RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER à LA TABLE DES MATIÈRES DES PETITS POÈMES

   OPPIEN

introduction la chasse la pêche I  la pêche II la pêche III  la pêche IV

 

LA PÊCHE

ou

LES HALIEUTIQUES

TRADUIT PAR J.-M. LIMES

CHANT CINQUIÈME

Vous reconnaîtrez sans peine, ô mes souverains ! si vous prêtez quelque attention à ce que je vais mettre sous vos yeux, qu'il n'est rien qui résiste à l'industrie des hommes, ni sur la terre, cette mère commune, ni dans le vaste sein des mers : leur origine remonte sans doute à celle des dieux ; leur puissance seule est inférieure. Soit donc que leur race, analogue à celle des Immortels, ait été l'ouvrage du génie de Prométhée et le fruit de l'heureuse association des substances solides et liquides, soit que leur cœur porte la trempe, l'empreinte de l'essence divine (a) et que leur existence tire sa source du sang illustre des Titans, car, nul être n'est supérieur à l'homme, si l'on en excepte les dieux, nous ne cédons qu'à eux seuls. Que d'animaux féroces des montagnes, doués d'une force énorme, son courage n'a-t-il pas domptés ! Que de races d'oiseaux élancés, errants dans les airs, à la hauteur des nues, ne sont pas tombées sous ses coups, quoiqu'il soit inhabile à s'élever de terre ! Ni l'audace terrible du lion ne l'a mis à l'abri d'en être terrassé, ni le vol rapide de l'aigle ne l'a dérobé à sa poursuite. Enchaîné par l'homme, le grand et noir quadrupède de l'Inde (b) a subi le joug, a courbé son dos sous les poids les plus lourds, s'est soumis aux pénibles travaux du trait. Que d'immenses cétacés vivent dans les champs de Neptune ! Loin d'être au-dessous des animaux terrestres par leur masse, ces monstres marins l'emportent de beaucoup par leur taille, par l'énergie de leurs muscles. On trouve sur le continent certaines espèces de tortues qui n'ont ni le pouvoir, ni le moyen de nuire ; on ne se présente point sans danger au milieu des flots devant la tortue de mer. Les chiens de terre sont redoutables par leurs morsures ; aucun n'est comparable dans sa fureur, à ceux de l'empire d'Amphitrite. La panthère est une des bêtes de terre les plus terribles ; celle des mers l'est bien davantage. La terre a sa cruelle hyène ; celle des ondes est mille fois plus horrible. La première a ses béliers, animaux innocents des bergeries ; ceux qui approcheront de ceux des eaux, n'auront point à se louer de leur douceur. Qui mettrait au même rang la férocité des sangliers et celle de l'exécrable lamie ? Qu'est le lion en proie à la rage la plus effrénée, à côté de l'affreuse zygène ? L'ours aux longs crins redoute même sur la terre la violence plus cruelle des phoques, et s'il en est attaqué succombe inévitablement. Tels sont les êtres à si grande puissance dont les mers sont peuplées. Toutefois la race intraitable des humains met en usage les manœuvres les mieux combinées pour parvenir à leur ruine ; ils sont vainqueurs dans les combats qu'ils engagent même avec les cétacés. Je vais dire les fatigants travaux de leur pêche. Célestes soutiens de la terre, ô mes souverains ! prêtez-moi une oreille favorable.
Les cétacés vivent en grand nombre et de grande dimension dans le sein des plus hautes mers ; ils ne s'élèvent que rarement à leur surface, retenus dans le fond par l'énormité de leur poids. Une faim toujours active, toujours impérieuse les tourmente sans cesse ; leur indomptable voracité ne connaît point de relâche. Quel serait le mets d'une grosseur suffisante pour combler le gouffre de leur vaste estomac, pour assouvir ce besoin toujours renaissant d'une nouvelle proie ? Ils se détruisent mutuellement : le plus fort donne violemment la mort au plus faible ; ils se dévorent entre eux et se servent les uns aux autres de nourriture (c). Trop souvent leur présence glace les nautoniers d'épouvante dans la mer occidentale d'Ibérie, lorsque quittant les abîmes immenses de l'Océan, ils se portent de préférence sur ces parages, tels que des vaisseaux à vingt rames. Trop souvent, dans le séjour qu'ils font dans ces mers, ils s'approchent des rivages à grands fonds où les pêcheurs leur font la guerre. Ces énormes habitants des eaux ont tous, si l'on en excepte ceux de la race des chiens, des membres lourds et peu propres aux courses rapides. Leur vue ne s'étend pas au loin ; ils ne se montrent pas sur toute l'étendue des ondes, embarrassés par le jeu difficile de leurs parties trop massives ; ils se roulent pesamment et avec lenteur sur les flots ; aussi vont-ils tous escortés d'un poisson de taille médiocre à corps long, à queue grêle, qui, en avant, à une petite distance, leur sert comme de signal et les conduit sur les mers ; de là le nom de conducteur (01) qu'on lui a donné (d). Il est, pour le cétacé, un compagnon extrêmement cher et précieux, son guide, son gardien qui l'entraîne sans effort partout où il veut. Toujours fidèle à son fidèle conducteur, le cétacé le suit aveuglément et ne suit que lui. Le poisson ne s'en éloigne jamais, avance la queue à portée de ses yeux et l'avertit par elle de toutes choses, de l'approche d'une proie, de la présence de quelque obstacle, de quelque bas-fond qu'il est utile d'éviter. Cette queue, comme si elle jouissait du don de la voix, l'informe de tout, et le cétacé se règle sur son rapport. Enfin ce poisson est son enseigne, ses oreilles, ses yeux ; il n'entend ni ne voit que par lui ; il lui livre sans réserve le soin de sa garde et de sa vie. Ainsi qu'un jeune homme que son pieux amour fait rendre à son vieux père (e) de tendres soins si doux à la vieillesse en retour de ceux qu'il reçut dans l'enfance, qui, toujours à ses cotés, lui prodiguant les plus touchantes caresses, guide les pas chancelants de ce père chéri dont les ans ont affaibli les organes et rendu la vue incertaine, qui, d'une main tutélaire le soutient dans sa marche et lui sert en toute occasion d'appui, de défenseur, les enfants sont en effet la force renaissante des vieillards, ainsi le poisson dirige par amour ce colosse des mers comme un pilote qui, le gouvernail en main, règle le mouvement d'un navire, soit que dès le moment de leur naissance les nœuds du sang les aient unis, soit que l'instinct libre de sa bienveillance ait attaché le poisson au cétacé.
Ainsi l'avantage d'un corps vigoureux, celui de la beauté, sont au-dessous de ceux de l'esprit. Ainsi la force sans intelligence est un don de peu de valeur. L'homme même le plus fort est vaincu, tandis qu'un autre plus faible, mais d'un heureux génie, triomphe. C'est ainsi que l'énorme cétacé, aux vastes membres, se fait précéder d'un petit poisson. Le pêcheur s'occupe d'abord de prendre ce vigilant conducteur en mettant sous ses yeux le frauduleux appât, le perfide hameçon. Tant qu'il serait vivant, le pécheur ne réussirait point, malgré tous ses efforts, à dompter le cétacé ; lorsqu'il aura tué son guide, la victoire lui coûtera moins de peines et de fatigues. L'animal, privé de son compagnon, ne voit plus d'une manière si distincte sa route sur les mers, n'évite pas si aisément les dangereux écueils. Pareil à un bateau de transport qui a perdu son nautonier, il erre au hasard et sans défense au gré des flots, se porte dans des endroits obscurs et sans abri, veuf de son guide protecteur, et va donner dans sa marche vagabonde contre les rochers et les rives, tant est épais le nuage qui plane sur ses yeux. Les pêcheurs alors, plus prompts que la pensée, volent à l'attaque en priant les dieux qui président à ce genre de pêche de favoriser leur entreprise contre les monstres d'Amphitrite. Comme un gros détachement de guerriers qui dans la nuit se portent furtivement, avec précaution, sous les murs d'une ville ennemie, qui trouvant, par une faveur signalée du dieu des combats, les sentinelles, les gardiens des portes endormis, tombent sur eux et les massacrent, de là s'élancent avec audace dans la ville même et dans le fort, armés du tison fatal prêt à réduire en cendres leurs bâtiments d'une si belle construction, ainsi la bande des pêcheurs s'avance avec confiance devant le cétacé dénué de son gardien que la mort lui a ravi. Ils cherchent d'abord à reconnaître la masse et la grandeur de l'animal ; ils s'arrêtent à ces signes : s'il ne laisse paraître au-dessus des ondes, lorsqu'il s'agite dans leur sein, qu'une très petite partie de son dos et la sommité seulement de sa tête, qui est grosse et vaste, les flots surchargés de son poids ne le soulèvent qu'à peine, ne le supportent que difficilement ; si son dos se montre d'avantage, on en augure un poids plus faible. Les moindres sont plus rapides dans leur course. Les pêcheurs ont une corde tressée de plusieurs plus petites fortement tordues, pareille au câble moyen d'un vaisseau : sa longueur sans limite a l'étendue qu'exige la pêche. Leur hameçon est un gros fer crochu hérissé des deux côtés de pointes aiguës qui se correspondent, qui seraient capables de déraciner une pierre ou quelque fragment de rocher, enfin d'une assez grande dimension pour occuper la vaste gueule du cétacé. Au manche du noir hameçon est fixée une chaîne forte et solide, dans le cas de résister aux violents efforts de ses dents, ainsi qu'aux autres défenses de sa bouche ; cette chaîne est protégée par des liens circulaires et très rapprochés les uns des autres, qui contiennent l'animal dans ses écarts et l'empêchent de rompre le fer lorsqu'il se tourmente, tout sanglant et déchiré par les plus terribles douleurs. Les pêcheurs roulent donc tout autour une corde flexible ; ils garnissent l'hameçon d'un funeste appât, de l'épaule ou du foie gras et noir d'un bœuf, mets analogue à la gueule de l'animal. Ils prennent une foule d'instruments nouvellement polis et aiguisés comme pour une bataille, des épieux forts, de robustes tridents, des harpons, d'horribles tranchants et tant d'autres sortis naguère de dessus les enclumes retentissantes des fils de Vulcain. S'embarquant avec ardeur sur leurs navires solidement assemblés, ils se demandent par des signes et se font passer les uns aux autres en silence ce qui est nécessaire à chacun ; leurs rames muettes blanchissent l'onde amère ; eux-mêmes s'interdisent le moindre bruit, dans la crainte que le cétacé, n'ayant l'éveil de quelque dessein, ne disparaisse en se portant dans les plus profonds abîmes et que leurs travaux n'aient qu'une vaine issue. Lorsqu'ils sont assez près, ils lancent du haut de la proue vers lui le terrible hameçon. À peine voit-il cet énorme appât, il s'élance, et cédant à son irrésistible voracité, se jette sur cette proie : sa large gueule s'ouvre pour la saisir, et saisit tout ensemble le fer recourbé qui s'engage dans ses chairs, qui s'y fixe par ses pointes. Irrité de sa blessure, il avance et tourmente d'abord avec rage sa terrible mâchoire, dans l'espoir de rompre la chaîne de fer. Efforts inutiles ! Excité par les plus ardentes douleurs, il se roule précipitamment dans les gouffres les plus reculés des mers. Les pêcheurs aussitôt lui abandonnent toute la corde, car les mortels ne sont pas doués d'une assez grande force pour enlever, pour dompter malgré lui cet immense animal, qui, lorsqu'il est emporté par son impétueuse fureur, les entraînerait eux et toutes leurs galères au fond des flots. Au moment qu'il s'y plonge, ils lui envoient de grandes outres remplies d'air (f) qui tiennent des cordes dont ils les attachent. Mis hors de lui-même par les tourments qu'il éprouve, il s'embarrasse peu de ces outres et les fait suivre forcément, quelque résistance qu'elles opposent, avec quelque effort qu'elles se portent au haut des ondes. Mais lorsque, le cœur dévoré d'inquiétude, il approche de leur fond, il s'arrête, écumant de rage et de douleur. Tel qu'un coursier qui, parvenu tout suant au terme de sa course, fatigue le mors oblique dans sa bouche remplie de son haleine embrasée et le rougit de son écume sanglante ; tel il s'arrête, poussant d'affreux soupirs. Les outres, quelque désir qui le presse, ne lui permettent point le moindre relâche au-dessous des eaux : elles remontent à l'instant même avec rapidité et jaillissent à leur surface, enlevées par l'air qu'elles renferment. Il est ainsi en butte à un nouveau genre de combat. Il s'élance, vainement ambitieux de punir de ses morsures ces outres téméraires ; elles reculent à son approche et ne se laissent jamais atteindre, semblables à des êtres vivants qui ont pris la fuite. Frémissant de fureur, il s'enfonce de nouveau dans les mers et s'y précipite en tourbillons nombreux, tantôt volontairement, tantôt malgré lui, tirant et tiré tour à tour. Comme des ouvriers en bois qui exécutent ensemble avec vitesse les travaux du sciage, pressés de finir ou quelque barque ou quelque pièce nécessaire aux navigateurs, tous deux, après avoir fixé la position de la scie, la tirent vers eux avec un égal effort tandis que ses dents s'ouvrent une nouvelle route : allant, venant des deux côtés, elle coupe, elle scie, toujours entraînée et de nouveau tirée. Telles sont les luttes qui ont lieu entre ces outres et le monstre des mers. Bouillonnant de douleur, il vomit au loin sur les flots une noire écume ; son souffle terrible mugit sous l'onde qui mugit aussi emprisonnée ; on dirait que celui de l'impétueux Borée est engouffré dans son sein. L'animal  pousse son haleine avec force et violence : tour à four, les nombreux torrents de ce souffle, lancés en longs ruisseaux dans l'abîme forcent et creusent les eaux en s'y frayant une route. Comme entre les dernières extrémités des mers d'Ionie et de la bruyante Tyrrhène, dans l'espace si resserré qui forme le détroit toujours agité par les expirations véhémentes de Typhon, l'onde grosse et rapide est tourmentée par les chocs des anfractuosités qu'elle rencontre sans cesse, et la noire Charybde tourbillonne, entraînée sur elle-même par ces reflux trop fréquents ; ainsi l'empire d'Amphitrite, mis partout en mouvement par l'immense et rapide haleine du monstre, est bouleversé jusque dans ses gouffres. Un des pêcheurs, pressant alors la rame, conduit promptement sa nacelle vers la terre, lie la corde à quelque roche de la rive et retourne comme s'il avait amarré un bâtiment avec le câble de la proue. Lorsque le cétacé, las de tant d'agitations, plongé dans l'ivresse par la douleur, sent son cœur féroce s'affaiblir, dompté par la fatigue et que les balances inclinées de l'odieuse mort l'entraînent, une des outres surgit, messagère et premier signal de la victoire. Sa présence excite une joie vive parmi les pêcheurs. Lorsqu'un héraut, aux vêtements blancs, retourne d'un combat, objet de tant d'alarmes, ses concitoyens, rayonnant d'espérance, s'empressent autour de lui, avides d'entendre à l'instant son heureux message ; de même les pêcheurs, voyant cette outre d'un présage favorable, sentent leur cœur agité des plus doux mouvements. Bientôt les outres s'élèvent et remontent à la surface des flots, amenant après elles l'énorme animal : accablé de ses douleurs et de ses blessures, il est enlevé malgré lui.
À cette vue, l'audace des pêcheurs s'allume ; ils poussent à force de rames leurs galères vers le cétacé ; la mer retentit au loin des cris et des clameurs de ces marins, qui s'appellent, qui s'excitent les uns les autres : on croirait voir les approches et les dispositions d'un combat naval, tant ils montrent d'ardeur, tant est grand le tumulte dont ils assourdissent les mers, tant ils brûlent d'impatience de fondre sur le cétacé. Le chevrier gardant ses troupeaux, le berger faisant paître ses brebis dans la vallée, le bûcheron frappant le pin de sa cognée, le chasseur poursuivant les bêtes féroces, entendant au loin ce bruit étrange et funeste, se rendent étonnés vers le rivage et, se plaçant sur une éminence, s'établissent spectateurs des rudes travaux de ces hommes, de leur combat sur les ondes, de l'épouvantable issue de cette pêche.
L'horrible et mortelle attaque commence.  Quelques-uns des pêcheurs mettent en œuvre l'affreux trident, les autres l'épieu à pointe aiguë, ceux-ci font mouvoir les faux au dos courbe, ceux-là frappent de la hache tranchante ; tous sont occupés, tous armés de fers redoutables les dirigent contre la vaste mâchoire du cétacé ; ils le parcourent aussi tout autour frappant, blessant, accablant de coups sans relâche ce malheureux animal. Abandonné de son immense force, il ne peut plus, quel que soit son désir, écarter de sa gueule ces bâtiments ennemis dont il est assiégé. Toutefois, en s'agitant dans l'onde, ses énormes nageoires ou l'extrémité de sa queue leur impriment encore un choc terrible du côté de la poupe et rendent vains une dernière fois les travaux des rames, l'effort guerrier des pêcheurs ; semblable à un vent impétueux qui pousse contre la proue d'un navire les vagues irritées et contraires. On entend les cris confus de ces marins qui retombent sur l'animal ; la mer est souillée du sang noir que vomissent ses cruelles blessures, l'onde en bouillonne et en est rougie. Ainsi lorsqu'une terre rouge et ocreuse, détachée par les torrents d'hiver de la cime rouge des monts et fondue dans leurs eaux est entraînée par l'impétuosité de leur chute dans le sein grossi des mers, les flots d'Amphitrite sont chargés au loin de cette teinte rougeâtre et paraissent entachés de sang ; ainsi cette partie du domaine de Neptune est maintenant rougie et mêlée de celui qui jaillit des nombreuses blessures du monstre. Les pêcheurs, par des jets adroitement dirigés, font pénétrer un poison dans ces plaies ; l'onde même, par le sel dont elle est imprégnée, devient brûlante pour elles comme le feu, et conspire à précipiter sa mort. Lorsque la foudre, lancée par le maître en courroux des dieux frappe un navire qui sillonne la mer et y fait un affreux ravage, l'onde amère, se joignant à ces horribles feux, ajoute la violence de ses chocs à ceux de ces carreaux embrasés ; de même l'élément liquide par les substances qui s'y dissolvent enflamme, irrite davantage les plaies cruelles, les terribles tourments du cétacé.
Mais lorsque accablé sous le poids de tant d'intolérables maux, il touche au milieu des plus rudes angoisses, aux portes du trépas, les pêcheurs ravis de joie le tirent chargé de liens sur le rivage : il est entraîné malgré lui toujours percé de fers acérés, de robustes épieux, chancelant et dans l'étourdissement, dans la fatale ivresse de la mort. Les pêcheurs, entonnent alors le grand Péan de la victoire (g), balançant les rames de leurs bras vigoureux, s'abandonnent aux plus vifs transports, et dans le temps qu'ils pressent leurs navires, remplissent les airs de leurs chants rauques et aigus. Lorsque après un combat naval, les vainqueurs enchaînant les vaisseaux de leurs ennemis, portent à la hâte et pleins d'allégresse sur la terre ceux qui les montaient et chantent le bruyant, le joyeux Péan de leur victoire navale, les vaincus suivent forcément et dans la tristesse en cédant à l'impérieuse nécessité ; de même les pêcheurs après avoir enchaîné le monstre le remorquent sur le rivage. Lorsqu'il est près d'y toucher, c'est alors le trop réel et terrible moment de sa mort : il palpite, il bat l'onde de ses nageoires frémissantes comme un oiseau qui s'agite et se débat aux autels contre la mort prête à en faire sa proie. Infortuné ! qui soupire sans doute après des eaux d'une plus grande profondeur. Son énorme puissance est anéantie, ses membres engourdis n'obéissent plus ; il est entraîné sur la terre poussant d'affreuses haleines. Ainsi que des nautoniers qui, voulant aux approches de l'hiver se reposer de la fatigue de leurs courses maritimes, retirent du sein des mers, conduisent sur la terre un gros navire de transport et n'y parviennent qu'au prix des plus rudes travaux, ainsi les pêcheurs amènent avec effort sur la rive le monstrueux cétacé. Toute la grève est couverte de ses immenses membres gisants. Étendu, mort, il est même horrible à voir : quoiqu'il ait cessé de vivre, quoiqu'il soit couché sur le sol, on n'ose s'avancer trop près de son informe cadavre ; on le craint encore lorsqu'il n'existe plus ; on frémit encore après son trépas à la vue des dents dont ses terribles mâchoires sont armées. Enfin les pêcheurs, s'animant entre eux, se réunissent autour de cette masse inanimée qu'ils ne voient même qu'avec effroi. Les uns considèrent l'épouvantable charpente de ses mâchoires, le triple rang de ses dents saillantes en fer de lance très rapprochées, à pointes nombreuses et aiguës ; d'autres se plaisent à toucher ces cruelles blessures, dont leurs instruments meurtriers ont accablé le monstre : ceux-là regardent avec étonnement cette épine tranchante de son dos hérissé d'atroces aiguillons ; ceux-ci attachent leurs regards sur sa queue, d'autres sur son ventre à si vaste capacité, d'autres sur son énorme tête. L'un d'entre eux en voyant cet horrible tyran des mers, plus habitué à passer sa vie sur le continent que dans l'empire d'Amphitrite, prononce ces mots qui sont entendus de ceux de ses compagnons dont il est entouré : "Terre amie, qui prends soin de me nourrir, tu m'as donné l'existence, tu me pourvois d'aliments terrestres ; puisses-tu recueillir mon dernier soupir lorsque mon jour fatal sera venu ! Que je ne sois point une des victimes des nombreux dangers des mers ! Que je puisse du rivage payer mon juste tribut à Neptune ! Qu'un bois d'une mince épaisseur ne me transporte point sur des ondes rebelles ! Que je n'aie point à gémir de voir s'avancer dans les airs les vents et les orages ! Ils causent aux mortels une crainte plus affreuse que les flots, que les tourments d'une navigation pénible, auxquels ils sont en butte au milieu des tempêtes les plus désastreuses. N'est-ce point assez de perdre la vie dans la vaste mer ? Faut-il encore servir de proie à de pareils monstres ? Faut-il, privé de sépulture, être réservé si on les rencontre à remplir le gouffre odieux de leur estomac ? De pareils malheurs me font frémir. Ô mer ! Salut donc de dessus la terre ! Sois-moi de loin douce et propice !"
Telles sont les manœuvres dont on fait usage contre ceux de ces cétacés, à plus vaste dimension, dont le poids immense affaisse les ondes : on en emploie de moindres contre ceux d'une moindre grandeur. On se sert d'instruments dont la proportion suit celle de ces animaux, de cordes plus minces, d'hameçons moins forts, d'un plus petit appât. Au lieu d'outres de la peau de chèvres, on a des courges sèches, disposées en cercle, qui enlèvent, par leur légèreté, ce genre de cétacés.
Les pêcheurs en veulent-ils aux petits des lamnes, ils dénouent le plus souvent le lien dont la rame était contenue, et le font arriver dans les flots. Sitôt que l'animal l'aperçoit, il s'y jette et le saisit de ses fortes mâchoires. Ses dents crochues, engagées comme par des nœuds à ces lient, y restent irrévocablement arrêtées ; on le prend alors avec moins de peine, en le frappant à coups pressés de l'impitoyable trident.
Au nombre de ces intraitables cétacés est la race des chiens, si distingués des autres par la fureur de leur immodérée voracité. Ils se font remarquer surtout par l'impudence et l'audace les plus effrénées. Hardis jusqu'à l'insolence, transportés de la rage la plus affreuse, rien ne leur inspire de crainte. Lors même qu'ils sont captifs dans les filets, ils osent souvent s'élancer sur les marins, s'approcher de leurs nasses remplies de poissons, et s'approprier leur pêche, dont ils font à l'instant un doux repas. Le pêcheur attentif, leur présentant à propos l'hameçon et les poissons pour appât, en fera une proie facile, due à leur aveugle et insatiable avidité.
 

On n'attaque le phoque ni avec l'hameçon ni avec des instruments à trois pointes qu'on fasse pénétrer dans son corps ; il est protégé par une peau extrêmement dure, rempart impénétrable. Lorsque les pêcheurs l'aperçoivent enveloppé, malgré eux, dans les dictues, au milieu de nombreux poissons, ils n'ont pas un moment à perdre pour amener les rets sur le rivage ; le moindre retard ferait triompher le phoque dans ses efforts pour s'échapper ; quel que fût le nombre des filets, il s'y précipiterait et les romprait facilement des pointes dures et aiguës de ses ongles : il serait tout à la fois le libérateur des autres poissons qui étaient emprisonnés avec lui et l'occasion d'une douleur cruelle pour les pêcheurs. S'ils se pressent de l'entraîner à terre ils lui donneront la mort en assénant violemment sur ses tempes de grands coups de leurs tridents, de leurs barres noueuses, de leurs longues perches : les blessures dont les phoques sont atteints à la tête leur donnent le plus prompt trépas. 

Trop souvent l'importune présence des tortues dérange la pêche et fait tort à ceux qui s'y livrent. Un homme hardi, dont le cœur est inaccessible à la crainte, n'aura qu'une peine légère à s'en rendre maître. Se portant sur la rude tortue, au milieu des flots, il la retourne et l'assoit sur sa carapace (02) (h) ; elle tentera vainement de se soustraire à la mort : palpitant avec force, elle essaiera de ses pieds exhaussés de se rétablir par de faibles et vaines natations, et provoquera à rire des pêcheurs, qui tantôt la feront périr sous les coups de leurs instruments de fer, tantôt la retireront captive du sein de leurs filets : ainsi lorsqu'un folâtre enfant joue avec une tortue des montagnes et la met sur le sol à la renverse, couchée sur le dos, elle ambitionne ardemment de retrouver le contact de la terre, agite ses pieds rugueux, et palpitant avec plus de fréquence, tourmente ses genoux crochus, prêtant à rire à ceux qui la voient dans ce bizarre embarras, ainsi l'animal des mers, du même genre, renversé, retourné dans l'onde, est à la merci des pêcheurs. Souvent cette tortue vient sur la terre, où ses écailles sont surprises par l'ardeur des rayons de Phébus ; elle reporte dans les flots ces parties desséchées ; trop légère alors, elle surnage et ne saurait gagner le fond ; elle roule sur elle-même à la surface, en proie au vain désir de pénétrer dans l'intérieur ; les marins qui la rencontrent dans cet état s'en emparent facilement et à leur gré. 

La pêche des dauphins est réprouvée des dieux : les, sacrifices de celui qui oserait la faire ne leur seraient point agréables ; il n'approcherait de leurs autels qu'une main profane. L'homme qui se porte volontairement à leur faire la guerre entache de son crime tous ceux de sa maison. Les Immortels sont également irrités du meurtre des humains et de celui de ce prince des mers. Un même génie est le partage des hommes et de ces ministres de Neptune. De là le principe, comme naturel, de leurs affections, le nœud qui les lie à l'homme d'une amitié si particulière ; aussi dans les parages de l'Eubée, les dauphins prêtent-ils leur assistance aux pêcheurs, quels que soient les poissons qu'ils ambitionnent de prendre. Lorsque dans leurs pêches nocturnes ils se présentent sur les ondes armées de l'épouvantail de leurs feux, de la lumière vive d'une lampe d'airain, les dauphins se rangent à leur suite pour hâter avec eux leur pêche. Les poissons, saisis d'épouvante, prennent la fuite, les dauphins, du sein des eaux, viennent réunis à leur rencontre, les forcent de retourner en arrière, les harcèlent, les pressent, quoique ambitieux de gagner le fond, de faire retraite vers la terre ennemie ; semblables à des chiens de chasse qui, par leurs aboiements successifs, décèlent, ramènent le gibier aux chasseurs. Repoussés ainsi vers le rivage, dans le trouble et le désordre, les poissons tombent aisément dans les mains des pêcheurs, percés de leurs tridents aigus. Voyant que la route des mers leur est fermée, ils bondissent dans l'onde, pressés par les dauphins, leurs rois, et par les feux des marins. Lorsque le travail de cette heureuse pêche est terminé, les dauphins s'approchent pour demander le prix de leur secours, pour recevoir leur part du butin : les pêcheurs ne s'y refusent point, ils leur délivrent sans peine la portion qui leur en est due. S'ils commettaient l'injustice de leur en faire tort, les dauphins ne s'offriraient plus dans la suite comme auxiliaires dans leurs poches.
Qui n'a connaissance de cette antique histoire du chanteur de Lesbos (i), qui, monté sur un dauphin, tranquillement assis sur son dos, sillonna les plaines liquides sans interrompre ses harmonieux accords, se déroba ainsi au sort fatal dont le menaçaient des pirates, et aborda au Ténarium (03), sur les rives montueuses des Lacons ? Peut-être aussi a-t-on présenté à la mémoire cette affection si justement célèbre d'un dauphin pour ce jeune berger de la Libye (j), qui, gardant les troupeaux, devint l'objet de son vif attachement. Jouant avec lui près du rivage, se plaisant au son de la flûte pastorale, il aimait à se confondre avec les brebis paissantes, à quitter la mer, à goûter l'abri des bois. L'entière Éolide conservera toujours le souvenir de cette tendre amitié qu'un dauphin (k), non dans les siècles reculés, mais de nos jours même, portait à un jeune insulaire qu'il aimait comme s'il eût été l'auteur de ses jours. Ce dauphin vivait près d'une île, on le voyait toujours au port comme un habitant de la cité ; son cœur ne pouvait se détacher un moment de son jeune ami. Dès leur plus tendre enfance et à mesure qu'ils avaient avancé en âge, les liens de la plus étroite amitié s'étaient de plus en plus resserrés entre eux : le dauphin s'était fait aux mœurs et aux habitudes de l'enfant. À peine avaient-ils atteint l'époque et toute la vigueur de leur puberté, déjà le jeune homme et le dauphin l'emportaient à la course, le premier sur ses compagnons, le second sur ceux de son espèce. On vit alors un phénomène vraiment admirable, difficile même à croire, fait pour frapper d'un égal étonnement les étrangers et les gens du pays. La renommée, qui publie au loin ce prodige, attire un grand concours de personnes, empressées d'être témoins de cette union intime du jeune homme et du dauphin. La foule qui se rend sur le rivage pour admirer cette étrange amitié croît de jour en jour. Le jeune homme, monté sur sa nacelle, navigue au-devant du port, il appelle le dauphin, il l'appelle de ce nom qu'il lui a donné dès ses plus jeunes ans. Le dauphin, à la voix du jeune homme, s'élance comme un trait, arrive à la nacelle, balance sa queue, soulève fièrement sa tête en signe de joie, avide de se presser sans intermédiaire auprès du jeune homme ; celui-ci le frappe mollement de ses mains, le caresse avec amitié ; le dauphin voudrait pouvoir se placer dans la nacelle, à ses côtés. Sitôt qu'il le voit plongeant d'un saut léger dans l'onde, il nage avec lui, près de lui, soulevant de ses flancs les flancs de son ami, pressant de sa tête et de sa bouche la tête et la bouche du jeune homme on dirait qu'il veut l'accabler de baisers, qu'il aspire à serrer sa poitrine contre la sienne, tant il nage côte à côte avec lui. Le dauphin se trouve-t-il à portée du rivage, le jeune homme, saisissant la partie postérieure de sa tête, monte sur son dos humide. Fier, heureux de cette charge aimée, le dauphin la reçoit avec plaisir et se porte partout où son conducteur chéri lui en manifeste le désir, soit qu'il veuille s'engager dans le lointain des mers, soit qu'il préfère retourner près du port ou s'approcher de terre ; il obéit à la moindre expression de sa volonté. Un coursier, dont la bouche est sensible, suit avec moins de docilité l'impulsion que lui imprime son maître à la faveur du frein oblique ; un chien, compagnon ordinaire d'un chasseur, est moins docile, moins empressé de le suivre partout où celui-ci porte ses pas ; les ministres d'un souverain ont une volonté moins en harmonie avec la sienne, moins d'ardeur de se conformer à ses ordres que le dauphin de céder au moindre vœu de son ami, sans mors, sans frein qui l'y obligent. Il ne se borne pas à le porter lui-même ; au moindre signe, il en fait autant de tout autre, l'admet sur son dos, lui obéit, ne se refuse, par amitié pour son ami, à aucune espèce de service, tant cette amitié est vive et sincère. La mort frappe le jeune insulaire : le dauphin, tel qu'un homme en proie à la plus inquiète douleur, va, revient sans cesse sur le rivage, cherchant, redemandant partout son tendre ami. On croit réellement entendre la voix plaintive et gémissante d'un mortel, tant la douleur qui le presse est profonde et pénible. Les autres habitants de l'île l'appellent ; il ne se rend pas le plus souvent à leurs cris, il ne veut plus de la nourriture qu'ils lui prodiguent ; il disparaît bientôt de cette mer : personne ne l'a plus vu depuis, il n'a plus paru au port ; le vain désir de revoir son ami l'a consumé : il n'a pas tardé à le rejoindre dans le tombeau.
Toutefois, quelque bonté qui distingue leur naturel, quel que soit l'esprit de bienveillance qui les anime en faveur des hommes, les Thraces barbares, ainsi que les habitants de Byzance, leur font sans pitié la guerre. Ces peuples sont éminemment féroces et méchants : ni leurs fils ni leurs pères n'en sont épargnés ; les liens du sang sont pour eux de faibles barrières. Ils conduisent ainsi cette cruelle pêche : deux dauphins jumeaux, double fruit d'un douloureux enfantement, vont à la suite de leur mère, pareils à des enfants en bas âge ; les Thraces impitoyables fondent sur eux en employant dans cette odieuse attaque leurs lances légères. Les dauphins voyant la nacelle s'avancer sur eux ne craignent point de l'attendre, ne cherchent point à prendre la fuite, ne soupçonnant pas de fraude les mortels, ne croyant point avoir à en redouter aucun outrage ; ils les accueillent, tout joyeux, de leurs caresses, comme de véritables amis. Ces transports les poussent à leur ruine. Les pêcheurs se portant aussitôt sur la lance à trois pointes projettent et enfoncent en entier dans leur corps le fer, instrument si terrible de ce genre de pêche ; ils en font une horrible blessure à l'un des jeunes dauphins. Arraché de son aplomb par la douleur, souffrant d'une manière cruelle, il se précipite au fond des eaux dans le plus affreux délire, fruit des maux intolérables, des tourments atroces dont il est déchiré. Les pêcheurs ne tentent point de l'entraîner de force vers eux, ils se consumeraient en efforts inutiles pour obtenir ainsi leur proie ; ils lui livrent, au gré de ses désirs, une longue corde, pressent la nacelle de leurs rames rapides et suivent dans tous ses mouvements le dauphin éperdu. Lorsque, affaibli par les plus horribles douleurs, il succombe à la fatigue et au déchirement du fer cruel, il reparaît à la hauteur des flots, privé de sentiment : ses membres robustes sont dénués de force ; soulevé par l'onde légère, il est prêt à rendre le dernier soupir. Sa mère ne l'abandonne jamais, est sa constante compagne dans sa détresse, semblable à une personne qu'on retire du sein des eaux, abattue et profondément gémissante : on croirait voir une mère dans le plus affreux désespoir, à qui des ennemis, après avoir pris une ville, arrachent ses enfants d'entre ses bras pour leur servir de butin, suivant l'exécrable loi de la guerre ; de même celle du dauphin s'agite dans la plus mortelle inquiétude autour de son petit si cruellement blessé, comme si elle-même avait été frappée du fer et en éprouvait les tourments. Elle tombe sur son autre petit pour le forcer à s'écarter et le harcèle en l'éloignant toujours : "Fuis, mon fils, lui dit-elle ; les iniques humains ne sont plus nos amis ; ils disposent contre nous leurs armes et leurs attaques ; ils font déjà la guerre aux dauphins en rompant ce pacte d'alliance, ouvrage des Immortels, en violant ce traité, ces nœuds si anciens d'amitié qui nous unissaient." Tel est le langage qu'elle tient à ses petits, quoique privée de l'organe de la voix ; elle excite l'un à fuir au loin : souffrante des affreuses souffrances de l'autre, elle le suit même dans le voisinage de la nacelle et ne le quitte point. On tenterait en vain de l'éloigner : on n'y parviendrait ni en la frappant avec violence ni par quelque menace que ce pût être. Infortunée ! elle se laisse entraîner avec son petit qu'on entraîne jusque sous la main des pêcheurs. Ceux-ci, durs et inflexibles, n'ont aucune pitié de cette mère désolée ; leur cœur de fer reste inébranlable : tombant à coups redoublés de leurs lances sur la mère et sur son petit, ils leur donnent en même temps la mort à tous deux. S'ils donnent la mort à cette mère, ce n'est point contre sa volonté ; c'est le sachant, l'ambitionnant même, qu'elle succombe avec son fils mourant. Ainsi lorsqu'un dragon sorti de dessous quelque antre creux s'approche d'un nid d'hirondelles nouvellement nées et nues, les tue et les broie entre ses dents, leur mère, désespérée, vole d'abord au-dessus, poussant des sons aigus et pressés, vive et touchante expression de la douleur qu'elle éprouve du meurtre de ses petits  ; bientôt les voyant sans vie, elle ne cherche plus à se soustraire au trépas et se porte elle-même sous la dent du dragon jusqu'à ce qu'elle en reçoive la mort : ainsi celle du jeune dauphin périt avec lui en se précipitant aussi elle-même volontairement dans la main des pêcheurs.
 

On assure que les diverses races d'ostracés qui rampent dans les champs de Neptune sont plus fournies en chair toutes les fois que la lune arrondit son orbe ; qu'elles remplissent alors plus exactement leurs coquilles ; qu'au déclin de cet astre, leurs membres amaigris se resserrent sur eux-mêmes ; que telle est la loi à laquelle ces mollusques sont soumis. Les pêcheurs se portant au fond des eaux retirent les uns de dessus le sable avec leurs mains, arrachent les autres de dessus les rochers auxquels ils adhèrent fortement : les flots en vomissent aussi un grand nombre sur le rivage ou dans les trous qui ont pu se creuser dans le sable. 

Les pourpres sont les plus voraces des ostracés ; voici la véritable manière dont on en fait la pêche : on a de petites nasses tissues de joncs très serrés, dont la forme est celle des paniers connus sous le nom de talares (l) ; on introduit, on place ensemble dans leurs flancs des strombes et des cames. Emportées par leur aveugle et brûlante avidité, les pourpres ne tardent pas paraître ; elles avancent hors de leurs coquilles leurs langues allongées, qui sont en même temps minces et aiguës, et les engagent dans les claires-voies des tatares. Elles n'y rencontrent qu'une bien faible nourriture ; leurs langues, comprimées entre ces joncs trop peu distants, s'enflent : l'espace qui les sépare devient de plus en plus trop étroit ; les pourpres font de vains efforts pour les ramener en arrière, elles y restent arrêtées et contenues par les douleurs les plus vives jusqu'à ce que les pêcheurs les retirent se débattant encore de leur langue. Ils se servent ensuite de ces mollusques pour faire passer sur de riches étoffes leur belle, leur superbe teinte pourpre (m). 

Je ne crois pas qu'il y ait de pêche qui présente de plus rudes combats, de plus déplorables travaux à ceux qui s'y livrent, que celle des éponges.(n) Lorsqu'ils se disposent à la faire, ils ont soin de s'abstenir d'une nourriture, d'une boisson trop abondantes ; ils ne s'abandonnent point aux douceurs d'un long sommeil peu convenable aux pêcheurs. Ainsi lorsqu'un chanteur célèbre favori d'Apollon, se prépare à disputer le prix du chant, il ne néglige aucun moyen, il met tout en usage pour se maintenir jusqu'au moment du combat dans toute la force et la fraîcheur de sa voix ; ainsi les pêcheurs d'éponges s'observent attentivement d'avance afin que leur respiration reste libre à leur entrée dans l'onde et les ranime contre le premier choc de leurs travaux. Lorsqu'ils y sont en butte en parcourant l'épaisse profondeur des mers, ils invoquent toutes les divinités des eaux et les supplient de les préserver de l'approche des funestes cétacés, ainsi que de toute autre rencontre dangereuse : s'ils aperçoivent le callichte, leur esprit rassuré reprend toute son énergie. On ne voit en effet dans aucune des parties de l'empire d'Amphitrite, où se trouve ce beau poisson, ni cétacé, ni monstre marin, ni tout autre objet qui puisse nuire : il se plaît, il se porte toujours dans les eaux limpides et qui n'offrent aucun danger ; aussi l'a-t-on nommé le poisson sacré. Les pêcheurs, réjouis de sa présence, hâtent leurs manœuvres : l'un d'eux passe autour de ses reins une corde très longue ; il arme ses deux mains, l'une d'un gros poids de plomb, l'autre d'une faux bien affilée ; il tient en réserve dans sa bouche une préparation huileuse blanche. Placé sur la proue, il considère la vaste étendue de l'abîme, il songe aux tourments terribles, à l'onde immense contre lesquels il va lutter. Ses compagnons l'excitent, l'encouragent de leurs discours, comme un homme au pied rapide prêt à s'élancer dans la carrière. Lorsque son cœur a pris assez d'assurance, il se précipite dans les flots ; le plomb l'entraîne plus aisément au fond des mers où il aspire d'arriver. En entrant dans l'onde, il laisse échapper de sa bouche cette huile préparée, qui, se mêlant aux eaux, leur donne plus de transparence, une lumière plus vive ; tel qu'un flambeau qui, au sein des ténèbres, fait sur l'œil une plus forte impression. Parvenu près des rochers, il aperçoit les éponges ; elles s'y produisent dans le fond le plus bas des mers fortement adhérentes entre elles. On assure qu'elles jouissent du bienfait de la vie, ainsi que tant d'autres êtres qui naissent sur les rochers battus des eaux ; sa main vigoureuse fond aussitôt sur elles et les coupe avec la faux, comme ferait un moissonneur des dons de Cérès. Il s'inquiète peu de s'arrêter plus longtemps ; il agite promptement la corde, indiquant ainsi à ses compagnons de l'enlever. Le sang fétide des éponges jaillit à l'instant de toutes parts et se porte tout autour de lui. Souvent cette odieuse sanie s'attachant à ses narines arrête, par l'odeur repoussante qui lui est propre, le jeu de sa respiration : c'est par ce motif qu'il remonte avec tant de célérité et que ses compagnons le hissent plus prompts que la pensée. On ne saurait le voir ainsi sortir des mers sans être affecté tout à la fois du double sentiment d'une joie vive et d'une douleur mêlée de pitié : la crainte, ses accablantes fatigues mettent ainsi son corps dans le plus triste état d'épuisement et de faiblesse. Malheureux ! trop souvent, dans son horrible et funeste pêche, il périt au milieu des mers, surpris par la rencontre de quelque monstre. Il tire précipitamment la corde, avertissant par là ses compagnons de sa détresse ; ils l'enlèvent à moitié dévoré par quelque affreux cétacé, spectacle horrible ! désirant encore rejoindre son navire et ses compagnons. Les autres pêcheurs, douloureusement émus, abandonnent aussitôt ce lieu cruel, cette pêche exécrable, et, les yeux baignés de pleurs, transportent sur la rive les restes de leur infortuné compagnon.
Princes chéris de Jupiter, ô mes souverains ! telles sont les diverses merveilles, les scènes variées, ouvrages de la nature et de l'art, que nous offrent les mers et dont j'ai recueilli la connaissance (o). Puissent vos navires, toujours secondés des vents doux et amis, sillonner le vaste Océan sans éprouver de dommage. Puisse l'empire d'Amphitrite être toujours peuplé, rempli d'innombrables poissons ! Puisse Neptune, du fond des eaux, maintenir les fondements de la terre dans leur inébranlable solidité et les défendre de toute secousse intérieure qui en provoque la destruction.

 

FIN DES OEUVRES D'OPPIEN

 

(01) Le centronople pilote.

(02) Par le mot carapace on entend la partie convexe de l'écaille dont le dessus du corps de la tortue est recouvert ; par celui de plastron, l'écaille plate qui en recouvre le dessous et qui s'applique au sternum.

(03) Promontoire qui est la terre du Péloponnèse la plus avancée vers le midi ; il se nomme aujourd'hui Matapan, du mot grec metopon, qui signifie front. (Géographie de Danville, p. 72.)

 

CHANT CINQUIÈME. notes de fin de livre

(a) Soit que leur cœur porte la trempe de l'empreinte de l'essence divine. Le grec dit : "Kradiên de theôn echrisen aloiphê." Mot à mot : "et que Prométhée ait oint leur cœur de l'essence divine "ce que Lippius traduit par ces mots : et corda perunxit plasmate divino " ; et Salvini par ceux-ci : "e il cuor unse coll' unto degli dei." Ce dernier ajoute : "Cuore e principal parte dell' uomo, e da quel sanguigno punto, che si vede nel torno d'ell uovo, chiamato punto saltante e originato il moto, Io spirto e la vita dell' animale, e cosi replu sua fabrica vien considerato singularmente. Orazio :
Et fertur insani leonis 
Vim stomacho apposuisse nostro.
questo disse credendolo residenza dell' anima, mettendoci l'unzione divina, cioe lo spirto, l'aura vitale."

(b) Enchaîné par l'homme, le noir quadrupède de l'Inde, etc. On comprend assez qu'il est question de l'éléphant.

(c) Ils se dévorent entre eux et se servent les uns aux autres de nourriture, etc. Voici ce qu'on lit à cet égard dans le volume de l'Encyclopédie où Bonaterre traite des cétacés :
"En recueillant les observations des pêcheurs et des naturalistes, il paraît que dans les cétacés chaque espèce a ses aliments particuliers : en effet s'ils prenaient tous la même nourriture, la mer, quelles que soient sa population et son étendue, ne pourrait déjà plus suffire à la subsistance d'une famille si nombreuse.
Suivant Otho Fabricius, la baleine franche vit principalement de cancers et de planorbes : on est étonné qu'une bête aussi énorme que la baleine se nourrisse de si petits animaux et qu'elle engraisse au point de donner plus de cent vingt milliers de lard ; cependant cette assertion paraîtra plus probable si l'on fait attention que ces vers et ces insectes sont en si grand nombre dans les mers du Nord qu'en ouvrant simplement la gueule, la baleine en engloutit plusieurs mille à la fois. Linné et plusieurs autres naturalistes disent qu'elle se nourrit de méduses, mais cette opinion ne paraît pas vraisemblable. M. Otho Fabricius n'en a pas entendu parler en Groenland, et d'ailleurs ces vers n'offrent qu'une espèce de substance gélatineuse qui semble peu propre à produire une grande quantité de graisse. « Certaines gens prétendent encore, ajoute M. le chevalier Pagès, que la baleine avale des polypes de la grosseur d'une fève ; l'on m'assura qu'elle se nourrissait d'une petite carnosité qu'on m'apporta : elle était de la grosseur d'un œuf, à peu près de la forme d'un melon, et des fibres qui en resserraient la surface lui donnaient la forme des côtes de ce fruit ; certaines fibres rouges répandues dans la carnosité lui donnaient une couleur rougeâtre ; le reste ne me parut être qu'une matière visqueuse. Je doutai fort qu'une baleine pût s'en nourrir, car l'ayant mise à sécher, il ne resta presque rien de solide, et l'aliment de la baleine a certainement un peu de solidité, puisque ses excréments, couleur de safran, en ont assez ; je crus plutôt qu'elle se nourrissait de chevrettes : un loup marin que l'on prit dans la suite, qui en avait l'estomac plein, m'indiqua qu'elles abondaient au fond de la mer ; les fanons de la baleine seraient très propres à les amasser et assez forts pour les écraser.
Le nord-caper se nourrit de maquereaux, de thons, de morues et de harengs. M. de Bréville, capitaine des vaisseaux de la compagnie des Indes, a observé que quand une baleine de cette espèce rencontre un banc de harengs, elle frappe l'eau avec sa queue et la fait bouillonner de manière à étourdir ces poissons, et qu'alors elle en fait sa proie. Willugby a trouvé vingt ou trente morues dans un individu de cette espèce, et Harrebows raconte que les Islandais trouvèrent six cents morues vivantes et, outre cela, une grande quantité de sardines et quelques oiseaux aquatiques dans l'estomac d'un nord-caper qui en poursuivant des poissons s'était jeté sur le rivage. Toutes les autres espèces de ce genre se nourrissent de harengs, de salmones arctiques et d'appâts de vase.
Le narval choisit de préférence les cynoglosses et les actinies : à la vérité il n'a point de dents pour saisir sa proie, mais des auteurs dignes de foi assurent qu'il enfile ces poissons avec la dent qui sort de sa mâchoire supérieure, et qu'après les avoir ainsi ramenés jusque sur le bord des lèvres, il les suce et les détruit en y passant continuellement la langue.
Les cachalots donnent la chasse aux phoques, aux dauphins, aux cycloptères et aux baleines à bec. Le grand cachalot poursuit avec acharnement le requin, dont il fait sa nourriture ordinaire, et cet animal, d'ailleurs si formidable, est saisi d'une telle frayeur à la vue de cet ennemi terrible qu'il va se cacher dans la terre ou sous le sable pour se soustraire à sa dent meurtrière ; quelquefois, se voyant assailli de toutes parts, il se précipite à travers les rochers et se frappe avec tant de violence qu'il se donne lui-même la mort, tant est grande la terreur dont il est pénétré ! "Cet effroi va même si loin, ajoute M. Otho Fabricius, que ce chien de mer, qui recherche avec tant d'avidité le cadavre des autres cétacés, n'ose pas même s'approcher de celui du grand cachalot."
Le cachalot microps n'attaque guère que les phoques, qui prennent la fuite aussitôt qu'ils l'ont aperçu : les uns gagnent précipitamment le rivage, les autres grimpent sur les glaçons ; alors si le cachalot est seul, il se cache sous les glaces et attrape les phoques à mesure qu'ils redescendent dans l'eau, et lorsqu'il y a plusieurs cachalots réunis, ce qui arrive communément, ils entourent le glaçon, le renversent et se saisissent de leur proie.
Les dauphins vivent de morues, d'aiglefins, de persèques, de pleuronectes et de beaucoup d'autres poissons d'une grandeur médiocre. L'épaulard est, dit-on, le plus hardi, le plus vorace et le plus fort de cette famille ; presque tous les naturalistes s'accordent à dire qu'il attaque même les grosses baleines, qu'il les met en fuite et qu'il est cause qu'elles viennent souvent échouer sur nos côtes. » (Introduction p. 18.)

(d) De là le nom de conducteur qu'on lui a donné, etc. Ce poisson est celui que nous nommons le centronote pilote. Voici ce qu'en dit M. de Lacépède : "Le centronote dont nous traitons dans cet article parvient très rarement à la longueur de deux décimètres ; malgré les dents dont quelques parties de son corps sont hérissées, il ne pourrait donc se défendre avec succès que contre des ennemis peu redoutables ni attaquer avec avantage qu'une proie presque invisible ; son espèce n'existerait donc plus depuis longtemps s'il n'avait reçu l'agilité en partage. Il se soustrait par des mouvements rapides au danger qui peut le menacer ; d'ailleurs sa petitesse fait sa sûreté et compense sa faiblesse. Il n'est recherché ni par les pêcheurs ni par les grands habitants des mers : l'exiguïté de ses membres le dérobe souvent à leur vue ; le peu de nourriture qu'il peut fournir empêche qu'il ne soit l'objet des désirs des marins ou des appétits des squales. Il en résulte pour cette espèce cette sorte de sécurité qui dédommage le faible de tant de privations : pressée par la faim, ne trouvant pas facilement à certaines distances des rivages les œufs, les vers, les insectes, les mollusques qu'elle pourrait saisir, elle ne fuit ni le voisinage des vaisseaux ni même la présence des squales ou des autres tyrans des mers ; elle s'en approche sans défiance et sans crainte, elle joue au-devant des bâtiments ou au milieu des terribles poissons qui la dédaignent ; elle trouve dans les aliments corrompus que l'on rejette des navires ou dans les restes des victimes immolées par le féroce requin des fragments appropriés par leur ténuité à la petitesse de ses organes. Elle précède ou suit avec constance la proue qui fend les ondes ou des troupes carnassières de grands squales, et frappant vivement l'imagination par la tranquillité avec laquelle elle habite son singulier asile, elle a été bientôt douée par les amis du merveilleux d'une intelligence particulière : on lui a attribué un instinct éclairé, une prévoyance remarquable, un attachement courageux ; on l'a revêtue de fonctions très extraordinaires et on ne s'est arrêté qu'après avoir voulu qu'elle partageât avec l'echénéis le titre de conducteur du requin, de pilote des vaisseaux. Nous avons été bien aise de rappeler cette opinion bizarre par le nom spécifique que nous avons conservé à ce centronote avec le plus grand nombre des auteurs modernes.  Celui qui écrit l'histoire de la nature doit marquer les écueils de la raison, comme l'hydrographe trace sur ses cartes ceux où ont péri les navigateurs. (Histoire naturelle des poissons, t. 5, p. 403 et suivantes, édit. in-12.)

(e) Ainsi qu'un jeune nomme que son pieux amour fait rendre à son vieux père, etc. Cette comparaison est si touchante, si belle que je crois devoir mettre sous les yeux du lecteur la traduction latine de Lippius, celle italienne de Salvini et celle anglaise de John Jones, afin qu'il puisse les comparer à l'original et à la version française. Voici celle de Lippius :


Ac veluti natus confecto aetate parenti
Debitor officii jam praemia justa rependit, 
Debilibus membris, caligantemque senectam 
Luminibus servans, dextram pretendit eunti, 
Et movet a cano cuncta impedimenta parente: 
Sic nova longaevi sunt partis robora nati.


Voici celle de Salvini :


Qual fanciullo carezza il vecchio padre, 
Co'pensier governanti la viecchiezza, 
Del nodire pagando le mercedi, 
È quello infiebolito delle membra, 
È degli occhi, con studio maneggiando, 
L'abbracia, é per le vie la mano porge 
E in tutte l'opre aita ; é al padre i figli
Invecchiato, valor sono novello.


Suit la traduction anglaise de Joint Jones :


As whem some filial breast with tenderest charme
Nurture repaying love, and duty warms, 
The grateful youth, in life's declining stage 
His sire deprest with joynt-enfeebling age 
Supports, when dim diffusion veils his eyes 
Sticks te his side, nor all the day denies 
His guiding arm ; along the dang'rous street 
The, glad old man with unsupplanled feet 
Stalks on secure ; in sons of duteous mind
A secound youth reviving fathers find. 
(Can. 5.)

(f) Ils lui envoient de grandes outres remplies d'air, etc. Le grec dit pnoiês andromeês (du souffle des hommes), c'est-à-dire de l'air qui sert ou qui a servi à la respiration des hommes. Il n'était pas possible de conserver cette expression dans la traduction française : "Les Groenlandais, dit M. de Lacépède, par un usage semblable à celui qu'Oppien attribue à ceux qui pêchaient de son temps dans la mer Atlantique, attachent aux harpons, qu'ils lancent avec autant d'adresse que d'intrépidité contre la baleine, des espèces d'outres faites avec la peau de phoques et pleines d'air atmosphérique ; ces outres, très légères, non seulement font que les harpons qui se détachent flottent et ne sont pas perdus, mais encore empêchent le cétacé blessé de plonger dans la mer et de disparaître aux yeux des pêcheurs : elles augmentent assez la légèreté spécifique de l'animal dans un moment où l'affaiblissement de ses forces ne permet à ses nageoires et à sa queue de lutter contre cette légèreté qu'avec beaucoup de désavantage pour que la petite différence qui existe ordinairement entre cette légèreté et celle de l'eau salée s'évanouisse et que la baleine ne puisse pas s'enfoncer." (Histoire naturelle des cétacés, t. I, p. 134, édit. in-12.)

(g) Les pêcheurs entonnent alors le grand péan de la victoire, etc. Le péan était un hymne qui se chantait lorsque quelque grand et heureux avantage avait été remporté ; cet usage tirait son origine du chant de joie que les habitants de Delphes chantèrent en l'honneur d'Apollon après qu'il eut mis à mort à coups de flèches le serpent Python, ce qui donna lieu aussi à l'institution des jeux Pythiens.

(h) Il la retourne et l'assoit sur sa carapace. On pêche les tortues de diverses manières que M de Lacépède rapporte dans son histoire naturelle des quadrupèdes ovipares.
" Malgré les ténèbres, dit-il, dont les tortues franches cherchent pour ainsi dire à s'envelopper lorsqu'elles vont déposer leurs œufs, elle ne peuvent se dérober à la poursuite de leurs ennemis. À l'entrée de la nuit, surtout lorsqu'il fait clair de lune, les pêcheurs se tenant en silence sur la rive, attendent le moment où les tortues sortent de l'eau ou reviennent à la mer après avoir pondu ; ils les assomment à coups de massue et ils les retournent rapidement sans leur donner le temps de se défendre et de les aveugler par le sable qu'elles font quelquefois rejaillir avec leurs nageoires. Lorsqu'elles sont très grandes, il faut que plusieurs hommes se réunissent et quelquefois s'arment de pieux, comme d'autant de leviers, pour les renverser sur le dos. La tortue franche a la carapace trop plate pour pouvoir se remettre sur ses pattes lorsqu'elle est ainsi chavirée ; et on a dit que lorsqu'elles étaient retournées hors d'état de se défendre et qu'elles ne pouvaient plus s'épuiser qu'en vains efforts, elles jetaient des cris plaintifs et versaient un torrent de larmes. Plusieurs tortues, tant marines que terrestres, font entendre souvent un sifflement moins fort et même un gémissement très distinct lorsqu'elles éprouvent avec vivacité ou l'amour ou la crainte : il peut donc se faire que la tortue franche jette des cris lorsqu'elle s'efforce en vain de reprendre sa position naturelle et que la frayeur a commencé à la saisir ; mais on a exagéré sans doute les signes de sa douleur. Pour peu que les matelots soient en nombre, ils peuvent dans moins de trois heures retourner quarante ou cinquante tortues qui renferment une grande quantité d'œufs.  Ils passent le jour à mettre en pièces celles qu'ils ont prises la nuit ; ils en salent la chair et même les œufs et les intestins ; ils retirent quelquefois de la graisse des grandes tortues jusqu'à trente-trois pintes d'une huile jaune ou verdâtre qui sert à brûler, que l'on emploie même dans les aliments lorsqu'elle est fraîche et dont tous les os de ces animaux sont pénétrés, ainsi que ceux des cétacés ou bien ils les traînent renversées sur leur carapace jusque dans les parcs où ils veulent les conserver. On peut aussi prendre les tortues franches au milieu des eaux : on se sert d'une varre ou d'une sorte de harpon pour cette pêche ainsi que pour celle de la baleine. On choisit une nuit calme où la lune éclaire une mer tranquille ; deux pêcheurs montent sur un petit canot que l'un d'eux conduit. Ils reconnaissent qu'ils sont près d'une grande tortue à l'écume qu'elle produit lorsqu'elle monte vers la surface de l'eau ; ils s'en approchent avec assez de vitesse pour que la tortue n'ait pas le temps de s'échapper. Un des pêcheurs lui lance aussitôt son harpon avec tant de force qu'il perce la couverture supérieure et pénètre jusqu'à la chair ; la tortue blessée se précipite au fond de l'eau, mais on lui lâche une corde à laquelle tient le harpon, et lorsqu'elle a perdu beaucoup de sang, il est assez aisé de la tirer dans le bateau ou sur le rivage.
On a employé dans la mer du Sud une autre manière de pêcher les tortues. Un plongeur hardi se jette dans la mer à quelque distance de l'endroit où, pendant la grande chaleur du jour, il voit les tortues endormies nager à la surface de l'eau ; il se relève très près de la tortue et saisit sa carapace vers la queue. En enfonçant ainsi le derrière de l'animal, il le réveille, l'oblige à se débattre, et ce mouvement suffit pour soutenir sur l'eau la tortue et le plongeur qui l'empêche de s'éloigner jusqu'à ce qu'on vienne les pêcher.
Sur les côtes de la Guyane, on prend les tortues avec une sorte de filet nommé la fole. Il est large de quinze à vingt pieds, sur quarante à cinquante de long ; les mailles ont un pied d'ouverture en carré, et le fil a une ligne et demie de grosseur. On attache de deux en deux mailles deux flots d'un pied et demi de longueur faits d'une tige épineuse que les Indiens appellent moucou-moucou et qui tient lieu de liège ; on attache aussi au bas du filet quatre à cinq grosses pierres du poids de quarante à cinquante livres pour le tenir bien tendu. Aux deux bouts qui sont à fleur d'eau, on met des bouées, c'est-à-dire de gros morceaux de moucou-moucou qui servent à marquer l'endroit où est le filet ; on place ordinairement les foles fort près des îlots, parce que les tortues vont brouter les espèces de fucus qui croissent sur les rochers dont ces petites îles sont bordées,
Les pêcheurs visitent de temps en temps les filets ; lorsque la fole commence à caler, suivant leur langage, c'est-à-dire lorsqu'elle s'enfonce d'un côté plus que de l'autre, on se hâte de la retirer. Les tortues ne peuvent se dégager aisément de ces sortes de rets, parce que les lames d'eau, qui sont assez fortes près des îlots, donnent aux deux bouts du filet un mouvement continuel qui les étourdit ou les embarrasse. Si l'on diffère de visiter les filets, on trouve quelquefois les tortues noyées. Lorsque les requins ou les espadons, rencontrent des tortues hors d'état de fuir et de se défendre, ils les dévorent et brisent le filet. Le temps de foler la tortue franche est depuis janvier jusqu'en mai.
L'on se contente quelquefois d'approcher doucement dans un esquif des tortues franches qui dorment et flottent à la surface de la mer. On les retourne, on les saisit avant qu'elles n'aient eu le temps de se réveiller et de s'enfuir ; on les pousse ensuite devant soi jusqu'à la rive, et c'est de cette manière que les anciens les pêchaient dans les mers de l'Inde. Pline a écrit qu'on les entend ronfler d'assez loin lorsqu'elles dorment en flottant à la surface de l'eau. Le ronflement que ce naturaliste leur attribue pourrait venir du peu d'ouverture de leur glotte, qui est étroite, ainsi que celle des tortues de terre, ce qui doit ajouter à la facilité qu'ont ces animaux de ne point avaler l'eau dans laquelle ils sont plongés.
Si les tortues demeurent quelque temps sur l'eau, exposées pendant le jour à toute l'ardeur des contrées équatoriales, lorsque la mer est presque calme et que les petits flots, ne pouvant point atteindre jusqu'en dessus de leur carapace, cessent de la baigner, le soleil dessèche cette couverture, la rend plus légère et empêche les tortues de plonger aisément, tant leur légèreté spécifique est voisine de celle de l'eau et tant elles ont de peine à augmenter leur poids, etc. » (T. 1er, p. 92 et suivantes, édit. in-12.)

(i) Qui n'a connaissance de cette antique histoire du chanteur de Lesbos, etc. C'est l'histoire assez connue d'Arion. "On a répété, dit éloquemment M. de Lacépède, l'histoire de Phallante sauvé par un dauphin après avoir fait naufrage près des côtes d'Italie. On a honoré le dauphin comme un bienfaiteur de l'homme ; on a conservé comme une allégorie touchante, comme un souvenir consolateur pour le génie malheureux l'aventure d'Arion, qui, menacé de la mort par les féroces matelots du navire sur lequel il était monté, se précipita dans la mer, fut accueilli par un dauphin, que le doux son de sa lyre avait attiré, et fut porté jusqu'au port voisin par cet animal sensible et reconnaissant.
On a nommé barbares et cruels les Thraces et les autres peuples qui donnaient la mort aux dauphins." (Histoire naturelle des cétacés, t. 2 ,p. 212.)

(j) Peut-être aussi a-t-on présente à la mémoire celle affection si justement célèbre d'un dauphin pour ce jeune berger de la Libye. Les dauphins ont toujours passé pour avoir une affection particulière pour les jeunes individus de l'espèce humaine. Pline (liv. 9, ch. 8) raconte plusieurs traits de ces poissons qui en offrent des preuves multipliées. M. de Lacépède n'a pas manqué d'en rapporter quelques-uns.
Les animaux de leur espèce, dit-il, ne sont pas les seuls pour lesquels ils paraissent concevoir de l'affection ; ils se familiarisent du moins avec l'homme. Pline a écrit qu'en Barbarie, auprès de la ville d'Hippodiarrhite, un dauphin s'avançait sans crainte vers le rivage, venait recevoir sa nourriture de la main de celui qui voulait la lui donner, s'approchait de ceux qui se baignaient, se livrait autour d'eux aux mouvements d'une gaieté très vive, souffrait qu'ils montassent sur son dos, et obéissait avec autant de docilité que de précision." (Histoire naturelle des cétacés, t. 2, p. 199.)
"Les anciens ont prétendu que la familiarité des cétacés était plus grande avec les enfants qu'avec les hommes avancés en âge. Mécénas-Fabius et Flavius-Alfius ont écrit dans leurs chroniques, suivant Pline, qu'un dauphin qui avait pénétré dans le lac Lucrin recevait tous les jours du pain que lui donnait un jeune enfant, qu'il accourait à sa voix, qu'il le portait sur son dos, et que l'enfant ayant péri, le dauphin, qui ne revit plus son jeune ami, mourut bientôt de chagrin. Le naturaliste romain ajoute des faits semblables arrivés sous Alexandre de Macédoine ou racontés par Égésidème et par Théophraste. Les anciens enfin n'ont pas balancé à supposer dans les dauphins, pour les jeunes gens avec lesquels ils pouvaient jouer plus facilement qu'avec les hommes faits, une sensibilité, une affection et une constance presque semblables à celles dont le chien nous donne des exemples si touchants. » (Id., p. 202).

(k) L'entière Aeolide conservera toujours le souvenir de cette tendre amitié qu'un dauphin, etc. Le tableau que nous présente ici Oppien est si touchant, ces exemples de l'amour des dauphins pour les jeunes gens ont un si vif intérêt que nous croyons faire plaisir à nos lecteurs de mettre sous leurs yeux la trente-troisième épître de Pline le jeune, qui nous rapporte un fait du même genre dans un style qui en rend le récit plus piquant :
A Cavinius.
J'ai découvert un sujet de poème. C'est une histoire qui a tout l'air d'une fable. Il mérite d'être traité par un homme comme vous, qui ait l'esprit agréable, élevé, poétique. J'en ai fait la découverte à table, où chacun comptait à l'envi son prodige. L'auteur passe pour très fidèle, quoique à vrai dire qu'importe la fidélité à un poète ? Cependant c'est un auteur tel que vous ne refuseriez pas de lui ajouter foi si vous écriviez l'histoire. Près de la colonie d'Hippone, qui est en Afrique, sur le bord de la mer, on voit un étang navigable d'où sort un canal qui, comme un fleuve, entre dans la mer ou retourne à l'étang même, selon que le flux l'entraîne ou que le reflux le repousse. La pêche, la navigation, le bain y sont des plaisirs de tous les âges, surtout des enfants que leur inclination porte au divertissement et à l'oisiveté. Entre eux ils mettent l'honneur et le mérite à quitter de plus loin le rivage et celui qui s'en éloigne le plus et qui devance les autres est le vainqueur dans cette sorte de combat. Un enfant, plus hardi que ses compagnons, s'étant fort avancé, un dauphin se présente et tantôt le précède, tantôt le suit, tantôt tourne autour de lui, enfin charge l'enfant sur son dos, puis le remet à l'eau ; une autre fois le reprend, et l'emporte, tout tremblant d'abord, en pleine mer ; mais peu après il revient à terre et le rend au rivage et à ses compagnons. Le bruit s'en répand dans la colonie, chacun y court, chacun regarde cet enfant comme une merveille ; on ne peut. se lasser de l'interroger, de l'entendre, de raconter ce qui s'est passé. Le lendemain tout le peuple court au rivage ; ils ont tous les yeux sur la mer ou sur ce qu'ils prennent pour elle ; les enfants se mettent à la nage, et parmi eux celui dont je vous parle, mais avec plus de retenue. Le dauphin revient à la même heure, il s'adresse au même enfant ; celui-ci prend la fuite avec les autres. Le dauphin, comme s'il voulait le rappeler et l'inviter, saute, plonge et fait cent tours différents. Le jour suivant, celui d'après et plusieurs autres de suite, même chose arrive, jusqu'à ce que ces jeunes gens, nourris sur la mer, se font une honte de leur crainte : ils approchent le dauphin, ils l'appellent, ils jouent avec lui ; ils le touchent, il se laisse manier. Cette épreuve les encourage, surtout l'enfant qui le premier en avait couru le risque ; il nage auprès du dauphin et saute sur son dos : il est porté et apporté ; il se croit reconnu et aimé, il aime aussi. Ni l'un ni l'autre n'a de peur, ni n'en donne ; la confiance de celui-là augmente, et en même temps la docilité de celui-ci ; les autres enfants même l'accompagnent en nageant et l'animent par leurs cris et par leurs discours. Avec ce dauphin en était un autre (ceci n'est pas moins merveilleux) qui ne servait que de compagnon et de spectateur : il ne faisait, il ne souffrait rien de semblable mais il menait et ramenait l'autre, comme les enfants menaient et ramenaient leur camarade. Il est incroyable, mais pourtant il n'est pas moins vrai que tout ce qui vient d'être dit, que ce dauphin qui jouait avec cet enfant et qui le portait, avait coutume de venir à terre, et qu'après s'être séché sur le sable, lorsqu'il venait à sentir la chaleur, il se rejetait à la mer. Il est certain qu'Octavius Avitus, lieutenant du proconsul, emporté par une vaine superstition, prit le temps que le dauphin était sur le rivage pour faire répandre sur lui des parfums, et que la nouveauté de cette odeur le mit en fuite et le fit sauver dans la mer. Plusieurs jours s'écoulèrent depuis sans qu'il parût : enfin il revint d'abord languissant et triste ; et peu après ayant repris ses premières forces, il recommença ses jeux et ses tours ordinaires. Tous les magistrats des lieux circonvoisins s'empressaient d'accourir à ce spectacle : leur arrivée et leur séjour engageaient cette ville, qui n'est pas déjà trop riche, à de nouvelles dépenses et achevaient de l'épuiser. Le concours du monde y troublait l'abord et y dérangeait tout. On prit donc le parti de tuer secrètement le dauphin qu'on venait voir ! Avec quels sentiments ne pleurerez-vous pas son sort ! Avec quelles expressions, avec quelles figures ne relèverez-vous point cette histoire, quoiqu'il ne soit pas besoin de votre art pour l'augmenter ou l'embellir et qu'il suffise de ne rien ôter à la vérité ! Adieu." (Trad. de M. de Sacy.)

(l) On a de petites nasses tissues de joncs très serrés, dont la forme est celle des paniers connus sous le nom de talares, etc. Les talares étaient des paniers oblongs où les personnes du sexe mettaient leur laine et qui servaient aussi à d'autres usages.

(m) Ils s'en servent ensuite pour faire passer sur de riches étoffes leur belle, leur superbe teinte pourpre, etc. L'espèce de pourpre qui fournissait aux anciens celle belle couleur du nom de ce mollusque est, à ce qu'on croit, celle qui dans la nomenclature de ces animaux porte le nom de purpura patula. Il en existe une autre espèce nommée purpura capillus dont on se sert maintenant dans le Nord pour colorer en rouge.

(n) Je ne crois pas qu'il y ait de pêche qui présente de plus rudes combats, de plus déplorables travaux à ceux qui s'y livrent que celle des éponges, etc. Les éponges, dit M. de Lamarck, sont des polypiers polymorphes constituant une masse flexible et poreuse, ayant une croûte, substance gélatineuse, irritable dans l'état frais et se desséchant à la sortie de la mer, ayant le plus grand rapport avec les alcyons et s'en distinguant en ce que dans l'état sec, ils sont plus mous, moins encroûtés, qu'ils offrent dans l'état frais une matière gélatineuse qu'on ne voit point dans les alcyons.

(o) Princes chéris de Jupiter, ô mes souverains ! telles sont les diverses merveilles, les scènes variées, ouvrages de la nature et de l'art, que nous offrent les mers et dont j'ai recueilli la connaissance. Le grec dit seulement: "Toss' edaên, skeptouche diotrephes, erga thalessês." mot à mot : "Prince chéri de Jupiter, tel est le grand nombre des travaux des mers quel j'ai connus" - Tot, princeps generose maris novimus artes, traduit Lippius. J'ai cru devoir donner plus de développement au mot erga, le vers où il se trouve étant la péroraison de ce poème, dont il exprime l'objet et le contenu. J'aurais pu me contenter de mettre : "Tel est le grand nombre des merveilles des mers venues à ma connaissance."  Ce que j'ai ajouté me paraît terminer beaucoup mieux l'ouvrage dans lequel il est réellement question de tout ce que la nature et l'art présentent de curieux et d'utile concernant les animaux des mers. Je craindrais sans cela que cette péroraison ne parût trop concise et trop brusque.

FIN DES REMARQUES SUR LA PÊCHE D'OPPIEN.