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LUCAIN

LA PHARSALE 

LIVRE VII

introduction   livre I  livre II  livre III  livre IV  livre V    livre VI  livre VIII  livre IX  livre X

 

 


 

LIVRE VII

 

Le soleil levant semble vouloir dérober sa clarté aux champs de Pharsale. - Songe de Pompée avant la bataille ; souvenir de ses triomphes, des acclamations du peuple romain. - Plaintes et regrets du poète. - On demande la bataille dans le camp de Pompée : on accuse sa lenteur, sa timidité. - Cicéron vient lui demander, au nom du sénat et de l'armée, de marcher à l'ennemi : paroles de l'orateur. - Réflexions du poète. - Réponse de Pompée : il cède à regret à la volonté de tous. - On donne l'ordre du combat. - Impatiente fureur des soldats. - Apprêts de la bataille. - Signes effrayants ; pronostics. - Un devin de Padoue annonce ce qui se passe en Thessalie. - Réflexions du poète. - Pompée, dans la postérité, réunira tous les vœux. - Description de l'armée de Pompée qui s'avance au combat. - César s'applaudit de l'occasion, souhaitée tant de fois, de tout décider par le fer. - Son audace, toutefois, doute un moment du succès. - Il harangue ses soldats. - Joie dans le camp de César. - Pompée, qui s'efforce de dissimuler ses craintes, se montre à cheval sur le front de son armée ; son discours à ses soldats. - Les phalanges, des deux côtés, s'avancent animées d'une égale fureur. - Le poète gémit sur le désastre qui s'annonce ; ses résultats déplorables pour Rome, pour tout l'univers. - Bientôt les deux armées sont en présence, et les traits sont prêts à partir. - Crastinus, le premier, lance son javelot. - Description de la bataille. - La cavalerie de Pompée enveloppe les légions de César ; mais elle cède à leurs efforts. - César presse, anime ses soldats ; il est partout ; il indique lui-même où il faut frapper. - Brutus. - Mort de Domitius. - Déroute complète : regrets du poète. - Pompée est réduit à fuir. - Il arrive à Larisse : accueil qu'il y reçoit. - Nouvelle harangue de César à ses soldats après la bataille : il les envoie piller le camp des vaincus. - Leur sommeil ; leurs terreurs. - César contemple sa Fortune dans cet océan de sang. - Reproches amers du poète. - Tableau du champ de carnage. - La Thessalie, terre trop funeste aux Romains.

 Le soleil levant semble vouloir dérober sa clarté aux champs de Pharsale.  

Jamais, obéissant à l'éternelle loi, le soleil n'avait été si lent à se lever du sein de l'onde ; jamais avec un front si pâle il n'avait commencé sa course ni poussé avec moins d'ardeur ses coursiers vers le haut des cieux. Il aurait voulu s'éclipser pour ne pas luire sur la Thessalie, et il attira d'épais nuages dans lesquels il s'enveloppa. 

Songe de Pompée avant la bataille ; souvenir de ses triomphes, des acclamations du peuple romain.

Mais la nuit, la dernière nuit des prospérités de Pompée avait charmé, par une douce erreur, les soins cruels qui agitaient son sommeil. Il crut se voir assis sur les degrés de son théâtre, environné d'un peuple innombrable qui élevait son nom jusqu'au ciel et qui remplissait l'enceinte d'applaudissements redoublés. Il le voyait, ce peuple, tel que dans ces beaux jours où jeune encore, vainqueur des nations qu'entoure l'Ibère rapide, et de tous les peuples qu'avait armés le rebelle Sertorius, maître et pacificateur de l'Occident, il rentra victorieux dans Rome, et qu'aussi vénérable sous la robe blanche que s'il eût été revêtu de la pourpre, il parut, simple chevalier, au milieu des applaudissements du sénat. Soit que son âme inquiète de l'avenir se rejetât sur le passé et cherchât dans ses jours heureux de quoi dissiper ses alarmes, soit que le sommeil qui toujours enveloppe et déguise la vérité sous des apparences contraires, lui fît de la publique joie le présage de la douleur, soit que ne devant plus revoir sa patrie, ô Pompée! le sort voulût encore une fois te la montrer, du moins, en songe.  

Plaintes et regrets du poète.

Vous qui veillez autour de lui, respectez son rêve, que la trompette ne frappe l'air d'aucun son ; le silence de la nuit prochaine sera cruel pour ce héros, et le jour ne va lui offrir qu'une guerre affreuse et funeste. Ah ! Si les peuples avaient de pareils songes et une nuit si fortunée ! Ô Pompée ! Ce serait pour Rome et pour toi un bienfait des dieux, qu'un seul jour, où même assuré de votre ruine, vous pussiez vous donner l'un à l'autre un dernier gage de votre amour. Tu as quitté Rome avec l'espérance de venir mourir dans son sein, et Rome qui n'a jamais fait pour toi que des vœux  bientôt exaucés, n'a pu attendre du sort qu'il lui enviât jusqu'aux cendres de son bien-aimé. Sur ton tombeau, les jeunes et les vieux confondant leur deuil, les enfants même auraient versé des larmes ; les femmes romaines, les cheveux épars, se seraient déchiré le sein comme aux funérailles de Brutus (01) ; et lors même qu'ils trembleront devant un injuste vainqueur, que ce soit César en personne qui leur annonce ta mort, ils pleureront, mais, hélas ! en pleurant ils porteront au Capitole l'encens et les lauriers du vainqueur. Malheureux ! dont les gémissements ont dévoré la douleur, et ils ne t'ont pas moins pleuré dans l'amphithéâtre où ton rival occupe ta place. 

On demande la bataille dans le camp de Pompée : on accuse sa lenteur, sa timidité.

Le soleil avait effacé l'éclat des astres, un murmure confus s'éleva dans le camp, et toute l'armée en tumulte cédant à la fatalité qui entraînait l'aveugle univers, demanda hautement le signal du combat. Cette foule de malheureux, dont le plus grand nombre ne doit pas voir la fin du jour, environnent les tentes du général, et enflammés d'une ardeur insensée pressent l'heure fatale qui s'avance et qui leur apporte la mort. Une rage cruelle s'empare des esprits, chacun veut voir décider son sort et celui du monde. On accuse Pompée d'être lent et timide, trop patient avec son beau-père (02). On dit qu'il se plaît à régner, qu'il aime à voir sous ses drapeaux tant de nations rassemblées, qu'il craint la paix. Les rois, les peuples de l'Orient se plaignent qu'on prolonge la guerre et qu'on les retienne loin de leur pays. Ô dieux !  Quand vous voulez nous perdre, vous disposez tout pour que notre malheur soit notre ouvrage et devienne notre crime.
Nous courons à notre ruine, nous cherchons les combats où nous devons périr. C'est dans le camp de Pompée qu'on fait des vœux pour Pharsale !
 

Cicéron vient lui demander, au nom du sénat et de l'armée, de marcher à l'ennemi : paroles de l'orateur.

Le plus éloquent des Romains, Tullius, qui, sous la toge consulaire, avait fait trembler le fier Catilina devant ses pacifiques faisceaux, Tullius fut chargé de porter la parole. Plein d'aversion pour une guerre qui l'éloignait de la tribune et impatient du long silence que lui imposaient les combats, il appuya de toute, son éloquence la témérité d'une mauvaise cause.
"La Fortune, dit-il à Pompée, ne vous demande pour prix de sa longue faveur, que de vouloir en user encore. Les grands de Rome, les rois de la terre, le monde à vos pieds, nous vous conjurons tous de nous laisser vaincre César. César est-il fait pour tenir si longtemps tout l'univers en armes ? Il est honteux pour les nations que Pompée qui les a vaincues avec tant de rapidité soit si lent à vaincre avec elles. Qu'est devenue cette ardeur, cette foi dans les destins ? Ingrat ! Craignez-vous que les dieux ne se rangent du parti du crime ? N'osez-vous leur fier la cause du sénat ? Vos légions, n'en doutez pas, enlèveront d'elles-mêmes leurs étendards et s'élanceront au combat. Rougissez de vaincre par contrainte. Si vous ne commandez ici qu'au nom du sénat, si c'est pour nous que se fait la guerre, dès que nous demandons la bataille c'est à vous de la livrer. Pourquoi détourner de César tant de glaives qui le menacent ? Voyez déjà partir les traits de mille mains impatientes. À peine chacun se contient dans l'attente du signal. Hâtez-vous, avant que vos trompettes ne le donnent malgré vous. Le sénat veut savoir si vous voyez en lui vos soldats ou votre escorte." 
 

Réflexions du poète. - Réponse de Pompée : il cède à regret à la volonté de tous.

Pompée gémit profondément, il vit le piège de la Fortune et que les destins s'opposaient à la sagesse de ses conseils. "Si c'est, dit-il, le vœu de tous et l'intérêt de la cause commune, que Pompée dans ce moment cesse d'être chef et devienne soldat, j'y consens. Que la Fortune se hâte d'envelopper tous les peuples dans la même ruine, et que ce soit ici le tombeau d'une partie nombreuse du genre humain. Cependant, Rome, je t'atteste que l'on m'impose ce jour de la destruction. Tu pouvais soutenir la guerre sans qu'il t'en eût coûté du sang ; tu pouvais voir, sans tirer l'épée, César vaincu et pris lui-même, réduit à souscrire à la paix dont il a violé les lois. Les insensés ! Quelle est leur ardeur pour le crime  ! (03)  Ils ont peur qu'une guerre civile ne soit pas assez meurtrière ? Ne voit-on pas que nous avons enlevé à l'ennemi des pays immenses ; que nous l'avons chassé de toutes les mers ; que nous avons réduit ses troupes affamées à ravager les moissons en herbes ; qu'il en est au point de désirer périr par le glaive plutôt que par la faim et qu'un même champ de bataille soit couvert de ses combattants confondus avec les miens ? Ne voit-on pas que cette guerre est déjà très avancée par les succès qui ont aguerri notre jeune milice au point de ne pas craindre le signal du combat ? Si toutefois je dois attribuer cette impatience au courage ; car la crainte même du péril fait souvent qu'on s'y précipite. L'homme courageux est celui qui brave le danger s'il le faut, et qui l'évite s'il est possible. Et nous, c'est dans la plus heureuse situation des choses que nous voulons tout abandonner au caprice de la Fortune ! Il y va du sort du monde, et on le livre au hasard d'un moment ? Ces peuples aiment mieux me voir les mener au carnage que leur assurer la victoire. Fortune ! tu m'as donné le destin de Rome à gouverner, je te le remets plus grand que je ne l'ai reçu. Veille sur lui dans les horreurs de la mêlée. Cette guerre ne sera ni à ma gloire, ni à ma honte. César, tes vœux impies l'emportent : combien ce jour coûtera de crimes et de malheurs au monde ! Que de trônes vont tomber ! Quel déluge de sang romain va troubler les eaux de l'Énipe ! Ah ! plût aux dieux, si cette tête n'est plus utile à ma patrie, que la première flèche qu'on lancera vînt la frapper ! Car la victoire sera pour moi sans charme. Ou la défaite de César me dévoue à la haine du peuple ou le nom de Pompée, après cette bataille, ne sera qu'un objet de compassion ; et dans ce désastre, le malheur au vaincu et le crime au vainqueur." 

On donne l'ordre du combat. - Impatiente fureur des soldats. 

Il dit, permet le combat, et l'impatiente fureur des troupes n'eut plus de barrière. Tel un pilote vaincu par la violence des vents abandonne le gouvernail et se laisse emporter, immobile fardeau, sur la poupe, que son art ne dirige plus.
Le tumulte et le bruit règnent dans tout le camp ; des mouvements opposés suspendent et précipitent tour à tour les battements de ces cœurs féroces ; plusieurs portent sur le visage la pâleur de la mort qui les attend, et sur leur front se peint leur destinée. C'en est fait : les armes vont régler le destin du monde et décider pour l'avenir du sort de Rome. Chacun oublie ses propres dangers, frappé d'un objet plus terrible. Quand l'Océan couvre le rivage, quand la vague inonde la cime des monts, que le soleil quitte le ciel, et que le ciel heurte la terre, dans cette ruine universelle, comment craindre pour soi-même ? Rome et Pompée les occupent tous : ce n'est pas pour soi, c'est pour eux que chacun tremble.
 

Apprêts de la bataille.

Pour être plus sûr de ses coups, on aiguise la lance sur la pierre, on prépare l'épée, on renouvelle la corde de l'arc, on remplit le carquois de flèches acérées. On ajuste les mors et les rênes, on se munit d'éperons. Ainsi quand les Géants attaquèrent les dieux (s'il est permis de comparer les travaux des hommes à ceux des Immortels), le glaive de Mars fut remis brûlant sur les enclumes de Sicile, le trident de Neptune rougit dans la fournaise, Apollon fit tremper de nouveau les flèches dont il avait blessé Python, Pallas étala sur son égide les cheveux de la Gorgone, et le Cyclope forgea de nouvelles foudres à Jupiter. 

Signes effrayants ; pronostics. 

La Fortune ne manqua pas d'annoncer, par divers prodiges les revers qu'elle préparait  (04) : dès que les troupes de Pompée entrèrent dans la Thessalie, tout le ciel, pour les arrêter, s'arma de foudres et d'éclairs, de colonnes de feu, de tourbillons de flammes. On croyait voir voler des torches allumées ; la nuée éclatait dans les yeux des soldats, et les éclairs qui en jaillissaient leur faisaient baisser la paupière. La foudre consuma les aigrettes des casques, fondit la lame des épées, fit couler la pointe des dards, et le fer même qui n'en fut pas dissous fut pénétré d'une vapeur de soufre. Les enseignes furent couvertes d'un nuage d'essaims d'abeilles ; la main qui les avait plantées dans la terre ne pouvait plus les en arracher ; une rosée de larmes baignait les étendards, qui seront jusqu'à Pharsale les étendards de la patrie. Un taureau amené aux autels pour y être immolé, s'échappe et s'enfuit à travers les champs de Thessalie. Pompée ne trouve point de victime pour ses malheureux sacrifices.
Mais toi, Caesar, quels sont les dieux que tu invoques ? Les noires déités du Styx, les Euménides, les forfaits, les fureurs, tous les dieux du crime ? Car tu sacrifiais à l'heure où, furieux, tu courais à ce combat impie.
Plusieurs crurent voir le sommet du Pinde et de l'Olympe se heurter, l'Hémus se changer en abîmes, un rapide fleuve de sang traverser le lac Boebéis, qui baigne les pieds de l'Ossa.
On crut entendre, la nuit, dans les airs, les cris des combattants et le fracas des armes. Les soldats sont épouvantés de se distinguer clairement l'un l'autre au milieu des ténèbres, et de voir en plein jour la lumière pâlir, une noire vapeur envelopper leur tête, et les simulacres de leurs parents voltiger devant leurs yeux. Ce qui les rassure, c'est de penser que ces prodiges sont eux-mêmes les présages de leurs forfaits : car ils savent bien qu'ils ont à verser le sang de leurs frères et de leurs pères ; et le trouble et l'égarement qui précède ces parricides leur répond qu'ils seront commis.
 

Un devin de Padoue annonce ce qui se passe en Thessalie. 

Et pourquoi s'étonner que des hommes qui voyaient la lumière pour la dernière fois fussent frappés du pressentiment d'une mort si prochaine, s'il est vrai que l'âme humaine sache prévoir le malheur ? Les Romains même qui se trouvaient alors aux rives de Gadès ou sur l'Araxe ou sur d'autres bords éloignés furent saisis d'une noire tristesse. Ils ignorent la cause de leur abattement, ils se reprochent de s'affliger : ils ne savent pas ce qu'ils vont perdre en Thessalie. S'il faut en croire la renommée, assis sur le mont Euganin, aux lieux où jaillit en fumant l'Aponus, où le Timave répand ses ondes, un augure s'écria : "Voilà le jour suprême ; le sort du monde se décide ; Pompée et César heurtent leurs glaives sacrilèges" soit qu'il eût tiré ses présages des éclats du tonnerre et des traits de la foudre, soit qu'il eût observé la Discorde qui s'élevait parmi les astres ou l'obscure pâleur du soleil et l'éclipse de sa lumière. Il est vrai du moins que la nature marqua ce jour par des caractères que nul autre jour n'avait eus ; et si les hommes avaient tous eu le don d'expliquer les signes du ciel, de tous les lieux du monde on aurait vu Pharsale. 

Réflexions du poète. - Pompée, dans la postérité, réunira tous les vœux.

Ô combien supérieur au reste des mortels un peuple que la Fortune donne en spectacle à l'univers, et dont tout le ciel est occupé à prédire la destinée ! Dans l'avenir le plus éloigné, chez la postérité la plus reculée, soit que la seule renommée transmette ces événements, soit que ce pénible fruit de mes veilles contribue à sauver les grands noms de l'oubli ; en lisant le récit de cette guerre, la crainte, l'espoir, le doute impatient se saisiront de tous les cœurs ; on attendra l'événement comme s'il était à venir. On ne croira pas lire des disgrâces passées, et c'est toi, Pompée, qui réuniras les vœux des races futures. 

Description de l'armée de Pompée qui s'avance au combat.

Bientôt les troupes resplendissantes aux rayons naissants du soleil descendent dans la plaine, et les collines étincellent de la lumière qu'y répand l'acier des armes. Ce ne fut pas au hasard que cette malheureuse armée s'étendit et se développa ; Pompée en régla l'ordre et le mouvement. C'est toi, Lentulus, qui commandais l'aile gauche avec la première légion, qui est aussi la plus brave et qu'appuie la quatrième ; à toi, vaillant et malheureux Domitius, la droite de l'armée ; Scipion comme un solide rempart est au centre avec toutes les forces qu'il avait amenées de Cilicie : il n'était là que soldat, il fut bientôt chef en Libye. Sur l'humide bord de l'Énipe étaient placés les montagnards de Cappadoce et les cavaliers du Pont aux rênes flottantes ; plus loin, était rangée cette foule de rois, de tétrarques dont la pourpre s'abaisse devant le fer latin. D'ici devaient partir les flèches des Numides et des Crétois, de là celles des Syriens. D'un côté marchaient les Gaulois sanguinaires et aguerris contre César ; de l'autre s'avançait le belliqueux Ibère qui agite son étroit bouclier. Dérobe les nations au vainqueur, Pompée, et dans le sang du monde entier efface tous tes triomphes. 

César s'applaudit de l'occasion, souhaitée tant de fois, de tout décider par le fer. - Son audace, toutefois, doute un moment du succès.

Ce jour-là, César détachait une partie de son armée pour enlever les moissons. Tout à coup il voit l'ennemi descendre dans la plaine, il voit le moment souhaité mille fois de tout décider par le fer. Dès longtemps dévoré d'ambition, brûlant d'arriver à l'empire, il se reprochait comme un crime le peu de lenteur et le délai que la guerre civile avait souffert. Mais lorsqu'il se vit avec Pompée sur le bord du précipice, et qu'il sentit que sa grandeur chancelante et prête à tomber dépendait de cette journée, son ardeur se ralentit ; il douta un moment du succès de ses armes ; si la fortune lui faisait tout espérer, celle de Pompée lui donnait tout à craindre. Mais renfermant ce trouble au-dedans de lui-même, il ne fait voir à son armée que la noble assurance qu'il lui veut inspirer. 

Il harangue ses soldats. 

"Soldats, dit-il, vainqueurs du monde, auteurs de mes prospérités, la voilà, cette occasion que vous avez tant de fois demandée. Nous n'avons plus de vœux à faire, et notre sort, dépend de nos épées. Vous tenez dans vos mains César, sa Fortune et sa gloire. C'est ce grand jour, il m'en souvient, que vous m'avez promis au bord du Rubicon ; ce fut pour lui que nous prîmes les armes. C'est de lui que nous attendons ces triomphes qu'on nous refuse ; c'est lui qui vous rendra vos enfants, vos foyers et les terres dont le partage doit récompenser vos travaux. C'est lui qui va prouver par le témoignage du sort quel est le parti le plus juste, et déclarer coupable le vaincu. Si c'est pour moi que vous avez porté la flamme et le fer dans le sein de votre patrie, combattez aujourd'hui pour absoudre vos épées, changez l'arbitre du combat, aucune main n'est pure. Ce n'est plus de moi qu'il s'agit : c'est de vous, c'est vous, Romains, que je conjure de vouloir être un peuple libre et souverain de l'univers. Pour moi, je borne mon ambition au repos d'une vie privée, à me voir dans Rome simple citoyen, vêtu de la robe du peuple. Oui, pourvu que vous soyez tout, je consens à n'être plus rien. Régnez aux dépens de ma gloire. Reprenez ce pouvoir suprême ; il vous coûtera peu de sang. Devant vous est une jeunesse recrutée dans les écoles de la Grèce, et qui ne connaît de combats que ses jeux, une foule de nations barbares qui ne s'entendent pas entre elles, dont la mollesse asiatique soutient à peine le poids des armes, et qui vont prendre l'épouvante au premier signal de la bataille, au premier cri des combattants. Ce qu'il peut y avoir de nos citoyens dans cette armée, est peu de chose. C'est de cent peuples étrangers, tous ennemis du nom romain, que se fera le plus grand carnage. Fondez sur ces peuples timides, écrasez l'orgueil de leurs rois ; d'un seul coup terrassez toutes les puissances du monde, et faites voir que ces nations que Pompée, avec tant de faste, a promenées après son char, ne valaient pas ensemble les honneurs d'un seul triomphe. Du reste, pensez-vous qu'aucun de ces étrangers voulût donner une goutte de son sang pour ranger l'Italie sous les lois de Pompée ? Pensez-vous que l'Arménien s'intéresse à voir la puissance romaine aux mains de l'un ou de l'autre chef ? Ils détestent Rome et tous les Romains, et ceux de leurs maîtres qu'ils ont vus de plus près sont ceux qu'ils abhorrent le plus. Pour moi, grâces au ciel, je vois mes intérêts entre les mains de mes amis, de ceux qui dans la guerre des Gaules m'ont eu pour témoin de leurs exploits. En est-il un seul dont l'épée ne me soit connue ? En est-il un dont je ne sois presque assuré de distinguer le javelot sifflant dans les airs ? Si j'en crois des signes auxquels jamais je ne me suis trompé, si j'en crois ces visages terribles, et ces yeux menaçants, amis, la victoire est à nous. Je vois couler des flots de sang, je vois les rois foulés aux pieds, le sénat lui-même épars sur la poussière, et dans un immense carnage les peuples nageant confondus. Mais je retarde nos destins, je vous occupe à m'écouter quand vous brûlez de combattre. Pardonnez-moi ce retard. Vous me voyez tressaillir de joie et de l'espoir que vous m'inspirez. Jamais les dieux ne m'ont promis de si grandes choses et ne sont venus si près de moi. Je touche au terme de mes vœux, je n'ai qu'un pas à faire pour y atteindre. Ce combat livré, la guerre est finie, et alors c'est moi qui donnerai tout ce que ces peuples et ces rois possèdent. Ô Thessalie, de quels intérêts les destins te rendent l'arbitre ! Mais si ce jour porte avec lui les récompenses de la guerre, il en prépare aussi les châtiments. Amis ; si nous sommes vaincus, voyez les chaînes de César, les instruments de son supplice ; voyez sa tête exposée sur la tribune, et tous ses membres dispersés ; voyez surtout l'exécution sanglante qui vous attend au champ de Mars. Pompée a pris les leçons de Sylla, et c'est pour vous que cet exemple m'épouvante ; mon sort à moi est décidé, et ma main seule me l'assure. Ceux de vous qui, dans le combat, regarderaient en arrière, me verraient me plonger mon épée dans le sein. Ô dieux, dont les malheurs de Rome attirent les regards, accordez la victoire à celui qui en usera le mieux, et qui, désarmé par la clémence, ne fera point un crime aux vaincus d'avoir porté les armes contre lui ! Romains, vous savez si Pompée, lorsqu'il nous a tenus enfermés dans un lieu où la valeur ne pouvait agir, vous savez s'il nous a fait grâce, s'il a ménagé notre sang. Loin de l'imiter, je vous conjure d'épargner tout ce qui fuira devant vous ; dans un fuyard ne voyez plus qu'un citoyen. Mais tant qu'on vous résistera, que rien ne vous retienne, pas même la vue d'un père dans les rangs ennemis ; sous les armes, il n'est plus de force respectable. Frappez sans voir quel est le sang où votre main va se plonger. L'ennemi regardera comme un sacrilège le meurtre d'un inconnu. Allons, rasez ce retranchement, comblez le fossé qui l'entoure, afin de sortir tous ensemble sans vous rompre et vous désunir. Ne ménagez pas votre camp ; ce soir vous camperez sur le champ de bataille, dans cette enceinte où vos ennemis viennent périr sous vos coups." 

Joie dans le camp de César.

À peine il achevait de parler, chacun va prendre son poste, et se met sous les armes. Ils ont avidement saisi ses paroles comme autant d'oracles ; et foulant aux pieds les débris de leur camp, ils se répandent dans la plaine, troupe sans discipline, et s'abandonnent à leurs destins. Si cette armée eût été composée de rivaux de Pompée et de prétendants à l'empire, ils n'auraient pas volé au combat avec plus d'ardeur. 

Pompée, qui s'efforce de dissimuler ses craintes, se montre à cheval sur le front de son armée ; son discours à ses soldats.

Dès que Pompée les voit marcher droit vers lui, et qu'il n'y a plus moyen de différer la bataille, mais que les dieux en ont eux-mêmes marqué le jour, la frayeur dont il est saisi le glace jusqu'au fond de l'âme ; et cette faiblesse, dans un si grand homme, est un présage malheureux. Mais il dissimule sa crainte, et se montrant à son armée, monté sur un coursier superbe :
"Votre valeur, dit-il, ne demandait qu'une bataille, terme des guerres civiles, nous y touchons ; déployez tous vos forces ; c'est le dernier de nos travaux. Le sort des nations sera décidé dans une heure. Que celui qui aime sa patrie et ses dieux, qui veut revoir sa femme, ses enfants, sa famille, les cherche l'épée à la main. C'est au milieu de ce champ de bataille que le ciel a mis tout ce qui vous est cher. La bonne cause a les dieux pour elle. C'est leur main qui conduira vos traits dans le cœur de César. C'est de son sang qu'ils cimenteront l'autorité des lois romaines. S'ils avaient résolu de donner l'empire à César, ils m'auraient épargné le malheur de vieillir ; ce n'est ni pour Rome ni pour le monde une marque de leur colère que d'avoir prolongé mes jours. Tout ce qui assure la victoire se réunit en notre faveur. Une foule d'hommes illustres sont venus partager nos périls ; nous comptons parmi nos soldats les descendants de ces anciens Romains, dont nous révérons les images. Si les destins rendaient au monde les Curius, les Camilles, les Décius, tous ces héros de la patrie qui se sont dévoués pour elle, ils seraient de notre côté. Tous les peuples de l'Orient, des cités, des États sans nombre, des forces telles que la guerre n'en a jamais tant rassemblé, se réunissent sous nos drapeaux. Tout l'univers sert notre cause. Tous ceux qu'embrassent les signes célestes, depuis le midi jusqu'au nord, tous nous avons pris les armes. Il suffit que les ailes de notre armée se déploient pour envelopper l'ennemi ; César n'a pas de quoi nous faire face ; et tandis qu'un petit nombre des nôtres va combattre, le reste n'aura qu'à pousser des clameurs pour épouvanter l'ennemi. Voyez du haut des murs vos mères éplorées et les cheveux épars se pencher vers vous, et vous tendant les bras, vous exhorter à les défendre ; voyez ces vieux sénateurs, que leur grand âge empêche de nous suivre, incliner à vos pieds leurs têtes vénérables et couvertes de cheveux blancs. Voyez Rome entière à genoux, et qui tremble d'avoir un maître. Représentez-vous la race vivante et la race future qui vous demandent l'une à mourir libre, et l'autre à ne pas naître esclave. Après de si grands intérêts, si Pompée osait vous parler des siens, et que la majesté du commandement lui permît de s'abaisser à la prière, vous le verriez lui-même suppliant à vos pieds avec sa femme et ses enfants. Oui, Romains, si vous n'êtes vainqueurs, Pompée est exilé, proscrit, le jouet de César et votre propre honte. C'est tout l'honneur de ma vieillesse et de ma mort que je vous conjure de sauver. Ne me réduisez pas, sur le bord de la tombe, au malheur d'apprendre à servir."
 

Les phalanges, des deux côtés, s'avancent animées d'une égale fureur.

À ce triste discours, tous les cœurs sont enflammés de zèle. La vertu romaine se ranime ; la mort n'a plus rien d'effrayant, puisque Pompée l'affronte. Les deux partis s'avancent donc avec une fureur égale, l'un dans la crainte d'avoir un maître, l'autre dans l'espoir de le devenir. 

Le poète gémit sur le désastre qui s'annonce ; ses résultats déplorables pour Rome, pour tout l'univers. 

Leurs mains meurtrières vont causer au monde des pertes que jamais le temps ni la paix ne pourront réparer. Dans ce carnage seront enveloppées même les nations futures. Dans l'avenir la puissance romaine sera mise au nombre des fables : de tant de villes florissantes, Gabies, Véies, Cora, Albe, et les pénates de Laurente, à peine l'Italie conservera-t-elle quelques ruines qu'on cherchera sous la poussière ; nos campagnes ne seront plus qu'un immense désert, où le sénat viendra, la nuit, pour les rites obligatoires imposés par Numa. Ce n'est pas le temps destructeur qui a dévoré ces villes, réduit en poudre ces monuments. Non, tant de villes que nous voyons désertes sont le fruit de la guerre civile. Dans quel épuisement n'a-t-elle pas laissé le genre humain ! Tout ce que la nature a fait depuis pour le renouveler n'a pas suffi pour repeupler nos villes. Rome seule nous contient tous ; l'Hespérie n'est cultivée que par des esclaves ; les toits de nos pères peuvent accomplir leur chute imminente, ils n'écraseront personne ; au lieu de citoyens, Rome n'a plus que la lie du monde ; et cette calamité l'a réduite au point de ne pouvoir, un siècle après, avoir une guerre civile (05). Cannes, Allia, noms funestes, les revers que vous rappelez sont peu de chose auprès de celui-ci. Rome vous a inscrits dans ses fastes ; mais Pharsale n'y sera point nommée. Ô cruelles destinées ! L'air empoisonné, la peste, la faim, l'incendie, les tremblements de terre qui ébranlent les cités, il n'est point de fléau dont le monde n'eût pu réparer les ravages avec le sang que ce jour vit couler. La fortune, ô Rome ! semble avoir voulu étaler à tes yeux tous les dons qu'elle t'avait faits, et rassembler dans un même champ les peuples et les rois qu'elle t'avait soumis, pour te faire voir en tombant toute la hauteur de ta chute, et contempler dans tes ruines l'étendue de ta grandeur. Elle semble n'avoir élevé si rapidement ta puissance que pour la renverser avec plus d'éclat. Tous les ans la guerre avait étendu tes conquêtes et ton empire ; les deux pôles du monde avaient vu la victoire suivre tes aigles. Il ne te restait plus a soumettre qu'un coin de l'Orient, alors la nuit, le jour, l'air ne tournaient plus que pour toi, les astres n'éclairaient plus que des provinces romaines. Mais un jour fait rétrograder tes destins, et seul il détruit l'ouvrage de tant d'années. Ce jour affreux est cause que l'Indien ne redoute plus nos faisceaux ; que le Scythe et le Sarmate errant n'ont point vu la charrue de nos consuls leur tracer l'enceinte des villes où ils devaient se renfermer, et que le Parthe jouit impuni de la défaite de Crassus. Le même jour a vu la liberté, épouvantée de la guerre civile, s'éloigner de nous, et se retirer au-delà du Tigre et du Rhin. Le Scythe, le Germain en jouissent ; et nous qui tant de fois l'avons redemandée à la hache du bourreau, nous avons beau la rappeler, elle ne daigne pas même tourner les yeux vers l'Italie. Plût aux dieux que Rome ne l'eût jamais connue, depuis le jour où Romulus, docile aux présages indiqués par le vol du vautour, éleva ses remparts dans le bois infâme, jusqu'au jour du désastre de Pharsale ! Ô Fortune, tu nous réduis à nous plaindre de Brutus ! Pourquoi avons-nous si longtemps vécu sous le juste empire des lois, et vu ces années qui portent le nom de nos consuls ? Plus heureux l'Arabe et le Mède, et tous les peuples de l'Orient, de ne connaître que la tyrannie ! De toutes les nations qui servent sous un maître, Rome est la plus malheureuse, puisqu'elle a honte de servir. Non, il n'est point de dieu qui veille sur les hommes. C'est le hasard qui préside à tout ; et nous mentons en attribuant le soin du monde à Jupiter. Quoi ! la foudre en main, il sera du haut des cieux tranquille spectateur des crimes de Pharsale ! Il lancera ses traits vengeurs sur Pholoé, sur l'Oeta et sur le Rhodope qui n'ont jamais pu l'irriter ; il exercera son courroux sur de hauts pins, sur de vieux chênes, et laissera à Cassius le soin de frapper César ! Il refusa, dit-on, la lumière du jour au festin de Thyeste ; il répandit sur Argos une soudaine et profonde nuit ; et ces champs qui vont être couverts de mille parricides, où le père, le fils, le frère vont s'égorger, il peut souffrir que le jour les éclaire ! Non, les dieux sont insensibles au sort des malheureux humains. Mais autant qu'on peut être vengé des Immortels, nous le serons : la guerre civile placera nos tyrans à côté d'eux sur les autels. Il y aura des mânes couronnés de lumière ; ils auront la foudre à la main ; et dans les temples de ses dieux Rome jurera par des ombres. 

Bientôt les deux armées sont en présence, et les traits sont prêts à partir. 

Quand les deux armées eurent franchi l'espace qui les séparait, et qu'il ne resta plus qu'un étroit intervalle, chacun tâchait de reconnaître l'ennemi qui lui faisait face, de voir à qui s'adressait le javelot qu'il allait lancer, de quelle main partirait celui dont il était menacé lui-même. Le père se trouve en présence du fils, le frère en présence du frère, sans qu'ils osent changer de place. Cependant une soudaine horreur les saisit ; et au fond de leur cœur, où frémit la nature, leur sang se retire glacé. On vit les cohortes, le bras tendu, suspendre immobile le javelot prêt à partir. 

Crastinus, le premier, lance son javelot. 

Que les dieux te punissent, non par le trépas, qui est la peine commune à tous, mais en te laissant, après la vie, le sentiment et le remords, ô Crastinus, toi dont la lance en partant donna le signal du carnage, et la première rougit la Thessalie de sang romain (06). Ô rage impatiente ! Quoi, César même retient ses traits, et une autre main que la sienne donne l'exemple !  

Description de la bataille.

Alors les trompettes sonnent la charge, le son perçant des clairons fend les airs ; un bruit effroyable s'élève jusqu'aux cieux et va frapper la voûte lointaine de l'Olympe qui ne connaît ni les nuages, ni les fracas de la foudre ; les vallons de l'Hémus, les cavernes du Pélion, les rochers du Pinde, de l'Oeta et du Pangée en retentissent ; et ce cri de fureur, mille fois redoublé, revient plus effrayant encore aux oreilles des combattants. Des flèches innombrables volent des deux côtés ; les unes désirent frapper, les autres en tombant ne percent que la terre, et les mains qui les ont lancées sont encore innocentes, tout marche au hasard et la fortune fait à son gré des coupables. Mais le fer volant n'exécute que la moindre partie du carnage. L'épée seule est assez meurtrière pour assouvir la rage des deux partis ; elle conduit la main qui l'enfonce dans le flanc fraternel.
Du côté de Pompée, les rangs pressés se tiennent à couvert de leurs boucliers unis ensemble. Cette armée reste immobile, ayant à peine assez d'espace pour remuer ses armes, et le glaive est oisif dans la main du soldat qui en craint la blessure. Mais ceux de César, comme des forcenés, se précipitent sur ces masses profondes. Ils s'efforcent de rompre ces épais bataillons, et malgré l'airain qui les couvre, l'épée et la lance pénètrent, et la pointe homicide va jusque sous l'armure se tremper dans le sang et porter la mort. L'une des deux armées livre le combat, et l'autre le soutient. D'un côté l'épée, est immobile et froide, de l'autre elle est fumante et trempée de sang. La fortune ne balance pas longtemps d'aussi grands intérêts, et le torrent du destin entraîne de vastes ruines. 
 

La cavalerie de Pompée enveloppe les légions de César ; mais elle cède à leurs efforts.

Mais la cavalerie de Pompée, secondée de ses alliés, se déploie sur l'une des ailes pour attaquer en flanc et pour envelopper l'aile opposée de l'armée ennemie. Ce fut là qu'on vit toutes les nations étrangères réunir leurs forces contre les Romains. De toutes parts volent les flèches, les cailloux, les torches et les globes de plomb qui, par leur rapidité, deviennent brûlants dans les airs. Là, les Syriens, les Mèdes, les Arabes sans ordre et sans frein décochent leurs dards sans viser au but ; c'est vers le ciel qu'ils les dirigent, et ils font pleuvoir sur l'ennemi une grêle de traits mortels. Mais ces traits, lancés par des mains étrangères, se trempent sans crime dans le sang romain ; l'atrocité de la guerre civile n'est attachée qu'à nos propres armes. Cependant l'air paraît tissu de flèches, et l'épais nuage qu'elles forment pèse sur la plaine.
César craignant que sa première ligne ne s'ébranlât sous le choc (
07), fait avancer d'un pas oblique, et derrière ses étendards, six cohortes qui tout à coup, sans déranger le front de son armée, chargent la cavalerie de Pompée déjà éparse dans la plaine, et rompue par escadrons. Tous les alliés de Pompée renonçant au combat et perdant toute honte, prirent la fuite comme des lâches, et firent voir qu'il ne fallait jamais confier à des étrangers le sort des guerres civiles.
Dès qu'on vit les chevaux mortellement blessés jeter à bas leurs maîtres, et se rouler sur eux ou les fouler aux pieds, toute la cavalerie éperdue tourne le dos, et les premiers rangs, repliés l'un sur l'autre en tumulte, se précipitent sur les derniers, qu'ils rompent eux-mêmes en fuyant. Dès lors la déroute est entière ; c'est un massacre, et non pas un combat. D'un côté, on tendait la gorge, de l'autre, on enfonçait le fer. Une armée suffit à peine à frapper tout ce qui dans l'autre se présente à ses coups. Et plût aux dieux, Pharsale, que ce sang étranger fût le seul qui engraissât tes plaines, et que des flots d'un sang plus précieux ne dussent pas les inonder ! Qu'il te suffise d'être couverte des ossements de ces Barbares ou, si tu aimes mieux que tes champs soient engraissés du meurtre des Latins, épargne au moins tant d'autres peuples ; laisse vivre les Galates, les Syriens, les Cappadociens, les Gaulois et les Ibères relégués aux confins du monde, et les Arméniens et les Ciliciens ; après la guerre civile, ces nations seront le peuple romain.
 

César presse, anime ses soldats ; il est partout ; il indique lui-même où il faut frapper.

L'alarme une fois donnée, la terreur se répand, et les destins déclarés pour César ont pris le cours le plus rapide. Il arrive au centre des forces de Pompée, au milieu de ses légions. C'est ici que s'arrête la guerre, et que la Fortune de César hésite au moins quelques instants. Ce n'est plus cet amas de peuples et de rois qui ont si mal défendu Pompée, c'est Rome et le Sénat qui combattent. Ici les frères, les pères, les enfants se joignent ; ici se rassemblent la fureur, la rage et tous les crimes de César. Ô ma pensée, écarte loin de toi ce moment affreux de la guerre ! Que les ténèbres l'ensevelissent ! Que l'avenir n'apprenne pas de moi à quel excès peut se porter la fureur des guerres civiles ! Ah ! Périssent plutôt mes larmes, périssent mes plaintes. Oui, Rome, je veux taire ce que tu as fait dans cette bataille. On y voit César animant la fureur du peuple pour ne rien perdre de ses forfaits, voler autour des bataillons, et verser encore un nouveau feu dans les esprits échauffés au carnage ; son œil observe et distingue, parmi cette forêt de glaives, ceux qui se sont plongés tout entiers dans le sang, et ceux dont la pointe seule en est rougie, et l'épée qui tremble dans la main, et celle qui frappe sans hésiter, et les traits lancés mollement, et ceux qui partent d'un vol rapide, et ceux d'entre les soldats qui combattent avec joie, et ceux qui ne font qu'obéir et qui sont cruels à regret, et qui changent de visage en voyant tomber à leurs pieds les citoyens percés de coups. Il parcourt les cadavres épars dans cette vaste plaine ; il ferme lui-même les plaies de ceux des siens qui respirent encore et qui perdent leur sang ; il est partout, il erre au fond de la mêlée, comme on nous peint Bellone secouant son fouet ou Mars au milieu des Thraces qu'il irrite, Mars aiguillonnant ses coursiers que la vue de l'Égide épouvante.
Ce n'est plus qu'un chaos de meurtres et de crimes, un vaste et long mugissement. À cette immense et lugubre plainte se mêle le bruit des épées et le fracas des armes des combattants qui tombent, et qui du sein frappent la terre. L'épée brise l'épée. Dans ce tumulte, on voit César ramassant lui-même les glaives et les traits qu'il tend à ses soldats, en leur criant de frapper au visage. Il presse, excite ses troupes ; il les pousse en avant, et du bois de sa lance il réveille le soldat engourdi. Il défend de toucher les plébéiens ; c'est au sénat qu'il veut qu'on s'attache.  Il sait trop où réside la vie de l'État, l'âme des lois ; il sait par quel endroit il faut attaquer Rome et quels seront les coups mortels pour la patrie et pour la liberté. L'ordre consulaire tombe confondu avec celui des chevaliers ; le fer tranche les têtes sacrées. On égorge les Lépidus, les Métellus, les Corvinus, les Torquatus, ces défenseurs des lois et les plus grands des hommes après toi, Pompée.
 

Brutus.

Ô Brutus ! ô toi, le dernier de ce nom à jamais illustre, toi, l'honneur de la République et l'unique espoir du Sénat, ici, le visage caché sous le casque d'un légionnaire, inconnu aux yeux de l'ennemi, quelle épée tu tiens dans ta main vengeresse ! Ah ! Garde-toi de te jeter en téméraire au milieu de ces bataillons. La Thessalie sera ton tombeau ; mais il n'est pas temps, ménage-toi jusqu'à Philippes. Ici tu chercherais en vain à percer le cœur de César. Il n'est pas encore arrivé au comble de la tyrannie ; il faut, pour mériter de mourir de ta main, qu'il franchisse les bornes de la grandeur humaine, qu'il vive et qu'il règne pour être une victime digne de Brutus (08). 

Mort de Domitius.

Là périt l'élite de la noblesse romaine ; les cadavres des Pères conscrits sont entassés avec ceux du peuple. Dans le massacre de tant d'hommes illustres, on distingua la mort de ce vaillant Domitius, que sa fatale destinée traînait de défaite en défaite. On eût dit que sa présence était partout funeste aux armes de Pompée ; tant de fois vaincu par César, il a du moins l'avantage de mourir libre. Percé de coups, il succombe ; avec la joie de n'avoir pas une seconde grâce à recevoir. César qui le voit se rouler dans son sang, l'insulte et lui dit : " Eh bien ! Domitius, mon successeur (09), tu désertes les drapeaux de Pompée, et la guerre se fera sans toi." Un souffle de vie qui reste à Domitius, lui suffit pour se faire entendre ; sa bouche expirante s'entrouvre, et il répond à César : "En descendant chez les morts, libre, irréprochable et fidèle à Pompée, j'ai la consolation, César, de te laisser, non pas jouissant du fruit de tes forfaits, mais encore incertain de ton sort et au-dessous de ton rival. Il m'est permis, en mourant, d'espérer que Pompée et les siens obtiendront des dieux ton supplice et notre vengeance." En achevant ces mots, la vie l'abandonne, et les ténèbres éternelles s'appesantissent sur ses yeux. 

Déroute complète : regrets du poète.

Dans ces funérailles du monde j'aurais honte de donner des larmes à ces morts innombrables, d'observer d'un oeil curieux chacun des mourants, et de dire comment et de quels coups tel ou tel est frappé ; quel soldat foule aux pieds ses propres entrailles éparses sur le sol ; quel autre rejette avec le souffle vital le trait enfoncé dans sa gorge ; qui tombe sous le coup ; qui reste encore debout quand tombent ses membres mutilés ; quelles poitrines sont percées par le dard ou clouées sur le sol par la flèche ; quelle veine rompue laisse le sang jaillir dans l'air et arroser les armes de l'ennemi ; qui perce le sein de son frère, lui tranche la tête et la jette au loin, pour le dépouiller comme un inconnu ; qui déchire le visage de son père, de peur qu'on n'aperçoive que c'est son père qu'il égorge : aucun de ces excès de rage, aucun de ces genres de mort n'est digne d'occuper nos plaintes, et ce n'est pas sur quelques hommes que nous devons gémir. Pharsale ne ressemble point à tant d'autres batailles funestes. Là, Rome ne comptait ses pertes que par le nombre des soldats ; ici, elle compte par le nombre des peuples ; là c'était la mort des citoyens ; ici, c'est la mort d'une nation entière. Au lieu du sang de quelques provinces, Achaïe, Pont, Assyrie, c'est tout le sang des nations qui coule, et celui des Romains se mêlant à ses flots, les grossit et presse leur cours. Ce combat seul excède les pertes qu'un siècle pouvait soutenir ; ses coups s'étendent au-delà des vivants ; le monde à naître en est frappé lui-même, et le glaive y range au nombre des vaincus cette longue suite d'esclaves qui, dans tous les âges, serviront nos tyrans. Ô Romains ! Comment vos enfants, comment vos neveux ont-ils mérité de naître pour la servitude ? Est-ce nous qui avons combattu lâchement à Pharsale ? Est-ce nous qui avons reculé devant les glaives de César ? Hélas! ce joug mérité par la lâcheté de nos aïeux s'est appesanti sur nos têtes. Ô Fortune! en donnant un maître aux fils des vaincus, que ne leur laissais-tu la guerre ! 

 Pompée est réduit à fuir. 

Déjà Pompée a reconnu que les dieux et les destins de Rome ont changé de camp, mais à peine sa défaite le force-t-elle à renoncer à sa Fortune. Il s'arrête sur une éminence d'où il découvre ce qu'il n'a pu voir dans le tumulte du combat, toutes ses légions rompues et dispersées dans les campagnes. Il voit combien de têtes il a fallu abattre avant d'arriver à la sienne, combien d'hommes ont péri pour un seul, combien de sang sa ruine a coûté. Mais loin de s'applaudir, comme il arrive aux malheureux, d'entraîner tout dans son naufrage et d'envelopper dans sa perte tant de peuples et tant de rois, pour obtenir que le plus grand nombre de ses défenseurs lui survive, il se résout encore à adresser des vœux aux dieux cruels qui l'ont trahi ; et pour toute consolation, il leur demande le salut du monde.
"Grands dieux ! dit-il, épargnez ces peuples ! Pompée peut être malheureux sans que Rome et l'univers périssent. Si vous voulez me frapper encore, j'ai une femme, j'ai des enfants, otages livrés aux destins. N'est-ce pas assez de moi et des miens pour assouvir la guerre civile ? Notre perte, sans celle des nations, sera-t-elle trop peu pour vous ? Ô Fortune ! Pourquoi t'obstiner à tout détruire ? Rien au monde n'est plus à moi. "
Il dit, et parcourant ses troupes battues et dispersées, il les rappelle du combat où elles courent à une mort certaine. Il dit hautement que c'en est trop pour lui. Il ne manquait à ce héros ni la volonté, ni la force de se jeter au milieu des glaives, la gorge et le sein découverts ; mais il craignait qu'en le voyant tomber son armée ne pût se résoudre à la fuite et que le monde tombât sur le corps de son général. Peut-être voulait-il dérober sa mort aux yeux de César ; mais en vain. Le malheureux, dans quelque lieu qu'il meure, sa tête sera livrée à son beau-père qui en repaîtra ses regards. Toi-même contribues à sa fuite, ô Cornélie ! Il doit te voir encore, le sort veut qu'il meure près de toi, près de toi, absente à Pharsale.
Le coursier que monte Pompée l'éloigne du combat ; le héros se retire, mais sans appréhender les traits qui volent après lui; et conservant dans le malheur extrême une âme plus forte que le malheur, il ne lui échappe ni larmes, ni gémissements, c'est une douleur vénérable qui lui laisse toute sa majesté, une douleur telle, Pompée, que tu la devais aux calamités de Rome. Pharsale ne t'a point vu changer de visage ; et autant l'infidèle Fortune t'a vu au-dessus d'elle durant le cours de tes triomphes, autant tu lui es supérieur encore au comble de l'adversité. Tu t'en vas libre et délivré du poids d'une grandeur qui t'accablait.
C'est à présent que tu peux tout à loisir te rappeler tes jours prospères. Cette espérance qui ne devait jamais se remplir, t'abandonne, et l'ambition de ce que tu voulais être ne t'empêche plus de voir tout ce que tu as été.
Fuis, pompée, fuis les sanglants combats, et prends les dieux à témoin que désormais, si l'on poursuit la guerre, ce n'est plus pour toi. Le reste de cette bataille, après ta fuite, doit aussi peu s'imputer à toi, que les nouveaux revers que Rome éprouvera dans l'Afrique, à Munda sur le Nil. Le nom de Pompée volant de bouche en bouche, ne sera plus dans l'univers le cri d'alarme, le signal des batailles ; les deux champions désormais seront César et la Liberté : la guerre entre eux est implacable ; et le Sénat, en ton absence, prouvera en mourant que ce n'est pas pour toi, mais pour lui qu'il a combattu. Ô Pompée, n'es-tu pas heureux de t'éloigner par l'exil de ce carnage ? de n'avoir pas sous les yeux ces forfaits, et de ne pas voir ces cohortes écumant de rage ? Regarde ces fleuves dont les eaux sont rougies et fumantes, et porte compassion à César. De quel cœur le malheureux va rentrer dans Rome, après ce coupable succès ! Compare son sort avec le tien ; et l'abandon, l'exil chez des peuples barbares, le complot même d'un roi perfide et son exécrable attentat, tout ce qui te reste à souffrir te paraîtra une faveur des dieux. Tout cela vaut mieux qu'une telle victoire.
Défends aux peuples de te donner des larmes, apprends à l'univers à respecter en toi les revers comme les succès ; aborde les rois d'un visage tranquille, et qui n'ait rien d'un suppliant ; parcours les villes que tu as possédées, les royaumes que tu as donnés, l'Égypte, la Libye ; et choisis la terre où tu veux mourir.
 

Il arrive à Larisse : accueil qu'il y reçoit. 

Larisse la première (10), témoin de ta chute, voit cette tête auguste, dont le malheur n'a point abattu la fierté. Dans cette ville, qui lui est fidèle encore, les citoyens se répandent en foule, et volent au-devant de lui comme s'il était triomphant. Ils lui apportent en pleurant leurs richesses ; ils lui ouvrent leurs maisons et leurs temples ; ils demandent à partager ses périls : il lui reste encore, disent-ils, assez de la splendeur de son nom, et Pompée, tout malheureux qu'il est, ne se voit inférieur qu'à lui-même. Il ne tient qu'à lui de ramener les nations au combat, de lutter de nouveau contre les destinées. "Que me servirait, dit-il, dans l'état où je suis, ce zèle généreux que vous me témoignez ? Peuples, donnez-vous au vainqueur." Ô César ! Dans le moment même que sur des monceaux de morts, tu achèves de déchirer les entrailles de ta patrie, ton gendre te cède l'univers ; mais bientôt il s'éloigne sur son coursier, accompagné des gémissements et des larmes d'un peuple qui reproche aux dieux leur rigueur. C'est là, Pompée, que tu l'éprouves dans toute sa pureté, cet amour du monde, que tu as dans tous les temps recherché avec tant de soin ; c'est à présent que tu en goûtes les fruits : l'homme heureux ne sait pas si on l'aime. 

Nouvelle harangue de César à ses soldats après la bataille : il les envoie piller le camp des vaincus.

Lorsque César croit avoir fait couler assez de sang latin dans la Thessalie, pour laisser reposer le glaive dans les mains de ses soldats, il laisse la vie au reste de l'armée, comme à une multitude vile qui périrait inutilement. Mais de peur que le camp ne rassemble les fugitifs, et que le calme de la nuit ne fasse cesser l'épouvante, il se hâte de s'emparer des retranchements ennemis, tandis que la fortune le seconde et que la terreur lui livre le vaincu. Il ne craint pas que ses soldats, lassés de la bataille, soient rebutés de ce nouvel ordre ; il n'a pas même besoin d'une longue harangue pour les mener au butin.
"Compagnons, dit-il, la victoire est complète : il ne reste plus qu'à payer votre sang (
11); car je n'appelle pas vous donner, ce que chacun va se donner lui-même. Voici un camp ouvert et abandonné, qui regorge de trésors : là, se trouve amassé tout l'or de l'Italie ; sous ces tentes sont accumulées toutes les richesses de l'Orient. La fortune de vingt rois et celle de Pompée réunies attendent des maîtres. Hâtez-vous de prévenir ceux que vous chassez devant vous. Ne laissez pas aux vaincus le temps de vous enlever leurs dépouilles."
Il n'en fallut pas davantage pour engager ces furieux, que dévorait la soif de l'or, à se précipiter à travers les débris des armes, et sur les corps sanglants des sénateurs et des chefs qu'ils foulaient aux pieds. Quelle tranchée ou quel rempart arrêterait ces hommes, qui courent à leur proie, et au salaire de leurs forfaits ? Ils brûlent de savoir à quel prix ils se sont rendus coupables. Ils trouvèrent à la vérité de grandes richesses dont on avait dépouillé le monde, pour fournir aux frais de la guerre ; mais ce n'était pas assez pour assouvir leur cupidité ; et en ravissant tout l'or qu'ont produit les mines de l'Ibère, tout celui qu'a produit le Tage, et que l'Arimaspe a laissé sur ses bords, le soldat se plaint que c'est peu pour récompenser tant de crimes. César a promis, s'il était vainqueur, de leur livrer le Capitole, et de mettre Rome entière au pillage ; il les trompe en ne leur donnant que le camp à saccager.
 

Leur sommeil ; leurs terreurs. 

Des cohortes impies dorment sous les tentes des sénateurs ; de vils soldats occupent les couches des rois ; le soldat parricide repose sur le lit de son père et de ses frères. Mais leur repos est un affreux délire, leur sommeil un accès de fureur. Les malheureux roulent dans leur esprit toutes les horreurs de Pharsale. Le crime atroce veille au fond de leur âme. Ils se battent en songe, et leur main serre la poignée du glaive qu'elle croit tenir. On dirait que ces campagnes gémissent, que cette terre coupable enfante des ombres, que l'air est souillé par les mânes, et que l'effroyable nuit des Enfers s'est répandue dans le ciel. La victoire tourmente et punit les vainqueurs. Le sommeil ne leur fait entendre que le sifflement des serpents des Furies, ne leur fait voir que leurs flambeaux. L'ombre des citoyens qu'ils viennent d'égorger, leur apparaît ; chacun a sur lui sa victime qui le presse. L'un reconnaît les traits d'un vieillard, l'autre ceux d'un jeune homme. L'un est poursuivi par le cadavre de son frère, l'autre a son père dans le cœur ; et tous ces spectres réunis assiègent l'âme de César. Le Pélopide Oreste, Penthée dans sa fureur, Agave revenue de son délire, n'étaient pas plus effrayés à l'aspect des Euménides vengeresses. Tous les glaives qu'a vu tirer Pharsale, tous ceux que le jour de la vengeance verra briller dans le Sénat, César les voit cette nuit en songe. I1 se sent déchiré par les fouets vengeurs des Furies. Ah ! si, du vivant de Pompée tel est pour lui le tourment des remords, s'il a déjà tout l'enfer dans le cœur, quel sera bientôt son supplice ! 

César contemple sa fortune dans cet océan de sang.  

Mais enfin délivré des tourments du sommeil, dès que la lumière du jour éclaire les champs de Pharsale, il y promène ses regards que n'effraient pas ces spectacles d'horreurs. Il voit les fleuves qui roulent du sang, des tas de cadavres amoncelés jusqu'au sommet des collines, ces morts en pourriture, il compte les peuples de Pompée ; il fait préparer pour le festin un lieu d'où il pourra reconnaître le visage des victimes (12) ; joyeux, il ne voit plus l'Hémathie, les cadavres lui cachent la vue de la plaine. Il reconnaît dans le sang sa fortune et ses dieux. Il va jusqu'à leur refuser les honneurs de la sépulture (13). L'exemple même d' Hannibal, qui avait rendu ces devoirs funèbres au consul, ne le touche point. Il excepte ses concitoyens d'un droit commun à tous les hommes.  

Reproches amers du poète.

Cruel, nous ne demandons pas autant de bûchers qu'il y a de morts, mais un seul qui consume à la fois tous ces peuples. Fais seulement entasser sur eux les forêts de l'Oeta ou du Pinde, et si tu veux encore ajouter au malheur de Pompée, qu'il en découvre la flamme du milieu des mers. Quelle vengeance veux-tu tirer des morts ? Il est égal pour eux que ce soit l'air ou le feu qui les consume. Tout ce qui périt est reçu dans le sein paisible de la nature, et les corps subissent d'eux-mêmes la loi de leur dissolution. Si ce n'est pas aujourd'hui qu'ils brûlent, ce sera quand la terre et les eaux brûleront, dans cet embrasement du monde, où la poussière de nos ossements et la cendre des globes célestes se mêleront dans un même bûcher. Les mânes de tes ennemis et les tiens n'auront qu'un même asile ; tu ne t'élèveras pas plus haut vers le ciel ; tu n'auras pas une meilleure place que les vaincus dans l'éternelle nuit. La mort n'est point esclave de la fortune. La terre engloutit tout ce qu'elle engendre, et celui des morts qui n'a point d'urne, repose sous la voûte du ciel. Mais, toi, qui punis tant de nations en les privant de la sépulture, d'où vient que tu t'éloignes ? Que ne demeures-tu dans ces champs empestés ? Bois, si tu l'oses, ces eaux sanglantes ; respire cet air, si tu le peux. 

Tableau du champ de carnage.

Ces cadavres te forcent à leur céder Pharsale. Le champ de bataille leur reste : ils en ont chassé le vainqueur.  L'odeur de cette proie immense attire les loups de la Thrace et les lions de Pholoé. L'air impur qui sème la contagion appelle toutes les bêtes à l'odorat subtil. Les ours quittent leurs tanières, les chiens sinistres, leurs toits domestiques. Les oiseaux voraces qui avaient suivi les camps des deux armées, se  rassemblent. Et vous, voyageurs ailés, qui fuyez pour le Nil, la Thrace et ses frimas, vous retardez votre course vers les tièdes rives du Sud. Jamais de si épaisses nuées d'aigles et de vautours n'avaient pressé l'air de leurs ailes, ni obscurci la lumière du ciel. Des légions d'oiseaux ravisseurs s'élancent des forêts voisines, et une rosée de sang distille de tous les arbres où s'est reposé leur ongle sanglant ; souvent même sur les enseignes et sur la tête des vainqueurs, ils laissent tomber du haut des airs des lambeaux sanglants, dont leurs griffes se lassent de porter le poids, et pourtant il ne reste de ce peuple d'autres débris que les os décharnés. Les bêtes ne suffisent pas à cette pâture, elles dédaignent de fouiller les entrailles, et d'épuiser le cœur sous leur lèvre avide ; elles savourent les membres ; une foule de cadavres gît abandonnés. Le soleil, la pluie, le temps, les mêlent, en pleine dissolution, aux champs Émathiens. 

La Thessalie, terre trop funeste aux Romains.

Ô malheureuse Thessalie ! Par quel crime as-tu irrité les dieux, pour être chargée de tant d'horreurs ? Combien de siècles s'écouleront, avant que l'avenir te pardonne les malheurs de cette guerre ? Peux-tu produire des moissons qui ne soient pas empoisonnées, et souillées de taches de sang ? Le soc peut-il ouvrir ton sein, sans troubler le repos des mânes ? Hélas ! Avant que tes campagnes inondées de sang soient desséchées, une nouvelle guerre va les en arroser. Quand Rome rassemblerait les cendres que renferment tous ses tombeaux, cet amas n'égalerait point les monceaux de cendres romaines, que sillonne ici la charrue, ni les tas d'ossements blanchis que brise le fer du 
laboureur. Jamais aucun vaisseau n'eût osé aborder à ce rivage malheureux ; jamais le soc n'eût soulevé cette abominable terre ; les peuples auraient abandonné ces champs habités par les mânes ; aucun pasteur n'eût laissé paître à ses troupeaux des herbages engraissés de sang ; et, pareille à ces contrées que les feux brûlants du soleil ou que les glaces d'un éternel hiver rendent inhabitables, la Thessalie serait déserte, si ces campagnes étaient les seules que la guerre civile eût souillées. Mais les dieux n'ont pas voulu donner au reste de la terre le droit de les détester ; ils égalent tous les climats en les chargeant des mêmes crimes, et Munda, Mutine, Actium, nouveaux théâtres de nos malheurs, feront pardonner aux champs de Philippes.
 

LIVRE VII

(01) Comme aux funérailles de Brutus. - Tite-Live (liv, II, ch, VIII) : "Collegae funus, quanto tum potuit adparatu (Valerius) fecit : sed multo majus morti decus publice fuit maestitia, eo ante omnia insignis, quia matronae annum, ut parentem, eum luxerunt, quod tam acer ultor violatae pudicitiae fuisset."

(02) On accuse Pompée. - Plutarque (Vie de Pompée) : "Illi (Domitius scil., Favonius, Afranius et alii) haec dictitantes Pompeium, existimationis retinendae cupidum, amicorumque verecundia victum compulerunt, uti, optimis consiliis omissis, voluntates ipsorum et spes sequeretur. Quod sane vel navis gubernatorem haud aequum erat facere, multo minus tot gentium atque exercituum imperatorem." Et aucuns le piquaient en l'appelant Agamemnon et le roi des rois (Plut., trad. d'Amyot. )

(03) Les insensés ! Quelle est leur ardeur pour le crime. César raconte que ce fut Labienus qui, prenant la parole après Pompée, le décida, lui et son armée surtout, à livrer bataille. Redoutant les vieilles phalanges du vainqueur des Gaules, il représenta dans le conseil que l'armée de César s'était renouvelée presque entière : "Perexigua pars illius exercitus superest ; magna pars deperiit." Les maladies contagieuses de l'automne, dit-il, en ont détruit une parle en Italie ; d'autres se sont retirées dans leurs foyers ; d'autres sont restées sur le continent... Ce ne sont plus pour la plupart que des recrues levées dans la Gaule Citérieure : les seules bonnes troupes qui lui étaient restées ont succombé dans les deux combats livrés sous les murs de Dyrrachium." Après ce discours, il jure qu'il ne rentrera dans le camp qu'en vainqueur, et exhorte les autres à faire le même serment. César ajoute : "Hoc laudans Pompeius idem juravit : nec vero ex reliquis fuit quisquam, qui jurare dubitaret." (De Bello civ., lib. III)

(04) Par divers prodiges. - Ce que le poète raconte ici des prodiges qui annoncèrent le désastre de Pharsale, est confirmé par l'histoire. Florus, liv. IV ; Plutarque, Vies de Pompée et de César ; Appien, Guerre civile, liv. II ; Dion, liv. XXXI ; César, Comment., liv. III ; Valère-Maxime, liv. I, ch. VI.

(05) Cette calamité l'a réduite au point de ne pouvoir, un siècle après, avoir une guerre civile. - Plutarque (Vie de Jules César) : "Dans le dénombrement des citoyens qu'on fit après la guerre civile, au lieu de trois cent vingt mille chefs de famille qui étaient à Rome, il ne s'en trouva plus que cent cinquante mille, sans compter les pertes du reste de l'Italie et des autres provinces romaines."

(06) Ô Crastinus, toi dont la lance. - Ce que le poète raconte de Crastinus est d'accord avec l'histoire. Florus (liv. IV) " Crastinus engagea le combat en lançant le premier son javelot. (César, Guerre civ., liv. III).

(07) César craigant que sa première ligne, etc, . - César (Guerre civ., liv. III) : "Timens ne multitudine equitum cornu dextrum circumveniretur; celeriter ex tertia acie singulas cohortes detraxit atque ex his quartam (aciem) instituit equitatuique opposuit et quid fieri vellet ostendit, monuitque ejus diei victoriam in earum cohortium virtute constare."

(08) Une victime digne de Brutus. - Plutarque (Vie de Brutus) : "Pompée avait fait mourir le père de Brutus ; mais estimant qu'il fallait préférer les affections publiques aux affections privées, et se persuadant que la cause qui avait fait prendre les armes à Pompée, était meilleure et, plus juste que celle de César, Brutus se rangea du côté de Pompée. Néanmoins, chaque fois qu'il le rencontrait, il ne le daignait pas seulement saluer, pensant que ce serait à lui un grand péché que de parler au meurtrier de son père." - César recommande à ses capitaines et chefs de cohorte de se bien garder de tuer Brutus : "Amenez-le-moi, dit-il, s'il se rend volontairement ; mais s'il se met en défense pour n'être pas pris, laissez-le aller sans lui faire aucun mal." On dit qu'il en agissait ainsi pour l'amour de Servilia, mère de Brutus." (Ibid.) - "Parmi ceux à qui César fit grâce et qu'il reçut à son amitié, était Brutus, celui qui le tua... lequel s'étant venu rendre à lui, il en fut fort joyeux." (Vie de César) Dans d'autres sentiments que ceux de notre poète, Vell. Paterculus (liv. II, ch. LII) dit, au sujet du meurtre de César par Brutus : "Dieux immortels ! quel prix réservait Brutus à l'affection du vainqueur, à sa bonté ! "

(09) "Eh bien! Domitius, mon successeur," etc. - Domitius avait été nommé son successeur dans le gouvernement de la Gaule : "Jussus est ei succedere L. Domitius." (Appian., de Bello civ., lib. II) "Scipioni obvenit Syria, L. Domitio Gallia." (Caesar., Comment., lib. III)

(10) Larisse, la première . - C'était la seule ville de Thessalie qui, à l'arrivée de César, ne se fût pas rendue à lui.

(11) Il ne reste plus qu'à payer votre sang . - Cet assaut, donné au camp de Pompée, est confirmé par César ; mais le motif qu'il indique est différent : "Caesar, Pompeianis ex fuga intra vallum compulsis, nullum spatium perterritis dare oportere existimans, milites cohortatus est ut beneficio fortunae uterentur, castraque oppugnarent : qui etsi magno aestu fatigati (nam ad meridiem res erat perducta) lumen, ad omnem laborem animo parati, imperio paruerunt." (De Bello civ., lib, III.)

(12) Il fait préparer pour le festin  - Remarquons ici, pour être juste, que tout cela n'est qu'une satire amère dirigée contre le destructeur de la liberté de Rome. L'histoire ne le confirme point ; elle fait plus, elle le dément, et César, il faut le dire, était trop politique pour en user ainsi : c'eût été se rendre odieux au monde. 

(13) Les honneurs de la sépulture. - Ce fait est démenti par Appien, qui dit, (Guerre civ.), en parlant du centurion Crastinus : "Cadaver ejus seorsim sepeliit Caesar prope communem aliorum tumulum." Vell. Paterculus (liv. II, ch. LII) dit, contrairement au poète : "Quoi de plus admirable, de plus éclatant, de plus glorieux que cette victoire ! La patrie n'eut à pleurer que des citoyens tués en combattant. Mais une fureur obstinée rendit la clémence inutile, les vaincus trouvant moins de plaisir à recevoir la vie, que les vainqueurs à la donner. " (Trad. de Després.)