier d'avoir, contre les statuts du royaume, mis l'interdit sur la terre du comte Hugues et porté contre lui sentence d'anathème. Que les deniers du bienheureux Pierre soient levés et gardés, jusqu'à ce que le seigneur roi vous ait fait savoir sa volonté sur ce point. Le roi ordonna, en outre, la confiscation des possessions de l'église de Cantorbéry, ainsi que de tous les biens de l'archevêque et des siens. Il condamna même au bannissement, ce qu'on ne voit dans aucune histoire, tous les parents de l'archevêque, sans distinction d'état, de sexe ou d'âge. Enfin, tandis que l'église catholique prononce des prières pour les hérétiques, pour les schismatiques, et même pour les juifs perfides, le roi défendit que personne fournît à l'archevêque le secours de ses prières.

Discours de Thomas au pape. — Réponse du pape. — Au milieu de tant d'outrages, ne pouvant attendre aucun secours de tous ses suffragants, le bienheureux Thomas, archevêque de Cantorbéry, se rendit à la cour romaine, et parla ainsi, en présence du seigneur pape : C'est en vous que je me réfugie, très Saint-Père, quand je vois avec douleur la paix et les droits de l'église violés par l'avarice des princes. J'ai cru devoir me mettre en garde contre les envahissements du mal. Or, j'ai été appelé devant le roi pour être interrogé comme un laïque sur quelques offices qui m'avaient été donnés, à charge, il est vrai, d'en rendre compte, alors que j'étais chancelier du roi, mais sur lesquels, avant ma promotion à l’archiépiscopat, le fils aîné du roi, justicier du royaume, m'avait déclaré, comme évêque, quitte de tout compte et de toute réclamation. Voici qu'aujourd'hui ceux sur le suffrage desquels j'avais compté pour résister m'abandonnent. En effet, j'ai remarqué que les seigneurs évêques, mes frères, sont prête, pour complaire aux courtisans, à agir contre moi. Aussi, presque étouffé par tous ceux qui se jetaient sur moi, je n'ai respiré qu'en recourant à votre piété, secourable même pour ceux qui sont à l'extrémité. Décidez, je vous en prie, d'après cela, que je ne devais être jugé ni dans cette assemblée, ni parées gens-là; car ce serait empiéter sur les droits de l'église, et soumettre le spirituel au temporel. L'exemple, une fois donné, ne manquerait pas d’être invoqué fréquemment Mais, disent les évêques, il faut rendre à César ce qui est à César, Sans doute, il faut obéir au roi en plusieurs choses ; mais il ne faut pas lui obéir en ce qui fait qu'il est roi. Car ce ne serait plus le propre de César, mais d'un tyran. Aussi, si ce n'était pour moi, c'était au moins pour eux que les évêques devaient s'opposer à ces prétentions; car quelle est donc cette grande cause de haine qui fait que, pour m'-écraser, ils écrasent eux-mêmes, et qu'en négligeant le spirituel pour le temporel, ils s'affaiblissent dans l’un et dans l'autre. Compatissez donc, très Saint-Père, à mon exil et à ma persécution. Souvenez-vous quelquefois que j'ai été grand de votre temps, et que j'ai été à cause devons abreuvé d'outrages. Usez des moyens de rigueur, réprimez ceux dont les conseils ont donné lieu à cette persécution et en ont fait scandale. Mais n'en veuillez pas au seigneur roi; car il a été l'instrument plutôt que l’auteur de cette machination.

En entendant cette réclamation, le seigneur pape tint conseil avec les cardinaux, et répondit ainsi, dit-on, à Thomas, archevêque de Cantorbéry : Le plus petit ne doit pas juger le plus grand, et celui surtout à qui il est évidemment soumis par le droit de primatie, envers qui il est attaché et tenu par le lien d'obéissance : voilà ce que démontrent les lois divines et humaines ; voilà ce qui est manifestement déclaré par les statuts des saints pères. Aussi nous, à qui il importe de corriger les erreurs, nous déclarons complètement nulle et cassons, en vertu de l'autorité apostolique, la sentence portée témérairement contre vous par les évêques et les barons, et par laquelle les dits évêques et les dits barons vous ont dépouillé de vos biens meubles, tant au mépris de tout droit qu'au mépris des coutumes ecclésiastiques, surtout puisque vous n'avez de biens meubles en propre que sur les biens de votre église ; déclarant cette sentence sans force pour l'avenir et incapable de porter à l'avenir préjudice contre vous, ou contre vos successeurs, ou contre l'église confiée à votre direction. De plus, si ceux qui, en retenant les biens et les possessions de votre église, agissent avec violence et injustice contre vous et les vôtres, refusent, légalement sommés, de vous rendre ce qu'ils vous ont pris, et de vous donner une satisfaction convenable, ne différez pas, pour peu que vous le jugiez à propos, d'exercer contre eux les rigueurs ecclésiastiques. Pour nous, nous tiendrons pour bon et irrévocable tout ce qu'il vous aura semblé convenable de faire à ce sujet. Cependant, pour la personne du roi, nous établissons une exception formelle : nous ne voulons vous priver sur personne autre du droit pontifical que vous avez acquis le jour de votre consécration, mais nous voulons que le roi soit respecté. Muni de cette permission, l'archevêque Thomas retourna au monastère de Pontigny.

Renauld, archevêque de Cologne, vient en Angleterre. —Nour eddin assiège les Chrétiens sur le territoire d’Antioche. — Tremblement de terre. — L'an du Seigneur 1165, Renauld, archevêque de Cologne, qui avait favorisé le schisme d'Octavien contre le pape Alexandre, se rendit à Westminster auprès du roi Henri, pour recevoir en mariage, au nom d’Henri, duc de Saxe, Mathilde, fille aînée du roi. Les grands d'Angleterre étant allés solennellement à sa rencontre, Robert, comte de Leicester et justicier du roi, ne l'admit pas au baiser; car il était excommunié par le pape el n'était pas encore absous ; aussi tous les autels sur lesquels ce schismatique avait célébré la messe, étaient-ils renversés dès qu'il était parti. Cette même année, la reine Aliénor donna au roi des Anglais, Henri, une fille qui fut appelée Jeanne. Cette même année, Godefroi, évêque de Saint-Asaph, le jour de la Cène du Seigneur, dans la basilique de Saint-Albans, premier martyr d'Angleterre, sur le grand autel, prépara le chrême et les huiles saintes, en vertu de l'autorité des privilèges concédés au monastère,[286] et en présence de l'abbé Robert. Cette même année aussi, Noradin, prince turc extrêmement puissant, vint assiéger, sur le territoire d'Antioche, le château de Harem. À cette nouvelle, Bohémond, prince d'Antioche, Raymond, comte de Tripoli, Salaman, gouverneur de Cilicie, Thoras, prince d'Arménie, accoururent pour faire lever le siège et mirent Nour eddin en fuite. Mais, tandis qu'ils Le harcelaient imprudemment dans sa retraite, il se retourna contre ceux qui le poursuivaient, et, se jetant sur eux, il s'empara des princes que nous avons nommés, les jeta dans les fers et les tint prisonniers dans Alep; puis il ramena ses troupes devant le château qu'il avait assiégé auparavant et n'eut pas de peine à s'en emparer. Cette mente année, le huitième jour avant les calendes de février, un tremblement de terre se fit sentir, dans les comtés d'Ely, de Norfolk et de Suffolk ; il renversait ceux qui se tenaient debout et mettait les cloches en branle.

Thomas Becket excommunie les fauteurs des seize articles. — Entrevue inutile de Montmirail. — Départ de Pontigny. — Faits divers. — L’an du Seigneur 1166, le roi Henri passa en Normandie au commencement de la Quadragésime. À cette nouvelle, Thomas, archevêque de Cantorbéry, sortit de Pontigny, et se rendit à Vézelay. Là, le jour de l'Ascension, en présence du peuple de la ville et de tous ceux que la solennité de la fête avait attirés, il monta tout à coup en chaire et excommunia, à la lueur des cierges, les fauteurs, défenseurs ou conseillers des constitutions promulguées sous le titre d'anciennes coutumes du royaume. Il prononça une sentence nominative contre Richard de Luci, Richard de Poitiers, Jocelin de Bailleul, Alain de Neuilly, et quelques autres. Mais comme ils étaient absents, qu'ils n'avaient été ni cités ni convaincus, ils envoyèrent des députés à l'archevêque, interjetèrent appel de l'excommunication, et n'en fréquentèrent pas moins les églises. Mais, peu après, Guillaume de Pavie et Jean de Naples, cardinaux à latere, députés par le souverain pontife, rapprochèrent le roi Henri et Thomas, archevêque de Cantorbéry, dans une entrevue à Montmirail. Quoique l'archevêque s'aperçût bien que les cardinaux inclinaient du côté du roi, il consentit à remettre le différend à leur arbitrage, puisqu'ils siégeaient en consistoire; mais à condition que, selon la coutume ecclésiastique, ils stipuleraient préalablement pleine et entière restitution de ce qui lui avait été enlevé, à lui et aux siens. Tant qu'il restait dépouillé, il ne voulait se prêter ni se laisser amener à aucun accommodement. Les légats, n’ayant ni voulu ni pu terminer le différend, revinrent à la cour du pape sans que leur négociation eût abouti à rien, et seulement après avoir absous ceux que Thomas avait excommuniés.

Gilbert, évêque de Londres, donna l'absolution à Alain de Neuilly, en lui faisant jurer qu'en se rendant à Jérusalem, il se présenterait devant le seigneur pape et se conformerait à ses instructions. Vers le même temps, Louis, roi de France, se rendit à Pontigny, et pour mettre l’ordre de Cîteaux à l'abri des vexations du roi d'Angleterre, il emmena avec lui, à Sens, Thomas, archevêque de Cantorbéry, à qui, pendant deux ans, les moines de Pontigny avaient donné l'hospitalité.[287] Il l'établit à Sainte-Colombe, et pendant quatre ans pourvut à tous les frais de son entretien. Vers le même temps, pour subvenir aux dépenses de la Terre-Sainte, on imposa et on leva sur chaque hyde de terre, dans tout le royaume, un tribut de quatre deniers. A cette époque, on traduisit en jugement, à Oxford, des gens qui répandaient de pernicieuses doctrines. En présence du roi et des évêques du royaume, ils furent déclarés hors de la foi catholique, et confondus après mûr examen. Leur visage marqué par le fer rouge, les rendit reconnaissables pour tous; de plus, on les chassa du royaume. Celte même année, Aliénor, reine d'Angleterre, eut un fils qui fut appelé Jean. Cette même année, Robert, abbé de l'église de Saint-Albans, expira le jour de la fête des apôtres Simon et Jude, après avoir noblement gouverné ladite église pendant quatorze ans. — Mort de Robert, évêque de Lincoln.

La page 453 est manquante

Entretemps, Thomas, archevêque de Cantorbéry, espérant fléchir par son humilité le cœur du roi Henri, lui fit remettre, entre autres, la lettre qui suit: J'ai désiré et désire encore voir votre visage et m’entretenir avec vous, beaucoup sans doute à cause de moi-même, mais beaucoup plus encore à cause de vous. Peut-être, en voyant mon visage, vous souviendriez-vous des services que je vous ai rendus, alors que j'étais dans votre faveur, et de la fidélité dont j'ai usé envers vous dans la conscience de mon âme. Que Dieu me juge et me soit en aide au jour du dernier examen, quand tous se tiendront devant son tribunal, pour recevoir selon qu'ils auront fait, dans cette vie, le bien ou le mal. Peut-être auriez-vous pitié sur moi, qui suis forcé de vivre parmi les étrangers, en mendiant mon pain. Je voudrais vous voir dans votre intérêt aussi et pour trois motifs, parce que vous êtes mon seigneur, parce que vous êtes mon roi, parce que vous êtes mon fils spirituel. Comme à mon seigneur, je vous dois et je vous offre mon conseil; comme envers mon roi, je suis tenu envers vous de respectueux avertissement; comme à mon fils, je suis en droit et en devoir de vous adresser des exhortations et des réprimandes. Les rois sont oints de l'huile sainte à la tête, à la poitrine et aux bras ; ce qui signifie la gloire, la sainteté et la force. Les rois, qui, dans les temps antiques, n'ont pas suivi les sentiers de Dieu et ont prévariqué à ses ordres, ont été privés de la gloire, de la sainteté et de la force; tels furent Saül et Salomon. Quant à ceux qui, après avoir péché, se sont humiliés sous la main du Seigneur, Dieu leur a rendu sa bienveillance ainsi qu'à David, Ezéchias, et beaucoup d'autres. Que Henri, mon seigneur, écoute, s'il lui plaît, le conseil de son serviteur, l'avertissement de son évêque, la réprimande de son père; qu'il n'ait plus à l'avenir ni liaison, ni communauté avec les schismatiques, et qu'il ne fasse plus aucun traité avec eux. Souvenez-vous de la promesse que vous avez faite de conserver la liberté de l’église de Dieu, promesse que vous avez déposée écrite sur l'autel, le jour de votre consécration comme roi. Rétablissez donc l’Eglise de Cantorbéry, qui vous a couronné, dans l'état et dans la dignité où elle se trouvait au temps de vos prédécesseurs et des miens. Sinon, soyez certain que vous éprouverez la sévérité et la vengeance divines.

suite

 

[245] Probablement Rançon, village du pays de Caux. L'auteur du chapitre des Croisades dit Rancun.

[246] Nour eddin pénétra jusqu'au monastère de Saint-Siméon, qui est situé, sur une montagne très élevée, entre Antioche et la mer, et prit le château de Harem, qui était à dix milles environ d'Antioche. (Chap. des Croisades, Introd. à l'hist. de l'univers.)

[247] Ou Tortose, ville de Phénicie, vis-à-vis de l'île d'Arade.

[248] On n'est pas encore aujourd'hui fixé sur l'origine du mont Awissin. (Assassins). Les uns le font venir du mot persan Hassissin, poignard ; les autres, d'Haschichi, herbe qui avait la propriété détonner à ces fanatiques une ivresse furieuse.

[249] L'ambassade envoyée au roi Amaury (et non Baudouin), avait surtout pour objet l'exemption du tribut annuel de deux mille onces d’or que les Assassins payaient aux templiers. Mais on ne peut croire que les projets de conversion du Vieux de la Montagne aient été sincères. Guillaume de Tyr raconte différemment cette circonstance. Il dit que l'envoyé des Assassins fut tué par un templier nommé Dumesnil, en revenant de son entrevue avec Amaury.

[250] Henri avait promis sur le corps de son père de lui remettre l’Anjou, et ne tenait pas sa promesse.

[251] Burgi regularensis, le Bourg, bourg de Normandie, à deux lieues de Verneuil. Je ne puis comprendre autrement regularensis.

[252] Intercalation fournie par le manuscrit de Cotton et par le texte de Wendover.

[253] Nous pensons qu'il s'agit du prédicateur albigeois Henri, disciple de Pierre de Bruis. C'est à peu près l'époque où Pierre Valdo, marchand de Lyon, fondait la secte rationaliste des Vaudois, qui firent traduire la Bible en langue vulgaire par un certain Ydros. Dès l'an 1167, la réforme avait fait tant de progrès dans le Midi, qu'un Grec nommé Niellas présida comme pape, à Saint-Félix-de-Caraman, près de Toulouse, un concile d’évêques manichéens.

[254] Séquence, en vieux termes de Bréviaire, signifie la prose qu'on dit à la messe après l'épître en quelques fêtes solennelles. Ducange dit que le roi Robert de France fit une séquence pour la Pentecôte, qui commence ainsi Sancti Spiritus adsit nobis gratia. (Dict. de Trévoux.)

[255] Une variante donne Beumais.

[256] Ou Mordat.

[257] Dans le Yorkshire.

[258] Mais Henri est mort la même année que saint Bernard. Ne serait-ce pas plutôt Guillaume, ainsi que le confirment la variante et la liste des évêques?

[259] Matt. Paris, dans la vie de l'abbé de Saint-Albans, Robert, rapporte plusieurs circonstances relatives à Adrien IV. Nous les résumerons rapidement en confrontant son récit avec celui des autres chroniqueurs. Saxon de race, ce pontife s'appelait Nicolas Brekspeade et était fils d'un pauvre villageois nommé Robert, si pauvre, qu'avant même la mort de sa femme, il était entré, pour vivre, à l'abbaye de Saint-Albans, où il était devenu moine pour y servir dans les offices domestiques. L'enfant qui venait souvent à la porte du monastère demander l'aumône, était sans cesse repoussé par son père avec des menaces et de rudes paroles. Il passa la mer, erra quelque temps en France, puis fut pris comme serviteur par les chanoines réguliers de la célèbre abbaye de Saint-Rufe, à Valence en Dauphiné. Il s'éleva rapidement par sa bonne mine, son esprit et son mérite. Abbé de Saint-Rufe, chef de l'ordre, il excita la jalousie, et alla se justifier à Rome où le pape Eugène le garda, en disant aux chanoines qu'ils n'étaient point dignes d'avoir un tel homme pour abbé. Cardinal, évêque d'Albano, légat en Danemark, enfin pape, il reçut bientôt à Bénévent l'abbé de Saint-Albans, accompagné des évêques du Mans, de Lisieux et d'Evreux. Quand l'abbé lui présenta de magnifiques présents, Adrien, qui se souvenait qu'on n'avait pas voulu jadis l'admettre au monastère, lui dit en plaisantant : Je ne veux pas de vos présents, puisque vous n'avez pas voulu de moi. Seigneur, lui répondit l'abbé, c'est la volonté de Dieu qui s'y est opposée. Elle vous destinait à de plus grandes choses. Charmé de la repartie, le pape reprit : Très cher abbé, demande-moi hardiment ce que tu veux, et il ajouta en jouant sur les mots : L'évêque d'Albano (ou l'homme de Saint-Albans, Albanensis) ne manquera jamais au bienheureux Albans. Matt. Paris, qui fournit ces particularités, raconte ensuite que l'abbé distribua aux cardinaux et aux familiers du pape une somme considérable et des joyaux précieux achetés à Londres et à Paris, sachant que les Romains sont d'insatiables fils de sangsue et ont soif d'argent. Adrien IV, entre autres privilèges, accorda à l'abbaye de Saint-Albans celui de n'être soumise à la juridiction d'aucun évêque et de ne dépendre immédiatement que du pape.

[260] On n'a pas besoin de faire observer la vanité de cette généalogie ; mais ce qui est remarquable, c'est que le prince angevin, devenu roi d'Angleterre, essaya de flatter la race vaincue, en prétendant remonter par elle jusqu'à Noé. Ce dédain affecté d’Henri II pour son origine paternelle faisait dire à des écrivains, soit crédules, soit payés, que l'Angleterre possédait enfin un roi de nation anglaise ; qu'elle avait des évêques, des abbés, des barons et des chevaliers issus de l'une et de l'autre race, et qu'ainsi la haine nationale était désormais sans motif. » (M. Aug. Thierry, liv. viii.)

[261] Oxoniensi, lisez Exoniensi. Ce n'est point Robert, mais Barthélémy qui lui succède.

[262] Bridgnorth. (Lingard.) En effet, Henri, à son avènement, renvoya, d'Angleterre à leurs charrues, les mercenaires brabançons du roi Etienne, et punit les principaux partisans de ce prince.

[263] Thomas était fils de Gilbert, nommé Becket par les Normands Beckic par les Saxons, et d'une jeune fille sarrasine que Gilbert avait connue à la croisade et qui l'avait délivré d'esclavage. Ne pouvant vivre sans lui, cette femme, qui ne savait que deux mots intelligibles pour les habitants de l'Occident ; Londres et Gilbert, parvint en Angleterre et retrouva son amant qu'elle épousa après avoir été baptisée. Thomas naquit de ce mariage romanesque en 1119.

[264] Henri II était, jaloux des succès obtenus en Irlande par des aventuriers normands et flamands établis depuis- quelque temps dans le pays de Galles, et qui étant intervenus dans les guerres civiles des chefs irlandais, avaient acquis rapidement une grande puissance. Les principaux étaient Robert, fils d'Etienne; Maurice, fils de Gérauld, Hervé de Mont-Marais, Raymond-le-Pauvre (Le Poure, Pawer), et surtout Richard Strongboghe (le fort tireur), petit-fils du premier comte de Pembroke. Mais les affaires du continent et les démêlés d’Henri II avec Thomas Becket ajournèrent ses projets sur l'Irlande et l'effet de la bulle d'Adrien.

[265] Subconfusi ; peut-être, de couleur mêlée ?

[266] L'accord entre Henri et Geoffroy au sujet de l'Anjou avait-eu lieu, avant que ce dernier eût été appelé par les habitants de Nantes à prendre possession de leur ville. Geoffroy étant mort l'année suivante (1153), Henri II s'empara de Nantes sur Conan IV qui avait réuni les possessions des deux prétendants Eudes et Ploël. Il eut même l'adresse de faire donner à son jeune fils Geoffroy la main de la fille de Conan et l'expectative du comte.

[267] Le texte donne fautivement Roelen. Ce château, ainsi que celui de Basingwerk, est dans le Radnorshire. (Camden, Brit. Ant.)

[268] Suanduum, dit le texte. Cette phrase manque dans Wendover. C'est probablement un fait indépendant des faits précédents.

[269] Le texte donne fautivement Roelen. Ce château ainsi que celui de Basingwerk est dans le Radnorshire (Camden, Brit. Ant.)

[270] Suanduum dit le texte. Cette phrase manque dans Wendover. C’est probablement un fait indépendant des faits précédents.

[271] Henri II ressuscitant de vieux droits comme héritier des ducs d'Aquitaine , avait déjà pris leu Quercy au comte Raymond et assiégeait Toulouse, quand l'arrivée de Louis VII l'obligea à lever le siège. Le comte et les citoyens qui formaient une corporation libre accueillirent le roi de France avec une grande joie. On lui décerna une lettre de remerciement où on lui rendait grâces comme à un patron et à un père, mais sans lui reconnaître aucun droit de suzeraineté féodale.

[272] Frédéric Barberousse soutenait l'antipape Octavien contre le cardinal Rolland (Alexandre III), qu'Adrien IV en mourant avait désigné aux suffrages des cardinaux. L'empereur regardait comme son ennemi le nouveau pape qui, étant légat en Allemagne, avait dit dans une assemblée des princes, que c'était du pape que l'empereur tenait l'empire. Quoiqu’Octavien eut obtenu cinq voix dans le collège, le parti opposé disait qu'il n'avait que deux cardinaux pour lui et répandait les vers suivants :

« Guy de Crème , Je et An (et Jean) sont anathèmes. Est-ce que j'ai fait une faute? est-ce que j'ai péché contre la grammaire, en séparant par un schisme le nom d'un méchant schismatique?... »

La mort d'Octavien, celle de Guy de Crème, son successeur, amenèrent la fameuse réconciliation de Venise, malgré l'intrusion d'un troisième antipape, le schisme avait duré dix-sept ans (1159-1176).

[273] Henri II, connaissant t'habileté de son chancelier, voulut le faire archevêque. Il espérait dominer par son moyen l'église d'Angleterre , et trouver dans Becket un auxiliaire dévoué pour la réforme ecclésiastique qu'il méditait. Mais il n'est pas exact que l'élection se soit faite sans contestation : les évêques déclarèrent qu'ils ne voulaient pas nommer un chasseur et un guerrier de profession; un partie des seigneurs normands, la mère même du roi, s'y opposèrent fortement. Becket ne fut nommé que sur l'ordre exprès de Henri II.

[274] Pro decem libratis ierrœ. La mesure appelée librata contenait quatre borates (organgs), et chaque borate, treize arpents ou acres de terre. Une librata répondait donc à cinquante-deux acres. Le mot librata n'ayant en vieux français d'autre correspondant que le mot livrée, et non lievart (qui signifie seulement la quatrième partie d'un arpent), nous avons adopté pour la première fois ce mode de traduction ; nous réservant de traduire plus tard par livrée.

[275] Il cumulait le titre d'archidiacre avec celui d'archevêque.

[276] Ce Guillaume, comme tous les Normands, prétendait disposer et disposait en effet sur son fief des églises aussi bien que des métairies. Il nommait à son gré les prêtres comme les fermiers, administrant, par des hommes de son choix, les secours et l'enseignement religieux à ses Saxons libres ou serfs, privilège qu'on appelait alors droit de patronage. (M. Aug. Thierry, liv. ix, page 423.) Le droit de patronage ou de patronat, dans son sens le plus étendu, venait de ce que les seigneurs étaient considérés comme les héritiers légitimes des fondateurs d'établissements pieux, et que le fondateur, à moins qu'il n'y renonçât expressément, ne pouvait perdre son droit sur la chose fondée. C'était un véritable lien féodal, source fréquente de discussion entre les deux juridictions laïque et ecclésiastique. Au reste, ce droit avait aussi passé dans l'église. Tel était celui qu'un monastère exerçait sur un autre monastère dépendant (cella).

[277] On trouve dans quelques livres, évêque d'Oxford : ce qui est une erreur. L'abbaye d'Oseney ne fut érigée en évêché que par Henri VIII, en 1513.

[278] Henri attribua à ses propres juges le jugement des contrats, lors même qu'ils avaient été confirmés par serment, de plus celui des droits de collation des bénéfices, ainsi que le jugement des délits commis par les clercs qui, comme il est dit sagement, ne doivent pas être protégés par l'église, lorsqu'on a obtenu la conviction ou l'aveu de leurs crimes.

[279] Saisine, seisne (du français saisir), c'est-à-dire possession légale, actuelle, civile et naturelle, directement ou par réclamation. Ce mot, très usité en droit civil et canonique, était joint fréquemment par les légistes anglais à celui delivery (liberatio) : livery and seisin, c'est-à-dire livraison de la possession à un autre.

[280] Nous avons adopté la ponctuation et la division des idées telles qu'elles sont dans l'abbé. Fleury (Hist. eccles.), qui avait sans doute plusieurs pièces authentiques sous les yeux.

[281] Le roi, qui déjà par l'article 8 s'était réservé de faire cesser ou continuer l'instance en cas d'appel et de déni de justice de la part de l'archevêque, augmente encore son influence par cet article 13, où la réciprocité n'est qu'apparente ; car le premier cas devait se présenter bien plus souvent que le second.

[282] La cour spirituelle, loin d'avoir le droit de connaître des contrats civils non confirmés par serment, droit auquel je doute que l'église ait prétendu dans aucun pays, n'avait même aucune espèce de juridiction, lors que le contrat avait été garanti par serment, à moins qu'il n'y eût défaut de preuve par écrit ou par témoin. Glanvil, liv. X, chap. XII. — Cité par Lingard.

[283] Cette disposition était exclusivement dirigée contre la race indigène dont Becket était le représentant, et qui se réfugiait dans l'église pour échapper à la servitude. Cette classe d'hommes désignés ici par le mot rustici, s'appelait en langue normande natifs ou naïfs. En anglais moderne neif ou nief signifie un paysan.

[284] Ainsi, par ces dispositions toutes nouvelles, que Henri II décorait du titre d'anciennes et louables coutumes d’Henri Ie?, son aïeul, il prenait la haute main dans les affaires ecclésiastiques et tranchait violemment la question si difficile des deux pouvoirs. Prendre à son profit les gardes, les régales, les élections, empiéter de toute manière sur la juridiction ecclésiastique, restreindre les excommunications, tel était, en résumé, le but des articles de Clarendon. La royauté en Angleterre essayait, au milieu du douzième siècle, ce que la royauté en France était encore loin d'obtenir. Mais nous avons eu occasion de faire observer la différence de l'état politique dans les deux pays. Au point de vue moderne, on doit louer Henri II de cet essai de gouvernement régulier. Toutefois le nom d’Henri Ier, qu'il mettait, en avant, n'était qu'une fiction. La charte d’Henri Ier restreignait le pouvoir royal vis-à-vis de la féodalité et de l'église. Les constitutions de Clarendon, contraires d'ailleurs, aux ordonnances de Guillaume-Le-Conquérant, augmentaient cnealitllement l'autorité du roi.

[285] Plegium, caution, du français pleige; de là franc-pleige, c'est-à-dire celui qui, par gage, se porte caution et s'oblige pour un homme libre. Il était d'usage que les voisins ou les membres d'une même famille se portassent francs-pleiges les uns pour les autres. Le vicomte (sheriff) était chargé de veiller à ce que des hommes libres et non autres se portassent pleiges pour des hommes libres, et de savoir dans quelle proportion chacun s'était obligé. C'est ce que Matt. Paris appelle plus bas visus de franco-plegio, examen du franc-pleige. — On entendait par catalia les biens, meubles et immeubles, personnels et réels et non féodaux, du mot normand chattels.

[286] Voir plus haut, à l'accord entre l'abbé de Saint-Albans et l'évêque de Lincoln.

[287] M. Aug. Thierry place le départ de Pontigny au mois de novembre 1168, et l'entrevue de Montmirail à l'année suivante.