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LUCAIN

LA PHARSALE 

LIVRE IX

 

introduction  livre I  livre II  livre III  livre IV  livre V  livre VI  livre VII  livre VIII   livre X

 

 


 

LIVRE IX

Apothéose de Pompée. - Caton devient l'appui de la patrie chancelante ; il ranime les courages, se rend à Corcyre, recueille les débris de Pharsale et passe en Afrique. - Plaintes amères de Cornélie en s'éloignant du rivage de l'Égypte, où ses yeux ont vu brûler la dépouille de son infortuné époux. Son discours au fils de Pompée. - Son affliction, son désespoir. - Elle et Sextus rejoignent Caton. - Cnéius, le fils aîné de Pompée, a reconnu du rivage les compagnons de son père. - Son frère est avec eux. - Il demande où est son père. - Sextus lui raconte le sanglant sacrifice. - Fureurs de Cnéius contre les assassins du héros. - Il veut venger sur-le-champ sa mort. - Honneurs funèbres rendus dans le camp à la mémoire du héros. - Hommage de Caton. - Cependant la discorde frémit dans le camp ; Tarchondimotus donne le signal de la désertion. - Reproches amers de Caton. - Discours du chef des Ciliciens qui veut se justifier. - Les Romains eux-mêmes sont entraînés dans la révolte. Harangue de Caton qui les ramène au devoir. - Politique de Caton pour tenir occupés les soldats. - Il décide d'aller aux confins du pays des Maures, dans les États de Juba. - Description des Syrtes. - Il tente le trajet par mer. - Une tempête le force d'y renoncer. - Il résout de faire le tour des Syrtes à travers les sables de la Libye. - Discours qu'il adresse à ses soldats avant de se mettre en marche. Description de l'Afrique, et en particulier de la Libye. - Hordes sauvages. - Le Nasamon, le Garamante. - Tempête élevée sur le sable. -L'armée est près de s'ensevelir sous des monceaux de poussière. - Une étouffante chaleur succède : un soldat découvre un imperceptible filet d'eau; il recueille quelques gouttes qu'il vient offrir à Caton. - Reproches sévères du héros. - On arrive au temple d'Ammon : description du site ; notions astronomiques ou sphériques. - Discours de Labienus à Caton pour l'engager à consulter le dieu. - Réponse de Caton. - Fermeté, constance du héros. - Caton est le dieu digne des autels de Rome. - Caton, pour donner l'exemple à ses soldats, s'abreuve à une source peut-être empoisonnée. - Pourquoi la Libye est-elle peuplée de serpents ? Fable de Méduse. Persée vainqueur de la Gorgone. - Son retour, ou plutôt son vol au travers de la Libye. - Cette contrée arrosée du sang que distille la tête de Méduse. -- De là le germe, l'origine des reptiles. Dénombrement et caractère de chacun. - Mort du jeune Aulus ; ses fureurs. - Sabellus succombe à son tour, mordu par un seps. - Symptômes de son mal. - Autres victimes : Nasidius périt de l'atteinte du prester ; Tullus, de celle de l'hémorrhoïs : éloge du jeune guerrier. Lévus meurt, à son tour, mordu par l'aspic. - Le jaculus. Murrus perce un basilic du fer de sa lance. - Il est forcé aussitôt de se couper le bras. - Plaintes des guerriers ; leurs regrets, leurs vœux. - Fermeté d'âme de Caton. - Histoire des Psylles : la nature les a rendus invulnérables. - Services qu'ils rendent aux Romains. - Enfin le désert est franchi : arrivée à Leptis - César, après la bataille de Pharsale, était passé en Phrygie : il visite les ruines de Troie. - Le poète promet à César l'immortalité. - Prière de César aux dieux de ses pères. - Il regagne sa flotte et fait voile pour l'Égypte. - On lui présente la tête de Pompée. - Sa feinte indignation en recevant ce présent. - Nul ne croit à ses regrets.

 

Apothéose de Pompée. 

Les mânes de Pompée ne restèrent point ensevelis dans la poussière de l'Égypte. Un peu de cendre ne saurait retenir une si grande ombre. Ils se détachent de son corps à demi consumé, fuient l'indigne bûcher et s'élancent vers les régions éthérées. C'est entre le ciel étoilé et l'air ténébreux qui enveloppe la terre qu'habitent les demi-dieux. Cette incorruptible vertu qui, dans le cours de leur vie mortelle a conservé leur âme innocente, l'élève au ciel dans les sphères éternelles. Ce n'est point l'encens qui parfume les morts ni l'urne d'or qui enferme leur cendre qui les fait arriver dans ce lieu fortuné. Dès que Pompée y est parvenu, qu'il s'est pénétré de la vraie lumière et qu'il a contemplé tous ces globes étincelants, dont les uns roulent sur nos têtes, et les autres sont fixés aux deux pôles des cieux, il regarde le jour d'ici-bas comme une lueur qui se perd au sein d'une profonde nuit et sourit de l'outrage fait à sa dépouille. De là, il plane sur les champs de la Thessalie, sur les drapeaux sanglants de César et sur les mers où sont encore répandues toutes ses flottes. Ce génie vengeur du crime se repose au sein du vertueux Brutus et va se fixer dans l'âme de l'inflexible Caton. 

 Caton devient l'appui de la patrie chancelante ; il ranime les courages, se rend à Corcyre, recueille les débris de Pharsale et passe en Afrique.

Tandis que le sort de la guerre était en suspens et qu'on pouvait douter quel maître la victoire allait donner au monde, Caton avait haï Pompée, quoiqu'il eût suivi ses drapeaux sous les auspices de la patrie et à l'exemple du sénat, mais depuis le malheur de Pharsale, toute l'âme de Caton s'était livrée au vaincu. Il embrassa la patrie désolée et sans appui, il réchauffa les cœurs des peuples, que la frayeur avait glacés. Il remit l'épée dans les mains tremblantes qui l'avaient laissé tomber et soutint la guerre civile, sans désir de régner, sans crainte de servir. Caton ne fit rien, sous les armes, pour sa propre cause, et depuis la mort de Pompée son parti fut uniquement le parti de la liberté. Les forces en étaient dispersées et la rapidité du vainqueur pouvait les enlever. Caton se hâte de les recueillir. Il se rend à Corcyre, et sur mille vaisseaux, il emporte avec lui les débris de Pharsale. Sur cette flotte immense dont la mer, trop étroite, est couverte, qui croirait voir une armée en fuite ? Il se dirige vers la dorienne Malée, vers Ténare, qui communique au séjour des morts. De là, il aborde à Cythère, et Borée qui enfle ses voiles lui fait raser l'île de Crète dont le rivage paraît s'enfuir. Phycunte ose lui fermer son port. Il l'assiège et lui inflige le châtiment du pillage. Bientôt, à la faveur d'un vent paisible, quittant la haute mer, il gagne la côte de Palinure (car l'Ausonie n'est pas la seule où ce pilote des Troyens ait laissé son nom, la Libye a des témoignages qu'il se plaisait dans ses tranquilles ports). Là, des vaisseaux qu'on découvre de loin et qui voguent à pleines voiles, tiennent les esprits dans le doute : apportent-ils des ennemis ou des compagnons d'infortune ? L'activité du vainqueur fait tout craindre, dans chaque navire on tremble de voir César, mais ceux-ci ne sont pleins que de deuil, de gémissements et de maux capables d'arracher des larmes, même à l'inflexible Caton. 

Plaintes amères de Cornélie en s'éloignant du rivage de l'Égypte, où ses yeux ont vu brûler la dépouille de son infortuné époux. Son discours au fils de Pompée.

Cornélie ayant engagé inutilement Sextus et sa flotte à retarder leur fuite pour voir si le corps de Pompée poussé vers le rivage de l'Égypte ne serait pas ramené par les flots, et la flamme d'un bûcher lui annonçant de loin une humble sépulture : "Ô ciel ! dit-elle, je n'étais donc pas digne d'allumer le bûcher de mon époux, de tomber moi-même sur son corps glacé, de le serrer entre mes bras, d'arroser ses plaies de mes larmes, de le placer au-dessus des flammes, d'y brûler mes cheveux arrachés de ma main et de recueillir dans les plis de ma robe ses cendres brûlantes encore pour distribuer dans nos temples tout ce qui resterait de lui. Son corps brûle, dénué de tous les honneurs funèbres. C'est peut-être un Égyptien qui rend à ses mânes ce devoir odieux ! Ombre de Crassus ! Réjouis-toi d'être privée de la sépulture ! Celle qu'on accorde à Pompée est un nouveau trait de la haine des dieux. Quoi ! Mon malheur est donc partout le même ? Jamais il ne me sera permis d'ensevelir mes époux et jamais je ne pleurerai sur une urne pleine de leurs cendres ! Que dis-tu, Cornélie ? Te faut-il un tombeau pour entretenir ta douleur ? Ton cœur n'est-il pas tout rempli de Pompée ? Son image n'est-elle pas gravée au fond de ton âme ? Ah ! Que celle qui veut survivre à son époux cherche des cendres qui la consolent. Cependant cette faible lueur que j'aperçois de loin, Pompée, c'est la flamme de ton bûcher, c'est quelque chose de toi encore ! Hélas ! Ce feu se dérobe à moi, la fumée qui emporte Pompée s'évanouit dans l'air aux rayons du soleil naissant. Les vents contraires à mes vœux enflent la voile qui m'éloigne. Les lieux témoins de ses victoires, le Capitole même, où il a triomphé, me seraient moins chers que ces bords. Pompée heureux est oublié de moi, je le veux tel que le Nil le possède. Je ne me plaindrai point de rester sur une terre coupable. Le crime a consacré ces lieux. Sextus, c'est à toi de tenter le sort des combats. Porte par tout l'univers les étendards de ton père. Écoute ce qu'il m'a chargée de dire à ses enfants : "Dès que mon heure sera venue et que j'aurai fermé les yeux, mes fils, prenez tous deux en mains les flambeaux de la guerre civile ; et tant qu'il restera sur la terre quelque rejeton de ma race, qu'il ne soit pas permis aux Césars de régner. Soulevez au bruit de mon nom tout ce qu'il peut y avoir au monde de rois indépendants et de cités libres. Voilà le parti que je vous laisse, les armes que je vous remets. Quiconque portera sur les mers le nom de Pompée, y trouvera des flottes. Il n'est aucun peuple qui ne consente à suivre mon héritier dans les combats. Conservez seulement une âme indomptable et n'oubliez jamais quel père vous vengez. Il n'y a sous le ciel qu'un seul homme à qui vous puissiez obéir s'il prend la défense de la liberté : c'est Caton." 

Son affliction, son désespoir.

" C'en est fait, Pompée, j'ai acquitté ma foi, j'ai accompli ta volonté dernière. Ton piège a réussi. Je n'ai pas voulu emporter au tombeau tes paroles. Je suis libre enfin de te suivre à travers l'éternelle nuit et aux Enfers, s'il y a des Enfers. J'ignore combien durera cette mort lente, mais si mon âme tarde à rompre ses liens, si elle a pu te voir expirer sans voler après toi, elle en sera cruellement punie. Consumée par la tristesse, étouffée par les sanglots, c'est avec mes larmes qu'il faut qu'elle s'écoule. Je n'aurai recours ni au fer, ni au lien fatal, ni au précipice. Il serait honteux pour moi de ne pouvoir mourir de ma seule douleur." En parlant ainsi, elle s'enveloppe la tête de lugubres voiles, et se dévouant aux ténèbres, elle se jette au fond du vaisseau. Là, elle embrasse étroitement la peine qui la dévore, s'abreuve et jouit de ses larmes, et sa chère douleur lui tient lieu d'époux. Ni le mugissement des flots, ni le bruit des vents à travers les cordages, ni le cri d'effroi qui s'élève dans le vaisseau prêt à périr, rien ne l'émeut. Elle attend la mort, déjà étendue comme dans un cercueil, et au milieu de la tempête, elle fait pour elle-même des vœux contraires aux vœux des matelots. 

Elle et Sextus rejoignent Caton.

Ce fut d'abord au rivage de Chypre, que la poussa la mer écumante. Mais bientôt s'élève du côté de l'aurore un vent plus doux, qui la conduit aux bords de la Libye, vers le camp même de Caton. 

Cnéius, le fils aîné de Pompée, a reconnu du rivage les compagnons de son père. - Son frère est avec eux. - Il demande où est son père. - Sextus lui raconte le sanglant sacrifice.

L'aîné des enfants de Pompée, plongé dans une tristesse morne, l'esprit frappé du noir pressentiment qui annonce les grands malheurs, reconnaît du haut du rivage les compagnons  de son père, et voyant son frère avec eux, il s'élance sur leur vaisseau : "Sextus, lui dit-il, où est mon père ? L'appui de Rome, le chef des nations est-il vivant ? Ou Rome, en le perdant, a-t-elle tout perdu ?" Son frère lui répond : "Que vous êtes heureux d'avoir abordé loin de l'Egypte, et de n'avoir que la douleur d'entendre le crime dont mes yeux ont été témoins ! Pompée est mort, et ce n'est ni par le glaive de César ni par une main digne de ce grand parricide. L'infâme roi du Nil en est l'auteur. Pompée s'était livré à lui sous la garde des dieux garants de l'hospitalité et sous la foi de ses bienfaits prodigués à cette indigne race. Il est mort victime d'un roi qu'il avait couronné, j'ai vu de lâches meurtriers déchirer le sein de mon père, et ne pouvant me persuader que le tyran de l'Égypte eût pris sur lui cet attentat, je croyais que César nous y avait devancés. Mais j'ai été moins saisi d'horreur de voir assassiner ce vieillard auguste, que de voir sa tête portée en triomphe au palais du tyran. Sans doute il attend le vainqueur pour la lui offrir, et il la garde pour attester son crime. À l'égard du corps du héros, nous ignorons s'il est en proie aux oiseaux du ciel et aux chiens voraces de l'Égypte ou une flamme furtive, que nous avons aperçue, l'a-til consumé. Quelque injure que ce corps ait reçue, je pardonne ce crime aux dieux, je les accuse pour ce qu'ils ont conservé." 

Fureurs de Cnéius contre les assassins du héros. - Il veut venger sur-le-champ sa mort.

Cnéius, à ce récit, ne répandit point sa douleur en gémissements et en larmes, mais sa piété se changeant en fureur :
"Éloignez les vaisseaux du rivage, lancez-les sur les mers ! Que la flotte, à force de rames, lutte et vogue contre les vents ! Chefs, suivez-moi. La guerre n'eut jamais une plus digne cause. Allons ensevelir les cendres de ce héros ; allons rassasier Pompée du sang d'un vil meurtrier. Quoi ! Je ne démolirai point les temples, les palais, les tombeaux de l'Égypte ? Je ne plongerai pas le cadavre d'Alexandre dans le lac qui baigne ses murs ? Je ne ferai pas traîner dans le Nil les membres d'Amasis et de ses successeurs, arrachés du fond de leurs pyramides ? Oui, mon père, je vengerai sur eux tes mânes privés de la sépulture. Je renverserai les statues de leur Isis, je déchirerai le voile de lin de leur Osiris, c'est sur leurs débris enflammés que je ferai brûler la tête de Pompée, et le bœuf Apis, tout sacré qu'il est, sera immolé sur son tombeau. Pour punir cette odieuse terre, je dévasterai ses campagnes. Le Nil aura beau s'y répandre, nul ne cultivera ses dons. Ô mon père, tu posséderas seul l'Égypte, après en avoir vu chasser les hommes et les dieux." Il dit, et veut que la flotte s'élance sur le sein des mers irritées. Mais Caton, témoin de sa fureur, en la louant, sut l'apaiser.
 

Honneurs funèbres rendus dans le camp à la mémoire du héros.  

Cependant le bruit de la mort de Pompée s'étant répandu dans le camp, tout le rivage retentit de gémissements et de plaintes. La terre n'avait jamais vu d'exemple d'un si grand deuil, jamais tant de peuples ensemble n'avaient pleuré la mort d'un seul homme. Mais lorsqu'on vit Cornélie, les yeux épuisés de larmes, le visage couvert de ses cheveux épars, sortir du fond du vaisseau, alors les cris et les sanglots redoublèrent. Dès qu'elle est descendue sur une terre amie, elle ramasse les vêtements et les riches dépouilles de Pompée. Ses armes, ses robes de pourpre, cette parure triomphale que le Capitole avait vue trois fois, elle les fait briller sur un bûcher funèbre. Malheureuse ! Voilà les cendres qui lui restent de son époux. Sa piété servit d'exemple à celle de toute l'armée, et le rivage fut bientôt couvert de bûchers, consacrés aux mânes de ceux qui avaient péri dans la Thessalie. Tel quand le laboureur apulien s'apprête à répandre la semence dans ses champs que les troupeaux ont dépouillés, et à renouveler les herbes d'hiver, il réchauffe la terre avec le feu, et le Garganus, et le Vultur, et les pâturages du Matinum brillent des mêmes feux.    

Réponse de Caton.

Mais les regrets de cette multitude, et les reproches qu'elle faisait aux dieux touchèrent moins vivement l'ombre de Pompée que les paroles de Caton, courtes paroles, mais qui partaient d'un cœur plein de la vérité :
« Un citoyen est mort, dit-il, qui, sans approcher de l'austère équité de nos pères, était cependant un exemple utile dans un temps où les droits les plus saints sont méconnus. Puissant, il respecta la liberté. Le peuple eût consenti à l'avoir pour maître, et il vécut en homme privé. Il gouvernait le sénat, mais le sénat régnait. Il ne s'attribua rien par le droit de la guerre. Ce qu'il voulait qu'on lui accordât, il voulait qu'on fût libre de le lui refuser. Il posséda d'excessives richesses, mais il en donna plus à l'État qu'il n'en réserva pour lui. Prompt à saisir le glaive, il savait le quitter. Il a préféré les armes à la toge, mais dans les camps même il a chéri la paix. Chef des armées, il aimait le pouvoir suprême, il aimait à le déposer. Sa maison fut chaste, fermée au luxe, incorruptible à la prospérité. Son nom fut illustre et révéré chez les nations, glorieux pour Rome. Sous Marius et Sylla, la liberté réelle avait péri. Avec Pompée, l'ombre même s'évanouit. On n'aura plus honte de régner : plus de vestiges de République, plus d'apparence de Sénat. Heureux, toi qui trouvas la mort après ta défaite, à qui le crime de Pharos offrit le glaive qu'il t'eût fallu chercher. Tu aurais pu peut-être vivre sujet de César. Savoir mourir est le premier bien d'un homme de cœur, le second, d'y être forcé. Ô Fortune ! S'il faut que Rome subisse le joug d'un tyran, fais pour moi de Juba un nouveau Ptolémée ! Qu'il me garde pour César, j'y consens, pourvu qu'il commence par me trancher la tète !"
L'ombre généreuse de Pompée entendit ces paroles, et ce fut pour lui un plus grand honneur que si la tribune romaine eût retenti de ses louanges.
 

Cependant la discorde frémit dans le camp ; Tarcondimotus donne le signal de la désertion - Reproches amers de Caton.

Cependant la discorde s'élève dans le camp. Le soldat, découragé par la mort de Pompée, demande à quitter les armes, et Tarcondimotus donne le signal de la désertion. Caton qui le vit prêt à s'échapper avec sa flotte, accourut au rivage et le flétrit par ces reproches : "Cilicien, qui jamais n'as renoncé au brigandage, vas-tu de nouveau infester les mers ? Pompée n'est plus, tu redeviens pirate." En disant ces mots, il regardait tous ces séditieux en tumulte. 

  Discours du chef des Ciliciens qui veut se justifier.

L'un d'eux alors, sans dissimuler la résolution de s'enfuir : "Pardonne, Caton, lui dit-il, c'est pour Pompée que nous avons pris les armes, et non pour la guerre civile. Celui que l'univers préférait à la paix ne vit plus ; sa cause devient étrangère pour nous. Permets-nous d'aller revoir nos dieux domestiques, notre foyer désert, nos chers enfants. Quel sera le terme de cette guerre, si Pharsale, si la mort même de Pompée n'en est pas la fin ? Le temps de vivre est passé pour nous ; laisse-nous chercher une mort tranquille et assurer à notre vieillesse un tombeau. À peine la guerre civile promet-elle la sépulture à ses chefs. Les vaincus sont-ils condamnés à subir le joug d'un barbare ? Est-ce au pouvoir du Scythe ou de l'Arménien que la Fortune nous fait tomber ? Non : c'est au pouvoir d'un simple citoyen. Celui qui, du vivant de Pompée, fut le second, est aujourd'hui le premier pour nous. Fidèles à la mémoire de Pompée, nous lui rendons cet honneur insigne de souffrir après lui le maître que le sort nous donne, mais de n'avoir plus de chef de notre choix. Ô Pompée ! tu seras le seul que nous aurons suivi dans les combats ! Après toi, c'est au destin que nous nous laisserons conduire. Tout est soumis, tout est livré à la fortune de César. Sa victoire a dissipé nos forces.  Les malheureux n'ont point d'amis, tous les cœurs leur sont fermés. César est donc dans l'univers le seul assez puissant pour être le refuge et le salut des vaincus. Sous Pompée, la guerre civile était pour nous un devoir ; à présent elle serait un crime. Toi, Caton, si c'est le parti des lois et de la patrie que tu veux suivre, imite-nous, et viens te ranger sous les drapeaux d'un consul romain."

  Les Romains eux-mêmes sont entraînés dans la révolte. Harangue de Caton qui les ramène au devoir

En parlant ainsi, il s'élance sur la poupe, et une bruyante jeunesse s'y jette en foule sur ses pas. C'en était fait de Rome, et sur tout le rivage s'agitait la foule avide d'un maître. Ces paroles sortent de la poitrine sacrée de Caton :
"Et vous aussi, Romains, vous n'avez combattu que pour le choix d'un maître ? C'est donc le drapeau de Pompée et non celui de Rome que vous avez suivi ? Quoi ! Dès l'instant que vous cessez de travailler à vous donner des chaînes, que vous vivez pour vous et non plus pour un chef, qu'en mourant, du moins, vous n'avez plus à craindre d'avoir acquis au prix de votre sang l'empire du monde à un homme, et que vous êtes sûrs, si vous venez à vaincre, de n'avoir vaincu que pour vous, vous vous rebutez de la guerre ! Votre tête à peine est délivrée du joug, qu'elle veut le reprendre, et vous ne pouvez plus vous passer d'un roi ! Ah ! c'est, à présent, si vous êtes des hommes, qu'il est digne de vous d'affronter les dangers. Pompée lui-même pouvait abuser de votre sang ; désormais c'est pour la patrie que vous refusez de tirer l'épée et de braver la mort quand la liberté est près de vous. De trois tyrans, un seul vous reste, et vous aurez la honte de souffrir que l'Égyptien, que le Parthe avec son arc ait plus fait pour vos lois que vous-mêmes ! Allez ! Cœurs dégradés, rendez le crime de Ptolémée inutile ! On n'aura garde de vous accuser d'avoir trempé vos mains dans le sang ; César croira bien plutôt que c'est vous qui, les premiers, avez tourné le dos dans la déroute de Pharsale. Allez en toute sûreté vous présenter à César, il est juste qu'il vous laisse la vie, puisque vous vous rendez à lui sans avoir soutenu ni siège ni combat. Ô vils esclaves ! En perdant votre maître vous courez vers son héritier ! Que ne méritez-vous de lui plus que la vie et le pardon ? Vous avez en vos mains la fille de Metellus, la femme et les fils de Pompée ; traînez-les aux pieds de César, renchérissez sur le présent que Ptolémée lui prépare. Celui qui portera ma tête au tyran peut en attendre aussi un prix considérable, et cette récompense vous prouvera du moins qu'il était bon de suivre mes drapeaux. Prenez courage, et par un illustre crime signalez-vous aux yeux de César. La fuite seule ne serait qu'une lâcheté !"  Il dit, et ces paroles ramènent au rivage les vaisseaux qui gagnaient la mer.
Tels on voit des essaims d'abeilles en quittant les cellules où elles sont écloses oublier leur premier asile, et au lieu d'entrelacer leurs ailes, voler sans guide et chacune à son gré ; les fleurs n'ont plus d'attraits pour elles ; elles dédaignent d'y goûter. Mais si le son de l'airain phrygien se fait entendre, saisies d'étonnement, elles suspendent leur essor ; l'ardeur du travail, l'amour des fleurs, le désir d'en extraire le miel se réveille en elles, et le pasteur rassuré, tranquille sur le gazon du mont Hybla, se réjouit d'avoir conservé la richesse de sa cabane. De même, la voix de Caton leur inspire le courage de souffrir tous les maux d'une juste guerre.

  Politique de Caton pour tenir occupés les soldats. 

Dès lors, il se proposa de tenir sans cesse occupés aux durs exercices des armes une multitude d'hommes qui n'avaient point appris à supporter le repos.
Il commença par les fatiguer sur les sables de ce rivage, et le siège de Cyrène fut le premier de leurs travaux. Quoique cette ville eût d'abord été fermée au parti de Caton, il n'en tira aucune vengeance : sa victoire est la seule peine qu'il fait subir aux vaincus.
 

Il décide d'aller aux confins du pays des Maures, dans les États de Juba.

De là, il veut aller vers les confins du Maure, se joindre avec le roi Juba. Les Syrtes s'opposent à son passage ; mais quel que soit l'obstacle, sa vertu courageuse espère le surmonter.  

Description des Syrtes.

Quand la nature donna au monde sa première forme, elle laissa les Syrtes indécises entre la terre et l'onde, car elles ne sont absolument ni sous les eaux ni au-dessus. Limite incertaine, élément douteux, et des deux cotés inaccessible, c'est une mer interrompue par des écueils, c'est une terre sillonnée par les courants d'une mer profonde. La nature a laissé inutile cette partie d'elle-même. Peut-être aussi qu'autrefois les Syrtes étaient pleinement inondées, mais le rapide soleil qui nourrit dans la mer ses dévorantes flammes, épuise sans cesse les eaux qui sont le plus près de la zone brûlante, et la mer lui dispute encore les terres qu'il veut dessécher. Le temps viendra cependant que les Syrtes seront une terre ferme, car dès à présent même, le fond n'en est couvert que d'une légère surface d'eau, et cette mer qui doit tarir un jour commence à disparaître.  

Il tente le trajet par mer. - Une tempête le force d'y renoncer. 

Dès que la rame, en sillonnant les ondes, a lancé la flotte loin du port, le vent du midi se lève environné de nuages et déchaîné contre ses propres domaines. Ce vent soulève la mer, et la chasse loin des sables de la Libye, dont il lui fait un rivage nouveau. Malheur aux vaisseaux dont il saisit la voile : malgré tout l'effort des cordages, il la fait voler par-dessus la proue, et la tient enflée au-delà. Que le nocher la ploie et l'attache aux antennes. Prévoyance inutile ; les antennes même se brisent, et le mât reste dépouillé. Plus heureux sont les vaisseaux que la tempête emporte en pleine mer et qui luttent contre les flots ordinaires. Ceux des vaisseaux qui ont perdu leurs mâts, échappés à la fureur du vent, deviennent le jouet de l'onde, et sont jetés sur les écueils. Là, tandis que la proue appuie sur le sable, la poupe est suspendue et flotte sur les eaux ; et le navire, entre deux périls, a d'un côté la terre qui menace de le briser, de l'autre, la vague irritée qui s'efforce de l'engloutir. 
C'est alors que l'onde plus violemment agitée se brise contre l'obstacle qu'elle rencontre. Quoique repoussé par l'Auster, le flot ne peut vaincre ces amas de sable. Sur la face de la mer s'élève au loin une montagne de poussière que l'onde ne peut entamer. Le malheureux matelot reste immobile, sa carène est engagée dans le sol, il ne voit plus de rivage. C'est ainsi que s'égare une partie de la flotte. Le plus grand nombre des vaisseaux, guidés par de sages pilotes, et sûrs de leur route avec des matelots à qui ce rivage est connu, vont aborder au marais dormant de Triton. Le dieu dont la trompe fait retentir tous les rivages de la mer, se plaît, dit-on, dans ce lac paisible, qui n'est pas moins cher à Pallas. Quand cette déesse fut née de la tête de Jupiter, elle vint sur la terre, et ce fut en Libye (de tous les climats, c'est le plus près du ciel, comme le prouve sa chaleur), ce fut là qu'elle descendit. Elle se vit pour la première fois dans le cristal de ces tranquilles eaux ; son pied se posa sur leur rive ; et ce lieu fut si agréable à la déesse, qu'elle en prit elle-même le nom de Tritonide.
Non loin de là serpente le Léthé taciturne. On dit qu'il puise l'oubli aux sources infernales. Sur ces mêmes bords fleurissait le jardin des Hespérides, qui, sous la garde d'un vigilant dragon, portait jadis des fruits dorés ; aujourd'hui il est pauvre et dépouillé de son feuillage. Que l'envie dispute à l'antiquité ses prodiges, et à la poésie son merveilleux ; elle fut, oui, elle fut cette forêt aux rameaux chargés d'or et de jaunes bourgeons. Le soin en était confié à une troupe de jeunes vierges et un dragon, dont jamais le sommeil n'appesantit la paupière, embrassant la tige des arbres, gardait ce jardin précieux. Ce fut Alcide qui en enleva les fruits, devenus sa conquête, et qui laissant la forêt dépouillée de ses trésors, les apporta au tyran d'Argos.

  Il résout de faire le tour des Syrtes à travers les sables de la Libye. - Discours qu'il adresse à ses soldats avant de se mettre en marche. 

La flotte, repoussée de ces bords et chassée des Syrtes, ne s'exposa point au-delà des Garamantes, mais sous le fils aîné de Pompée, elle se tint dans les ports de la côte la plus riche de la Libye. Mais la vertu de Caton ne pouvant demeurer oisive, il ose se frayer une route par des régions inconnues, et se confiant à ses armes, il veut tourner du côté de la terre les Syrtes qu'il n'a pu franchir. L'hiver même l'y détermine, car il lui interdit la mer : les pluies qu'il fait espérer, rassurent ceux que les chaleurs effrayent ; ni le soleil ni les frimas ne rendent la route difficile dans cette saison, et sous le ciel de Libye, la chaleur et le froid mutuellement se tempèrent.
Caton, avant de s'engager dans ces stériles sables, tient ce discours à son armée. "Ô vous qui en suivant mes drapeaux ne demandez qu'à mourir libres, et la tête haute, tenez vos âmes préparées aux grands efforts de la vertu et aux grands travaux. Nous allons traverser des déserts brûlés par l'ardeur dévorante du soleil, où l'on trouve à peine quelques sources d'eau, et qui sont peuplés de serpents venimeux.
  Le voyage est pénible, mais il mène au secours des lois et de la patrie expirante. Que ceux-là viennent avec moi, à travers les sables infranchissables ceux qui n'ont pas fait vœu d'échapper, ceux pour qui c'est assez d'aller, car je ne veux tromper personne, ni engager une foule timide à me suivre en cachant ma crainte au fond du cœur. Je ne veux pour compagnons que ceux dont le courage s'accroît dans les dangers, et qui, sur ma foi, ne connaissent rien de plus beau ni de plus romain que de souffrir les plus grands maux. Mais si quelqu'un a besoin qu'on lui réponde de son salut, s'il tient aux douceurs de la vie, qu'il s'en aille chercher un maître par un chemin plus facile. Dès que j'aurai mis le pied sur le sable, que le soleil darde sur moi ses feux, que des serpents gonflés de venin m'environnent ; je veux éprouver le premier tous les périls qui vous menaceront. Si quelqu'un me voit boire avant lui, qu'il se plaigne de souffrir la soif ! Qu'il se plaigne de la chaleur s'il me voit chercher un ombrage ! Qu'il tombe sans haleine s'il me voit aller à cheval à la tête de mes cohortes ou si on distingue à quelque marque le chef entre les soldats ! Les serpents, la soif, la chaleur, l'aridité de ces vastes plaines sont des délices pour la vertu. C'est dans les dures extrémités que la patience triomphe. L'honneur a plus de charme étant payé d'un plus haut prix. Il fallait tous les maux de la Libye pour excuser notre fuite."
Ainsi Caton remplit tous les cœurs du feu de sa vertu, et de l'amour des travaux pénibles. À l'instant même il prend sa route sur ce rivage qu'il ne doit plus revoir ; et la Libye, où ce grand homme va être enseveli dans un humble tombeau, s'empare sans pâlir de sa destinée.
 

Description de l'Afrique, et en particulier de la Libye. - Hordes sauvages. - Le Nazamon, le Garamante.

Si l'on en croit l'opinion commune, l'Afrique est la troisième partie du monde, mais, par ses vents et son ciel, elle fait partie de l'Europe. Car le Nil n'est pas plus éloigné que le Tanaïs de cette pointe de Gadès, où l'Europe se sépare de la Libye, où les rivages fléchissent pour faire place à l'Océan. L'Asie à elle seule forme un plus vaste monde. Elle partage avec l'une les climats du Midi, les climats du Nord avec l'autre ; et tandis qu'elles deux s'unissent pour embrasser l'Occident, tout l'Orient est occupé par elle.
La Libye n'est fertile que sur sa rive occidentale, encore n'a-t-elle point de sources qui l'arrosent ; quelquefois les aquilons y vont répandre en pluie les nuages du Nord, et la sérénité de notre ciel fait la richesse de cette terre. Elle ne produit rien de pernicieux : ni l'or, ni le fer ne germent dans son sein. Innocente et pure, elle ne contient que les éléments de la végétation. Ce qu'a de plus précieux le Maure, ce sont ses forêts de citronniers,  dont même il ignore l'usage Pour lui, le feuillage et l'ombre de ces bois en faisaient toute la valeur. Ce furent nos mains qui portèrent la hache dans ces forêts inconnues, quand notre luxe alla chercher aux extrémités du monde des tables pour nos festins. Mais la cote qui embrasse les Syrtes, placée sous un ciel trop ardent, et voisine de la brûlante zone, étouffe sous un sable aride les dons de Cérès et de Bacchus. Aucune racine n'y trouve à s'attacher : cette terre a perdu les germes de la vie ; le ciel ne prend aucun soin de lui rendre la fécondité. La nature y languit dans un stérile engourdissement, et l'influence des saisons ne se fait point sentir à ces sables arides. Seulement il y naît çà et là quelques plantes sauvages dont le Nazamon se nourrit. Ce peuple dur et farouche habite nu aux environs des Syrtes ; il fait son butin des débris des vaisseaux qui sont jetés sur les écueils. Du haut des sables du rivage, ces brigands attendent leur proie, et sans que jamais aucun vaisseau arrive au port, ils connaissent les richesses. C'est ainsi que, par des naufrages, le Nazamon est en commerce avec l'univers. Telle est la route que l'austère vertu ordonne à Caton de suivre. C'est là qu'une jeunesse, qui se croyait en sûreté du côté des vents et des tempêtes, retrouva tous les périls, toutes les frayeurs de la mer : car le vent du midi est bien plus furieux sur ce rivage que sur les flots, et il y fait bien plus de ravages.
 

Tempête élevée sur le sable. - L'armée est près de s'ensevelir sous des monceaux de poussière.

La Libye n'a point de montagne qui s'oppose à sa violence, ni de rocher qui rompe et qui dissipe ses tourbillons impétueux. Il n'y rencontre point de forêts sur lesquelles ses efforts se brisent, et où il se lasse à tordre et à déraciner des chênes antiques. Sa course est libre dans ces vastes plaines, et il y exerce sans obstacle toute la rage qu'Éole inspire à ses enfants. Il ne mêle point de nuages chargés de pluie aux tourbillons de sable dont il obscurcit l'air. C'est une colonne de poussière qu'il élève et tient suspendue, sans en laisser échapper ni retomber le sommet. Le malheureux Nazamon voit le sol qu'il habite enlevé, et ses cabanes renversées ; le toit qui couvre le Garamante vole dispersé dans les airs. La flamme ne lance pas plus haut l'étincelle qu'elle fait éclater, et autant qu'on voit s'élever les flots de fumée qui éclipsent le jour, autant s'élèvent vers le ciel ces noirs tourbillons de poussière. Cette tempête qui assaillit les Romains fut plus violente que jamais. Le soldat ne peut plus se tenir debout ; le sable même qu'il foule aux pieds s'échappe et fuit sous ses pas chancelants. On aurait vu la terre ébranlée si la Libye eût été formée de durs rochers qui, dans leurs flancs, eussent emprisonné ce vent furieux. Mais comme le moindre souffle bouleverse ses sables mobiles, elle doit de rester stable à ce qu'elle ne résiste pas, et elle demeure fixe en ses profondeurs grâce aux ondulations de sa surface. Un tourbillon rapide emporte et roule dans les airs les casques, les boucliers, les lances. Qui sait même a quelle distance il les fit voler, si ce ne fut pas un prodige de voir ces armes tomber du ciel, et si on ne reçut pas comme un présent des dieux cette dépouille des hommes ? Ainsi peut-être un vent du midi ou du nord avait arraché à quelque peuple de l'Ausonie ces boucliers qui tombèrent aux pieds des autels de Numa, et que l'élite de la jeunesse patricienne porte dans nos solennités. Toute l'armée s'étend sur la terre dont la surface est bouleversée, et le soldat, de peur d'être enlevé, ramassant les plis de sa robe, se tient, non seulement couché, mais des deux mains ancré sur le sable, à peine encore est-ce assez d'efforts, et dès qu'il se croit affermi, des flots de sable l'ensevelissent. C'est pour lui un travail à chaque instant nouveau, que de s'en dégager, et forcé enfin de se lever debout, il se trouve encore investi par un monceau de poussière.

Une étouffante chaleur succède : un soldat découvre un imperceptible filet d'eau ; il recueille quelques gouttes qu'il vient offrir à Caton. - Reproches sévères du héros.  

Dès que le vent s'est apaisé et que les nuages de sable qui obscurcissaient l'air se dissipent, l'armée romaine ne voit plus dans cette solitude immense aucune trace de sa route et n'a plus pour indice des lieux que les astres qu'on a pour guides sur la vaste plaine des mers. L'horizon de la Libye laissa même au dessous de lui nombre d'étoiles qui, vers le pôle, dirigent les matelots. La sérénité d'un ciel brûlant est pour le soldat un nouveau supplice. Son corps est trempé de sueur et sa bouche embrasée d'une soif dévorante. Alors on découvre de loin un filet d'eau qui filtre à peine d travers le sable. Un soldat creusant cette faible source y puise un peu d'eau dans son casque et va l'offrir au général. Ils avaient tous la gorge desséchée d'une brûlante poussière, et cette eau dans les mains de Caton excitait l'envie de toute l'armée. Mais Caton, au soldat qui la lui présentait : "Quoi ! dit-il, me crois-tu le seul sans vertu parmi tant d'hommes de courage, et m'as-tu vu si amolli, si peu capable de soutenir ces premières chaleurs ? Homme indigne, tu mériterais que, pour te punir, je te fisse boire cette eau en présence de tous ces gens qui éprouvent la soif." Alors, avec indignation, il jette le casque par terre, et l'eau répandue leur suffit à tous.  

On arrive au temple d'Ammon : description du site ; notions astronomiques ou sphériques. 

On approchait de ce temple élevé dans les déserts du grossier Garamante, et le seul qui fût en Libye. Il est consacré à Jupiter, mais le dieu n'y est pas représenté la foudre à la main, comme sur nos autels : il a des cornes de bélier, on l'appelle Ammon.
La structure de ce temple n'étale point une profane magnificence ; ni le rubis ni l'or de l'Orient n'éclatent dans les offrandes qu'on y suspend, et quoique seul adoré des peuples de l'Éthiopie, de l'Arabie, et de l'Inde, ce dieu est pauvre, son temple est pur ; il y garde inviolablement la simplicité de son premier culte, et depuis tant de siècles, il se défend encore de l'or des Romains.
Une forêt, la seule verdoyante dans toute la Libye, atteste qu'un dieu y réside, car les sables qui s'étendent depuis les murs brûlants de Bérénice jusqu'à la ville de Leptis, n'ont jamais produit un feuillage, et la forêt d'Ammon est une merveille unique dans ces climats. Une fontaine qui coule près du temple est la cause de ce prodige. Le limon qui se mêle au sable qu'elle arrose le lie en l'humectant. La forêt cependant n'est pas assez touffue pour faire obstacle aux traits du jour lorsqu'il se balance au plus haut du ciel. L'arbre à peine alors en défend sa tige, tant les rayons qui l'environnent chassent l'ombre vers le centre et l'abrègent de tous côtés. On a reconnu que c'est là que le cercle du solstice touche à celui des signes du ciel. Ici leur marche n'est pas oblique ; le Scorpion monte et descend en équilibre avec le Taureau ; le Bélier ne cède pas ses heures à la Balance ; Astrée ne commande pas aux Poissons de descendre avec lenteur ; Chiron reste égal aux Gémeaux, et le brûlant Cancer au pluvieux Capricorne ; le Lion ne s'élève pas plus haut que le Verseau. Vous tous, peuples séparés de nous par les feux de la Libye, votre ombre se projette vers le sud, la nôtre sur le Nord. À vos yeux, Cynosure se meut lentement ; le Chariot paraît se plonger dans la mer. Aucun astre ne luit sur vos fronts qui ne se couche dans l'Océan, et les constellations, dans leur fuite, semblent entraîner tout dans le ciel.
 

Discours de Labienus à Caton pour l'engager à consulter le dieu.

Les peuples de l'Orient assiégeaient les portes du temple et demandaient à consulter l'oracle de Jupiter au front de Bélier.   La foule s'ouvrit avec respect devant le général romain. Les amis de Caton le conjuraient d'éprouver la vérité de cet oracle, si célèbre dans l'univers, et de juger s'il méritait sa renommée antique. Labienus était celui qui le pressait le plus d'interroger le ciel sur les événements cachés dans l'avenir. "Le hasard, disait-il, ou notre bon destin fait trouver sur notre passage l'oracle du plus grand des dieux ; il peut nous conduire au-delà des Syrtes, et nous éclairer sur les succès divers que cette guerre doit avoir ; car à qui les dieux confieraient-ils plus intimement leurs secrets, qu'à la sainteté de Caton ? Votre vie a toujours eu pour règle leur suprême loi. Un dieu vous éclaire et vous guide. Voici pour vous une occasion de communiquer avec Jupiter. Demandez-lui quel sera le sort de l'odieux César et le destin de Rome, si les peuples rentrés dans leurs droits verront leur liberté et leurs lois rétablies ou si le fruit de la guerre civile sera perdu ? Remplissez-vous de l'esprit divin, et passionné pour l'austère vertu, demandez aux dieux en quoi elle consiste ; demandez-leur la règle de l'honnêteté."  

 Réponse de Caton. 

Caton, plein de la divinité qui résidait au fond de son âme, prononça ces paroles dignes de l'antre prophétique : "Que veux-tu, Labienus, que je demande ? Si j'aime mieux mourir libre, les armes à la main, que de vivre sous un tyran ; si cette vie n'est rien ; si la plus longue diffère de la plus courte ; s'il y a quelque force au monde qui puisse nuire à l'homme de bien ; si la Fortune perd ses menaces quand elle s'attaque à la Vertu ; s'il suffit de vouloir ce qui est louable, et si le succès ajoute à ce qui est honnête ? Nous savons tout cela ; Ammon ne le graverait pas plus profondément dans nos cœurs. Tous nous tenons aux dieux ; et que leur oracle se taise, ce n'est pas moins leur volonté que nous accomplissons. La divinité n'a pas besoin de paroles ; celui qui nous a fait naître nous dit, quand nous naissons, tout ce que nous devons savoir. Il n'a point choisi des sables stériles pour ne s'y communiquer qu'à un petit nombre d'hommes ; ce n'est point dans cette poussière qu'il a enfoui la vérité. La divinité a-t-elle d'autre demeure que la terre, l'onde, le ciel, et le cœur de l'homme juste ?
Pourquoi chercher si loin des dieux ? Jupiter est tout ce que tu vois, tout ce que tu sens en toi-même ? Que ceux qui, dans un avenir douteux, portent une âme irrésolue, aillent interroger le sort ; pour moi, ce n'est point la certitude des oracles qui me rassure, mais la certitude de la mort. Timide ou courageux, il faut que l'homme meure. Voilà ce que Jupiter a dit, et c'est assez." 
 

Fermeté, constance du héros. - Caton est le dieu digne des autels de Rome. 

Telle fut la réponse de Caton, et sans chercher à affaiblir la foi qu'on avait à ce temple, il s'éloigne, laissant aux peuples leur Ammon, qu'il n'a pas voulu éprouver.
Il marche à la tête de ses troupes une lance à la main. Dans les travaux qu'ils ont à soutenir, son exemple est l'ordre qu'il donne. On ne le voit ni porté sur les épaules de ses braves, ni traîné sur un char. Forcé de céder au sommeil, il plaint le peu de moments qu'il ne peut lui refuser. Si, après une longue marche, on trouve une eau salutaire, il est le dernier, laissant boire jusqu'aux valets de son armée.
Si la plus grande gloire est due au plus vraiment homme de bien, et si l'on considère la vertu en elle-même, sans aucun égard aux succès, ceux de nos ancêtres que nous vantons le plus, ne sont, près de Caton, que des hommes heureux. Qui jamais ou par ses victoires ou par le sang répandu, a mérité un si grand nom ? J'aimerais mieux avoir fait cette marche triomphante autour des Syrtes, à travers la Libye, que de monter trois fois au Capitole sur le char de Pompée ou que de marcher, comme Marius, sur la tête de Jugurtha. Le voici, Rome, le voici, le vrai père de la patrie, le héros digne de tes autels, celui par qui, dans aucun temps, tu n'auras honte de jurer, celui dont un jour, si jamais ta tête se relève libre du joug, tu feras sûrement un Dieu.
 

Caton, pour donner l'exemple à ses soldats, s'abreuve à une source peut-être empoisonnée.

À mesure qu'on avançait sous cette zone que la nature a interdite aux humains, les rayons du soleil devenaient plus ardents, les sources d'eau beaucoup plus rares. Cependant on rencontra au milieu des sables une fontaine abondante, mais si remplie de serpents, qu'elle avait peine à les contenir. Le froid aspic se dressait sur ses bords, et la dipsade brûlante au milieu des eaux n'y pouvait éteindre sa soif. Caton, qui vit que son armée allait périr, si elle s'abstenait de boire à cette source : « Amis, dit-il, votre frayeur est vaine, la morsure des serpents est venimeuse ; le poison que leur dent distille est mortel, quand il se mêle avec le sang ; leur morsure est funeste, mais l'eau dans laquelle ils nagent ne l'est pas." En disant ces mots, il puise de cette eau peut-être empoisonnée, et dans tous les sables de la Libye, cette fontaine fut la seule dont il voulut boire le premier.  

Pourquoi la Libye est-elle peuplée de serpents ? Fable de Méduse. Persée vainqueur de la Gorgone. 

D'où vient que l'air de la Libye, si fertile en venins mortels, peuple ces climats de serpents ? Quels germes la nature a-t-elle déposés dans son sein ? Ce n'est pas à nous d'en chercher la cause, mais une fable répandue à ce sujet dans l'univers a tenu lieu de la vérité.
Aux confins de la Libye, aux lieux où la terre brûlante reçoit l'Océan qui bouillonne sous les rayons du couchant, règnent les tristes campagnes de Méduse, fille de Phorcys. Là, point de forts ombrageant la terre, point de sucs dans les sillons, mais d'âpres rochers, nés du regard de la déesse. C'est dans son corps que la nature malfaisante enfanta pour la première fois ces cruels fléaux. C'est de sa bouche que les serpents dardèrent leurs langues en sifflant, et, flottant sur ses épaules comme les cheveux d'une femme, fouettèrent le cou de Méduse enivrée. Sur le devant de son front se dressent des couleuvres, et leur affreux venin coule sous le peigne. Méduse a cela de terrible, qu'on peut la regarder sans effroi. Car, qui jamais eut le temps de craindre la gueule et la face du monstre ? Qui donc, l'ayant regardée en face, s'est senti mourir ? Elle hâte la mort hésitante et prévient la crainte. L'âme demeure dans les membres pétrifiés, et les mânes captifs s'engourdissent sous les os. La chevelure des Euménides n'excite que la fureur ; Cerbère, aux accents d'Orphée, adoucit ses sifflements. Hercule vainqueur de l'hydre, soutint impunément ses regards. La monstrueuse Méduse fit trembler Phorcys, son père, la seconde divinité des eaux, et Céto, sa mère, et ses sœurs elles-mêmes, les Gorgones. Elle menaça le ciel et la mer d'un engourdissement soudain, et put envelopper le ciel et la terre. Devant elle les oiseaux tombent soudain du ciel, masse pesante. Les bêtes sauvages font corps avec les rochers, et les nations voisines de l'Éthiopie prennent la rigidité du marbre. Nul être animé ne soutient son regard. Les serpents de Gorgone se rejettent en arrière pour éviter sa face. Elle change en roc le Titan Atlas debout près des colonnes hespériennes. Quand les dieux redoutaient les fils de Phlégra, aux pieds de serpents, c'est elle qui les changea en montagnes ; et Gorgone, placée sur la poitrine de Pallas, termina cette guerre redoutée des dieux.   Quand le fils de Danaé et de la pluie d'or, Persée, s'avança, porté sur les ailes que lui prêta Mercure, auteur de la lyre et de la palestre onctueuse, quand il parut, armé de la faux de Cyllène, cette faux, toute teinte du sang d'un autre monstre, du gardien de la génisse, aimée de Jupiter, alors la chaste Pallas porta secours à son frère ailé, et en retour, exigea qu'il lui promît la tête du monstre. Arrivé aux confins de la Libye, elle lui  dit de regarder vers l'Orient, en détournant la tête des royaumes de la Gorgone. Elle remit dans sa main rauche un bouclier d'or étincelant, où comme dans un miroir, il devait voir la face pétrifiante de Méduse. Le sommeil qui la livrerait à la mort ne l'occupe jamais tout entière. La plupart des vipères dont elle est coiffée veillent, et défendent sa tête comme un rempart. Les autres pendent, languissantes, sur sa face et ses yeux obscurcis. Pallas dirige elle-même le bras tremblant de son frère ; celui-ci tourne le dos, et sa faux tranche la tête hérissée de serpents.
Quel horrible aspect présente le front de la Gorgone, tranché par le croissant du fer ! Quel venin elle vomit de sa gueule ! Combien de morts furent causées par ses derniers regards ! Pallas même ne peut la regarder. Persée, tout détourné qu'il était, eût été pétrifié, si Pallas n'eût étalé son épaisse chevelure et couvert ses yeux de ses couleuvres. Meurtrier de la Gorgone, Persée remonte en volant vers le ciel !
 

Son retour ou plutôt son vol au travers de la Libye. - Cette contrée arrosée du sang que distille la tête de Méduse. 

Déjà mesurant sa route et pressé de fendre les airs par le plus court chemin, il allait traverser les villes de l'Europe. Pallas lui dit de respecter ces terres fertiles, d'épargner leurs peuples. Quel mortel, en effet, n'eût levé les yeux vers cet oiseau démesuré ? Le souffle du zéphyr le détourne vers la Libye, dont les terres incultes sont faites pour être brûlées par les astres. Le soleil, dans son cours, presse et brûle ce sol. Aucune région ne jette sur le ciel une plus profonde nuit et n'arpente plus le cours de la lune ; quand cet astre, renonçant à ses détours, suit les signes réguliers et ne fuit l'ombre écliptique ni vers le Notus, ni vers Borée. Cependant, cette terre stérile, ces sillons qui ne produisent rien de bon, reçoivent le poison qui dégoutte de la tête de Méduse et cette funeste rosée de sang que la chaleur empoisonne davantage, et son sable poudreux s'en nourrit.  

De là le germe, l'origine des reptiles. Dénombrement et caractère de chacun. (voir note fin du livre)

Le premier monstre qui leva la tête de cette poudre empoisonnée, ce fut l'aspic somnifère, au cou gonflé. Un sang plus abondant, une goutte de poison plus épaisse tomba sur lui. Nul serpent n'en reçut davantage. Avide de chaleur, il ne va pas de lui-même dans les régions froides, et parcourt jusqu'au Nil les sables du désert. Mais quand rougirons-nous d'un honteux commerce ! Nous allons chercher ces reptiles de Libye pour nos morts raffinées ; l'aspic est un objet de commerce ! L'hoemorrhoïs, autre serpent qui ne laisse pas aux malheureux une goutte de leur sang, déroule ses anneaux écailleux. Puis, c'est le chersydre destiné aux plaines des Syrtes perfides, et le chélydre qui laisse une trace fumante, et le cenchris qui glisse toujours tout droit et dont le ventre est tacheté comme l'ophite thébain, l'hammodyie, dont la couleur ressemble, à s'y méprendre, à celle du sable, et le céraste vagabond et tortueux, et le scytale, qui seul, durant les frimas épars, s'apprête à jeter sa dépouille, et la brûlante dipsade, et le terrible amphisboene aux deux têtes, et le natrix, fléau des ondes, et le jaculus ailé, et le paréos dont la queue marque sa route, et l'avide prester, qui ouvre sa gueule écumante et béante, et le seps venimeux, qui dissout les chairs et les os, et celui dont le sifflement fait trembler toutes ces bêtes terribles, celui qui tue avant de mordre, le basilic, terreur des autres serpents, roi des déserts poudreux.
Vous aussi, qui rampez dans les campagnes, dieux inoffensifs, dragons aux reflets d'or, l'ardente Afrique vous fait venimeux. Fendant l'air de vos ailes, vous suivez les troupeaux, et dans vos replis vous étouffez les puissants taureaux. La masse de l'éléphant ne le défend pas contre vous : vous faites tout périr, et pour tuer vous n'avez pas besoin de poison.
 

Mort du jeune Aulus ; ses fureurs. 

Parmi ces fléaux, Caton, avec ses durs soldats, mesure la route aride : il voit périr les siens de blessures invisibles. Aulus, du sang tyrrhénien, jeune porte-enseigne, marche sur une dipsade qui le mord par derrière en redressant la tête. À peine sent-il la douleur de cette blessure. Sa face n'est point altérée par l'injure de la mort. La plaie n'a rien de menaçant. Le poison subtil se glisse insensiblement, un feu rongeur dévore ses os, et ses entrailles en sont consumées. Ses intestins se dessèchent, sa langue brûle dans son palais aride ; point de sueur sur ses membres accablés de fatigue, point de larmes dans ses yeux. Ni l'honneur de l'empire, ni la voix de Caton que son supplice afflige, rien ne retient ce guerrier dévoré de soif : il jette son enseigne, et furieux, cherche dans la campagne l'onde que réclame le poison qui le dévore. Jetez-le dans le Tanaïs, dans le Rhône ou le Pô, il brûlerait encore. En vain on lui donnerait à boire toute l'onde du Nil débordé. La Libye ajoute aux horreurs de son trépas, et dans ces climats torrides, la dipsade n'a pas tout l'honneur de sa mort. Il fouille profondément les entrailles du sable poudreux, puis revient aux Syrtes et boit les flots de la mer. Il aime ces flots salés, mais ils ne peuvent le désaltérer. Il ne sent pas la mort qui le tue, le poison qui le consume. Il croit qu'il a soif, et ouvrant avec son épée ses veines enflées, il inonde sa bouche de son sang.   

Sabellus succombe à son tour, mordu par un seps. - Symptômes de son mal. 

Caton ordonne de lever les drapeaux. Il ne veut pas que l'on sache ce que fait faire la soif. Mais une mort plus douloureuse se présente à lui. Un seps subtil mord Sabellus à la cuisse. Celui-ci l'arrache, si fort qu'il tienne de sa dent recourbée, et le cloue sur le sable avec son javelot. Le seps est de petite taille, mais c'est le plus mortel des reptiles. Autour de la morsure, la peau se retire et découvre les os pâlissants. Puis la blessure gagne, s'agrandit, et couvre le corps d'une seule plaie. Les membres nagent dans le pus, les mollets tombent, le jarret se dépouille, les muscles des cuisses se fondent, l'aine distille une noire humeur, la peau du ventre éclate, les intestins se répandent, mais le corps ne rend pas tout ce qu'il devrait contenir. Le cruel venin consume ses membres, il les contracte et les resserre. Les liens des nerfs, les jointures des flancs, les cavités de la poitrine, tout ce que cachent les fibres vitales, l'homme enfin tout entier se découvre sous l'action du fléau fatal. La mort profane dévoile la nature : les épaules, les bras robustes se fondent ; la tête et le col se dissolvent ; moins vite se fond la neige au souffle tiède de l'Auster, moins vite la cire exposée au soleil. Que parlai-je d'un corps ruisselant et liquéfié ? La flamme en fait autant. Mais quel bûcher a jamais consumé les os ! Le poison les détruit, il les réduit en poussière avec la moelle : il ne reste aucune trace de ce rapide trépas. De tous les reptiles qui infestent le Cinyphe, à toi la palme, ô seps malfaisant ! Tous enlèvent la vie ; toi, tu fais disparaître jusqu'au cadavre.  

 Autres victimes : Nasidius périt de l'atteinte du prester ; Tullus, de celle de l'hémorrhoïs : éloge du jeune guerrier. Lévus meurt, à son tour, mordu par l'aspic.

À cette mort liquéfiante succède un autre genre de mort.  Nasidius, habitant des campagnes marsiennes, est atteint par la dent enflammée d'un prester. Une rougeur de feu allume son visage ; sa peau se tend, ses traits s'effacent, une tumeur couvre et confond toutes les formes de son corps. Ses membres, gonflés de pus, dépassent la taille humaine. Le poison les agrandit ; il disparaît englouti sous cette masse épaisse. Sa cuirasse ne peut contenir le progrès de ses chairs tuméfiées. L'onde écumante dilate moins sa surface dans l'airain chauffé par la flamme, et la voile déploie ses plis moins vastes au souffle du Corus. Déjà ce globe informe ne contient plus ses membres : son corps n'offre plus qu'une masse confuse. Objet d'horreur pour les oiseaux de proie, dangereux aux bêtes fauves qui déchireront sa chair, ses compagnons n'osent le livrer au bûcher ; ils abandonnent son cadavre dont le volume ne cesse de croître. 
Les fléaux libyens préparent de plus affreux spectacles.  L'hoemorrhoïs imprime sa dent cruelle dans le jeune Tullus, guerrier généreux, admirateur de Caton. Comme on voit, au théâtre, jaillir de toutes les statues la pluie odorante du safran, ainsi de tous ses membres en même temps s'échappe, au lieu de sang, un vermeil poison. Ses larmes sont de sang, tous les pores ouverts aux humeurs laissent couler du sang ; sa bouche le vomit ainsi que ses narines dilatées ; sa sueur est rouge ; tous ses membres coulent à pleines veines, son corps n'est bientôt qu'une plaie.
Quant à toi, malheureux Lévus, mordu par l'aspic des rives du Nil, tout ton sang est figé dans tes veines. Nulle douleur n'accompagne la morsure. Un brouillard glacé, avant-coureur de la mort, t'envahit, et le sommeil t'envoie rejoindre les ombres de tes compagnons. Moins prompte est la mort que verse dans la coupe le magicien arabe, cueillant sur sa tige funeste l'herbe mensongère qui imite l'encens. 
 

Le jaculus. Murrus perce un basilic du fer de sa lance. - Il est forcé aussitôt de se couper le bras.

Ailleurs, un jaculus (c'est le nom que l'Africain lui donne) se tortille sur le tronc stérile d'un chêne, s'élance, frappe Paulus à la tête et transperce ses deux tempes. Ici le poison n'a que faire. La blessure seule donne la mort. Auprès de lui, la fronde ne lance la pierre qu'avec lenteur ; la flèche du Scythe fait languissamment siffler les airs. Que sert à l'infortuné Murrus de percer un basilic avec son javelot ? Le poison rapide court sur sa pique et attaque sa main. Il tire son glaive, la coupe, et la sépare du bras, et contemplant cette image déplorable de son trépas, il demeure vivant, tandis que sa main est frappée de mort. Qui croirait le scorpion maître de nos destins et assez fort pour donner la mort ? Il menace de ses nœuds et frappe directement. Au ciel brille le glorieux témoignage de la défaite d'Orion. Qui craindrait, salpuga, de fouler aux pieds ta retraite ? Et pourtant les Parques t'ont donné des droits sur leurs fuseaux.
Ainsi, ni le jour serein, ni la nuit obscure ne leur laissent un repos tranquille. Infortunés ! La terre où ils se couchent leur est suspecte ! Ils n'ont pour lit ni chaume ni feuillage, ils se roulent sur le sable exposés à mille morts. La chaleur de leur corps attire les serpents que saisit la fraîcheur des nuits.

  Plaintes des guerriers; leurs regrets, leurs vœux.

Ce qui les désespère, c'est que n'ayant pour guide que le ciel, ils ne connaissent de leur route ni la mesure ni le terme :
"Ô dieux ! s'écriaient-ils souvent, rendez-nous les combats que nous fuyons, rendez-nous les champs de Pharsale. Pourquoi faire périr indignement des hommes de courage qui ont juré de mourir les armes à la main ? Ici, c'est le dipsade et le céraste qui font la guerre civile et qui combattent pour César. Qu'on nous mène plutôt sous la zone torride, sous le char du soleil, nous y périrons, mais victimes des astres du ciel, non des reptiles de la terre. Ce n'est pas de toi, Afrique, ce n'est pas de toi, Nature, que nous nous plaignons. En livrant cette terre aux serpents, tu l'avais interdite aux hommes. Tu la rendis stérile en dons de Cérès pour les en écarter et pour les garantir des poisons qu'elle engendre. C'est nous qui sommes venus malgré toi habiter parmi les serpents. Qu'il nous voit bien punis, celui des dieux qui, pour rendre ces champs de la mort inaccessibles aux humains, a placé d'un côté les écueils des Syrtes, et de l'autre la zone brûlante ! Qu'il nous voit bien punis d'avoir enfreint ses lois ! Peut-être approchons-nous des barrières du monde et allons-nous pénétrer dans les retraites les plus cachées, les plus profondes de la nature. De plus grands maux peut-être nous y sont réservés. N'est-ce point là que l'élément du feu se mêle en pétillant avec celui des eaux et que le ciel pèse sur la nature ? Car nous ne connaissons rien au-delà des sables de la Libye, et nous regretterons peut-être ce désert rempli de serpents ; en eux du moins la vie existe. Hélas ! Nous ne demandons point à revoir les champs de notre patrie, le doux climat de l'Europe, le beau ciel de l'Asie est trop loin de nous, mais l'Afrique, où est-elle ? Où l'avons-nous laissée ? Quand nous avons quitté Cyrène, le froid de l'hiver s'y faisait sentir. Dans le peu de chemin que nous avons fait, l'ordre des saisons est-il renversé ? Nous avons sans doute passé le milieu du ciel, nous avançons vers l'autre pôle, nous tournons hors de la terre. Peut-être Rome en ce moment est-elle sous nos pieds ? Ah ! Pour toute consolation de nos peines nous demandons que nos ennemis, que César lui-même osent nous poursuivre par où nous les fuyons !" 
 

Fermeté d'âme de Caton.

Ainsi leur dure patience se soulage par des plaintes. Ce qui leur fait supporter ces travaux, c'est la vertu de leur chef qui, couché comme eux sur le sable, défie à toute heure la Fortune. Il partage seul tous les maux qui désolent son armée. Partout où il est appelé, il y vole, et il y apporte plus que la vie : la force de souffrir la mort. En expirant devant lui, on n'oserait laisser échapper une plainte. Et quel pouvoir auraient les plus grands maux sur l'âme de celui qui sait les vaincre, même dans l'âme des autres, et dont le seul aspect leur apprend que la douleur ne peut rien ? La Fortune, enfin, lasse d'éprouver ces malheureux, leur offrit un secours longtemps attendu.  

Histoire des Psylles : la nature les a rendus invulnérables. (voir note)

Un seul peuple habite ces contrées sans avoir à craindre la cruelle morsure des serpents : ce sont les Psylles de la Marmarique. Leurs paroles ont la même vertu que les herbes ; leur sang est invulnérable et réfractaire au venin, même sans l'aide des enchantements. Leur climat, en les faisant vivre parmi les serpents, leur a conféré l'immunité ; ils ont gagné à s'être établis au milieu des poisons. Ils vivent en paix avec la mort.  Ce peuple est si persuadé que son sang est incorruptible au venin, qu'aussitôt que ses enfants tiennent au jour, il les expose à la morsure de l'aspic, pour éprouver si en eux ce sang n'a point souffert de mélange adultère. Ainsi l'oiseau de Jupiter, dès qu'il a fait éclore ses petits au tendre duvet, les présente au soleil levant, et ceux dont l'œil fixe a la force de soutenir l'éclat de ses rayons sont réservés pour être les ministres de l'Olympe, mais ceux que la lumière blesse sont abandonnés. L'épreuve de la naissance est la même parmi les Psylles, ils ne reconnaissent pour leur enfant que celui qui, sans être effrayé, joue avec les serpents qu'on lui met dans les mains. Le don que ce peuple a de les enchanter, ne lui est pas seulement utile à lui-même, il l'emploie encore au salut de ses hôtes ; il veille à leur défense ; et sa pitié est l'unique refuge de l'étranger dans ces climats.   

Services qu'ils rendent aux Romains.

Ce fut elle qui sauva l'armée de Caton. Ce peuple suivait sa marche, et lorsque le chef ordonnait de dresser les tentes, les Psylles prenaient soin de purifier le camp par des chants magiques qui mettaient en fuite les serpents. Ils brûlent à l'entour des herbes odorantes. Dans cette flamme pétille l'hybèble, suinte le galbanum exotique, le tamarin au triste feuillage, le costus oriental, la souveraine panacée, la centaurée thessalienne, le peucedanum, le thapson d'Erix, le mélèze et l'abrotonum, dont la fumée tue le reptile, et la corne du cerf né loin d'ici.
Ainsi le soldat passait des nuits tranquilles, mais si durant le jour, l'un d'eux reçoit une atteinte mortelle, c'est alors que le Psylle use des charmes les plus forts. Alors commence la lutte du Psylle et du poison qu'il arrête. D'abord sur le membre atteint, il fait une trace avec sa salive qui retient le virus et refoule le mal dans la plaie. Puis, avec un continuel murmure, il marmotte dans sa bouche écumante mille chants magiques ;  l'activité du poison l'empêche de reprendre haleine ; la mort prête à venir ne souffre pas qu'il se taise une minute. Souvent le mal qui a pénétré jusque dans la moelle, fuit devant les paroles enchantées. Mais s'il tarde à les entendre et refuse de sortir aux ordres du Psylle, celui-ci se penche sur le blessé, suce sa plaie livide, aspire le venin, l'exprime avec ses dents, crache la mort, et reconnaît au goût le serpent qu'il a vaincu.
 

Enfin le désert est franchi : arrivée à Leptis.  

Soulagée par leur secours, l'armée s'avançait à travers ces campagnes, et la lune avait déjà renouvelé, perdu et repris sa clarté depuis qu'elle voyait Caton errer dans ces sables stériles. Cependant, la terre sous leurs pas commençait à s'affermir, et le sol d'Afrique redevient de la terre. Déjà même on voyait de loin s'élever des arbres peu touffus encore, déjà l'on découvrait quelques cabanes couvertes de chaume. Quelle joie pour ces malheureux, lorsque pour présage d'un plus heureux climat, ils virent pour la première fois de fiers lions venir à leur rencontre. Leptis était la ville la plus prochaine, et ce fut dans ce séjour tranquille qu'ils passèrent un hiver exempt des chaleurs du Midi et des frimas du Nord.  

 César, après la bataille de Pharsale, était passé en Phrygie : il visite les ruines de Troie.  

Dès que César rassasié de sang se fut éloigné de Pharsale, il écarta tous les autres soins pour s'attacher à poursuivre son gendre. Vainement il a suivi sur la terre ses traces vagabondes ; guidé par la renommée, il le cherche sur les eaux. Il côtoie le détroit de la Thrace. Il voit ce rivage, rendu fameux par l'amour et la tour d'Héro, sur sa rive sinistre ; et cette mer à qui Hellé ravit son nom. Nulle part l'Asie n'est séparée de l'Europe par un canal plus étroit, bien que la mer resserre ses courants entre Byzance et Chalcédoine, riche en pourpre, bien que la Propontide entraînant l'Euxin, se précipite par une bouche étroite. César gagne la côte de Sigée et ces bords dont la renommée le remplit d'admiration. II parcourt les rives du Simoïs et le promontoire de Rhoeté, consacré par le tombeau d'un Grec. Il marche à travers ces ombres qui doivent tant au génie des poètes. Il erre autour des ruines fameuses de Troie ; il cherche les traces des murs élevés par Apollon. Quelques buissons stériles, quelques chênes au tronc pourri couvrent les palais d'Assaracus et de leurs racines fatiguées pressent les temples des dieux. Troie entière est ensevelie sous des ronces : ses ruines même ont péri. Il reconnaît le rocher d'Hésione, et la forêt,  couche mystérieuse d'Anchise, et l'antre où siégea le juge des trois déesses, la place où fut enlevé Ganymède, et le mont sur lequel se jouait la crédule OEnone. Pas une pierre qui ne rappelle un nom célèbre. Il avait passé, sans s'en apercevoir, un petit ruisseau qui serpentait dans la poussière. Ce ruisseau était le Xanthe. Il portait négligemment ses pas sur un tertre de gazon, un Phrygien lui dit : "Que faites-vous ? vous foulez les mânes d'Hector !"  Il passait près d'un tas de pierres renversées qui n'étaient plus que d'informes débris. "Quoi ! lui dit son guide, vous ne regardez pas l'autel de Jupiter Hercéen?"   

Le poète promet à César l'immortalité.

 Ô travail immortel et sacré des poètes ! tu sauves de l'oubli tout ce que tu veux ! C'est par toi que les peuples triomphent  de la mort ! César, ne porte point envie à la mémoire ces héros ! Car si les Muses du Latium peuvent prétendre à quelque gloire, la race future lira ton nom dans mes vers aussi longtemps que le nom d'Achille dans les vers du chantre de Smyrne. Mon poème ne périra point et ne sera jamais condamné aux ténèbres.  

 Prière de César aux dieux de ses pères. 

Dès que César a rassasié ses yeux du spectacle de la vénérable antiquité, il érige à la hâte un autel de gazon, et après y avoir allumé la flamme, il verse avec l'encens des vœux qui seront exaucés : "Dieux des cendres de Troie, ou qui que vous soyez qui habitez parmi ses ruines ! Et vous, aïeux d'Énée, et mes aïeux, dont les lares sont aujourd'hui révérés dans Albe et dans Lavinium, et dont le feu apporté de Phrygie brûle encore sur nos autels ! Et toi, Pallas, dont la statue qu'aucun homme ne vit jamais, est conservée à Rome, dans le lieu le plus saint du temple, comme le gage solennel de la durée de vie de notre empire! un illustre descendant d'Iule fait fumer l'encens sur vos autels et vous invoque sur cette terre, votre antique patrie. Accordez-moi des succès heureux dans le reste de mes travaux : je rétablirai ce royaume et je le rendrai florissant. L'Ausonie reconnaissante relèvera les murs des villes de Phrygie, et Troie, à son tour, fille de Rome, renaîtra de ses débris."  

Il regagne sa flotte et fait voile pour l'Égypte.

Après avoir formé ces vœux, il remonte sur ses vaisseaux, et profitant de la faveur des vents, il leur livre toutes ses voiles, afin de réparer le temps qu'il a perdu sur les bords phrygiens. Déjà il a passé Lesbos, bientôt il laisse après lui l'Asie, Rhodes, et le zéphyr qui pousse sa flotte, ne laissant pas un moment ses cordages détendus, fait voir à César, dès la septième nuit, les flambeaux du Phare allumés sur le rivage de l'Égypte. Mais l'éclat du jour avait effacé celui de ces flambeaux nocturnes, avant que César arrivât dans le port. Au tumulte qu'il vit régner sur le rivage, au bruit confus de mille voix qui se confondaient dans les airs, il conçut des soupçons sur la foi de ce peuple, et n'osant d'abord s'y livrer, il tint sa flotte loin du rivage.   

On lui présente la tête de Pompée.

Bientôt un satellite de Ptolémée, chargé de ses affreux présents, s'avance en pleine mer, il porte la tête de Pompée couverte d'un voile, et avant de l'offrir, sa bouche, exécrable commence par faire valoir le crime de son maître :
"Vainqueur de la terre ! Ô vous, le plus grand des Romains ! et, ce que vous ne savez point encore, maître paisible et de Rome et du monde, puisque Pompée ne vit plus, le roi du Nil vous assure le prix de vos travaux, et sur la terre et sur les mers. Il vous présente ce qui manquait seul à votre victoire de Pharsale. En votre absence, il a terminé pour vous la guerre civile. Pompée cherchant à réparer les pertes qu'il avait faites dans la Thessalie, est venu tomber sous nos coups. C'est à ce prix, César, que Ptolémée vient d'acheter votre faveur. C'est d'un tel sang qu'il a voulu cimenter son alliance avec vous. Recevez sous vos lois le royaume d'Égypte sans qu'il vous coûte un seul de vos soldats ; acceptez l'empire du Nil ; acceptez tout ce que vous donneriez pour la tête de Pompée, et regardez comme le plus fidèle de vos clients celui à qui les destins ont permis d'exécuter un si grand coup. Ne croyez pas, César, qu'il ne soit d'aucun prix parce qu'il a été facile. L'aïeul du jeune prince était lié avec Pompée des nœuds de l'hospitalité ; son père lui devait sa couronne. Que vous dirai-je de plus ? Vous donnerez vous-même un nom au service qu'il vous a rendu ou vous attendrez que l'univers le nomme. Si c'est un crime, vous avouerez que le mérite en est plus grand, puisqu'on vous en a épargné le reproche. "
Après ce discours, il découvre et présente à César la tête de Pompée. La mort avait déjà changé ses traits. César eut peine à le reconnaître.
 

Sa feinte indignation en recevant ce présent.

Ce ne fut point à la première vue qu'il rejeta cet horrible présent et qu'il en détourna les yeux : ses regards s'y attachèrent pour s'en assurer, mais lorsqu'il eut vérifié le crime et qu'il put, sans danger, paraître sensible et généreux, il répandit quelques larmes que la douleur ne faisait point couler,  et du fond d'un cœur satisfait, il fait sortir des plaintes simulées. Il ne fallait pas moins pour déguiser sa joie que tous les signes de la douleur. Par là, il dérobe au tyran du Nil le mérite de son forfait, et les larmes qu'il répand sur la tête de Pompée le dispensent de la payer. Lui qui sans changer de visage avait foulé aux pieds les corps des sénateurs, et qui d'un oeil sec avait vu les champs de Pharsale, il n'osa refuser à Pompée des gémissements et des pleurs. Ô César ! tu as fait une guerre implacable à celui que tu devais pleurer ! Non, ce n'est pas ton alliance avec Pompée qui te touche ; ce n'est pas le souvenir de ta fille et de ton petit-fils : tu sais que Pompée était cher aux peuples, et tu espères que tes regrets les rangeront sous tes drapeaux. Peut-être aussi es-tu indigné qu'un autre que toi ait osé disposer de sa vie et qu'on l'ait dérobé au triomphe de son superbe vainqueur. Mais quel que soit le sentiment qui t'arrache des larmes, il est bien éloigné d'une piété véritable ; et ce n'était pas pour le sauver que tu le cherchais avec tant d'ardeur et sur la terre et sur les mers. Oh ! qu'il est heureux que la mort te l'ait enlevé ! Quelle honte la Fortune a épargnée à Rome en ne lui donnant pas le spectacle de César pardonnant à Pompée!  
César ne laissa pas de soutenir par ses paroles les apparences de sa douleur : "Va, traître ! emporte loin de mes yeux, dit-il, ces dons funestes de ton roi ! Votre crime est encore plus grand envers César qu'envers Pompée. Vous m'enlevez le seul prix, le seul avantage de la guerre civile, celui de sauver les vaincus. Si la sœur de Ptolémée ne lui était pas odieuse, je le payerais comme il le mérite : je lui enverrais en échange ta tête, ô Cléopâtre. Qui lui a permis de mêler à mes victoires des trahisons et des assassinats ? Est-ce pour lui donner sur nous le droit du glaive que nous avons combattu dans la Thessalie ? L'avons-nous rendu l'arbitre de nos jours ? Ce pouvoir que je n'ai pas voulu partager avec Pompée, souffrirai-je que Ptolémée ose l'exercer avec moi ? En vain tant de peuples armés seraient entrés dans nos querelles, s'il restait dans l'univers d'autre puissance que César et si la terre avait deux maîtres. Je quitterais dès ce moment ce rivage que je déteste, sans le soin de ma renommée, qui me défend de laisser croire que je vous fuis par crainte plutôt que par indignation. Et ne croyez pas que je me trompe à ce que vous faites pour le vainqueur : l'accueil qu'a reçu Pompée en Égypte m'était préparé, et si ce n'est pas ma tête que tu portes à la main, je ne le dois qu'au bonheur de mes armes en Thessalie. Le péril était bien plus grand que je ne croyais dans cette journée ! Je ne craignais pour moi que l'exil, la colère de Pompée, le ressentiment de Rome, et je vois que le glaive de Ptolémée m'attendait si j'avais fui. Cependant je veux bien pardonner à son âge, et ne pas punir sa faiblesse du crime qu'on lui a suggéré. Mais qu'il sache que le pardon est tout le prix qu'il en peut attendre. Vous, ayez soin d'élever un bûcher, où la tête de ce héros se consume, non pas afin que votre crime soit à jamais enseveli, mais afin que son ombre soit apaisée. Sur un tombeau digne de lui, portez votre encens et vos vœux. Recueillez ses cendres dispersées sur ce rivage, et donnez un asile à ses mânes errants. Que du sein des morts, il s'aperçoive de l'arrivée de son beau-père, et qu'il entende les regrets que ma piété donne à son trépas. En préférant  tout à César et en aimant mieux devoir la vie à son client d'Égypte, il a dérobé un beau jour au monde. L'exemple et le fruit de notre réconciliation est perdu. Les dieux ne m'ont point exaucé, puisqu'ils n'ont pas permis, ô Pompée, que jetant mes armes victorieuses et te recevant dans mes bras, je t'aie conjuré de reprendre pour moi ton ancienne amitié et que je t'aie demandé pour toi-même la vie ; satisfait, si par mes travaux, j'avais mérité d'être ton égal, alors, dans une paix sincère j'aurais obtenu de toi de pardonner ma victoire aux
dieux, et tu aurais obtenu que Rome me l'eût pardonnée à moi-même."
 

Nul ne croit à ses regrets.

Quelque touchantes que fussent ces paroles, aucun de ceux qui l'écoutaient ne mêla ses larmes aux siennes. Ils renferment tous leur douleur, ils la déguisent sous l'apparence de la joie, et d'un air satisfait, ô douce liberté ! ils regardent le crime atroce dont César paraît affligé.

 

LIVRE IX

(
01) -  L'hémorrhoïs. C'est un reptile dont la morsure fait couler le sang par toutes les ouvertures du corps : son nom vient de
aáma, sang, et =¡v, je coule.
 - Le chersydre. Ce reptile, qui, ainsi que le dit son nom (formé de
x¡rsow, terre, et ìdvr, eau), vit sur terre et dans l'eau, est amphibie.
 - Le chélydre, amphibie comme le précédent, fait, de son souffle brûlant, fumer l'endroit où il rampe. 
- Le cenchris. "Serpens, infinitis minimisque maculis distinctus (graece
k¡gxrow, milium, dicitur) magis variegatus est, ut ait poeta, quam ophites, marmor scil. ita dictum et ipsum, quasi ad similitudinem serpentum, maculis conspersum." 
- L'ammodyte (de
Œmmow, sable, et dèmi, je revêts) est de même couleur que le sable. Il est amphibie, holobranche et apode : on le classe dans la famille des pantoptères. 
- Le céraste. Ainsi nommé de
k¡raw, corne, ce reptile a sur la tête deux éminences courbées en formes de croissant ou de cornes.
- Le dipsas, ou dipse, ou la dypsade (
dic‹v
, j'ai soif), est un reptile dont la morsure cause une soif que rien ne peut assouvir.
- L'amphisbène (de
ŽmfÛw et baÛnv), "Quod utraque ex parte ingrediatur, nomen habet." Ce reptile a la queue arrondie et aussi grosse que la tête : il marche également bien en arrière et en avant ; d'où lui vient son nom. 
- Le natrix est un serpent d'eau, qui, s'il ne rend pas les eaux qu'il habite mortelles, les rend du moins insalubres. 
- Le jaculus se cache sur les arbres, d'où il s'élance, comme un trait, sur tout ce qui l'approche. 
- Le paréas. Ce reptile marche sur deux pieds qu'il a près de la queue ; ce qui fait dire au poète : Contentus iter cauda sulcare.
 - L'avide presto. Le prester (
Žpò toè pr®yv, je brûle) est une sorte de dipsas dont le poison est brûlant ; ce qui lui a fait donner son nom. - Le seps. Ce reptile (Žpò toè s®pv
, je putréfie) est une sorte de lézard qui a les jambes très courtes et la forme de l'aspic. Sa morsure a pour effet de putréfier; d'où lui vient son nom.
Solin : Ictu sepis statim putredo sequitur. 
- Le basilic. Suivant Pline, le basilic fait mourir les arbustes même qui ont senti le poison de son souffle. Le poète le dit si redoutable, que les serpents fuient à son aspect : d'après l'étymologie de son nom, il règne, toujours suivant le poète, dans la solitude des sables. Néanmoins, il est reconnu aujourd'hui pour n'être qu'une espèce de lézard stupide, craintif, et par conséquent inoffensif. On le nomme roi, parce que ce prétendu serpent a sur la tête des éminences ou taches blanches en forme de couronne.
(
02) - Les Psylles . - Ancien peuple de la Libye, voisin des Nasamons et des Garamantes, au sud de la Grande Syrte, dont ils étaient séparés par un vaste désert, le désert de Sort. On ignore néanmoins leur véritable situation. On dit, ainsi que le raconte le poète, qu'invulnérables eux-mêmes, ils savaient guérir par leur salive ou par le simple attouchement la morsure des serpents. Pline rapporte qu'il transpirait du corps des Psylles une odeur qui les en préservait. Celse dit simplement que ces peuples étaient dans l'usage de sucer les plaies qu'avaient faites les bêtes venimeuses, et d'en extraire ainsi le poison. Hérodote assure qu'ils furent tous détruits par la vapeur brûlante du vent du midi. Aulu-Gelle ajoute qu'ayant manqué d'eau pendant une année entière, ils avaient pris les armes, résolus à faire la guerre au Notus, et que c'était ainsi qu'ils succombèrent tous ou, au moins, tous ceux qui firent partie de l'expédition. Pline prétend qu'ils furent exterminés par les Nasamons, qui s'emparèrent de leur territoire. Néanmoins, il en subsistait encore du temps de notre poète, et l'on rapporte qu'Auguste en envoya plusieurs auprès de Cléopâtre, dès qu'il apprit que cette reine s'était fait piquer par un aspic : ce fut sans résultat. Voyez Hérodote., liv.
IV, ch. CLXXIII ; Strabon, liv. XVII ; Diod,, liv. LI, ch. XIV ; Paus., liv. IX, ch. XXIII ; Ptol., liv. IV, ch. IV.