Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : PARTIE II

INTRODUCTION (partie I - partie III - partie IV - partie V - partie VI - partie VII)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

GRANDE CHRONIQUE

MATTHIEU PARIS

 

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

TOME PREMIER.

 

 

précédent

GUILLAUME LE ROUX

Avènement de Guillaume-le-Roux. — Faits divers. —Cependant, en Angleterre, Guillaume-le-Roux s'empressait de semer l'argent d'une main libérale. Il se faisait apporter le trésor que son père avait amassé à Winchester, donnait de l'or aux monastères, aux églises paroissiales cinq sols d'argent, et répandait charitablement dans chaque province cent livres qui devaient être distribuées aux pauvres. Plus tard il fit couvrir la tombe de son père d'ornements précieux où l'éclat des pierreries se mêlait à l'or et à l'argent. Après en avoir agi ainsi, il fut reconnu roi du consentement de toutes les provinces, établit sa domination en Angleterre au gré de ses souhaits, et se fit remettre les clefs de tous les lieux où se gardaient des trésors. Il trouva pour ses desseins un puissant appui dans l'archevêque Lanfranc, qui l'avait élevé et l'avait armé chevalier, du vivant de son père. Ce fut par lui que Guillaume fut sacré le jour des saints martyrs Cosme et Damien. Le reste de l'hiver se passa tranquillement ; mais peu après presque tous les seigneurs du royaume, non sans manquer à leur serment, se révoltèrent contre Guillaume quoiqu'il eût été couronné, choisirent pour roi le duc Robert, son frère aîné, et levèrent, chacun dans leur province, l'étendard de la révolte. Cette même année, les Sarrazins d'Espagne envahissent les terres des chrétiens ; mais ils sont refoulés dans leurs états par Alphonse, roi de Galice, et perdent quelques villes qu'ils occupaient auparavant. Enfin, vers la même époque, le roi des Danois Knut est tué par les siens.

Soulèvement d'Eudes, évêque de Bayeux, et d'autres seigneurs. L'an du Seigneur 1088, le roi Guillaume tint sa cour à Londres, le jour de Noël ; et, au commencement du printemps, il prit les armes contre son oncle Eudes, évêque de Bayeux : ce dernier, après être sorti de prison, avait établi son neveu Robert dans le duché de Normandie, était revenu en Angleterre, où il avait reçu de la générosité du [feu] roi le comté de Cantorbéry.[56] Mais voyant qu'il ne pouvait plus agir en maître comme autrefois, il fut saisi d'une colère jalouse, et se révolta contre le roi, entraînant beaucoup de gens dans son parti : Le trône, disait-il, revient à Robert; il a expié les folies de sa jeunesse par beaucoup de fatigues et de travaux ; tandis que Guillaume, aussi féroce d'esprit que de visage, a été élevé dans la mollesse : c'est un lâche qui ne peut manquer de violer sans pudeur les lois de l'équité et de la justice, et qui bientôt dépouillera de leurs dignités ceux qui les ont acquises au prix de leurs sueurs. Tels étaient les discours d'Eudes, de Roger de Montgomery, de Geoffroy, évêque de Coutances, de Robert, comte de Northumberland, et de beaucoup d'autres qui, sourdement d'abord, et puis ouvertement, s'échauffaient par lettres à défendre la cause de Robert selon leurs forces. L'évêque même de Durham, Guillaume, que le nouveau roi avait nommé justicier, était entré dans leur perfide complot. Eudes, le plus actif de tous, avait pillé les revenus du roi dans la province de Cantorbéry, et avait enfermé un immense butin dans le château de Rochester. Il s'acharnait de préférence sur les domaines de l'archevêque Lanfranc; car il se doutait qu'il devait sa captivité aux conseils que ce prélat avait donnés à Guillaume-le-Conquérant. Quand jadis le feu roi s'était plaint à Lanfranc d'être trahi par son propre frère l'évêque Eudes, Lanfranc lui avait dit : Que ne le mettez-vous en prison? Et, sur la réponse du roi que c'était un homme d'église, un prélat, Lanfranc avait ajouté : Mais ce n'est pas l'évêque de Bayeux que vous enfermerez, ce sera le corn le de Kent. Eudes se souvenait donc d'avoir été emprisonné sur l'avis de Lanfranc. Quant à Geoffroy, évêque de Coutances, il ravageait avec son neveu Robert le territoire de Bath et de Barkley, et venait déposer ses prises dans le bourg de Wilton auprès de Bristol. Roger de Montgomery sortait de Shrewsbury, [avec une troupe d'hommes d'armes et de Gallois, et dévastait le canton de Worcester. Un jour que ses soldats se livraient à leurs déprédations auprès de la ville, les troupes royales, peu, nombreuses, il est vrai, mais animées par la bénédiction du bienheureux évêque Ulstan, à qui la défense du château avait été confiée, en prirent ou en tuèrent un grand nombre, et mirent le reste en fuite. De leur côté, Hugues Bigod à Norwich, Hugues de Graintmenil à Leicester[57] se livraient, chacun dans leur province, à toutes sortes de rapines.

Adresse de Guillaume-le-roux. — Soumission des rebelles. —Le roi Guillaume voyant donc les seigneurs de son royaume enflammés presque tous de la même rage de révolte, tandis que les Anglais se distinguaient par leur fidélité et leur bravoure, s'attacha ces derniers en leur promettant des lois douces, un dégrèvement d'impôts, et la libre chasse dans les forêts. Il mit la même adresse à circonvenir Roger de Montgomery, un jour qu'il chevauchait avec lui, en lui disant, qu'il se démettrait volontiers de la royauté, si cela semblait utile à lui Roger, et aux autres, que son père lui avait légués pour défenseurs; qu'il consentait à leur donner autant d'argent et de terres qu'ils en pouvaient souhaiter, et qu'en outre, il les laisserait agir comme bon leur semblerait dans le royaume, pourvu qu'ils ne se souillassent pas dune honteuse trahison ; que, s'ils en agissaient avec lui autrement que, la justice ne le demandait, il leur en arriverait autant à eux-mêmes : la même volonté qui Pavait fait roi ne les avait-elle pas faits comtes? Ces paroles touchèrent et convainquirent le comte Roger, qui, après Eudes, était le chef le plus influent de la faction. Le premier de tous il vint à résipiscence, et abandonna les révoltés. Ensuite le roi se mit en marche contre ceux qui lavaient trahi, et réduisit deux châteaux, celui de Tunebrigge et celui de Pevensel, qui appartenaient à son oncle l’évêque Eudes. Dans le second de ces châteaux Eudes fut pris, et mis sous bonne garde. Les troupes royales le conduisirent alors devant le château de Rochester, et sommèrent ceux qui l'occupaient d'en ouvrir les portes: Laissez l'entrée libre, disaient-ils, au nom d'Eudes, votre seigneur, et au nom du roi absent. Parmi les défenseurs du château se trouvait presque toute la jeune noblesse d'Angleterre et de Normandie, les trois fils du comte Roger, Eustache le jeune, comte de Boulogne, et beaucoup d'autres dont je ne citerai pas les noms. Les gens de la garnison regardèrent du haut des murs, et, s'apercevant que la contenance du prélat ne s'accordait pas avec les paroles des soldats, ils ouvrirent leurs portes, sortirent à l’improviste, délivrèrent l'évêque, et ramenèrent dans le château les troupes royales prisonnières. Cette nouvelle parvint aux oreilles du roi, qui, enflammé de colère, réunit toutes ses nouvelles recrues d'Anglais, et leur ordonna de venir au siège sans délai, s'ils ne voulaient être flétris du nom de Nithing, qui équivaut à celui de vaurien. Les Anglais, pour qui rien n'était plus honteux et plus outrageant que cette dénomination injurieuse, accoururent en foule sous la bannière du roi et lui formèrent une armée nombreuse. Les assiégés, ne pouvant tenir plus longtemps, rendirent la place à Guillaume. L'évêque Eudes, prisonnier pour la seconde fois, fut banni à jamais d'Angleterre; le roi permit à l'évêque de Durham, en considération de leur ancienne amitié, de se retirer librement : il passa sur-le-champ en Normandie. Les autres prêtèrent serment de fidélité et furent relâchés. Pendant les délais de ce siège, les lieutenants du roi préposés à la garde des côtes anéantirent, soit par le fer, soit dans les eaux, un renfort que le duc Robert envoyait aux révoltés dont je viens de parler. Ceux qui eurent recours à la fuite pour n'être pas pris vivants se confièrent aux flots, et y trouvèrent la mort.

Élévation d'Urbain II. — Un homme mangé par les rats. — L'an du Seigneur 1089, Eudes, d'abord moine de Cluny, puis évêque d'Ostie, est opposé au pape Clément et à l'empereur Henri, et est établi pape sous le nom d'Urbain. — A cette époque, un comte allemand, qui avait été l'ennemi acharné de l'empereur Henri, était un jour assis tristement à sa table, entouré d'une troupe de serviteurs, lorsqu'il se vit cerné par des rats et sans moyen de leur échapper. Ces animaux étaient accourus en si grand nombre, que je ne crois pas qu'il y en ait une telle multitude en aucun pays. Les serviteurs saisirent des bâtons, et s'efforcèrent, mais en vain, d'exterminer les rats. Ceux-ci, qui n'en voulaient qu'au maître, lui portèrent de terribles morsures; et les serviteurs avaient beau frapper de tous côtés à grands coups de bâton, ces animaux semblaient les ménager, et s'esquivaient sans que les coups pussent les atteindre ou les blesser. Le comte alors essaya de se dérober à leur fureur en se faisant transporter sur une barque qui gagna aussitôt la pleine mer; mais ce fut en vain : cette immense quantité de rats se mit aussitôt à nager ; et, à force de ronger, fit tant de trous aux planches de la barque, que l'eau, s'insinuant par les fentes, allait amener un naufrage certain. A cette vue, les serviteurs s'empressèrent de tourner la proue du côté du rivage ; mais les rats devancèrent la barque, arrivèrent avant elle, et quand le malheureux comte eut débarqué sur la grève, ils se jetèrent sur lui : son corps, déchiré et dévoré bientôt par ces bêtes furieuses, apaisa en un moment leur horrible faim.

Mort et éloge de Lanfranc. — Cette année-là mourut Lanfranc, archevêque de Cantorbéry : entre autres œuvres pieuses, il réédifia la grande église du Christ à Cantorbéry, éleva un couvent de moines, rétablit la prééminence de son église qui était tombée dans l'oubli sous les archevêques précédents, recouvra beaucoup de domaines qui en avaient été détachés, remit les mêmes moines en possession de cinq manoirs, fit bâtir hors de la ville deux hôpitaux, et leur assigna sur ses propres biens un revenu annuel suffisant. Il restaura l'église de Rochester et en nomma évêque Hernost, moine du Bec. Le jour de sa consécration, on trouva sur l'autel le verset suivant : « Présentez-lui au plus tôt sa première étole... » En lisant ce verset, l'archevêque prédit qu'Hernost mourrait bientôt. En effet, il expira avant la fin de l'année, et eut pour successeur Gundulf, moine du Bec, qui vécut jusqu'au temps du roi Henri. Lanfranc rétablit dans son ancienne splendeur l'abbaye du bienheureux Albans, premier martyr d'Angleterre. Il gouverna l'Angleterre pendant l'absence du roi, il se livra assidûment aux lectures pieuses, mit tous ses soins à épurer le texte du Vieux et du Nouveau-Testament altéré par les fautes des copistes : corrections savantes que l'église de France, aussi bien que celle d'Angleterre, se plaît encore à admirer. Après la mort du vénérable pasteur Lanfranc, le roi Guillaume disposa arbitrairement, dans presque tout le royaume, des églises et des monastères qui avaient perdu leurs chefs, exerçant partout sa cupidité, et louant aux laïques les terres de l'église, comme on loue des fermes.

Traité de paix entre Guillaume-le-Roux et son frère Robert. — L'an du Seigneur 1090, le roi Guillaume fit la guerre à son frère Robert, duc de Normandie, s'empara des châteaux de Saint-Valéry et d'Albemarle, et envoya ses soldats brûler et piller les possessions de son frère. Mais vers la fin de l’année, par l'entremise d'amis communs, la paix fut rétablie, à condition que le roi conserverait les châteaux qu'il avait pris, et que, de son côté, il aiderait le duc à recouvrer tout ce que leur père avait possédé à l'exception de l'Angleterre. Ils convinrent, en outre, que, si l'un des deux mourait avant l'autre sans héritier, son héritage appartiendrait au survivant. Douze seigneurs au nom du roi, et douze barons au nom du duc, confirmèrent ce traité par serment. Sur ces entrefaites, le roi d'Ecosse Malcolm, redoutant la puissance de Guillaume, lui fit hommage et lui jura fidélité. Quant au duc Robert, après avoir demeuré longtemps en Angleterre, il revint enfin en Normandie.

Grandeur d'âme du roi Malcolm. — Puisque j'ai parlé de ce roi Malcolm, je montrerai en peu de mots quels étaient son courage et sa modération. On lui rapporta qu'un des seigneurs de son royaume, s'était uni à ses ennemis et avait promis de le tuer. Le roi ordonna à l'accusateur de garder le silence, et lui-même, sans rien faire paraître, attendit le retour du traître qui alors était absent. Quand ce seigneur fut arrivé en grand appareil à la cour du roi contre lequel il méditait un si noir dessein, Malcolm ordonna que de grand matin les chasseurs et les chiens fussent réunis. Au lever de l'aurore, il se hâte de partir pour la chasse, accompagné de tous les seigneurs et de gens armés. Arrivé à une vaste plaine qu'une épaisse forêt entourait comme une couronne, le roi prend à part celui qui le trahissait, et, tandis que les autres chasseurs suivent les chiens lancés à la poursuite des bêtes, il reste seul à seul avec lui. Quand il eut perdu son escorte de vue, le roi s'arrête, et regardant le traître en face, il lui dit : « Nous voici toi et moi, seul contre seul, couverte des mêmes armes, montés sur des chevaux semblables; personne n'est là pour nous voir, personne pour nous entendre, personne pour aider l’un ou l'autre de nous. Si tu en as le cœur, si tu le peux, si tu l'oses, accomplis ton projet; fais ce que tu as promis à mes ennemis, à tes alliée. Si tu as toujours le dessein de me tuer, quand pourras-tu l'exécuter plus aisément, plus secrètement, plus bravement? Tu veux m’empoisonner ? laisse ce moyen aux femmes. Tu veux me surprendre au lit ? c'est l'habitude des adultères. Tu veux m'égorger dans l'ombre ? c'est le rôle d'un assassin et non pas d'un chevalier ; peux-tu le nier? Attaque-moi donc seul à seul. La trahison sera toujours une perfidie, mais du moins ne sera pas une lâcheté. » A ces mots, le chevalier reste comme frappé de la foudre; il se jette à bas de son cheval, se dépouille de ses armes, et court se prosterner aux pieds du roi, en pleurant et en tremblant : « Ne crains rien, reprend alors le roi, tu n'as aucun mal à redouter de ma part. Le coupable promet, en prêtant serment et en donnant des otages, d'être à l'avenir un sujet fidèle et dévoué. » Puis ils choisissent un moment favorable pour rejoindre leurs compagnons, gardant tous deux le secret le plus absolu sur ce qui avait été dit et fait.

Fondation et dotation de Tynemouth. — Environ vers la même époque, Robert de Molbray, comte de Northumberland, poussé par l'inspiration divine, voulut restaurer l'église depuis longtemps dévastée du bienheureux Oswin de Tynemouth, et y établir des moines sous l'invocation du saint martyr Oswin. D'après le conseil de ses amis, il alla trouver Paul, abbé de Saint-Albans, et le supplia pieusement de permettre que quelques-uns de ses moines vinssent habiter le nouveau monastère. Il promettait de leur fournir abondamment tout ce qui est nécessaire à la nourriture et à l'entretien du corps. Ledit abbé accéda à cette demande. Il envoya à Tynemouth quelques moines de Saint-Albans que ledit comte gratifia de manoirs, d'églises, de revenus, de viviers, de moulins : le tout, d'après les lettres de donation, était exempt et absolument libre d'aucun servage séculier; il fit présent, à perpétuité, audit abbé Paul, à ses successeurs et à l'église du bienheureux saint Albans, premier martyr d'Angleterre, de l'église de Tynemouth avec toutes ses dépendances, pour le salut de son âme à lui Robert, ainsi que pour celui de ses prédécesseurs et successeurs ; donnant aussi pouvoir aux abbés de Saint-Albans qui seraient élus dans la suite, (assistés toutefois d'un conseil tiré de ce dernier monastère), d'agir pleinement, comme bon leur semblerait, tant pour nommer que pour déposer les moines ou prieurs de Tynemouth.

Discussion entre l'évêque de Lincoln et l'archevêque d'York. — L'an du Seigneur 1091, Rémi, évêque de Lincoln, voulut faire la dédicace de son église, qui était achevée, en présence du roi et d'une foule de prélats; mais Thomas, archevêque d'York, s'y oppose, prétendant que cette église avait été construite dans son diocèse. Ainsi l'appel interjeté par l'archevêque et la mort de Rémi, qui suivit de près, suspendirent l'inauguration de l'église. Cette même année, on trouva à Metz le corps de saint Clément, premier évêque de cette ville, et il fut déposé dans un tombeau.

Mortalité au monastère de Fulda. — Vers la même époque, le monastère de Fulda fut ravagé par une peste horrible, qui fit périr d'abord l'abbé, puis beaucoup de moines. Les frères qui avaient survécu, redoutant le fléau, commencèrent à répandre d'abondantes aumônes, et à faire des oraisons pieuses, tant pour les âmes de ceux qui étaient morts que pour le salut des vivants. Mais dans la suite, (comme il arrive ordinairement), la dévotion des frères s'attiédit peu à peu. L'intendant, ou plutôt le trésorier, assurait toujours que les moyens de l'église ne suffisaient plus à de si grandes profusions; il ajoutait qu'il était absurde de dépenser pour les morts ce qui était nécessaire à l'entretien des vivants. Une nuit que le trésorier, occupé à des affaires indispensables, avait différé l'instant du sommeil, et qu'enfin, après avoir terminé ce qui le retenait, il se dirigeait vers son lit, il aperçut, en passant devant la porte du chapitre, l'abbé et les frères qui étaient morts dans l’année assis à leurs places habituelles dans la salle du chapitre. Plein d'effroi à cette vision, il voulut fuir; mais, sur l'ordre de l'abbé, il fut saisi par les frères et amené dans la salle. On lui reprocha d'abord son avarice, puis on lui donna de bons coups de discipline, et l'abbé lui dit enfin d'un œil sévère : Tu es bien présomptueux de chercher à faire profit de la mort des autres : quand un moine a passé toute sa vie dans l'exercice de ses devoirs ecclésiastiques, n'est-ce pas une impiété de ne pas lui consacrer, après sa mort, au moins le revenu d'une seule année ? Va-t'en maintenant, ajouta l'abbé : tu mourras bientôt. Puisse ton exemple corriger les autres frères à qui tu as donné de pernicieuses leçons d'avarice. Le frère trésorier alla donc rejoindre ses compagnons ; mais les marques des coups qu'il avait reçus, et sa mort qui ne tarda pas, prouvèrent que cette apparition n'était pas une vaine chimère.

Maladie du roi. — Simonies nouvelles. — Mort du roi d'Ecosse. — L'an du Seigneur 1092, le roi Guillaume-le-Jeune tomba malade à Gloucester pendant le saint temps du carême. La crainte de la mort et les souffrances qu'il endurait lui arrachèrent la promesse d'amender les lois injustes et de rétablir la paix dans la maison du Seigneur. Aussi donna-t-il l'archevêché de Cantorbéry au vénérable Anselme, abbé du Bec, et l'évêché de Lincoln à Robert, surnommé Bloët, son chancelier. Mais le roi, rendu à la santé, se montra pire encore qu'auparavant; il se repentit bien de n'avoir pas vendu l'évêché de Lincoln, surtout parce que Thomas, archevêque d'York, s'opposait à l'évêque Robert, et prétendait que la ville de Lincoln et la province de Lindsey dépendaient entièrement de son diocèse. La discussion ne fut terminée que lorsque Robert eut payé 500 livres au roi pour obtenir l'indépendance de son église. D'abord on accusa le roi de simonie, ensuite on vit que c'était justice.[58] Cette même année, le roi d'Ecosse Malcolm étant venu ravager les terres des Anglais, fut surpris et tué avec son fils, qui eût été son héritier, s'il lui eût survécu. A cette nouvelle, la reine Marguerite ressentit la plus vive douleur de corps et d'âme. Elle remplit ses devoirs religieux, se confessa, communia, et rendit le dernier soupir en priant et en se recommandant au Seigneur. Les Écossais élurent alors pour roi Duwnal, frère de Malcolm ; mais Duncan, fils de Malcolm, qui était en otage à la cour du roi Guillaume, accourut au secours de ses amis, chassa son oncle, et succéda à son père. Cette même année, Jean, évêque de Wells, natif de Tours, avec l'agrément du roi, à qui il graissa la main avec de bonne monnaie, transporta à Bath le siège de son évêché.

Colonie a Carlisle. — Hiver rigoureux. — Guerre entre Guillaume-le-Roux et Robert. — Mort de l'abbé Paul. — L'an du Seigneur 1093, le roi des Anglais, Guillaume, rebâtit la ville de Carlisle qui, depuis deux cents ans, avait été dévastée par les invasions danoises, et il la repeupla d'une colonie qu'il fit venir du midi de l'Angleterre. Cette même année, les pluies tombèrent en si grande quantité, que, de mémoire d'homme, on n'en avait vu autant. Puis, l'hiver venu, les rivières se trouvèrent gelées si fortement que la cavalerie pouvait les traverser; mais dans le dégel les ponts furent brisés par la violence de la débâcle. Cette année aussi le prévôt[59] de Beauvais fut investi par le pape Urbain de l’évêché de Chartres. Cette même année, un météore enflammé parut dans le ciel, se dirigeant du midi au septentrion, aux calendes d'août. Une terrible famine suivit cette apparition, et le résultat de cette famine fut une dépopulation si grande, que les vivants pouvaient à peine suffire à ensevelir les morts. Vers le même temps, le roi Guillaume, accusé par son frère Robert, de n'avoir pas observé la promesse qu'il lui avait faite, passa en Normandie. Dans l'entrevue qui eut lieu entre les deux frères, les seigneurs des deux partis, qui avaient juré pour chacun d'eux, donnèrent tous les torts au roi. Guillaume n'en tint nul compte ; il quitta la conférence avec colère et vint assiéger le château de Bure, dont il s'empara. À son tour, le duc se rendit maître du château d’Argentan, y fit prisonnier Roger Poitevin, gouverneur pour le roi, et sept cents chevaliers, puis força le château du Houlme. Le roi alors leva en Angleterre vingt mille fantassins, leur donnant rendez-vous en Normandie ; mais dès qu'ils furent réunis au bord de la mer, le roi se fit remettre par chacun d'eux l'argent qu'ils avaient apporté pour leur entretien, et qui se montait à dix sols, puis les renvoya chez eux. Robert, de son côté avait appelé Philippe, roi de France, avec une armée nombreuse pour assiéger le roi Guillaume dans le château d'Eu. L'argent ferma les yeux du roi de France, qui revint avec ses troupes dans ses états. Robert se vit alors forcé de renoncer à son projet; et le roi Guillaume, de retour en Angleterre, recommença contre les églises et les monastères de tout le royaume, ses exactions insupportables, Cette même année, Paul, abbé de Saint-Albans, à son retour d'une visite pastorale qu'il avait faite à Tynemouth, tomba gravement malade, dans une métairie qu'on appelle Colewich. Il y garda le lit; et, le mal s'aggravant, il expira le troisième jour des ides de novembre. Son corps fut rapporté à Saint-Albans, où il fut enseveli en grande pompe.

Consécration d'Anselme, archevêque de Cantorbéry. — Réclamation de l'archevêque d'York. — Cette même année, dans une assemblée où assistaient tous les prélats d'Angleterre, Anselme, nommé archevêque de Cantorbéry, reçut la consécration épiscopale des mains de Thomas, archevêque d'York, la veille des nones de décembre. Cependant, avant la cérémonie de l'ordination, lorsque Walkelin,[60] évêque de Winchester, donnait, selon la coutume ecclésiastique, lecture de l'acte écrit, Thomas, archevêque d'York se plaignit, disant qu'il n'était pas régulièrement rédigé ; et à ces mots : Vous savez, évêques, mes frères, combien de temps s'est écoulé depuis que la sainte église de Cantorbéry, métropole de toute la Bretagne, est sans pasteur; Thomas se récria : Si l'église de Cantorbéry, dit-il, est la métropole de toute la Bretagne, l'église d'York, à qui personne ne peut contester ce titre, n'est donc plus l'église métropolitaine. Or, nous savons bien que l'église de Cantorbéry est l’église primatiale ; mais nous ne savions pas qu'elle fût l'église métropolitaine. Cette réflexion parut s'accorder avec la saine raison ; on changea l'acte. Au lieu de ces mots : église métropolitaine de toute la Bretagne, on mit : église primatiale de toute la Bretagne ; et la discussion cessa. Anselme fut donc consacré comme primat de toute la Bretagne. Pendant sa consécration, selon la coutume de l'église, les évêques tinrent ouvert sur sa tête le livre de l'évangile; et, à la fin de la cérémonie, en jetant les yeux sur le livre, on trouva ce verset en haut de la page : Il en appela plusieurs, et il envoya son serviteur, et tous commencèrent à s'excuser.

Translation de l'évêché de Thetford à Norwich. — Expéditions du roi en Northumberland et dans le pays de Galles. — Étoiles filantes. — L'an du Seigneur 1094, aux ides d'avril, l'évêché de Thetford fut transporté à Norwich par Herbert Losinga.[61] — Mort d'Elwin, fondateur de Bermundshey. — Herbert, surnommé Losinga, abbé de Ramsey,[62] avait acquis à prix d'argent l'évêché de Thetford. Bientôt, cependant, saisi d'un pieux repentir, il partit pour Rome et résigna entre les mains du pape son anneau et son bâton pastoral achetés par simonie; mais l'indulgence du Saint-Père les lui rendit. Il revint en Angleterre, transféra le siège épiscopal à Norwich et y fonda une congrégation de moines. Cette même année le roi Guillaume envoya son frère Henri, dans le Northumberland, et lui donna beaucoup d'argent et les moyens de dévaster le pays. Lui-même le suivit de près ; car Robert, comte de Northumberland, enorgueilli de la victoire qu'il avait remportée, comme nous l'avons dit, sur le roi d'Ecosse, refusait de se rendre à la cour du roi. Guillaume mena donc une armée en Northumberland contre Robert, prit dans Newcastle les principaux vassaux du comte, et les emprisonna. De là il marcha contre le château de Tynemouth, où il s'empara du frère de Robert, et, le conduisant avec lui jusqu'au château de Bamborough, il y assiégea ledit comte Robert. Mais ayant trouvé la citadelle inexpugnable, il fit construire vis-à-vis de Bamborough un fort de bois qu'il appela Malvoisin.[63] Il y laissa en se retirant une partie de son armée. Une nuit, que le comte était sorti secrètement du château, il fut poursuivi, jusqu'à Tynemouth, par les troupes du roi ; et comme il essayait de se défendre, il fut pris sans être blessé et enfermé à Windsor. Le château de Bamborough se rendit alors au roi. Tous les partisans du comte furent maltraités : Guillaume d'Eu eut les yeux crevés; Eudes, comte de Champagne et beaucoup d'autres furent dépouillés de leurs biens. Cette même année, le roi Guillaume fit une expédition dans le pays de Galles, parce que l’année précédente, les Gallois avaient tué beaucoup de Normands, avaient détruit les forteresses de plusieurs seigneurs, pillé le château de Montgomery et massacré ses habitants, avaient enfin dévasté les contrées voisines par le fer et par le feu. Le roi Guillaume entra à main armée sur les confins du pays de Galles, et ne pouvant les poursuivre à travers les défilés de leurs montagnes et l'épaisseur de leurs forêts, il fit peu de progrès, construisit des forts à l'entrée du pays, et revint dans ses états. Vers le même temps, un si grand nombre d'étoiles parurent tomber du ciel, qu'on ne pouvait les compter. Une des plus grosses d'entre ces étoiles tomba en Gaule, au grand étonnement des gens du pays, qui, ayant versé de l'eau à l'endroit qu'ils avaient remarqué, virent sortir de terre de la fumée accompagnée d'un bruit sourd : ce qui redoubla leur surprise.

Dissension entré le roi et l'archevêque de Cantorbéry. — Anselme en appelle au pape. — Ce fut à cette époque, que le roi des Anglais, Guillaume, se mit à inquiéter l'archevêque de Cantorbéry, Anselme, et à exiger de lui mille livres d'argent. Sa demande était très juste à ce qu'il prétendait, puisqu'il avait consenti gratis à son élection épiscopale. L'archevêque pensa qu'il n'y avait aucune différence entre payer avant ou payer après, pour un pareil motif. Cette action, quelle qu'en fût l'époque, lui paraissait également condamnable. Comme il ne pouvait donc, sans manquer à sa conscience, remplir les sacs du roi, il aima mieux attirer sur lui la colère de Guillaume, que de compromettre actuellement sa réputation et le salut de son âme, que de semer pour l'avenir la confusion et le scandale dans l'église de Dieu. Afin d'accomplir pieusement, les devoirs que lui traçait la discipline ecclésiastique, il demanda au roi la permission d'aller recevoir le pallium des mains du pape Urbain. Au nom de ce pape, le roi s'emporta violemment : car à cette époque l’église de Rome était divisée par un schisme, l'empereur Henri ayant, avec impudence et par force, placé sur le Saint-Siège, un intrus, Guibert archevêque de Ravenne ; et cet empereur prétendait qu'il avait le droit d'élire qui il voulait pour pape, et qu'il n'appartenait à nul autre de nommer le successeur des apôtres. Le roi Guillaume avançait les mêmes prétentions. Aucun archevêque ou évêque de son royaume, disait-il, ne dépendait de la cour romaine ou du pape, surtout puisqu'il avait, comme roi, les mêmes pouvoirs dans son royaume que l'empereur revendiquait pour lui-même dans son empire. Anselme, à cause de sa résistance fut accusé de lèse-majesté par le roi. Cette accusation était secrètement soutenue par presque tous les évêques, à l'exception de Gundulf évêque de Rochester; et ils étaient comme des chiens hargneux qui n'osent aboyer. Le roi ayant donc déclaré la guerre à l’archevêque, lui fit annoncer que le seul moyen de revenir en grâce auprès de lui, était de déclarer par serment qu'il n'embrasserait pas le parti du pape Urbain. Peu de jours après arriva en Angleterre Gaultier, évêque d'Albano, qui apportait le pallium à l'archevêque et qui réconcilia le roi Guillaume avec le pape Urbain. Anselme ayant reçu le pallium, n'en demanda pas moins de nouveau au roi la faveur de se rendre auprès du pape Urbain. On assure que Guillaume lui répondit : Si vous voulez renoncer à votre projet et jurer sur les saints Évangiles de ne pas aller visiter la demeure des apôtres, et de ne pas former pour quoi que ce soit appel en cour de Rome, je vous laisserai, Vous et les vôtres, user et jouir tranquillement de vos biens et vous maintiendrai dans votre prééminence sur les plus grands de l'état; si, au contraire, vous persévérez à vouloir passer à Rome, vous le pouvez ; mais vous ferez une folie : ne comptez plus dès lors sur aucune espérance de revenir en Angleterre.

Départ d'Anselme pour l'Italie. — A ces mots, l'archevêque quitta l'assemblée et revint à Cantorbéry où il rendit publique la réponse qu'il avait reçue de la cour du roi. Au moment où il allait monter sur un vaisseau à Douvres, un des familiers du roi, Guillaume de Warenast, arriva et fit ouvrir insolemment non seulement les sacs, mais encore tout le bagage de l'archevêque pour y chercher de l'argent; mais ce méchant homme n'en trouva point. Au milieu de ces vexations, l'archevêque ne fit pas entendre une seule parole amère, ne donna pas une seule marque de colère ou d'indignation. Dès qu'il fut parti, des appariteurs publics arrivèrent qui confisquèrent, au profit du trésor, tous ses biens et ceux de son église, sans tenir compte de toutes les dépenses d'utilité et d'embellissement faites par l'archevêque Anselme. Ce dernier alla donc visiter la demeure des apôtres, et fut reçu par le pape Urbain dans le palais de Latran avec de grands honneurs. Il raccompagna au concile de Bari, et réfuta les erreurs des Grecs qui s'étaient séparés de la foi catholique. Il assista aussi à un concile tenu à Rome et présidé par le même pape Urbain. Sur l'avis d'Anselme, les laïques qui continueraient à conférer les investitures ecclésiastiques, ceux qui les recevraient des mains des laïques, ceux aussi qui seraient consacrés par eux après leur nomination aux dignités religieuses, furent déclarés par le synode exclus de la communion des fidèles. A son retour du concile, l'archevêque se rendit à Lyon, où il subit son exil avec fermeté jusqu'à la mort du roi Guillaume.

Histoire d'Ulstan, éveque de Worcester. — Détails.L'an du Seigneur 1095, le vénérable Ulstan, évêque de Worcester, fut appelé au royaume éternel. Sa haute piété, la sainteté de sa vie, méritent que, pour l'utilité des lecteurs, je fasse entrer dans cette histoire quelques détails sur la carrière qu'il remplit ici-bas. Ulstan, cet homme cher au Seigneur, naquit dans la province de Warwick, de parents religieux et pieux. Son père s'appelait Elstan et sa mère Ulgène. Il était versé dans les lettres profanes et sacrées, qu'il avait apprises au fameux monastère du Bourg. Ses parents avaient si fort à cœur les préceptes religieux, que longtemps avant de mourir, ils convinrent, par chasteté, de n'avoir plus aucun rapport intime, et se réjouirent de passer le reste de leur vie dans l'exercice des vertus du cloître. A leur exemple, et surtout d'après les sollicitations de sa mère, le jeune homme quitta le monde, et se retira au monastère de Worcester où, peu de temps auparavant, son père s'était consacré à Dieu. Là, il prit l'habit de moine des mains du vénérable Britheg, évêque de cette même église, qui l’éleva peu après à la dignité de diacre, puis à celle de prêtre. Tout d'abord il mena une vie austère et remplie d'œuvres pieuses. Infatigable dans les veilles, dans les jeûnes, dans les oraisons, il devint bientôt un modèle de toutes les vertus. La sévérité de ses mœurs le fit nommer d'abord surveillant des novices ; et ensuite son habileté, trésorier des revenus ecclésiastiques ; puis ayant trouvé l'occasion de servir uniquement Dieu, il se démit des emplois qui lui avaient été confiés, et se livra entièrement à la vie contemplative, passant le jour et la nuit en oraisons et fatiguant son corps amaigri par des jeûnes de deux ou trois jours. Il avait tellement l'amour des saintes veilles, qu'il se passait de sommeil, non seulement pendant une nuit, non seulement, et bien souvent, pendant le jour qui suivait cette nuit, mais encore pendant quatre jours et quatre nuits comme il l'affirmait lui-même. Ces fatigues épuisant son cerveau, il eût infailliblement succombé s'il ne s'était hâté de satisfaire la nature en goûtant quelques instants de repos. Enfin, quand il se sentait trop vivement sollicité au sommeil, il n'allait pas dans sa chambre se coucher sur son lit, mais il appuyait sur ses mains sa tête fatiguée par la sainte lecture et reposait quelque peu. Après la mort du prieur Egelwin, Ulstan fut nommé à sa place par l'évêque Eldred au rang de prieur et de père de la congrégation. Dans sa piété, pour s'acquitter comme il le devait de son devoir, il ne changea rien à sa vie rigoureuse, mais plutôt, afin de servir d'exemple à tous, il enchérit encore de diverses manières sur ses austérités. Dans la suite des temps, lorsqu'Eldred eut été promu à l'archevêché d'York d'après le consentement unanime du clergé et du peuple, et d'après la, permission que le roi avait donnée aux habitants d'élire qui ils voudraient pour chef spirituel et pour pasteur des âmes, Ulstan fut élevé à l'épiscopat de Worcester. A l'époque de son élection, les légats du Saint-Siège apostolique qui y avaient assisté souhaitèrent vivement de le consacrer ; mais ils blessèrent la modestie d’Ulstan qui refusait obstinément sa nouvelle dignité, et affirmait par serment qu'il aimerait mieux marcher à la mort que d'accepter une si haute place et un si grand honneur. Plusieurs fois cet homme de Dieu fut sollicité par une foule de gens pieux et vénérables qui voulaient connaître la cause de ses refus ; mais ils ne purent venir à bout de le déterminer. Enfin un reclus, le saint homme Wiff, qui avait passé dans la solitude plus de quarante années, lui reprocha fortement sa désobéissance, l'intimida par un oracle divin, et le força à consentir ; ce qu'il ne fit qu'à grand-peine. Le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste, son élection fut confirmée, et le jour de la nativité de la bienheureuse mère de Dieu, cet homme, recommandable par les mérites de sa vie, fut sacré évêque de Worcester par le vénérable Eldred, archevêque d'York.[64] A cette époque, Stigand, archevêque de Cantorbéry, avait été suspendu de ses fonctions religieuses par le pape pour toutes les infractions dont il s'était rendu coupable, comme nous l'avons dit ailleurs. Cependant Ulstan fit profession d'obéissance à l'église de Cantorbéry et à tous ses archevêques catholiquement institués. Sa consécration eut lieu la vingtième année du règne du saint roi Edouard, dans la quinzième indiction,[65] un jour de dimanche.

Le bienheureux Ulstan occupa treize ans l'épiscopat de Worcester, vivant simplement et pieusement, rendant à chacun son dû, jusqu'au temps où le roi Guillaume, comme nous l'avons dit, après la conquête de l'Angleterre, proscrivit du royaume, ou jeta dans ses prisons ceux qui étaient rebelles à son autorité, et réduisit les habitants à la servitude et à une extrême misère. L'an du Seigneur 1075, le roi Guillaume tint un synode à Westminster, sur les affaires ecclésiastiques. L'assemblée était présidée par Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, qui avec ses suffragants entreprit de corriger ce qui devait l'être, et de donner aux clercs et aux moines une règle plus sévère. Là on cita devant l'archevêque le bienheureux Ulstan, l'accusent d'être un homme faible d'esprit et ignorant : c'est un idiot, disait-on; il ne sait pas la langue française, et ne peut tenir sa place aux assemblées du roi. Le roi trouva que cela était juste, et ordonna sa déposition. Alors Lanfranc, d'après la décision du concile, ordonne au saint homme Ulstan de rendre le bâton et l'anneau. Ulstan, sans changer d'esprit ni de visage, se lève, tenant en main le bâton pastoral, et dit : Je sais, seigneur archevêque, je sais bien que je ne suis pas digne de cet honneur, et que je suis trop faible pour un pareil fardeau et pour tant de fatigues. Mais il n'est pas juste que vous exigiez que je vous rende le bâton pastoral, vous qui ne me l'avez pas donné ; je me conformerai cependant à votre sentence et je quitterai l'insigne de ma dignité. Seulement je crois bien faire en rendant ce bâton au saint roi Edouard, de qui je le tiens. À ces mots il marche avec ses amis à la tombe de marbre où étaient renfermés les restes du pieux monarque, et, debout devant le monument, il dit: Tu n'ignores pas, très saint roi Edouard, combien j'ai résisté avant d'entreprendre cette tâche ; tu sais combien de fois je me suis caché, quand on me cherchait pour me faire évêque : je ne nierai pas mon indignité, mais c'est toi qui l'as voulu. En effet, quoique je fusse appelé par l'élection de mes frères, par les sollicitations du peuple, par le désir des évêques, par la faveur des grands du royaume, je mettais au premier rang ton pouvoir et ta volonté souveraine ; mais voici qu'aujourd'hui un autre roi, une autre loi, un autre pontife prennent d'autres décisions. Ils t'accusent d'erreur, toi, qui m'as donné l'épiscopat; ils m'accusent d'arrogance et de présomption, moi qui l'ai accepté. Eux, ils ne sont rien pour moi : ils ne m'ont rien donné. C'est à toi que je veux rendre le bâton que tu m'avais confié; c'est à toi que je remets le soin des âmes dont tu m'avais chargé. Après avoir prononcé ces paroles, il éleva un peu le bras, et planta son bâton pastoral dans la pierre dont les saintes reliques étaient couvertes, en disant: Reçois-le, ô roi mon seigneur, et donne-le à qui il te plaira. Alors il descendit de l’autel, se dépouilla de ses ornements pontificaux, et, redevenu simple moine, alla s'asseoir parmi les moines. Mais tous les assistants furent saisis de stupeur, en voyant le bâton pastoral fixé dans la pierre et qui semblait avoir poussé racine dans le marbre ; car il ne penchait ni à droite, ni à gauche. Quelques-uns s'efforcèrent de l'en arracher, nul n'y parvint. On alla annoncer ce prodige dans la salle où se tenait le synode ; mais Lanfranc n'y voulut pas croire, et enjoignit à Gundulf, évêque de Rochester, d'aller au tombeau et de rapporter dans l'assemblée le bâton qu'Ulstan y avait laissé. Gundulf obéit, s'efforce à son tour de l'arracher ; mais la volonté d'Ulstan rend le bâton inébranlable. Lanfranc, étonné du miracle, se dirige vers le tombeau, accompagné du roi, fait une oraison, approche la main. Sa tentative ne réussit pas mieux que celle des autres. Le roi se récrie, le pontife se lamente ; tous deux reconnaissent enfin que le bienheureux Edouard ne s'est pas trompé dans son choix. Lanfranc s’approche alors de saint Ulstan, et lui dit : Je le reconnais : Dieu marche dans les voies des hommes simples, et se repose chez les humbles. Nous nous sommes moqués, mon frère, de ta sainte simplicité, et nous déplorons notre aveuglement qui nous a fait croire bon ce qui était mauvais, et mauvais ce qui était bon. En vertu de l'autorité dont nous jouissons, et par le jugement de Dieu qui nous a convaincus, nous te rendons ta dignité, sachant que la simplicité qui agit par la foi et par l'amour prévaut sur la science mondaine, dont plusieurs se servent par esprit de cupidité. Approche maintenant, mon frère ; reprends ton bâton pastoral : nous pensons que la main du saint roi qui nous l'a refusé, te le remettra facilement. A ces mots le saint pontife Ulstan, dans la simplicité de son cœur, obéit humblement et marchant à la tombe d'Edouard, il dit: Roi mon seigneur, je m'en suis remis à ton jugement ; je t'ai rendu le bâton que tu m'avais confié. Montre maintenant ta volonté : tu as maintenu ta dignité, tu as fait voir mon innocence. Si tu as gardé ton ancienne opinion sur moi, laisse-moi reprendre ce bâton ; si elle est changée, apprends-nous quel est le plus digne. Après avoir prononcé ces paroles, le saint toucha légèrement et attira à lui le bâton pastoral, qui céda et sortit de la pierre aussi aisément que s'il eût été enfoncé dans une terre molle. Le roi et le pontife accoururent, se prosternèrent aux pieds d'Ulstan, lui demandant pardon et se recommandant à ses prières ; mais lui, qui avait appris du Seigneur à être doux et humble de cœur, se jeta comme eux à genoux, et voulut recevoir la bénédiction d'un si grand prélat. Alors le roi Guillaume, saisi d'admiration pour son saint parent Edouard, fit décorer avec grand soin le pieux tombeau, déjà couvert d'ornements d'argent et d'or.

A une autre époque, ce même Ulstan dans un concile tenu à Winchester par l'ordre du roi Guillaume et de l'aveu du pape Alexandre, réclama vivement plusieurs possessions qui dépendaient de son évêché et que naguère Eldred, archevêque d'York avait retenues par violence. Pendant un voyage qu'il avait fait, de l'église de Worcester à celle d'York, l'archevêque Eldred était mort, et ses terres étaient tombées dans le domaine du roi. Comme il demandait justice sur ce point, on convint que la question resterait indécise jusqu'à ce que l'église d'York eût un évêque pour plaider sa cause. Peu après, Thomas, chapelain du roi, ayant été élevé à la dignité d'archevêque d'York, le vénérable Ulstan, évêque de Worcester, renouvela sa plainte dans un concile tenu à Pedderton, devant le roi et l'archevêque de Cantorbéry. Elle fut admise par le jugement des premiers de l'état. Les fausses allégations par lesquelles Thomas et ses partisans essayaient d'abaisser l'église de Worcester et de la soumettre à celle d'York, furent réfutées par Injuste volonté de Dieu et furent réduites à rien devant des preuves évidentes. Ulstan, non seulement recouvra les possessions qu'il demandait, mais, du consentement du roi, il reconquit pour son église l'indépendance que ses fondateurs, le roi Alfred, son fils Edouard et les successeurs de ce prince lui avaient jadis accordée. Alors l'archevêque Thomas ayant rendu au bienheureux Ulstan toutes les possessions et libertés qu'il réclamait, non seulement le laissa gouverner tranquillement son église, mais encore adressa les plus vives prières à cet homme chéri de Dieu, pour qu'il daignât visiter la paroisse d'York et former aux pieuses mœurs ceux de ce diocèse. Le très saint évêque Ulstan vécut ensuite dans l'exercice de toutes les vertus, jusqu'à la présente année, c'est-à-dire l'an 1095 de la divine incarnation, dans laquelle année, comme nous l'avons dit, le treizième jour avant les calendes de février, il sortit de cette vie, abandonnant ce monde périssable pour le royaume éternel. A l'heure de sa mort il apparut à Robert, évêque de Hereford, dans un bourg qu'on appelle Crikkela, et lui recommanda de venir à ses funérailles à Worcester. Il ne permit à personne de lui retirer du doigt son anneau, insigne de sa dignité pontificale, pour ne pas tromper après sa mort ceux à qui il avait dit maintes fois : C'est un compagnon dont je ne veux me séparer, ni pendant ma vie, ni le jour de ma sépulture.

Concile de Clermont. — Excommunication de Philippe Ier. —Cette même année, c'est-à-dire l'an 1095 de l'Incarnation de Notre-Seigneur, le pape Urbain tint un concile à Clermont, ville d'Auvergne, y arrêta les dispositions suivantes et en recommanda l'observation dans toute l'église : « Que l'église catholique soit chaste dans sa foi, et libre de toute dépendance séculière; qu'aucun évêque, qu'aucun abbé, qu'aucun homme de clergé ne reçoive une dignité ecclésiastique quelle qu'elle soit de la main des princes ou de tout autre laïque ; que les clercs ne possèdent pas des prébendes dans deux églises où dans deux cités; que personne ne puisse être à la fois évêque et abbé; que les dignités ecclésiastiques ne soient achetées ni vendues par personne; que tout individu appartenant à un ordre sacré s'abstienne d'un commerce charnel ; que ceux qui, ignorant la prohibition canonique, ont acheté des bénéfices, soient tolérés ; que ceux qui occupent des prébendes achetées sciemment par eux-mêmes ou par leurs parents en soient dépossédés; qu'aucun laïque, depuis le commencement du jeûne, qu'aucun clerc, depuis la Quinquagésime jusqu'à Pâques, ne se nourrisse de chair; que désormais le premier jeûne des Quatre-Temps ait lieu dans la première semaine du carême; que la cérémonie de la collation des ordres soit faite à l'avenir, même le soir du samedi et même le dimanche en continuant le jeûne ; que le samedi de Pâques l'office ne soit pas célébré passé la neuvième heure; que le second jeûne soit célébré dans la semaine de la Pentecôte; que désormais à partir du jour de Noël jusqu'à l'octave de l'Epiphanie, à partir de la Quadragésime jusqu'à l’octave de Pâques, à partir du premier jour des Rogations jusqu'à l'octave de la Pentecôte, depuis la quatrième férié (mercredi) au coucher du soleil, jusqu'à la deuxième férié (lundi) au lever du soleil, on observe la trêve de Dieu ; que celui qui aura mis la main sur un évêque soit déclaré hors la loi ; que celui qui aura mis la main sur un ecclésiastique ou sur ses serviteurs soit puni de l’ana-thème ; que celui qui aura pillé les biens des évêques ou des clercs mourants, soit puni de l'anathème; que celui qui aura contracté mariage avec sa parente, jusqu'au septième degré, soit puni de l'anathème; que personne ne soit nommé évêque, s'il n'est prêtre, diacre ou sous-diacre, et s'il n'a pour lui une naissance honorable, sauf besoin urgent et dispenses du pape ; que les fils de prêtres ou de concubines, ne puissent arriver à la prêtrise, s'ils n'ont auparavant embrassé l'état religieux ; que ceux qui ont cherché asile dans l'église ou au pied de la croix, aient la vie sauve, mais que du reste ils soient livrés à la justice, ou mis en liberté s'ils sont innocents; que chaque église prélève en propre ses décimes et qu'ils ne soient pas transférés à une autre ; qu'aucun laïque n'achète ou ne vende les décimés; qu'on ne puisse recevoir aucun salaire pour ensevelir les morts.[66] »

Dans ce concile le pape Urbain renouvela les décrets d'Hildebrand. Il excommunia Philippe, roi de France, qui, du vivant de la reine sa femme, avait contracté un nouveau mariage avec l'épouse du comte d'Anjou Foulques, du vivant même dudit Foulques.

Prédication de la première croisade. — A la fin de ce concile, qui se tint au mois de novembre, ledit pape Urbain s'occupa de la croisade, et tint à ce sujet au peuple des fidèles, un discours digne d'un si grand pontife ; il s'exprima en ces termes : « Mes frères, et mes fils chéris, rois, princes, ducs, marquis, comtes, barons et chevaliers, et vous tous gens du clergé et gens du peuple, qui avez été rachetés par le sang que notre Seigneur Jésus-Christ a versé dans sa passion corporelle, écoutez les plaintes de Dieu, qui pleure devant vous sur ses injures, et sur les épouvantables malheurs de son église. Après la chute des anges, Dieu divisa la terre en trois parties, l'Asie, l'Europe et l'Afrique : pour remplacer les esprits déchus, il y établit les hommes qui pendant leur vie devaient posséder en le servant ces trois parties du monde et toutes les créatures, qui après leur mort devaient monter au ciel et jouir sans fin du royaume éternel. Mais, hélas! (pour le dire en peu de mots) le genre humain oublia les divins préceptes. Sa désobéissance et la multiplicité de ses fautes le sépara de Dieu; et bientôt parmi les hommes on n'en trouva plus, sauf un seul, qui pratiquât la vertu. Voici qu'aujourd'hui la face de la terre est désolée de toutes parts par les païens infidèles qui blasphèment le nom de Dieu et qui adorent des idoles de bois ou de pierre ; à la honte dû peu de chrétiens qui subsistent encore, ils se sont emparés de la Syrie, de l'Arménie, et enfin de l'Asie Mineure, avec toutes ses provinces, Bithynie, Phrygie, Galatie, Lydie, Carie, Pamphilie, Isaurie, Lycie et Cilicie ; ce n'est pas tout : ces païens sont postés, comme dans un nid héréditaire, dans cette autre Asie, dans cette troisième partie du inonde que nos ancêtres égalaient avec raison à l'Europe et à l'Afrique réunies pour l'étendue qu'elle occupe en longueur et en largeur ; dans cette contrée ou jadis tous les apôtres, à l'exception de deux, ont confessé en mourant le nom du Seigneur; où enfin les chrétiens qui survivent paient à ces impies un tribut honteux. N'occupent-ils pas aussi à main armée et depuis plus de deux cents ans l'Afrique, cette seconde partie du monde, qui fut le berceau de tant de grands génies, qui dans les lettres sacrées se maintint pure de toute erreur et de toute hérésie, comme cela est constant pour tous ceux qui connaissent les lettres latines? Il ne nous reste plus, à nous autres chrétiens, que la troisième partie, l'Europe; et encore, quelques minces qu'y soient nos possessions, les Turcs et les Sarrasins ne cessent de nous harceler ; depuis trois cents ans ils ont subjugué l'Espagne et les îles Baléares; ce qui reste, ils le dévorent en espérance. Leurs courses insolentes dévastent l’Illyrie et toutes les côtes, jusqu'à ce bras de mer qu'on appelle le golfe de Saint George. C'est peu : ils gardent les clefs du tombeau du Sauveur ; ils vendent à nos pèlerins l'entrée de cette ville sainte qui ne devrait être ouverte qu'aux seuls chrétiens, si quelque étincelle du feu divin brûlait dans les âmes. Armez-vous donc, hommes puissants ; entreprenez cette expédition mémorable contre les ennemis de la croix. Vous qui allez propager le christianisme, attachez une croix à vos épaules, comme témoignage de votre foi, comme signe extérieur de l'enthousiasme qui vous anime. Ces armes que vous avez ensanglantées en combattant contre vos frères dans des guerres injustes ou dans de vains tournois, servez-vous-en contre les ennemis de la foi et du nom chrétien. Rachetez par cette expédition les rapines, les vols, les homicides, les fornications, les adultères, les incendies qui ont attiré sur vous la colère de Dieu : ayez pitié du sort de vos frères qui sont esclaves à Jérusalem et dans les pays voisins ; mettez un terme à l'insolence de ces barbares qui se sont proposé d'abolir le nom chrétien. Pour nous qui tenons notre autorité d'abord du Dieu tout-puissant et ensuite des bienheureux apôtres, Pierre et Paul, d'après le pouvoir que Dieu nous a conféré, tout indignes que nous sommes, de lier et de délier, nous accorderons indulgence plénière à ceux qui, de leurs personnes et de leurs biens, contribueront à cette entreprise, s'ils se montrent vraiment contrits de cœur et s'ils font l'aveu sincère de leurs fautes ; et nous leur promettrons une part au royaume éternel, quand viendra le jour de la rétribution des justes. Nous admettrons aussi à cette rémission des fautes ceux qui donneront une part convenable de leurs biens pour aider aux frais du voyage, ceux aussi qui par leurs conseils ou autrement fourniront d'utiles secours à l'expédition projetée. Marchez donc à travers le monde, gens de cœur, soldats du Christ ; écartez loin de vous toute crainte de la mort ; car les souffrances de cette vie ne sauraient être mises en comparaison avec la gloire future qui se manifestera en nous. Voilà ce que nous enjoignons à ceux qui sont présents, ce que nous recommandons à ceux qui sont absente : l'époque que nous fixons est le printemps prochain. Dieu aidera ceux qui partiront; il leur rendra l'année favorable, et leurs moissons seront abondantes, et les éléments leur seront propices. Ceux qui mourront entreront dans le royaume des cieux, ceux qui vaincront verront le tombeau du Sauveur. Heureux ceux qui sont appelés à cette entreprise, puisqu'ils iront visiter les lieux saints, là où le Seigneur, qui règne aux cieux, a vécu parmi les hommes; là où il est né, où il a été crucifié, où il est mort, où il a été enseveli, où il est ressuscité, pour sauver les hommes. » Après avoir prononcé ce discours, le pape ordonna à tous les chefs d'églises qui assistaient au concile de retourner dans leurs diocèses et d'y exhorter à la sainte entreprise, à force de zèle et d'instances, le peuple qui leur était soumis.

Noms des croisés. — En entendant les paroles du pape, le clergé et le peuple les accueillent d'un murmure favorable: Tous, d'un commun accord, assurent à grands cris qu'ils veulent faire partie du pèlerinage. Dans le concile même, une foule de gens illustres se jettent aux pieds du pape et se consacrent eux et leurs biens à la cause du Christ. Aymard,[67] évêque du Puy, reçoit le premier de tous, la croix des mains du pape. Son exemple est aussitôt suivi par Guillaume, évêque d'Orange, et par une multitude de fidèles de tout âge et de tout rang. Le concile dissous, chacun se retire chez soi pour se préparer sans retard à la croisade. Le bruit s'en répand dans l'univers, et non seulement les provinces du continent européen brûlent de prendre part à l'expédition, mais encore tous ceux qui dans les îles les plus rectifiées ou chez les nations barbares avaient entendu prononcer le nom du Christ. Ceux qui prirent la croix étaient Hugues-le-Grand, frère du roi de France Philippe ; Godefroy, duc de Lorraine ; Raymond, comte de Toulouse; Robert, duc de Normandie ; Bohémond, prince de l’Apulie et Normand de nation ; Robert, comte de Flandre ; Etienne, comte de Chartres; le deux frères de Godefroy, Baudouin et Eustache ; un autre Baudouin du Bourg ; Garnier, comte de Grai ; Baudouin, comte de Hainaut, Isoard du Puy; Guillaume, comte de Forez; Etienne, comte d'Albemarle ; Rotrou, comte du Perche ; le comte Hugues de Saint-Paul, Henri de Hache, Rodolphe de Beaugency, Ébrand[68] de Puyset, Guillaume Amanjeu, Genton de Bar, Gaston de Béarn, Guillaume de Montpellier, Gérard de Roussillon, Gérauld de Cérisy, Roger de Barneville, Guy de Possessa, Garland, Thomas de Sprée, Galon de Chaumont, Etienne, comte de Blois ; tous étaient capitaines et chefs des chevaliers et des autres fidèles ; tous attendaient le moment favorable ; tous étaient préparés avec la foule de leurs soldats à bien combattre pour le Christ; et ils s'étaient dévoués pieusement aux fatigues d'un si long pèlerinage pour la gloire du nom chrétien.

Détails sur Pierre l'Ermite. — Ce qui enflammait encore les cœurs à la croisade et à la délivrance du saint tombeau, c'étaient les prédications de Pierre l'Ermite. Il ne sera pas inutile, je crois, à la clarté de cette histoire de raconter à ce propos, pour ceux qui l'ignorent, la manière dont Dieu se révéla à lui. Ce saint homme, nommé Pierre, ermite de profession, était né en France. Quelque temps avant le concile de Clermont, il avait fait vœu d'aller en pèlerinage à Jérusalem. Là, d'après la loi imposée par les Sarrasins aux chrétiens qui voulaient visiter la cité sainte, il paya tribut, entra dans la ville et fut reçu dans la maison d'un chrétien. Alors il apprit pleine ment quel était le sort malheureux des vrais croyants sous la domination des infidèles, et ce qu'il entendit sur leurs misères lui fut confirmé par le témoignage de ses yeux. Sachant que Siméon, patriarche de Jérusalem, était un homme religieux et craignant Dieu, il alla le trouver, et ils se plurent à converser ensemble. Le patriarche, jugeant d'après l'entretien de Pierre que c'était un homme circonspect, lui parla à cœur ouvert de toutes les infortunes qui affligeaient le peuple de Dieu dans la cité sainte. A ce tableau des humiliations de ses frères, Pierre fut ému, et ne pouvant retenir ses larmes, il répondit au patriarche : Vous saurez, saint père, que l'église romaine, les princes de l'Occident et moi-même, qui voulons sauver nos âmes et obéir à Dieu, sommes prêts à tout entreprendre pour remédier à l'immensité de vos misères; et que nous avons résolu d'appeler la chrétienté en masse et chaque chrétien en particulier au soulagement de vos douleurs. Ces paroles consolèrent le patriarche et tous les fidèles qui étaient présents ; ils se répandirent en actions de grâces, et donnèrent à cet homme de Dieu une supplique en forme de lettre. Un jour que ce serviteur de Dieu était préoccupé plus que de coutume de son prochain retour dans sa patrie et de la mission qu'il avait à remplir, il entra dans l'église de la Résurrection de Notre-Seigneur, et s'adressant avec ferveur au Dieu, source de miséricorde, il y passa la nuit, veillant et priant. Enfin, épuisé et gagné par le sommeil, il se coucha et s'endormit sur le pavé de l'église. Pendant son sommeil, il vit apparaître notre Seigneur Jésus-Christ qui, confirmant sa mission, lui dit : Lève-toi, Pierre, et hâte-toi de partir : accomplis sans crainte ce que je t'ordonne, car je serai avec toi : les temps sont arrivés où les lieux saints doivent être purgés de leurs souillures, et où mes serviteurs doivent être secourus. Pierre se réveille, et, animé par cette vision, il se met en devoir d'obéir sans hésiter aux ordres divins. Il part sans délai ; et, après s'être mis en oraison, le voyageur impatient se dirige vers les bords de la mer. Là il monte sur un vaisseau ; après une heureuse traversée, il arrive à Bari, de Bari il se rend à Rome, où il trouve le pape Urbain ; il lui remet les lettres du patriarche et des fidèles de Jérusalem, lui peint avec autant d'énergie que d'exactitude les malheurs des chrétiens et les humiliations de la Terre-Sainte. Le pape l'accueille avec intérêt, et lui promet sa coopération en temps utile. Pierre alors parcourt toute l'Italie, traverse les Alpes, s'adresse à tous les princes de l'Occident, les suppliant avec instance de ne pas permettre plus longtemps que les lieux saints glorifiés par la présence du Sauveur, soient souillés par les profanations des infidèles. Mais ce n'est pas assez pour son zèle ; il va dans les rangs du peuple, chez les hommes de la plus basse condition leur communiquer son enthousiasme par ses exhortations pieuses. Ainsi Pierre l'Ermite, accompagné d'une multitude de gens armés qu'il avait réunis avec de grandes fatigues tant dans le royaume de France que dans l'empire, vint se joindre à l'expédition, et contribua plus que tout autre à la croisade par son zèle ardent.

Expédition de Gaultier-sains-avoir. — L'an du Seigneur 1096, le huitième jour de mars, Gaultier, surnommé Sens Avior [Sans-Avoir], homme de noble race et de grand courage, suivi d'une nombreuse multitude de soldats à pied (car il avait fort peu de cavaliers), prit les devants et se mit en route, le premier de tous les croisés. Il traversa le pays des Allemands et des Hongrois, et arriva jusqu'au fleuve Maroc.[69] Il le passa, entra sur le territoire des Bulgares, et s'arrêta dans un lieu qu'on appelle Belgrade. Là, quelques-uns de ses compagnons, qui étaient allés à son insu à Maleville[70] pour acheter des vivres, furent surpris par les Bulgares, dépouillés de leurs vêtements, frappés de coups, et renvoyés après avoir perdu tout ce qu'ils possédaient. Gaultier alors demanda au duc des Bulgares la permission d'acheter ce qui était nécessaire à son armée : il ne put l'obtenir, et campa devant Belgrade ; mais ne pouvant retenir ses troupes qui souffraient de la famine, il eut à déplorer la perte de plusieurs de ses soldats. Car ceux-ci voyant que cette nation inhospitalière ne voulait rien leur fournir, même à prix d'argent, se jetèrent sur le bétail et sur les troupeaux des Bulgares, et ramenèrent ces provisions au camp. Les Bulgares l'apprirent, saisirent leurs armes et résolurent de leur arracher leur proie. Ils attaquèrent les pillards, demeurèrent vainqueurs, mirent le feu à une chapelle où cent quatre-vingts d'entre eux, séparés de leurs compagnons, s'étaient retirés pour obtenir la paix, les y brûlèrent, et forcèrent le reste à la fuite. Gaultier, avec les troupes qui survivaient, se dirigea vers Silistrie, capitale de la Dacie méditerranée ; et s'étant plaint au gouverneur de la ville des mauvais traitements que lui et les siens avaient reçus des Bulgares, il obtint pleine justice. De là il se rendit à la ville Royale [Constantinople], où, admis en présence de l'empereur Alexis, il lui demanda que, jusqu'à l'arrivée de Pierre l'Ermite, par l’ordre duquel il s'était mis en route, son armée fut logée dans le voisinage de la ville ; il sollicita aussi la permission d'acheter et de vendre librement : ce que l'empereur lui accorda volontiers.

Deuxième expédition conduite par Pierre l'Ermite. — Après le départ de Gaultier, Pierre l'Ermite avait aussi pris les devants, et après avoir traversé la Lorraine, la Franconie, la Bavière et l’Autriche, il était arrivé avec quarante mille guerriers aux confins de la Hongrie. Ce fut à Maleville qu'ils apprirent le désastre dont les chrétiens qui les avaient précédés sous la conduite de Gaultier avaient été victimes. En voyant les dépouilles et les armes de leurs amis suspendues aux murs de la ville comme des trophées, ils entrèrent dans une juste fureur, coururent aux armes, et, prenant la ville d'assaut, massacrèrent presque tous les habitants par le fer, ou les noyèrent dans le fleuve voisin. Après la prise de la ville, ils y demeurèrent cinq jours. Mais Pierre, apprenant que le roi de Hongrie réunissait des troupes pour venger ses sujets, fit traverser à ses soldats le, fleuve voisin en toute hâte, et transporter au-delà les troupeaux et les dépouilles de la ville. Au bout de huit jours de marche, il arriva devant Niz,[71] ville bien défendue par des tours et des remparts; il passa le fleuve sur le pont qui y était construit, campa quelque temps dans ce lieu, puis continua sa route. Déjà la plus grande partie de l'armée avait passé outre lorsque quelques Allemands qui étaient restés en arrière du corps principal, poussés par je ne sais, quel vertige, mirent le feu à sept moulins placés au bord du fleuve dont j'ai parlé. Ils étaient une centaine environ qui pour satisfaire leur rage insensée, incendièrent aussi des maisons attenantes au faubourg de la ville, et, après avoir commis ces dévastations coupables, se hâtèrent de rejoindre l'armée depuis longtemps en marché. Mais le seigneur de ce pays, indigné de ces ravages, appela les citoyens aux armes, poursuivit les ennemis avec une troupe nombreuse, et, avant qu'ils eussent pu atteindre ceux qui les avaient précédés, les attaqua avec fureur, et les massacra non sans raison. Pierre, à la tête du premier corps d'armée, ignorait ce malheur, quand un des fuyards, porté sur un cheval rapide, vint le lui apprendre. Il prit conseil de ses troupes, revint aussitôt, et assista en pleurant aux funérailles de ses frères. Cependant il désirait vivement savoir quel avait été le motif d'une pareille violation de la paix. Les députés qu'il avait envoyés à ce sujet aux principaux de la ville revinrent lui dire la cause de l'indignation des habitants et de la mort bien méritée dont ils avaient puni ses soldats : mais quelques-uns des croisés, par une résolution téméraire, s'écrièrent qu'il fallait venger cette injure, et entraînèrent une partie de l'armée. Ils étaient environ mille qui voulurent prendre part à cette attaque imprudente. Les habitants sortirent d'abord en petit nombre, et engagèrent avec les assaillants un sanglant combat; puis ils finirent par ouvrir leurs portes, se précipitèrent en foule hors de la ville, tuèrent sur le pont cinq cents des nôtres: presque tous ceux qui survivaient se noyèrent dans le fleuve dont ils ne connaissaient pas les gués. Alors le corps d'armée que commandait Pierre, s'indignant de ce nouveau désastre, courut aux armes ; et dans la bataille générale qui s'ensuivit, dix mille hommes du côté des pèlerins restèrent sur la place. Tout l'argent de Pierre l'Ermite tomba entre les mains des Bulgares, ainsi que son chariot et les objets précieux qu'il renfermait. Au bout de quatre jours, les troupes qui s'étaient enfuies de côté et d'autre, se rallièrent, et, au nombre d’environ trente mille, se remirent en route. Le voyage ne s'acheva qu'avec les plus grandes fatigues. Enfin on arriva à Constantinople ; là, Pierre eut un entretien avec l'empereur, et après avoir, du consentement d'Alexis, fait reposer ses troupes pendant quelques jours, il passa l'Hellespont, et descendit avec son armée en Bithynie, qui est la première province d'Asie. Les croisés s'arrêtèrent dans un lieu appelé Cinitoth, au bord de la mer, et y posèrent leur camp.

Destruction des croisés à Nicée. — Ce pays, qui touchait aux possessions des Turcs, abondait en biens de toute espèce, et surtout en vivres. Au bout de deux mois de séjour, les Latins, commencèrent, au nombre de dis mille, à parcourir le pays, sein parant du bétail et des troupeaux; ils poussèrent en bon ordre jusqu'aux environs de Nicée, et revinrent avec un immense butin et sans avoir perdu un seul homme. Les Allemands voyant l'heureux succès des Latins, résolurent d'en faire autant. Au nombre de dix mille fantassins et de deux cents cavaliers, ils se dirigèrent à leur tour du côté de Nicée. Ils arrivèrent devant un bourg fortifié, qui en était distant de quatre milles ; ils s'y précipitèrent avec impétuosité, et après une vive mais inutile résistance de la part des habitants, ils s'en emparèrent, firent un massacre général, pillèrent toutes les richesses, fortifièrent le château, et, séduits par la fertilité du sol, par la beauté du climat, résolurent d'y demeurer jusqu'à l'arrivée des princes d'Occident. Mais Soliman, maître de cette contrée, apprenant qu'une troupe de gens venus d'Allemagne s'était empalée d'une de ses bourgades, et se proposait d'y rester, accourut en grande hâte, prit d'assaut le château, et passa au fil de l’épée tous ceux qu'il y trouva. Cependant le bruit s'était répandu dans le camp que les Allemands en étaient venus aux mains avec Soliman. Mais quand on apprit le véritable résultat, tous les croisés coururent aux armes, malgré l'opposition des chefs; et, au nombre de trente-cinq mille fantassins et cinq cents cavaliers, ils marchèrent en bon ordre sur Nicée, rencontrèrent dans une plaine Soliman, suivi d'une innombrable multitude de Turcs, et les attaquèrent avec vigueur. Mais ceux-ci, sachant bien qu'il y allait de leurs vies, soutinrent le choc avec intrépidité; et les nôtres, forcés de plier et hors d'état de lutter plus longtemps contre cette masse, prirent la fuite en rompant leurs rangs. Les cavaliers turcs les poursuivirent et en firent un affreux carnage.[72] L'armée de Pierre l'Ermite perdit plusieurs gens de distinction, tels que Gaultier Sans-Avoir, Renaud de Breis, Foulcher d'Orléans ; et des trente mille fantassins et des cinq cents cavaliers qui étaient sortis du camp, à peine en resta-t-il un seul qui échappât à la prison ou à la mort. Tel fut le résultat de cette bataille livrée par une multitude intraitable, qui ne voulait pas obéir à ses chefs, et qui avait dédaigné les sages avis de l'empereur : car il avait conseillé à cette populace ignorante de se tenir en paix auprès de Constantinople, et d'y attendre l'arrivée prochaine des princes croisés, plus éclairés qu'elle et beaucoup plus habiles dans Fart militaire. Soliman, non content de sa victoire, se jeta dans le camp des chrétiens, y égorgea les vieillards infirmes, les moines, les prêtres, les femmes, les jeunes filles et la plupart des enfants. Ceux à qui leur jeunesse, et leur beauté firent trouver grâce auprès des Turcs furent épargnés, et réservés à un esclavage éternel. Près du camp des fidèles, au bord de la mer, il y avait un vieux fort vide d'habitants ; ce fut là que les pèlerins, au nombre de trois mille, se virent forcés de se réfugier, espérant y trouver leur salut. Tandis que Soliman les y assiégeait, et qu'ils se défendaient avec courage, Pierre alla trouver l'empereur, lui adressa d'humbles supplications, et obtint enfin qu'il enverrait quelques troupes, pour ramener sains et saufs les débris du peuple de Dieu. Alexis les délivra, et Pierre, avec les restes de son armée, revint à Constantinople, où il attendit l'arrivée des chefs de la croisade.

Troisième expédition conduite par Godescalc. — Cette expédition malheureuse fut suivie d'une autre, conduite par un prêtre nommé Godescalc, et Allemand de nation, qui avait fait vœu de pèlerinage, et qui, possédant le don de la parole, entraîna à la croisade quinze mille hommes, du royaume de Germanie aux frontières de la Hongrie. Les Hongrois, avec la permission de leur roi, vendirent à des prix modérés ce qui était nécessaire à l'entretien de ces troupes. Mais bientôt les croisés, usant avec intempérance des vivres abondants qui leur étaient fournis, et s'adonnant à l’ivrognerie, commirent d'affreux désordres, pillèrent et mirent à mort les habitants, et exercèrent même leurs violences brutales sur les femmes et sur les filles des Hongrois. Le roi du pays entra dans une juste colère, appela son peuple aux armes, et résolut de venger tant d'outrages. Les Hongrois rencontrèrent cette multitude de furieux près de Belgrade, et voyant les pèlerins disposés à se bien défendre (car c'étaient des gens de cœur et habitués au métier des armes), ils essayèrent de les vaincre par la ruse, ne pouvant les dompter par la force. Ils envoyèrent donc à Godescalc et aux principaux de l'armée des ambassadeurs chargés de leur porter insidieusement des paroles pacifiques, et qui lui dirent : Notre roi sait que, parmi vous, il y a des gens sages et craignant Dieu, qui se sont opposés de toutes leurs forces à ces infamies dont il se montre aujourd'hui justement irrité. Il ne veut pas faire rejaillir sur tous le crime de quelques-uns, et il consente vous épargner pour cette fois ; seulement, il exige que vous vous remettiez entre ses mains, et sans condition, vous, vos personnes, vos richesses, et toutes vos armes : c'est l'unique moyen d'apaiser son indignation. Sinon, personne de vous n'échappera à la mort ; car votre armée n'a aucun moyen de sortir d'ici. Godescalc et les autres chefs, trop confiants dans la clémence du roi, surmontèrent par leurs exhortations la répugnance de leurs troupes, et les déterminèrent à livrer entre les mains du roi leurs armes et leurs biens, pour satisfaire aux griefs dont il se plaignait. Ils le firent; mais, au lieu de pardon, ils trouvèrent la mort : car ces traîtres se jetèrent sur les malheureux désarmés, en firent un horrible massacre sans distinction d'innocent et de coupable, et souillèrent toute la plaine par le sang de tant de morts, par le meurtre de tant de chrétiens. Quelques-uns cependant échappèrent au danger commun, purent regagner leur pays, et racontèrent à ceux qui, comme eux, s'étaient liés par le vœu de pèlerinage, le désastre de leurs compagnons. Ils leur recommandèrent instamment d'avoir toujours devant les yeux la perfidie de ce méchant peuple, d'être plus prudents qu'ils ne l'avaient été eux-mêmes, et de bien se tenir sur leurs gardes pendant la route.

Quatrième expédition. — Massacre des Juifs. — Dispersion des croisés. — Vers le même temps, partirent pour la croisade, des contrées de l'Occident, deux cent mille fantassins et environ trois mille cavaliers, parmi lesquels on remarquait Thomas de Férié,[73] Clérembaut de Vandeuil, le comte Herman, et Guillaume-le-Charron.[74] Cette multitude, dans un accès de rage, s'acharna sur tous les Juifs qu'elle rencontra dans les villes et bourgades ou elle passait, et les tua par milliers. Ces massacres eurent lieu surtout à Mayence et à Cologne, où un comte nommé Émicon, homme puissant et fameux dans le pays, se joignit aux pèlerins, partageant leurs cruautés, et les encourageant dans leurs désordres. Enfin, après avoir traversé la Franconie et la Bavière, les croisés atteignirent la Hongrie où ils comptaient pénétrer librement; mais ils trouvèrent rentrée fermée, à Mersbourg,[75] et firent halte à l'entrée du pont. Le roi se gardait bien de leur accorder l'entrée sur ses terres, craignant qu'une fois admis en Hongrie, ils ne se souvinssent du massacre qu'il avait fait des compagnons de Godescalc, et qu'ils ne voulussent prendre les armes pour s'en venger. Aussi leur refusa-t-il obstinément la permission qu'ils demandaient de traverser pacifiquement son royaume. Alors ils résolurent de dévaster tout le territoire autour des fleuves et des marais, de brûler les faubourgs, et de commettre toutes sortes de ravages sur les possessions du roi. Un jour, sept cents soldats que le roi de Hongrie envoyait secrètement défendre le pays contre les ravages des pèlerins furent surpris au passage du fleuve, par un parti d'ennemis. Presque tous y périrent, à l'exception de quelques-uns qui réussirent à s'échapper en se cachant dans les joncs et dans les marais. Fiers de cette victoire, les croisés se disposèrent à jeter des ponts sur le fleuve, à s'emparer d'un fort qui en défendait le passage, et à s'ouvrir l'entrée du royaume à la pointe de l'épée. Déjà ils construisent des ponts,[76] qu'ils conduisent jusqu'au pied des murailles. Après bien des travaux et des efforts, ils sont sur le point de forcer l'entrée ; mais voici que les vainqueurs sont saisis, comme par miracle, d'une terreur panique, et prennent la fuite, sans savoir pourquoi. Cette déroute soudaine dont Dieu les punit pour leurs péchés rend l'assurance aux habitants, qui désespéraient, et qui, alors, poursuivant vigoureusement les fuyards, les mettent à mort sans qu'ils puissent échapper. Le comte Émicon partagea la retraite précipitée de ses soldats, et eut bien de la peine à regagner sa patrie. Les autres chefs que nous avons nommés plus haut échappèrent par la fuite, gagnèrent Trieste,[77] et de là parvinrent en Italie. Là ils rejoignirent quelques seigneurs qui partaient aussi pour la croisade, et s'étant embarqués avec eux pour Dyrrachium, ils arrivèrent en Grèce.

Départ de Godefroi et des autres chefs. — Détention d’Hugues le Grand. — A l'époque que j'ai fixée plus haut, c'est-à-dire, l'an du Seigneur 1096, le quinzième jour du mois d'août, après les malheureuses expéditions de Pierre l'Ermite, de Godescalc et des autres, que nous avons racontées, l'illustre Godefroi, duc de Lorraine, réunit ses compagnons de voyage, et se mit en route. Les gens de marque qui avaient pris la croix avec lui étaient Baudouin, frère utérin du duc, Baudouin comte de Hainaut, le comté Hugues de Saint-Paul et Engelrand, son fils, Garnier, comte de Grai, Renaud, comte de Toul et son frère Pierre, Baudouin du Bourg, Henri de Hache et son frère Godefroi, Dudon de Conti, Conon ou Conan de Montaigu. Ils étaient suivis des Frisons, des Lorrains, et des peuples qui habitent entre le Rhin et la Garonne. Tous ces seigneurs, avec les gens de guerre sous leurs ordres, traversèrent la province d'Autriche et la Hongrie, après avoir donné des otages au roi de ce pays; ils arrivèrent à Belgrade, ville de Bulgarie, puis à Niz et à Silistrie. De là, ils descendirent dans la Dacie méditerranée, nommée autrement Mésie, parvinrent aux cloîtres[78] de saint Basile, et atteignirent enfin Philippopolis, ville fameuse et opulente. Là, ils apprirent qu'Hugues-le-Grand, frère du roi de France Philippe, était retenu dans les fers avec quelques-uns de ses compagnons par l'empereur Alexis. Alors le magnanime duc Godefroi envoya des ambassadeurs pour demander la liberté de ces illustres prisonniers qui avaient embrassé la cause du Christ. Cet Hugues, homme d'un grand renom, s'était mis en marche un des premiers, avait passé les Alpes, était descendu dans l'Apulie en traversant l'Italie, et s'était embarqué avec un mince cortège pour Dyrrachium, où il s'était arrêté, attendant l'arrivée des autres pèlerins. Le gouverneur de la province l'avait fait prendre, et l'avait envoyé chargé de chaînes à l'empereur. Celui-ci le gardait en prison comme un brigand, et comme un homme coupable d'homicide. Il refusa nettement la liberté des captifs aux ambassadeurs du duc, dont les troupes, d'un commun accord, dévastèrent tout le pays pendant huit jours. L'empereur, apprenant ces dégâts, envoya prier le duc d'y mettre un terme, l'assurant qu'il allait lui renvoyer libres les seigneurs qu'il redemandait. Le duc apaisa ses soldats, et arriva à Constantinople, où il reçut en effet, sains et saufs, Hugues-le-Grand et ses compagnon de captivité, Dreux de Nesle,[79] Clérembaut de Vandeuil et Guillaume-le-Charron, qui tous remercièrent le duc de leur délivrance. Cette même année, des étoiles parurent tomber du ciel du côté de l’Occident, en signe de confusion et de carnage.

Duplicité d'Alexis Comnène. — L'empereur des Grecs, Alexis, était un bomme méchant et fourbe, qui après avoir occupé l'emploi de prince du palais et de chef de la milice, sous son prédécesseur Nicéphore, s'était perfidement révolté contre son maître, cinq ou six ans avant l'expédition qui nous occupe, avait détrôné son souverain, avait usurpé l'empire et se maintenait tyranniquement dans son usurpation. Cet homme qui avait la tromperie dans le cœur adressait aux croisés des paroles amicales, mais menteuses : car il se défiait sans cesse et du nombre des pèlerins et de leur valeur à toute épreuve. Aussi, toutes les fois qu'il ajourna ses mauvais desseins contre eux, ce ne fut pas par grandeur d'âme, mais par peur. En effet, quand le duc Godefroi eut posé ses tentes aux portes de Constantinople, des députés impériaux arrivèrent pour l'engager à se rendre accompagné de peu de monde auprès de l'empereur; mais le duc ayant pris conseil de ses amis se refusa à l'entrevue. Alexis furieux interdit aux troupes de Godefroi le marché aux denrées. Alors les chefs de l'armée, craignant de manquer de vivres, parcoururent au loin et à main armée les champs qui avoisinaient la ville, chassant devant eux bétail et troupeaux. Ils amenèrent au camp les vivres en si grande abondance, que même les plus pauvres en avaient jusqu'à satiété. L'empereur se vit donc obligé de rétablir les échanges qu'il avait défendus.

Arrivée de Bohémond. — Pendant que ces choses se passaient à Constantinople, Bohémond, prince de Tarente et fils de Robert Guiscard, ayant traversé l'Adriatique avant l'hiver avec son armée, était arrivé à Dyrrachium ; et il marchait à petites journées à travers les déserts de la Bulgarie pour aller rejoindre ceux qui s'étaient attachés à sa fortune. Car il avait sous ses ordres des hommes illustres et puissants, dont je donnerai ici les noms, du moins en partie[80] : Tancrède fils du marquis Guillaume, Richard prince de Salerne, et Ranulfe son frère, Robert de Hanse, Herman de Carvi,[81] Robert de Sourdeval, Robert fils de Turstan, Humfroy fils de Radulf, Richard fils du comte Ranulfe, le comte de Roussillon et ses frères Boile de Chartres et Alberd de Cognano, avec son fils Humfroy. Tous ces seigneurs conduisaient les peuples d'Italie qui sont compris entre la mer Tyrrhénienne et la mer Adriatique. Les troupes qui suivaient les bannières de Bohémond arrivèrent sous les murs de la ville de Castorie, et comme les habitants refusaient de leur vendre des denrées, ils se virent obligés de faire main basse sur le bétail et sur les troupeaux. Puis ils passèrent outre, et établirent leur camp dans la Pélagonie. Là, apprenant que dans le voisinage il y avait une petite ville libre, entièrement peuplée d'hérétiques, ils y coururent en toute hâte, prirent d'assaut le château qui la défendait, livrèrent les édifices aux flammes, et rapportèrent un immense butin et de riches dépouilles.

Marche et arrivée du comte de Toulouse. — Ses querelles avec Alexis. — Bientôt partit pour la croisade une nouvelle expédition, conduite par Raymond comte de Toulouse et par Aymard, évêque du Puy. Ils avaient parmi leurs vassaux, des gens de haut lignage : Guillaume évêque d'Orange, le comte Raimbaut, Gaston de Béarn, Gérard de Roussillon, Guillaume de Montpellier, Guillaume comte de Forez, Raymond Pelet, Genton de Barr et Guillaume Amanjeu [d'Albret]. Sous leurs ordres marchaient les Goths[82] et les Gascons et tous ceux qui avaient pris la croix, entre les Pyrénées et les Alpes. Cette armée suivit la route qu'avait tracée l'expédition précédente, traversa l'Italie, la Lombardie, et cette contrée qu'on appelle le Frioul, du Frioul passa dans l’Istrie et de l'Istrie en Dalmatie. Enfin, après avoir mis quarante jours à traverser la Dalmatie, entourés de mille dangers, les croisés parvinrent à Dyrrachium. Là, le comte ayant reçu des lettres bienveillantes de l'empereur, se remit en marche, traversa: les montagnes, les forêts, tout le pays sauvage des Épirotes et posa ses tentes dans un canton appelé Pélagonie, qui abondait en ressources de toute espèce. Pendant cette station, le vénérable évêque du Puy ayant trouvé un lieu commode, mais un peu éloigné du camp, s'y était établi. Les Bulgares vinrent l'assaillir à l'improviste et le firent prisonnier. Ce qui le sauva, c'est qu'on de ces barbares, en lui demandant son or, contint la fureur des autres brigands. Pendant la contestation et le brait qui s'ensuivit, toute l'armée prit l'alarme et saisissant ses armes se jeta sur les Bulgares et tira l’évêque de leurs mains. Enfin on se remit en route, on passa par Thessalonique, partir Macédoine, et après bien des fatigues, on atteignit Rodesto, ville maritime située sur l'Hellespont, et distante de Constantinople de quatre jours de marche. Là les députés des princes croisés qui étaient arrivés avant lui, vinrent trouver le comte et le prièrent, avec les supplications les plus vives, de venir à Constantinople terminer ses affaires avec l'empereur, afin de hâter le départ pour la Terre-Sainte. Le comte se rendit à la demande des princes et de l'empereur ; il laissa son armée sous la garde des évêques et des gens de marque, qui se trouvaient dans son camp, arriva à Constantinople avec peu de monde, et se présenta à l’empereur. Celui-ci le reçut d'abord avec toutes sortes d'égards, puis finit par l'exhorter à lui prêter serment de fidélité dans la formule observée par les autres princes croisés. Le comte s'y refusa absolument. Aussi l'empereur mécontent lui tendit des embûches à lui et aux siens, il ordonna à ses soldats de se jeter à l'improviste sur l'armée du comte et de l'exterminer complètement. Les centurions impériaux et les quinquagénaires, officiers des troupes d'Alexis, exécutèrent les ordres de leur maître, entrèrent secrètement et pendant la nuit, dans le camp du comte et massacrèrent quelques croisés qu'ils trouvèrent sans défense. A cette nouvelle le comte reprocha à l'empereur son infâme trahison. Celui-ci, craignant les suites de sa violence, s'adressa à Bohémond qui était encore avec les siens, sur le rivage ultérieur de la mer,[83] le fit venir, et le pria, ainsi que les seigneurs de sa suite, d'être médiateurs et d'opérer une réconciliation entre lui et le comte. Ceux-ci se rendirent à la demande de l'empereur; et quelque indignés qu'ils fussent de ce qui s'était passé, ils sentirent qu'appelés à une entreprise plus pressante, ils n'avaient pas le temps de songer à la vengeance, et rétablirent la paix entre Raymond et l'empereur. Le comte prêta serment de fidélité selon la formule observée par les autres, rentra en faveur auprès d'Alexis et reçut les présents les plus magnifiques.

Voici quelle était le teneur de ce serment prêté par tous les princes d'Occident : Si les croisés parviennent à s'emparer des villes, des châteaux et autres possessions sur lesquels l'empereur a des prétentions, ils les lui remettront entre les mains et tiendront en réserve les principaux prisonniers et le riche butin qu'ils y pourront trouver. Ces conditions paraissaient fort injustes à la plupart des seigneurs : l'effusion de leur sang devait-elle tourner, disaient-ils, au profit d'un prince étranger. L'empereur, de son côté, pour satisfaire les croisés, jura de leur donner fidèlement assistance et conseil, et de les aider de tout son pouvoir à triompher des ennemis de la foi. Sur ces entrefaites, l'armée du comte arriva à Constantinople ; sur son ordre, elle alla se joindre aussitôt à ceux qui l'avaient déjà précédée, et se mêla au reste de l'armée.

Séjour du duc de Normandie, Robert, en Italie. — Fondation de l'église de Norwich. — Robert, duc de Normandie, avait aussi pris la croix. Le dernier de tous les pèlerins, il partit pour Jérusalem, après avoir donné à son frère Guillaume la Normandie en gage pour dix mille livres d'argent. Ceux qui se joignirent à lui étaient Robert, comte de Flandre ; Eustache, comte de Boulogne; Etienne, comte de Blois et comte de Chartres ; Etienne, comte d'Albemarle ; Rotrou, comte du Perche ; Roger de Barneville, et deux fameux seigneurs de Bretagne, Fergand et Conan. Ils étaient suivis par les Anglais, les Normands, les Flamands, les Bretons, les Angevins, les Gaulois occidentaux, enfin l'élite de ces peuples qui, de province en province, s'étendent de l'Océan britannique aux Alpes. Cette armée, partie pour la croisade, s'arrêta dans l'Apulie et dans la Calabre : car l'hiver commençait, et pour éviter les neiges et les frimas, elle y attendit un temps plus doux. Vers cette même époque fut fondée l'église de Norwich, et au lieu de clercs on y établit des moines.

Passage des croisés en Asie. — Commencement du siège de Nicée. — L'an du Seigneur 1097, le duc Godefroi, avec ses troupes, à Constantinople, Bohémond, avec ses troupes, près de la ville de Castorie, le comte de Toulouse, avec ses troupes, dans la Pélagonie, célébrèrent les fêtes solennelles de la nativité du Christ, et chacun convint, au nom des siens, que, par respect pour la religion, il s'abstiendrait du pillage ou de tout autre désordre. Puis, au printemps suivant,[84] tous les croisés avec les bagages, les chariots et les bêtes de somme, se mirent en marche, se dirigeant vers Nicée à petites journées. Près de Nicomédie, qui est la capitale de la Bithynie, ils virent arriver le vénérable prêtre Pierre l’ermite, qui amenait les débris de son armée qu'il incorpora dans leurs troupes ; puis il alla saluer les princes qui le reçurent avec respect, plaignirent les malheurs qu'il avait éprouvés et le comblèrent de présents. Les croisés, ayant ainsi rassemblé et augmenté leurs troupes, partirent dans un ordre convenable, et ils atteignirent Nicée par la grâce de Dieu. Là, ils établirent leur camp en cercle, réservant de la place pour ceux qui viendraient et attaquèrent la ville le quinzième jour du mois de mai, qui était celui de l’ascension de Notre-Seigneur. Quant au comte de Toulouse, lorsqu'il eut fait sa paix avec l'empereur, il en obtint la permission de partir, marcha en toute hâte vers Nicée, et joignit ses troupes aux autres princes qui assiégeaient la ville.

Robert rejoint l'expédition devant Nicée. — Cependant le duc de Normandie, Robert, ayant appris que Nicée était cernée par les princes croisés qui l'avaient précédé, réunit ses compagnons de voyage, fit préparer les bagages, et descendit vers la mer qu'il passa. Alors voulant réparer le temps qu'il avait perdu dans l'Apulie, il traversa, sans être inquiété, l’Illyrie, la Macédoine, les deux Thraces, et arriva à Constantinople. Là, à l'exemple des autres chefs, il prêta, entre les mains de l'empereur, serment de fidélité ainsi que les comtes qui avaient fait vœu avec lui. Cette soumission leur valut les plus grandes faveurs et des présents qui consistaient en or, en vêtements précieux, en vases aussi admirables pour la matière que pour la main-d'œuvre, en pièces de soie d'une valeur inestimable, et beaucoup d'autres objets de luxe comme ils n'en avaient pas encore vu. Ces présents excitaient d'autant plus l'étonnement de ceux qui les recevaient, que jusqu'alors ils n'avaient eu aucune idée d'une pareille magnificence. Enfin, avec la permission de l'empereur, Robert et ses compagnons traversèrent l'Hellespont, et arrivèrent avec leurs troupes à Nicée, où ils furent reçus par les autres chefs avec les plus vives démonstrations d'amitié. On leur donna la place qu'on avait réservée pour eux dans la disposition du siège; ils y établirent un camp magnifique. Alors, pour la première fois, toutes ces armées se trouvèrent réunies en une seule qui forma l'armée de Dieu ; le recensement qu'on en fit donna six cent mille fantassins et cent mille cavaliers portant cuirasse. Ils formèrent un cercle autour de la ville et prièrent pieusement le Seigneur de bénir leurs travaux.

Soliman. —Premiers combats. — Disposition du siège. — Nicée, ville grande et opulente en toutes choses, fait partie des cités de la Bithynie : elle appartenait alors, ainsi que tout le pays, à un Turc très puissant, nommé Soliman,[85] ce qui veut dire roi en langue persane. Les prédécesseurs de ce prince avaient conquis toutes ces contrées sur un empereur de Constantinople, appelé Romain, le troisième empereur avant Alexis Comnène, et les avaient transmises à leur successeur Soliman. Celui-ci possédait non seulement la Bithynie, mais toutes les provinces depuis Tarse, en Cilicie, jusqu'à l’Hellespont ; en sorte que jusqu'aux abords de Constantinople, il avait des émissaires qui levaient sur tout le pays, au nom de leur maître, des impôts et des tributs, et forçaient les habitants à les leur payer. Lui-même alors se tenait, avec des troupes nombreuses, sur des montagnes voisines, éloignées de Nicée de dix milles tout au plus, épiant le moment favorable de délivrer la ville des attaques des croisés. Aussi, pour ranimer le courage des assiégés, il leur envoya deux messagers qui devaient s'introduire dans la ville par le lac, et s'acquitter le plus secrètement possible de leurs commissions auprès des habitants. Mais l'un d'eux fut pris par les nôtres, l'autre fut tué : les chefs de l'armée gardèrent étroitement le messager qui avait été pris vivant, et apprirent de lui que Soliman viendrait les attaquer le lendemain pour les forcer à lever le siège et pour délivrer la ville du danger qui la menaçait. En effet, le soudan, au jour fixé, et vers la troisième heure (comme le messager l'avait annoncé), descendit des montagnes dans la plaine, avec cinq cent mille soldats. Il fit prendre les devants à dix mille cavaliers qui se dirigèrent vers la porte du midi, confiée à la garde du comte de Toulouse, et se précipitèrent avec impétuosité sur les assiégeants. Les nôtres opposèrent une vaillante résistance, brisèrent leurs vains efforts, les forcèrent à rompre leurs rangs et à chercher leur salut dans la fuite. Mais Soliman, survenant avec des troupes plus nombreuses, rallia les fuyards, et les ramena contre les croisés. Alors le duc Godefroi, le prince Bohémond et le comte de Flandre, armés ainsi que les leurs de pied en cap, voyant que l'armée du comte n'en pouvait plus, chargèrent les ennemis avec vigueur, et, après en avoir tué quatre mille et pris un grand nombre, mirent le reste en fuite. Forts de cette première victoire, les chrétiens pressèrent le siège : leur camp, qui formait le cercle, était ainsi disposé : à la porte de l'orient se trouvait Godefroi avec ses deux frères et leurs troupes ; à la porte du nord, le prince Bohémond avec Tancrède et les autres seigneurs de sa suite ; à la porte du midi, le comte Raymond et l'évêque du Puy ; à la porte de l'ouest, le duc de Normandie, Robert, le comte de Flandre et leurs hommes. Ainsi, de toutes parts, la ville était cernée par de braves chevaliers, tels que n'en avaient jamais éclairé les rayons du soleil Ensuite les chefs, pour jeter la terreur dans la ville assiégée, firent couper les têtes des morts, et en lancèrent mille avec leurs énormes machines. Quant aux principaux prisonniers, ils les envoyèrent à l'empereur.

Détails. — Ruine de la tour. — Cet heureux succès décida les princes à faire approcher de la ville et des murailles les pierriers et les autres machines ; et alors, ceux qui les faisaient jouer, battirent la ville sans relâche pendant sept semaines.[86] Un jour, dans un assaut qui avait été convenu d'avance, nos troupes perdirent deux chevaliers de distinction, Baudouin de Calderon et Baudouin de Gand qui, dans l’ardeur avec laquelle ils montaient à l'assaut, furent tués, l'un d'un coup de pierre, et l'autre d'un coup de flèche. Dans un autre assaut, livré d'après la décision des chefs, le comte Guillaume des Forets, et Galon de l'Isle, tombèrent percés de traits. Un seigneur illustre, Guy de Possessa, y périt aussi ; mais il était déjà tourmenté d'une maladie cruelle. Dans un nouvel assaut où tous les chefs croisés s'efforcèrent à l'envi de placer contre les remparts leurs machines de siège, deux Allemands, le comte Hermann et Henri de Hache, inventèrent un appareil d'attaque assez ingénieux, y placèrent une vingtaine de cavaliers et le firent approcher des murailles ; mais les assiégés, dans leur opiniâtre résistance, brisèrent tellement cette nouvelle machine à coups de grosses pierres, qu'elle écrasa dans sa ruine tous ceux qui étaient dessous. Néanmoins l'ardeur des croisés ne se ralentissait pas, et, par des assauts fréquents, ils empêchaient les habitants de respirer. Un lac qui touchait à la ville, gênait beaucoup les travaux des assiégeants ; car les assiégés y naviguant librement, rapportaient dans Nicée, au grand dommage des nôtres, des provisions et des vivres en abondance. Les chefs alors équipèrent une flottille qu'ils lancèrent sur le lac; les soldats qu'elle renfermait interceptèrent tout convoi. Il y avait une tour située à la partie méridionale de la ville, plus haute et plus forte que toutes les autres ; pour la prendre, tous les moyens étaient insuffisants. On eut enfin recours aux mineurs qui creusèrent, sous la tour, la terre avec grande peine, remplirent cette cavité de matières inflammables, et y mirent le feu. La flamme se communiqua aux fondements qui furent bientôt réduits en cendre, et la tour, sans point d'appui, s'écroula avec un fracas semblable à celui d'un tremblement de terre. Ceux qui l'entendent en sont troublés, et la ville est saisie d'effroi. Au bruit que la tour fait en tombant, nos troupes encouragées volent aux armes, s'excitent mutuellement et se voient déjà au milieu de la ville.

Prise de Nicée.L'épouse de Soliman, que la ruine de la tour avait plongée dans le désespoir, s'était embarquée sur le lac avec les siens et était sortie de la ville secrètement. Mais les nôtres, qui se trouvaient sur le lac en éclaireurs, l'arrêtèrent dans sa fuite, s'en emparèrent et la menèrent devant les princes croisés. Elle fut prise avec ses deux fils encore enfants et mise sous bonne garde. Parmi les assiégés, un Turc avait percé de ses traits beaucoup des nôtres et ne cessait de défier les chefs par des paroles insultantes. Le magnanime duc Godefroi, saisit le moment favorable, le visa, l'atteignit d'une flèche à la tête, et le fit rouler du haut des murs dans le fossé. A cette vue tous, animés à l'assaut, attaquent la ville au son des clairons et des trompettes; l'air retentit de clameurs ; ni leurs traits, ni leurs dards enflammés, ni les pierres et les poutres de bois, ni leurs efforts, ni leurs armes, ni ce qu'ils lancent de tous côtés, ne peuvent sauver les assiégés. Forcés de se rendre, ils livrent leur ville à un certain Tatin, lieutenant de l'empereur. Les chefs croisés, préoccupés de leur grand dessein, y consentirent assez volontiers, selon les promesses qu'ils avaient faites à l'empereur. Les pèlerins recouvrèrent tous leurs frères captifs, tant ceux qui avaient été pris durant le siège, que ceux qui étaient tombés dans les mains de Soliman après la défaite de Pierre l'ermite, comme nous l’avons dit plus haut. Les princes députèrent alors vers l'empereur, pour l'exhorter à envoyer des officiers à Nicée, et en assez grand nombre, pour garder la ville. Ils lui remirent aussi l'épouse et les fils de Soliman, qu'il reçut avec joie. L'empereur, heureux d'un si grand succès, chargea quelques-uns de ses familiers d'aller prendre possession de la ville, des captifs, de l'or, de l'argent, de tous les objets précieux. Il les chargea aussi de présents magnifiques, pour chacun des chefs ; cherchant par lettres ou de vive voix à gagner leur amitié, et les remerciant avec ardeur d'avoir consacré leurs travaux à son service et à l'accroissement de son empire. La ville de Nicée fut prise l'an du Seigneur 1097, le vingtième jour de juin.

Bataille de Dorylée. — Le siège étant levé, les princes croisés commandèrent à l'armée de se disposer au départ : on prépara les bagages et on se remit en route le troisième jour avant les calendes de juillet; après avoir traversé un pont, l'armée se sépara en deux. Le prince Bohémond, Robert duc de Normandie, Etienne comte de Blois, Hugues de Saint-Paul prirent là gauche avec leurs troupes et arrivèrent dans une vallée qu'on appelle Gorgoni ; les autres tournèrent à droite et s'arrêtèrent pendant un jour, dans un lieu distant de deux milles du camp des premiers. Mais Soliman, qui se souvenait de sa défaite, se présenta le lendemain vers la deuxième heure[87] du jour, suivi d'une multitude de Turcs, dont le nombre, dit-on, excédait deux cent mille. Les nôtres ayant appris, par leurs éclaireurs, l'arrivée de Soliman, placèrent, près d'un lieu planté de roseaux, les Turcs captifs, les bagages et les malades; pour eux, ils saisissent leurs armes et préparent leurs chevaux, comme devant bientôt combattre de près. En même temps ils envoient des messagers à l'autre corps d'armée, dont ils s'étaient imprudemment séparés, pour lui demander des secours dans cette position critique : pendant ce temps s'engage malgré les chrétiens, une mêlée terrible et funeste, qui tourne à leur désavantage ; leurs chevaux qui n'étaient pas habitués aux clameurs des Turcs, à leur musique barbare et au bruit de leurs tambourins, se cabraient et n'obéissaient plus à l'éperon. Les chrétiens commençaient à lâcher pied, quand survint le noble duc de Normandie Robert, qui se mit à leur crier et à leur dire : Où fuyez-vous, chevaliers? où fuyez-vous? les chevaux des Turcs sont plus rapides que les nôtres : la fuite ne vous sauvera pas ; ne vaut-il pas mieux mourir en braves que de vivre en lâches? si vous sentez comme moi, suivez moi. A ces mots il dirige la pointe de sa lance contre un chef turc, traverse son bouclier et du même coup cloue l'homme à la cuirasse. Il en perce de la même manière et au même moment un second et un troisième; les chrétiens alors reprennent du cœur et le combat recommence furieux et sanglant. Du côté des croisés deux princes y périssent : Guillaume frère de Tancrède, en perçant de sa lance un chef turc, est aussi percé par lui ; Godefroi du Mont, en coupant la tête à un païen, expire d'un coup de flèche. Un troisième, Robert de Paris, périt de la même mort.[88] Dans cette bataille déjà deux mille pèlerins avaient été tués ; nos troupes pliaient et la déroute commençait, lorsque le peuple de Dieu dans son malheur reçut un puissant renfort. Godefroi, qui commandait l'autre corps d'armée, arriva avec quarante mille hommes. Ces troupes fraîches se jetèrent sur les ennemis avec impétuosité, combattirent avec intrépidité et presque avec fureur. Bientôt Soliman lâcha pied avec ses Turcs infidèles, qui à la vue de tant d'ennemis croyaient que le ciel allait tomber sur eux. Les chrétiens les poursuivirent en toute hâte, quatre milles au-delà de leur camp, massacrant tous ceux qu'ils pouvaient atteindre. Alors ils ramenèrent tous les prisonniers que les Turcs avaient faits, et entrèrent dans le camp ennemi, où ils trouvèrent de l'or et de l'argent en quantité, des bêtes de somme, des bestiaux, dès troupeaux, des provisions. Ils enlevèrent les tentes et les pavillons, emmenèrent avec eux les chevaux et les chameaux. Toutes ces richesses passèrent du camp des infidèles dans le camp des chrétiens. Du côté des ennemis et parmi les hommes puissants de cette nation, trois mille, dit-on, trouvèrent la mort dans cette journée. Cette bataille fut livrée le jour des calendes de juillet, avec des forces bien inégales. Car cinquante mille chrétiens seulement combattirent contre cent cinquante mille Turcs.

Marche des croisés en Asie Mineure. — Lorsque, pendant trois jours et sur le lieu même du combat, ils eurent pris un repos nécessaire à eux et à leurs chevaux, les croisés avertis par le son du clairon, se remirent de nouveau en marche. Après avoir traversé la Bithynie tout entière, ils entrèrent en Pisidie. Forcés de camper dans cette province aride.et sans eau, ils eurent à souffrir de la soif et de la chaleur; leurs forces s'épuisèrent et plus de cinq cents y moururent. Enfin échappés à ce péril, ils descendirent dans une contrée fertile non loin de la petite Antioche, capitale de la Pisidie. De là ils envoyèrent des troupes de côté et d'autre pour reconnaître le pays et pouvoir informer les chefs de l'état où elles le trouveraient. Ces corps de cavalerie détachés du camp s'avancèrent au-delà d'Héraclée, ville de Lycaonie, jusqu'à Iconium capitale de cette contrée. Ils la trouvèrent vide de tout habitant ; car les Turcs, apprenant l'arrivée des croisés, avaient abandonné villes et châteaux, ne se sentant pas assez forts pour résister. Les éclaireurs traversèrent ensuite la ville de Marasch,[89] et entrèrent en Cilicie: La Cilicie est bornée à l'orient par la Coelésyrie, à l'occident par l’Isaurie, au nord par les défilés du mont Ta uni s, au midi par la mer de Chypre. Elle a deux villes capitales, Anazarbe, et Tarse, patrie de Paul, le docteur des nations. Cette dernière cité se soumit à Baudouin, frère du duc Godefroi.[90] Le duc de Normandie, Robert, prit une ville nommée Azena [?][91] et la donna à Siméon, un de ses chevaliers. Le prince Bohémond et le comte Raymond, s'emparèrent d'une autre ville, où ils établirent Pierre des Alpes pour gouverneur. La ville de Coxon ouvrit ensuite ses portes; et Pierre de Roussillon prit Rufa [?] et plusieurs autres châteaux. Un certain Guelfe, Bourguignon de nation, subjugua la ville d'Adana et y reçut avec bienveillance Tancrède qui arrivait. Tancrède, parti d'Adana, parut devant Malmistra dont il s'empara, après avoir tué les Turcs qui la défendaient. De là descendant vers la petite Alexandrie, qui fit sa soumission, il conquit toute la province. Baudouin, frère du duc Godefroi, vint rejoindre le grand corps d'armée, renforça ses troupes et se dirigea du côté du nord, où il subjugua toute la contrée jusqu'à l'Euphrate. Les citoyens d’Édesse, qui habitaient de l'autre côté du fleuve, apprirent bientôt par la renommée qu'un grand prince d'Occident était venu, et ils l'envoyèrent prier humblement de vouloir bien devenir le maître d'eux-mêmes et de leur ville. Édesse est une cité fameuse de la Mésopotamie appelée autrement Ragès[92] : ce fut là que jadis le vieux Tobie envoya son fils redemander dix talents à son parent Gabelus. Baudouin se rendit à leurs prières et fut reçu par le chef de la ville et par tous les habitants, avec de grands honneurs et en grande pompe. De là il se rendit à Samosate et la trouvant presque inexpugnable, il l'acheta au gouverneur pour dix mille écus d'or et la réduisit à ses lois. Il se rendit ensuite devant Saroudge, l'assiégea et la prit. La possession de cette place assurait le libre passage à ceux qui voudraient se rendre d'Édesse à Antioche. Pendant ce temps le principal corps d'armée se dirigeait vers Marasch, et n'y trouvait que des chrétiens, les Turcs l'ayant abandonné dans leur effroi. De là Robert, duc de Normandie, accompagné du comte de Flandre, partit pour Artésie. Les citoyens ayant appris leur arrivée, tuèrent tous les Turcs qui, depuis longtemps, les tyrannisaient, et jetèrent leurs têtes hors de la ville. Cette cité, qu'on appelle aussi Chalcis, est éloignée d’Antioche de quinze milles.

Passage du pont d'Antioche. — Commencement du siège. —Après la conquête de toutes ces villes, les corps de troupes répandus dans les différentes provinces furent rappelés ; les croisés formèrent de nouveau une seule armée, et on défendit d'une manière absolue que personne désormais, du moins sans ordre, prit sur soi de se séparer de l'armée. De bon matin, on marcha sur Antioche ; mais la route se trouva coupée par le fleuve Oronte, appelé vulgairement Fer.[93] Les croisés apprenant qu'un pont très solide était jeté sur ce fleuve, envoyèrent Robert, duc de Normandie, avec les plus agiles de ses cavaliers, pour reconnaître le terrain, et pouvoir, si quelque difficulté se présentait, en avertir les princes dont il était suivi. Le duc précéda donc le grand corps d'armée et arriva au pont dont j'ai parlé. Ce pont était en pierre[94] ; à chaque tête, s'élevait une tour fortifiée où étaient postés cent hommes éprouvés dans la guerre et habiles à Caire jouer les balistes, destinés à repousser par la force ceux qui voudraient traverser le pont ou le fleuve à gué. En outre il était arrivé d'Antioche un renfort de sept cents cavaliers, qui se tenaient sur l'autre rive du fleuve, tout prêts à en disputer, selon leur pouvoir, le passage à nos troupes. Ainsi le duc Robert trouvant le pont bien défendu par les ennemis, engagea avec eux un combat qui dura jusqu'à l'arrivée de l'armée. Les troupes étant alors réunies s'élancent sur le pont, au son des clairons et des trompettes, et écrasent les ennemis de leur masse. D'autres pendant ce temps trouvent un endroit guéable, traversent fièrement le fleuve et atteignent la rive opposée en mettant leurs adversaires en fuite. Toute l'armée ayant donc passé le fleuve, se reposa quelque temps; le lendemain elle suivit la, grande route entre le fleuve et les montagnes, et vint camper devant Antioche, à un mille tout au plus. Antioche est une ville fameuse qui doit son nom à Antiochus, fils d'Alexandre de Macédoine, et où ce prince avait fixé le siège de son gouvernement. Plus tard le prince des apôtres y avait établi sa chaire pontificale sous un certain Théophile, homme recommandable et très puissant dans la ville, qui lui donna aussi son nom Théophilis. Dans les temps anciens elle avait été appelée Reblatha : ce fut là que Sédécias, roi de Xuda, fut conduit devant Nabuchodonosor qui lui fit crever les yeux.[95] Elle est située dans la province de Coelésyrie qui fait partie de la Syrie majeure et dont les campagnes fertiles, arrosées par des ruisseaux et par des fontaines, sont renommées comme un séjour délicieux. Le maître de la ville à cette époque était un certain Accien,[96] dépendant du grand Soudan des Perses appelé Belfech, qui avait chassé les chrétiens de toutes ces provinces et les avait soumises à ses lois. Les princes d'Occident jugèrent à propos d'assiéger Antioche et de l'entourer de circonvolutions. Ils s'approchèrent de plus près encore, et le quinzième jour avant les calendes de novembre, ils disposèrent leurs; troupes en cercle de cette manière : la ville avait cinq portes dont deux ne pouvaient être assiégées, à cause du voisinage du fleuve. L'armée ne s'en occupa point et réserva tous ses efforts contre les trois autres. Bohémond devait attaquer la porte supérieure[97] avec tous ceux qui s'étaient attachés à sa fortune dès le commencement. La ligne occupée par les troupes du duc de Normandie Robert et du comte de Flandre, s'étendait depuis le camp de Bohémond, jusqu'à la porte du Chien ; puis venaient le comte de Toulouse, l'évêque du Puy, Aymard, avec tous les chevaliers qui avaient suivi leurs drapeaux. Leurs lignes touchaient aux positions occupées par Godefroi, par ses deux frères Eustache et Baudouin, et par les nombreux soldats qui reconnaissaient pour-chef le duc de Lorraine.

Exploits de Bohémond et du comte de Flandre. — Mort de Suénon. —Le siège ainsi disposé, les croisés placèrent dans les endroits convenables des machines de guerre, pierriers, trébuchets et mangonneaux,[98] qui lançaient une grêle de pierres, jetaient l'effroi parmi les assiégés, et leur causaient de grands dommages. Ils bâtirent aussi une grosse tour de bois, y établirent des frondeurs habiles à jouer de l'arbalète, qui, cachés en embuscade, accablaient et tuaient les ennemis avec leurs traits enflammés et empoisonnés. Les Turcs, de leur côté, élevaient machines contre machines, lançaient traits pour traits, pierres pour pierres, et renvoyaient aux assiégeants le carnage et la mort. Des deux parts il périt beaucoup de monde; mais la perte portant principalement sur ceux qui allaient chercher des aliments, et les vivres venant à manquer, le prince Bohémond, le comte de Flandre et Robert partirent, sur l'avis commun, pour se procurer des provisions. Apprenant que dans les environs les Turcs occupaient un château et une grande métairie où se trouvaient des munitions de toute espèce, ils y coururent avec leurs troupes, malgré leur petit nombre, et avec l'aide de Dieu massacrèrent leurs nombreux ennemis, et s'emparèrent fort à propos d'un riche butin. Bientôt leurs éclaireurs vinrent leur dire que non loin de là était campée une multitude de Turcs. Bohémond détacha alors le comte de Flandre et ses gens d'armes, se disposant à le suivre avec le reste de ses troupes. Le comte, intrépide dans les travaux de Mars, attaqua vivement ses ennemis et en tua une centaine. Il revenait, vainqueur vers ses compagnons, quand d'autres éclaireurs lui annoncèrent que les ennemis arrivaient d'un autre côté en bien plus grand nombre. Bohémond l'ayant rejoint, ils marchèrent contre les Turcs ; Dieu les conduisit, ils les mirent tous en fuite, et les poursuivant jusqu'à une distance de près de deux milles, ils en exterminèrent une grande foule. Alors ils revinrent en triomphe au camp, traînant après eux les chevaux, les mulets, les chameaux, les ânes, les troupeaux et toutes les précieuses dépouilles dont ils s'étaient emparés. Tous les champs d'alentour étaient couverts de ce riche butin. Leur arrivée combla de joie les chefs croisés qui se voyaient en proie à la disette. Mais ces provisions purent à peine suffire pendant quelques jours à une si grande multitude, et la famine se fit tellement sentir parmi les croisés, qu'on en vit un grand nombre, au mépris de leurs serments, de leur vœu et du service militaire, quitter le siège pour retourner secrètement dans leur patrie. Parmi eux se trouvait Tatin, homme fourbe et un des conseillers les plus intimes de l'empereur Alexis, qui, voyant la détresse des assiégeants, s'enfuit pour ne plus revenir. Seulement, pour pallier sa désertion autant que possible, il laissa devant Antioche ses tentes et ceux qu'il avait amenés avec lui. Vers le même temps Swen, fils du roi des Danois, et qui s'était aussi croisé, accourait au siège d'Antioche, suivi de quinze cents hommes d'armes parfaitement équipés[99] ; mais non loin de Nicée, il tomba dans une embuscade dressée par les Turcs et y périt avec tous les siens. Il vendit longtemps et chèrement sa vie ; et pour ne pas mourir sans vengeance, les Danois ne laissèrent à ces traîtres qu'une victoire cruellement gagnée.

Détresse des assiégeants — Stratagème de Bohémond. — Cependant parmi les assiégeants la famine augmentait de jour en jour, et la famine amenait la peste. L'évêque du Puy, en vertu des pouvoirs qu'il exerçait comme légat du Saint-Siège apostolique, ordonna un jeûne de trois jours ; car les gens sages et éclairés voyaient bien que ces calamités étaient imposées aux croisés en punition de leurs désordres. En même temps on éloigna de l'armée les courtisanes[100] qui l'avaient suivie; on défendit à tous les pèlerins l'adultère, la fornication, l'ivrognerie, les orgies, les jeux de hasard, les faux serments, et toutes les fourberies, afin que l'armée, purifiée de ses souillures, pût implorer humblement la miséricorde divine. Or la clémence de Dieu est si grande que, voyant son peuple revenir à un meilleur genre de vie, il modéra en partie les effets de sa colère. Ce qui inquiétait surtout les croisés, c'est qu'ils savaient que dans leur armée s'étaient glissés des espions, venus de toutes les contrées de l'Orient où vivaient les païens, et il n'était pas difficile à ces espions de se cacher à l'abri du nom de Grecs, de Syriens, ou d'Arméniens, que prenaient tous ces marchands qui venaient vendre des vivres à l'armée. Les pèlerins craignaient donc que ces espions, voyant s'accroître la famine et la peste, n'allassent semer partout la nouvelle de leur détresse, et que bientôt les Gentils ayant réuni toutes leurs troupes, ne vinssent les anéantir jusqu'au dernier. Tandis que les chefs croisés cherchaient en vain un remède, Bohémond, homme d'un esprit rusé, le jour suivant, à la nuit tombante, profita du temps où les soldats affamés rôdaient par tout le camp, cherchant comme à l'ordinaire quelque festin préparé, se fit amener quelques Turcs prisonniers, et commanda aux bouchers de les égorger et de les faire rôtir devant un grand feu, comme s'ils devaient servir d'aliments : Si l’on vous demande, dit-il ensuite aux siens, ce que veulent dire de pareils apprêts, vous répondrez qu'il a été décidé que tous les espions ennemis qui seraient pris désormais, seraient tous rôtis de la même manière, pour être mangés par les chefs et par l'armée. En apprenant un fait si étonnant, toute l'armée accourut pour voir ce qui se passait dans le camp de Bohémond, et au nombre des témoins stupéfaits se trouvèrent des espions, qui ne se doutèrent pas du stratagème et prirent la chose au sérieux. Craignant qu'il ne leur arrivât pareil traitement, ils quittèrent furtivement le camp et retournèrent chez eux. Alors ils racontèrent à ceux qui les avaient envoyés, que ce peuple dépassait la cruauté des bêtes les plus féroces ; que, non contents de subjuguer les villes et tes châteaux, de dépouiller entièrement les vaincus de leurs biens, de torturer cruellement et de mettre à mort les prisonniers, ces furieux aimaient encore à se gorger de chair humaine et à boire le sang de leurs ennemis. Le bruit s'en répandit jusqu'aux contrées de l'Orient les plus éloignées et les plus lointaines, et jeta partout la terreur ; la ville d'Antioche en trembla d'effroi, tant ce fait était étrange et terrible. Ainsi Dieu permit que par le zèle et l'adresse du prince Bohémond le camp fût délivré de ce fléau.

Combat de Godefroi contre un ours monstrueux. Ce qui plongea aussi l'armée dans l'allégresse, ce fut la convalescence du duc Godefroi qui, échappé à une maladie dangereuse, recouvra pleinement la santé. Près de la petite Antioche il avait reçu une blessure presque mortelle, en combattant contre un ours. Un jour qu’il était allé faire une promenade d'agrément dans une forêt voisine, il rencontra un pauvre pèlerin chargé de bois sec, et poursuivi par un ours énorme et effrayant qui allait le dévorer. Les cris de ce pauvre homme annonçaient bien le péril qui le menaçait. Le duc, remarquant et les cris de ce malheureux et sa fuite rapide, prend en pitié sa position désespérée, et, pour le secourir, tire aussitôt son épée et marche droit à l'ours. L'ours, à la vue du duc, l'épée nue, ne s'inquiète plus de la proie qu'il allait atteindre. Il se dirige, la gueule béante et les ongles étendus, vers un ennemi plus redoutable. Le duc, dont le cheval est bientôt cruellement blessé, met pied à terre et continue le combat. La bête féroce, montrant les dents et avec un rugissement sourd, sans redouter ni la valeur ni l'épée de son ennemi, essaie de se jeter sur lui. Le combat s'engage de près; Godefroi fait tous ses efforts pour tenir l'animal à distance, et en même temps le percer de son épée; l'ours évite le coup, et étreignant le duc avec ses pattes, essaie de le terrasser pour l'étouffer sous lui et le déchirer à son aise avec les dents et les ongles. Mais le brave et intrépide chevalier saisit la bête de la main gauche, et de la main droite lui enfonce, maigre sa résistance, son épée jusqu'à la garde. Cependant tout couvert de sang et dangereusement blessé, il paie cher sa victoire. Épuisé par le sang qu'il perd en abondance, il ne peut retourner vers ses compagnons. Enfin le pauvre pèlerin qui lui devait la vie va répandre dans le camp la funeste nouvelle : on accourt, on dépose le duc sur une litière et on le ramène dans sa tente, au milieu des gémissements et des larmes. Là, on le confie aux soins des chirurgiens, pour que leurs remèdes sagement appliqués puissent lui rendre son ancienne vigueur. Maintenant il a recouvré la santé, et toute l’armée se livre à l'allégresse.

Consécration de l'évêque de Worcester. —Richard devient abbé de Saint-Albans. — Cette même année, Anselme, archevêque de Cantorbéry, consacra Samson comme évêque de Worcester, à Londres,[101] dans l'église de Saint-Paul, un jour de dimanche, le dix-septième jour avant les calendes de juillet.

Cette même année, Richard de Lessay[102] fut nommé abbé de l'église de Saint-Albans, premier martyr d'Angleterre : il la gouverna avec gloire pendant vingt-deux ans, réformant à l'intérieur la discipline religieuse, enrichissant à l'extérieur le monastère en constructions, en terres, en domaines, en biens de toutes sortes.

Victoire des croisés près d’Hareg. — L'an de la nativité de Notre-Seigneur 1098, les croisés qui étaient devant Antioche passèrent les fêtes de Noël dans les devoirs de piété et dans la pratique des aumônes, tandis que les assiégés, peu rassurés sur leur position, appelaient à leur secours les princes infidèles tant de leur voisinage que des contrées éloignées, à force d'instances, les païens de Damas, de Jérusalem, de Césarée, d'Alep, d'Hamah, d'Émèse, de Hiérapolis, et des principales villes du pays, envoyèrent des troupes. Vingt mille hommes se trouvèrent réunis à un château qu'on appelle Hareg, éloigné d'Antioche d'environ quatorze milles. Tous furent d'avis et d'accord pour attaquer nos troupes à l'improviste, tandis qu'elles seraient occupées à donner un assaut à la ville. Mais les princes croisés, qui n'ignoraient pas leurs mauvais desseins, laissèrent tous les fantassins devant la ville, prirent avec eux les cavaliers armés complètement, et partirent au commencement de la nuit sans tumulte et dans le plus profond silence; ils passèrent la nuit entre le fleuve Oronte et un certain lac, éloignés l'un de l'autre d'environ un mille. De grand matin ils se revêtirent de leurs armes, séparèrent leurs troupes en six corps, et donnèrent à chacun d'eux des chefs particuliers. Les Turcs postés non loin de là, sachant que les nôtres étaient dans le voisinage, envoyèrent deux détachements que le reste de leur armée suivit de près. Les nôtres, quoiqu'ils ne fussent que sept cents, semblèrent se multiplier par une faveur toute céleste. Les deux partis s'étant mutuellement avancés, les ennemis commencèrent les premiers l'attaque; ils fondirent sur les croisés avec impétuosité, puis, après avoir lancé une grêle de flèches, ils tournèrent bride vers les leurs : mais les nôtres les poursuivant de près, les accablent de leurs lances habilement ma niées, les poussent l'épée dans les reins, et forcent ces troupes séparées à se réunir en une seule qui, serrée d'un côté par le lac, et de l'autre par le fleuve, ne voit aucun moyen de s'échapper. Ils plient sous les efforts victorieux des chrétiens, et la fuite est leur seul moyen de salut. Les nôtres poursuivent les in fidèles en déroute jusqu'au château dont j'ai parlé, et qui était éloigné de dix milles du lieu du combat. Mais les défenseurs du château d’Hareg, à la vue de la défaite des leurs et de la mort de beaucoup d'entre eux, y avaient mis le feu et avaient eux-mêmes pris la fuite. Les Arméniens et les autres fidèles du canton qui occupaient cette bourgade, la remirent aux princes croisés. Les ennemis perdirent deux mille hommes dans cette journée. Les vainqueurs rapportèrent au camp cinq cents têtes, mille chevaux de prix, des richesses nombreuses, et rendirent de grandes actions de grâce au Seigneur. Pendant ce temps les assiégés étaient sortis par une des portes de leur ville, et avaient engagé avec les nôtres un combat qui dura presque tout le jour, lorsqu’apprenant le retour des cavaliers, ils rentrèrent à Antioche. Les princes vainqueurs revenus devant la place y firent lancer par leurs machines de guerre deux cents têtes de Turcs, en témoignage de leur victoire et pour accroître l'effroi des ennemis. Le reste des têtes fut planté sur des pieux devant les murailles, pour que ce spectacle, aussi bien que l'autre, augmentât le découragement des assiégés.

Arrivée des Génois. — Pèlerins massacrés par les Turcs. — Tous les princes étant donc réunis au siège de la ville, lui donnèrent un assaut général. Mais les habitants résistèrent avec vigueur, et tuèrent le porte-drapeau de l'évêque du Puy et beaucoup d'autres. Enfin, au bout de cinq mois de siège, arrivèrent des vaisseaux génois portant des renforts et des vivres ; et les croisés reçurent messages sur messages pour qu'ils envoyassent quelques-uns des chefs qui pussent mettre les nouveaux venus à l’abri des attaques. A cette nouvelle, les pèlerins qui souffraient le plus de la faim devant Antioche se portèrent en masse au bord de la mer, et, les marchés conclus, se disposèrent à revenir au camp. Cependant on choisit parmi lest chefs le prince Bohémond, le comte de Toulouse, le comte Garnier de Grai, et Evrard de Puyset, pour ramener sains et saufs au camp non seulement les pèlerins qui venaient d'aborder en Syrie, mais encore celui qui étaient allés chercher des vivres au bord de la mer. Mais les habitants d'Antioche, apprenant que ces chefs étaient descendus du côté de la met, envoyèrent quatre mille hommes de troupes légères pour leur couper le chemin, se tenir en embuscade, et exterminer les pèlerins, s'il était possible. Aussi, pendant que les plus pauvres croisés revenaient au camp sans armes avec des vivres et des bêtes de somme bien chargées, les Turcs sortirent de l'embuscade et se jetèrent avec fureur sur cette populace. Les chefs dont j'ai parlé essayèrent longtemps de protéger ces malheureux ; mais voyant que le combat était trop inégal contre une si grande troupe de Turcs, ils se retirèrent avec tous ceux qui purent les suivre, abandonnèrent le lieu du combat, et revinrent au camp. Il périt, dans cette rencontre, trois cents de ces pauvres gens, sans distinction d'âge ni de sexe.

Victoire des croisés au pont d'Antioche. — Cependant, dans l'armée, le bruit se répandait que les pèlerins qui revenaient du bord de la mer avaient été surpris par des Turcs cachés en embuscade, et avaient tous été massacrés. Mais pendant que les autres chefs déploraient ce malheur, Bohémond, et, peu après lui, le comte de Toulouse, rentrèrent au camp et racontèrent la chose telle qu'elle s'était passée. Le gouverneur de la ville, Accien, comprenant alors que les siens étaient vainqueurs, recommanda qu'on ouvrît les portes pour qu'à leur retour, ils pussent trouver l'entrée libre. Mais nos princes voulant venger le sang de leurs frères, coururent aux armes, et disposèrent leurs troupes de manière à, barrer la route aux ennemis; puis, tirant leurs épées et avec leur valeur accoutumée, ils se jettent sur les Turcs qui, saisis d'effroi, rompent leurs rangs et s'efforcent à l'envi de gagner le pont[103] qui mène à la ville. Mais le duc de Lorraine, Godefroi, qui se tient sur ce pont avec les siens, massacre ceux qui en tentent le passage, ou les rejette sur les autres princes qui les poursuivent sans merci. Ni d'un côté ni d'un autre, les Turcs ne sont en état de soutenir le choc des croisés; partout des épées levées, partout des coups terribles. La fuite est leur seul moyen de salut : mais la fuite est impossible et ils tombent çà et là moissonnés par le glaive. Accien, voyant le désastre de ses troupes, fait ouvrir les portes en toute hâte pour en recueillir au moins les débris. Trouvant enfin l'entrée libre, les fuyards se précipitent sur le pont, l'encombrent de leur multitude, et, dans un affreux désordre, se poussent et se jettent mutuellement dans le fleuve où il en périt un grand nombre. Pendant ce combat, le duc Godefroi, avec la vigueur habituelle de son bras, fit voler, d'un seul coup, les têtes d'une foule d'ennemis, armés de cuirasses; et, voyant un Turc qui portait la mort dans nos rangs, il le coupa en deux par le milieu du corps malgré la cuirasse qui le couvrait ; la moitié de l'infidèle, jusqu'au nombril, tomba par terre ; son cheval emporta l'autre moitié, d'une course rapide, au milieu de la ville. Le coursier hennissant courait çà et là parmi les Turcs comme s'il avait été poussé par le diable, et portant sur son dos ce tronçon de cavalier, jetait tous les témoins dans la stupeur et dans l'effroi. Robert de Normandie, serré de près par un ennemi, lui fendit casque, bouclier, tête, dents et cou jusqu'à la poitrine, aussi aisément qu'un boucher coupe en deux un agneau, et voyant le corps tomber à terre : « Je dévoue ton âme féroce à tous les démons de l'enfer! » s'écria-t-il.[104] Dans cette bataille, il périt bien deux mille Turcs , et si la nuit ne fût venue interrompre le combat, ce jour, sans aucun doute , eût été le dernier pour Antioche. Le récit fidèle des prisonniers turcs apprit aux croisés que parmi les morts se trouvaient douze princes de la nation ennemie. Pendant la nuit, les habitants rendirent à leurs morts les honneurs de la sépulture ; mais les nôtres allèrent déterrer ces chiens d'infidèles, enlevèrent l'or, l'argent et les vêtements précieux; ces richesses tournèrent au profit des plus pauvres pèlerins.

Présents Envoyés Par Baudouin D'edesse. — Défection du comte de Chartres. — Défense de quitter l'armée. — Après cette victoire , gagnée par la grâce de Dieu , les croisés élevèrent de nouvelles tours et de nouvelles machines pour presser le siège. Ils apprirent en ce moment que les habitants manquant de fourrages, avaient pris le parti d'envoyer leurs chevaux dans un pâturage éloigné de la ville d'environ quatre milles, A cette nouvelle, ils y coururent, tuèrent les gardiens, et ramenèrent au camp deux mille chevaux de prix, sans compter les mules et les mulets. A la même époque, Baudouin, frère du duc Godefroi, qui, nous l'avons dit, régnait à Edesse, sachant la détresse des pèlerins, leur envoya des présents considérables en or, en argent, en étoffes de soie, et en chevaux précieux. Ces présents rétablirent les affaires de chacun des chefs. Il mit, en outre, à la disposition du duc son frère, tous les revenus du territoire qu'il possédait autour de l'Euphrate en blé, en vin, en orge, en huile, et il y joignit cinquante mille écus d'or. Bientôt les princes croisés eurent avis que le soudan des Perses, cédant aux prières des habitants d'Antioche et aux instances réitérées de ses propres sujets, avait fait passer en Syrie des troupes innombrables qui, disait-on, allaient paraître aux portes de la ville. Ce bruit répandu dans le camp, y jeta une telle consternation parmi les chefs, qu'Etienne, comte de Chartres, feignant d'être malade, et du consentement de ses frères, abandonna sans retour l'armée chrétienne avec quatre mille hommes d'armes. Une désertion si avérée et si funeste effraya les chefs croisés, et ils se mirent à délibérer avec inquiétude sur la manière de prévenir toutes les défections dont un si pernicieux exemple pourrait donner l'idée. Ils décidèrent unanimement que quiconque chercherait à quitter le camp sans la permission des princes, serait traité par l'armée comme sacrilège et comme homicide; ce qui lit que tous les croisés jurèrent spontanément, comme auraient fait des moines, une obéissance absolue à leurs chefs.

Relations De Bohémond Avec Emir Feir. — Délibération des chefs croisés. — La providence de Dieu n'abandonne jamais ses serviteurs, quand toutes les ressources leur manquent; et le Seigneur ne permet pas que ceux qui sont à lui soient éprouvés au delà de leurs forces. C'est ce qui arriva au siège d'Antioche. Il y avait dans la ville un homme d'illustre naissance, et qui faisait profession du christianisme, il s'appelait Émir Feir[105] ; il était très puissant et si avant dans les bonnes grâces d'Accien, gouverneur de la ville, qu'il occupait dans son palais les fonctions de secrétaire. Dès que le siège eut été mis devant Antioche, cet homme sage et adroit, entendant parler de la réputation et de la magnanimité de Bohémond, établit avec lui, à l'aide de messagers fidèles, des rapports d'amitié : il lui donnait chaque jour de nouveaux renseignements sur l’état intérieur de la ville et des habitants, et, par une correspondance secrète, dirigeait soigneusement toutes les actions de son ami. Bohémond, de son côté, gardait fidèlement le secret de son allié, et avait grand soin de ne donner aucun soupçon aux messagers qu'ils s'envoyaient réciproquement. Ce commerce durait déjà depuis sept mois, et bien des fois ils avaient discuté les moyens de rendre la ville d’Antioche à la religion chrétienne. Émir Feir, fréquemment pressé par Bohémond à ce sujet, lui fit un jour porter cette réponse par son fils, son messager habituel : Si je pouvais rendre à ma patrie son ancienne liberté, et en chasser ces chiens immondes, dont la violente domination nous accable ; si je pouvais y introduire les chrétiens, je me croirais assuré de partager avec les âmes pieuses la béatitude éternelle ; mais, si le succès ne couronne pas mon entreprise, sans aucun doute ma maison, mon illustre famille seront anéanties, et mon nom sera effacé pour jamais. Tâche donc d'obtenir de tes compagnons souveraineté et plein pouvoir dans la ville que mon zèle t'aura livrée. Alors, pour te servir je tenterai la chose; je te ferai pénétrer dans la tour que je commande, et qui, tu le sais, est une des mieux fortifiées[106] ; de là, les autres chefs pourront facilement, s'introduire dans la ville. Au reste, n'oublie pas qu'il faut se hâter, et qu'un retard équivaut, à l'abandon définitif de notre projet. Car du fond de l'Orient arrivent au secours de la ville deux cent mille cavaliers, qui déjà sont campés sur les bords de l'Euphrate. D'après cet avis, Bohémond se rend au camp, convoque les princes à un entretien secret, et leur parle ainsi : Je vois, mes chers compagnons d'armes, dans quelle inquiétude vous jette, l'arrivée de cette multitude d'ennemis et de leur chef Corboran,[107] qui ont abandonné le siège de la ville d'Édesse[108] où ils avaient passé trois semaines pour venir au plus tôt secourir Antioche. Ce qui, dans la position actuelle, me semble devoir être le but de tous nos efforts, c'est de nous rendre maîtres de la ville, avant l'arrivée de si nombreux adversaires. Si vous cherches un moyen pour y parvenir, ce moyen est tout trouvé, et vous pouvez toucher au but si longtemps désiré. J'ai dans la ville un ami fidèle qui commande l’une des plus fortes tours : il s'est engagé, et je suis garant de sa bonne foi comme de la certitude de ses promesses, à me la livrer, si je le lui demande. Voyez donc s'il vous semble bon qu'une ville dont vous me devrez la conquête me soit assurée à moi et à mes successeurs en pleine souveraineté : alors je suis prêt à exécuter mon dessein ; s'il en est autrement, que quelqu'un de vous trouve moyen d'arriver au même résultat ; je lui cède ma part, et je renonce à mes droits.

Prise d'Antioche. — Détails. —Ces paroles comblèrent de joie les chefs croisés; tous, à l'exception du comte de Toulouse, accueillirent favorablement la demande de Bohémond ; tous mettant leurs mains dans les siennes, lui promirent de ne révéler à personne le secret qu'il leur confiait, et en même temps insistèrent pour qu'il mît le plus d'activité possible dans l'accomplissement de sa promesse. Bohémond, au sortir du conseil, mande à son ami que la chose est urgente, que les chefs n'ont mis aucun obstacle à ses vœux ; et il en appelle à sa bonne foi pour que le projet soit exécuté la nuit même qui doit suivre. Émir Feir, de son côté, donne ses instructions à Boémond : Vers la neuvième heure tous les princes devront sortir du camp comme s'ils marchaient au-devant des ennemis ; vers la première veille de la nuit, ils reviendront dans le plus profond silence, et sur le minuit se tiendront prêts à t'accompagner. Ces conseils furent suivis, et vers le milieu de la nuit, quand toute la ville était plongée dans le sommeil, Bohémond envoya à son ami un des hommes de sa suite qui servait d'interprète, pour lui demander s'il était toujours dans l'intention d'introduire dans la ville les compagnons de son maître. Le messager rapporta les paroles de Bohémond à Émir Feir, qui lui répondit : Tiens-toi ici tranquille, et garde le silence jusqu'à mon retour. Puis il attendit que l'officier chargé des rondes de nuit eût fait, selon sa coutume, trois ou quatre fois le tour des remparts avec des lanternes, et se fût assuré de la vigilance des sentinelles. Alors, voyant le moment favorable, il revint vers le messager et dit : Pars à l'instant; va dire à ton maître qu'il se hâte d'arriver avec une troupe d'élite. Cet homme accourut rapidement vers Bohémond, et le trouva tout prêt ainsi que les autres chefs. Aussitôt, suivant les recommandations qui leur avaient été faites, ils se mettent en marche, et la troupe arrive au pied de la tour, avec autant de silence qu'un seul homme. Émir Feir, cependant, venait d'y entrer et y avait trouvé son frère endormi. Connaissant toute sa répugnance pour un pareil projet, et craignant de trouver en lui un obstacle à l'entreprise commencée, il le perce de son épée, par une action pieuse et criminelle à la fois. Il revient alors sur la muraille, et voyant les chefs en bas, il leur jette une corde pour hisser jusqu'à lui une échelle. L'échelle appliquée aux murailles, personne ne voulait plus monter; la voix des chefs, la voix même de Bohémond était impuissante ; tous redoutaient une trahison. A cette vue Bohémond monte intrépidement à l'échelle ; Émir Feir lui prend la main, l'introduit dans la tour en disant : Vive cette main ! et, le conduisant dans l'intérieur, il lui montre son frère qu'il avait sacrifié à cette sainte entreprise. Bohémond admire un tel dévouement, se jette dans les bras de son ami ; puis, revenant vers l'échelle, encourage les croisés à monter comme lui. Mais personne n'osait encore s'y décider ; et il fallut que Bohémond redescendit et vint donner à ses compagnons une preuve évidente que rien de fâcheux ne lui était arrivé. Alors ils montent avec ardeur, couvrent en un moment le rempart, et prennent possession non seulement de cette tour, mais encore de dix autres tours d'enceinte à la suite, après avoir massacré dans le plus grand silence les gardes qui les défendaient; puis ils ouvrent une porte bâtarde, et introduisent ceux des chefs qui étaient restés au pied des murs. Le nombre des croisés s'augmente; ils courent à la porte qu'on appelle la porte du Pont, en tuent les défenseurs, et l'ouvrent de force. Aux premières lueurs de l'aurore, les trompes et les clairons commencèrent à sonner, et donnèrent à ceux qui étaient au camp le signal d'entrer dans la ville. L'étendard du prince Bohémond, arboré par ses amis sur la tour la plus apparente, proclama à tous les yeux la prise d'Antioche. Les habitants, réveillés par le tumulte, ne savaient ce que voulaient dire ces clameurs inaccoutumées. Enfin, voyant les rues remplies de gens armés et les places couvertes de corps morts, ils abandonnèrent leurs maisons, et cherchèrent à fuir avec leurs femmes et leurs enfants. Mais leur retraite imprudente ne pouvait leur faire éviter la mort : les chrétiens de divers pays qui demeuraient dans la ville saisirent des armes, se joignirent aux nôtres, et firent un grand carnage des habitants infidèles. Edifices, temples païens, magasins, tout fut forcé; l’or, l'argent, les vêtements précieux, les pierreries, les vases d'un prix inestimable, les tapis, les pièces de soie furent partagés par égales portions. Ceux qui auparavant mouraient de faim, et mendiaient dans l'armée, se trouvèrent dans l'opulence. On dit que, dans le sac de la ville, il périt plus de dix mille Turcs, dont les corps privés de sépulture gisaient misérablement sur les places publiques. On trouva aussi à Antioche cinq cents chevaux de bataille, mais tous dans un épouvantable état de maigreur et d'épuisement; car il n'y avait rien dans la ville qui pût servir à la nourriture soit des hommes, soit des chevaux. — Cette même année, fut fondé l’ordre de Cîteaux:

Le gouverneur de la ville, Accien, voyant Antioche au pouvoir des croisés, sortit seul et sans suite par une porte de derrière ; et plongé dans un désespoir qui lui ôtait presque la raison, il errait çà et là dans la campagne. Il fut par malheur rencontré et reconnu par des Arméniens qui se jetèrent sur lui, le terrassèrent, et tirant sa propre épée, lui coupèrent la tête qu'ils allèrent présenter dans Antioche aux chefs et devant toute l'armée. Ne sachant quel parti prendre dans de pareilles circonstances, les principaux Turcs résolurent de se retirer dans la citadelle qui dominait la ville. Déjà ils s'efforçaient de gravir la montagne, lorsqu'ils rencontrèrent un corps de nos troupes qui occupait une position plus élevée et qui, posté en embuscade, leur coupait le chemin. Alors ils ne purent plus monter, et la rapidité de la pente leur interdisait la descente, surtout étant pressés par les nôtres. Aussi tandis qu'ils essayaient d'échapper par la fuite, ils furent précipités en bas avec leurs chevaux et leurs armes, et eurent la tête brisée, au nombre de trois cents. D'autres se décidèrent à gagner les montagnes ; mais ils furent serrés de près par les croisés qui en prirent et en jetèrent un grand nombre dans les fers. Ceux qui durent à la vitesse de leurs chevaux, le bonheur d'atteindre les montagnes, y trouvèrent leur salut et la vie sauve. Antioche fut prise, quatorze ans après être tombée au pouvoir des Turcs; l'an 1098 de l'incarnation de Nôtre-Seigneur, le troisième jour du mois de juin.

suite


 

[56] Ou du moins deux cents manoirs dans ce comté, au moment du grand partage.

[57] Deux variantes donnent Lancastre.

[58] Robert Bloet ou Bluet. Cette phrase fait peut-être allusion à la conduite scandaleuse que tint cet évêque. Il se rendit fameux par ses débauches, et l’on crut voir durant plusieurs nuits apparaître des fantômes sur son tombeau. La variante ajoute : par Robert, comte de Northumberland.

[59] Le prévôt était anciennement et dans quelques chapitres une dignité ecclésiastique.

[60] Les deux variantes donnent Walkelmus, et M. Aug. Thierry l'appelle Gaulcelme.

[61] Ou le Flatteur. (Voir le Gloss. de Ducange, ad verb.)

[62] Ramsey, bourg d'Angleterre dans Huntingtonshire, fameux autrefois par les richesses de son abbaye. Voyez Lamartinière, Dict. géograph.)

[63] Deux variantes donnent avec raison Malveisin, qui est le vieux mot normand.

[64] L'évêché de Worcester était suffragant du diocèse de Cantorbéry, et il fallait des motifs graves pour que la consécration fût dévolue à un autre prélat.

[65] Matt. Paris se sert rarement du calcul par indictions dans sa chronologie habituelle ; mais puisqu'il emploie ici ce terme, nous dirons qu'il faut entendre évidemment l'indiction romaine, commençant à l’an 515 de l'ère vulgaire, et que l'année indiquée ici est par conséquent l'année 1062, qui est en effet la vingtième du règne d'Edouard-le-Confesseur. L'indiction romaine (cycle de quinze ans) commençait au 1er janvier, ou, selon d'autres, au 25 décembre; l'indiction constantinopolitaine au 1er septembre; l'indiction césaréenne au 24 du même mois. Comme l'année commençait chez les Anglais au 25 décembre (jour de Noël) et que Matt. Paris se sert de l'indiction romaine, il n'y a aucune difficulté ; mais quand il rapporte des pièces rédigées par des souverains étrangers, il est boa d'observer si les indictions sont césaréennes ou constantinopolitaines quoiqu'il arrive fréquemment, comme dans les lettres de Frédéric II par exemple, que ces princes se conforment au calcul du pays auquel leurs diplômés sont destinés ; c'est ainsi que Frédéric II, qui suivait l’indiction césaréenne ainsi que l'ère de l'incarnation postérieure de trois mois à notre ère vulgaire pour les royaumes d'Apulie et de Sicile, suivait également pour les villes soumises au calcul Pisan une autre ère de l'incarnation commençant aussi au 25 mars, mais neuf mois et sept jours avant nous, c'est-à-dire antérieure d'un an plein à la première.

[66] Matt. Paris omet de rapporter un statut ainsi conçu : Que personne ne communie à l'autel, s'il ne prend séparément le corps et semblablement le sang, à moins qu'il n'y ait nécessité et cautèle. Ce statut, qui est le. vingt-huitième, restreint, comme on voit, l'usage généralement adopté de communier sous les deux espèces, ou du moins par intinction et concomitance, c'est-à-dire avec le pain trempé dans le vin. On voit cependant, d'après plusieurs passages de Matt. Paris, que les laïques, surtout les princes, et les rois communiaient encore sous tes deux espèces. L'église abolit dans la suite la communion sous l'espèce du vin pour les laïques, et Bossuet n'a pas dédaigné de traiter cette question. (Extr. des advers. Labbe, Rec. des Conciles.)

[67] Celui que Tasse appelle Adhémar et dont il trace un portrait si brillant.

[68] M. Michaud dit Évrard.

[69] Maroc est évidemment pour Maroë, aujourd'hui la Save. (Voyez Katona.)

[70] Aujourd'hui Zemlin. (Voyez Katona.) Les croisés punirent sans doute de nom de mala villa la ville où ils avaient été si mal accueillis.

[71] C'est évidemment Nissa (Naïssus) en Servie.

[72] Les ossements des croisés blanchirent la plaine dit Anne Comnène. Les Francs s'en servirent eux-mêmes au siège de Nicée pour construire un mur. (Gibbon, Hist. de la Decad., chap. LVIII.)

[73] M. Michaud l'appelle de Feii. (Hist. des Crois., livre II, p. 152.)

[74] Ou Guillaume Charpentier. Gibbon s'exprime ainsi : Guillaume, vi comte de Melun, que les vigoureux, coups de sa hache d'armes avaient fait surnommer le Charron. Carpentarius, dit le texte.

[75] Le texte donne Meezeburc, cependant ce ne peut être Mersbourg en Saxe. Nous proposons Altenbourg ; car il est probable que cette armée, en quittant la Bavière, suivit le cours du Danube. —Selon Katona (de Reg. Hung., tome iii), il faudrait lire Ouar ou Moson. (Voir à ce sujet une note de M. Michaud, Hist. des Crois., livre II, p. 135.)

[76] Probablement des ponts de bois ; une chaussée de bois, dit Michaud.

[77] Per Thariciam, texte hic. Dans l'ignorance de ce que signifie ce nom, nous y voyons quelque rapprochement avec Istriam ; c'est ce qui nous détermine à adopter cette traduction.

[78] Nous ne retrouvons pas la position de ce lieu. C'étaient probablement quelques couvents grecs situés dans les défilés du mont Hœmus.

[79] Neella (Nigella) en Picardie, de même que le Vermandois.

[80] Parte au lieu de paire (édit. de 1640).

[81] M. Michaud donne de Cani et plus bas Tristan au lien de Turstan.

[82] Les anciens Visigoths de la Septimanie. On trouve la même dénomination dans Raymond d'Agiles.

[83] Je ne puis comprendre : sur l'autre rive du détroit. Car le passage des croisés n'était pas encore effectué.

[84] Au retour du printemps, Godefroi consentit à occuper dans l'Asie un camp commode et Lien approvisionné ; et dès qu'il eut traversé le Bosphore, les vaisseaux grecs revinrent sur la rive opposée. Un usa successivement de cette politique avec tous les chefs, séduits par l'exemple de ceux qui les avaient devancés et affaiblis par leur départ. Alexis, par ses soins et son adresse, évita ainsi la jonction des deux armées sous les murs de Constantinople, et avant la fête de la Pentecôte il ne restait pas un seul des croisés sur la côte d'Europe. (Gibbon, Histoire de la Déc., chap. 58.)

[85] Les Latins le nomment Soliman ; les Turcs Kilidj Arslan Daoud, fils de Soliman De 1074 à 1084 ce Soliman, arrière-petit-fils de Seldjouk, fit la conquête de l’Asie Mineure ; il mérita le nom de Gazi ou de Champion sacré, et donna le nom de Roum à son royaume pris sur les Romains.

[86] Du 15 mai au 20 juin il y a à peine cinq semaines.

[87] C'est-à-dire vers sept à huit heures du matin. « Censorin et d'autres anciens auteurs nous apprennent que le jour était divisé en quatre parties, comme la nuit en quatre vigiles ou veilles. De même que la première veille comprenait les trois premières heures de la nuit, et qu'au signe qui marquait la fin de la troisième heure, la seconde veille commençait et durait jusqu'à minuit; ainsi la première heure ou partie du jour comprenait les trois heures ordinaires après le lever du soleil ; et à la fin de cette troisième heure commençait la seconde partie du jour que l'on appelait tierce ou troisième, parce qu'elle suivait le signe de la troisième heure ordinaire et qu'elle durait jusqu'à midi. Alors commençait l'heure ou partie du jour nommée sexte ou sixième, après laquelle venait l'heure ou partie du jour appelée none ou neuvième. » (Morery, Dict., art. Heures.)

[88] Ce Robert de Paris, tué au premier rang dans cette bataille de Dorylée, paraît être, au témoignage de Ducange, cet audacieux baron, qui pendant que les autres chefs se tenaient debout devant Alexis Comnène, osa seul s'asseoir sur le trône à ses côtés, et fit à l'empereur grec une réponse si fière. Anne Comnène, dans son Alexiade, rapporte avec un plaisir évident la fin de cet arrogant barbare. (Voir Gibbon, ch. 58.)

[89] Voir la carte de M. Michaud (Hist. des Croisades) pour cet itinéraire.

[90] Tancrède était arrivé le premier devant Tarse et y avait planté son drapeau du consentement des habitants. Baudouin arriva quelque temps après, revendiqua la ville pour lui, força, par ses menaces, les Turcs et les chrétiens de Tarse à se déclarer en sa faveur, fit jeter dans les fossés le drapeau de Tancrède, et le remplaça par le sien. Maître de la ville, Baudouin excita contre les Turcs l'enthousiasme impitoyable de ses soldats. De nouveaux et sanglants démêlés devant Malmistra devaient signaler l'animosité des Italiens de Tancrède contre les Flamands de Baudouin.

[91] Sic. Ce ne peut être Adana, puisque cette ville est citée plus bas comme une des conquêtes de Tancrède.

[92] Cette opinion est adoptée, il est vrai, par quelques géographes, et toute douteuse qu'elle est, elle a pu trouver un fondement dans l'incertitude où l'on se trouve pour fixer la place de l'ancienne Ragès de Médie. On y a vu Resch, capitale du Kilan. Édesse, comme on sait, est en Mésopotamie, dans le Diarbeck. — Quant à la manière pacifique dont Matt. Paris présente la conduite de Baudouin a Édesse, elle ne peut être admise. Gibbon assure que Baudouin, appelé par le tyran grec ou arménien, à qui les Turcs permettaient de régner sur les chrétiens d'Edesse, accepta d'abord le titre de son fils et de son champion ; mais qu’une fois introduit dans la ville, il excita le peuple à massacrer son père et s'empara du trône et des trésors.

[93] Plus loin, Matt. Paris l'appelle Farsar (Farfar, Pharphar) ; Strabon nomme l'Oronte, Typhon ; Pomponius Lœtus, Ophites ; et Philostrate, Ladon. Il prend sa source dans le Liban, coule du sud au nord, passe à Hems, à Hame, et se jette dans la Méditerranée au-dessus d'Antioche. — D'autres géographes voient dans le Pharphar un des bras du Chrysoroas, fleuve du pays de Damas en Syrie.

[94] Ce pont de neuf arches était surnommé cependant le pont de Fer, à cause de ses fortifications et de ses portes massives.

[95] Il y a ici plusieurs erreurs à corriger : 1° Antioche fut bâtie par Séleucus Nicanor, après la bataille d'Ipsus, et il lui donna le nom d'Antiochus son père; 2° Moréry, tout en admettant que les fidèles ont pris pour la première fois le nom de chrétiens à Antioche, déclare sans fondement l'opinion qui donne cette ville comme le premier siège patriarcal de l'apôtre Pierre, et sans parler aucunement de ce Théophile, désigne seulement sous ce nom le sixième patriarche d'Antioche vers l’an 169; 3° quant à Reblatha ou Nabuchodonosor II reçut Sédécias prisonnier, c'était une ville située entre Jérusalem et Tyr, que le roi de Babylone assiégeait alors.

[96] Ce nom a été défiguré par les historiens des croisades. (Akhy Syan frère du Noir, dit M. Michaud,)

[97] La porte-Saint-Paul, dit M. Michaud.

[98] Le mangonneau (mangonellus) se rapprochait dans son but et dans sa forme de l'arbalète (balista ou balestra). Seulement le mangonneau ne pouvait servir d'arme manuelle, Quant à l'arbalète, cette arme qu'Anne Comnène décrit sous le nom de tzangra, était inconnue de son temps en Orient. Les papes, dit Gibbon, s'étaient efforcés d'en proscrire l'usage dans les guerres des chrétiens. Le trébuchet était une machine analogue au mangonneau. On fait venir l'un de trabes, l'autre de μαγχανον.

[99] L'auteur de l'Esprit des Croisades a révoqué en doute, et aurait pu rejeter tout à fait la croisade et la mort tragique du prince Suénon et de ses quinze cents ou quinze mille Danois massacrés en Cappadoce par le sultan Soliman. Le poème du Tasse a perpétué sa mémoire. (Note de Gibbon, chap. LVIII, p. 295.) Koch partage l'opinion que les princes du Nord ne prirent aucune part aux croisades d'Asie. Il en excepte seulement l'expédition entreprise en 1107 par Sigurd Ier, roi de Norvège, qui, après avoir longtemps guerroyé en Espagne, se rendit en Palestine où il aida le roi Baudouin à prendre Sidon. (Tableau des Révol., période iv, p. 284, d'après Sturleson et Torfoeus.)

[100] Voir Gibbon et Michaud, sur la corruption de l'armée chrétienne. Un archidiacre de race royale fut tué par les Turcs, tandis qu'il jouait aux des dans un verger avec une courtisane syrienne. La chaleur du climat, la grossièreté des mœurs, expliquent cette licence que l'on retrouve au temps de saint Louis. Les prostituées n'avaient pas craint de dresser leurs tentes auprès de la chaste Marguerite, femme du pieux roi. Le zèle du pèlerin ne pouvait étouffer les vices de l'homme !

[101] Ce fait doit être antérieur à l'année 1095, époque de l'exil de saint Anselme. Albéric, dans sa chronique, attribue à ce prélat ainsi qu'à Lanfranc, Italien comme lui, l'honneur d'avoir introduit en France la philosophie, c'est-à-dire la sagesse, et ce témoignage est confirmé par les Bénédictins. (Hist. littéraire, tome vii.)

[102] De Exaquio. Lessay ou Essey, village et abbaye de France en Basse-Normandie au nord de Coutances.

[103] Ce ne peut être le pont de fer dont on a parlé plus haut, puisque, d'après le récit de Matthieu Paris, les croisés, maîtres de ce pont, s'étaient portés entre ce fleuve et la ville. Mais l'Oronte faisait des circuits, et après avoir traversé Antioche, coulait le long du faubourg de Daphné. On peut donc admettre un autre pont qui touchait à la ville.

[104] Ces faits incroyables sont sérieusement attestés par d'autres chroniqueurs, tels que le moine Robert, Raoul de Caen et Guillaume de Tyr.

[105] Gibbon et M. Michaud l'appellent Phirouz, et disent que c'était un renégat syrien ou arménien. D'autres le nomment Pyrrhus.

[106] La tour des Trois-Sœurs.

[107] Gibbon, d'après Abulpharage l'appelle Codbuka ou Kerboga, prince de Mossoul.

[108] Obesse, probablement Edesse. Cette armée qui avait menacé la ville d'Edesse, dit M. Michaud.