Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
TRADUITE EN FRANÇAIS
PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,
ACCOMPAGNEE DE NOTES,
ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION
PAR M. LE DUC DE LUYNES,
Membre de l'Institut.
TOME PREMIER.
GUILLAUME LE ROUX (précédent)Arrivée de Corboran. — Mort de Roger de Barne. — Après ce grand succès, quand tout fut rentré dam l’ordre et que le tumulte eut été apaisé, les chefs tinrent conseil et décidèrent unanimement qu'on gravirait le mont qui dominait la ville et qu'on s'emparerait de la citadelle qui y était située. Mais lorsqu'ils y furent arrivés, ils s'aperçurent que le château ne pouvait être pris autrement que par famine, et renoncèrent à leur premier dessein. Celui qui commandait alors cette citadelle était Sensabol, fils de cet Accien ou Garsien dont nous avons parlé. Quoiqu'il eût avec lui un grand nombre de Turcs, il mit tout son espoir dans l'arrivée de Corboran avec sa multitude de Persans; et quand il apprit qu'il marchait sur Antioche, il alla le trouver, lui peignant avec larmes la mort funeste de son père et la désolation de la ville. Corboran lui répondit : Si tu veux que je combatte pour toi avec toutes mes forces, remets en mes mains ton château. Une fois assuré de ton obéissance, je m'occuperai de chasser cette populace. Sensabol consentit à la demande de Corboran, et lui livra la citadelle. Corboran s'en empara, y mit une garnison de ses troupes et promit à Sensabol de fidèles secours. Les chefs croisés apprirent l'arrivée prochaine de Gorboran, le lendemain de la prise d'Antioche. Au milieu des inquiétudes que leur causaient la garde de la ville et les moyens de se procurer des vivres, voici que trois cents cavaliers, détachés de l'armée de Corboran s'avancèrent impudemment jusqu'au pied des murs, et défièrent les nôtres d'en sortir. A cette vue Roger de Barneville, intrépide chevalier au service du duc de Normandie Robert, prit avec lui quinze compagnons d'armes et s'élança avec impétuosité contre les ennemis. Ceux-ci par une fuite simulée se replièrent vers leurs compagnons qui s'étaient mis en embuscade. Roger les poursuivit; mais tous ensemble sortant du lieu où ils étaient cachés, revinrent avec vigueur à la charge et forcèrent les nôtres à tourner bride. L'infériorité des forces et du nombre leur faisait un devoir de rentrer dans la ville, mais ils furent prévenus par, la vitesse des chevaux ennemis. Roger tomba percé d'une flèche : les autres réussirent à regagner Antioche. Les païens coupèrent la tête de ce guerrier fameux et revinrent vers les leurs sans avoir perdu un seul homme. Escarmouches. — Le troisième jour après la prise d'Antioche, le chef de l'armée persane Corboran, vint camper devant la ville avec sa multitude. Depuis la porte orientale jusqu'à la porte occidentale, il tint assiégée toute la partie méridionale d'Antioche. Il y avait près de la porte orientale un fort dont la garde avait été confiée à Bohémond. Les ennemis y avaient établi leurs tentes et lui donnaient de fréquents assauts, quand Bohémond indigné de leur insolence, fit une sortie contre eux. Mais le duc avait affaire à une trop grande quantité de Turcs, pour qu'il pût soutenir leur choc; il prit la fuite et regagna la ville; mais pendant que pour se soustraire à la poursuite acharnée des ennemis, les nôtres se pressaient à l'entrée du fort, il y en eut deux cents de tués. Sur un autre point, les Turcs attaquant avec vigueur un autre fort nouvellement construit, s'en seraient emparés, si ceux de la ville ne fussent au plus vite accourus pour le secourir. Robert de Normandie arriva avec ses troupes, tua ou fit prisonniers un grand nombre d'ennemis et força le reste à se sauver. Un autre jour que les Turcs provoquaient les nôtres au combat, ils descendirent de leurs chevaux et accablant de leurs flèches, ceux qui étaient sur la muraille, inspirèrent aux autres fidèles le désir de la vengeance. Aussi Tancrède sortit par la porte orientale et avant que les ennemis eussent pu remonter sur leurs chevaux, il en fit périr plusieurs; le reste échappa par la fuite. Détresse des croisés. — Désertions. — Retraite d'Alexis Comnène. —Désolation à Antioche. — Cependant à Antioche régnait une horrible famine, et le peuple de Dieu souffrait cruellement de la disette. Ce malheur arriva en punition, des péchés de plusieurs croisés qui désespérant de la Providence et au mépris de leurs serments et de leur vœu, descendirent des murs pendant la nuit à l'aide de cordes[109] et de paniers, abandonnèrent leurs frères dans le péril et gagnèrent la mer. Ceux qui désertèrent ainsi, ne comptant plus sur la bonté et la clémence de Dieu étaient non seulement des pauvres et des gens du peuple, mais encore de nobles seigneurs qui jusqu'alors s’étaient distingués par leur courage : tels que Guillaume de Grantmenil, natif de l'Apulie et son frère Albéric, Guillaume le Charron et Guy son frère, Lambert, et beaucoup d'autres avec eux. Quelques-uns même se croyant sans ressources passèrent du côté des ennemis de la croix et devenus sacrilèges renièrent le nom du Christ. Il y en avait encore qui se préparaient à fuir; mais, ils furent arrêtés par l’évêque du Puy et par le duc Bohémond, qui leur firent jurer de ne pas abandonner la sainte guerre, jusqu'à ce que l'entreprise fût heureusement achevée. Pendant ce temps la disette exerçait de tels ravages, que les croisés affamés avaient recours aux aliments les plus vils et les plus repoussants. Une poule se vendait quinze sols, un œuf deux sols, une noix un denier : on se jetait avec avidité sur les feuilles d'arbre, sur les chardons, sur le cuir des chevaux et des ânes. Les charognes, tes chairs corrompues des mulets, des chevaux, des ânes, des chiens, et d'autres animaux immondes étaient regardés comme les mets les plus délicieux. C'était un spectacle affreux à voir que ces guerriers, que ces seigneurs illustres, jadis si robustes, obligés maintenant par leur extrême faiblesse de s'appuyer sur des bâtons, sans pouvoir soutenir le poids de leurs armes. Ce n'est pas tout : Guillaume de Grantmenil, Etienne comte de Chartres et tous ceux qui avaient partagé leur désertion racontaient à qui voulait les entendre les maux que les chrétiens souffraient à Antioche; et pour n'avoir pas l'air d'avoir abandonné leurs compagnons par timidité ou sur de légers motifs, ils s'étudiaient dans leur relation à exagérer ces misères; et quoiqu'elles passassent tout terme de comparaison, leur récit les accroissait encore. Quand ils eurent joint l'empereur Alexis qui marchait au secours d'Antioche avec quarante mille Latins sans compter les troupes qu'il avait réunies chez diverses nations, ils lui conseillèrent de rebrousser chemin en lui disant : Très-puissant empereur, les princes vos féaux croyaient qu'après la prise d'Antioche ils toucheraient au terme de leurs travaux. La ville fut prise : nouveau désappointement pire que le premier; car le lendemain même arriva Corboran, prince persan très fameux, qui amenait du fond de l'Orient des troupes dont la multitude ne peut être calculée, et qui à son tour assiégea la ville. Quant à notre armée, la plus grande partie a succombé par la faim, par le froid, par le chaud, par le glaive et par la cruauté des ennemis; et il n'y a pas dans la ville assez d'aliments pour qu'elle puisse subsister un jour de plus. En vain nous autres, qui sommes ici, voyant la position désespérée de nos frères, les avons-nous avertis maintes fois de prendre garde à eux, d'abandonner une entreprise impossible et de veiller à leur salut en recourant à une honorable retraite : ne pouvant les faire renoncer à leur projet insensé, nous avons pourvu nous-mêmes à notre conservation. C'est pourquoi, si toutefois vous le jugez à propos et si vos conseillers sont du même avis, arrêtez-vous ici, pour ne pas exposer à une ruine inévitable l'armée que vous menez avec vous. Et nous pouvons en appeler à l'illustre et prudent Tatin, un des féaux de votre grandeur, que vous aviez d'abord envoyé avec nous et qui nous voyant sans ressources, a quitté notre armée pour venir apporter à votre majesté ces tristes nouvelles. A ces mots l'empereur, sur l'avis de son conseil, fit tourner les boucliers du côté de Constantinople et revint en pleurant dans ses états, après avoir licencié ses légions. Le bruit de la retraite de l'empereur se répandit jusqu'à Antioche et transporta les païens de joie et d'espérance, les chrétiens de désespoir. Le peuple de Dieu était en proie à un dénuement si complet, à une famine si affreuse, à des attaques si fréquentes de la part des ennemis, soit dans la ville soit hors de la ville, qu'il ne voyait plus aucun remède à ses maux. Grands et petits souffraient des mêmes misères ; personne ne trouvait plus ni paroles d'encouragement, ni paroles de consolation. Ils se souvenaient de leurs femmes, de leurs enfants qu'ils avaient laissés dans leur patrie, de leurs biens meubles, et des riches patrimoines, auxquels ils avaient renoncé pour la cause du Christ ; ils murmuraient, accusaient presque Dieu d'ingratitude ; lui qui ne leur tenait pas compte de leurs fatigues et de la sincérité de leur zèle ; lui qui semblait les renier pour ses enfants et qui les laissait au pouvoir de leurs ennemis. Vision d'un prêtre. — Pendant que le malheur s'appesantissait sur le peuple de Dieu, Dieu jeta un regard sur lui, et il entendit ses gémissements, et il lui envoya un consolateur du haut de son trône de majesté. Un pauvre prêtre qui avait suivi l'armée, se présenta un jour devant les princes et les pèlerins d'Occident, il leur dit : Écoutez, mes frères, écoutez, mes chers amis, la vision qui m'est apparue. J'avais résolu de passer la nuit dans l'église de la mère de Dieu, pour demander au Seigneur un adoucissement à nos maux. Je ne sais, mais Dieu le sait, si c'est dans l'état de veille ou pendant un demi-sommeil que j'ai vu notre Seigneur Jésus-Christ, mais sans d'abord le reconnaître. A ses côtés se tenaient sa très sainte mère et le prince des apôtres Pierre ; je les regardais, mais je ne les connaissais pas. Or le Seigneur me dit : — Me connais-tu ? — Je lui répondis aussitôt : — Je ne vous connais pas. —Alors une croix brillante resplendit au-dessus de sa tête, et il me répéta : — Me reconnais-tu? — O Seigneur mon Dieu ! m'écriai-je, si mes yeux ne me trompent pas, d'après le signe de la croix placé sur votre tête, je comprends que vous êtes celui qui est mort sur la croix et qui nous a rachetés. — Tu as dit vrai, répondit-il. —Et moi, les joues baignées de larmes, de me jeter à ses pieds en sanglotant et en criant : —Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous ! Seigneur, souvenez-vous de votre peuple ! Seigneur, secourez-nous ! —Et lui alors : — Jusqu'ici je vous ai secourus : c'est moi qui vous ai livré Nicée; c'est moi qui vous ai protégés dans tant de batailles ; c'est sous ma conduite que vous avez vaincu, que vous avez soumis Antioche. Pendant le siège, j'ai exaucé plusieurs fois vos vœux : et vous, pour de si grands bienfaits, vous vous êtes soulevés contre votre Dieu ; les iniquités de votre chair sont montées jusqu'à moi. Nation ingrate, vous m'avez accusé avec amertume comme des gentils, tandis qu'avec des femmes étrangères ou avec des femmes de votre foi, mais dont le commerce vous était interdit, vous vous livriez aux fornications. La vapeur de vos orgies est venue jusqu'au ciel, et mes yeux se sont détournés de vous : aussi je châtierai votre ingratitude et je n'épargnerai pas une populace qui passe sa vie dans les lieux de débauche et dans les bras des prostituées. — Alors la mère de miséricorde et le bienheureux Pierre tombèrent aux pieds du Rédempteur, et, par leurs supplications, ils apaisaient sa colère menaçante, en disant : — Seigneur, assez longtemps cette maison, qui est la maison de la prière, fui occupée par les païens ; assez longtemps, hélas ! ils l'ont profanée de leurs souillures; et aujourd'hui, pour les péchés de quelques-uns, vous menacez de votre colère et de la ruine toute la chrétienté qui, au prix de son sang, s'efforce de délivrer ce temple sacré. Épargnez, Seigneur, épargnez votre peuple ; ne livrez pas votre héritage aux races de perdition : que les nations ne dominent pas sur nous. — Les supplications et les prières de sa mère et de l'apôtre apaisèrent le Dieu trois fois saint; et, se tournant vers moi avec un visage plus doux, il me dit : —Va, et en mon nom, ordonne à mon peuple de renoncer aux maisons de débauche, aux prostituées, enfin à tous ses désordres ; qu'il lave ses fautes dans les larmes : revenez à moi, et je reviendrai à vous. D’ici à cinq jours vous sentirez les effets de ma protection, car je suis le Dieu qui ne sait que pardonner. Cependant chantez chaque jour : — Nos ennemis se sont rassemblés et se glorifient dans leur force; écrasez leur orgueil, Seigneur, et dispersez leur multitude, afin qu'ils connaissent que celui qui combat pour nous, c'est vous, Seigneur, notre Dieu. — Le prêtre ajouta encore quelques paroles; aussitôt les croisés commencèrent à gémir : ils s'exhortaient les uns les autres à se confesser de leurs péchés. Vous eussiez vu les joues des chrétiens baignées de larmes, leurs têtes couvertes de cendres ; çà et là tous les pèlerins, sans distinction d'âge, se dirigent nu pieds vers les églises pour s'y mettre en prières. Ils demandent conseil, ils implorent les secours d'en haut. Alors Bohémond, celui dont les avis sont toujours goûtés, s'écrie : Illustres princes, jurons tous à l'envi que personne de nous, tant qu'il vivra, ne se détachera de cette pieuse confédération, avant d'avoir baisé le tombeau du Sauveur, pour la délivrance duquel nous nous sommes mis en route. Cet avis fut unanimement accueilli, le serment fut prêté ; les fidèles se ranimèrent et leurs cœurs étaient fortifiés. Découverte de la Sainte Lance. — Vers la même heure, un clerc nommé Pierre,[110] natif du pays qu'on appelle la Provence, vint se présenter à l'évêque du Puy et au comte de Toulouse ; il assurait que pendant son sommeil le bienheureux André lui était apparu et l'avait sévèrement averti trois ou quatre fois d'aller trouver les princes d'Occident pour leur dire de chercher, dans l'église du prince des apôtres, la sainte lance qui avait percé le côté de notre Seigneur Jésus-Christ. Il m'a donné, ajoutait le prêtre les renseignements les plus certains sur l'endroit où doit se faire la découverte : je suis donc venu vous transmettre exactement les ordres dont il m'a chargé; car le saint apôtre André m'a menacé des plus terribles châtiments et même de maie mort si j'osais résister aux ordres du ciel. L'évêque et le comte communiquèrent cette nouvelle aux autres chefs; on se rendit dans l'église au lieu désigné, et, après avoir creusé quelque temps la terre assez profondément, on découvrit la lance miraculeusement annoncée. Le bruit s'en répand. Les croisés accourent à l'église : le pieux gage est couvert d'offrandes et de baisers. Les troupes reprennent courage, et l'enthousiasme divin leur rend leur ancienne valeur. Bataille d'Antioche. — Disposition des troupes. — Dans cette ferveur que Dieu même inspirait aux siens, chefs et soldats se réunissent : il n'y a qu'une voix pour décider que la bataille sera livrée le lendemain à Corboran, et Pierre l'ermite est chargé d'aller lui annoncer cette résolution. Tous au point du jour assistent dans les églises au service divin ; ils l'entendent dans un pieux recueillement, et les prêtres les avertissent de faire une sincère confession de tous leurs péchés, de se fortifier en recevant le corps et le sang du Sauveur, et de ne plus rien craindre en marchant intrépidement au combat contre les ennemis de la croix. Le quatrième jour avant les calendes de juillet, après avoir invoqué les secours d'en haut, l’année se range en bataille et s'avance dans l'ordre suivant.[111] La première division avait pour chef Hugues-le-Grand, et on lui adjoignit Anselme de Ribemont,[112] avec beaucoup d'autres seigneurs dont je ne sais ni le nombre ni les noms ; la seconde était guidée par le comte de Flandre, par Robert-le-Frison et tous ceux qui dès le commencement s'étaient attachés à leur fortune ; la troisième par le duc de Normandie Robert, Etienne, comte d'Albemarle, et les seigneurs de leur suite ; la quatrième était conduite par Aymard, évêque du Puy, par le comte de Toulouse[113] et leurs vassaux ; cette troupe avait avec elle la sainte lance ; la cinquième, par Renaud, comte de Tout, Pierre de Siadeneis, Garnier de Grai, Henri de Hache, Gaultier de Domedart, et beaucoup d'autres; la sixième avait pour chefs, Raimbaut, comte d'Orange, Louis de Mascoris, Lambert, fils de Gonon de Montaigu; à la tête de la septième, paraissaient l'illustre duc Godefroi, et le vénérable Eustache son frère. Tancrède, cet illustre chevalier, commandait la huitième. Venait ensuite la neuvième, sous les ordres du comte Hugues de Saint-Paul, et de son fils Engelran, de Thomas de Féria, de Baudouin du Bourg, de Robert, fils de Gérard, de Renaud de Beauvais, de Galon de Chaumont; la dixième commandée par Rotrou, comte du Perche, Evrard de Puyset, Drogon de Monti, Radulf, fils de Godefroi, et Conan de Bretagne; la onzième, par Guiscard, comte de Die, Raymond Pelet, Gaston de Béarn, Guillaume de Montpellier et Guillaume Amanjeu. La douzième division, qui venait la dernière, et qui était plus forte que les autres, avait pour chef Bohémond, chargé de porter des secours opportuns à ceux qui plieraient sous l'effort des ennemis. On laissa dans la ville, pour la garder, le comte de Toulouse, qui était alors sérieusement malade ; car on craignait que ceux des ennemis qui tenaient encore dans la citadelle au haut de la montagne, voyant en l'absence des chefs la ville dégarnie, ne tombassent impunément sur les faibles, sur les infirmes et sur un peuple sans défense. Aux troupes des croisés s'étaient mêlés des prêtres et des lévites, revêtus d'étoles blanches et tenant à la main le signe de notre rédemption. Ceux qui étaient restés à Antioche se couvrirent de leurs habits sacrés, et, persévérant dans les larmes et dans les prières, montèrent sur les remparts pour supplier Dieu de sauver son peuple. Au moment où nos troupes sortaient de la ville, il arriva qu'une douce rosée tomba d'un ciel serein: il semblait qu'avec elle Dieu versait sur l’armée sa grâce et sa bénédiction. Non-seulement les hommes, mais les chevaux y puisèrent une vigueur nouvelle ; et ces animaux, qui pendant longtemps n'avaient eu pour pâture que des feuilles et des écorces d'arbres, surpassèrent dans toute cette journée les chevaux des ennemis par leur vitesse et par leur aptitude à supporter la fatigue. Victoire des croisés. — Corboran, voyant nos troupes sortir de la ville, disposa les siennes et rangea les différents corps en bataille, leur donnant pour chefs des amiraux[114] et des rois, au nombre de vingt-neuf,[115] dont les noms suivent : Meleduchac, émir Soliman, émir Solendas, émir Hegible, émir Inatoanc, émir Mahomet, Camyath, Cotoloseniar, Magalgo, Telon, Batulius, Boesach, émir Biach, Accien, Sansodole, émir Goian, Ginahadole, émir Tidingin, émir Vathap, Sogueman, Boldagis, émir Ilias, Gelisassam, Gigremis, Amygogens, Artabeth, émir Tacaor, émir Mosse.[116] Corboran les animait tous au combat, en leur promettant des récompenses, en leur recommandant de se souvenir de leur valeur ordinaire, et de ne pas s'inquiéter des vains efforts de cette armée affaiblie, de cette populace affamée, de cette multitude ignorante et indisciplinée. En outre le Soudan de Nicée, Soliman, avait rangé ses troupes avec soin et avait déterminé habilement ceux qui devaient précéder, ceux qui devaient suivre. Nos princes occupaient toutes les montagnes et toutes les plaines qui s'étendent devant la ville, à une distance de deux milles. Enfin, les clairons donnèrent le signal, les trompettes et les instruments sonnèrent; nos troupes se déployèrent et marchèrent à l'ennemi. Le choc eut lieu, et les trois premières divisions, attaquant avec ardeur, accablèrent l'ennemi à coups de lances et d'épées. Les fantassins armés d'arcs et de frondes précédaient les cavaliers, et par leurs furieuses clameurs s'efforçaient d'intimider les Turcs, tandis que les cavaliers les secondaient par leurs charges vigoureuses. Cependant toutes les divisions, sauf la dernière, venaient de prendre part à l'action et combattaient si intrépidement, qu'après avoir perdu beaucoup des leurs, les Turcs allaient rompre leurs rangs et prendre la fuite, quand du côté de la mer Soliman accourut avec deux mille hommes[117] ; il se jeta avec impétuosité sur le corps de réserve commandé par Bohémond, le prit en queue et l'accabla d'une grêle de flèches, qui semblait envelopper nos troupes dans un nuage ; puis, laissant l'arc de côté, les ennemis se servirent du sabre et de la masse d'armes[118] avec tant de fureur, que Bohémond aurait eu peine à soutenir leur choc, si le duc Godefroi et Tancrède avec lui ne fussent arrivés à propos, et par leurs exploits admirables n'eussent semé dans les rangs des Turcs les blessures et la mort. Alors Soliman eut recours à un autre moyen : habile dans l'art de nuire, il fit mettre le feu à du foin et de la paille qu'il avait disposés en tas vis-à-vis de notre armée. Cet embrasement donnait peu de flamme, mais une fumée noire et épaisse. A la faveur de cette fumée qui obscurcissait l'air, les ennemis tuèrent quelques-uns de nos fantassins. Mais Dieu, qui dirige les vents, en tourna le souffle contre les païens : cette fumée les aveugla et les obligea à prendre la fuite. Les chefs de la milice chrétienne les poursuivent de près, les forcent, l'épée dans les reins, à se rejeter sur l'armée de Corboran déjà en désordre ; ils les tuent sans pitié, et arrivent jusqu'à leurs tentes, qu'ils savaient être défendues par les meilleures troupes ennemies. Les Turcs résistent avec un acharnement désespéré : alors s'engage une mêlée furieuse. Les casques d'airain résonnent comme des enclumes frappées par le marteau ; les fers se heurtent et étincellent, les épées mugissent comme des tonnerres; les hommes tombent à terre, la tête fendue; les cuirasses sont brisées, les entrailles sortent du ventre, les chevaux fatigués sont baignés de sueur et n'ont pas un instant de repos. Les bataillons pressés sont à peine séparés par la distance nécessaire au maniement des armes : Turcs et croisés se serrent de près, mains contre mains, pieds contre pieds, corps contre corps. La victoire incertaine hésitait à se décider : tout à coup on vit descendre des montagnes une troupe invincible dont les guerriers montés sur des chevaux blancs portaient de blanches bannières. Les chefs, à l'inspection des drapeaux, comprirent qu'elle était conduite par saint George, saint Démétrius et saint Maurice,[119] qui venaient défendre leur cause. Cette vision jeta la terreur dans le cœur des Sarrasins; les chrétiens sentirent augmenter leur espoir et leur ardeur. Dieu ne dessilla pas les yeux de tous, mais seulement de ceux à qui il voulut faire connaître sa protection mystérieuse. Aux Turcs il se révéla pour les confondre, aux autres pour leur montrer un triomphe prochain. A la vue de ce signe miraculeux, les Turcs épouvantés prennent la fuite, abandonnant un riche butin. On aperçut alors, quelques-uns du moins, des anges voltigeant dans les airs, et lançant sur les Turcs en fuite des traits enflammés. Dès le commencement du combat, Corboran s'était retiré à l'écart et s'était posté sur une colline : lorsqu'il vit la déroute subite des siens, il les abandonna, s'enfuit au-delà de l'Euphrate ; pour être plus sûr d'échapper et de se dérober à toutes les poursuites, il quittait son cheval dès qu'il était rendu, et en prenait un autre: il en changea jusqu'à neuf fois. Les chefs croisés, craignant d'épuiser leurs chevaux, poursuivirent mollement les fugitifs, à l'exception de Tancrède et de quelques autres, qui coururent après eux jusqu'au coucher du soleil et en firent un grand carnage. Dieu avait jeté dans l'âme des Sarrasins un si grand effroi, qu'ils ne cherchaient ni à résister ni à repousser les attaques de ceux qui les poursuivaient. Dix des nôtres étaient pour eux comme dix mille hommes. Pillage de camp de Corboran. — Après avoir remporté une si glorieuse et si importante victoire, les princes croisés rentrèrent dans le camp ennemi. Ils y trouvèrent une si grande quantité de richesses en or, en argent, en pierreries, en pièces de soie, en vêtements précieux, en vases inestimables qu'il est impossible d'en compter le nombre ou d'en évaluer le prix. Parmi les dépouilles figuraient aussi des chevaux, des troupeaux de gros et de menu bétail, des denrées, des vivres en grande abondance, des esclaves, des servantes, des enfants, avec des tentes et des pavillons. Tout ce butin fut rapporté à Antioche. Il y avait une tente d'un travail admirable, aussi grande qu'une ville, avec des tours, des remparts, des bastions, le tout recouvert en soie de diverses couleurs. Le milieu de ce palais servait de quartier principal, le reste se divisait en différents pavillons qui servaient en quelque sorte de faubourgs à cette ville. Deux mille hommes auraient pu y habiter à l’aise. Quant aux Turcs qui étaient dans la citadelle sur la montagne, se voyant abandonnés de tous leurs amis, ils la rendirent aux chefs croisés à condition qu'ils se retireraient librement et avec la vie sauve. Ces faits eurent lieu l'an du Seigneur 1098, le vingtième jour du mois de juin. Description d'Antioche. — Mortalité. — Course aux environs d'Antioche. — Les chefs étant de retour à Antioche et la ville jouissant de la tranquillité la plus complète, ils jugèrent bon, surtout l’évêque du Puy, de rétablir dans son premier éclat la cathédrale consacrée jadis au prince des apôtres, ainsi que les autres églises, et d'instituer partout des prêtres qui le jour et la nuit servissent le Seigneur. Ils réintégrèrent en grande pompe, dans ses anciens droits, le patriarche nommé Jean, et donnèrent des évêques aux villes voisines qui avaient des églises cathédrales. La souveraineté d’Antioche fut déférée à Bohémond qui tenait déjà de ses compagnons d'armes le titre et le pouvoir. Depuis il passa en usage que le souverain d’Antioche aurait le titre de prince. Antioche est une ville magnifique et bien fortifiée, qui contient dans son enceinte quatre monts assez élevés, sur Fun desquels est bâtie une citadelle qui domine toute la ville. Elle est de construction élégante et entourée d'une double muraille; la muraille intérieure est large et fort haute ; elle est flanquée de quatre cent cinquante tours munies elles-mêmes de bastions et de beaux remparts. La muraille extérieure est moins élevée, mais ne le cède pas à l'autre pour la solidité. Antioche renferme trois cent quarante églises. Son patriarche a sous sa juridiction cent cinquante-trois évêques. A l'orient elle est bornée par quatre montagnes; à l'occident par un fleuve que quelques-uns appellent Farsar et d'autres Oronte. Elle fut successivement embellie par quatre vingt-cinq rois dont le premier est Antiochus qui donna son nom à Antioche. Avant de la prendre les chrétiens l'avaient assiégée pendant huit mois et un jour. Les gentils y assiégèrent de nouveau les croisés pendant trois semaines, jusqu'à la sortie et la victoire de ces derniers. L'armée s'y reposa pendant cinq mois et neuf jours. Pendant ce laps de temps, par des causes inconnues, une si terrible mortalité se jeta sur les chrétiens, qu'en peu de jours il périt jusqu'à cinquante mille personnes des deux sexes. Au nombre des victimes se trouva le seigneur évêque du Puy, qui avait été le sage guide et comme le père de tout ce peuple. Il fut enseveli au milieu des larmes de toute l'armée dans la basilique du prince des apôtres, là où avait été trouvé le fer de la sainte lance. Henri de Hache,[120] Renaud de Hamerhach, chevaliers célèbres par la noblesse de leur naissance, succombèrent aussi au fléau. Alors les chefs, pour se soustraire à cette terrible calamité, se séparèrent d'un commun accord et convinrent de se réunir aux calendes d'octobre. Après avoir fait reposer hommes et chevaux, afin d'accomplir tous ensemble leur vœu de pèlerinage, Raymond, surnommé Pelet, fit avec les siens une course de cavalerie et s'empara d'un château qu'on appelle Thalamania.[121] De là il poussa jusqu'à Maarah, ville remplie de Sarrasins, et engagea le combat avec les habitants qui étaient sortis à son approche. Ceux-ci, d'abord mis en fuite par les nôtres, finirent par remporter la victoire et par faire éprouver aux fidèles une perte considérable. Défection d’Hugues-le-Grand. — Prise d'Albarée et de Maarah. — Sur ces entrefaites Hugues-le-Grand avait été envoyé par les chefs à l'empereur Alexis. Il ne craignit pas de ternir honteusement sa gloire passée; car, après s'être acquitté de sa commission, il ne vint pas rendre réponse aux princes qui l'avaient envoyé et abandonna même l'expédition, sans se souvenir de ce passage de Juvénal[122] : Toute faute entraîne avec elle une réprobation d'autant plus manifeste que le rang du coupable est plus élevé. Cependant le comte de Toulouse assiégea et prit l'opulente ville d'Abara,[123] et y établit pour évêque un certain Pierre, natif de Narbonne. Aux calendes de novembre, tous les chefs se trouvant rassemblés au rendez-vous convenu, se mirent en route pour Jérusalem, et le quatrième jour avant les calendes d'octobre,[124] arrivèrent devant Maarah qu'ils assiégèrent. Cette place était éloignée d’Antioche d’environ trois jours de marche, et ses habitants étaient fiers de la multitude de leurs richesses. Dans leur insolence, ils plantèrent sur les tours et sur les murailles des croix, qu'en dérision des nôtres ils couvraient de crachats et d'autres saletés. Transportés d'indignation, les croisés pressent le siège et après des attaques réitérées pendant plusieurs jours, ils appliquent des échelles aux murailles, y montent avec résolution, entrent dans la ville sans rencontrer d'obstacles, et la trouvent vide. Ils s'emparent alors de toutes les richesses à petit bruit et sans désordre. Les habitants avaient pourvu à tempe à leur salut en se réfugiant dans des, cavernes souterraines. Mais le matin les nôtres mirent le feu à l'entrée de ces cavernes et forcèrent les habitants à se rendre; quelques-uns eurent la tête coupée, le reste fut jeté dans les fers. — Le onzième jour du mois de décembre, mourut à Maarah l’évêque d'Orange, homme pieux, juste et craignant Dieu. Les pèlerins restèrent dans cette ville un mois et quatre jours. Exactions de Guillaume-le-Roux. — Cette même année le roi des Anglais, Guillaume, surnommé le Roux, s'occupait en Normandie de soins guerriers, et n'en accablait pas moins ses sujets d'Angleterre d'exactions et de tributs. Il ne se contentait pas de raser; il écorchait, et se faisait haïr et détester de tous. — Vers le même temps mourut Walkelin évêque de Winchester et Hugues de Shrewsbury fut tué par les Irlandais; il eut pour successeur son frère Robert de Belesme. Séparation de l'armée. — Marche des deux corps à travers la Phénicie et la Syrie. — L'an du Seigneur 1099, les princes d'Occident et les pèlerins croisés, célébrèrent solennellement les fêtes de Noël dans la ville de Maarah. Là des dissensions s'élevèrent entre Bohémond et le comte de Toulouse ; mais, comme elles n'ont pas trait à ce qui nous occupe, passons à autre chose. Les soldats voyaient avec douleur que les chefs perdaient un temps précieux et qu'à chaque ville conquise ils-se consumaient en vaines disputes, sans s'inquiéter du but principal de leur entreprise. Alors le comte de Toulouse, pour apaiser les murmures de l'armée, prit avec lui dix mille hommes et trois cent cinquante chevaliers, et se mit en route pour Jérusalem. Il fui accompagné par le duc de Normandie Robert et par Tancrède, que suivaient quatre-vingts chevaliers et une troupe nombreuse de fantassins. Au bout de quelques jours, après avoir traversé le pays par le milieu, ils descendirent dans les plaines d'une ville située non loin de la mer et qu'on appelle Archas : ce fut là qu'ils campèrent. C'est une ville de Phénicie au pied du mont Liban. Les anciennes traditions racontent qu'elle fut fondée par Aracheus, le septième des fils de Chanaan, que de son nom elle fut appelée d'abord Archas, puis Anchas, par altération d'une lettre. Les nôtres l'assiégèrent longtemps, mais sans succès. Ce fut là qu'on remit en question le miracle de la sainte lance qui avait percé le côté du Sauveur. Les uns assuraient que ce prodige était réel et était dû à une révélation de Dieu qui avait voulu ranimer son peuple, les autres prétendaient méchamment que c'était une ruse du comte de Toulouse, et une invention de sa part pour gagner de l'argent.[125] On éleva donc un bûcher si énorme que la violence des flammes effrayait même les assistants, et en présence de toute l'armée, la sixième férié qui précède le saint jour de Pâques, le prêtre nommé Pierre, auteur de la découverte de la sainte lance, fut obligé de subir cette dangereuse épreuve. Il fit une prière, se munit du fer précieux et traversa sans être blessé ce foyer ardent. Mais comme il mourut peu après, les incrédules ne furent pas pleinement confondus. À la même époque, le duc Godefroi et les autres chefs qui étaient restés à Antioche cédèrent aux instances de l'armée et se mirent en route. Aux calendes de mars ils atteignirent Laodicée, ville de Syrie, avec vingt-cinq mille hommes, tous gens de cœur et bien armés. Là le duc Godefroi redemanda Guymer de Boulogne au gouverneur de la ville, habitée par des chrétiens. Celui-ci le tenait en prison ; mais n'osant pas répondre au duc par un refus, il le lui remit ainsi que tous ses compagnons, et rendit même la flotte qu'il avait prise ; car ce Guymer après s'être croisé, avait abordé à Laodicée avec une flotte bien garnie de soldats. Mais il avait été sur pris par les habitants et jeté dans les fers. Godefroi lui donna le commandement de sa flotte, et lui or donna de suivre avec ses vaisseaux l'armée qui continuait la route de terre. Cupidité du comte de Toulouse. — Marche des croisés jusqu'à Césarée de Palestine. — De là les princes, en côtoyant la mer, arrivèrent à Gabula, autrement appelée Gibel, ville éloignée de Laodicée d'environ douze milles. Alors ils disposèrent leur camp en cercle et tinrent la place quelque temps assiégée. Celui qui y commandait pour le soudan d'Egypte offrit au duc Godefroi six mille écus d'or, et beaucoup d'autres présents, s'il voulait se désister du siège. Mais, ne pouvant le fléchir, il s'adressa, par messager, au comte de Toulouse, lui promettant la même somme s'il parvenait à le tirer, lui et sa ville, des mains du duc. Raymond reçut la somme secrètement, et envoya à Godefroi l'évêque d'Albarée pour le prier instamment de lever le siège et de venir le joindre en toute hôte, parce qu'une multitude d'ennemis accouraient du fond de la Perse pour tirer vengeance de la défaite éprouvée par Corboran sous les murs d'Antioche, et il ajoutait qu'il tenait ces renseignements de gens dignes de foi. Godefroi et les autres princes, le croyant sur parole, levèrent aussitôt le siège, laissèrent sur leur route Valence[126] et Maraclée qui est la première des cités de Phénicie, parvinrent à Tortose et enfin à la ville d'Archas, où ils établirent leur camp. Là Tancrède vint à leur rencontre et leur découvrit la ruse du comte de Toulouse. Indignés, ils se séparèrent de ce dernier, et établirent leurs tentes loin des siennes. Le comte, voyant les princes indisposés contre lui, leur envoya des présents, et parvint à les apaiser à l’exception de Tancrède. Ensuite les chefs croisés laissèrent au siège d’Arelias l'évêque d'Albarée avec une troupe de gens de guerre, et se dirigèrent sur Tripoli. À leur arrivée, ils trouvèrent le chef de la ville avec toute sa garnison qui était sortie en bon ordre. Pour châtier cette audace, ils se jetèrent vigoureusement sur cette troupe, la mirent en désordre du premier choc, et la forcèrent à rentrer dans la ville, après lui avoir tué sept cents hommes. Les pèlerins célébrèrent la Pâque du Seigneur devant Tripoli, le quatrième jour des ides d'avril. Le gouverneur de Tripoli voyant bien qu'il n'était pas de force à combattre les nôtres, leur envoya une ambassade, et obtint d'eux qu'ils cesseraient les hostilités et continueraient leur route, moyennant quinze mille écus d'or, des chevaux, des mulets, des étoffes de soie, des vases précieux. Il dut y ajouter aussi de nombreux troupeaux en gros et en menu bétail. Alors les croisés descendirent le long des côtes ayant à gauche les défilés du mont Liban, et traversant le territoire de Biblos au bord de la mer, ils vinrent camper dans un lieu qu'on appelle Emmaüs. Trois jours après, ils campèrent devant la ville de Béryte,[127] et le jour suivant atteignirent Sidon. Le lendemain, ils passèrent à Sarepte, berceau du prophète Élie et parvinrent à Tyr, métropole de ce pays. De là ils partirent pour Acre ; d'Acre ils se dirigèrent entre le Carmel et la mer, en laissant à gauche la Galilée, vers Césarée, métropole de la Palestine, qu'on appelle autrement la tour de Straton. Quelques chefs passèrent par le château de Béthel, et, [à leur tour], arrivèrent sous les murs de Béryte, le jour de l'ascension de Notre-Seigneur. De là ils passèrent par Caiphas et Atea,[128] qui ne sont éloignées l'une de l'autre que d'une portée d'arc, et toute l'armée réunie célébra, à Césarée, les fêtes de la Pentecôte le quatrième jour avant les calendes de juillet. Marche de Césarée à Jérusalem. — Après s'être reposés pendant trois jours dans cette ville, les croisés laissèrent à leur droite des lieux maritimes tels qu'Antipatride et Joppé, traversèrent [le fleuve] Eleuctère[129] et arrivèrent à Lidda, appelée aussi Héliopolis, où repose le corps du fameux martyr George ; son église avait été détruite peu de temps avant l'arrivée des croisés par les ennemis de Jésus-Christ, qui craignaient que les poutres de la basilique, par leur extrême longueur, ne pussent servir à construire des machines et à battre les murailles. Le comte de Flandre et Robert, partis de Lidda, atteignirent Ramla, et, entrant par les portes qui étaient ouvertes, ils trouvèrent la ville entièrement déserte ; car la nuit précédente, les Turcs, apprenant l'arrivée des nôtres, s'étaient retirés pour pourvoir à leur salut. Les autres chefs y arrivèrent le lendemain, et s'emparèrent d'abondantes provisions en blé, en vin, en huile; ils s'y arrêtèrent trois jours, nommèrent évêque de la ville un certain Robert, Normand de nation, et lui donnèrent, à titre perpétuel, la possession de Lidda, de Ramla, avec les faubourgs adjacents ; puis ils continuèrent leur route et arrivèrent à Nicopolis. Nicopolis est une cité de Palestine qui jadis, n'étant qu'une bourgade, était appelée Emmaüs. Aux portes de cette ville, où l'on sait que le Christ se promena avec Cléophas après sa résurrection, se trouve une fontaine dont les eaux salutaires ont la propriété de guérir de leurs infirmités les hommes ou les bêtes de somme qui s'y baignent; car on dit que le Christ, passant un jour avec ses disciples près de cette fontaine, s'y lava les pieds, et que, depuis ce temps, Peau a la vertu de remédier à toutes les maladies. Commencement du siège. — Cependant les Turcs qui occupaient Jérusalem apprenant l'arrivée des pèlerins, mettaient tous leurs soins à bien fortifier la ville. Ils exigèrent de chacun des fidèles qui habitaient Jérusalem tout l'argent et toutes les richesses qu'ils pouvaient posséder, et extorquèrent, tant au patriarche qu'au peuple qui lui était soumis, jusqu'à quatorze mille écus d'or ; puis, après les avoir dépouillés de leurs biens, ils les chassèrent tous de la ville[130] à l'exception des vieillards, des infirmes, des femmes et des enfants. Cependant les pèlerins qui sentaient que tout retard était dangereux, se mirent en route dès le matin avec l'enthousiasme le plus ardent. Quand du haut d'une colline voisine ils contemplèrent Jérusalem, la ville sainte, ils gémirent et versèrent des larmes de joie; nu-pieds, ils continuèrent leur route avec ferveur, arrivèrent sous les murs de la ville le huitième jour des ides de juin, et en formèrent aussitôt le siège. Le nombre des assiégeants, dit-on, s'élevait à quarante mille fantassins environ et à quinze cents chevaux, outre les malades, les vieillards, et la populace sans défense. On assure que dans la ville se trouvaient quarante mille Turcs, tous de bonnes troupes et bien armés, disposés à défendre, contre cette attaque formidable, la ville de leur maître, et à veiller sur leur salut et sur celui de leurs amis. Les chefs croisés voyant bien qu'ils n'auraient rien à gagner du côté de l'orient, de l'occident ou du midi, où la ville était défendue par des précipices profonds, prirent le sage parti de diriger le siège vers le nord. Ils étendirent donc leur camp depuis la porte qu'on appelle la porte de Saint-Étienne et qui regarde le septentrion, jusqu'à la tour nommée la tour de David, qui est située dans la partie occidentale de la ville. En ligne, Godefroi fut le premier, et, après lui, s'étendirent le duc de Normandie, Robert, et le comte de Flandre. Près de la tour à qui un angle avait fait donner le nom d'Angulaire, se tint le seigneur Tancrède avec d'autres nobles chevaliers ; le comte Raymond de Toulouse établit ses quartiers à partir d'une autre tour jusqu'à la porte occidentale ; et du côté du nord, au pied de la montagne sur laquelle la ville est bâtie, entre Jérusalem et l'église de Sion qui en est éloignée d'une portée d'arc, il posta une partie des siens. C'était le lieu où le Sauveur fit la cène avec ses disciples et leur lava les pieds ; c'est là aussi que l'Esprit Saint descendit sur les disciples en langues de feu ; c'est là que la mère de Dieu paya tribut à la nature humaine; c'est là enfin qu'aujourd'hui encore on vient honorer le tombeau du bienheureux Etienne, premier martyr. Premier assaut. — Construction de machines. — Disette d'eau. —Arrivée d'un convoi. — Ayant donc disposé leur camp en cercle, les chefs, cinq jours après leur arrivée, tirent sonner les trompettes, les clairons, les instruments guerriers, et donnèrent le signal d'un assaut général. Tous, se revêtant de leurs armes, depuis le chef le plus fameux jusqu'au plus humble soldat, coururent au rempart: et, dans cet assaut, telle fut leur persévérance et leur intrépidité, que, malgré là résistance des habitants, ils forcèrent les avant-murs, obligèrent les défenseurs à se mettre à l'abri des murailles intérieures, et leur firent voir l’impossibilité de la résistance. Et, si dans l'élan qui les animait ils eussent eu des échelles ou des machines, sans nul doute ce jour-là eût vu se terminer leur glorieuse entreprise. Mais, après avoir combattu sept heures durant avec la même ardeur, ils s'aperçurent enfin que sans machines ils ne pouvaient pas faire grands progrès, ils remirent à un autre temps la prise de Jérusalem, et se procurèrent à grand-peine des ouvriers pour élever les machines, et des bois de fabrication, qu'ils transportèrent au camp avec d'énormes dépenses. Ces matériaux les mirent à même de construire des tours, des pierriers, des trébuchets, des béliers avec des truies[131] pour saper les murailles. Car ils regardaient comme inutiles tous leurs travaux passés, s'ils étaient forcés de renoncer à l'objet principal de leur pénible pèlerinage. Ainsi donc notre armée tout entière était occupée à construire des machines, à dresser des échelles et des claies; le siège traînait en longueur et, comme le sol qui entoure Jérusalem est aride et sans eau, qu'il n'a ni ruisseaux, ni fontaines, ni puits, si ce n'est à une distance de cinq ou six milles de la ville, le peuple de Dieu souffrait cruellement de la soif. Les Turcs en outre, apprenant l'arrivée des croisés, avaient bouché avec du sable ou d'autres matières le peu de sources qui pouvaient s'y trouver, afin d'aggraver les difficultés du siège. Pour que l'eau ne pût se rassembler sur aucun point, ils avaient brisé aussi les citernes et les réservoirs d'eaux pluviales, ou les avaient cachés pour priver les assiégeants de tout préservatif contre la soif. L'armée se dispersait donc en divers lieux pour chercher de l'eau. Ceux qui étaient sortis en petit nombre et qui découvraient des sources étaient rencontrés par une troupe plus nombreuse que le même dessein conduisait hors du camp, et qui leur disputait la possession de la fontaine : souvent même la discussion dégénérait en rixe violente. Les chevaux, en outre, les mulets, les ânes, les bestiaux, les troupeaux, épuisés par la soif et par l'aridité du sol, mouraient, corrompus intérieurement. Le camp se remplissait d'une odeur fétide et intolérable. L'air était infecté d'un germe contagieux. Sur ces entrefaites arriva au camp un messager qui annonçait que la flotte génoise avait abordé au port de Joppé, et qui demandait aux chefs un corps de troupes pour protéger l'arrivée du convoi. Le comte de Toulouse envoya un certain Galdemar, brave chevalier, avec trente chevaux et cinquante fantassins, et lui adjoignit, de peur d'insuffisance, Raymond Pelet et Guillaume de Sable avec cinquante cavaliers. Cette troupe, étant arrivée dans les plaines de Lidda et de Ramla, rencontra six cents Turcs qui, se jetant sur les nôtres, tuèrent d'abord quatre cavaliers et plusieurs fantassins; mais à la fin les nôtres eurent le dessus, massacrèrent deux cents Turcs et mirent le reste en fuite. De notre côté périrent deux gens de marque, Gilbert de Crène et Ayeard de Montmerle. La troupe continua son chemin jusqu'à Joppé, où elle arriva sans encombre, et elle en partit avec le convoi qu'elle ramena devant Jérusalem. L'armée reçut avec la plus vive joie ce renfort et cette consolation à ses maux. Second assaut interrompu par la nuit. — Au bout d'un mois de travail les machines furent enfin terminées. Alors les évêques et ceux qui pratiquaient la sagesse jugèrent bon de rétablir la paix publique, d'ordonner des jeûnes, des processions solennelles et de ferventes prières. Au jour convenu, après avoir rempli ces devoirs religieux, la plus grande partie de l'armée se couvrit de ses armes et se disposa à assiéger la ville. Tous n'avaient qu'un but, ou perdre la vie pour Jésus-Christ, ou rendre au culte chrétien la ville sainte. L'attaque commence ; ils s'efforcent d'approcher les machines des murailles pour combattre de plus près les Turcs qui résistent sur les tours et sur les remparts. Mais les habitants, ardents à se défendre, font jouer leurs machines avec un horrible fracas, et lancent une multitude de traits, une pluie de flèches, une grêle de pierres. Les nôtres, de leur côté, à l'abri sous les claies et sous leurs boucliers, répondent avec l’arc et la baliste, font voler les traits et les cailloux qu'on peut jeter avec la main, et dans leur ardeur à s'élancer sur les remparts fatiguent et épouvantent les assiégés. Pendant ce temps, ceux qui sont placés au bas des machines et des châteaux roulants, à laide des pierriers et des mangonneaux, dirigent contre les murailles des quartiers de roche, des pierres énormes, et à force de les battre et de multiplier les coups, espèrent ruiner les retranchements et y faire brèche. Quant à ceux qui avec des machines de moindre dimension lançaient sur les remparts des pierres moins lourdes, ils craignaient d'atteindre les nôtres, et en général leurs coups ne portaient guère : car les Turcs avaient suspendu sur les remparts, les tours et les murailles, des sacs pleins de paille et de litière, des cordes, des tapis, des matelas garnis de duvet, dont le peu de résistance devait amortir le choc des pierres, et rendre inutiles les efforts des croisés. Comme ils lançaient aussi sans relâche des pierres avec leurs machines et des traits avec leurs arcs, ils les forcèrent enfin à renoncer à ce moyen. Les nôtres alors s'attachèrent à combler le fossé avec des plâtras, des pierres, des branchages, de la terre, et à parvenir jusqu'au pied des murs. Mais les assiégés, pour détourner leurs efforts, se mirent à jeter sur les machines elles-mêmes des tréfovels[132] allumés, des dards enflammés enduits de soufre et d'huile, afin de les réduire en cendres. Les chefs s'empressèrent d'étouffer le feu en jetant du sable et beaucoup d'eau sur ce dangereux incendie. Ainsi notre armée combattait, partageant sur trois points mêmes fatigues, mêmes périls; car elle était conduite par trois chefs, le duc Godefroi, le duc de Normandie Robert, et enfin le comte de Toulouse. L'assaut dura depuis le matin jusqu'au soir, sans avantage signalé d'un côté ni d'un autre. La nuit survint et interrompit le combat. L'assaut repris. — Magiciennes tuées. — Apparition. — Jérusalem au pouvoir des croisés. — Le lendemain de grand matin, à peine l'aurore eût-elle annoncé les premiers feux du jour, que les croisés sortirent pour recommencer l'assaut; et tous ceux qui avaient combattu la veille revenaient à la charge. Les uns, à l'aide des machines, lançaient contre les murs des pierres aussi grosses que des meules ; les autres tâchaient d'approcher les châteaux roulants le plus près possible des murailles ; ceux-ci accablaient à coups d'arcs et de balistes les Turcs des tours pour les empêcher de se montrer, et ce soin les occupait sans relâche ; ceux-là avec des flèches et des pierres chassaient les habitants des remparts. Les assiégés ripostaient vigoureusement par des traits, des pierres et des pots fragiles enduits de soufre, de poix, de lard, de graisse, d'étoupe, de cire, de bois sec et de paille : ils avaient mis le feu à ce mélange, afin d'incendier nos machines. Ils employaient aussi d'autres instruments de guerre. Des deux côtés la lutte était meurtrière. Les uns étaient broyés, par le choc des pierres ; les autres étaient percés par les flèches à travers boucliers et cuirasses ; d'autres étaient renversés par les cailloux des frondeurs. Et il était difficile de distinguer laquelle des deux armées combattait avec le plus d'ardeur. Il y avait surtout une de nos machines qui lançait contre la ville avec une extrême violence d'énormes quartiers de rocher. Le Sarrasins, ne pouvant s'en défaire par aucun moyen, amenèrent deux magiciennes, dont les conjurations et les artifices diaboliques devaient la frapper d'impuissance. Mais pendant qu'elles se livrent à leurs évocations et à leurs enchantements, une grosse pierre partie de cette même machine, les écrase toutes deux avec les trois servantes qui les avaient accompagnées sur le rempart, et les fait rouler sans vie du haut du mur dans le fossé. L'armée chrétienne accueille leur chute avec des applaudissements et des cris de joie : les assiégés sentent l'effroi se glisser dans leurs âmes. Cependant l'assaut s'était prolongé jusqu'à la septième heure du jour. Les nôtres, désespérant du succès, et fatigués au-delà de leurs forces, résolurent d'éloigner du rempart les tours et les autres machines où le feu des assiégés commençait à faire des ravages, se promettant de recommencer l'attaque le lendemain. Mais voici que Dieu manifesta sa puissance, et ranima leur découragement. Car sur la montagne des Oliviers, on vit paraître un guerrier qui agitait et faisait briller une épée flamboyante, et qui donnait aux chrétiens le signal de revenir au combat et de renouveler l'assaut. A la vue de ce prodige, Godefroi est transporté de joie ; il rappelle à grands cris ses soldats qui retournent à la charge avec autant d'ardeur que s'ils n'eussent pas combattu tout le jour. Ce qui augmentait encore leurs forces et leur confiance, c'est qu'un solitaire qui habitait sur le mont des Oliviers, leur avait prédit avec assurance que ce jour-là éclairerait la prise de Jérusalem. Transportés d'enthousiasme à ces signes de la protection divine, les fidèles se regardaient comme vainqueurs. Déjà, conduites par la main du Seigneur, les troupes des comtes et du duc de Lorraine ont réussi à combler le fossé et à se frayer un chemin jusqu'au pied des murs. Les Sarrasins commencent à se fatiguer. Godefroi exhorte ses troupes à mettre le feu aux matelas remplis de duvet, aux sacs garnis de paille qui protègent les murs. La flamme s'étend, animée par le vent du nord, et une fumée épaisse se répand dans la ville. Elle s'accroît de moment en moment : ceux qui défendent le mur intérieur ne peuvent plus ouvrir ni tes yeux ni là bouche, et ils abandonnent la garde du rempart. Le duc s'en aperçoit; il se saisit en toute hâte des poutres que les ennemis avaient suspendues pour nous nuire, d'un côté les amène sur la tour roulante et les y attache solidement, de l'autre les fait tomber sur les murs de Jérusalem. Alors il baisse le pont-levis dont la machine était munie, et qui vient s'appuyer sûr ces poutres. Le premier de tous, en intrépide chevalier, il paraît sur les murs de la ville. Son frère Eustache, le duc de Normandie Robert, le comte de Flandre avec ses frères Litolf et Gilbert, se précipitent sur ses pas. Ils sont suivis d'une multitude de cavaliers et de fantassins en si grand nombre, que le pont a peine à les supporter. Les Turcs voyant que les nôtres sont maîtres de la muraille, et que le duc y a planté son étendard, abandonnent les tours et les remparts, et se réfugient dans les sinuosités des rues. Cependant sur un autre point les croisés, apprenant que la plupart des chefs se sont emparés des tours, appliquent des échelles aux murailles, les escaladent et se joignent aux autres. Alors le duc Godefroi détache quelques soldats vers la porte septentrionale qu'on appelle aujourd'hui la porte de Saint-Paul, pour qu’ils l'ouvrent et qu'ils introduisent ceux des croisés qui attendent au dehors. Ils s'acquittent promptement de leur commission, et toute l'armée fait son entrée dans Jérusalem, le dixième jour de juillet, la sixième férié, vers la neuvième heure.[133] Ainsi fut prise la ville de Jérusalem, l'an de grâce 1099, le dixième jour de juillet, la sixième férié, vers la neuvième heure, trois ans après que le peuple des fidèles s'était mis en marche pour le saint pèlerinage ; le pape Urbain II gouvernant l'église romaine, Henry régnant sur l'empire des Romains, Alexis sur l'empire des Grecs, Philippe étant roi de France, Guillaume-le-Roux d'Angleterre, et enfin pendant le règne éternel de celui qui est au-dessus de tous, de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui soient honneur et gloire dans les siècles des siècles ! Massacre des Sarrasins. — Après la prise de la cité sainte, le duc Godefroi et tous les fidèles qui l'accompagnaient se répandirent, l'épée nue, sur les places publiques, massacrant sans distinction tous les ennemis qu'ils rencontraient. Telle était la quantité des corps morts et des têtes coupées qu'on ne pouvait plus ni marcher, ni passer, si ce n'est sur des cadavres. Tous ces faits étaient encore inconnus au comte de Toulouse et aux autres chefs, qui combattaient vigoureusement au bas de la montagne de Sion. Mais quand ils entendirent les clameurs des Turcs et des croisés, et les cris des mourants, ils comprirent que la ville était prise d'assaut et que nos troupes étaient victorieuses. Aussitôt ils appliquèrent des échelles à la muraille, et sans trouver d'obstacles ils atteignirent les remparts, semant la mort sur leur passage. Toutes leurs troupes les eurent bientôt suivis : or, il arriva que les Turcs qui cherchaient à éviter l'épée victorieuse de Godefroi et de ses compagnons, tournèrent de ce côté, rencontrèrent les soldats du comte, et tombèrent ainsi de Scylla en Charybde. Alors eut lieu par toute la ville un si épouvantable carnage, que les vainqueurs eux-mêmes eurent horreur et dégoût d'avoir versé tant de sang. Cependant Tancrède, apprenant qu'une multitude de Sarrasins s'étaient enfermés dans l'enceinte du temple,[134] y courut avec une troupe de gens de guerre, en força les portes, et après un grand massacre s'empara, dit-on, de richesses immenses en or et en argent : à cette nouvelle les autres princes y introduisirent des cavaliers et des fantassins, qui passèrent au fil de l'épée tous ceux qu'ils y trouvèrent et firent couler le sang par torrents. On assure que dans l'enceinte de ce temple il périt, jusqu'à dix mille Turcs, sans compter tous peux qui avaient été tués par la ville et dont le nombre n'était pas moindre ; car les nôtres, courant çà et là sur les places et dans les rues, pénétraient dans les lieux les plus retirés, traînaient hors de sa maison, hors de son asile le plus secret, le père de famille, avec sa femme, ses enfants et tous les siens, et les tuaient en pleine rue, ou les jetaient du haut en bas et leur brisaient la tête. Quiconque réussissait le premier à forcer une maison ou un palais et à y entrer, acquêt rait sur la demeure et sur toutes les richesses qu'elle renfermait un droit irréfragable ; et comme les assiégeants étaient convenus que dans le pillage de la ville, la possession du premier occupant deviendrait héréditaire, celui qui pouvait entrer le premier dans un édifice quelconque clouait à la porte un étendard, un bouclier, ou toute autre arme, pour annoncer à ceux qui surviendraient que la place était prise et qu'ils devaient ailleurs porter leurs pas. Visite des lieux saints. — Richesses trouvées à Jérusalem. — Après s'être emparés de Jérusalem et de toutes les dépouilles quelle renfermait, et avoir apaisé le désordre, les pèlerins victorieux déposèrent les armes. Pleurant et gémissant en signe d'humilité, les pieds nus, pleins d'une ferveur ardente, ils commencèrent à aller visiter les lieux que le Sauveur avait daigné sanctifier par son adorable présence, et spécialement l'église consacrée à sa passion et à sa résurrection divines. C'était un admirable spectacle que de voir les fidèles des deux sexes s'avancer pieusement vers les lieux saints, transportés d'une joie douce et recueille, versant d'abondantes larmes, et remerciant le Seigneur pour sa bonté qui les avait conduits au terme de leur pèlerinage, pour sa munificence qui accordait à leurs travaux et aux combats qu'ils avaient soutenus pour lui une récompense bien au-dessus de leurs mérites. Tous en outre avaient dans le cœur l'espoir assuré d'une rétribution future; les bienfaits qu'ils recevaient en ce jour leur étaient un gage certain des bienfaits plus grands qui leur étaient réservés : la possession de cette Jérusalem terrestre, but de leur pèlerinage, les faisait en quelque sorte participer à la Jérusalem des cieux. En même temps les évêques et les prêtres avaient purifié les églises de la ville et surtout l'enceinte du temple, des cadavres qui y étaient amoncelés et de toutes les souillures païennes; après avoir consacré au vrai Dieu ces lieux sanctifiés, ils y célébrèrent en présence de l’année des messes solennelles en l’honneur d'un si heureux succès, et rendirent grâces aux vainqueurs. Or, ce jour-là quelques-uns virent apparaître dans la cité sainte cet homme si recommandable par toutes les vertus, Aymard, évêque du Puy, qui était mort à Antioche (comme nous l’avons dit en passant), et qui même, au dire de plusieurs croisés dignes de foi, était monté le premier sur les murs de Jérusalem et avait animé les autres à y entrer avec lui. Ces mêmes personnes assurèrent qu'elles le voyaient encore et de leurs yeux corporels, visitant les saints lieux avec les princes chrétiens. Une foule d'autres, qui pendant le pèlerinage s'étaient pieusement endormis dans le Seigneur, furent vus aussi par une foule de gens : ils accompagnaient le peuple de Dieu et parcouraient avec ferveur les lieux saints. Le vénérable Pierre Termite qui, cinq ans auparavant, avait rendu visite au patriarche, au clergé et au peuple de Jérusalem, et dont la sollicitude avait déterminé les princes d'Occident à la croisade, fut reconnu par tous les habitants. Ils l'entouraient à genoux et les yeux baignés de larmes; ils le remerciaient avec ardeur d'avoir mis tant de zèle et de fidélité à exaucer leurs prières, et d'avoir décidé les rois et les princes à se dévouer à tant de travaux pour la cause du Christ. Quand ils eurent accompli ces devoirs religieux, les princes revinrent dans les demeures et dans les maisons que leurs serviteurs leur avaient préparées; et la ville était si bien pourvue de provisions de toute espèce, que depuis le premier jusqu'au dernier, tous commencèrent à regorger de biens. En effet, outre la quantité d'or et d'argent, de pierreries, de vêtements précieux qu'on avait trouvés dans les édifices et dans le pillage des maisons, il y avait en abondance du blé, du vin, de l'huile, et de l’eau dont la privation les avait tant fait souffrir pendant le siège. Aussi ceux qui s'étaient emparés des maisons, pouvaient céder à leurs frères indigents autant de vivres que besoin en était. Et d'ailleurs, comme le lendemain de la victoire et les jours suivants, tout ce qui pouvait se vendre était exposé dans le marché public à des prix très modérés, les plus pauvres du peuple se procurèrent largement ce qui leur était nécessaire. Élection du roi et du patriarche. — Les chefs croisés passèrent à Jérusalem dans le repos et dans la joie sept jours, le temps consacré par le Créateur ; le huitième jour ils se réunirent pour décider, avec l'inspiration de l'Esprit Saint, auquel de leurs collègues ils conféreraient la souveraineté du pays et le pouvoir royal dans la cité sainte. Après qu'on eut écarté des prétentions rivales, tous les suffrages se réunirent sur le duc Godefroi, et le nouvel élu vint se présenter au saint sépulcre, au milieu des cris de joie, des hymnes et des cantiques. Ils s'occupèrent aussi d'établir un patriarche à Jérusalem. Avec la protection du duc de Normandie, Robert, un certain évêque de Matera, en Calabre, éleva sur le siège patriarcal un Arnulf, son ami et fils de prêtre, connu parmi les pèlerins pour son incontinence et pour la légèreté de ses mœurs; mais sa mort, qui arriva peu après, le força de déposer une dignité dont il n'était pas digne. Après lui le siège resta vacant pendant cinq mois, et les princes qui étaient encore présents, après une mûre délibération, donnèrent le titre de patriarche et le soin des âmes au vénérable Daimbert. Il avait été auparavant évêque de Pise ; c'était un homme fort instruit et habitué, dès son enfance, aux affaires ecclésiastiques. Arrivée d'Emiren à Ascalon. — Les croisés marchent à sa rencontre et le mettent en fuite. — Les fidèles venaient à peine de conquérir la ville sainte, lorsque le sultan d'Egypte, qui était aussi prince de Damas, apprenant la prise de Jérusalem, fît venir le chef de sa milice El-Afdal, et lui ordonna de rassembler toutes les forces de l'Egypte et de son vaste empire, de remonter vers la Syrie et de faire disparaître ce peuple téméraire de la surface de la terre, de manière à anéantir jusqu'à son nom. Cet El-Afdal était Arménien de nation, et né de parents chrétiens. L'espoir d'obtenir d'immenses richesses lui avait fait abjurer sa foi ; il avait reçu le nom d'Emiren avec les eaux de la régénération; mais depuis son apostasie, on l'appelait El-Afdal. Cet ennemi de la croix réunit donc toutes les forces de l'Egypte, de l'Arabie et de Damas, et arriva à Ascalon où il campa avec ses troupes, pour marcher ensuite sur Jérusalem. Alors les pèlerins, qui ne craignaient rien tant que de souffrir encore une fois les misères d'un siège, se réunirent, clergé et peuple. Tous, recourant d'abord aux armes spirituelles, se rendirent au saint sépulcre, le cœur contrit, pleurant et priant humblement. Là, prosternés sur le sol, ils implorèrent le Dieu de miséricorde, le suppliant de délivrer son peuple d'un si grand danger. Le Seigneur leur donna la confiance; ils partirent de Jérusalem et se dirigèrent vers Ascalon pour attaquer bravement l'ennemi ; ils portaient avec eux une partie du bois de la sainte croix, qu'un habitant de Jérusalem, nommé Syrus, avait récemment présenté aux princes comme un dépôt conservé depuis bien longtemps dans sa famille. Cependant Godefroi, le nouveau roi de Jérusalem, arriva à Ramla avec les autres chefs croisés, et là il eut l'avis certain qu'Emiren était à Ascalon avec ses troupes. Alors il se fit précéder par deux cents cavaliers qui, s'étant un peu avancés pour reconnaître la direction et la position des ennemis, rencontrèrent des troupeaux de bœufs, de chevaux et de chameaux avec les pasteurs qui les gardaient. Quand les nôtres les eurent atteints, les cavaliers chargés de défendre les bergers, et les bergers eux-mêmes, prirent la fuite, laissant les troupeaux sans gardiens On en prit cependant quelques-uns, dont les rapports firent connaître qu'Emiren, qui avait établi son camp à sept milles de là, se proposait de détruire l'armée chrétienne dans deux jours. Notre armée se composait de douze cents cavaliers et de six mille fantassins tout au plus qui, décidés à engager le combat, se partagèrent en neuf corps. Trois prendront les devants; trois autres placés au milieu seront suivis des trois derniers, en sorte que, de quelque côté que l'ennemi doive attaquer, il trouve un triple front de bataille. Les croisés, après s'être emparés sans peine de ce butin dont j'ai parlé et dont la quantité dépasse le calcul, passèrent joyeusement la nuit dans ce lieu même. Dès que le matin fut venu, les clairons et les trompettes sonnèrent, les troupes se rangèrent, et tous se mirent en marche avec autant d'ordre que s'il n'y eût eu qu'un seul homme, en se recommandant au Dieu qui donne la victoire, et en plaçant leurs espérances en lui. Tout à coup, au moment où nos légions, avec la régularité qu'exige la discipline, s'avançaient lentement au combat, voici que les troupeaux, poussés, on peut le croire, par une inspiration divine, se mettent à courir à droite et à gauche sur le flanc de l'armée, dressant leurs cornes et leurs queues, et sans que rien puisse les arrêter. Les ennemis aperçurent de loin cet étrange spectacle; mais ayant la vue troublée par les rayons du soleil, ils perdirent courage même avant de combattre, car ils pensèrent qu'une multitude innombrable venait les attaquer : ils étaient cependant eux-mêmes fort nombreux. Le duc de Normandie, Robert, que ses hauts faits mettent souvent en scène, conduisait ce jour-là les croisés, et portait leur drapeau; il vit de loin l'étendard de l’émir, dont le bois, surmonté d'une pomme d'or et couvert en argent, reluisait au soleil. Pensant bien que l’émir se tenait auprès de son étendard, il se jeta intrépidement au milieu des ennemis, perça jusqu'à lui, et le frappa d'un coup mortel. Ce trait d'audace jeta l’épouvante dans le cœur des gentils. Lamentations d'Emiren. — Pillage de son camp. — L'émir alors respirant à peine et blessé mortellement, jeta un profond soupir et exhala ses plaintes en ces termes : O créateur de toutes choses, quel événement! quel funeste malheur! quel sort jaloux nous poursuit ! Hélas ! quel déshonneur ineffaçable, quel opprobre éternel est imprimé à notre nation ! Douleur amère ! j'ai rassemblé, j'ai amené jusqu'ici deux cent mille cavaliers et tant de fantassins, que leur multitude est innombrable : je croyais qu'ils pouvaient conquérir le monde entier, et voici que mille cavaliers et quelques milliers de fantassins, car ils ne sont pas plus, suffisent pour les tailler honteusement en pièces. Ah, sans nul doute, ou leur Dieu est tout-puissant et combat pour eux, ou bien le nôtre est irrité contre nous et nous châtie dans sa terrible colère. Et maintenant, en admettant les chances les plus heureuses, je ne me relèverai pas de ma défaite, mais je retournerai dans ma patrie pour y vivre déshonoré le reste de mes jours. Ainsi il se plaignait douloureusement et se lamentait avec beaucoup de larmes et de soupirs. Au moment où les Turcs se préparaient à fuir, un chevalier lorrain, qui se tenait au dernier corps d'armée avec le duc Godefroi et chevauchait à ses côtés, leur coupa la retraite en occupant la plaine ; tandis qu'au premier corps d'armée, le duc de Normandie, Robert, pénétrait dans leurs rangs avec ses chevaliers et ses archers ; de l'autre côté les nôtres les prirent en queue, et en firent à leur aise un horrible carnage. Quant à l'émir, on le plaça sur un dromadaire qui l'emporta rapidement loin du théâtre du combat. Après cette victoire, gagnée par la protection céleste, notre armée entra dans le camp des ennemis ; elle y trouva de l'or et de l'argent, des meubles de toute espèce, des pierreries, des richesses étrangères qui sont tout à fait inconnues dans nos contrées, et tout cela en si grande quantité, que les croisés, rassasiés jusqu'au dégoût, dédaignaient miel et gâteaux, et que le plus misérable pouvait dire : L'abondance me rend pauvre. Le duc Robert acheta pour vingt marcs d'argent l'étendard de Ternir à ceux qui s'en étaient emparés pendant qu'il poursuivait l'ennemi, et vint le déposer sur le saint sépulcre, en mémoire d'un si mémorable triomphe. Un autre acheta l'épée de ce même émir pour quarante besants d'or. Ainsi, après avoir mis en fuite leurs adversaires, et avoir remporté ce grand succès, dû à la faveur divine, ils retournèrent, pleins de joie, à Jérusalem, chargés de dépouilles et emmenant avec eux un immense butin: Départ de la plupart des chefs. — Tancrède prince de Tibériade, puis d'Antioche. — Tout étant donc terminé pour le bien, et leur vœu de pèlerinage étant heureusement accompli, le duc de Normandie Robert et le comte de Flandre revinrent dans leurs états. Quelques-uns racontent que le duc Robert n'ayant pas voulu lors de l'élection accepter le royaume de Jérusalem, s'attira la colère de Dieu, et que désormais, tant qu'il vécut, il ne lui arriva rien d'heureux, comme le prouvera la suite de cette histoire. Après le départ des princes pour l'Europe, le roi Godefroi, qui n'avait gardé avec lui que le seigneur Tancrède, le comte Garnier de Grai, et quelques autres chevaliers d'Occident, gouverna vaillamment et sagement le royaume que Dieu lui avait confié. Il céda en souveraineté et en possession héréditaire la ville de Tibériade sur le lac de Génésareth, avec tout le comté de Galilée et la ville maritime de Caiphas, appelée aussi Porphyria, au seigneur Tancrède, qui dans sa principauté s'appliqua tellement à plaire à Dieu, qu'aujourd'hui encore les églises de cette contrée se glorifient de son patronage. Lorsque deux ans après il se rendit aux prières de ceux qui l'appelaient à la souveraineté d'Antioche, il enrichit par une Joule de largesses cette église déjà si fameuse dès les temps anciens. Il conquit aussi beaucoup de villes et de châteaux, et recula fort loin les bornes de ses domaines. Brève description de la Palestine. — Étymologie du nom de Jérusalem. — Nous savons que la cité sainte de Jérusalem est bâtie sur de hautes montagnes et dans la tribu de Benjamin. A l'occident se trouvent la tribu de Siméon, le pays des Philistins, et la mer Méditerranée, où est située la ville de Joppé, à vingt-quatre milles de Jérusalem. Entre cette dernière ville et la mer, s'élèvent le bourg fortifié d'Emmaüs, Modin,[135] le refuge des saints Macchabées, Nobe, la ville des prêtres, et Dispolis ou Lydda. Ce fut là que Pierre guérit le paralytique Énée, qu'il logea chez le corroyeur Simon, qu'il reçut les messagers du centenier Corneille ; c'est près de là, à Joppé, qu'il ressuscita parmi les disciples une femme nommée Tabithe:[136] A l'orient de Jérusalem coule le Jourdain, et s'étendent le désert de quatorze milles où vécurent les fils des prophètes, la vallée des Forêts et la mer Morte. En deçà du Jourdain se trouvent Jéricho et Galgala, la demeure d'Elisée : au-delà du Jourdain Galaad, Basan, Ammon et Moab, dont le territoire fut partagé plus tard entre les tribus de Ruben, de Gad et la demi-tribu de Manassé.[137] Tout ce pays aujourd'hui est désigné sous le nom général d'Arabie. Au midi se prolonge la tribu de Juda où l'on voit Bethléem, lieu consacré par la nativité du Sauveur, Thécua, la ville des prophètes Habacue et Amos, Hébron, nommé aussi Cariathârbé,[138] tombeau des saints patriarches. Au septentrion on trouve Gabaon, célèbre par la victoire de Josué, fils de Nun, la tribu d'Éphraïm, la ville de Silo, Sichar,[139] le pays de Samarie, Bethel, témoin de l'impiété de Jéroboam, Sébaste, tombeau d'Elisée et d'Abdias, célèbre par le martyre de Jean Baptiste : on l'appelait anciennement Samarie, du mont Somer, nom que prit aussi tout le pays qui composait le territoire des rois d'Israël. On y voit aussi Néapolis ou Nicopolis.[140] Ce fut là que les fils de Jacob, Siméon et Lévi, pour venger le viol dont Sichem, fils d'Hémor, s'était rendu coupable envers leur sœur Dina, le passèrent lui et tous les mâles[141] au fil de l’épée, puis livrèrent la ville aux flammes. Mais ta métropole de la Judée, c'est Jérusalem, nommée d'abord Salem dans les anciennes écritures à cause de Sem, fils aîné de Noé qui la fonda et y régna. Il fut depuis appelé Melchisédech, et offrit le pain et le vin à Abraham qui revenait du massacre des quatre rois. On croit que ce Melchisédech est le roi de justice sauvé par Dieu du déluge pour que le Christ naquît de sa race.[142] D'après saint Jérôme, il y avait aussi en ce temps-là une autre ville du même nom de Salem, sur laquelle régnait également ce même Melchisédech, et dont les ruines sont montrées encore aujourd'hui près du cours du Jourdain. Salem de Judée fut prisé par les Jébuséens, qui l'appelèrent Jebus. De leur nom et de celui de Salem on fit Jérusalem, puis Jérusalem en changeant le b en r. David ayant chassé le roi Jebus, on l'appela la cité de David, et, sous le règne de son fils Salomon, on l'appela Jérosolyme, c'est-à-dire Jérusalem de Salomon. Quarante-deux ans après la passion de Notre-Seigneur, en punition des péchés des Juifs, la ville fut assiégée par Titus, fils de Vespasien et général des Romains, qui s'en empara et la détruisit, en sorte que, pour accomplir la malédiction de Dieu, il n'en resta pas pierre sur pierre.[143] Un demi-siècle après, Élius Adrianus, quatrième empereur après Titus, la rebâtit et l'appela de son nom Élia. Avant sa ruine, Jérusalem était située sur le versant rapide qui s'incline tout à fait du côté de l'orient et du midi, et s'appuyait sur le flanc de la montagne de Sion-et de la montagne de Moria : elle n'avait sur ces éminences que le temple et une citadelle nommée Antonia. Adrien la réédifia sur le faîte même de ces deux montagnes ; et par les constructions nouvelles, le calvaire témoin de la passion et de la résurrection de Jésus-Christ, et qui jusqu'alors était hors de la ville,[144] se trouva renfermé dans l'enceinte des murailles. Description de Jérusalem et de ses environs. — Lieux célèbres. — Cette ville sainte et chérie de Dieu est plus petite que les plus grandes et plus grande que les médiocres. Elle va en s'allongeant, et est de forme carrée, mais plus longue que large. Des vallées profondes l'entourent de trois côtés. Vers l'orient s'étend la vallée de Josaphat, au fond de laquelle s'élève l'église de la sainte mère de Dieu. C'est là qu'elle fut ensevelie, à ce qu'on croit, et l'on y montre son glorieux tombeau. Au fond de cette vallée passe le torrent de Cédron, qui a pour source les eaux pluviales, et dont il est dit : Il est sorti au-delà du torrent de Cédron, etc. ; du côté du midi s'étend la vallée de Gehennon, contiguë à la précédente qui échut par le sort à Benjamin et à Juda, quand la terre fut partagée au cordeau. La vallée se prolonge jusqu'au faite de la montagne, qui redescend au revers de Gehennon à l'occident. Là est Acheldemach, c'est-à-dire le champ du sang, acheté au prix du Seigneur, et qui sert de lieu de sépulture aux étrangers. A l'occident de cette même vallée est située l'ancienne piscine, célèbre au temps des rois de Juda,[145] et plus loin la piscine supérieure dite du Patriarche, auprès de ce cimetière qui se trouve dans une grotte surnommée la grotte du Lion. Du côté du septentrion, on arrive à Jérusalem par un chemin uni : c'est le lieu où, dit-on, le premier martyr Etienne fut lapidé. Le patriarche de la cité sainte a sous sa dépendance quatre archevêchés, celui de Césarée, celui de Tyr, celui de Nazareth, celui de Pétra ou Montréal. Le premier siège est en Palestine, le second en Phénicie, le troisième en Galilée, le quatrième dans la province des Moabites. L'archevêque de Césarée a pour suffragant l'évêque de Sébaste ; celui de Tyr a pour suffragants les évêques d'Acre, de Sidon, de Béryte, de Béline ou Césarée de Philippe;[146] celui de Nazareth a pour suffragant l'évêque de Tibériade. L'archevêque de Pétra n'a qu'un seul suffragant, le chef de l'église grecque sur le mont Sinaï. Sans aucun intermédiaire, le patriarche étend sa juridiction sur les évêques suffragants de Bethléem, de Lydda, et sur celui d’Hébron, lieu où furent enterrés Adam et Eve, ainsi qu'Abraham, Isaac et Jacob. Dans la ville il y a des lieux Vénérables, tels que l'église de la résurrection sur le calvaire ou Golgotha, avec des chanoines noirs sous l'autorité d'un prieur, le temple de Dieu avec un ordre militaire, un autre temple où sont établis des clercs. Dans l'église de la montagne de Sion, se trouvent des chanoines réguliers sous l'autorité d'un abbé; dans l'église du mont des Oliviers, des chanoines réguliers sous l'autorité d'un abbé; dans l'église de la vallée, de Josaphat, des moines noirs sous l'autorité d'un abbé; dans l'église latine, des moines noirs sous l'autorité d'un abbé. Tous ces chefs de communautés sont mitres, et ont droit, aussi bien que les évêques, d'assister le patriarche dans son ministère. Il y a aussi d'autres villes qui n'ont pas d'évêques, comme Ascalon, qui dépend de l'évêque de Bethléem ; Joppé, des chanoines du Saint-Sépulcre; Neapolis, des desservants du temple; Caïphas, de l'archevêque de Césarée. Nazareth est le lieu où naquit Marie mère de Dieu, et où le fils du Très-Haut descendit dans le sein d'une vierge. C'est à Bethléem que naquit le pain céleste. Le Jourdain est le fleuve où Jésus-Christ fut baptisé. Près, de là est un autre lieu où le Christ jeûna et fut tenté par le diable ; le lac de Genesareth, où Jésus-Christ appela ses disciples et fit plusieurs miracles; le mont Thabor, où eut lieu sa transfiguration; la montagne de Sion, où le Sauveur fit la cène avec ses disciples, où l'Esprit saint descendit sur eux, où la mère de Dieu quitta ce monde; le calvaire, où le Christ fut mis en croix et mourut; le sépulcre où il fut enseveli, et ressuscita le troisième jour ; le mont des Oliviers, où, monté sur une ânesse, il fut honoré par les enfants, et d'où il fit son ascension glorieuse; Béthanie où il ressuscita Lazare ; Siloé, où il rendit la vue à un aveugle de naissance ; Gethsémani, c'est-à-dire la vallée de Josaphat, où le Christ fut pris par les Juifs, et où Marie fut ensevelie ; l'église de Saint-Étienne, où le martyr succomba sous les pierres; Sébaste, où Jean-Baptiste fut enterré ainsi que les prophètes Elysée et Abdias. — Mais c'est assez parler de la terre de Jérusalem et de la sainte cité. Construction d'un palais à Westminster. — Expédition de Guillaume-le-Roux dans le Maine. —Faits divers. —Cette même année, qui est l'an 1099 depuis la naissance du Christ, le roi des Anglais, Guillaume, revint de Normandie en Angleterre, et tint d'abord sa cour à Westminster, dans le palais nouvellement bâti. Comme il était allé le visiter avec ses chevaliers, ceux-ci dirent que cette demeure était trop grande et plus considérable qu'il ne fallait. Le roi leur répondit : Elle n'est pas encore à moitié de la grandeur que je compte lui donner : ce n'est qu'une chambre à coucher en comparaison du palais que je me propose de construire. Peu après, tandis qu'il était à chasser dans la Forêt-Neuve, arriva du Mans un messager qui lui annonça que ses gens y étaient assiégés. Aussitôt il se dirigea vers le bord de la mer, et s'embarqua précipitamment. Les matelots lui disaient : Pourquoi, ô le plus grand des rois, te mettre en mer par une si horrible tempête? Ne crains-tu pas péril de mort ? Mais lui : Je n'ai jamais entendu dire qu'un roi se fût noyé. Et il traversa la mer. Dans tout le cours de sa vie, c'est le seul trait qui lui acquit de la réputation et lui fît honneur. De là il gagna le Mans, chassa du pays le comte Elie,[147] reconquit la cité, et repassa en Angleterre. Cette même année, le roi Guillaume donna l’évêché de Durham à Ranulf-le-Chicanier,[148] fort méchant homme, et Osmond, prélat de Salisbury, quitta ce monde. Cette même année, dans l'été, on vit du sang sortir en bouillonnant de terre, près de Fischam-Steed, dans le Berkshire, et, après ce prodige, le ciel parut tout rouge pendant une nuit entière, comme s'il était en feu. Mort de Guillaume-le-Roux. — Détails. — L'an du Seigneur 1100, le roi des Anglais, Guillaume, surnommé le Roux, tint sa cour en grande pompe à Gloucester, pendant les fêtes de Noël; à Winchester, pendant celles de Pâques ; à Londres, vers le temps de la Pentecôte. Le lendemain du jour de Saint-Pierre-aux-Liens, il partit pour aller chasser dans la Forêt-Neuve. C'est là que Gaultier Tyrel, en voulant frapper un cerf de sa flèche, atteignit le roi, qui, percé au cœur, tomba à terre sans prononcer un seul mot, et termina sa vie cruelle par cette mort misérable. Cet événement avait été précédé de plusieurs présages ; car ce même roi Guillaume, la veille de sa mort, vit en songe le sang jaillir de son corps, comme il jaillit après une saignée. La trace de son sang se prolongeait jusqu'au ciel, obscurcissait le jour et en voilait la lumière. Le roi, se réveillant en sursaut et adressant une prière à la vierge Marie, se fit apporter des flambeaux, ordonna à ses serviteurs de rester dans sa chambre, et passa le reste de la nuit sans dormir. Le matin, au lever de l'aurore, un moine d'outre-mer, qui était venu à la cour du roi pour les affaires de son église, raconta à Robert, fils d'Aymon, seigneur puissant et l'un des familiers du roi, un songe étonnant et épouvantable qu'il avait eu cette nuit même. J'ai vu, disait-il, pendant mon sommeil, le roi entrer dans une église, et, d'un geste superbe et dédaigneux (c'était en effet sa coutume), il a semblé mépriser les assistants ; puis, saisissant le crucifix avec les dents, il a mordu les bras de Jésus et lui a presque cassé les jambes. L'image du Christ, après avoir longtemps supporté ces outrages, a étendu enfin le pied droit et a poussé le roi si violemment, qu'il est tombé sur le dos et a mesuré le pavé. Alors nous avons vu, pendant qu'il était ainsi renversé, sortir de sa bouche des flammes si pressées el si épaisses, qu'un nuage de fumée, comme un vaste chaos, s'éleva en tourbillonnant jusqu'aux astres. Robert vint rapporter cette vision au roi, qui poussa de grands éclats de rire, et dit : Songe de moine! Songe de moine qui veut gagner ! donne-lui cent sols, pour qu'il n'ait pas rêvé en pure perte. Cependant, la nuit qui précéda le jour de sa mort,[149] le roi avait eu aussi une terrible vision ; il avait aperçu un enfant très beau qui se tenait sur un autel. Pressé par la faim et par une étrange envie, il s'était approché et avait mordu à la chair de l'enfant, laquelle lui avait paru très savoureuse. Comme.il voulait s'en repaître encore, l'enfant, d'un œil étincelant et d'une voix menaçante, lui avait dit : Arrête, tu en as assez ! Le roi, réveillé, consulta dès le matin un évêque sur ce songe qui le préoccupait. L'évêque, voyant dans ce rêve le signe de la vengeance divine, lui dit : Cher sire, cessez de persécuter l'Église, car, en vérité, c'est un avertissement de Dieu qui vous punit doucement; mais n'allez pas chasser comme vous en avez dessein. Le roi ne tint pas compte de ces avis salutaires, et entra dans la forêt pour y chasser. Tout à coup un grand cerf passa devant lui, et le roi de crier au chevalier qui l'accompagnait (c'était Gaultier Tyrel) ; Tire, tire donc, de par le diable ! Le trait partit, et l’on peut rappeler ici ce vers en quelque sorte prophétique et parfaitement applicable : Le trait une fois lancé vole, et rien ne peut le rappeler. La flèche vint se heurter contre un arbre, fit un détour, et alla frapper le roi juste au milieu de la poitrine. Il tomba sur le coup. Tous ceux qui l'accompagnaient à la chasse, Gaultier Tyrel le premier, s'enfuirent de côté et d'autre. Des passants trouvèrent le corps baigné dans le sang et déjà livide ; ils le placèrent sur un mauvais chariot de charbonnier traîné par une maigre haridelle. Le paysan se vit obligé de transporter le corps du roi à la ville voisine ; mais, en passant dans un chemin boueux et creusé d'ornières, son fragile chariot se rompit, et il abandonna à ceux qui voudraient s'en charger le cadavre raide et fétide étendu au milieu de la boue. A la même heure, le comte de Cornouailles, qui était allé chasser dans une forêt éloignée de deux journées de marche de celle où ces événements se passaient, se trouva par hasard seul et éloigné de ses compagnons. Il rencontra alors un grand bouc tout velu et tout noir,[150] qui emportait le corps de Guillaume, tout noir aussi, tout nu, et blessé au milieu de la poitrine. Il adjura le bouc, au nom de la sainte et indivisible Trinité, de lui expliquer ce qu'il voyait. Le bouc lui répondit : J'emporte, d'après le jugement de Dieu, Guillaume-le-Roux, roi ou plutôt tyran ; car je suis l'esprit malin, et je suis chargé de punir sa méchanceté qui s'est exercée aux dépens de l'église du Christ; c'est moi qui l'ai fait périr de male mort, par l'ordre du premier martyr d'Angleterre, le bienheureux AI bans, qui s'est plaint à Dieu des iniquités commises dans cette île de Bretagne qu'il avait le premier sanctifiée de son sang. Le comte raconta sur-le-champ cette aventure à ses compagnons; mais, avant trois jours, il connut que les faits étaient vrais, les ayant appris par des messagers qui en avaient été témoins oculaires. La mort misérable de Guillaume fut annoncée, comme nous l'avons dit, par le sang qui sortit de terre en bouillonnant. D'autres présages d'ailleurs ne manquèrent pas. En effet, Anselme, archevêque de Cantorbéry, celui qui, chassé par la tyrannie de Guillaume, avait erré pendant trois ans sur le continent, vint de Rome à Marcigny[151] vers les calendes d'août, pour s'entretenir avec saint Hugues, abbé de Cluny. Au moment où la conversation était tombée sur le roi Guillaume, le vénérable abbé dit à l'archevêque, en attestant la vérité de son récit : J'ai vu, la nuit dernière, le roi amené devant le trône de Dieu, et accusé; le juge infaillible portait contre lui sentence de condamnation. Mais l'abbé ne s'expliqua pas davantage pour le moment, et l'archevêque, respectant sa haute sainteté, ne se permit pas de l'interroger, pas plus qu'aucun de ceux qui étaient présents. Le jour suivant, l'archevêque partit de Marcigny pour Lyon, et, dans la nuit, après que les moines qui accompagnaient Anselme eurent récité les matines en sa présence, voici qu'un jeune homme, vêtu richement et le visage serein, apparut à l'un des clercs de l'archevêque, qui était couché dans son lit, à la porte de la chambre du prélat, mais ne dormait pas encore, quoiqu'il eût les yeux fermés. Il l'appela par son nom : Adam, dit-il, dors-tu? — Non, répondit l'autre. — Eh bien! veux-tu apprendre une nouvelle? —Volontiers. — Et alors l'apparition: —Sache et sois assuré que le différend qui existait entre l'archevêque et le roi Guillaume est à la veille de se terminer. Le clerc, tout joyeux de ces paroles, souleva la tête, ouvrit les yeux, mais ne vit personne. De même, pendant la nuit suivante, tandis qu'un autre moine du même archevêque assistait aux matines et y chantait, voici qu'on lui présenta un parchemin tout petit, pour qu'il le lût. Le moine ayant jeté les yeux sur l'écrit, y trouva ces mots : Le roi Guillaume est mort. Aussitôt il ouvrit les yeux, mais ne vit personne autre que ses compagnons. Quelques instants après, deux des moines allèrent trouver Anselme, lui annoncèrent la mort du roi, et l'engagèrent vivement à vouloir bien reprendre au plus vite sa dignité pontificale. Vices de Guillaume-le-Roux. — Ce fut grande justice que ce roi perdit la vie au milieu du cours de ses iniquités, lui que sa cruauté mettait hors du genre humain, lui qui par le conseil des pervers faisait toujours tout le mal qu'il pouvait. Ennemi des siens, plus ennemi encore des étrangers, ennemi le plus cruel de lui-même, il accablait ses sujets de tributs et de tailles continuels ; sans cesse il inquiétait ses voisins par ses guerres et ses exactions. Il avait pris l'Angleterre à la gorge, et ne la laissait pas respirer. Lui-même et tous ses familiers se faisaient un jeu du pillage, de la destruction, du bouleversement. Leur violence se livrait impunément aux adultères. Toutes les rapines, tous les désordres dont jusque-là on n'avait pas eu d'exemple, pullulèrent à cette époque. Le jour où périt ce méchant roi détesté de Dieu et du peuple, il occupait en propre l'archevêché de Cantorbéry, les évêchés de Winchester et de Salisbury, et douze abbayes. Ces possessions ecclésiastiques il les vendait, ou les donnait à ferme, ou les gardait dans sa main. Loin de se cacher pour se livrer à ses débauches, il osait donner impudemment des scandales publics. Que dirai-je de plus? Tout ce qui pouvait plaire à Dieu et à ceux qui aimaient Dieu déplaisait au roi et à ceux qui aimaient le roi. Il fut enterré le lendemain de sa mort, à Winchester, après avoir régné treize ans. La joie publique était telle, qu'il n'y eut pas une larme versée sur son tombeau.
[109] On les appelait danseurs de corde, dit Gibbon. [110] Pierre Barthélémy, du diocèse de Marseille. [111] Douze divisions en l'honneur des douze apôtres. [112] Riburgis, peut-être Ribodi mons en Picardie. Le seigneur de Ribemont était naturellement vassal du comte de Vermandois. [113] D'après ce qui est dit plus bas, on doit croire que ce commandement lui fut seulement destiné. [114] Amiralii. — Ducange dit que chez les Sarrasins, le terme honorifique d’amir ou émir (seigneur), était donné aussi bien aux officiers civils et aux gouverneurs de provinces qu'aux chefs qui commandaient sur terre et sur mer. Ce nom pénétra en Europe avec les croisades, et fut restreint aux chefs des flottes. Les Siciliens et les Génois s'en servirent les premiers. En France, la charge d'amiral ne fut établie que sous Philippe-le-Hardi, fils de saint Louis, en 1284. Cette dignité était aussi en usage dans l'empire byzantin. [115] Gibbon fait remarquer que les dissensions des successeurs de Malek-Shah favorisèrent les progrès des croisés dans l'empire seldjoukide, et que ces princes s'inquiétaient peu du danger public. Les vingt-huit émirs qui avaient suivi les drapeaux de Kerboga étaient ses rivaux ou ses ennemis. On avait composé une armée de levées faites à la hâte dans les villes et dans les tentes de la Syrie et de la Mésopotamie, tandis que les vieilles bandes étaient retenues au-delà du Tigre où elles se détruisaient dans les guerres civiles. Chap. lviiie, Matthieu Paris ne paraît pas avoir connaissance des négociations des croisés avec les Fatimides du Caire, qui profitaient de l'abaissement des Seldjoukides. [116] Nous avons conservé les noms des chefs sarrasins tels que les donne Matthieu Paris en changeant seulement amir en émir, On sent combien les vrais noms orientaux sont défigurés dans cette énumération. [117] C'est bien peu, d'après ce que nous savons des nombreuses armées des Orientaux. Les historiens des croisades font monter l'armée de Kerboga à six cent raille hommes. Au reste, la confusion de la bataille a passé dans le récit. [118] Malleis, marteaux, maillets. [119] Mercurium (texte hic), évidemment mauricium, qui est conforme à tous les récits. Quelques-uns disent saint Théodore, au lieu de saint Démétrius. [120] Ou d'Asques (de Ascha). [121] Peut-être Salamia. [122] Hugues-le-Grand n'avait probablement jamais lu Juvénal. [123] Ne serait-ce pas plutôt Albarée ? (Voyez. Michaud.) Ce qui expliquerait episcopus Albariensis qui est plus bas, et que nous traduisons ainsi. [124] Dans cette phrase, il y a transposition des noms de mois ; il faut tire octobre avant novembre. La victoire sûr Kerboga est du mois de juillet la marche des croisés d'Antioche sur Laodicée est du mois de mai de l’année suivante. Il fallut que les cris des soldats réveillassent l'indolence des chefs. [125] Le comte Raymond avait été choisi par son fidèle sujet, au nom de l'apôtre André, pour gardien de la sainte lance. La quantité d'aumône que cette relique attirait au comte de Toulouse, excita la jalousie des autres chefs. Longtemps les clameurs et les armes des Provençaux défendirent l'authenticité de leur palladium national, sur le compte duquel Foulcher de Chartres ne craint pas de dire : On a, trouvé une lance, peut-être cachée fallacieusement. Le mauvais succès de l'épreuve fit tomber la sainte lance dans le mépris, et les Provençaux essayèrent en vain d'y substituer une croix, un anneau ou un tabernacle. [126] Valence ou Balanas. Maradlea. Il faut lire Manicleu, qui est la ville de Phénicie citée par Guillaume de Tyr. [127] Urbs Britensium. Il n'y a aucune ville sur la côte, excepté Béryte (Baruth), qui se rapproche de ce mot. Ce ne peut être Botrys, ou Botrium, qui se trouve au-dessus de Biblos. [128] Probablement la ville en face de Caipha, appelée aujourd'hui Atlil. (Carte du voy. en Orient) [129] Comme ils s'arrêtèrent trois jours sur les bords du fleuve Éleuclère, entre Tyr et Sidon, ils y furent assaillis par des serpents qu'on appelait Tarenta, et dont la morsure les faisait mourir avec de violentes douleurs et une soif inextinguible. C'était très probablement le gecko ordinaire ou d'Egypte (Lacerta Gecko de Linnée). — Cependant ce fait emprunté au récit de M. Michaud ne peut convenir, du moins géographiquement, au passage que nous annotons. Il est évident qu'il ne s'agit pas ici de l'ancien fleuve Leontès, mais d'un lieu ou d'un fleuve situé dans la plaine de Saron, à moins que Matthieu Paris n'ait été induit en erreur. [130] Exceptis senibus, etc. Le récit de M. Mïchaud ne laisse point de doute sur le sens. Les femmes, les enfants, les vieillards furent retenus en otage ; ceux qui étaient en âge de porter les armes se trouvèrent condamnés à des travaux qui surpassaient leurs forces. Un grand nombre avait été chassé par les Sarrasins, d'autres emprisonnés. [131] Scrofa, probablement des machines en forme de grouin. [132] Vieux mot, signifiant grosse bûche; dans le teste torres incensos. [133] Un vendredi, à trois heures après midi (jour et heure de la passion). [134] Julien essaya en vain de faire rebâtir le temple de Jérusalem, détruit par Titus, Omar, en 640, reconstruisit sur l’emplacement de l'ancien temple une grande mosquée. C'est là sans doute le templum dont parle, ici et plus bas, Matthieu Paris. [135] Mathathias, fuyant la tyrannie d’Antiochus Épiphane, s'était retiré sur la montagne de Modin avec ses cinq fils Jean, Simon, Judas, Eléazar et Jonathas. C'est de là que les Macchabées donnèrent le signal de la résistance. [136] Les Actes des apôtres disent que Pierre alla de Lydda à Joppé pour ressusciter Tabithe. Ce fut à Joppé qu'il logea chez Simon et reçut les messagers de Corneille. Mais cette inexactitude est sans importance. [137] C'est-à-dire la demi-tribu orientale : car la demi-tribu occidentale se trouvait sur la Méditerranée, et comprenait Césarée, Samarie, etc. [138] Cariath-Arbé, c'est-à-dire la ville d'Arbé. [139] Probablement Sichem. [140] Aujourd'hui Naplouse, probablement Salem, dont parle l’Écriture, près de Scythople ou Scythopolis. [141] Nous traduisons filios par les mâles, conformément au récit de la Genèse. Le chapitre xxxiv de la Genèse nous fait assister à ce drame sanglant, où les fils de Jacob montrent autant de perfidie que de cruauté. [142] Matt. Paris adopte l'opinion des docteurs latins qui voient dans Melchisédech, Sem, fils de Noé. Dans le chapitre VII de son Epître aux Hébreux, saint Paul explique, en faveur de la loi nouvelle, la tradition relative à ce personnage mystérieux, a qui st, dit-il, sans père, sans mère, sans généalogie, qui n'a ni commencement ni fin de sa vie, et qui étant ainsi l'image du Fils de Dieu, demeure prêtre pour toujours. Il établit de là la supériorité du sacerdoce de Melchisédech, c'est-à-dire de Jésus, sur le sacerdoce de Lévi, du sacerdoce chrétien sur le sacerdoce légal. Quoi qu'il en soit de l'existence réelle ou symbolique de Melchisédech, on ne peut y voir un ange, comme l'a cru Origène, ni l'Esprit saint, comme le prétendaient les disciples de l'hérétique Théodore. Quant à la ville de Salem dont Melchisédech était roi, Josèphe, saint Jérôme et d'autres y voient Jérusalem, bien que le même saint Jérôme, dans une lettre à Evagre, croie qu'il s'agit de Salem des Sichimites. Il hésite dans son opinion, mais ne dit pas que Melchisédech régnait à la fois sur deux villes du nom de Salem, ainsi que le passage de Matt. Paris pourrait le faire penser. [143] Aucun passage authentique n'autorise à croire que Jérusalem ait été complètement détruite par Titus. Ce ne fut qu'après la révolte, des Juifs sous Adrien que cette ville, prise et saccagée de nouveau, fut rainée au point que les pierres servirent, à rebâtir Élia Capitolina. Adrien ne comprit point dans sa nouvelle ville l'emplacement de l'ancienne ; il défendit aux Juifs d'y entrer, et-fit même, dit-on, labourer la place où s'élevait jadis le temple. [144] Ainsi que le saint sépulcre, qui était également au nord de l'ancienne Jérusalem. — La nouvelle ville d'Élia s'étendait beaucoup moins du côté du midi, et, dans le quatrième siècle, la montagne de Sion était encore inhabitée. [145] C'est probablement l'ancienne piscine nommée probatique, parce qu'on y lavait les animaux destinés aux sacrifices. Quant à la grotte du Lion, Spelunca Leonis, le silence de d'Anville et de M. de Chateaubriand dans sa belle description des environs de Jérusalem nous fait penser qu'une faute de texte a pu se glisser ici, et qu'on doit lire Absalonis. On sait qu'une tradition, qui ne peut soutenir la critique, donne les noms de sépulcres d'Absalon, de Zacharie et de Josaphat à plusieurs monuments d'architecture juive dorique, si lues au-delà du Cédron, non loin du mons Offensionis. Cependant la nature du passage et le mot cœmiterium, sembleraient faire croire qu'il s'agit des sépulcres des juges. (Voyez l’Itinéraire, tome ii, p. 77 et suiv.) [146] Bâtie par Philippe, fils d'Hérode, aux sources du Jourdain. On l'appelle aussi Beline ou Bolbek. (Voyez, pour la division ecclésiastique de la Palestine au moyen âge, les notes de l’Itinéraire, tome II.) [147] Cet Elie de la Flèche avait acheté pour dix mille sols, au rapport d'Orderic Vital, le comté du Maine à son cousin Hugues. La fille d'Elie épousa Foulques, comte d'Anjou, et de ce mariage naquit Geoffroy Plantagenet, père du roi d'Angleterre Henry II. [148] Adopt. la leçon de Glossaire : Placitatori. [149] C'est donc dans cette même nuit où eut lieu la première vision; mais Matthieu Paris dit que le roi ne put pas se rendormir. Il nous semble retrouver ici des détails ajoutés après coup. [150] Le diable y apparaissait aux Normands sous des formes épouvantables. C'était là du moins le bruit populaire accrédité par les Saxons. [151] Marcenniacum. Nous ne pouvons maintenir ici la traduction adoptée plus haut pour ce mot. La nature du passage nous fait penser qu'il s'agit de Marcigny-les-Nonains, sur les confins de la Bourgogne et du Bourbonnais. |