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LUCAIN

LA PHARSALE 

LIVRE VIII

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LIVRE VIII

Fuite de Pompée ; il franchit les vallons de Tempé : il s'épouvante du bruit qui se fait sur ses pas. - Sa pensée se reporte vers l'époque de ses triomphes : sa félicité passée s'est changée en opprobre. - Il arrive aux bords de la mer ; il se jette dans une barque et fait voile vers Lesbos. - Cornélie ; ses mortelles inquiétudes. - Le navire aborde, Cornélie s'élance aussitôt et tombe en défaillance. - Enfin, elle reprend ses sens. - Discours du héros. - Cornélie laisse tomber quelques plaintes entrecoupées de sanglots. - Pompée est attendri : tous les assistants fondent en pleurs. - Bon accueil du peuple de Mytilène. - Offres de service ; Pompée refuse et remet à la voile. - On voit s'éloigner avec douleur Cornélie : son éloge. - Navigation de Pompée ; ses entretiens avec le pilote. - Il est rejoint par son fils, par la foule des grands qui lui est restée fidèle. - Discours qu'il adresse à Déjotarus, en lui prescrivant d'aller au fond de l'Asie chercher de nouveaux secours. - Déjotarus part. - Pompée poursuit sa course ; il arrive à Syhédra ; il y délibère sur le parti qu'il doit prendre : son discours aux grands assemblés. - On improuve son dessein. - Lentulus ouvre un second avis : son discours. - Il entraîne tous les esprits. - On décide d'aller en Égypte. - Enfin, on touche au rivage de Péluse. - Effroi de Ptolémée à la nouvelle de l'arrivée de Pompée. - Son conseil délibère. - Achorée rappelle les bienfaits de Pompée ; mais Pothin ose proposer le meurtre du héros : son discours. - On applaudit au crime. - Apostrophe véhémente du poète à Ptolémée. -Le héros s'apprête à descendre ; une barque s'avance au-devant de lui, chargée de ses assassins : on l'invite à y descendre. - Pompée cède à ses funestes destins : il préfère la mort à la crainte. - Reproches de Cornélie. Sa prière n'est point écoutée. - Septimius, Achillas. - Le héros tombe frappé. - Cornélie est témoin de l'affreux spectacle : ses douleurs. - Le vaisseau s'éloigne emportant Cornélie. - La tête de son époux est mise au bout d'une lance et présentée à Ptolémée. - Funérailles de Pompée. - Cordus. - Discours du généreux romain. - Apostrophe du poète à Cordus : il le rassure contre le châtiment qu'il redoute. - L'exiguïté du tombeau de Pompée ne nuira point à sa mémoire. - L'Égypte redira, au sujet de sa sépulture, les merveilles que la Crète raconte du tombeau de Jupiter.

Fuite de Pompée ; il franchit les vallons de Tempé : il s'épouvante du bruit qui se fait sur ses pas.

À travers les bois de Tempé, au-delà de l'étroit passage ouvert par Alcide, gagnant les gorges désertes de la forêt d'Hémonie, Pompée excite son coursier (01) déjà excédé de fatigue, et s'efforce par de longs détours de dérober les traces de sa fuite au vainqueur. Le bruit des vents dans les forêts, le pas de ses compagnons l'épouvante (02), le met hors de lui. Quoique déchu de sa grandeur, il sait de quel prix est encore sa vie, et ne doute pas que César ne payât sa tête aussi cher qu'il payerait celle de César. Mais il a beau chercher des routes solitaires, c'est un nom trop célèbre que celui de Pompée. Les peuples d'alentour, qui accourent à son camp, et à qui la renommée n'a pas encore annoncé sa défaite, le rencontrent, s'étonnent, ne peuvent concevoir un renversement si rapide dans la fortune de ce grand homme, et ont peine à le croire lui-même, quand il leur dit ses désastres. Dans l'état où il est réduit, les témoins l'importunent ; il aimerait mieux être inconnu partout, et pouvoir traverser le monde en sûreté à la faveur d'un nom obscur.  

Sa pensée se reporte vers l'époque de ses triomphes : sa félicité passée s'est changée en opprobre.

Mais la Fortune punit de ses propres bienfaits les malheureux qu'elle abandonne ; elle surcharge l'adversité du poids d'une renommée éclatante, et insulte au bonheur passé. À présent, Pompée reconnaît que ses prospérités ont été trop rapides, il se plaint de l'éclat de ses premiers triomphes sous les drapeaux de Sylla ; aujourd'hui, les flottes battues à Coryce et les trophées du Pont pèsent à sa grandeur déchue. C'est ainsi que le malheur d'avoir trop vécu a obscurci la gloire de tant de grands hommes. Si le dernier jour du bonheur n'est pas aussi le dernier de la vie, et si la mort ne prévient les revers, la félicité passée se change en opprobre. Et qui jamais, après cet exemple, osera se livrer à la prospérité sans avoir préparé sa mort ? 

Il arrive aux bords de la mer ; il se jette dans une barque et fait voile vers Lesbos. 

Arrivé au bord où le Pénée, rougi du sang versé dans les champs de Pharsale, se précipite dans la mer, Pompée se jette dans une barque à peine assez solide pour aller sur un fleuve, et trop fragile pour résister au choc des vents et des flots. C'est sur ce faible esquif que s'échappe, passager tremblant, celui dont les flottes couvrent encore les mers de Corcyre et de Leucade, celui que la Liburnie et la Cilicie reconnaissent pour leur vainqueur. II ordonne qu'on fasse voile vers le rivage de Lesbos, vers cette île dépositaire de ce qu'il a de plus cher au monde. 

Cornélie ; ses mortelles inquiétudes. 

 C'est là, Cornélie, que tu vivais cachée, et dans une inquiétude aussi cruelle que si tu avais été au milieu des champs de Pharsale. De noirs présages t'agitent sans cesse ; ton sommeil est troublé par de violentes frayeurs ; tes nuits se passent en Thessalie, et dès que le jour chasse les ténèbres, errante sur la cime des rochers qui bordent la mer, les yeux attachés sur les flots, tu es la première à découvrir dans le lointain les voiles flottantes d'un vaisseau qui s'avance ; mais tu n'oses demander des nouvelles de ton époux. Tu vois une barque voguer vers toi, voiles déployées ; tu ne sais pas ce qu'elle t'apporte, mais dans un moment toutes tes craintes vont se réaliser. Ô Cornélie ! Celui qui vient t'annoncer le malheur de nos armes, la défaite et la fuite de ton époux ; c'est ton époux lui-même. Pourquoi dérober ces instants au deuil ? Il n'est plus temps de craindre, il est temps de pleurer. 

Le navire aborde. Cornélie s'élance aussitôt et tombe en défaillance. Enfin, elle reprend ses sens

Le navire aborde. Cornélie s'élance, et reconnaît Pompée. Elle voit le crime des dieux marqué sur le front pâle du héros, sur cette face vénérable qu'il couvre de ses cheveux blancs, et sur ses vêtements tout souillés de poussière. À cette vue, elle chancelle, l'infortunée ; un nuage répandu sur ses yeux lui dérobe la lumière du ciel, l'excès de la douleur lui ôte le sentiment, tout son corps tombe en défaillance, son cœur reste longtemps immobile et glacé, et la mort qu'elle a invoquée semble avoir exaucé ses vœux.
Pompée descend du navire attaché par un câble au rivage, et s'avance sur cette plage solitaire. À son approche, les fidèles
servantes de Cornélie retiennent leurs cris, et ne se permettent d'accuser le ciel que par des gémissements étouffés. Elles s'efforcent en vain de relever leur maîtresse évanouie sur la terre. Mais son époux l'embrasse, et pressant sur son sein son corps saisi d'un froid mortel, lui rend la chaleur et la vie. Cornélie, dont le sang recommence à couler, reconnaît la main qui la presse, et ses yeux ont la force de soutenir la tristesse profonde qu'elle voit peinte sur son visage. Il lui défend de se laisser abattre par l'infortune, et réprime en ces mots l'excès de sa douleur. 
 

Discours du héros. 

"Femme de Pompée, oubliez-vous de quels aïeux vous êtes née ? Est-ce à une âme si courageuse de succomber sous les premiers revers ? Voici le moment d'éterniser la mémoire de vos vertus. La magnanimité de votre sexe n'est point attachée au maintien des lois ni aux travaux des armes ; le malheur d'un époux en est l'unique épreuve. Élevez, affermissez votre âme ; que votre piété envers moi combatte et surmonte le sort ! Aimez votre époux d'autant plus qu'il est vaincu. C'est à présent surtout que je fais votre gloire. Les faisceaux, le sénat, une foule de rois, tout s'éloigne. Commencez à vous regarder comme mon unique compagne, et à me tenir lieu de tout. Il serait honteux, votre mari vivant, de montrer une douleur extrême. Réservez vos larmes pour mon trépas, ce sera le dernier gage de votre foi. Jusque-là, vous n'avez rien perdu ; je respire ; ma Fortune seule a péri, et si c'est elle que vous pleurez, c'est elle que vous avez aimée." 

Cornélie laisse tomber quelques plaintes entrecoupées de sanglots.

À ce reproche de son époux, Cornélie soulève à peine sa tête languissante, et son cœur laisse échapper ces plaintes entrecoupées de sanglots. "Ô née pour le malheur de ceux à qui mon sort se lie ! Que ne suis-je entrée dans le lit de César ! J'ai coûté deux fois des larmes au monde. Celles qui présidèrent à mon hyménée furent Érinys et les ombres des Crassus. Vouée à ces mânes, j'ai porté dans le camp de la guerre civile les destins de l'Assyrie. J'ai entraîné tous les peuples dans ta ruine, j'ai éloigné tous les dieux du plus juste parti. Ô mon illustre époux ! Héros dont je n'étais pas digne ! Quoi, le sort a eu le droit de t'opprimer ! Pourquoi formai-je les nœuds impies qui t'allaient rendre malheureux ? Reçois ma mort, que je demande en expiation de mon crime, et pour te rendre la mer plus facile, les rois plus fidèles, l'univers plus soumis, jette dans les flots ta compagne ; plus heureuse si elle s'était dévouée avant les malheurs de tes armes, pour en obtenir le succès, qu'elle te serve au moins à expier tous les maux qu'elle cause au monde ! Ô Julie ! Ombre que j'irritais, où que tu sois, te voilà vengée de mon hymen par les malheurs de la guerre civile. Viens jouir encore de mon supplice, et, apaisée par le trépas de ton odieuse rivale, pardonne à ton époux." 

Pompée est attendri : tous les assistants fondent en pleurs.

À ces mots, elle tomba une seconde fois dans les bras de Pompée, et sa douleur arracha des larmes à tous les yeux. La grande âme de Pompée en fut elle-même attendrie, et ce héros qui d'un œil sec avait vu les champs de Pharsale, versa des larmes à Lesbos. 

Bon accueil du peuple de Mitylène. Offres de service ; Pompée refuse et remet à la voile. 

Alors le peuple de Mytilène (03) accourant en foule au rivage, lui dit : "Si notre île fait à jamais sa gloire d'avoir eu en dépôt la digne moitié d'un si grand homme, daignez aussi, Pompée, nous vous en conjurons, daignez vous-même, ne fût-ce qu'une nuit, prendre pour asile nos murs, et vous reposer au sein de nos dieux domestiques, sur la foi sainte et inviolable d'un peuple qui vous est dévoué. Faites de Lesbos un lieu mémorable qu'on vienne voir dans tous les siècles, et qui excite la vénération de tous les voyageurs romains. Vous n'avez pas de refuge plus assuré dans votre fuite ; toute autre ville peut espérer de trouver grâce auprès du vainqueur ; Lesbos ne peut plus s'attendre qu'à sa haine. D'ailleurs César n'a point de flottes, et nous sommes entourés de mers. Les sénateurs, sachant où vous êtes, viendront vous retrouver ; il faut un lieu connu pour rallier vos forces. Nos richesses, les trésors mêmes de nos temples vous sont offerts ; et que ce soit sur mer ou sur terre que vous veuillez employer notre brave jeunesse, elle est prête à vous suivre ; disposez de Lesbos et de tout ce qui est en son pouvoir. Enfin, épargnez à un peuple qui croit avoir bien mérité de vous, l'humiliation de laisser croire que vous n'avez compté sur lui que lorsque vous étiez heureux, et que vous avez douté de sa foi dès que le sort vous a été contraire." Pompée ne fut point insensible à la joie de trouver dans les Lesbiens un zèle si pur et si noble ; il s'applaudit pour l'humanité de voir que l'honneur et la foi n'étaient pas encore exilés du monde.
"Non, leur dit-il, il n'est aucun lieu de la terre qui me soit plus cher que Lesbos. Je n'en veux qu'un témoignage : c'est à Lesbos que j'ai confié toutes les affections de mon âme ; c'est ici que j'ai retrouvé ma maison, mes dieux, une seconde Rome aussi. Dans ma fuite, n'ai-je pas cherché à gagner un autre rivage ? Et quoique vous eussiez à craindre les ressentiments de César, je n'ai pas hésité à vous livrer en moi le moyen le plus sûr d'apaiser sa colère. Mais c'est assez de vous avoir rendus coupables une fois ; je dois poursuivre ma Fortune dans tout l'univers. Adieu, Lesbos, peuple à jamais heureux d'avoir acquis par ta vertu une renommée éternelle ; soit que ton exemple
engage les nations et les rois à me secourir, soit que tu aies la gloire d'être le seul qui dans mon malheur me soit resté fidèle, car j'ai résolu d'éprouver en quels lieux de la terre la justice règne, et en quels lieux le crime fait la loi. Dieu, qui veilles sur le dernier de mes vœux : fais-moi trouver partout des peuples comme le peuple de Lesbos, qui, tout malheureux que je suis, aiment mieux s'exposer à la colère de César que d'insulter à ma disgrâce ou d'attenter à ma liberté."

On voit s'éloigner avec douleur Cornélie : son éloge.

Il dit, et il fit porter la triste Cornélie sur le vaisseau qui l'attendait. À la désolation de ce peuple, on eût dit qu'on le forçait lui-même à quitter ses pénates et sa patrie. On n'entendait sur le rivage que des gémissements et des plaintes ; on ne voyait que des mains élevées vers le ciel, et quoique le malheur de Pompée eût affligé tous les cœurs, c'était moins ce héros qu'on plaignait que celle avec qui ce peuple était accoutumé à vivre comme avec une de ses citoyennes, et qu'il voyait avec douleur s'éloigner. Quand même elle irait joindre un époux triomphant, les femmes de Lesbos en lui disant adieu auraient peine à retenir leurs larmes, tant sa pudeur, sa dignité, la modestie répandue sur son chaste visage lui ont attiré leur amour. Ce qui les a le plus touchées, c'est que loin de se rendre incommode à ses hôtes, et loin d'humilier même les plus petits, elle a vécu à Mytilène dans le temps des prospérités et de la gloire de Pompée comme s'il eût été vaincu.

Navigation de Pompée ; ses entretiens avec le pilote.

Le soleil était à demi plongé sous l'horizon, et s'il est vrai qu'il y ait des peuples pour lesquels il se lève en se couchant pour nous, chacun des deux mondes ne voyait alors que la moitié de son globe de flamme. La nuit vient, et les soucis cruels et vigilants dont l'âme de Pompée est remplie, lui font parcourir de la pensée les villes et les peuples alliés des Romains, les cours de l'Orient, leurs mœurs, leur différent génie, et ces régions du Midi qu'une chaleur intolérable défend seule contre César. Souvent l'âme accablée de ces pénibles soins, et rebutée de l'affligeante image que lui présente l'avenir, il écarte pour respirer, ces idées tumultueuses, et l'abattement de ses esprits, qu'un trouble si violent épuise, lui laisse un moment de relâche. Il questionne alors le pilote sur tous les astres, comment on reconnaît les rivages, quel moyen le ciel lui donne de mesurer l'espace parcouru de la mer, quel astre lui montre la Syrie, quels feux du Chariot le font se diriger vers la Libye. L'observateur habile du taciturne Olympe lui répond : "Nous ne suivons pas ces astres qui lentement déclinent dans le ciel étoilé et abusent le pauvre matelot. Non. L'axe sans couchant qui ne se plonge jamais dans les ondes et qu'éclaire le double Arctos, voilà notre guide. Ce point se dresse-t-il au sommet de l'horizon, la petite Ourse domine-t-elle l'extrémité des antennes, nous marchons vers le Bosphore et la mer de Scythie. Mais que l'Arctophylax descende de la cime du mât et que Cynosure se penche vers la surface de la mer, c’est aux portes de la Syrie que se rendra le navire. Puis vous parvenez au Canope, content d'errer sous le ciel austral ; poussez à gauche, au-delà de Pharos le navire touchera les Syrtes. Mais ordonnez où je dois tourner ma voile, incliner mes vergues." Pompée encore irrésolu répond : " N'importe où, sur la mer sans fin, le plus loin, le plus loin possible des bords thessaliens, loin des mers et du ciel d'Italie. Le reste au gré des vents. Naguère confiée à Lesbos, maintenant Cornélie est avec moi ; tout à l'heure je savais quel rivage désirer. Maintenant, que la Fortune me choisisse un port."
Alors le pilote, au lieu de présenter la pleine voile au vent, l'incline ; le navire penche vers la gauche, afin de diriger sa route entre les écueils de la côte d'Asie et du rivage de Chio. On relâche les agrès de la proue, on tend ceux de la poupe. La mer ressentit le mouvement de la voile, et la proue annonça par le bruit des ondes qu'il s'y traçait un sillon nouveau. Tel et avec moins d'adresse, dans la course des chars, un écuyer habile, obligeant ses coursiers à décrire le tour le plus étroit du cirque, effleure la borne et l'évite.

 Il est rejoint par son fils, par la foule des grands qui lui est restée fidèle.

Le soleil revient éclairer la terre, et sa lumière efface les astres de la nuit. Bientôt tout ce qui est échappé au naufrage de Thessalie se rassemble auprès de Pompée. Son fils fut le premier qui, du rivage de Lesbos, suivit ses traces sur les mers. 
Après lui vinrent une foule fidèle de patriciens, car même depuis sa ruine et la défaite de son armée, la Fortune ne put l'empêcher d'avoir des esclaves couronnés, et dans sa déroute, il traînait après lui tous les rois de la terre, tous les sceptres de l'Orient. 
 

Discours qu'il adresse à Déjotarus, en lui prescrivant d'aller au fond de l'Asie chercher de nouveaux secours. Déjotarus part.

Déjotarus, ayant découvert çà et là les signes épars de sa fuite, venait enfin de le joindre. Pompée l'envoie au fond de l'Asie lui chercher de nouveaux secours. "Ô le plus fidèle de tous les rois, lui dit-il, j'ai perdu tout ce qui sur la terre était au pouvoir des Romains, mais il me reste à éprouver le zèle des peuples du Tigre et de l'Euphrate, où ne s'étend point encore la domination de César. Allez en mon nom soulever l'Orient et le Nord, pénétrez jusque dans le fond des États du Mède et du Scythe, allez dans un monde qu'un autre soleil éclaire, rendez au superbe Arsacide ces paroles que je lui adresse : Si l'ancienne alliance que nous avons jurée, moi par Jupiter Latin, vous par le culte de vos mages, subsiste encore entre Rome et vous, Parthes, remplissez vos carquois, tendez vos arcs, souvenez-vous qu'en chassant devant moi les peuples du Caucase, je vous laissai la liberté d'errer en paix dans vos campagnes, sans vous réduire à chercher dans les murs de Babylone un asile contre moi. J'avais déjà franchi les bornes du vaste empire de Cyrus, et vers le fond de la Chaldée, je touchais aux bords où l'Hydaspe et le Gange vont se jeter au sein des mers. Cependant lorsque la victoire me soumettait tout l'Orient, je voulus bien excepter le Parthe du nombre des peuples que je rangeais sous les lois de Rome, et leur roi fut le seul que je traitai d'égal. Ce n'est pas une fois seulement que les Arsacides m'ont dû la conservation de leur empire, et, après la sanglante défaite de Crassus en Assyrie, quel autre que moi eût apaisé le ressentiment des Romains ? Engagés par tant de bienfaits, ô Parthes ! Voici le moment de passer l'Euphrate qui devait à jamais vous servir de barrière. Courez sur cette rive que vous interdit le fondateur de Zeugma. Venez vaincre en faveur de Pompée ; et Rome elle-même consent à être vaincue à ce prix."
Quelque difficile que fût ce message, Déjotarus voulut bien s'en charger. Il dépose les marques de la royauté et part sous l'habit d'un esclave. Dans les périls, on voit souvent pour sa sûreté, un roi se donner l'apparence d'un homme indigent tant il est vrai que la vie du pauvre est plus tranquille que celle des maîtres du monde. 

 Pompée poursuit sa course ; il arrive à Syhédra ; il y délibère sur le parti qu'il doit prendre : son discours aux grands assemblés. 

Pompée ayant jeté Déjotarus sur le rivage de l'Asie, poursuit sa route, entre les écueils d'Icare. Il laisse derrière lui Éphèse et Colophon à la rade paisible ; et à la faveur d'un vent léger, que l'île de Cos lui envoie, il passe devant Cnide, rase l'île de Rhodes, dorée par le soleil, coupe le golfe de Telmesse, et la côte de Pamphilie se présente devant lui, mais n'y voyant pas encore d'asile assuré, il gagne l'humble ville de Phaselis, où il n'a point à craindre le peu d'habitants que la guerre y a laissés, et qui, tous ensemble, n'égalent pas le nombre des Romains qu'il a sur son vaisseau. Il s'avance et passe à la vue du mont Taurus, d'où tombent les eaux du Dipsante. Pompée eût-il jamais pu croire, dans le temps qu'il chassait de ces mers les pirates de Cilicie, qu'un jour, exposé sur un faible navire, il aurait besoin d'y trouver lui-même un passage tranquille ? Une grande partie du sénat se rallie auprès de son chef fugitif ; enfin il arrive au port de Syhédra, où le Sélinus accueille et renvoie les navires. Là, sa voix, qu'une douleur profonde avait tenue longtemps muette, rompt enfin le silence, et il parle en ces mots
"Compagnons de mes travaux et de ma fuite, vous qui êtes Rome pour moi, quoique nous soyons assemblés sur une plage solitaire, sur les bords de la Cilicie, où je me vois, sans secours et sans armes, abandonné de tout l'univers, j'ose former de nouveaux desseins pour changer la face des choses. Rappelez toutes les forces de vos grandes âmes. Je n'ai bas péri tout entier à Pharsale, et mon malheur ne m'a point tellement abattu, que je ne puisse relever ma tête et me dégager du milieu des ruines où l'on me croit enseveli. Marius errant et caché entre les débris de Carthage ne s'est-il pas relevé de sa chute ? Ne l'a-t-on pas revu dans Rome, précédé des faisceaux ? Ne l'a-t-on pas vu encore une fois inscrire son nom dans nos fastes ? Et si la main de la Fortune s'est moins appesantie sur moi que sur lui, me tiendra-t-elle terrassé ? J'ai mille vaisseaux sur les mers de la Grèce, mille chefs sont sous mes drapeaux. Pharsale a plutôt dispersé que renversé mes forces. La seule réputation que mes anciens travaux m'ont faite dans tout l'univers et un nom longtemps cher au monde suffiraient pour me soutenir. Ce que je vous laisse à examiner, c'est à qui nous aurons recours : de l'Égyptien, du Parthe ou du Numide, et sur les forces et la fidélité duquel on peut le plus compter. Pour moi, je vais vous confier mes inquiétudes secrètes et quelle serait ma résolution. L'enfance du roi d'Égypte m'est suspecte. Pour lutter contre le malheur, le zèle a besoin d'un courage affermi par toute la vigueur de l'âge. Juba n'a pas oublié son origine. D'un autre côté, l'artificieuse duplicité du Maure m'épouvante. Ce peuple a hérité de la haine de Carthage contre les Romains. Le Numide qui occupe le trône a dans le cœur tout l'orgueil d'Hannibal, qui par sa souche oblique souille de son sang ses aïeux Numides. Il n'est déjà que trop fier d'avoir vu Varus suppliant et d'avoir protégé nos armes. Le parti le plus sûr est donc de nous retirer vers l'Orient. L'immense Euphrate partage le monde en deux empires, et les portes Caspiennes servent de barrières à ces vastes contrées qu'un autre ciel éclaire et qu'entoure un Océan d'une autre couleur que le nôtre. Vaincre et dominer sont les plaisirs de ces peuples fiers. Leurs coursiers sont superbes, leur arc est terrible, dès l'enfance et jusque dans la vieillesse ils le tendent avec vigueur. Le trait décoché par leur main porte une mort inévitable. Ils furent les seuls qui arrêtèrent l'impétuosité d'Alexandre. Ils soumirent Bactres et Babylone, le Mède et l'Assyrien. Nos javelots les intimident peu, et depuis le malheur de Crassus, ils savent trop qu'avec les carquois des Scythes, leurs aïeux, ils peuvent défier nos armes. C'est peu pour eux d'aiguiser leurs flèches, ils savent les empoisonner. La plus légère blessure en est fatale, et dès que la pointe pénètre jusqu'au sang, elle y laisse la mort. Et que ne puis-je moins compter sur la valeur des Arsacides ? Leurs destins qui balancent les nôtres ne leur inspirent que trop d'audace, et la faveur des dieux ne les a que trop secondés. Je ferai donc sortir ces peuples des régions où naît le jour, je les ferai marcher vers nos climats et y porter la guerre. Je lancerai l'Orient hors de ses retraites. S'ils me manquent de foi, s'ils trahissent l'alliance jurée, au-delà des bornes du monde habité, je consommerai mon naufrage ; on ne me verra point implorer les rois que j'ai faits, mais sur cette terre éloignée j'aurai la consolation de mourir sans coûter un nouveau crime à César, sans rien devoir à sa pitié. Cependant, plus je me rappelle ma vie passée, plus j'ose croire que mon nom est respecté dans l'Orient. Quelle gloire nos armes n'ont-elles pas acquise au-dessus de l'Euxin, aux bords du Tanaïs, alors que je me montrai à tout l'Orient ? En quelle partie du monde avons-nous eu des succès plus rapides ? des triomphes plus éclatants ? Ô Rome ! Fais des vœux pour le dessein que je médite. Et que peuvent jamais les dieux t'accorder de plus favorable, que d'engager le Parthe dans tes guerres civiles, d'y consumer ses forces redoutables et de l'envelopper dans tes malheurs ? Si le Parthe et César, croisant leur glaive, en viennent aux mains, quel que soit le vainqueur, il faut que la Fortune ou me venge ou venge Crassus !"
 

On improuve son dessein. Lentulus ouvre un second avis : son discours.

Au murmure qui s'éleva dans l'assemblée, il fut facile à Pompée de juger qu'on désapprouvait son dessein. Lentulus se distingua dans ce conseil par la chaleur de son zèle et la majesté de sa douleur. Il se lève et il fait entendre ces paroles dignes d'un homme, naguère consul :
"Hé quoi, Pompée, le malheur de Thessalie a-t-il jusque-là consterné votre âme ? Un jour a-t-il tout renversé ? Pharsale a-t-elle vu périr jusqu'au dernier espoir de la République ? La plaie enfin est-elle si profonde, et le mal est-il incurable au point qu'il ne vous reste d'autre ressource que d'aller implorer le Parthe, et vous prosterner à ses pieds ? Pourquoi, transfuge de ce monde, aller chercher un ciel nouveau, des astres inconnus, une terre étrangère ? Voulez-vous, esclave du Parthe, vous ranger sous ses lois, vous soumettre à son culte, aller avec les Chaldéens adorer le feu de leurs foyers ? Vous, qui prétendez n'avoir pris les armes que pour l'amour de la liberté, pourquoi, si vous pouvez endurer l'esclavage, en avoir imposé à ce malheureux univers ? Le Parthe, qui frémit d'effroi quand il apprit que Rome vous avait mis à la tête de ses armes, le Parthe, qui vous a vu des forêts de l'Hyrcanie et du rivage de l'Inde traîner les rois captifs après vous, le Parthe vous verra, triste rebut du sort, humilié, tremblant, consterné devant lui !  Quels projets son orgueil ne va-t-il pas fonder sur notre puissance abattue, en se comparant avec Rome, qu'il croira voir en vous, suppliante à ses pieds ? Et que lui direz-vous qui soit digne de votre courage et du rang que vous occupez ? Le barbare ignore votre langue, il faudra que vos larmes, les larmes de Pompée implorent sa compassion. Qu'il vous l'accorde ! Quelle honte pour Rome d'avoir besoin du Parthe pour venger ses malheurs ? Est-ce pour subir cet affront qu'elle vous a fait notre chef ? Pourquoi répandre chez ces barbares le bruit de vos calamités ? Pourquoi leur découvrir des plaies qu'il eût fallu tenir cachées ? Pourquoi leur apprendre à franchir les barrières de leur empire ? La seule consolation de Rome, dans son malheur, était d'écarter tous les rois, et de ne servir qu'un citoyen, et vous, traversant l'univers, vous voulez attirer jusqu'au sein de Rome des peuples qui ne demandent qu'à la déchirer ! Vous reviendrez des bords de l'Euphrate, à la suite des étendards que le Parthe enleva au malheureux Crassus ! Le seul de tous les rois qui, dans le temps que la fortune ne se déclarait point encore, s'est exempté de cette guerre, osera-t-il, instruit de la victoire et des forces de César, s'associer à vos disgrâces et marcher contre lui ? N'en attendez pas ce courage. Les peuples nés dans les frimas du Nord sont belliqueux et indomptables, mais ceux du Levant sont amollis par la douceur de leur climat. Ces robes longues et flottantes dont les hommes y sont vêtus, annoncent-elles des guerriers ? Dans les campagnes de la Médie, dans les champs du Sarmate, dans les vastes plaines qu'arrose le Tigre, le Parthe ayant la liberté de fuir, et de se rallier, est un ennemi invincible. Mais dans un pays hérissé de montagnes, lui fera-t-on gravir des rochers escarpés ? Surpris, attaqué dans la nuit, quel usage ses mains feront-elles de son arc ? S'il faut passer à la nage un fleuve rapide et profond, est-il accoutumé à vaincre l'impétueux courant des eaux ? Et dans les chaleurs de l'été, au milieu des flots de poussière, couvert de sang et de sueur, soutiendra-t-il sous un soleil brûlant tout le poids d'un jour de bataille ? Il ne connaît ni le bélier, ni aucune machine de guerre. Une tranchée à combler est un travail au-dessus de ses forces ; poursuit-il l'ennemi, tout ce qui s'oppose au vol d'une flèche est un rempart contre lui. De légers combats, une guerre fugitive, des escadrons volants, des soldats plus propres à quitter leur poste qu'à chasser l'ennemi du sien : voilà le Parthe ; il est réduit au lâche expédient d'empoisonner ses flèches ; il n'ose approcher l'ennemi, mais du plus loin qu'il peut l'atteindre, il tend son arc, et laisse au vent le soin de diriger ses coups. L'épée impose la vaillance, et c'est l'arme de tous les peuples vraiment belliqueux. Voyez les Parthes dans les combats : désarmés dès la première charge, sitôt que leur carquois est vide, ils sont obligés de s'enfuir ; leurs bras n'ont aucune vigueur : toute leur confiance est au venin dans lequel ils trempent leurs flèches. Et vous, Pompée, vous comptez sur un peuple, à qui, dans les combats, le fer ne peut suffire ! Un si honteux secours vaut-il que vous alliez mourir loin de votre patrie, à l'autre bout de l'univers ? qu'une terre barbare vous couvre, et qu'on vous y accorde une pierre étroite et sans gloire, grâce encore digne d'envie, dans un pays où Crassus est privé de la sépulture ? Toutefois votre sort n'est pas le plus malheureux ; car le trépas est le dernier des maux, et il n'a rien d'effrayant pour des hommes de courage ? Mais que deviendra Cornélie ? Ce n'est pas la mort qui l'attend chez les Parthes. Ignorez-vous comment ces peuples dissolus traitent les plaisirs de l'amour ? Leur usage est l'instinct des bêtes. Un même lit reçoit des épouses sans nombres ; les lois, les nœuds de l'hyménée y sont souillés par ce mélange impur ; ses mystères les plus secrets y sont célébrés sans pudeur, en présence de mille femmes. Cette cour plongée dans l'ivresse et dans les délices des festins, ne s'interdit aucun excès de licence et de volupté.  Les nuits se passent entre ces rivales à rallumer sans cesse les désirs d'un homme, et à les combler tour à tour. Les sœurs, les mères, noms sacrés, partagent la couche des rois. La fable d'Œdipe, quelque involontaire que fût son crime, le rendit horrible aux nations ; combien de fois, avec pleine lumière, un pareil commerce a donné des héritiers aux Arsacides ! Que ne se permet pas un roi, qui se croit permis de donner des enfants à sa mère ! L'illustre fille des Scipions sera donc la millième femme destinée au lit d'un barbare, et la plus exposée sans doute aux outrages d'un amour qu'elle irritera par sa fière sévérité, et par le nom de ses époux ; car un nouvel attrait pour les désirs du Parthe, ce sera de savoir que votre femme fut celle de Crassus. C'est une captive qui lui est échappée dans la défaite des Romains, et qu'il croira que le sort lui ramène. Rappelez-vous, Pompée (
04), ce carnage affreux de nos légions dans l'Assyrie ; et vous rougirez, non seulement d'implorer le secours de ce roi funeste, mais d'avoir, à toute chose, préféré la guerre civile. Et quel plus grand crime aux yeux des nations dans le gendre et dans le beau-père, que d'avoir laissé, pour se détruire entre eux, Crassus et les siens sans vengeance ! Il fallait que Rome, avec toutes ses forces et tous ses chefs, fondît à la fois sur Bactres, et que, de peur de n'avoir pas assez d'armes pour l'accabler, laissant l'empire à découvert du côté du Germain et du Dace, elle abandonnât ses frontières, jusqu'à ce que la perfide Suse et Babylone eussent caché sous leurs ruines les tombeaux de nos guerriers. Ô fortune, c'est la guerre avec l'Assyrie que nous te demandons. Si Pharsale a consommé la guerre civile, que le vainqueur marche contre le Parthe. C'est le seul peuple de l'univers dont nous puissions voir avec joie César triomphant. Vous, Pompée, dès le moment que vous aurez passé l'Araxe glacé, attendez-vous à voir le morne fantôme du vieux Crassus, tout percé des flèches du Parthe, vous apparaître et vous parler ainsi : Ô toi ! qu'après ma mort mon ombre errante regardait comme le vengeur de l'outrage fait à ma cendre, tu viens ici parler d'alliance et de paix ! Alors à chaque pas, vous trouverez des monuments de la honte de Rome. Les villes vous offriront les têtes de nos chefs qu'on y a portées en triomphe ; l'Euphrate vous rappellera tous ces morts, dont il a roulé les cadavres ; le Tigre, tous ceux qu'il a engloutis sous la terre, et qu'il a revomis en reprenant son cours. Si vous pouvez aller à travers ces objets, implorer l'amitié du Parthe, allez donc implorer celle de César jusque sur le champ de Pharsale. Mais pourquoi ne pas préférer des peuples amis des Romains ? Si le Numide vous est suspect, si la mauvaise foi de Juba nous effraye, cherchons un asile en Égypte, dans l'héritage de Lagus. D'un côté, les écueils des Syrtes, de l'autre, les sept bouches du Nil, dont les eaux repoussent la mer, défendent l'Égypte. Cette terre fertile est contente des richesses qu'elle produit, elle n'attend rien ni du commerce du monde ni de l'influence du ciel : elle a mis toute sa confiance dans le Nil. Ptolémée, encore enfant, vous doit le sceptre qu'il possède, le royaume et le roi sont sous votre tutelle. Qui peut craindre un fantôme de roi ? Son âge est l'âge de l'innocence. Ce n'est pas dans de vieilles cours qu'il faut chercher la justice, la bonne foi, le respect des dieux : l'habitude de tout pouvoir fait perdre la honte de tout oser ; et on distingue les jeunes rois à la douceur de leur empire."
 

Il entraîne tous les esprits. On décide d'aller en Égypte.

Ces paroles de Lentulus entraînèrent tous les esprits. Son avis l'emporta sur celui de Pompée, tant l'extrémité du péril rétablit d'égalité entre les hommes. Ils quittent la côte de Cilicie et vont aborder à l'île de Chypre, séjour favori de la déesse à qui la mer de Paphos a donné le jour, si l'on peut croire que les dieux soient nés, et s'il est possible que jamais aucun d'eux ait commencer d'être.
Pompée quitte ces rivages, mesure les roches de Chypre, tournées vers l'Auster, et se laisse entraîner par l'oblique courant de la vaste mer. Sans jeter l'ancre au pied du phare, cher aux matelots, il lutte contre le vent et touche à grande peine aux rives basses de l'Egypte, aux lieux où le Nil divisé s'épand près de Peluse par la septième et la plus large de ses bouches.
 

Son conseil délibère. Achorée rappelle les bienfaits de Pompée, mais Pothin ose proposer le meurtre du héros : son discours. On applaudit au crime. 

C'était le temps où la Balance ne tient qu'un moment en équilibre les heures du jour et celles de la nuit, et va rendre aux nuits de l'automne l'avantage que le Bélier a donné aux jours du printemps. Le jeune roi était sur le mont Casius. Pompée s'y dirige. Ni le soleil ni les voiles ne languissent. Déjà le cavalier en sentinelle sur le rivage, accouru à la hâte, avait jeté l'alarme en apprenant la venue de Pompée. À peine avait-on le temps de tenir conseil ; cependant tous les infâmes courtisans de Ptolémée s'assemblent dans le palais d'Alexandre. Il se trouve parmi eux un homme juste, un vieillard dont les ans ont mûri la sagesse, éteint les passions. Achorée est son nom, Memphis l'a vu naître, Memphis qui du haut de ses murs observe les progrès du Nil lorsqu'il inonde les campagnes, Memphis si fier de ses dieux ! Ce sage avait vu plusieurs fois, dans le cours d'un long sacerdoce, s'accomplir le nombre des révolutions lunaires que doit vivre le bœuf Apis. Il fut le premier qui donna sa voix dans le conseil ; il rappela les bienfaits de Pompée, son amitié pour le père du roi et la sainteté de leur alliance, mais Pothin, plus habile à démêler le caractère d'un mauvais prince, et plus instruit dans l'art de le persuader, osa proposer le meurtre de Pompée. "Ptolémée, dit-il, la justice et le droit tiennent souvent lieu de crime, et si la foi qu'on garde à ceux que trahit la fortune obtient des éloges, elle attire des châtiments. Rangez-vous du parti des dieux et du sort ; honorez les heureux, et repoussez les misérables. Il y a moins de distance entre les astres et la terre, entre le feu et l'eau de la mer qu'entre l'utile et le juste. Toute la force des sceptres s'anéantit dès qu'on pèse leurs droits au poids de l'équité. La pudeur et l'honnêteté renversent les empires. L'autorité ne se soutient que par la liberté du crime et par l'usage illimité du glaive. Le droit d'user de violence ne se conserve qu'en s'exerçant. Que celui qui veut être juste descende du trône ! L'absolu pouvoir ne peut jamais s'accorder avec la vertu, et qui rougit de tout violer aura sans cesse tout à craindre. Punissez Pompée d'avoir méprisé la faiblesse de votre âge, et d'avoir pensé que tout vaincu qu'il est, nous n'oserions lui fermer nos ports. Si vous êtes las de régner, ce n'est pas à lui qu'il faut livrer l'héritage de vos pères ; vous avez une sœur à qui vous le devez ; rappelez-la au trône d'où vous l'avez bannie. Mettons l'Égypte à couvert des armes romaines ; tout ce qui n'aura point été au vaincu sera épargné par le vainqueur. Chassé du monde entier, perdu sans ressource, Pompée cherche avec qui tomber. Les mânes des Romains qu'il a fait périr le poursuivent. Ce n'est pas seulement son beau-père qu'il fuit, il fuit les regards du sénat, dont le plus grand nombre est la proie des vautours de la Thessalie ; il craint les nations qu'il a laissées nageant ensemble dans les flots de leur sang ; il craint cette foule de rois qu'il a entraînés dans son naufrage. Chargé du crime de la Thessalie, rebuté partout, il se jette dans le seul pays qu'il n'ait pas encore ruiné, et c'est ce qui le rend plus coupable envers vous. Pourquoi, Pompée, venir souiller et rendre suspecte à César cette Égypte qui s'est tenue en paix ? Pourquoi la choisir pour le lieu de ta chute, et y transporter les destins de Pharsale et ton propre malheur ? Nous avons déjà un crime à expier par ta mort : c'est de te devoir le sceptre, et d'avoir fait des vœux pour toi. Ce glaive que le sort nous force de tirer était destin, non pas à toi, mais au vaincu. C'est toi, Pompée, qu'il va percer ; nous aurions voulu que ce fût ton beau-père ; nous sommes emportés par le torrent qui entraîne l'univers. Tu offres ta tête au glaive, pouvons-nous ne pas frapper ? Malheureux ! Quelle confiance te livre à nous ? Ne vois-tu pas un peuple sans armes occupé à cultiver ses campagnes encore humides, aussitôt que le Nil a retiré ses eaux ? II faut savoir mesurer ses forces, et avouer son impuissance. Êtes-vous, Ptolémée, un assez ferme appui pour un homme dont la ruine écrase Rome elle-même ? Irons-nous remuer les cendres de Pharsale, et attirer la guerre sur nos bords ? Avant le combat de Thessalie, nous n'avons embrassé aucun parti, et à présent nous suivrions des drapeaux que le monde entier abandonne ! Nous oserions défier un vainqueur dont la puissance et la destinée se déclarent impérieusement ! Il est honteux d'abandonner celui qui tombe dans l'infortune, mais ce n'est qu'autant qu'on l'a suivi dans la prospérité, et personne n'attend, pour choisir ses amis, l'instant où ils sont malheureux."
Tout le conseil applaudit au crime, et le roi, encore dans l'enfance, fut flatté de voir que ses ministres lui déféraient l'honneur, nouveau pour lui, de décider ce grand coup. Achillas est chargé de l'exécution. Aux lieux où la plage perfide se prolonge en laissant le Casius, où les sables égyptiens montrent que les Syrtes y sont unies, il monte avec ses satellites sur une barque qui les contient à peine. Ô dieux ! C'est l'Égypte, c'est la barbare Memphis, c'est la foule énervée des habitants de Canope qui a cette audace ? Est-ce ainsi que la fatalité des guerres civiles accable le monde ? Que Rome succombe ? L'Égypte compte pour quelque chose dans ces désastres ?  Un glaive égyptien contribue à notre perte ? Discorde civile, sois fidèle à tes promesses, interdis du moins le parricide aux mains étrangères ; arme celles d'un parent. La tête de Pompée ne vaut-elle pas un crime de César ? Quoi ! Ptolémée, tu ne crains point d'être accablé sous sa chute ? Le ciel tonne, et toi, être impur, moitié d'homme, tu oses porter ici tes mains profanes ? Respecte en lui non le vainqueur du monde, non celui que le Capitole a vu trois fois traînant les rois après son char, non le vengeur de Rome et du sénat, non le gendre de César enfin, mais ce qui doit suffire à un roi, respecte un Romain dans Pompée. Quels fruits attends-tu de ce parricide ? Tu ne sais plus, prince cruel, ce que tu vas devenir ; tu n'as plus aucun droit au sceptre de l'Égypte, c'est de Pompée que tu le tiens ; sa mort te laisse sans appui. 
 

Le héros s'apprête à descendre ; une barque s'avance au devant de lui, chargée de ses assassins : on l'invite à y descendre.

Le héros avait refusé les voiles au vent, et la rame poussait son vaisseau vers ce détestable rivage. Alors s'avance au-devant de lui la barque qui porte ses assassins. Ils l'assurent en l'abordant que l'Égypte lui est ouverte, mais accusant les bancs de sable qui rendent l'abord difficile aux vaisseaux étrangers, ils l'invitent à descendre de son navire dans leur barque. Si les lois de la destinée et l'irrévocable décret de sa mort ne l'eussent pas entraîné vers les bords où il devait périr, il lui eût été facile de prévoir le complot tramé contre lui, car s'il y avait eu de la bonne foi dans l'accueil qu'on lui faisait, si un zèle sincère eût ouvert le palais de Ptolémée à son bienfaiteur, ce roi lui-même avec toute sa flotte, ne fût-il pas venu le recevoir ? Mais Pompée cède à son mauvais destin ; il descend dans la barque, il laisse ses vaisseaux, il préfère la mort à la crainte.
Cornélie allait se précipiter avec son époux sur la barque ennemie, d'autant plus résolue à ne le pas quitter qu'elle avait un pressentiment de sa perte. "Demeurez, lui dit-il, épouse téméraire, et vous, mon fils, je vous en conjure ; éloignez-vous du rivage, attendez mon sort. Ce n'est qu'au péril de ma tête que je veux éprouver la foi de cette cour."
 

Reproches de Cornélie. Sa prière n'est point écoutée.

Il dit, mais sourde à sa prière, Cornélie éperdue lui tendait les bras. "Où vas-tu sans moi, cruel ? lui dit-elle. Veux-tu m'abandonner une seconde fois comme aux jours funestes de Thessalie ? Jamais, tu le sais, nous ne nous séparons que sous de malheureux auspices. Ah ! si tu voulais m'écarter de tous les bords où tu descends, pourquoi venir me chercher à Lesbos ? Que ne m'y laissais-tu cachée ? Quoi ! N'est-ce donc que sur les mers que tu me permets de t'accompagner ?"
Quoique ses plaintes ne soient pas écoutées, Cornélie n'en demeure pas moins sur le bord du vaisseau, penchée et prête à s'élancer, et dans l'égarement où la frayeur la jette, elle ne peut ni détourner ses yeux de la barque ni les fixer sur son époux. La flotte de Pompée se tient à l'ancre dans l'inquiétude, et dans l'attente du succès. Elle craignait non la violence ou la trahison de Ptolémée, mais que Pompée ne s'abaissât jusqu'à la prière, et ne fléchit devant un sceptre que lui-même il avait donné.
 

 Septimius, Achillas. 

Comme le héros se prépare à descendre, Septime vient le saluer ; Septime, soldat romain, qui avait servi sous ses enseignes, et qui depuis, rougissez, dieux du ciel ! avait quitté les aigles pour les drapeaux d'un roi dont il était le satellite : homme cruel, violent, atroce, et plus affamé de carnage que les bêtes féroces. Ô Fortune, qui n'eût pas cru que tu avais voulu épargner le sang des peuples en dérobant cette main meurtrière à la guerre civile, et en l'éloignant de Pharsale ? Mais, non, tu as  disposé les glaives, de sorte qu'aucun pays du monde ne manque d'être souillé de sang, et que Rome t'offre partout des meurtriers et des victimes. Ô honte éternelle pour les vainqueurs ! Ô souvenir dont à jamais rouissent les dieux ! Ce fut de l'épée d'un Romain qu'un roi se servit pour ce meurtre ! Ce fut, Pompée, sous l'un de tes glaives que Ptolémée fit tomber ta tête ! 
Quelle sera chez la postérité la mémoire de ce perfide ? Et comment appeler l'attentat de Septime, si l'on donne le nom de parricide à l'action de Brutus? 
 

Le héros tombe frappé. 

Pompée touchait à sa dernière heure ; emporté dans la barque, il était tombé au pouvoir de ses ennemis. Les assassins tirent  l'épée, et le héros voyant le fer levé sur lui, s'enveloppe le visage de sa robe ; il s'indigne d'offrir au sort sa tête nue ; il ferme les yeux, et retient son haleine, de peur qu'il ne lui échappe en mourant quelques plaintes ou quelques larmes qui ternissent l'éclat immortel de son nom. Mais sitôt que le perfide Achillas lui a enfoncé l'épée dans le sein, il se laisse tomber sous le coup sans pousser un gémissement. Plein de mépris pour le crime, immobile, il veut que sa mort témoigne de sa grandeur et il roule ces pensées dans son cœur : "Tout l'univers a les
yeux sur toi ; l'avenir même est attentif à ce qui se passe dans cette barque et juge la foi de l'Égypte ; prends soin de ta gloire, Pompée. Ta longue vie s'est écoulée dans les prospérités ; le monde ignore, à moins que ta mort ne le prouve, si tu sais soutenir les revers. Ne conçois ni honte ni regret de périr sous les coups d'un lâche : de quelque main que tu sois frappé, crois que c'est la main de César. Qu'ils déchirent mon corps, qu'ils dispersent mes membres ; je suis heureux, grands dieux ma vertu me reste, et il n'est au pouvoir d'aucun de vous de m'enlever ce bien. Le malheur n'est attaché qu'à la vie ; le trépas va m'en délivrer. Cornélie et mon fils Sextus sont témoins de ce meurtre. Ô ma douleur, garde-toi d'éclater ; s'ils admirent ma mort, c'est le garant de leur amour. "
C'est ainsi que Pompée mourant maîtrise son âme, et la défend de tout ce qui peut la troubler. 

 Cornélie est témoin de l'affreux spectacle : ses douleurs.

Mais Cornélie qui a moins de courage pour voir mourir son époux qu'elle n'en aurait pour mourir elle-même, remplit l'air de ses cris douloureux.
"Ô mon époux ! dit-elle, c'est moi qui t'assassine. Le détour que tu as fait pour venir à Lesbos a donné à César le temps de te devancer sur le Nil, car quel autre que lui eût ordonné ce crime ? Qui que tu sois, toi que le ciel envoie pour arracher la vie à mon époux, soit que tu serves la rage de César ou que tu assouvisses la tienne, tu ne sais pas où ta main doit frapper pour déchirer l'âme de Pompée. Tu te hâtes de lui donner le coup mortel ! C'est tout ce qu'un vaincu demande. Que ma mort précède la sienne, et qu'il en soit témoin. Voilà son vrai supplice. Si la guerre est son crime, je n'en suis pas exempte. Je suis la seule Romaine qu'on ait vue suivre son époux et sur les mers et dans les camps : aucun de ses dangers ne m'a intimidée ; j'ai fait ce que les rois n'ont osé faire, j'ai tendu les bras au proscrit. Est-ce donc ainsi que ta femme, ô Pompée, a mérité d'être laissée sur un vaisseau, loin des dangers que tu courais ? Homme injuste, tu m'as fait l'outrage de ménager ma vie en exposant la tienne. Je trouverai la mort sans qu'un roi me l'envoie. Laissez-moi, matelots, me jeter dans les flots ou me servir de l'un de ces cordages. Pompée n'a-t-il pas un ami qui daigne me plonger son épée dans le sein ? Ce qu'un tel service aura de cruel sera imputé à César. Mais quoi ! Vous m'empêchez de finir mes déplorables jours ? Ô mon époux, tu respires encore, et Cornélie n'est déjà plus libre ! On me défend de me donner la mort, on me garde pour le vainqueur !" 

 Le vaisseau s'éloigne emportant Cornélie. 

À peine a-t-elle achevé ces mots, qu'elle tombe dans les bras des siens, et le vaisseau plein d'épouvante gagne la haute mer. 

La tête de son époux est mise au bout d'une lance et présentée à Ptolémée.

Pompée en expirant avait conservé sur son visage vénérable l'empreinte de la majesté. On n'y voyait que de l'indignation contre les dieux, l'effort même de l'agonie n'avait point altéré ses traits. C'est le témoignage de ceux qui virent sa tête séparée du tronc. Septime ajoutant le sacrilège au parricide, avait arraché le voile qui couvrait la face auguste du héros expirant. Il saisit cette tête palpitante, la tranche et la place toute livide sur les bancs des rameurs. Les nerfs, les veines, les vertèbres noueuses se brisent sous ses coups ; il n'avait pas l'art de faire voler une tête d'un seul coup. Dès que la tête tombe séparée du tronc, les soldats égyptiens s'en disputent la possession. Romain dégénéré, ministre subalterne du crime, cette tête sacrée que tranche ton glaive impie, un autre que toi la portera. Ô honte ! Ô destinée ! pour te reconnaître, Pompée, le sacrilège enfant presse cette chevelure auguste, objet du respect des rois, ornement d'un front généreux. Tandis que la face vit encore, que des sanglots crispent convulsivement sa bouche, que son regard devient fixe, on porte sur une lance égyptienne cette tête qui commandait la guerre, agitait les lois, le champ de Mars, le forum. Ô fortune romaine ! C'est sous ses traits que tu aimais à te voir toi-même. C'est peu de chose pour le tyran : il veut perpétuer la mémoire du crime. À l'aide d'un art impie, on enlève le sang desséché autour de la tête, on vide la cervelle, on sèche la peau, et quand toute l'humeur souillée est épuisée, on verse le suc qui conserve et raffermit la face.  

Funérailles de Pompée.

Dernier rejeton de la race de Lagus, prince indigne du jour que tu vas perdre et du sceptre qui va passer aux mains de ton impudique sœur, quoi ! tandis qu'Alexandre a sur le Nil un vaste et superbe tombeau, que des pyramides immenses couvrent les cendres des Ptolémées, et d'une foule de rois qui ont été la honte du trône, le corps de Pompée est le jouet des flots, et poussé d'écueil en écueil, se brise contre le rivage ! T'en eût-il coûté tant de soins de le conserver tout entier, ne fût-ce que pour l'offrir aux yeux de son beau-père ? 
Voilà donc ce que réservait à Pompée cette Fortune qui élevait si haut ses destins, et de quel coup elle devait le frapper au comble des grandeurs humaines ! La cruelle assemble en un seul jour tous les maux dont elle l'a exempté durant le cours d'une longue vie. Il n'est plus ce héros qui ne connut jamais le mélange des succès et des revers. Heureux, aucun dieu ne le troubla ; malheureux, aucun ne lui fit grâce. Leur main suspendue sur lui ne l'a frappé qu'une fois ; le voilà jeté sur le sable, brisé par les écueils, et le misérable jouet des eaux qui se mêlent avec son sang. Son corps est si défiguré, que la seule marque à laquelle il soit reconnaissable est d'être séparé de sa tête. Le sort voulut bien cependant lui accorder en secret une humble sépulture, soit pour qu'il n'en fût pas absolument privé, soit pour qu'il n'en obtînt pas une plus honorable.

  Cordus. 

De sa retraite, Cordus accourt tremblant vers la mer. Questeur, il avait quitté le rivage de Chypre, misérable compagnon de la fuite de Pompée. Il ose s'avancer à travers les ombres ; la pitié refoule la crainte dans son cœur, il va chercher le cadavre au milieu des flots, et attire à la rive les restes de Pompée.
La lune répandait à peine à travers les nuages une triste et faible clarté ; mais à la lueur de ses rayons, le cadavre flottant sur les eaux blanchissantes frappe les yeux du vieillard ; il le serre étroitement entre ses bras, et le dispute à la mer qui l'entraîne. Mais trop faible pour l'enlever, il attend que la vague le pousse, et secondé par elle, il l'amène au bord ; lorsqu'il le voit étendu sur le sable, il se jette lui-même sur le sein de Pompée, arrose de larmes toutes ses blessures, et se plaint au ciel en ces mots : "Ô Fortune ! ce Pompée, qui te fut si cher, ne te demande point l'encens et les parfums que Rome brûlerait sur son bûcher ; il ne demande point que sa pompe funèbre rappelle ses anciens triomphes, que des chants lugubres retentissent à son passage, que les citoyens, avec un saint respect, le portent comme leur père, et qu'une armée en deuil, et la lance baissée, environne son cercueil. Accorde seulement à ce héros la sépulture d'un homme du peuple, et un bûcher simple, où son corps mutilé se consume sans parfum. Donne à l'infortuné un peu de bois et un pauvre homme pour l'allumer. C'est bien assez, grands dieux ! de le priver des larmes de Cornélie. Si elle était ici je la verrais étendue sur le sable, et les cheveux épars, auprès du corps de son époux qu'elle presserait dans ses bras, mais quoiqu'elle ne soit pas encore bien éloignée, elle ne peut se joindre à moi pour lui rendre les derniers devoirs."
Comme il parlait ainsi, il découvrit de loin le bûcher d'un jeune homme, qui, négligé par ses amis, brûlait sans qu'aucun d'eux veillât auprès de lui. Il en va dérober la flamme, et dérobant au cadavre quelques bois à demi brûlés : "Qui que tu sois, dit-il, ombre délaissée et sans doute peu chère aux tiens, mais moins malheureuse que celle de Pompée, pardonne à une main étrangère de violer ton bûcher. S'il reste encore quelque sentiment au-delà de la vie, cède toi-même ta place, et loin de te plaindre qu'on te dérobe une partie de ce bûcher, tu aurais honte d'en jouir, tandis que les mânes errants de Pompée en seraient privés." 

 Discours du généreux romain.

Il dit, remplit sa robe de cendre ardente, et revient auprès du cadavre, qui presque emporté par les flots, pendait sur le bord. Il écarte la surface du sable, ramasse les débris épars d'une barque brisée, et les dépose sur cet étroit espace. La noble dépouille n'est pas couverte de branches de chêne, ses membres ne s'élèvent pas sur un amas de bois ; le feu est allumé autour de son corps, et non pas dessous. Cordus se prosterne : "Ô grand homme, dit-il, ô toi qui fis la gloire du nom Romain, s'il est plus triste pour toi d'être réduit à ces indignes funérailles que d'être le jouet des flots, puisse ton ombre détourner les yeux des devoirs que je te vais rendre. L'iniquité du sort autorise les soins que je prends pour empêcher que tu ne sois en proie aux animaux dévorants du ciel, de l'onde et de la terre ou exposé aux outrages de la haine de César. Contente-toi, s'il est possible, de cet indigne bûcher ; une main romaine te l'élève. Si le ciel me permet jamais de retourner dans l'Italie, tes cendres sacrées ne resteront point dans ce profane lieu. Cornélie les recevra de ma main, et les déposera dans une urne. En attendant, laissons sur ce rivage quelque marque qui enseigne le lieu de ta sépulture, et si quelqu'un veut apaiser tes mânes et les honorer dignement, qu'il sache où retrouver tes cendres, de ce tronc mutilé qu'il sache où rapporter la tête." Ainsi parlait le vieillard ; et de son souffle, il excitait la flamme et le corps du héros se consumait lentement dans le feu qu'alimente sa substance. 

Apostrophe du poète à Cordus : il le rassure contre le châtiment qu'il redoute. 

Dès que le jour commence à luire, dès que les astres pâlissent, Cordus, tremblant d'être surpris, s'éloigne et va se cacher. Malheureux, quel châtiment crains-tu ? Ce crime fera éternellement répéter ton nom par l'infatigable renommée ! César, l'impie César, te rendra grâce pour la sépulture rendue à son gendre. Va donc sans peur, avoue ces funérailles et réclame la tête ; mais sa piété ne lui permet pas de laisser les funérailles imparfaites. Il revient, retire des flammes le corps à demi consumé, et l'ensevelit sous le sable. De peur que le vent n'en disperse les cendres, il les couvre d'une pierre ; et pour qu'un matelot ne l'ébranle pas en y attachant son câble, sur un pieu à demi brûlé, il grave ces mots : Ici repose le grand Pompée. 

L'exiguïté du tombeau de Pompée ne nuira point à sa mémoire.

Ô Fortune ! Voilà ce que tu veux qu'on appelle le tombeau de Pompée, asile misérable où César aime mieux le voir que privé de sépulture. Main téméraire, pourquoi ce tombeau, pourquoi cette prison aux mânes errants de Pompée ? La terre entière est leur asile, jusqu'aux lieux où les rives du monde pendent sur l'Océan. Le nom romain, l'empire entier, telle est la mesure du tombeau de Pompée. Enfouis cette pierre, témoignage accusateur du crime des dieux. L'Oeta tout entier est le tombeau d'Hercule, Bacchus a toutes les hauteurs de Nysa, et Pompée n'a dans l'Égypte qu'une pierre ? Il peut occuper tous les domaines de Ptolémée. Ah ! Que du moins aucune marque n'indique sa sépulture ! Alors toute l'Égypte lui sera consacrée ; et incertains du lieu où il repose, les peuples ne fouleront qu'avec respect la terre qui peut le couvrir. Si tu veux, Cordus, graver un nom si sacré sur la pierre, ajoutes-y tous ses hauts faits. Joins-y la récolte du cruel Lépide, les guerres alpestres, Sertorius vaincu après le rappel du consul, le char de triomphe où il monta simple chevalier, le commerce du monde assuré, les Ciliciens chassés de la mer ; joins-y les barbares vaincus, ainsi que tant de nations nomades et tous les royaumes de l'Orient et du Nord. Dis que toujours au retour de la guerre il reprit la toge du citoyen, que satisfait de trois triomphes, il fit hommage à la patrie de ses mille trophées. Quel tombeau contiendra tant de hauts faits ? Un misérable bûcher, c'est tout ce qu'obtient Pompée, sans titres, sans la liste de ses aïeux. Ce nom que Rome lisait au fronton de tous ses temples et sur les arcs décorés des dépouilles des nations, ce nom est à peine gravé plus haut que le sable, sur une pierre que l'étranger ne peut lire sans se baisser, et que le Romain passerait inaperçue s'il n'était prévenu. Égypte ! Terre souillée par nos guerres civiles, que la prêtresse de Cumes était bien inspirée quand elle défendait au soldat romain de toucher à la rive du Nil, à ses bords gonflés par l'été. Terre cruelle, quel malheur te voue pour un pareil crime ? Que le Nil fasse retourner ses eaux aux lieux qui le voient naître, que tes campagnes stériles appellent en vain les pluies d'hiver, qu'elles se changent en poussière plus impalpable que celle de l'Éthiopie ! Tandis que Rome reçoit dans ses temples ton Isis et les chiens demi-dieux, et ton sistre lui commande le deuil, et cet Osiris dont les pleurs trahissent la nature mortelle, tu laisses les mânes de Pompée dans la poussière. Mais toi, Rome, qui as consacré des temples à ton tyran, tu n'as pas encore daigné faire apporter dans tes murs les restes de ton défenseur ! Son ombre est encore exilée ? Tu as pu craindre autrefois d'irriter son vainqueur, mais aujourd'hui qui peut t'empêcher de remplir un devoir si juste ? Et si la mer n'a point submergé le tombeau de Pompée, qui craindra de profaner ses cendres, qui ne prendra soin de les recueillir dans une urne digne de lui ? Que Rome commande ce crime et m'ordonne de les recueillir dans mon sein ! Heureux, s'il m'était donné d'aller les arracher à la terre pour les rendre à l'Italie et profaner la sépulture du héros ! Un jour peut-être, Rome demandant aux dieux la fin d'une disette, d'un vent meurtrier, d'un incendie sans mesure, d'un tremblement de terre, par le conseil des dieux, Pompée, tu reviendras dans Rome, ta conquête, et le grand prêtre portera ta cendre. 
Et quel voyageur se rendant à Syène, brûlée par le Cancer, visitera la stérile Thèbes, sous la pléiade pluvieuse ? Quel marchand traversant les eaux profondes et dormantes de la mer Rouge, abordera aux ports des Arabes, sans visiter aussi la pierre vénérable de ton tombeau et ton auguste cendre, ô Pompée, confondue peut-être avec le sable du désert, sans apaiser tes mânes dont la majesté égale celle de Jupiter Casien ? L'indignité de ce tombeau ne nuira point à ta mémoire. Tes cendres placées dans nos temples et enfermées dans un vase d'or, imprimeraient moins de respect. Cette pierre, battue par la mer de Libye, a quelque chose de plus auguste, de plus imposant que des autels. Souvent, tel qui refuse son encens aux dieux du Capitole, adore le monceau de terre où sont cachés les débris de la foudre.
 

L'Égypte redira, au sujet de sa sépulture, les merveilles que la Crète raconte du tombeau de Jupiter.

 Ce sera même dans l'avenir un avantage pour toi, Pompée, de n'avoir pas eu pour tombeau un marbre superbe et durable. Dans peu, cet amas de poussière sera dissipé ; dans peu, la pierre où ton nom est gravé, sera ensevelie,  il ne restera plus aucun vestige de ta mort, et ce que l'Égypte racontera de ta sépulture paraîtra peut-être aussi fabuleux que ce que la Crète raconte de celle de Jupiter. 

LIVRE VIII 

(01) Pompée excite son coursier. - Florus, liv. IV, "Heureux encore Pompée dans son malheur, s'il eût subi le sort de son armée ! Mais il survécut à sa puissance, et ce fut pour fuir honteusement à travers les vallées de la Thessalie, pour aborder à Lesbos sur une simple barque, pour être jeté à Syhèdre, rocher désert de la Cilicie, délibérer s'il chercherait un asile chez les Parthes, en Afrique ou en Égypte, et aller périr enfin, aux yeux mêmes de sa femme et de ses enfants, sur le rivage de Péluse, par l'ordre du plus misérable des rois, par le conseil de vils eunuques, et, pour comble d'infortune, par le fer de Septimius, déserteur de son armée." (Tract. de Ragon.)
(
02) Le bruit des vents... l'épousante. - Virgile, Enéide, liv. II, v. 728 : 
Nunc ormes terrent aurae, sonos excitat omnis
Suspensum . . . . . . . . . . . . . . . . .
Horace liv. I, Od. XXIII, v. 3 :
Non sine vano
Aurarum et silvae metu, etc.
(
03) Alors le peuple de Mytilène. Mytilène est la capitale de Lesbos. Cette cité fut une des plus peuplées et des plus puissantes des îles de la Grèce. Les lettres y furent en honneur dès les premiers temps historiques. Il s'y donnait tous les ans des combats où les poètes se disputaient le prix de la poésie. Elle est la patrie de Pittacus, d'Alcée, de Sapho, de Théophraste. Épicure et Aristote y enseignèrent la philosophie. Entre autres magnifiques édifices, Mytilène avait un théâtre si beau, que Pompée en fit prendre le modèle pour en construire un semblable à Rome. On retrouve aujourd'hui encore à Castro, qui s'est élevée sur les ruines de Mytilène, les restes de monuments magnifiques qui attestent l'antique splendeur de la ville de Mytilène.  
(
04) Rappelez-vous, Pompée . - Ce conseil, que le poète place ici dans la bouche de Lentulus, l'histoire l'attribue à Théophanès de Lesbos.