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   OPPIEN

introduction la chasse la pêche I  la pêche III la pêche IV  la pêche V

 

LA PÊCHE

ou

LES HALIEUTIQUES

TRADUIT PAR J.-M. LIMES

CHANT SECOND

Tels sont les lieux que fréquentent, où se nourrissent les nombreux habitants des eaux. Tels sont aussi les doux hymens, les heureuses reproductions dont ils goûtent les charmes ; les hommes en doivent sans doute la connaissance à quelqu'un des dieux : car que peuvent les mortels sans leur secours ? Ils seraient même inhabiles à soulever la plante de leurs pieds, à mouvoir leur frêle paupière. Les dieux, toujours près quoique éloignés, ordonnent et disposent de tout ; c'est donc une irrésistible nécessité de se soumettre. En vain la force ou la puissance, telles qu'un coursier qui rejette le mors, exciteraient leurs bouches rebelles à secouer témérairement le frein ; arbitres suprêmes de tout, les Immortels font toujours incliner les rênes du côté qu'ils veulent. Le sage obéit donc sans murmure et n'attend pas d'y être contraint par les durs aiguillons d'un fouet incitateur. L'homme leur doit l'industrie féconde et un génie propre à tout ; ils en ont tous reçu un nom et un honneur particuliers, à cause des divers travaux auxquels chacun préside : Cérès est recommandable par le joug imposé aux bœufs, par la culture et les sillons de la terre, par les précieuses moissons des grains ; nous tenons de Pallas l'art de fabriquer des armes, de construire des maisons, de transformer en riches étoffes la douce toison des brebis ; Mars nous a fait don du glaive, des armures protectrices, des casques, des lances, de tout l'appareil cher à Bellone ; Apollon et les Muses nous ont fait présent de la divine mélodie ; nous devons à Mercure l'éloquence et les vigoureux combats des jeux publics ; Vulcain veille aux pénibles et suants travaux des forges. La même divinité qui, comblant d'abord les vastes gouffres de la terre avec les eaux réunies des fleuves, en a formé la masse amère des mers qu'elle a enchaînées, couronnées de coteaux et de rivages, a fait aussi connaître aux humains les secrets des ondes, les races et les mœurs de leurs habitants les moyens d'obtenir d'heureuses pêches, quel que soit d'ailleurs le nom qu'on doive lui donner, celui de tout-puissant Neptune, de vieux Nérée ou mieux encore de Phorcus (1) ou de quelque autre souverain des eaux. Toutefois, vous tous dieux immortels qui habitez les célestes lambris, le vaste Océan, la terre fertile, les plaines des airs, daignez sourire, accordez votre bienveillance à mon heureux prince, a son illustre fils, à leurs peuples, à mes chants.
Les poissons n'ont entre eux ni justice, ni pudeur, ni amitié : ils sillonnent les mers, chaque espèce ennemie implacable de l'autre espèce ; le plus fort dévore toujours le plus faible : ils se précipitent les uns sur les autres pour se donner la mort ; ils sont toujours la proie et l'aliment les uns des autres. Les uns triomphent des moindres par la puissance plus énergique de leurs muscles ou de leurs mâchoires : les bouches de ceux-ci recèlent un venin destructeur ; ceux-là, pour échapper aux coups mortels des autres, sont armés de pointes, de piquants aigus, instruments terribles d'une ardente fureur. Ceux à qui les dieux n'ont accordé ni la force, ni aiguillon osseux qui s'élance de leur corps, trouvent en eux-mêmes une arme aussi redoutable, une source féconde de ruses : c'est ainsi que d'autres poissons, plus grands et plus robustes, tombent souvent victimes de leur adresse.
 De quelle puissance propre et inhérente à sa substance, n'est pas douée la molle torpille (2) pour balancer et subjuguer la force : son corps faible est sans ressort, sa lente et lourde masse l'affaisse ; on ne la prendrait point pour un animal qui nage. Se glissant quelquefois dans l'eau limpide, elle se roule surtout dans les endroits troubles et obscurs. Des deux côtés, à chacun de ses flancs, sont deux séries de rayons ou tuyaux, appareil de ruse et supplément de sa faiblesse. Tout être vivant qui en approche et qui la touche, sent ses forces se briser, son sang se contracte et se glace, ses membres ne servent, ne soutiennent plus son corps ; la nature s'arrête en lui enchaînée par ce stupide habitant des eaux. Connaissant toutefois l'avantage dont elle dispose, elle se tient accroupie dans le sable, elle y reste sans mouvement et comme morte : tout poisson qui l'effleure est à l'instant foudroyé ; il tombe, abandonné de ses sens, dans un sommeil léthargique. Elle s'élance alors avec précipitation, quoique peu prompte elle-même, et, transportée de joie, le déchire vivant comme s'il avait cessé de l'être. Elle se traîne souvent à la rencontre des poissons qui nagent dans les mers, amortit en les touchant leur impétuosité, arrête et suspend la rapidité de leur course ; infortunés qui, raides et dénués de force, ont perdu le souvenir de leur route ou de leur fuite, et sont dévorés sans défense, sans en avoir le sentiment ! Lorsqu'un homme dans les pénibles agitations d'un songe se croit frappé d'épouvante et fait effort pour fuir, son cœur saute et s'agite, tandis que ses genoux gémissent immobiles sous le poids des chaînes qui contiennent ses élans : tel est l'effet produit par l'engourdissante compression de la torpille.
Le batrachos est un poisson également lent et mou ; il est horrible à voir : sa bouche présente une ouverture immense ; la ruse lui sert aussi à se procurer la nourriture. Enfoncé dans un vaste limon, il y reste tranquillement couché en soulevant une excroissance (3) charnue, déliée, blanche, mais d'une odeur forte qui naît de dessous l'extrémité de sa mâchoire supérieure ; il l'agite fréquemment en guise d'appât pour les petits poissons, qui bientôt l'aperçoivent et cherchent à s'en saisir ; le batrachos la retire alors en arrière jusqu'à sa bouche en l'y balançant mollement : ceux-ci ne soupçonnant point le piège, l'y suivent et tombent engloutis tous ensemble dans cette gueule énorme. Un homme qui veut attirer au trébuchet les oiseaux légers, le garnit au-dedans des mêmes grains qu'il vient de répandre au dehors à l'entour des portes et assure ainsi le succès de sa ruse. L'attrait séducteur d'un aliment dont ces oiseaux sont avides, les entraîne et les fait entrer dans la cage funeste d'où toute issue leur est fermée et qui leur montre un bien triste résultat de leur repas ; c'est par un semblable stratagème que le lourd batrachos attire les petits poissons, qui sont loin de songer qu'ils courent à leur ruine. On dit que le rusé renard exécute une manœuvre à peu près pareille. Lorsqu'il aperçoit une troupe nombreuse d'oiseaux, il se couche, le dos recourbé, les jambes tendues, ferme les yeux et rapproche exactement ses lèvres. On dirait qu'il est enseveli dans un sommeil profond ou plutôt qu'il est étendu à terre mort réellement. Il est ainsi, sans pousser le moindre souffle, à concerter les ruses les plus adroites et les plus variées. Cependant les oiseaux qui le voient en cet état volent en foule sur lui, grattent et feutrent son poil de leurs pieds, insultant insolemment à son sort ; dès qu'ils sont assez près de ses dents, il donne l'essor à ses ruses ; sa vaste bouche s'ouvre, fond avec avidité sur ces téméraires oiseaux et saisit par cette irruption précipitée une proie abondante.
La trompeuse sépie (4) déploie aussi les ruses dans ses chasses. Du sommet de sa tête partent des prolongements charnus, longs et grêles, semblables à des cordes, avec lesquels elle pêche les poissons comme avec des lignes ; gisante ou retirée sous son tégument dans le sable, elle s'en sert pour s'accrocher aux corps solides lorsque les tempêtes d'hiver font enfler les ondes : on la prendrait pour un bâtiment amarré par ses cibles aux rochers du rivage.
Les carides (5) sont petites sans doute et n'ont pas une grande force, mais elles rendent victime de leurs ruses un plus fort poisson, le labrax, qui doit son nom à sa voracité : empressé d'en faire sa proie, il se jette à la hâte sur elles : fuir ou résister est au-dessus de leur pouvoir; prêtes à périr, elles font périr et blessent à mort leur meurtrier. Par des sauts et des élans réitérés, elles percent son palais d'une pointe aiguë, qui s'élance de l'extrémité de leur tête. Le labrax, tout entier à son vorace appétit, s'occupe peu des coups dont il est percé ; cependant sa blessure se nourrit et s'étend : il succombe enfin aux maux et aux douleurs et reconnaît trop tard que celle qu'il priva de la vie lui fait perdre la sienne.
Il est un poisson qui se tient d'habitude dans la vase, ami de la chair de l'homme, le bœuf (6), le plus grand de tous en étendue. Sa largeur est souvent de dix et même de douze coudées ; il n'a point la vigueur en partage, son corps est mou, destitué de force, ses dents sont intérieures, à peine visibles, petites et faibles. S'il triomphe, ce n'est point par sa puissance, mais par la ruse ; il fait cependant sa proie de l'homme, dont il met en défaut le génie pénétrant, car il aime beaucoup à s'en nourrir ; sa chair a beaucoup d'attrait, est un repas très agréable pour lui. S'il en voit quelqu'un au-dessus des eaux, que quelque soin attire dans leur fond, plus léger à cause de sa grande surface, il s'élève et nage constamment au-dessus de sa tête, immobile, étendu sur lui, semblable au toit d'une maison. Il le suit en cet état dans tous ses mouvements : il est toujours au-dessus comme une fermeture. De même qu'un enfant qui dresse le piège fatal à la souris avide, qu'un imprudent appétit attire sans soupçon au-dedans, mais qui bientôt surprise par le bruit du creux instrument de sa captivité, ne peut en sortir, malgré ses efforts, que lorsque l'enfant la saisit et la tue souvent avec un ris moqueur ; de même ce funeste poisson plane sur la tête de l'homme et l'empêche de remonter sur l'onde ; enchaînant par là sa respiration, il lui fait perdre la vie au sein des flots, il tombe alors sur lui et le dévore ; c'est ainsi qu'il doit à la ruse cette difficile conquête.
On louera, on admirera sans doute l'ingénieuse industrie du cancre dans ses trous tapissés de mnies : les dieux lui ont donné l'adresse nécessaire pour faire des huîtres une nourriture aussi agréable que facile. Lorsqu'elles ouvrent la barrière de leurs écailles pour saisir le limon ou pour s'abreuver d'eau, et qu'elles s'accrochent aux angles des rochers, le cancre prend sur le rivage une petite pierre et la porte, engagée en travers dans ses pinces aiguës, il approche à la dérobée et la place dans le milieu de l'huître, qu'il se met ensuite à dévorer en savourant ce mets chéri. Ce misérable mollusque veut en vain refermer ses valves, il n'en a plus le pouvoir : elles restent ouvertes par l'effet d'une dure nécessité, jusqu'à ce qu'il meure et que son ennemi en ait fait un ample repas.
Les rampantes étoiles de mer ont un art à peu près semblable, et c'est encore contre les huîtres qu'elles l'exercent ; ce n'est point d'une pierre qu'elles s'aident ou dont elles font leur instrument, mais d'un corps osseux qu'elles passent entre leurs valves baillantes : les huîtres sont ainsi à leur discrétion et deviennent leur nourriture.
Il est une coquille bivalve dans laquelle habite un mollusque qui porte le nom de pinne, qui est inhabile à combiner, à faire quelque chose par elle-même. Elle vit en communauté de toit et de demeure avec un cancre qui la nourrit et veille à sa sûreté, ce qui lui a valu le surnom de pinnophulax (garde-pinne ). Quelque animal pénètre-t-il dans la coquille, le cancre réveille aussitôt son attention en la pinçant, en la stimulant par d'utiles morsures : pressée par la douleur, elle contracte ses valves, y emprisonne l'animal qui devient la proie de l'un et de l'autre ; ils en font ensemble un doux repas. C'est ainsi que parmi les habitants des eaux comme parmi les hommes, on remarque de la sagacité dans les uns, de l'inaptitude dans les autres (7) : ils n'ont pas tous le même degré d'intelligence.
On chercherait en vain un poisson qui l'emportât par sa stupidité sur l'émérocet (8) ; la mer n'en renferme pas qui croupisse dans une plus grande inertie. Ses yeux sont dirigés sur la partie supérieure de sa tête vers le ciel, sa bouche vorace est placée entre ses yeux ; il reste tout le long du jour couché sur le sable, plongé dans le sommeil. Seul de tous les habitants des eaux, il veille la nuit et vague dans leur sein ; il est aussi appelé nuctéris (animal nocturne). Une faim déplorable est le résultat de son insatiable avidité ; il ne connaît ni terme ni mesure dans ses appétits. La fureur d'un irrésistible besoin, d'une faim toujours dévorante l'entraîne d'une manière impérieuse. Il ne cesse de se gorger d'aliments que lorsque son ventre se déchire, qu'il tombe étendu sous leur poids ou qu'il est saisi par un autre poisson, avalant encore le dernier morceau. Quelle preuve plus frappante de cette immodérée voracité ! Dans les filets même du pêcheur, si une main le provoque en lui présentant quelque nourriture, il en remplit son estomac, jusqu'à ce qu'elle retourne à son palais. Apprenez par cet exemple, ô mortels ! quelle est la triste fin de cette passion insensée pour la table (9), quels maux en sont l'inévitable fruit. Évitez donc cette oisiveté funeste de l'esprit et du corps, ce dérèglement des trop somptueux repas. Prenez-les avec mesure et sans livrer votre âme à leur folle joie. Combien parmi vous qui ne connaissent aucun frein, qui s'abandonnent à tous les débordements d'un goût qui les maîtrise ! Regardez l'émérocet : que la leçon que vous offre son malheur ne soit point perdue pour vous ! Les oursins à pointes aiguës ont un instinct qui leur fait prévoir et juger la force des vents, l'approche des terribles tempêtes : ils lestent alors leur dos d'une pierre (10) aussi lourde que les intervalles de leurs piquants peuvent le permettre, et luttent ainsi chargés contre la fureur des flots : ils craignent surtout que le courroux des ondes ne les roule et ne les jette sur le rivage.
Personne n'ignore l'art qu'emploient les poulpes qui, semblables aux rochers sur lesquels ils se moulent, y appliquent leurs bras : donnant ainsi le change soit aux pêcheurs, soit aux animaux plus grands, ils parviennent à leur échapper. Lorsqu'ils font la rencontre d'un plus petit, ils quittent leur forme, leur apparence de pierre, et reparaissent sous celle de poulpes et d'êtres vivants ; par cette adresse ils en prennent alternativement qui sont différentes et se dérobent à la mort. On dit que l'hiver ils ne vaguent point dans les eaux, qu'ils en redoutent beaucoup les orageux tourbillons : retirés et tremblants dans leurs creuses retraites, ils dévorent comme une proie étrangère leurs propres bras, qui repoussent ensuite après leur avoir servi d'aliment. Ils doivent cette pratique aux inspirations de Neptune. C'est ainsi qu'en use l'ours farouche et rugissant : pour se soustraire aux rigueurs de la froide saison, il se réfugie dans le lieu le plus reculé des cavernes, et trompe sa faim en léchant et suçant ses pattes ; avide d'une nourriture si vaine, il reste fixé dans sa tanière jusqu'au retour du jeune époux de la nature.
Une haine affreuse existe surtout entre le crabe ardent, la murène et le poulpe : ils se donnent mutuellement la mort les uns aux autres. Le genre de discorde et de guerre qui est propre aux habitants des eaux règne toujours sur eux : ils se dévorent réciproquement. S'élançant de dessus les roches des mers, déjà la fougueuse murène se roule à travers les flots à la recherche d'une proie ; bientôt elle aperçoit le poulpe qui se traîne sur les sommités du rivage, et toute joyeuse se précipite sur cette victime chère à son goût. Son approche n'échappe pas au poulpe : dans son inquiétude, il se détermine à la fuite ; mais comment se déroberait-il en rampant à la murène qui nage et fond si violemment sur lui, qui le saisit à l'instant et le presse de sa mâchoire cruelle ? Il se trouve donc forcement engagé dans ce combat funeste : il roule autour d'elle ses membres ; il la serre dans tous les sens des contours nombreux de ses bras, cherchant par ses efforts à se débarrasser des siens. Vain espoir, plus de remède, l'ardente et visqueuse murène glisse comme l'onde d'entre ses liens ; il lui étreint tantôt son dos, tantôt son cou, ici l'extrémité de sa queue ; là il les pousse contre l'ouverture de sa bouche, contre les parties cachées de ses mâchoires. Tels que deux lutteurs habiles et robustes qui font longtemps assaut de leurs forces, des membres desquels découle déjà une sueur grasse et abondante, qui essaient et promènent partout les ressources variées de leur art, et dont les bras nerveux flottent agités autour de leurs corps, tels ceux des poulpes errent sans ordre et se tourmentent dans des luttes inutiles. La murène le dévore de ses dents aiguës ; son estomac recèle quelques-uns de ses membres, tandis que d'autres sont encore triturés dans ses mâchoires acérées ; d'autres enfin à moitié rongés palpitent et se contournent encore vivants comme cherchant à lui échapper. Dans les forêts, un cerf au bois fourchu qui parcourt les bois fréquentés des serpents (11), flaire, trouve leurs traces, parvient à leur repaire, en fait sortir un de ces reptiles, et se presse de le mettre en morceaux, dans le temps même que l'animal se roule autour de ses jambes, de son cou, de sa poitrine, et que ses tronçons à moitié dévorés jonchent la terre ou sont broyés sous sa dent rapide ; ainsi se replient les parties en mouvement du malheureux poulpe. En vain cherchera-t-il son salut sous la forme de la pierre ! Si, se débarrassant de la murène, il court appliquer ses membres sur une roche et se fondre dans sa couleur, ce stratagème n'échappera pas à son ennemie ; elle ira le saisir, et sa ruse restera sans succès. Quel est le mortel qui, voyant sa mort déplorable, pourrait se défendre de la pitié ? Étendu sur la pierre et faisant corps avec elle, la murène d'un air moqueur s'approchera de lui. On croirait que la cruelle lui tient ce langage insultant : "Poulpe trompeur, que crains-tu ? Espères-tu de me surprendre ! Nous verrons bientôt si tu es de la pierre ou si la pierre te servira d'asile et te garantira de ma dent."  Se portant alors sur son enveloppe sinueuse et testacée, elle l'engloutit dans sa gueule, à mesure qu'elle l'arrache tout tremblant de dessous la roche. Quoique mis en pièces et dévoré, il ne la quitte point, il ne cesse de s'y retenir, il l'embrasse toujours jusqu'à ce que ses bras accrochés soient les seules parties qui existent encore. De même lorsque dans une ville livrée à la fureur des ennemis, où les enfants et les femmes sont entraînés dans une dure captivité, un homme, suivant la triste loi de la guerre, cherche à ravir un jeune enfant qui repose dans les bras et sur le sein de sa mère, celui-ci se tient avec plus de force à son cou, le presse de ses mains, tandis que cette mère, poussant des cris aigus, résiste à le livrer et se laisse plutôt entraîner avec lui ; de même le corps du malheureux poulpe se presse contre la pierre humide dont il se sent arracher et ne s'en détache jamais.
Quelque redoutable que soit la murène, le crabe la dévore ; elle est vaincue par son ardeur même. Arrivé prés de la roche qu'habite son agile ennemie, il dresse ses deux aiguillons ; son souffle rare et guerrier, sonnant la charge, la provoque au combat. Semblable au chef d'un des premiers rangs d'une armée, qui, fier de sa vaillance, de son adresse militaire, des armes qui renforcent son corps vigoureux, agite sa lance aiguë, défie celui des ennemis qui osera paraître, et bientôt excite et voit s'avancer contre lui l'un des chefs opposés ; c'est ainsi que le crabe aiguillonne la murène. Celle-ci ne se fait pas attendre : s'élançant de son obscure retraite, la tête raide et courbe de colère, elle se présente en proie à la plus violente fureur ; mais cette rage est impuissante contre le corps rude du crabe. En vain elle le presse de ses fortes mâchoires, en vain ses dents robustes se fatiguent pour l'entamer ; repoussées comme par une pierre raboteuse, elles rentrent émoussées dans sa bouche : leur impétueuse activité reste sans effet. Cependant son cœur féroce s'agite et bouillonne jusqu'à ce que le crabe, rapprochant ses longues pinces, la serre dans le milieu du corps. Il la comprime, il la retient sans relâche dans cet état, comme avec des instruments de fer ; il ne les desserre point, quelque effort qu'elle fasse pour s'échapper. Contenue par la force, accablée de douleurs, elle roule et contourne obliquement son corps de tous côtés, en frappe, en serre de plusieurs tours le dos hérissé du crabe, et s'engage ainsi elle-même dans les pointes, dans les aiguillons de ce crustacé : elle succombe enfin toute couverte de blessures, qu'elle doit aux coups même qu'elle s'est donnés. Sa mort est son propre ouvrage, celui de son audace insensée. Ainsi, lorsqu'un homme habile dans l'art de tuer les bêtes féroces, la lance en arrêt, le corps raide et oblique, au milieu d'un peuple groupé autour des maisons, attend la panthère effarouchée du sifflement des lanières, du bruit des épouvantails, qui, à la vue du tranchant de l'acier, s'arme et s'enflamme de la plus terrible fureur, et dont la gueule énorme se précipite elle-même comme un fourreau sur le fer acéré ; ainsi la malheureuse murène s'emporte à une rage aveugle : elle périt des maux qu'elle s'est faits.
Tels sont les combats que se livrent sur la terre, dans le fond des bois, le serpent et l'oursin épineux lorsqu'ils viennent à s'attaquer. Dès que celui-ci soupçonne l'approche du funeste reptile, il se retranche, sous forme sphérique, derrière le rempart de ses longues et nombreuses épines qui lui servent de bouclier, et se traîne de l'intérieur. Le serpent, de son côté, se porte sur lui et l'essaie de ses dents gorgées de venin sur tous les points de sa surface circulaire ; mais ses efforts sont inutiles : quelque terribles que soient ses mâchoires, elles ne peuvent arriver jusqu'à son corps, à travers la fourrure épineuse dont il est enveloppé. Roulé en cercle, en masse globuleuse, il se meut, il se précipite en tours nombreux sur lui-même, et des piquants dont il est hérissé, frappe le reptile, fait couler de ses membres une sanie sanglante, et l'accable d'une multitude de blessures. L'odieux serpent le couvre aussi en entier des longs et robustes replis de son corps, le presse, le serre malgré les pointes horriblement aiguës dont il est percé de toutes parts. La fureur ajoute à son audace. L'oursin, ferme au centre de ses aiguillons, ne cesse de lutter de toutes ses forces, et ne gémit que malgré lui dans cette dure compression. Sous l'abri protecteur de la voûte cachée qui le recèle, il attend que son ennemi meure ; souvent il périt lui-même en l'accablant : ils sont ainsi l'un à l'autre un instrument de ruine et de mort. Souvent le malheureux oursin s'échappe, semble surgir du sein du reptile qui le tenait emprisonné, et en emporte à ses piquants les chairs expirantes. C'est à peu prés de la même manière que la murène tombe victime du crabe : elle est pour lui une nourriture dont il est avide et qui flatte son goût.
Le poulpe, quoique faible et lent dans ses mouvements, fait sa proie du crabe à la fois rude et rapide. Lorsqu'il l'aperçoit en repos et sans méfiance sur une roche, il se jette furtivement sur son dos, qu'il enchaîne de ses bras longs et forts, de leurs dernières articulations comprime en même temps avec violence le conduit de ses aliments et arrête en lui le jeu alternatif de l'aspiration et de l'expiration de l'air (car il est nécessaire même aux habitants des eaux) : il le retient ainsi en l'accablant de toutes parts. Le malheureux crustacé nage, s'arrête, s'élance en bonds, quelquefois se déchire dans ses parties extrêmes ; nul relâche à son supplice que ses forces et sa vie ne l'abandonnent ; son ennemi le dévore alors tranquillement sur les sables du rivage. Tel qu'un enfant qui presse de sa bouche le sein de sa nourrice pour en aspirer le lait, il en retire et en absorbe les chairs, vide en entier par ses succions ce corps à aiguillons nombreux et remplit son estomac de cette nourriture chérie. Un voleur de profession, qui médite de noirs projets ; qui, toujours hors des sentiers de la justice, attend la nuit en embuscade dans une rue étroite que quelque passant au sortir d'un repas tombe dans ses pièges, en voit bientôt approcher un dont le vin rend la marche chancelante, à qui il fait exhaler quelque chanson à boire où la sobriété n'est pas trop célébrée, fond alors à la dérobée et par derrière sur lui, frappe à coups redoublés sur sa tête, l'accable de ses mains cruelles, et le met dans un état d'engourdissement et de sommeil peu différent de la mort, lui ravit ensuite tout ce qu'il porte et se retire en emportant ce butin illicite et si honteusement acquis ; l'instinct des poulpes les porte à mettre en usage des moyens du même genre. Tels sont surtout les habitants des eaux qui s'attaquent et sont ennemis entre eux. Seuls parmi les divers genres de poissons, ils sont tour à tour meurtriers et vengeurs les uns des autres.
D'autres sont venimeux, ont, autour de leur bouche un venin funeste qui laisse partout l'odieuse empreinte de leurs morsures. Telle est la scolopendre, ce fatal reptile des mers dont la forme est assez semblable à celle de terre, mais qui porte un bien plus grand préjudice. Si quelqu'un en approche et la touche de quelque partie de son corps, il s'y établit aussitôt une démangeaison ; une rougeur vive et brûlante qui fait trace comme celle de la plante à laquelle on donne le nom d'ortie (12), à cause des douleurs cuisantes qu'elle produit. La présence de la scolopendre est surtout exécrée des pêcheurs ; pour peu qu'elle ait effleuré les filets, aucun poisson ne touche aux appâts, tant le venin dont ils ont pu s'imprégner les leur rend odieux.
Les iulis (13) aux couleurs variées sont également redoutables par la puissance de leur bouche. Les plongeurs, qui vont fouiller le fond des mers, et les pêcheurs d'éponges, accoutumés aux plus rudes épreuves, les ont surtout en horreur. Lorsqu'ils aperçoivent quelqu'un de ces chercheurs sous-marins se livrant dans l'onde à ses travaux, ils s'élancent par milliers de dessus les roches, fondent, se pressent de toutes parts sur lui, l'embarrassent dans ses recherches et dans sa marche, en l'accablant à la fois de tous côtés de leurs téméraires morsures. Il se consume en vains efforts pour lutter contre les eaux et ces odieux iulis : ses pieds, ses mains s'agitent, pour repousser leurs masses ennemies ; leur opiniâtre activité s'attache avec acharnement sur lui ; tels ces incommodes essaims de mouches qui volent sans cesse dans l'été autour des hommes livrés aux pénibles soins des moissons. Tout suants de fatigue et des ardeurs immodérées d'un ciel embrasé, ils ont encore à gémir de l'importunité de ces insectes qui ne se relâchent jamais qu'ils ne reçoivent la mort ou ne se rassasient du sang vermeil des moissonneurs. C'est ainsi que le sang de l'homme a un attrait vif et puissant pour les habitants des eaux. Il en est dont les morsures ne sont pas légères, telles sont celles du poulpe rampant et de la sépie, qui recèlent en eux-mêmes une liqueur, une encre en petite quantité, mais dangereuse et nuisible.
Certains poissons tiennent de la nature des instruments d'attaque, de forts aiguillons : ce sont le gobie, ceux des scorpions qui se plaisent sur les rochers ou dans les sables, les chélidons rapides, les dragons, et ceux des chiens marins qui tirent leurs noms (14) de leurs piquants redoutables ; ces pointes portent toutes un venin funeste dans les chairs où elles s'implantent profondément.
La trygone et le xiphias ont chacun reçu des dieux un don terrible, une arme d'une grande puissance qui est fortement inhérente à leurs membres. La mâchoire de celui-ci donne naissance, naturellement, à un glaive droit, taillé en pointe et en lance d'épée non d'acier, mais de diamant. Poussé avec impétuosité, il n'est point de pierre, quelque solide qu'elle soit, qui puisse résister à son effort tant il a d'énergie et de violence. De l'extrémité de la queue de la trygone sort un horrible aiguillon tout à la fois redoutable par la force et dangereux par son venin (15). Que leur proie se présente à eux vivante ou morte, ni les xiphias, ni les trygones ne la dévorent avant de l'avoir percée de leurs traits funestes. Sitôt que la vie abandonne le xiphias, son arme puissante périt et s'éteint avec lui : elle n'est plus qu'une masse, qu'un os sans vigueur, qu'il ne serait plus possible de prendre pour un glaive, quelque désir qu'on eût de l'y reconnaître. Il n'est pas de blessure qui fasse un mal plus assuré que celle de la trygone, pas même celle de ce fer que l'art a fabriqué pour les combats, pas même celles de ces flèches ailées qu'empoisonnent les Perses, et dont ils lancent la mort. Ce formidable et si vif aiguillon de la trygone, dont on n'entend point parler sans effroi, ne conserve pas seulement. son activité tant qu'elle est vivante, lorsqu'elle a cessé de l'être, sa force et sa roideur se maintiennent encore immuablement. Les animaux ne sont pas les seuls sur qui elle porte le ravage et la destruction ; tout végétal, la pierre même qui tombe sous ses coups, n'en reçoivent pas impunément l'atteinte. Si d'une belle bouture ou d'une riche semence, s'est élevé un jeune arbuste dont la verdure hâtive annonce la vigueur, et que ses racines en soient assez gravement offensées, cet accident fera languir ses rameaux ; ils pencheront vers la terre comme affectés de quelque maladie ; l'aspect gracieux de l'arbuste commencera par s'affaiblir : il ne tardera pas à perdre la parure de ses feuilles, à sécher, à n'être plus qu'un vil tronc.
L'enchanteresse Circé, mère de Télégon (16), arma autrefois son fils d'un de ces aiguillons de trygone pour lui servir de long dard emmanché et marin, dont il pût exterminer ses ennemis. Il fut jeté sur une île à nombreux troupeaux de chèvres, et en fit un grand butin, sans savoir qu'ils étaient ceux de son vieux père qu'il cherchait, et qui, courant à sa défense, reçut de lui le coup mortel. C'est ainsi que cet ingénieux Ulysse, qui avait été en butte à tant de traverses et de combats sur les mers, mourut du trait rude et rapide d'une trygone.
Le thon et le xiphias portent toujours avec eux un fléau qui les vexe et les déchire sans cesse (17) : ils ne peuvent ni s'y soustraire, ni s'en délivrer ; c'est un insecte, l'astre cruel, qui se fixe entre leurs nageoires, et qui, dans les chaleurs de l'ardente canicule, se presse avec force contre leur corps, y enfonce violemment son dard vif et acéré. Dans les maux dont il les accable, ils s'emportent à une rage affreuse, et bondissent incités malgré eux comme par des fouets terribles. Rendus furieux par ce noir aiguillon, ils s'agitent dans tous les sens. Là, poussés par les plus intolérables douleurs, ils se tourmentent en courses rapides sur les flots (18), ici, transportés hors d'eux-mêmes par la véhémence des plus cruelles piqûres, ils sautent et se jettent sur les vaisseaux les plus élevés. Souvent aussi, s'élançant du sein des mers, ils se précipitent palpitants sur la terre et remplacent leurs tourments par la mort, tant leur violence est grande et sans aucun relâche.
Lorsque cet odieux insecte s'attache aux bœufs et perce de son aiguillon le cuir tendre de leurs flancs, leur conducteur, le pâturage, le reste du troupeau, rien ne peut les retenir. Délaissant leurs étables, leurs parcs, leur nourriture, ils se portent partout en proie au plus cruel délire. Les fleuves, les mers, les précipices, les rochers escarpés ne sont plus pour eux que de faibles barrières ; sitôt que d'ardentes piqûres de cet aiguillon pénètrent leur corps et le déchirent des plus cuisantes douleurs, ils vont mugissant et s'élançant par bonds de tous côtés, tant la fureur qui les transporte est terrible et orageuse. Ainsi l'oestre exerce un égal et féroce empire sur les poissons et sur les bœufs.
Les dauphins sont éminemment sur la première ligne parmi les habitants des eaux et se distinguent surtout par leur vigueur, par la beauté de leurs formes, par l'impétuosité de leurs mouvements ; ils volent sur les mers avec la rapidité d'un trait ; une lumière vive et perçante jaillit de leurs yeux ; ils aperçoivent le plus petit poisson tremblant dans sa retraite ou roulé dans le sable. Ainsi que les aigles sont les rois des oiseaux, que les lions sont à la tête des animaux carnassiers, que les dragons sont les premiers des reptiles, ainsi les dauphins occupent le plus haut rang parmi les poissons ; il n'en est aucun qui ose attendre leur approche ou dont l'œil ne craigne de les fixer ; ils redoutent même de loin leurs terribles élans, leur respiration rapide et brûlante. Lorsqu'ils parcourent les mers à la poursuite de leur nourriture, toutes ces nombreuses espèces se précipitent les unes sur les autres dans le désordre d'une fuite générale et portent partout l'effroi. Se pressant de toutes parts, elles encombrent à la fois les endroits les plus obscurs, les retraites les plus cadrées, les ports, les anfractuosités des rivages ; les dauphins choisissant alors sur un si grand nombre la proie la meilleure en font un aussi ample repas qu'ils le désirent. Toutefois les poissons connus sons le nom d'amies, se présentent contre eux en adversaires intrépides, sans songer que ce sont des dauphins qu'elles ont à combattre, et seules elles leur font la guerre. Les amies sont plus minces de corps que les thons, ont les chairs plus grêles, mais leur bouche est hérissée de dents serrées et aiguës ; c'est là le principe de leur audace, de cette témérité qui les fait assaillir un des plus forts rois des mers. Lorsqu'elles aperçoivent quelque dauphin seul, éloigné du reste de la troupe, elles s'ébranlent de tous cotés comme une armée au signal de son chef et fondent courageusement en masse sur l'ennemi, telles que des guerriers en fureur, armés de boucliers, qui marchent à l'assaut d'une tour. Le dauphin, fort de ses robustes mâchoires, méprise d'abord cette multitude d'amies qui se pressent à sa rencontre ; il se jette tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre, et dévore comme un mets agréable toutes celles qu'il saisit. Mais lorsque enveloppé de leurs nombreux bataillons, il se trouve enfermé dans leur enceinte, il sent alors les rudes travaux qui s'ouvrent devant lui ; il connaît ainsi seul au milieu d'ennemis innombrables l'affreux précipice où il est tombé, dans quelle lutte pénible sa force est engagée. Pleines de rage, les amies l'environnent, l'accablent dans tous les sens de leurs masses, l'attaquent à la fois de toute la violence de leurs dents, le déchirent dans toutes les parties de son corps avec audace et sans jamais lâcher prise (19). Plusieurs attaquent sa tête, d'autres sa mâchoire azurée ; celles-ci s'attachent à ses nageoires, celles-là impriment leurs bouches cruelles dans ses flancs ; d'autres se saisissent de l'extrémité de sa queue ; un grand nombre se presse sous son ventre, un grand nombre dévore son dos ; celles-ci sont suspendues, les unes au-dessus, les autres au-dessous de sa gorge. Assiégé de tant de maux et de fatigues, il fait mugir l'onde de son souffle ; son cœur brûlant de rage et dans une fièvre ardente bouillonne et excite inférieurement en lui un bruissement sourd. Il bondit, il se roule autour de lui-même embrasé par la douleur et dans le plus horrible délire. Semblable à un plongeur, tantôt il disparaît dans l'épaisseur des eaux comme un tourbillon, tantôt il se pousse jusqu'au fond de l'abîme ; il remonte ensuite et reparaît fréquemment à la surface, toujours pour se soustraire à ce nombre immense d'impitoyables poissons. Les amies obstinément serrées ne se relâchent point, l'accablent de l'ensemble de leurs forces, se portent partout avec lui et s'il s'élance au-dessus, s'élancent aussi comme entraînées. On croirait qu'un nouveau monstre vient de paraître dans l'empire d'Amphitrite, un dauphin-amie ; leurs dents sont si fortement engagées dans son corps qu'il semble ne faire qu'un avec elles. Ainsi lorsqu'un fils d'Esculape, pour dégorger une plaie, soutire de ses lèvres le fluide impur qui en cause la bouffissure et applique sur la partie malade ces vers des humides marais, les noires sangsues, afin qu'elles en pompent le sang ; celles-ci grossissent bientôt et deviennent gibbeuses, continuent de l'aspirer et ne cessent que lorsque enivrées par de longues succions, elles tombent et roulent d'elles-mêmes semblables à des hommes pris de vin ; ainsi les amies ne mettent point de terme à leur acharnement contre les dauphins avant d'avoir trituré dans leurs bouches celles de ses chairs où leurs dents étaient arrêtées. Mais pour peu qu'elles s'en écartent sitôt qu'elles le laissent respirer un moment, la fureur de ce prince irrité des mers éclate dans toute son énergie, le tour de l'épouvantable supplice des amies arrive ; elles fuient ; il tombe sur elles à leur poursuite et les écrase comme la foudre au son terrible, en fait un horrible carnage, une proie continuelle ; de ses lèvres ensanglantées, rougit au loin l'onde amère et tire une affreuse vengeance des maux qu'il a soufferts. Les chasseurs racontent que, dans les bois les thos féroces (20) réunis font éprouver le même sort au cerf ; ils se jettent sur lui, emportent au moyen de leurs morsures quelques parties de ses muscles et s'abreuvent du sang encore chaud de ses fraîches blessures. Sanglant, rugissant de douleur, le corps tout couvert de plaies, il cherche un refuge sur le sommet des montagnes voisines ; les thos ne le quittent point, le suivent de près, avides de sa chair, le déchirent vivant et mettent en pièces sa peau avant qu'il ait exhalé le dernier soupir.
Mais les thos cruels ne portent point la peine réciproque de leur férocité ; ils insultent encore aux cerfs qui sont tombés leurs victimes après en avoir fait un triste et déplorable repas. Les amies belliqueuses au contraire sont aussitôt et bien cruellement punies de leur aveugle audace.
Qui ne serait saisi d'admiration en entendant rapporter ce fait merveilleux des dauphins ? Lorsqu'ils sont attaqués d'une maladie grave et mortelle, ils ont le sentiment de leur état, ils connaissent que leur fin est prochaine. Quittant alors les immenses profondeurs des mers et des vastes bassins, ils se portent sur les bancs des rivages ; ils y meurent dans l'espoir ou que quelqu'un des mortels qui les verra ainsi gisants devant lui par respect pour le coursier sacré de Neptune, les ensevelira sur cette rive, en mémoire de leur tendre attachement pour la race humaine ou bien que la mer dans ses tumultueux balancements les enveloppera elle-même dans les sables. Ils ne veulent point qu'un de ses rois soit aperçu mort par les autres habitants des eaux, et qu'après leur trépas quelque ennemi outrage leur dépouille. La fierté, la vertu n'abandonnent donc point l'être qui meurt ; à sa dernière heure encore, il ne dégrade point sa dignité.
On assure que le kestre est de tous les poissons celui dont les mœurs sont les plus douces et les plus innocentes. Il est le seul qui ne soit pas méchant, qui ne fasse point de mal à ceux de son espèce ou à ceux d'une espèce différente, qui ne se nourrisse point de chair morte ou vivante ; race heureuse qui vit sans nuire à aucune autre, sans se souiller de sang, sans soin et sans crime ! La verte mnie (21) des mers ou la vase sont ses aliments. Les kestres promènent aussi leurs bouches sur le corps les uns des autres en se léchant. C'est par ces motifs que les autres poissons les honorent et les révèrent ; aucun n'offense leurs petits nouveau-nés comme ils attaquent ceux des autres espèces, ni ne porte sur eux une dent cruelle. Ainsi la vertu obtient partout la récompense qui lui est due  (22); elle reçoit partout un juste tribut d'honneurs ! Tous les autres habitants des eaux cherchent à se détruire mutuellement ; aussi ne les voit-on jamais s'abandonner au doux sommeil. Leurs yeux, le principe de leurs facultés intellectuelles, veillent toujours et sont sans cesse en activité ; ils ont toujours ou la crainte que quelque poisson plus fort ne tombe sur eux ou le désir de fondre sur un plus faible. Les pêcheurs disent que le seul scare à chair molle n'a jamais été pris dans les filets pendant la nuit ; ils croient qu'il passe ce temps à dormir dans le creux de quelque retraite. Toutefois doit-on être si étonné que la Justice habite loin des mers ? Cette déesse, la plus ancienne de toutes, n'a pas toujours eu un temple chez les mortels. Le tumulte, le désordre, Mars, ce dieu féroce, fléau du genre humain ; la discorde, principe de tous les maux, qui fomente l'odieuse guerre, source de tant de larmes, ont longtemps exercé leur dévorante tyrannie sur les malheureux humains. Ils n'avaient pas construit des villes qui missent une barrière entre eux et les bêtes sauvages. Plus cruels que les lions, ils souillaient du sang de leurs semblables et de la noire fumée de Vulcain leurs tours, leurs maisons et les autels odorants des dieux. Enfin le fils de Cronus (23) eut pitié de leur race qui se détruisait ainsi elle-même. Enfants d'Énée (24), il vous fit aborder sur cette terre et vous en remit l'empire (25). Vos premiers rois virent cependant l'Ausonie livrée encore aux fureurs de la guerre ; il fallut combattre et les Celtes et les fiers Ibères, et les guerriers de la vaste Libye, ceux du Rhin, de l'Ister, de l'Euphrate ..... Mais pourquoi rappeler ces prodiges de vos armes ? Aujourd'hui , ô fille d'Astrée ! toi qui fais fleurir les états, je vois que, descendue parmi les hommes et devenue leur amie, tu es assise sur ce trône éclatant d'où l'auguste Antonin et son illustre fils dispensent des lois à la terre, et qu'enfin par eux la suprême puissance est arrivée pour notre bonheur à un heureux port. Grand Jupiter et vous chœurs d'Immortels, cour brillante des dieux, conservez-nous ces princes ! Si la vertu obtient de vous quelque faveur, fixez sur eux votre appui durant une longue, une nombreuse suite d'années et versez sur leur règne un bonheur sans mélange !

CHANT SECOND

(1) Ou mieux encore de Phorcus, etc. Phorcus, fils de Neptune et de la nymphe Thoosa, père de Méduse, régna en Sardaigne et en Corse. Atlas le vainquit et le détrôna ; il devint dieu marin et fut révéré comme le premier des Tritons et des autres divinités de la mer : c'est ce que les poètes nommaient le chœur de Phorcus.

(2) De quelle puissance propre et inhérente à sa substance n'est pas douée la molle torpille, etc. Rien n'est plus curieux, n'est plus extraordinaire que de retrouver dans les poissons, particulièrement dans la torpille, cette propriété électrique, cet instrument vivant propre à lancer la foudre. Le lecteur pour qui ce fait et sa cause seraient nouveaux me saura peut-être gré de le mettre au courant de ce que la physique nous en a appris ; il sera ainsi dispensé de chercher ailleurs des notions sur ce sujet. Nous les trouvons dans l'article de ce cartilagineux de M. de Lacépède. On verra que les idées d'Oppien sur l'organe électrique de ce poisson étaient assez justes. Comme il est bien reconnu aujourd'hui que le fluide électrique est l'agent du phénomène que nous offre la torpille, je joindrai à la citation qu'on va lire un extrait de ce que j'ai écrit en 1808 sur la nature de l'agent électrique et sur sa manière d'agir pour produire les effets de l'électricité. Cet abrégé de la théorie que j'ai publiée ne sera pas indifférent à ceux qui aiment à remonter au véritable principe des choses.
"La torpille, dit M. de Lacépède, a reçu de la nature une faculté particulière bien supérieure à la force des dents, des dards et des autres armes dont elle aurait été pourvue : elle possède la puissance redoutable et remarquable de lancer pour ainsi dire la foudre ; elle accumule dans son corps et fait jaillir le fluide électrique avec la rapidité de l'éclair ; elle imprime une commotion soudaine et paralysante au bras le plus robuste qui s'avance pour la saisir, à l'animal le plus terrible qui veut la dévorer ; elle engourdit pour des instants assez longs les poissons les plus agiles dont elle cherche à se nourrir ; elle frappe quelquefois ses coups invisibles à une distance assez grande, et par cette action prompte et qu'elle peut renouveler, annulant les mouvements de ceux qui l'attaquent et de ceux qui se défendent contre ses efforts, on croit la voir réaliser au fond des eaux une partie de ces prodiges que la poésie et la fable ont attribués aux fameuses enchanteresses dont elles avaient placé l'empire au milieu des flots ou près des rivages.
Mais quel est donc dans la torpille l'organe dans lequel réside cette électricité particulière ? Et comment s'exerce ce pouvoir que nous n'avons vu encore départi à aucun des animaux que l'on trouve sur l'échelle des êtres lorsqu'on descend depuis l'homme jusqu'au genre des raies ?
De chaque côté du crâne et des branchies est un organe particulier qui s'étend communément depuis le bout du museau jusqu'au cartilage demi-circulaire qui fait partie du diaphragme et qui sépare la cavité de la poitrine de celle de l'abdomen. Cet organe aboutit d'ailleurs par son côté extérieur presque à l'origine de la nageoire pectorale ; il occupe donc un espace d'autant plus grand, relativement au volume de l'animal, qu'il remplit tout l'intérieur compris entre la peau de la partie supérieure de la torpille et celle de la partie inférieure. On doit voir aisément que la plus grande épaisseur de chacun des deux organes est dans le bord, qui est tourné vers le centre et vers la ligne dorsale du poisson et qui suit dans son contour toutes les sinuosités de la tête et des branchies, contre lesquelles il s'applique. Chaque organe est attaché aux parties qui l'environnent par une membrane cellulaire dont le tissu est serré et par des fibres tendineuses, courtes, fortes et droites, qui vont depuis le bord extérieur jusqu'au cartilage demi-circulaire du diaphragme.
Sous la peau qui revêt la partie supérieure de chaque organe électrique on voit une espèce de bande étendue sur tout l'organe, composée de fibres prolongées dans le sens de la longueur du corps et qui, excepté ses bords, se confond dans presque toute sa surface supérieure avec le tissu cellulaire de la peau. Immédiatement au-dessous de cette bande on en découvre une seconde de même nature que la première et dont le bord intérieur se mêle avec celui de la bande supérieure, mais dont les fibres sont situées dans le sens de la largeur de la torpille.
Cette bande inférieure se continue dans l'organe proprement dit par un très grand nombre de prolongement membraneux qui y forment ces prismes verticaux à plusieurs pans, ou pour mieux dire des tubes creux perpendiculaires à la surface du poisson et dont la hauteur varie et diminue à mesure qu'ils s'éloignent du centre de l'animal et de la ligne dorsale. Ordinairement la hauteur des plus longs tuyaux égale six vingtièmes de la longueur totale de l'organe ; celle des plus petits en égale un vingtième, et leur diamètre, presque le même dans tous, est aussi d'un vingtième ou à peu près.
Les formes des différents tuyaux ne sont pas toutes semblables : les uns sont hexagones, d'autres pentagones, d'autres carrés ; quelques-uns sont réguliers, mais le plus grand nombre est d'une figure irrégulière. Les prolongations membraneuses qui composent les pans de ces prismes sont très déliées, assez transparentes, étroitement unies l'une à l'autre par un réseau lâche de fibres tendineuses qui passent obliquement et transversalement entre ces tuyaux, et ces tubes sont d'ailleurs attachés ensemble par des fibres fortes et non élastiques qui vont directement d'un prisme à l'autre. On a compté dans chacun des deux organes d'une grande torpille jusqu'à près de douze cents de ces prismes. Au reste, entre la partie inférieure de l'organe et la peau que revêt le corps du poisson, on trouve deux bandes entièrement semblables à celles qui recouvrent les extrémités supérieures de ces tubes.
Non seulement la grandeur de ces tuyaux augmente avec l'âge de la torpille, mais encore leur nombre s'accroît à mesure que l'animal se développe ; chacun de ces prismes creux est d'ailleurs divisé dans son intérieur en plusieurs intervalles par des espèces de cloisons horizontales, composées d'une membrane déliée et très transparente, paraissant se réunir par leurs bords, attachées dans l'intérieur des tubes par une membrane cellulaire très fine, communiquant ensemble par de petits tuyaux sanguins, placées l'une au-dessous de l'autre à de très petites distances et formant un grand nombre de petits interstices qui semblent contenir un fluide.
De plus, chaque organe est traversé par des artères, des veines et un grand nombre de nerfs qui se divisent dans toutes sortes de directions entre les tubes et étendent de petites ramifications sur chaque cloison où ils disparaissent. Tel est le double instrument que la nature a accordé à la torpille ; tel est le double siège de la puissance électrique. Nous venons de voir que lorsque cette raie est parvenue à un certain développement, les deux organes réunis renferment près de deux mille quatre cents tubes : ce grand assemblage de tuyaux représente les batteries électriques si bien connues des physiciens modernes et que composent des bouteilles fulminantes appelées bouteilles de Leyde disposées dans ses batteries de la même manière que les tubes des organes de la torpille, beaucoup plus grandes à la vérité, mais aussi bien moins nombreuses. » (Hist. nat. des poissons, t. 1, p. 117, édit. in 12.)
La torpille n'est pas le seul poisson qui jouisse de cette faculté foudroyante et électrique ; il en est même qui en sont doués dans un degré plus éminent : tel est le gymnote électrique, plus particulièrement connu sous le nom d'anguille de Surinam. Cette plus grande intensité électrique se manifeste par des étincelles qui supposent une plus grande accumulation ou condensation du fluide électrique (1). On connaît aujourd'hui plusieurs autres poissons électriques, le tétrodon, le trichiure, le malaptérure, etc. Il est à présumer qu'on découvrira par la suite cette propriété avec plus ou moins d'énergie dans beaucoup d'autres animaux.
(1) Cependant Galvani est parvenu à apercevoir dans l'obscurité quelques étincelles que donnait le fluide émané de la torpille au moyen de deux lames de métal isolées et placées à une petite distance, de manière que ce fluide qui y parvenait par l'intermède d'une lame pût passer de l'une à l'autre.

(3) Oligên sarka ê ra oi ek genuos neatês upenethe pephukei. Cette excroissance charnue est double et placée au-devant des yeux. Bloch leur donne le nom de houppes :
"Les deux longues houppes, dit-il, de matière cornée, qui se trouvent devant les yeux, qu'Aristote compare à des cheveux, Pline à des cornes, Oppien à des verrues, leur servent à attirer les autres poissons. Le docteur Parson les a trouvées de la longueur de deux pieds dans un poisson de quatre pieds trois pouces. On en voit encore sur le dos quatre de même nature qui tiennent par le bas à une membrane." Histoire générale et particulière des poissons, 3e partie, p. 75.

(4) La sèche.

(5) Il paraît qu'il s'agit ici de la squilla gibba, ou du caramot de Rondelet, chap. 8, liv. XVIII, 1ère partie.

(6) La raie flassade.

(7) C'est ainsi que parmi les hommes on remarque de la sagacité dans les uns et de l'inaptitude dans les autres. C'est une chose digne de l'attention d'un philosophe et d'un ami de la nature que cette différence dans les facultés des hommes. Ceux mêmes qui paraîtraient devoir le plus se rapprocher à cet égard, les membres d'une même famille, ceux qui tiennent le jour des mêmes individus, offrent non seulement des différences, mais encore des disproportions, pour ne pas dire des disparates, qui sont pour le moraliste des problèmes assez difficiles à résoudre. Des êtres placés dans les mêmes circonstances, nés des mêmes parents, qui ont reçu la même éducation, présentent cependant des résultats opposés. Trop souvent un homme d'un esprit supérieur a un fils ou un frère imbécile, d'un esprit faux ou borné, quoique celui-ci ait reçu le même enseignement, ait eu les mêmes maîtres. Les exemples, si on voulait les rapporter ici, n'en seraient que trop nombreux ; on n'aurait pas besoin de les aller chercher dans l'antiquité, quoiqu'elle nous en fournisse plusieurs très frappants et trop connus. N'est-ce pas à la physiologie plutôt qu'à la morale à nous donner quelques lumières à cet égard ? Ne trouverons-nous pas le principe de cette inégalité dans cette différence physique qui établit des modifications, des nuances d'impression et de sensibilité, d'où résulte ou l'homme de génie ou l'homme obtus, dans un assemblage d'organes discordants, hors de la proportion et de l'harmonie nécessaires pour constituer ce que le vulgaire appelle un homme heureusement organisé, d'où provient un imbécile ou un fou ? Tels ces instruments dont les cordes mal d'accord ne présentent à nos oreilles blessées que des tons aigres et faux, qu'une musique détestable. Le docteur Gall, ce savant cranologiste, ne désavouera pas sûrement cette explication. Sa longue étude de l'organe cérébral, les nombreuses expériences qu'il a été dans le cas de faire pour appuyer son système, lui ont fourni des preuves multipliées de ce que j'avance. Les anciens avaient fait des observations du même genre : Homère décrit la forme aiguë de la tête chauve de Thersite et paraît attribuer à cette forme particulière et bizarre le caractère de ce guerrier.
Autar uperthe 
Phoxos eên kephalên, psednê d'epenênothe lachne,

(Iliade, chant 1er, vers 219.)

(8) L'uranoscope rat.

(9) Apprenez par cet exemple, ô mortels ! quelle est la triste fin de cette passion insensée pour la table, etc. Il paraît que l'auteur fait allusion à ces repas des Romains si célèbres par leur luxe monstrueux. En écrivain discret et qui ne veut offenser personne, il se retranche dans les généralités ; il profite de l'occasion de donner une leçon utile ; il le fait toutefois sans humeur comme sans pédanterie, avec cette noblesse d'expression, de sentiment qui constitue l'homme franc et poli tout ensemble. Il est impossible de ne pas s'apercevoir, par la diction pure et distinguée d'Oppien, que son éducation avait été digne de sa naissance.

(10) Ils lestent alors leur dos d'une pierre, etc. Virgile, dans son 4e livre des Géorgiques, donne aux abeilles le même genre d'industrie ; elles luttent ainsi avec avantage contre la force des vents :
Nec vero a stabulis pluvia impendente recedunt 
Longius, aut credunt caelo adventantibus Euris. 
Sed circum tutae sub moenibus urbis aquantur, 
Excursus breves tentant ; et saepe lapillos 
Ut cymbae stabiles fluctu jactante suburram 
Tollunt ; his sese per inania nubila librant.

L'air est-il orageux et le vent incertain, 
Il ne hasarde point de voyage lointain 
À l'abri des remparts de sa cité tranquille,
Il va puiser une onde à ses travaux utiles ; 
Et souvent dans son vol, tel qu'un nocher prudent, 
Lesté d'un grain de sable, il affronte le vent.

(Trad. de Delille.)

Grégoire Bersmann a rendu la même idée dans les vers suivants : 

Adversus autem se notos per nubila 
Librat, lapillum sustinens rite pedibus, 
Quo flatuum contra ruentes impetus 
Se firmat ipsa gravata pondere. 
Nam cymba recto non fertur tramite 
Quam non suburrae fulcit aequilibrium.

(11) Dans des forêts, un cerf au bois fourchu qui parcourt les lieux fréquentés des serpents, etc. Oppien, dans ses Cynégétiques, décrit cette espèce de guerre des cerfs contre les serpents.

(12) En latin urtica, qui vient d'urere, brûler.

(13) Le labre girelle.

(14) Et principalement la centrine.

(15) De l'extrémité de la queue de la trygone sort un horrible aiguillon tout à la fois redoutable par sa force et dangereux par son venin, etc. C'est une erreur qui s'est longtemps perpétuée que celle de ce prétendu venin dont on gratifiait les pointes osseuses des poissons. On sait aujourd'hui que l'effet fâcheux qu'ils produisent n'est dû à aucune espèce de venin. Une anatomie bien faite de ces animaux nous a fait connaître qu'il n'existe chez eux aucune glande qui en soit le réservoir. On trouvera dans le discours sur l'Histoire naturelle des poissons de M. de Lacépède un assez long passage sur ce sujet. Je me contenterai de rapporter ce qu'il dit à cet égard à l'article de la raie aigle :
"Lorsque cette arme particulière est introduite très avant dans la main, dans le bras ou dans quelque endroit du corps de ceux qui cherchent à saisir la raie aigle, lorsque surtout elle y est agitée en différents sens et qu'elle en est violemment retirée par des efforts multipliés de l'animal, elle peut blesser le périoste, les tendons ou d'autres parties plus ou moins délicates de manière à produire des inflammations, des convulsions et d'autres symptômes alarmants. Ces terribles effets ont bientôt été regardés comme les signes de la présence d'un venin des plus actifs, et comme si ce n'était pas assez d'attribuer à ce dangereux aiguillon dont la queue de la raie aigle est armée les qualités redoutables mais réelles des poisons, on a bientôt adopté sur sa puissance délétère les faits les plus merveilleux, les contes les plus absurdes. On peut voir ce qu'ont écrit sur ce venin mortel Oppien, Aelien, Pline, relativement aux effets funestes que nous indiquons. Ces trois auteurs ont entendu par leur pastenague ou leur raie trygone non seulement la pastenague proprement dite, mais la raie aigle, qui a les plus grands rapports de conformation avec cette dernière. Non seulement ce dard dentelé a paru aux anciens plus propre à donner la mort que les flèches empoisonnées des peuples à demi sauvages, non seulement ils ont cru qu'il conservait sa vertu malfaisante longtemps après avoir été détaché du corps de la raie, mais son simple contact tuait l'animal le plus vigoureux, desséchait la plante la plus vivace, faisait périr le gros arbre dont il attaquait la racine : c'était l'arme terrible que la fameuse Circé remettait à ceux qu'elle voulait rendre supérieurs à tous leurs ennemis. Et quels effets plus redoutables, selon Pline, que ceux que produit cet aiguillon, qui pénètre dans tous les corps avec la force du fer et l'activité d'un poison funeste ?
Cependant ce dard, devenu l'objet d'une si grande crainte, n'agit que mécaniquement sur l'homme ou sur les animaux qu'il blesse ; et sans répéter ce que nous avons dit des prétendues qualités venimeuses des poissons, l'on peut assurer que l'on ne trouve auprès de la racine de ce grand aiguillon aucune glande destinée à filtrer une liqueur empoisonnée ; on ne voit aucun vaisseau qui puisse conduire un venin plus ou moins puissant jusqu'à ce piquant dentelé ; le dard ne renferme aucune cavité propre à transmettre ce poison jusque dans la blessure, et aucune humeur particulière n'imprègne ni n'humecte cette arme, dont toute la puissance provient de sa grandeur, de sa durée, de ses dentelures et de la force avec laquelle l'animal s'en sert pour frapper." (Histoire naturelle des poissons, t. 1er, page 14, édit. in 12.)

(16) Dont Ulysse fut le père.

(17) Le thon et le xiphias portent toujours avec eux un fléau qui les vexe et les déchire sans cesse, etc. Rondelet, dans son 8ème livre des Poissons, 1ère partie, a tracé, sur la figure qui représente le thon, l'insecte, l'oestre dont parle Oppien ; il dit dans son article du xiphias : "Ce poisson est aussi fort tourmenté d'un ver nommé oestrus ou asilus, comme le thon ; il en saute à terre et dans les navires. Ce ver est pourtrait au pourtrait du grand thon ; il se fiche sous l'aile à cause que sa chair y est plus molle et plus tendre ; il en peut sucer le sang et y tient si fort qu'il n'en peut tomber, quelque mouvement du corps qu'il fasse."
Bloch n'a pas manqué, à l'exemple de tous les ichtyologistes, de parler de ce petit animal  si terrible pour le thon et le xiphias :
"Selon Aristote et Pline, dit-il, le thon, dans la canicule, est tourmenté par un insecte qui a la grosseur d'une araignée et la forme d'un scorpion, et qui se met sous les nageoires de la poitrine. Le thon, piqué par cet animal, devient furieux au point que, selon Oppien, il saute dans les vaisseaux et sur le rivage. La raison pour laquelle cet insecte s'attache plus particulièrement au thon qu'aux autres poissons est que la peau du thon est très molle sous les nageoires de la poitrine." (Ichtyologie ou Histoire générale et particulière des poissons , 2me partie, p. 89.)
Il manquerait quelque chose à cet article si nous ne rapportions ce qu'en a écrit M. de Lacépède, dont le style, dans ce passage comme dans tant d'autres, est si vif et si animé, pour ne pas dire même poétique : 
"D'autres fois, et dans certains temps de l'année, des insectes aquatiques s'attachent à sa peau et au-dessous de ses nageoires pectorales et dans d'autres endroits d'où il ne peut les faire tomber malgré tous ses efforts ; et quoiqu'il se frotte contre les algues, les sables ou les rochers, ils se cramponnent avec obstination et le font souffrir si vivement qu'agité, furieux, en délire comme le lion et les autres grands animaux terrestres sur lesquels se précipite la mouche du désert, il va au-devant des plus grands dangers, se jette au milieu des filets, s'élance sur le rivage ou s'élève au-dessus de la surface de l'eau et retombe jusque dans les barques des pêcheurs." (Histoire naturelle des poissons, t.4, p. 25.)
"Des animaux marins très grands et très puissants, tels que les squales, les xiphias, sont pour les thons des poissons dangereux contre les armes desquels leur nombre ou leur réunion ne peuvent pas toujours les défendre.
Mais indépendamment de ces adversaires remarquables par leur force ou par leur dimension, le thon expire quelquefois victime d'un être bien petit et bien faible en apparence, mais qui, par les piqûres qu'il lui fait et les tourments qu'il lui cause, l'agite, l'irrite, le rend furieux, à peu près de la même manière que le terrible insecte ailé qui règne dans les déserts brûlants de l'Afrique est le fléau le plus funeste des panthères, des tigres et des lions. Pline savait qu'un animal dont on compare le volume à celui d'une araignée et la figure à celle d'un scorpion s'attachait au thon, se plaçait auprès et au-dessous de ses nageoires pectorales, s'y cramponnait avec force, le piquait de ses aiguillons et lui causait une douleur si vive, que ce scombre, livré à une sorte de délire et ne pouvant, malgré tous ses efforts, ni immoler, ni fuir son ennemi, ni apaiser sa souffrance cruelle, bondissant avec violence au-dessus de la surface des eaux, la parcourait avec rapidité, s'agitait en tous sens et, ne résistant plus à son état affreux, ne connaissait plus d'autre danger que la durée de son angoisse : excédé, égaré, transporté dans une sorte de rage, il s'élançait sur le rivage et sur le pont des vaisseaux, et bientôt il trouvait dans la mort la fin de son tourment." (Même volume, p. 459.)

(18) Ils se tourmentent en courses rapides sur les flots. Le grec dit : "Allote d'allê kuma kathippeuousin", mot à mot : "Ils enjambent, ils enfourchent les flots avec la rapidité d'un coùrsier, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre." Cette expression, outre qu'elle paraîtrait bien hasardée en français, n'est pas assez noble pour pouvoir entrer dans le texte ; mais je la rapporte ici, en y joignant la phrase grecque, afin que cette image ne soit pas perdue pour le lecteur. Euripide avait dit de même dans les Phéniciennes : "Zephurou pnoiais ippeuanthos en ouranô (montant à cheval vers les cieux sur le souffle léger des zéphyrs);" nous dirions, dans le génie de notre langue : "S'élançant vers les cieux sur l'aile des zéphyrs." On lit dans Horace (ode 4, liv. 4 ) : "Ceu flamma per taedas vel Eurues per siculas equitavit undas." Il paraît que plusieurs auteurs, soit ceux qu'on vient de citer, soit plusieurs autres, se sont emparés de la même expression, qui leur a paru tout à la fois vive et hardie.

(19) L'attaquent à la fois de toute la violence de leurs dents sans jamais lâcher prise. Les uns lisent atromoi et les autres atropoi. Les commentateurs préfèrent cette dernière version. c'est aussi celle que j'ai suivie.

(20) Les chasseurs racontent que dans les bois, les thos féroces, etc. Oppien parle des thos dans le 3ème livre des Cynégétiques : "Souvent, dit-il, l'hymen rapproche les loups et les cruelles panthères, et de leur union naît une race vigoureuse, celle des thos, sur qui brillent réunies les couleurs de ceux dont ils tiennent le jour : ils ressemblent à leur mère par les nuances de leur peau, et par la face à leur père." (Traduction de Belin de Ballu, p. 76.), Celui-ci croit pouvoir avancer que ce quadrupède n'est pas notre chacal, comme l'avait pensé Buffon ; mais il avoue en même temps qu'il ne sait à quel animal connu le rapporter :
"M. de Buffon, dit-il dans ses notes, p. 192, a pensé que le thos était le même animal que le chacal (Hist. des quadrupèdes, t. 6, p. 188). Nous devons sans doute beaucoup déférer aux opinions de ce grand homme, mais il semble que ce sentiment, qu'il a puisé dans l'ouvrage de Gesner sur les quadrupèdes et dans Bochart (Hierozoicon, t. 1er, p. 87), n'est pas absolument exact. Il est constant, d'après ce passage d'Oppien, que le loup doré et le thos sont deux animaux fort différents. Le premier ressemble entièrement à un loup ; il n'a de particulier que le poil doré : le thos au contraire n'a rien du loup que la forme de la tête ; du reste il en diffère essentiellement par la couleur de sa robe et par les taches dont elle est semée : ces taches, semblables à celles que porte la panthère, ont fait croire aux anciens que les thos étaient le produit de l'accouplement du loup et de la panthère ; il résulte de là que les chacals manquant absolument de ces taches et n'ayant qu'un poil doré et de couleur uniforme, ne peuvent être les mêmes que les thos et que ces taches forment un caractère particulier. Oppien n'est pas le seul auteur qui nous apprenne que les thos ont la robe semée de taches. Arrien, dans son Histoire de l'Inde, p. 329, distingue une espèce de thos dont la robe est semée de nuances différentes. Pline reconnaissait aussi cette espèce de loups tachetés et les peint en ces mots (liv. 8, ch. 9) : "Pompei magni primum ludi ostendere thoem (1) quem Galli rufium vocabant effigie lupi, pardorum maculis." (1) Je trouve dans le texte de Pline que cite Belin une petite différence ; on y lit : "Pompei magni primum ludi ostenderunt chaum quam Galli raphium vocabant, effigie lupi, pardorum maculis."
Ainsi, selon ce naturaliste, le thos a le port du loup et les taches de la panthère. Ce qu'Aristote dit du thos est trop abrégé pour qu'on puisse en tirer un caractère propre à fixer sa ressemblance avec quelqu'un des animaux que nous connaissons. Quel est parmi ces animaux celui qui représente le thos d'Oppien et de Pline ? je l'ignore ; mais je crois pouvoir assurer que les naturalistes qui pensent que le thos des anciens est le chacal des Perses se trompent ou du moins n'ont point encore prouvé cette identité, contre laquelle l'autorité des anciens s'élève fortement."  On lit dans Pline (liv. 2, chap. 34) : "Thoes (luporum id genus est procerius longitudine, brevitate crurum dissimile, velox saltu, venatu vivens, innocuum homini) habitum non colorem mutant per hyemes hirtis aestate nudi." Cette description conviendrait assez au chacal.
C'est l'opinion de M. Larcher, qu'il exprime ainsi dans ses notes (t. 3 de sa traduction d'Hérodote,
p. 581) : "Cet animal paraît être le chacal que les Anglais écrivent jack-all. Il y en avait un à la Tour de Londres tandis que j'étais en Angleterre, en 1752.  Il est d'une couleur plus obscure que le renard et à peu près de la même grandeur ; il glapit aussi de même que cet animal. Les Arabes l'appellent deeb ou chathall. Le nom anglais jack-all vient sans doute de ce dernier nom et non pas parce que c'est le pourvoyeur du lion, comme on le croit communément en Angleterre. Quand je parle d'une opinion communément reçue, j'en excepte toujours les savants, qui font le plus petit nombre. Il est si peu son pourvoyeur que si le lion survient lorsqu'il dévore sa proie, il s'enfuit aussitôt : "On voit souvent le jack-all ronger les carcasses dont le lion a mangé partie pondant la nuit. Cette circonstance et le bruit que le jack-all fait en quelque manière de concert avec le lion et que j'ai souvent entendu moi-même est tout ce qui peut favoriser cette opinion." (Voyages de Shaw en Barbarie et au Levant, t. 1er, 321.)

Camus trouve des probabilités pour l'identité du chacal avec le thos ; cependant il hésite à se ranger du côté de ceux qui l'adoptent. On peut voir ses motifs à l'article thos dans sa traduction de l'Histoire des animaux d'Aristote, p. 806.

(21) C'est une plante et un genre de la famille des mousses.

(22) Ainsi la vertu obtient partout la récompense qui lui est due! Le grec dit dikês aidoiês. Je traduis ces mots par celui de vertu, d'abord parce que celui de justice ne convient point à la circonstance dont il est ici question, en second lieu parce que cette version ne s'accorderait point avec ce que l'auteur dit plus bas : "Doit-on être si étonné que la justice habite loin des mers ?"

(23) Cronos, signifie le Temps. C'est le même que Saturne, père de Jupiter.

(24) Enfants d'Énée, il vous fit aborder sur cette terre et vous en remit l'empire, etc. Oppien termine ce second chant par un éloge des Romains aussi adroit que flatteur ; il retrace rapidement et comme en masse tous leurs exploits guerriers contre les divers peuples successivement soumis à leur puissance : "Mais pourquoi, dit-il, rappeler ces prodiges de vos armes ?" Il quitte ces souvenirs de leurs conquêtes pour se livrer au sentiment qui semble le presser de rendre hommage à l'empereur et à son fils. Quelle vivacité, quelle abondance d'expressions et d'idées ! Quel mouvement, quel élan de l'imagination et du cœur dans les vœux qu'il forme pour leur conservation ? L'histoire nous apprend que les vers d'Oppien, outre le rappel de son père, qui était l'objet principal pour ce jeune poète, lui valurent autant de statères d'or qu'il y avait de vers dans ses poèmes. Ah ! sans doute le passage dont nous nous occupons ne fut pas celui qui contribua le moins à cette générosité, dont il n'existait peut-être pas d'exemple, comme elle n'a pas été prise pour modèle.
Je ne puis m'empêcher de remarquer qu'il est un des vers de ce morceau qui ne me paraît pas avoir été bien entendu ou du moins bien traduit par aucun traducteur latin, ni par Salvini, dont nous avons cité quelquefois la traduction italienne ; c'est celui que j'ai rendu par ces mots : "Et qu'enfin par eux la suprême puissance est arrivée pour notre bonheur à un heureux port, "
Ek tôn moi glukus ormos anaktoriês pepetastai. 
Lippius l'explique ainsi :
Nascitur ex istis mos et doctrina regendi,
ce qui offre un sens tout à fait différent de celui du texte. Rittershusius, dans son interprétation latine, me paraît avoir approché de la véritable idée de l'auteur sans cependant y être arrivé tout à fait : "Ex quibus mihi dulcis portos imperii aperitur." La traduction de Salvini est à peu près celle de ces mots latins : "Da questi aperto é a me un dolce porto di corte," ce qui peut signifier : "Par eux le doux port de la suprême puissance m'est ouvert."  Quoique ces mots rendent à peu près ceux qui leur correspondent dans le grec, comme ce sens paraît insignifiant et qu'il l'a paru vraisemblablement à Lippius lui-même, puisqu'il en a cherché un plus éloigné, je crois qu'il est convenable d'en imaginer un autre qui s'adapte davantage au motif du morceau entier dont il fait partie. Je pense donc que moi peut être ici pris pour nos et que l'auteur a voulu dire que la suprême puissance est arrivée pour le bonheur des humains à un heureux port (1), puisqu'elle est établie pour un grand nombre d'années sur la tête d'Antonin et de son fils, ce qui met l'empire pour longtemps à l'abri des secousses et des malheurs qui ont si souvent ensanglanté la venue au trône des nouveaux Césars. Ce sens me paraît beau, naturel, digne d'Oppien et de l'honneur qu'il veut attacher au règne de ses souverains. On pourrait aussi admettre la version suivante, qui serait peut-être moins éloignée : "Je vois que, descendue parmi les hommes et devenue leur amie, tu es assise sur ce trône éclatant d'où l'auguste Antonin et son illustre fils dispensent des lois à la terre, et que je leur dois d'en avoir laissé ouvrir pour moi la douce barrière." (1) J'ai vu avec plaisir que Diaper avait eu la même pensée : 
The heav'nly power will look propitious down, 
Dy SURE SUCCESSION fix th'establish'd throne, 
Preserve th'immortal sire, and the god-like son.

(25) Il n'est sans doute aucun de mes lecteurs assez étranger à l'histoire ancienne et au beau poème de Virgile pour ignorer qu'après la prise de Troie, Énée conduisit dans l'Ausonie (aujourd'hui l'Italie) un assez grand nombre de Troyens qui s'y établirent ; on sait aussi que les Romains s'honoraient singulièrement de cette origine.