OPPIEN
introduction | la chasse | la pêche I | la pêche II | la pêche IV | la pêche V |
LA PÊCHE
ou
LES
HALIEUTIQUES
TRADUIT
PAR J.-M. LIMES
CHANT
TROISIÈME
Accordez maintenant quelque attention,
ô mes souverains ! à ce que je vais dire de l'art varié de la pêche
(01), de ses pratiques ingénieuses, des luttes pénibles
des pêcheurs et de leurs lois dans leurs travaux. Mes chants ne seront pas pour
vous sans intérêt ; la mer, ses divers habitants font partie de votre empire ;
tout ce qui émane de la main des hommes se réfléchit vers vous. Les dieux
m'ont fait naître en Cilicie dans la ville de Mercure pour être votre poète,
pour vous offrir quelque agrément dans mes vers. Et toi, le plus puissant des
fils de Jupiter, divinité de Corycie, inspire-moi ! chante avec moi cet art qui
promet un si grand avantage aux mortels ; dieu de ces contrées, tu as toi- même
suggéré aux plus habiles pêcheurs tout ce qu'ils mettent en oeuvre pour leurs
pêches ; tu leur en as montré le véritable objet en leur enseignant les
divers moyens de donner la mort aux habitants des ondes. Ces secrets des eaux,
tu les appris à notre Pan, ton fils, qu'on assure avoir été le défenseur de
ton père et le meurtrier de Typhon (02). Cet
horrible Géant, séduit par l'attrait d'un superbe repas de poissons, dont Pan
trompa son avidité, sortit du fond de sa vaste caverne et se montra sur le bord
des mers ; il y fut écrasé sous les traits brûlants, sous les coups pressés
de la foudre. Embrasé par une pluie de feu, ses cent têtes mises en pièces
furent dispersées en éclats de tous côtés. Les
extrémités même des rives où viennent expirer les flots et que jaunit leur
écume, furent rougies du sang de cet illustre rebelle (03).
Dieu des salutaires conseils, ô Mercure ! c'est toi surtout que les pêcheurs
cherchent à se rendre propice ; je t'invoque donc, ainsi que tous les dieux qui
président aux heureuses pêches ; elles vont être le sujet de mes chants.
Que le corps, que les membres du pêcheur soient tout à la fois dégagés et
robustes (04) ni trop musculeux ni trop peu charnus
; la nécessité l'oblige souvent à lutter de toutes ses forces contre les plus
forts poissons qu'il veut entraîner, qui en opposent eux-mêmes de terribles,
tant qu'ils se roulent et s'agitent dans le sein de leur élément naturel.
Qu'il soit prompt à s'élancer de dessus un rocher ou sur un rocher. Le temps
des travaux des mers arrive-t-il, il faut qu'il fasse agilement à la nage un
long trajet, qu'il se précipite lestement au fond des eaux, qu'il y reste plongé,
en se livrant, comme sur la terre, aux fatigues et aux combats dans lesquels se
consument les marins les plus intrépides sous la masse des flots. Que le pêcheur
soit doué d'un génie fécond en stratagèmes divers pour rendre vains ceux
auxquels les poissons ont recours lorsqu'ils se voient engagés dans des piéges
sans issue. Qu'il soit surtout inaccessible à la crainte, audacieux, mais avec
prudence et ennemi d'un trop long sommeil. Que son esprit, que ses yeux toujours
vigilants, toujours ouverts, soient dans une continuelle activité. Qu'il sache
braver les rigueurs de la froide saison et les feux du brûlant Syrius ; qu'il
ait de l'ardeur pour le travail et qu'il aime la mer. Il obtiendra de riches,
d'abondantes pêches et l'heureuse bienveillance de Mercure.
Le moment où Phébus se plonge dans l'onde, celui où l'Aurore sort des bras de
son vieil époux, sont les plus favorables pour les pêches qui se font vers l'été
et l'automne (05). Celles d'hiver réussissent
mieux lorsque le soleil, au haut de sa carrière, lance tous ses feux. Toute
heure du jour est également propice pour celles de l'aimable printemps lorsque
Lucine et Vénus entraînent les poissons vers la terre par le double attrait de
leur ponte ou de leurs amours. Qu'on soit surtout attentif à la présence des
vents doux et amis, dont l'innocente haleine ride et balance mollement la masse
paisible des mers ; les poissons craignent, détestent ceux qui sont impétueux,
et se gardent lorsqu'ils soufflent, de se jouer à sa surface. C'est dans le
calme des airs que la pêche obtient un plein succès. La marche des habitants
des eaux est toujours en sens contraire de celle des vents et des ondes ; ils se
portent par là plus facilement sur les rivages, sans avoir à gémir des chocs
auxquels les expose la violence d'une trop forte impulsion sur leur dos. Le pêcheur,
déployant au loin ses filets, les lancera utilement vers Borée lorsque
l'humide Auster se fait sentir, vers la mer australe si c'est Borée qui règne.
Est-ce l'Eurus qui domine ? Qu'il les dirige vers le domaine de Zéphire. Enfin,
que celui-ci pousse sa nacelle vers l'Eurus ; d'innombrables poissons viendront
ainsi en foule vers lui, et ses filets prêts à se rompre lui donneront une pêche
complète.
Les pêcheurs distinguent quatre espèces différentes de pêches. Les uns se
plaisent à faire usage des hameçons
(ou haims) (06)
; ils en font la guerre aux poissons en adaptant à l'extrémité de longs
roseaux soit des crins de cheval artistement tressés, soit des fils d'un lin
que leurs doigts ont tissé. D'autres préfèrent se servir de cathèthes ou de cordons armés d'un grand nombre d'haims. Ceux-ci
emploient plus volontiers des dictues
(ou grands filets) qui portent le nom les uns d'amphiblestres, les autres de gryphées,
d'autres de gangames, d'autres d'hypoches
circulaires, d'autres enfin de sagènes
(ou seines) ; on connaît encore les calumnes
(ou voiles) , les pèzes et les sphairones, dont on se sert en même temps que des sagènes
; enfin l'oblique et tortueux panagre
et mille autres du même genre, de ruses et de formes diverses. Ceux-là
trouvent plus commodes les curées (ou
nasses), qui comblent les vœux du pêcheur pendant son sommeil : ainsi une
proie abondante est le prix d'un léger sommeil ; il en est enfin qui, des bords
du rivage ou de dessus leur nacelle, à leur choix, percent et enlèvent les
poissons avec des tridents à pointes aiguës. Quant à la proportion et à
l'ordonnance de chacun de ces instruments, ceux qui les emploient en sont
suffisamment instruits.
Les poissons ne cherchent pas seulement à se surprendre les uns les autres par
les fraudes et les combinaisons les plus adroites, les mieux concertées ; ils
parviennent souvent à se jouer des pêcheurs. Déjà même embarrassés dans
les pièges, ils se dégagent des hameçons et des flancs des panagres : leur
instinct trompe, met en défaut le génie de l'homme et devient pour lui un
sujet d'amertume.
Le kestre engagé dans les replis des rets ne tarde pas à s'apercevoir qu'il
est détenu dans une enceinte étroite, il s'élance vers la partie supérieure
des ondes, avide d'atteindre à leur surface ; il bondit et s'élève
verticalement d'un saut léger et impétueux, autant que ses forces le lui
permettent. Son ingénieuse activité ne trahit pas toujours son attente ;
souvent il doit à ses efforts de franchir les dernières attaches des lièges
et d'échapper à la mort. Mais si, malheureux dans son premier élan, il
retombe dans le filet, tout entier à la douleur, il ne s'emporte ni ne s'élance
plus ; instruit par l'expérience, il réprime un transport inutile. Ainsi
lorsqu'un homme en proie aux tourments d'une maladie féconde en maux divers
voit déjà la Parque cruelle, prête à trancher ses jours, pressé d'abord par
l'espoir et le désir de conserver sa vie, il se livre avec une aveugle docilité
aux enfants d'Esculape et suit avec ardeur toutes leurs ordonnances. Sentant
bientôt que son destin fatal l'entraîne et triomphe, il cesse de prendre aucun
soin de lui-même et reste étendu, en abandonnant au trépas ses membres accablés
: ainsi le kestre, qui connaît le sort fâcheux qui doit être son partage,
demeure immobile à la place même où il est tombé, en attendant qu'il plaise
au pêcheur de disposer de lui.
La sphyrène prise dans les filets s'agite dans leurs vastes flancs, en
interroge, en essaie toutes les mailles, et, se précipitant à travers, glisse
et s'échappe, à la manière des serpents, par l'effet de l'heureuse viscosité
de son corps.
Le labrax, creusant de ses nageoires dans le sable un trou capable de le
contenir, s'y établit comme dans un gîte. Cependant les pêcheurs rasent de
leurs dictues le fond des rivages. Perdu alors dans la vase, il s'échappe et se
soustrait avec joie à l'instrument fatal. Le mormyle emploie ce stratagème
lorsqu'il s'aperçoit qu'il est l'objet de la pêche ; il s'enfonce aussi dans
la terre. Le labrax se sent-il percé du dard crochu de l'hameçon, il frappe
fortement la ligne de sa tête, qu'il meut par sauts et avec effort jusqu'à ce
que sa plaie s'étant agrandie, il se dégage du fer acéré.
Le grand orcynus en use à peu prés de même. Sitôt que la pointe aiguë des
crochets s'est implantée dans sa bouche, il se précipite et s'étend dans l'abîme
le plus reculé des eaux en faisant violence à la main du pêcheur ; arrivé au
fond sur le ferme, il y presse sa tête, rompt sa blessure et se débarrasse des
hameçons. Lorsque des poissons de plus grande masse sont pris aux cathètes,
comme les boeufs ou les probates ou la bâtis, ou le paresseux onos, ils ne se
laissent point enlever ; projetant leur large corps sur le sable, ils se
ramassent sur eux-mêmes, luttent de tout leur poids, de toutes leurs forces et
font gémir les pêcheurs dans de rudes fatigues ; souvent même dans leur chute
ils s'échappent débarrassés des haims. Les véloces amies, les renards
ont-ils mordu aux appâts, ils se hâtent de se porter en avant et de rompre de
leurs dents robustes ou le milieu des lignes ou les extrémités des crins :
aussi ceux qui leur font la guerre adaptent-ils à leurs hameçons un
prolongement de plomb creux qui rend inutile tout effort de leurs dents.
La torpille, malgré le tourment que lui cause sa blessure, conserve encore son
génie et sa puissance. Bien qu'accablée de douleurs, elle serre ses flancs
contre les crins de la ligne ; dans l'instant le trait invincible qu'elle lance
passe de l'un à l'autre et imprime sur le bras de celui qui pêche un coup, une
torpeur qui porte le nom même du poisson (07).
Souvent la ligne, tous les objets qu'il tient en réserve pour la pêche échappent
de sa main, tant elle est subitement et fortement glacée.
La sépie emploie un artifice du même genre. Dans un sac inhérent à son corps
est une liqueur noirâtre, d'une couleur plus foncée que celle de la poix
liquide (une encre), poison obscur qui se forme sans cesse en elle pour lui
servir de défense. Est-elle frappée de quelque danger, aussitôt ce ténébreux
fluide jaillit de son corps, la mer en est souillée au loin autour d'elle,
toutes les avenues en sont obscurcies, l'œil ne peut plus distinguer aucun
objet. A la faveur de ce trouble des eaux, elle se dérobe facilement à la
poursuite des pêcheurs et même des plus forts poissons. Les theutis (08),
ces nageurs volants, mettent en oeuvre le même art : leur encre n'est pas
noire, mais rougeâtre ; ils en font toutefois le même usage.
Tels sont les stratagèmes de ces animaux, qui ne peuvent les soustraire au génie
actif et vainqueur de l'homme ; il en fait aisément sa proie lorsqu'ils
sillonnent la haute mer, car ils n'ont que des moyens très bornés. Certains,
errant sur les ondes, se laissent entraîner par les bulbes de quelques plantes
ou même par des hameçons sans appât. Ceux qui vivent dans le voisinage de la
mer, cet immense bassin des eaux, ont un instinct moins obtus. Cependant les
moins considérables sont attirés par les carides, de moindre prix encore. Les
theutis se prennent à des morceaux d'étoffe, à des cancres. Les petits de ces
crustacés, de la chair même salée, les lombrics des rochers, tout ce qui se
trouve à portée sous la forme d'êtres vivants peut indifféremment servir
d'amorce. Les moindres de ces derniers doivent seulement être offerts aux plus
grands également avides de nourriture, ils courent tous à leur ruine : une
faim dévorante aiguillonne sans cesse leurs races nombreuses Le coracin (ou
corbeau) attire le thon, et la grasse caride le labrax. Les chaunes sont un appât
pour les phagres, les boeufs pour les synodontes, les iulis pour les hippures.
Le trigle fait tomber l'orphe dans le piège, la perche (09)
a de l'attrait pour la scienne, le chrysophrysne ne résiste point à la vue des
mainis, la terrible murène se précipite sur les poulpes. Parmi ceux d'une
certaine grosseur, le callichte brûle de dévorer le thon ; l'onisque (ou
l'aselle) est recherché de l'orcynus. Vous aurez dans le labrax une arme
puissante contre l'anthias; présentez l'hippure au xiphias et le kestre au
glaucus. Armez-vous d'une espèce contre une autre espèce, et toujours d'une
plus petite contre une qui le soit moins ; elles sont toutes l'une à l'autre un
appât sûr et chéri : leur voracité les conduit, les livre toutes tour à
tour à la mort. Rien n'est donc plus funeste pour les mortels qu'un appétit
impérieux, qu'un ventre importun, lorsqu'ils règnent sur eux en maîtres
cruels et sont partout à leur suite en tyrans fâcheux et exigeants qui ne
laissent aucun relâche à leur insatiable avidité. Ils ont fait chanceler la
raison d'un grand nombre et les ont poussés à leur perte et à leur déshonneur
: odieuse passion qui domine les bêtes féroces, les reptiles, les habitants
des airs ; elle exerce une puissance encore plus grande sur les poissons ; elle
est presque toujours la cause de leur trépas. Écoutez d'abord avec quelle
adresse la pêche des anthias est conduite dans mon heureuse patrie, vers le
promontoire de Sarpédon (10), et par ceux qui
habitent soit la ville de Mercure, Corycie, célèbre par ses vaisseaux, soit l'île
d'Eleusa (11). Un homme intelligent remarque dans les parties
qui avoisinent la terre ces roches excavées et sillonnées de trous nombreux
qui servent de retraite à ces poissons. En frappant l'onde de ses rames pour
faire avancer sa nacelle, il en bat les flancs, qui résonnent sous ses coups :
ce bruit a des charmes pour les anthias. Déjà l'un d'eux s'élance au sein des
eaux pour contempler la barque et son pilote : ce dernier jette à l'instant
vers lui des perches ou des coracins qu'il tenait en réserve, et fait le
premier à son hôte les présents de sa bienvenue. L'anthias s'en saisit tout
joyeux, savoure ce mets si doux et balance mollement sa queue en signe de
reconnaissance envers le pêcheur. Ainsi lorsqu'un homme marquant par des
ouvrages d'art ou d'esprit arrive dans la maison d'un hôte hospitalier, il en
est reçu avec toutes les démonstrations de la joie ; les présents, les
festins, tous les témoignages de bienveillance sont prodigués (12),
comme autant de preuves d'affection ; heureux l'un de l'autre, ils se livrent à
table et dans des libations réciproques aux délices d'un doux commerce ; de même,
tandis que le poisson goûte le bonheur d'un repas inattendu, le pêcheur sourit
enivré d'espérance. Il continue pendant une longue suite de jours, sans cesse
ni relâche, d'envoyer vers les roches de nombreux fragments de nourriture. Les
anthias se rassemblent aussitôt autour de lui, comme à la voix d'un chef.
Toujours il offre à plusieurs et aux plus empressés une proie à ravir. Toutes
leurs retraites, tout autre séjour s'effacent de leur mémoire : ils restent établis
dans celui-ci comme des troupeaux dans leurs étables pendant la rigoureuse
saison d'hiver, sans aucun désir de se répandre au dehors. Dès qu'ils voient
la nacelle nourricière se détacher du rivage et s'avancer accélérée par la
rame propice, élancés, transportés, ils s'agitent dans tous les sens à la
surface des eaux et viennent, en se jouant avec une grâce tout à fait aimable,
au-devant de leur nourrice. Ainsi lorsque l'oiseau du printemps (l'hirondelle),
messager des douces haleines, apporte la pâture à ses petits nouveau-nés et
nus, ceux-ci, frétillant et piaulant de joie, s'élancent du fond de leurs nids
autour de leur mère, le bec largement ouvert, avides de saisir ce qu'elle leur
destine ; en même temps la maison qui leur sert d'asile retentit des cris intéressants
de ces jeunes oiseaux (13)
: ainsi les anthias, à l'approche du mortel qui leur prodigue une si grande
abondance d'aliments, se portent en délire à sa rencontre et forment autour de
lui comme un cercle et un choeur de danse. Des vivres qu'il leur envoie sans
mesure, une main amie qu'il leur tend toujours chargée de ses dons, les rendent
envers lui confiants et familiers. Dociles à ses ordres comme à ceux d'un
souverain, ils se jettent sur-le-champ partout où le moindre de ses gestes leur
en donne le signal. Soit que son bras se tourne vers le devant de la nacelle,
soit qu'il se dirige vers la partie opposée ou du côté de la terre, ils se précipitent
tels que des enfants qui, dans les divers exercices du gymnase, vont çà et là
partout où leur maître l'ordonne. Le terme de tant de soins arrive enfin :
c'est le tour de ceux de la pêche. L'extrémité du fil de la ligne roulé
autour de sa main, déjà le pêcheur l'arme du terrible et rapide hameçon ; il
écarte et disperse à la fois d'un signe toute la bande des anthias ; il prend
une pierre et la jette dans l'onde. Ils y courent, croyant poursuivre quelque
aliment. Parmi ces poissons il en est un dont il a fait choix, qu'il a laissé
à l'écart ; infortuné ! qui n'a plus qu'un dernier repas à faire. C'est à
lui qu'il présente au-dessus des eaux l'appât fatal ; l'anthias y mord sans délai
; lui, plein d'ardeur, le tire de ses deux mains, cherchant à l'enlever
furtivement et avec célérité, sans être aperçu des autres, car s'ils voient
ou s'ils entendent qu'un de leurs compagnons est entraîné par suite d'une
frauduleuse nourriture, elle n'aura plus aucun attrait pour les ramener: ils s'éloigneront
en maudissant ces dons traîtres, ce lieu funeste. Que le pêcheur soit donc
robuste et enlève le poisson d'un bras vigoureux, ou qu'un second se joigne à
lui pour l'aider dans ce travail. S'ils ne s'aperçoivent point qu'on use de
fraude à leur égard, déjà gras des mets dont ils se sont nourris, ils
continueront de le devenir de plus en plus. On en fera ainsi quand on voudra une
pêche riche et conforme à ses désirs.
D'autres, fiers de leur force et de la vigueur de leurs membres, engagent avec
les anthias un combat, une lutte terrible, sans emprunter le secours des
aliments ou d'une feinte amitié. Ils les attaquent des pointes aiguës de leurs
haims et les combattent avec la plus active intrépidité. Le fer ou le dur
airain est la matière de leurs hameçons. Un double crochet est attaché à une
longue corde de lin tordu. Ils disposent tout autour un labrax vivant, lorsqu'il
en est à leur portée ; s'ils n'ont pu l'obtenir que mort, ils attachent
au-dessous de sa bouche un plomb auquel ils donnent le nom de dauphin (14).
Chargé de ce poids, il meut et porte sa tête en bas, tel qu'un poisson plein
de vie. Les câbles de la nacelle sont longs et forts : dès que les anthias en
entendent le bruit, ils s'élancent de la mer. Cependant le soin de la rame est
remis en d'autres mains. Le pêcheur, du haut de la poupe, jette dans l'onde
l'instrument redoutable, en le ramenant un peu vers lui : les anthias se mettent
aussitôt à suivre la nacelle qui vogue et s'éloigne. Trompés par la
ressemblance du poisson, ils se pressent à l'envi les uns des autres et se
disputent cette proie ; on croirait voir un homme qui court de toutes ses
forces, mis en fuite par un ennemi. Ils sont tous ambitieux de faire cette belle
conquête : le pêcheur l'avance du plus beau qu'il a pu remarquer ; celui-ci,
saisissant avec avidité ce don funeste, se retire en même temps en arrière.
Il faut voir alors la force, l'ardeur réciproque de deux combattants, du pêcheur
et du poisson qu'il veut arracher des eaux ; les bras nerveux de l'un, son
front, ses épaules, son cou, les muscles de ses jambes tumescents et tendus par
la véhémence de ses efforts ; l'autre, le poisson, brisé par la douleur,
furieux, tirant avec rage le bras qui le tire, brûlant de l'entraîner dans
l'abîme. Le premier crie à ses aides de ne point ménager les rames ; pendant
que la nacelle s'avance, il est précipité de nouveau du haut de la poupe par
l'impétuosité du poisson. On entend frémir la corde de la ligne, sa main est
sciée et sanglante ; toutefois il reste ferme et opiniâtre dans ce combat pénible.
Ainsi que deux hommes robustes qui font assaut de leurs forces et qui, s'étant
engagés l'un l'autre dans des liens, cherchent à le rompre par les élans
vigoureux de leur dos, en proie longtemps tous les deux à des fatigues égales,
ils tirent et sont tirés avec une égale énergie ; ainsi le pêcheur et le
poisson luttent avec le même avantage, celui-ci pour s'échapper, celui-là
pour entraîner l'autre. Cependant ses compagnons n'abandonnent point l'anthias
dans ce moment de détresse ; ils viennent aider à sa défense, ils se jettent
et s'appliquent tous ensemble sur lui ; insensés ! qui ne voient pas qu'ils
l'accablent de leur masse. Souvent ils se portent sur la corde de la ligne, dans
l'espoir de la rompre de leurs morsures ; vains projets : leur bouche mal armée
est impuissante. Succombant enfin à la fatigue et au tourment de sa blessure,
frappé de nombreux coups de rames, il cède et se laisse enlever par l'ardent pêcheur,
qui, pour peu qu'il se fût donné de relâche, n'aurait pu y parvenir, tant la
puissance des anthias est grande et terrible. Souvent il tranche la corde de
l'aiguillon aigu de son dos et s'enfuit des mains du pêcheur, qui restent
vides. Le callichte, la race des orcynus, tous les poissons d'une grande taille,
opposent la même résistance, qui est vaincue par les même moyens.
Il en est d'autres qui se laissent prendre aussi par l'appât trompeur des
aliments : le canthare est le premier qui se présente ; il se plaît parmi les
rochers et les pierres. Le pêcheur se pourvoira d'une nasse arrondie et aussi
grande qu'il pourra se la procurer, en entrelaçant à quelques bâtons de
faibles rameaux ou des spartiums d'Ibérie (15).
L'entrée en sera étroite et la panse vaste. Dans le milieu seront placés pour
amorce un poulpe ou un crabe grillés au feu ; leur fumet entraînera les
canthares dans l'intérieur. Ce piège ainsi conçu et disposé sera établi au
sein des eaux, sur le penchant d'un rocher. Bientôt l'odeur attire le poisson;
il y entre d'abord avec méfiance et se reporte au dehors sitôt qu'il a saisi
la nourriture : le pêcheur aura soin d'en placer une nouvelle et de tenir son
filet toujours garni ; leur fatale avidité ne tarde pas à y conduire les
canthares ; ils s'y rendent comme des convives qui s'amènent les uns les
autres. Sans crainte maintenant et réunis en troupe dans la nasse, ils y
restent toute la journée ; ils y sont comme dans une nouvelle demeure, qui
deviendra pour eux une bien triste retraite. Ainsi, lorsque dans la maison d'un
jeune homme privé de l'auteur de ses jours se rassemblent, invités ou sans l'être,
d'autre jeunes gens qui n'ont pas trop la réserve en partage, qui s'emportent
au contraire à tous les désordres d'une jeunesse sans frein, sont toute la
journée à dissiper son héritage, qu'aucun chef ne gouverne, ainsi les
canthares, amoncelés dans la nasse, ne sont pas loin de leur ruine. Lorsqu'ils
sont en assez grand nombre et devenus assez gras, le pêcheur clôt la nasse de
son couvercle et l'arrête avec de forts liens, il les retire ensuite, glacés
de crainte dans leur prison et prêts à s'endormir du sommeil de la mort.
Voyant alors trop tard le sort qui les attend, ils palpitent avec plus de fréquence
et cherchent à s'échapper ; fol espoir : la nasse n'est plus pour eux un asile
propice et ami.
Faites avec l'osier d'automne des nasses contre l'adonis
(16) ; fixez-les dans le fond des eaux en les
assujettissant par l'aplomb d'une pierre qu'on aura percée pour l'y attacher ;
que des liéges y soient suspendus et en marquent la place sur les ondes. Mettez
au-dedans quatre humides cailloux des rivages : leur onctuosité y attirera la
blanche écume des mers, qui a tant d'attraits pour les espèces viles et
voraces des petits poissons ; elle les rassemblera bientôt en grand nombre dans
les nasses ; ils s'établiront dans leurs sinuosités. Les adonis voyant leur
affluence les y poursuivront précipitamment, avides d'en faire leur proie ; ils
ne pourront toutefois les saisir : la petitesse de ces derniers leur permettra
de glisser à travers les mailles ; quant à eux, quelque désir qu'ils aient
d'en sortir, toute issue leur est fermée ; se faisant obstacle les uns aux
autres, ils y trouveront tous la mort. De même lorsqu'un chasseur des montagnes
a disposé dans la forêt un piège contre les bêtes féroces
(17) et lié dans son enceinte un chien dont
un nœud cruel serre étroitement les parties les plus sensibles (18),
auquel il fait pousser des cris de douleur qui, se propageant au loin, font
retentir tout le bois ; la panthère, à ce bruit qui éveille sa faim, s'élance
pour en connaître la direction, arrive à la hâte et se précipite vers le
leurre. Le chien subitement enlevé par quelque secret ressort est à l'abri de
sa dent terrible, tandis qu'elle roule culbutée dans la fosse ; uniquement
occupée des moyens de fuir, elle ne songe plus à sa proie ; il ne lui est plus
possible d'échapper. Telle est l'affreuse situation des adonis, au lieu
d'aliments, ils ne rencontrent que leur perte et l'inévitable trépas.
Quelqu'un pense-t-il à la pêche d'automne des thrisses et des chalchis ; en
veut-il à la belle race des trachures, que ses nasses de spartium soient
fortement tissues ; qu'il fasse griller des orobes (19)
et les trempe dans un vin odorant ; qu'il en mette aussi une certaine quantité
dans ses nasses ; il y mêlera quelques larmes de cette princesse d'Assyrie,
fille de Théante, qu'on assure avoir conçu pour son père une affreuse passion
(20), et malgré Vénus irritée, avoir consommé
cet exécrable inceste. Depuis que les dieux la changèrent en une plante de son
nom, versant d'intarissables pleurs, elle gémit et déplore les horribles
faveurs auxquelles son crime força l'amour. Mêlant donc à ces orobes
quelqu'une de ces gouttes divines, il enverra sa nasse dans les eaux ; l'odeur délicieuse
qui s'en répandra dans l'instant sur les ondes servira comme de rappel aux
cohortes éparses de ces poissons ; son charme enivrant les entraînera dans les
nasses, qui en seront ainsi remplies et combleront les vœux du pêcheur.
Les humides fucus ont toujours pour la saupe un irrésistible attrait ; on les
emploie aussi pour en faire la pêche. Celui qui l'entreprend dirige, durant
plusieurs jours, sa navigation vers la même partie des mers. Il jette sans
cesse dans les îlots de petites pierres qu'il a enveloppées de verts fucus. A
peine la cinquième aurore brillera dans les cieux, les saupes seront réunies
dans le lieu de ces algues pour en faire leur nourriture : c'est alors le moment
pour le pêcheur de disposer sa nasse. Il place au-dedans des pierres
recouvertes de fucus ; il garnit l'entrée de plantes marines, de celles qu'il
sait être agréables aux saupes ou aux autres poissons phytophages ; elles
arrivent bientôt et dévorent ces plantes ; elles se portent ensuite dans l'intérieur
de la nasse. Le pêcheur, l'enlevant alors promptement, vogue avec célérité ;
il poursuit son travail dans le plus profond silence, les rameurs sans ouvrir la
bouche, les rames sans faire aucun bruit, car le calme et le silence sont
favorables à toute espèce de pêche et surtout à celle des sauges, qui sont
d'un naturel craintif et facile à s'effrayer : la crainte ruine l'espérance du
pêcheur.
Il n'est pas de poisson qui s'accommode de plus vils aliments que le trigle (21)
: tout lui est bon, jusqu'à la moindre ordure. Il recherche singulièrement
tout ce qui est d'odeur fétide : le mets qui flatte le plus son goût est le
cadavre d'un homme en putréfaction, lorsque la mer gémissante lui en offre
quelqu'un ; aussi les appâts qui se distinguent par la plus repoussante
puanteur l'attirent-ils plus aisément. Des mœurs qui ont de l'analogie, des
appétits également immondes, rapprochent le cochon et le trigle, et tous deux
occupent le premier rang, l'un parmi les habitants des eaux, l'autre parmi les
animaux terrestres.
Vous ne prendrez point le mélanure avec vos filets, vous ne l'attirerez point
facilement dans vos nasses ; c'est de tous les poissons celui qui a le moins d'énergie
et d'intelligence ; sa chair n'est ni délicate ni d'un bon goût. Tant que la
mer est calme, il repose sur son fond et ne s'élève jamais à la surface ;
mais lorsqu'elle s'enfle agitée par les vents impétueux, les seuls mélanures
en sillonnent les vagues courroucées sans redouter ni l'homme ni d'autres
poissons. Ceux-ci frappés d'effroi se réfugient dans les dernières
profondeurs des eaux. Les mélanures se répandent sur les rives retentissantes,
circulent autour des rochers, dans l'espoir que l'agitation des flots y aura
conduit quelque aliment. Insensés ! ils ne savent pas combien les mortels
l'emportent sur eux par les ressources de leur esprit et qu'ils tombent dans
leurs mains, quelque effort qu'ils fassent pour se dérober à eux. Lorsque
l'empire d'Amphitrite bouillonne, soulevé par les tempêtes d'hiver, le pêcheur
se place sur le penchant d'une roche que l'onde environne, dans le lieu où le
bruit qu'elle fait contre ses flancs est le plus fort ; il sème dans les
parties où. elle vient se briser des fragments de pain et de fromage pétris
ensemble : les mélanures, pleins de joie, s'élancent, empressés de s'en
saisir. Lorsqu'il les voit s'y précipiter en foule il relève son corps incliné
pour que son ombre ne tombe point sur les eaux et n'effraie point les poissons ;
ses mains sont armées d'un léger roseau : une corde grêle d'un léger crin
lui est inhérente et sert d'attache à de nombreux petits hameçons ; il y
accroche pour appât le même mets qu'il jetait naguère dans les mers, il le
lance dans leur sein trouble et tourmenté : les mélanures y fondent aussitôt,
et y trouvent la mort. Le pêcheur, de son côté, n'a plus un instant de repos
; il faut que son bras enlève fréquemment la ligne, quoique souvent sans
aucune proie : il ne saurait reconnaître, au milieu du déchirement des ondes,
si ce sont elles qui l'entraînent ou si c'est quelque poisson. Dès que l'un
d'eux a mordu aux haims, le pêcheur se presse de le tirer avant que les autres
mélanures s'aperçoivent de la fraude et que la crainte leur fasse prendre la
fuite. Telle est la pêche dont son adresse vient à bout dans les temps
rigoureux de l'hiver.
Quoique le kestre ne soit pas vorace, on le trompe en lui présentant des hameçons
enlacés dans des appâts d'un mélange de pain et de la matière solide du
lait, dans lequel on aura fondu la menthe odorante, qu'on dit être une jeune
Nymphe, fille du Cocyte. Longtemps Pluton l'honora de sa couche ; mais lorsque
le dieu des Enfers eut ravi sur le mont Etna la fille unique de Cérès, cette mère
irritée des fureurs téméraires, des emportements jaloux de la fière menthe,
la foula impitoyablement aux pieds. Cette Nymphe superbe osait prétendre
qu'elle l'emportait par sa naissance, par sa beauté, sur Proserpine aux beaux
yeux noirs ; elle ne craignit point de publier que Pluton lui rendrait son cœur
et renverrait sa rivale. Quel prix terrible de tant d'orgueil et de jactance !
Changée en menthe (22), elle s'élance de terre,
humble plante de son nom. Les pêcheurs la mêlent donc dans leurs appâts : le
kestre, lorsque l'odeur en est parvenue jusqu'à lui, ne tarde pas à
s'approcher ; il reste d'abord à une certaine distance de l'hameçon et le
considéra d'un oeil oblique et en dessous, semblable à un homme qui, arrivant
à la naissance de trois chemins, reste en suspens et pensif : un secret
mouvement l'entraîne tantôt à se porter vers celui qui est à gauche, tantôt
à préférer celui qui est à droite : il tourne ses regards sur chacun d'eux ;
son esprit flotte comme l'onde des mers ; il se fixe et se décide enfin ; de même
le kestre éprouve à la fois des impressions diverses. Cet appât lui paraît
tantôt un piège, tantôt un mets innocent ; enfin cette dernière impulsion
l'emporte et le conduit au trépas. Près d'arriver, il s'en retourne tout
tremblant. Que de fois, comme il touchait à l'hameçon, la frayeur l'a saisi et
ramené en arrière ! Ainsi qu'une fille en bas âge qui convoite quelque mets
ou quelque autre objet en l'absence de sa mère, mais qui tremble de s'attirer
son courroux et n'ose s'avancer, quelque tentée qu'elle soit de s'emparer de ce
qu'elle désire, qui le fait toutefois, mais à la dérobée, et revient au même
instant sur ses pas, le cœur dans un combat continuel entre l'assurance et la
crainte cruelle, et les yeux toujours attachés sur le seuil de la porte, tel ce
timide poisson, se poussant vers l'appât, balance et recule, mais lorsque,
devenu plus téméraire, il s'en approche davantage, il n'y touche pas encore ;
il le bat et l'essaie auparavant de sa queue pour reconnaître s'il ne recèle
point quelque chose qui respire, car les kestres ont pour loi de ne faire leur
nourriture d'aucun être vivant ; il l'effleure ensuite et l'entame à peine du
bout de ses lèvres : dans ce moment le pêcheur le presse, le perce de l'hameçon
en le tirant à lui, tel qu'un cavalier (23) qui,
du frein modérateur de sa bride, retient l'ardeur trop vive de son cheval ; il
l'enlève enfin, et le jette palpitant sur le rivage.
On leurre aussi le xiphias avec le funeste hameçon ; mais il n'y trouve pas la
mort de la même manière que les autres habitants des eaux. Aucun appât ne
garnit les crochets : nus et à découvert, ils sont seulement liés et
suspendus postérieurement aux deux bouts d'une corde ; on y attache au-dessus,
à la distance de trois palmes (24) un de ces
poissons mous et blancs ; on l'y dispose avec adresse en le fixant par les extrémités
de la tête. Lorsque le xiphias s'y porte avec impétuosité, son glaive ardent
met en pièces le corps du poisson. Les liens alors, dont ce dernier était
retenu, tombent sur l'hameçon et l'enveloppent. Le xiphias, sans soupçonner le
piège et la mort qui l'attendent, se précipite la bouche largement ouverte sur
celle horrible nourriture, et devient la proie du pêcheur qui le tire avec
violence. On attaque encore le xiphias par beaucoup d'autres moyens, et
principalement dans la pêche qui s'en fait dans la mer Tyrrhénienne, dans les
parages de la ville sacrée de Marseille (25) et
dans ceux des Celtes. Là vivent d'énormes, de prodigieux, d'inabordables
xiphias d'une immense grosseur (26) et d'une forme
toute différente de celle des poissons. Dans ces contrées, les pêcheurs
construisent des bateaux armés de fers redoutables, qui ont la structure et la
ressemblance des xiphias : ils en attaquent ces animaux ; ceux-ci ne se portent
point sur eux comme sur une proie ; ils les prennent non pour des bâtiments à
riches galères, mais pour des compagnons, des poissons de même espèce,
jusqu'au moment où ils se voient enfermés de toutes parts dans un cercle de pêcheurs
ennemis. Frappés alors du terrible trident, ils reconnaissent l'extrémité
cruelle où ils sont réduits ; tous leurs efforts sont vains. La fuite n'est
plus en leur pouvoir, il faut qu'ils succombent à l'impérieuse nécessité.
Souvent ces robustes habitants des mers se défendent avec leurs glaives et les
plongent dans les flancs creux des bateaux ; les pêcheurs se pressent aussitôt
de les rompre, de les séparer de leurs têtes à grands coups de hache. Ils
entraînent les xiphias ainsi désarmés, tandis que leurs glaives restent fixés
dans le bois comme des pieux de fer. Lorsque des guerriers, dans le dessein
d'entrer par ruse dans une ville et dans ses tours, se revêtent des dépouilles
des ennemis restés morts sur le champ de bataille et se présentent dans cet état
aux portes, les habitants, croyant voir arriver à la hâte leurs concitoyens,
leur ouvrent et n'ont pas lieu d'être fort contents d'avoir reçu de pareils
amis, de même le xiphias se laisse surprendre à la ressemblance trompeuse des
bateaux. Lorsqu'il est emprisonné dans les obliques cavités des rets, il périt
par sa folle imprudence en s'emportant, pour s'échapper, à des sauts
pernicieux. Il redoute extrêmement les filets ; dans la crainte de
s'embarrasser dans leurs replis, il se livre sans défense ; son cœur est loin
d'être aussi puissamment armé que sa tête, il reste glacé d'effroi dans un
abattement honteux, jusqu'à ce qu'il soit entraîné sur le rivage : là les pêcheurs
l'accablent, écrasent sa tête des coups redoublés de leurs lances ; sa sotte
faiblesse cause sa ruine.
C'est aussi leur folie qui fait prendre le scombre, le thon charnu, les raphis
et les nombreuses espèces de synodontes. Les scombres, voyant certains des
leurs bondir au-dedans des rets, veulent aussi entrer dans cette enceinte de
mort. Le plaisir qu'ils ressentent à la vue de leurs compagnons est le même
que celui des enfants sans expérience qui, frappés du vif éclat d'un brasier
enflammé, sourient réjouis de ces rayons de lumière ; ils désirent de la
toucher, ils avancent vers elle leur main novice ; mais dans l'instant le feu
leur paraît un ennemi terrible. Les scombres désirent aussi de pénétrer dans
ces retraites sans issue ; ils forment un bien misérable vœu : les uns plus à
l'aise, bondissent emprisonnés dans de plus vastes ; d'autres entassés dans de
plus étroites, périssent dans les affreux tourments d'une trop forte pression.
Vous en verriez un grand nombre, lorsque les rets ont été ramenés sur le
rivage, qui adhèrent fortement à leurs flancs, comme s'ils y étaient fixés
par des clous ; d'autres qui entrent a l'instant dans ce séjour du trépas ;
d'autres qui brûlent impatiemment d'en sortir, mais que retiennent sans espoir
ces humides prisons.
Les thons doivent de même à leur folie de finir leur sort dans les mêmes
angoisses que les scombres. Poursuivis par un égal désir de leur perte, ils
ambitionnent également de s'embarrasser dans le rets fatal. Ils ne pénètrent
point dans son intérieur, ils l'attaquent de leurs dents obliques pour y faire
une trouée où leur corps puisse passer ; ces mailles mouillées s'engagent
ainsi dans leurs dents ; plus de moyens de fuir. Gémissant dans ces liens dont
leur bouche est entravée, ils sont entraînés sur la terre, victimes de leur
folle témérité. Les raphis ont les mêmes moeurs : lorsque échappés de
l'enceinte des dictues ils s'étaient aussi soustraits aux tourments de leur
captivité, ils se reportent de nouveau dans les filets, excités par la
vengeance de les déchirer de leurs morsures ; leurs dents s'y attachent avec
force et y sont irrévocablement enchaînées.
Les synodontes vont par troupes. Lorsque des pêcheurs leur présentent l'hameçon,
ils font tous volte-face les uns vis-à-vis des autres et ne veulent point
approcher ; mais si quelque synodonte d'une autre bande s'élance pour saisir
l'appât, la confiance renaît en eux, ils y courent et sont pris. Leurs
compagnons, les voyant alors sur la proie, s'abandonnent aux plus vifs
transports, tandis que le pêcheur les entraîne ; ils se disputent, se pressent
à l'envi les uns des autres à qui se jettera le plus tôt dans ses mains, à
qui mourra le premier, comme des enfants qui se livrent joyeusement à leurs
jeux.
Les thons viennent du vaste Océan et se rendent dans nos mers après l'époque
des ardeurs du printemps, après qu'ils ont goûté les doux plaisirs de
l'hymen. On les voit d'abord sur la mer d'Ibérie, où les pêchent les
vaillants et fiers Ibères (27) ; ils se portent
ensuite vers l'embouchure du Rhône, où les prennent les Celtes, ces anciens
habitants de la Phocide. On les rencontre en troisième station sur les rivages
de l'île de Trinacris (28) et le long de la mer de
Thyrrène (29). De là ils se répandent de toutes
parts dans les immenses profondeurs des flots, dont ils remplissent toute l'étendus.
Lorsque les nombreuses phalanges des thons paraissent au printemps, la pêche
est aussi riche qu'extrêmement abondante. On commence par faire choix d'un lieu
de la mer qui ne soit pas trop resserré vers le plan incliné du rivage, qui ne
soit pas trop battu des vents, mais qu'en défendent ou la nature du climat ou
des abris protecteurs. Un habile thunnoscope (30)
se place en sentinelle sur la cime d'un mont élevé ; il guette l'arrivée des
diverses troupes des thons, il observe leur qualité, leur nombre ; il en donne
connaissance aux autres pêcheurs : aussitôt toutes les dictues, transportées
au milieu des eaux, sont disposées comme une ville ; on y voit des avenues, des
portes étroites et intérieures : les thons y entrent en bataillons nombreux ;
tels seraient ceux d'une armée. Là sont ceux des plus jeunes, plus loin ceux
des plus âgés, ici ceux d'un moyen âge ; ils se portent dans tous les détours
des filets, en colonies innombrables qui n'ont de terme que les désirs des pêcheurs
et que le moment où ceux-ci enlèvent les dictues. Ils se procurent aussi
une pêche étonnante et immense. (31)
(01)
Accordez maintenant quelque attention, ô mes souverains ! à ce que
je vais dire de l'art varié de la pêche. On voit par les premiers vers de
ce chant que c'est seulement dans celui-ci qu'Oppien commence à parler de la pêche.
On a vu qu'il était question dans les précédents d'une foule d'autres
circonstances qui concernent ces nombreux habitants des eaux, de leurs amours,
de leur ponte, de leurs habitudes, des lieux où ils se plaisent, de la
nourriture qu'ils préfèrent, des combats qu'ils se livrent, etc. Il est évident
que l'auteur a eu raison de ne pas donner à son poème le seul titre de la Pêche, comme ont voulu le faire ceux qui se contentent de le désigner
ainsi. Ce n'est pas sans motif que le poète grec lui a donné un nom plus
convenable, plus analogue au plan qu'il avait fait, qu'il a si heureusement exécuté
C'était aussi le devoir d'un traducteur de ne pas en rétrécir l'idée, de
conserver jusque dans le titre du poème ce bel ensemble qui en fait la matière
et l'objet, de lui donner enfin le nom qu'Oppien lui a donné. Je l'intitule
donc les Halieutiques, quoique ce mot
tout à fait grec ne présente pas d'abord pour le commun des hommes ce qu'il
signifie. Pour prévenir toute difficulté à cet égard, j'en ai donné
l'explication dans le titre même. Ovide, qui avait aussi un poème sur la même
matière, dont il ne nous reste que des fragments, l'avait également intitulé
les Halieutiques. M. Gail, cet helléniste et littérateur distingué, en a
usé ainsi dans sa traduction des Cynégétiques
de Xénophon à laquelle il a laissé le titre grec.
(02)
Ces secrets des eaux, tu les appris à notre Pan, ton fils, qu'on assure
avoir été le défenseur de ton père et le meurtrier de Typhon, etc.
Typhon, l'un des Géants qui escaladèrent le ciel, fut contraint pour se dérober
à la vengeance du maître des dieux, de se retirer dans un antre du mont
Imarine ou, selon d'autres, du mont Etna ; le dieu Pan, fils de Mercure,
l'attira au dehors en l'invitant à un repas funeste sur le bord de la mer, où
il fut atteint et écrasé par les foudres de Jupiter.
(03)
Les extrémités mêmes des rives où viennent expirer les flots et
que jaunit leur écume furent rougies du sang de cet illustre rebelle, etc.
Certains commentateurs veulent que le texte porte etheirai
au lieu de ochthai, ce qui alors fait
un sens tout différent et ce qui signifie : "Ses cheveux blancs furent par
suite de sa rébellion rougis de son sang sur le bord des mers." Lippius a
suivi à peu près ce sens, quoique le mot ochthai
existe dans le texte grec du même volume. Mais la version que j'ai suivie me paraît
meilleure : "Puisque ses cent têtes furent dispersées en éclats de tous
côtés, » comme le dit Oppien, rien de plus naturel que d'ajouter "que
les bords du rivage furent souillés de son sang."
(04)
Que le corps, que les membres du pêcheur soient tout à la fois dégagés et
robustes. Oppien dit à peu près la même chose dans ses Cynégétiques.
(05)
Le moment où Phébus se plonge dans l'onde, celui où l'Aurore sort des bras de
son vieil époux sont les plus favorables pour les pêches qui se font vers l'été
et l'automne, etc. Le grec dit opôrinésin
enôrais. Le mot opôrinêsin
exprime tout à la fois la fin et le commencement de l'automne.
(06)
Les pêcheurs distinguent quatre espèces différentes de pêches : les uns
se plaisent à faire usage des hameçons ou haims, etc. Ce passage d'Oppien
contient l'énumération des divers instruments dont les Anciens se servaient
dans leurs pêches. Il serait inutile de donner d'autres détails sur ceux dont
l'explication est dans le texte même. Oppien dit des hameçons,
qu'on les adapte à l'extrémité de longs roseaux, que les haims ou crochets
sont attachés à des crins ou à des fils. Il dit des cathèles,
que ce sont des cordons armés d'un grand nombre d'haims, et le nom grec indique
que ces cordons sont destinés pour le fond des mers. Suivant quelques-uns, ce
sont de grands hameçons qu'on place et qui reposent dans des endroits creux. On
tire alors ce sens de kathiémi (je
suis couché). D'autres veulent que kathêtes
soit le plomb même dont on charge la corde de la ligne afin qu'elle soit entraînée
par ce poids au fond de l'eau ; dans ce cas ils font venir son nom de kathienai
(être entraîné en bas).
Quant aux dictues (diktuon
de dikô je jette), ce sont de très grands filets dont la forme est
variable et qui prennent un nom particulier et spécifique de la forme qu'ils présentent.
Ainsi on les nomme amphiblesires
lorsqu'ils sont faits de manière à pouvoir enfermer les poissons de tous côtés
et sans doute d'une manière circulaire : ils tirent leur dénomination d'amphiballein
; gryphées, lorsque faits d'osiers, ils sont à plusieurs
compartiments et contours propres à prendre et à tenir les poissons
prisonniers ; gangames, lorsque, représentant
nos verviers ou verveux, ils sont à mailles fortes dont les bords sont retenus et
arrêtés par une bande circulaire de fer ; hypoches,
espèces de dictues destinées à emprisonner et à resserrer fortement les
poissons qui y sont pris ; sagènes ou
seines, ce sont de grands filets qui
s'étendent dans un très grand espace, qui, placés dans la largeur d'une rivière,
par exemple, la traverseraient en entier ; calumnes , espèces de voiles qui, en se déployant au moment qu'on
les lance à l'eau, occupent une assez grande étendue à sa surface ; pezes,
espèces de petites dictues ; sphairones,
filets circulaires en forme de bourse ou'on plaçait à terre et dont la bouche
semblait offrir une issue aux poissons arrêtés dans leur course par les sagènes
; panagre, le mot même indique que c'était
un filet propre à toute espèce de pêche : il servait aussi pour la chasse,
ainsi que le dit Oppien dans ses Cynégétiques,
mais sans en donner aucune description ; kurtes,
nasses ou paniers faits d'osiers : on les place dans la nuit, on ne les lève
que le lendemain. On peut consulter sur ces instruments et sur ceux qui leur
correspondent Shneider (Petri artedi
synonymia piscium), Duhamel (Traité
des Pêches), l'Encyclopédie méthodique (volume ayant pour titre Dictionnaire
de toutes les Pêches), M. de Lacépède dans les divers volumes de son
Histoire naturelle des poissons, etc.
(07)
Dans l'instant le trait invisible qu'elle lance passe de l'un à l'autre et
imprime sur le bras de celui qui pêche un coup, une torpeur, etc. Nous
avons vu que la torpille a la faculté de lancer sur les animaux dont elle veut
faire sa proie une espèce de foudre qui amortit leurs forces vitales et qui les
livre par ce moyen à sa voracité ; nous avons dit que cet effet est dû au
fluide électrique que la torpille a la propriété de pouvoir projeter hors
d'elle-même. Elle emploie le même moyen contre les pêcheurs ; elle dirige le
fluide, non sur eux, parce qu'ils sont trop éloignés et parce qu'ils sont isolés
par rapport à elle, mais contre la ligne dont le pêcheur tient à la main
l'extrémité, qui sert ainsi de conducteur et porte la foudre sur le bras de
l'homme. Celui-ci, dompté par la douleur, laisse tomber ses instruments de pêche
et renonce forcément à faire sa proie de ce poisson.
(08)
Les calmars, ainsi nommés parce qu'ils portent une encre, et une partie au
dos qu'on a comparée à une plume. Rangés par M. de Lamarck dans la classe
des mollusques et dans la section des céphalopodes
nus, ayant pour caractère un corps charnu, allongé, contenu dans un sac
ailé intérieurement , et renfermant vers le dos une coquille allongée en
forme de plume. Dix bras couronnent la tête , huit plus courts que les deux
autres, ornés de ventouses, excepté les bras pédonculés, qui n'ont de
ventouses qu'à l'extrémité, tandis que les autres en ont sur toute leur
longueur. Le mot calmar veut dire écritoire,
l'animal ayant de l'encre, une plume, etc.
(09)
La perche, en grec perkê, tire
son nom du mot perkos , qui veut dire
tacheté. On remarque en effet sur ce poisson un grand nombre de taches. Celte
étymologie paraît avoir échappé à nos ichtyologistes modernes.
(10) Écoutez d'abord avec quelle adresse la pêche
des anthias est conduite dans mon heureuse patrie, vers le promontoire de
Sarpedon, etc. M. de Lacépède n'a pas manqué de décrire, à l'article de
ce poisson, la manière dont les Anciens en faisaient la pêche :
"Plusieurs auteurs grecs et latins, dit-il, ont parlé de l'anthias, et
particulièrement Oppien et Pline se sont occupés de la manière de le pêcher.
Selon ce que rapporte le naturaliste romain, les lutjans de cette espèce étaient
très communs auprès des îles et des écueils voisins de l'Asie-Mineure. Un pêcheur,
toujours vêtu du même habit, se promenait dans une petite barque pendant
plusieurs jours de suite, et chaque jour, à la même heure, dans un espace déterminé,
auprès de ces écueils et de ces îles, il jetait aux anthias quelques-uns des
aliments qu'ils préfèrent. Pendant quelque temps cette nourriture était
suspecte à ces animaux, qui, armés pour se défendre bien plutôt que pour
attaquer, doivent être plus timides, plus réservés, plus précautionnés,
plus rusés que plusieurs autres habitants des mers. Cependant, au bout de
quelques jours, un de ces poissons se hasardait à saisir quelques parcelles de
la pâture qui lui était offerte. Le pêcheur l'examinait avec attention, comme
l'auteur de son espoir et de ses succès, et l'observait assez pour le reconnaître
plus facilement. L'exemple de l'individu plus hardi que les autres n'avait pas
d'abord d'imitateurs ; après quelque temps, il ne paraissait qu'avec des
compagnons dont le nombre augmentait peu à peu, et enfin il ne se montrait
qu'avec une troupe nombreuse d'autres anthias qui se familiarisaient bientôt
avec le pêcheur et s'accoutumaient à recevoir la nourriture de sa main. Ce même
pêcheur cachant alors un hameçon dans l'aliment qu'il présentait à ces
animaux trompés, les retenait, les enlevait, les jetait avec vitesse et facilité
dans son petit bâtiment, mais avait un grand soin de ne pas saisir l'anthias
imprudent auquel il devait la bonté de sa pêche et dont la prise aurait mis à
l'instant en fuite tous ceux qui ne s'étaient avancés vers le navire qu'en
imitant sa témérité et se mettant en quelque sorte sous sa conduite.
Oppien raconte que lorsque, dans d'autres circonstances, un anthias est
pris à l'hameçon, ses compagnons s'empressent à l'aider et à le détacher du
fatal crochet ou de la ligne en le poussant avec leur dos, et que même
quelquefois l'individu retenu par la corde la coupe avec l'aiguillon long et
dentelé de sa nageoire dorsale, etc. (Histoire
naturelle des poissons, tome 7, page 170).
(11)
Soit l'île d'Eleusa , etc. Dans laquelle était la ville de Sébaste,
suivant ce que dit Danville dans sa Géographie
ancienne, article Cilicie, p. 114, in-4°. Il parle aussi d'un lieu nommé Corycus,
et d'un autre nommé Curco, célèbre
par la bonté du safran qui y croissait : il marque dans sa carte le promontoire
de Sarpédon, dans la contrée de la Cilicie nommée Cetis.
(12)
Les présents, les festins, les témoignages d'amitié sont prodigués, etc. Non
seulement ceux qui recevaient des étrangers leur faisaient des présents, mais
les étrangers en faisaient aussi à leurs hôtes. Les uns et les autres étaient
nommés d'un nom commun xenia ; ils
portaient le même nom, xenia, chez
les Romains.
(13)
En même temps la maison qui leur sert d'asile retentit des cris intéressants
de ces jeunes oiseaux. Le grec dit : "Apan
d'epi dôma lelêken andros xeinod'ochoio liga klazousi." Je croirais
qu'au lieu de andros xeinod'ochio, il
faudrait mettre mêtros erchomenoio.
"Au retour, à l'arrivée, à
l'approche de leur mère, toute la maison retentit des cris de ces jeunes
oiseaux." Ce sens me paraît plus naturel, plus vrai que celui du texte
tel qu'il est, et qui signifie la maison
de l'homme qui leur donne l'hospitalité retentit, etc. Je croirais donc que
la phrase entière devrait être ainsi traduite: "Ainsi, lorsque l'oiseau
du printemps (l'hirondelle), messager des douces haleines, donne la pâture à
ses petits nouveau-nés et nus, que ceux-ci, frétillant et piaulant de joie, s'élancent
de leurs nids autour de leur mère, le bec largement ouvert, avides de saisir ce
qu'elle leur destine, et qu'à son approche toute la maison retentit des cris
intéressants de ces jeunes oiseaux." Les commentateurs eux-mêmes
conviennent que le texte était altéré. Les éditeurs ont rempli cette lacune
: je crois qu'ils n'ont pas été parfaitement heureux dans leur travail, et
les mots mêtros erchomenoio me
paraissent préférables.
(14)
à cause de sa forme, qui
sans doute ressemble à celle d'un dauphin, comme le dit Vitruve, au sujet du
plomb dont on faisait usage dans l'architecture sous le nom de dauphin.
(15)
C'est une plante de la famille des légumineuses fort commune en Espagne, dont
il est beaucoup parlé dans les auteurs anciens. Les Espagnols en font des
cordes et surtout des tapis très propres et très commodes. Il serait extrêmement
utile de propager cette plante dans les pays méridionaux de la France pour
l'employer au même usage. Je la recommande dans ce sens aux botanistes
cultivateurs. J'en ai rapporté d'Espagne une assez grande quantité de graines,
dans l'espoir de la naturaliser dans mes propriétés.
(16)
Le grec dit ad môsin ; je crois qu'il faut lire adonisi : le n qui termine
le mot ad môsin est évidemment
superflu, puisque celui qui suit commence par une consonne. Il est évident
qu'avec le même nombre de traits, on peut écrire le mot adonisi.
C'est une erreur des éditeurs, d'autant plus facile à reconnaître que le mot ad môsin ou son nominatif n'est celui d'aucun poisson connu ni cité
par aucun autre auteur.
(17)
De même lorsqu'un chasseur a disposé dans la forêt un piège contre les
animaux féroces, etc,. Oppien, dans ses Cynégétiques,
parle de ce genre de piège dont on se sert pour prendre les thos.
(18)
Le grec dit apo mêdea.
(19)
L'orobe, plante de la famille des légumineuses, l'ers.
(20)
Il y mêlera quelques larmes de cette princesse d'Assyrie, fille de Théante,
qu'on assure avoir conçu pour son père une affreuse passion, etc. Il
s'agit de Myrrha, qui, ayant eu avec son père Cynire un commerce incestueux,
menacée d'en recevoir la mort lorsqu'il reconnut le crime involontaire qu'elle
lui avait fait commettre, fut changée en une plante d'où découle la myrrhe.
(21)
Il n'est pas de poisson qui s'accomode de plus vils aliments que le
trigle : tout lui est bon, jusqu'à la moindre ordure, etc. Les goûts de
ce poisson, si ce que dit Oppien est vrai, sont bien peu analogues à la belle
parure, aux couleurs brillantes et magnifiques que les ichtyologistes admirent
en lui. Rondelet dit qu'on trouve dans Aristote que cet animal vit d'algues,
d'huîtres, de fange, de chair. Bloch le met au nombre des poissons voraces qui
dévorent tout ce qu'ils rencontrent. M. de Lacépède se contente de dire qu'il
vit de crustacés. Après avoir fait de ce beau poisson un portrait si intéressant,
il n'a pas voulu sans doute nous le représenter faisant sa nourriture des
aliments les plus vils et les plus immondes au moment de nous le montrer dans
les mains et sur les tables de ces Romains si recherchés dans leur luxe effréné,
pour y offrir cette succession des couleurs les plus riches et les plus variées
par lesquelles ils passaient avant d'expirer. Cet article de M. de Lacépède
est si bien fait, les richesses d'expression y sont si bien déployées que ce
serait faire tort à nos lecteurs de ne pas le mettre sous leurs yeux :
"Avec quelle magnificence, dit M. de Lacépède, la nature n'a-t-elle pas décoré
ce poisson ! Quels souvenirs ne réveille pas ce mulle dont le nom se trouve
dans les écrits de tant d'auteurs célèbres de la Grèce et de Rome ! De
quelles réflexions, de quels mouvements, de quelles images son histoire
n'a-t-elle pas enrichi la morale, l'éloquence et la poésie ! C'est à sa
brillante parure qu'il a dû sa célébrité ; et en effet, non seulement un
rouge éclatant le colore en se mêlant à des teintes argentines sur ses côtés
et sur son ventre, non seulement ses nageoires resplendissent des divers reflets
de l'or, mais encore le rouge dont il est peint, appartenant au corps proprement
dit du poisson et paraissant au travers des écailles très apparentes qui revêtent
l'animal, reçoit par sa transmission et le passage que lui livre une substance
diaphane, polie et luisante, toute la vivacité que l'art peut donner aux
nuances qu'il emploie par le moyen d'un vernis habilement préparé. Voilà
pourquoi le rouget montre encore la teinte qui le distingue lorsqu'il est dépouillé
de ses écailles, et voilà pourquoi encore les hommes du temps de Varron
gardaient les rougets dans leurs viviers comme un ornement, qui devint bientôt
si recherché que Cicéron reproche à ses compatriotes l'orgueil insensé
auquel ils se livraient lorsqu'ils pouvaient montrer de beaux mulles dans les
eaux de leurs habitations favorites.
La beauté a donc été l'origine de la captivité de ces mulles ; elle a donc
été pour eux, comme pour tant d'autres êtres d'un intérêt bien plus vif,
une cause de contrainte, de gêne et de malheur. Mais elle leur a été bien
plus funeste encore par un effet bien éloigné de ceux qu'elle fait naître le
plus souvent ; elle les a condamnés à toutes les angoisses d'une mort lente et
douloureuse : elle a produit à l'âme de leurs possesseurs une cruauté
d'autant plus révoltante qu'elle était froide et vaine. Sénèque et Pline
rapportent que les Romains, fameux par leurs richesses et abrutis par leurs débauches,
mêlaient à leurs dégoûtantes orgies le barbare plaisir de faire expirer
entre leurs mains un des mulles rougets afin de jouir de la variété des
nuances pourpres, violettes et bleues qui se succédaient depuis le rouge du
cinabre jusqu'au blanc le plus pâle, à mesure que l'animal, passant par tous
les degrés de la diminution de la vie et perdant peu à peu la force nécessaire
pour faire circuler dans les ramifications les plus extérieures de ses
vaisseaux le fluide auquel il avait dû ses couleurs, en même temps que son
existence, parvenait enfin au terme de ses souffrances longuement prolongées.
Des mouvements convulsifs marquaient seuls l'approche de la fin du tourment du
rouget : aucun son, aucun cri plaintif n'annonçaient ni la vivacité des
douleurs ni la mort qui allait les faire cesser. Les mulles sont muets comme les
autres poissons ; et nous aimons à croire, pour l'honneur de l'espèce humaine,
que ces Romains, malgré leur avidité pour de nouvelles jouissances qui échappaient
sans cesse à leurs sens émoussés par l'excès des plaisirs, n'auraient pu résister
à la plainte la plus faible de leur malheureuse victime. Mais ses
tourments n'en étaient pas moins réels, ils n'en étaient pas moins les précurseurs
de la mort. Et cependant le goût de ce spectacle cruel ajouta une telle
fureur pour la possession des mulles ; ce désir raisonnable, s'il eût été
modéré, de voir ces animaux animer par leurs mouvements et embellir par leur
éclat les étangs et les viviers, que leur prix devint bientôt excessif. On
donnait quelquefois de ces osseux leur poids en argent. Le Calliodore, objet
d'une des satires de Juvénal, dépensa 400 sesterces pour quatre de ces mulles.
L'empereur Tibère vendit 4.000 sesterces un rouget du poids de deux kilogrammes
dont on lui avait fait présent. Un consul nommé Célère en paya un 8.000
sesterces. Les Apicius épuisèrent les ressources de leur art pour parvenir à
trouver la meilleure manière d'assaisonner les mulles rougets. Et c'est au
sujet de ces animaux que Pline s'écrie : "On s'est plaint de voir des
cuisiniers évalués à des sommes excessives ; maintenant c'est au prix des
triomphes qu'on achète les cuisiniers et les poissons qu'ils doivent préparer."
Et que ce luxe absurde, ces plaisirs féroces, cette prodigalité folle, ces
abus sans reproduction, cette ostentation sans goût, ces jouissances sans délicatesse,
celle vile débauche, cette plate recherche, ces appétits de brute qui se sont
engendrés mutuellement, qui n'existent presque jamais l'un sans l'autre et que
nous rappellent les traits que nous venons de citer ne nous étonnent point. De
Rome républicaine, il ne restait que le nom ; toute idée libérale avait
disparu : la servitude avait brisé tous les ressorts de l'âme ; les sentiments
généreux s'étaient éteints ; la vertu, qui n'est que la force de l'âme,
n'existait plus ; le goût, qui ne consiste que dans la perception délicate des
convenances que la tyrannie abhorre, chaque jour se dépravait ; les arts, qui
ne prospèrent que par l'élévation de la pensée, la pureté du goût, la
chaleur du sentiment, éteignaient leurs flambeaux : la science ne convenait
plus à des esclaves dont elle ne pouvait éclairer que les fers. Des joies
fausses mais bruyantes et qui étourdissent, des plaisirs grossiers qui
enivrent, des jouissances sensuelles qui amènent tout oubli du passé, toute
considération du présent, toute crainte de l'avenir ; des représentations
vaines de ces trésors trompeurs, entassés à la place des vrais biens que l'on
avait perdus ; plusieurs recherches barbares, tristes symptômes de la férocité,
dernier terme d'un courage abâtardi, devaient donc convenir à des Romains
avilis, à des citoyens dégradés, à des hommes abrutis. Quelques philosophes,
dignes des respects de la postérité, s'élevaient encore au milieu de cette
tourbe asservie, mais plusieurs furent immolés par le despotisme, et dans leur
lutte trop inégale contre une corruption générale, ils éternisèrent par
leurs écrits la honte de leurs contemporains sans pouvoir corriger leurs vices
funestes et contagieux." (Histoire naturelle des poissons, t. 6, p, 82 et suiv. de l'édition
in-12.) '
(22)
Tout le monde connaît la menthe. C'est un genre de plante à nombreuses espèces
de celles qui composent la famille des labiées, rangée par Linné dans la
classe de la didynamie germospenie.
(23)
Le grec dit eniochôs, qui signifie proprement un conducteur de chars.
(24)
La largeur de chacune est celle de quatre doigts de la main.
(25)
Dans les parages de la ville sacrée de Marseille. Les Phocéens,
n'ayant pas voulu se soumettre à la domination de Cyrus, qui voulait les
constituer en monarchie, se retirèrent dans la Gaule Narbonnaise et y bâtirent
la ville de Marseille. Elle a été citée par tous les auteurs comme l'asile de
toutes les vertus ainsi que de toutes les idées libérales, ce qui lui a mérité
l'épithète de sacrée. On pourrait ajouter aujourd'hui qu'elle réunit à ces
avantages celui de tous les agréments.
(26)
Là vivent d'énormes, de prodigieux, d'inabordables xiphias d'une immense
grosseur et d'une forme toute différente de celle des poissons. Ce passage
difficile paraît avoir été mal entendu par Lippius, qui le traduit ainsi :
"Qui superant reliquos ingenti mole natantes. - Qui l'emportent par leur
masse énorme sur tous les habitants des eaux." En réfléchissant sur le
texte d'Oppien, que voici :
Keiti gar ekpagloi té, kai ikthusin ouden
omoioi
Aplatoi xiphiai megakêtees enemethontai.
dont
la traduction littérale est en tête de cet article, j'ai été entraîné à
en conclure que ce poète désignait, peut-être sans le savoir lui-même,
quelque monstre des mers autre qu'un des poissons de notre genre xiphias.
Comment en effet appliquer à nos xiphias ce que dit ici Oppien, que "
souvent ces robustes habitants des eaux plongent leurs glaives dans les flancs
creux des bateaux, etc.? " Il paraîtrait que ce n'est qu'au narval ou au
squale scie que celle circonstance pût convenir. Comment présumer surtout
qu'on pût dire de nos xiphias qu'ils sont d'une immense grosseur et d'une forme
toute différente de celle des poissons ? Me livrant à ce sujet à diverses
conjectures et à de longues recherches, j'ai cru enfin reconnaître qu'il
devait être question du poulpe colossal ou du poulpe kraken, dont M. Denys
Montfort nous a donné une longue et si étonnante histoire qu'elle trouve
beaucoup d'incrédules.
En parcourant ce qu'il a écrit sur ces énormes animaux, je suis arrivé à une
citation d'Olaus Magnus (Histoire générale
et particulière des mollusques, tome 2, pag. 304 et suiv.), qui m'a paru
devoir dissiper tous les doutes. On y lit en effet la note suivante
extraite de l'ouvrage de ce savant (De Piscibus monstruosis, 743) : "Xiphia est animal NULLI ALTERI SIMILE nisi in aliqua proportione ceto.
Caput habet horridum ut bubo, os valde profundum veluti barathrum immensurn quo
ferret et fuget inspicientes : oculos horribiles, dorsum cuneatum, rostrum
mucronatum quo naves perfossas asserit, etc. "- "Le xiphias, dit
M. Denys Montfort, ne ressemble à aucun autre ; ses seules proportions
colossales le rapprochent des cétacés. Sa tête, qui ressemble à celle du
hibou, est épouvantable ; sa bouche, extrêmement vaste et ouverte, ressemble
à une immense caverne qui glacerait d'épouvante et d'effroi l'homme le plus
intrépide ; les yeux sont horribles et le dos élevé en pointe, etc."
Dans la figure extrêmement de caprice qui sert de frontispice à cette courte
description du xiphias, on peut cependant encore reconnaître la tête du
poulpe. Des espèces de barbes, courtes à la vérité, entourent antérieurement
la tête de cet animal ; ses yeux rappellent ceux de ce mollusque ; son large et
énorme bec, qui engloutit ou un morse ou un hippopotame, ne laisse plus aucun
doute à cet égard. Mais le reste du corps, galonné dans toute sa longueur, ne
ressemble plus à rien et peut être relégué dans le pays des chimères. Il
paraît qu'Olaus Magnus a mêlé avec ce qui pouvait appartenir à ce monstre ce
qui doit être rendu au narval, et surtout lorsqu'il dit qu'attaquant les
vaisseaux avec son nez pointu, il les fait périr en les perçant dans leur fond
et en y faisant de larges voies d'eau qui le font couler bas.
Il est à présumer qu'Oppien en a fait autant : il attribue à cet animal,
qu'il ne connaissait sans doute que par les relations fausses ou exagérées des
naturalistes qui l'avaient précédé, des choses qui conviennent tout à la
fois aux véritables xiphias et à d'autres monstres des mers, ce qui fait qu'on
a peine à reconnaître celui-ci dans la description très peu fidèle qu'en
fait ce poète.
M. Denys Montfort est porté à croire que les effets merveilleux racontés par
les anciens de l'echénéis remora, et de la puissance qu'ils lui ont accordée
de pouvoir arrêter la marche des vaisseaux, doivent plutôt être attribués au
poulpe colossal ou que du moins un pareil acte n'est pas hors de leur pouvoir,
comme il l'est très certainement de celui du remora.
Ce qui paraît confirmer cette idée, c'est ce qu'on voit dans la description
qu'Oppien fait de l'echénéis lorsqu'il dit que "le dessous de sa tête présente
une bouche terminée en pointe arquée pareille à la courbure d'un hameçon."
Or le véritable echénéis remora, celui auquel le poète ne donne que la
longueur d'une cordée, qu'il dit être noirâtre et d'une forme assez semblable
à celle des anguilles, n'a pas une "bouche terminée en pointe arquée
pareille à la courbure d'un hameçon," tandis que ce caractère
conviendrait fort bien au poulpe colossal. Il paraîtrait donc qu'encore ici
Oppien aurait mêlé la description du véritable echénéis à celle d'un autre
animal des mers qui pourrait bien être le prétendu poulpe colossal ; et que ce
qu'il dit de la puissance de cet osseux, de pouvoir arrêter la marche des
vaisseaux, devrait peut-être s'entendre du même poulpe colossal.
M. Denys Montfort, en parlant du fabuleux poulpe kraken, met Oppien au nombre
des auteurs anciens qui en ont parlé, mais il n'indique pas sous quel nom. Si
cela est, nous pensons que ce ne peut être que sous celui de xiphias et dans le
passage qui donne lieu à la discussion qu'on vient de lire.
L'existence de ces poulpes colossaux et kraken n'est rien moins qu'admise par
tous les naturalistes. Ils pensent que ce n'est que sur l'autorité de Pline
qu'on a avancé qu'il existait des poulpes assez grands pour faire engloutir des
vaisseaux : "In eodem esse statius
sebosus haud modico miraculo affert, vermes branchiis binis sexaginta cubitorum
qui nomen a facie traxerunt : his tantas esse vires ut elephantos ad potum
venientes, modicus comprehensa manu eorum abstraherant." (Pline, l. 9.
c. 15.) On lit également dans Aelien : "Temporis longiquitate polypi adeo magni evadunt, et ad ceti magnitudinem
accedant , cetateique generis numerum obtineant (liv. 12, ch. 10)."
(27)
Cette épithète a toujours été donnée à ces peuples : ils ne l'ont jamais démentie.
(28)
Tout le monde sait que la Sicile est ainsi nommée de ses trois caps ou
promontoires, Lilibée, Pachine et Pélore.
(29)
Aujourd'hui la mer de Toscane.
(30) Un habile guetteur. Je conserve en français
le mot thunnoscope, qui me paraît rendre parfaitement en un mot la commission
qui lui est départie de veiller à l'arrivée des thons. Ce mot ne doit avoir
rien qui répugne, puisque nous avons déjà dans notre langue télescope,
thermoscope, microscope, uranoscope, etc.
(31)
Ils se procurent ainsi une pêche étonnante et immense, etc. La pêche
des thons est une des plus intéressantes et des plus curieuses. Elle ne se fait
pas toujours de la même manière, comme on va le voir par la description extrêmement
détaillée que nous en donne M. de Lacépède :
"On donne, dit-il, le nom de thonnaire
ou tonnaire à une enceinte de filets
que l'on forme promptement dans la mer pour arrêter les thons au moment de leur
passage. On a eu pendant longtemps recours à ce genre d'industrie auprès de
Couilloure, où on la pratiquait et où peut-être on la pratique encore chaque
année, depuis le mois de mars jusqu'à celui d'octobre. Pour favoriser la prise
des thons, les habitants de Couilloure entretenaient, pendant la belle saison,
deux hommes expérimentés qui, du haut de deux promontoires, observaient de
loin ces poissons qui s'avançaient par bandes de deux ou trois mille ; ils en
avertissaient les pêcheurs en déployant un pavillon par le moyen duquel ils
indiquaient l'endroit où ces animaux allaient aborder. A la vue de ce pavillon,
de grands cris de joie se faisaient entendre et annonçaient l'approche d'une pêche
dont les résultats importants étaient toujours attendus avec une grande
impatience. Les habitants couraient alors vers le port, où les patrons de bâtiments
pêcheurs s'empressaient de prendre les filets nécessaires et de faire entrer
dans les bateaux autant de personnes que ces embarcations pouvaient en contenir
afin de ne pas manquer d'aides dans les grandes manœuvres qu'ils allaient
entreprendre. Quand tous les bateaux étaient arrivés à l'endroit où les
thons étaient réunis, on jetait à l'eau des pièces de filets lestées et
flottées, et on en formait une enceinte demi-circulaire dont la concavité était
tournée vers le rivage et dont l'intérieur était appelé jardin. Les thons renfermés dans ce jardin s'agitaient entre la
rive et les filets et étaient si effrayés par la vue des barrières qui les
avaient subitement environnés qu'ils osaient à peine s'en approcher à la
distance de six ou sept mètres.
Cependant, à mesure que ces scombres s'avançaient vers la plage, on resserrait
l'enceinte, ou plutôt on en formait une intérieure et concentrique à la première
avec des filets qu'on avait tenus en réserve, en laissant une ouverture à
cette seconde enceinte, jusqu'à ce que les thons eussent passé dans l'espace
qu'elle embrassait ; et en continuant de diminuer ainsi, par des clôtures
successives et, toujours d'un plus petit diamètre, l'étendue dans laquelle les
poissons étaient renfermés, on parvenait à les retenir sur un fond recouvert
uniquement par quatre brasses d'eau ; alors on jetait dans ce parc maritime un
grand boulier, espèce de seine dont
le milieu est garni d'une manche. Les thons, après avoir tourné autour de ce
filet dont les ailes sont courbes, s'enfonçaient dans la poche ou la manche. On
amenait à force de bras le boulier sur le rivage ; on prenait les petits
poissons avec la main, les gros avec des crochets ; on les chargeait sur les
bateaux pêcheurs et on les transportait au port de Couilloure. Une seule pêche
produisait quelquefois plus de quinze mille myriagrammes de thons ; et pendant
un printemps, dont on a gardé avec soin le souvenir, on prit dans une seule
journée seize mille thons, dont chacun pesait dix ou quinze kilogrammes.
Il est des parages dans la Méditerranée où l'on se sert pour prendre les
thons d'un filet auquel on a donné le nom de scombrière
ou combrière, de courantille, qu'on abandonne aux courants et qui va pour ainsi dire
au-devant de ces scombres, lesquels s'engagent ou s'embarrassent dans ces
mailles. Mais hâtons-nous de parler du moyen le plus puissant de s'emparer
d'une grande quantité de ces animaux si recherchés ; occupons-nous d'une des pêches
les plus importantes qui aient lieu dans la mer : jetons les yeux sur la pêche
pour laquelle on emploie la madrague : nous en avons déjà dit un mot au traité
de la raie mobular ; tâchons de la
mieux décrire.
On a donné le nom de madrague à un
grand parc qui reste construit dans la mer, au lieu d'être établi pour chaque
pêche, comme les thonnaires. Ce parc forme une vaste enceinte distribuée en
plusieurs chambres dont les noms varient suivant les pays ; les cloisons qui
forment ces chambres sont soutenues par des flottes de liège étendues par un
lest de pierre et maintenues par des cordes, dont une extrémité est attachée
à la tête du filet et l'autre amarrée à une ancre.
Comme les madragues sont destinées à arrêter les grandes troupes de thons au
moment où elles abandonnent les rivages pour voguer en pleine mer, on établit
entre la rive et la grande enceinte une de ces longues allées appelées chasses
: les thons suivent cette allée, arrivent à la madrague, passent de chambre en
chambre, parcourent quelquefois, de compartiment en compartiment, une longueur
de plus de mille brasses et parviennent enfin à la dernière chambre, que l'on
nomme chambre de mort ou corpon.
Pour forcer ces scombres à se rassembler dans ce corpon, qui doit leur être si
funeste, on les pousse et on les presse pour ainsi dire par un filet long de
plus de vingt brasses que l'on tient tendu derrière ces poissons par le moyen
de deux bateaux, dont chacun soutient un des angles supérieurs du filet et que
l'on fait avancer vers la chambre de mort. Lorsque les poissons sont ramassés
dans ce corpon, plusieurs barques chargées de pêcheurs s'en approchent : on
soulève les filets qui composent cette enceinte particulière, on fait monter
les scombres très près de la surface de l'eau, on les saisit avec la main et
on les enlève avec des crocs.
La curiosité attire souvent un grand nombre de spectateurs autour de la
madrague ; on y accourt comme à une fête ; on s'assemble autour et surtout, ce
qui peut augmenter la vivacité du plaisir,
on
s'entoure d'instruments de musique. Et quelles sensations ne font pas en effet
éprouver l'immensité des mers, la pureté de l'air, la douceur de la température,
l'éclat d'un soleil vivifiant, que les flots mollement agités réfléchissent
et multiplient ; la fraîcheur des zéphyrs, le concours des bâtiments légers,
l'agilité des marins, l'adresse des pêcheurs, le courage de ceux qui
combattent contre d'énormes animaux, rendus plus dangereux par leur rage désespérée
; les élans rapides de l'impatience, les cris de la joie, les acclamations de
la surprise, les sons harmonieux des cors, le retentissement des rivages, le
triomphe des vainqueurs, les applaudissements de la multitude ravie !" (Hist. nat. des poissons, t. 4, p. 459 et suiv., édit. in-12.)