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LUCAIN

LA PHARSALE 

LIVRE II

introduction  livre I    livre III  livre IV  livre V  livre VI  livre VII  livre VIII  livre IX  livre X

 


 

LIVRE II

Le poète se plaint aux dieux de ce qu'ils découvrent aux humains les calamités qui les menacent. - Abattement de Rome. - Douleur et gémissements des femmes. - Plaintes des soldats. - Tristesse des vieillards qui se rappellent les temps de Marius et les terribles vengeances de Sylla. - M. Brutus, au milieu de la nuit, va trouver Caton : son discours. - Réponse de Caton. - Au retour du jour, Marcia, autrefois cédée par Caton à Hortensius, vient frapper à la porte de son premier époux : son discours. - Caton la reprend, sans nulle cérémonie nuptiale. - Portrait de Caton, ses mœurs et son caractère. - Pompée sort de Rome et se retire à Capoue, qui devient le siège de la guerre. - Description de l'Apennin. - Marche de César, sa vigueur militaire, et les dispositions diverses des villes d'Italie. - Fuite de Libon, de Thermus, de Sylla, de Varus, de Lentulus et de Scipion, lieutenants de Pompée. - Domitius veut défendre Corfinium ; il exhorte ses compagnons. Discours de César aux siens. - Il se rend maître de la ville. Domitius lui est livré par la perfidie de ses soldats. Malgré sa fierté, César lui accorde la vie. - Pompée harangue ses soldats pour sonder leurs dispositions. - Pompée voyant son discours froidement accueilli, se défie de son armée, et va s'enfermer dans Brindes. - Description et histoire de cette ville. - Pompée ne comptant plus sur l'Italie, envoie son fils aîné dans l'Orient, et les consuls en Épire, pour y chercher des secours. - Diligence de César : il tient déjà Pompée assiégé dans Brindes, et tâche de fermer le port avec des digues. - Pompée rompt ces digues, et s'enfuit avec sa flotte. - Tristes réflexions du poète sur cette fuite, et plaintes pathétiques.

 Le poète se plaint aux dieux de ce qu'ils découvrent aux humains les calamités qui les menacent.

Déjà la colère des dieux s'est manifestée (01), la nature a donné le signal de la discorde, elle a interrompu son cours, et, par un pressentiment de l'avenir, elle s'est plongée elle-même dans ce désordre qui engendre les monstres. C'est le présage de nos forfaits. Pourquoi donc, ô roi de l'Olympe, avoir ajouté aux malheurs des hommes cette prévoyance qui leur découvre dans de cruels présages les calamités futures ? Soit que dans le développement du chaos (02) ta main féconde ait lié les causes par des nœuds indissolubles, que tu te sois imposé à toi-même une première loi et que tout soit soumis à cet ordre immuable, soit qu'il n'y ait rien de prescrit et qu'un aveugle hasard (03) opère seul dans la nature ce flux et ce reflux d'événements qui changent la face du monde, fais que nos destins arrivent soudain, que l'avenir soit inconnu à l'homme, qu'il puisse du moins espérer en tremblant. 

Abattement de Rome.

Dès qu'on connut par ces prodiges à quel prix les oracles des dieux devaient se vérifier, le lugubre justitium règne dans la ville, les dignités se cachèrent sous le plus humble vêtement ; on ne vit plus la pourpre entourée de faisceaux, les citoyens étouffèrent leurs plaintes, la douleur morne et sans voix erra dans cette ville immense. 

Douleur et gémissements des femmes.

Ainsi, aux premiers instants qui suivent la mort, le silence règne dans une demeure avant que les premiers accents de la désolation aient éclaté, avant qu'une mère, les cheveux épars, jette de lamentables cris dans les bras de ses esclaves, tandis qu'elle presse le sein de son fils, que la chaleur de la vie abandonne, qu'elle baise cette face livide et ces yeux plongés dans le sommeil de la mort; ce n'est pas encore de la douleur, c'est de l'effroi. Attachée à ce corps, éperdue, elle mesure l'étendue de son malheur.
Les femmes ont dépouillé leur parure, leur foule éplorée assiège les temples : les unes arrosent de larmes les statues des dieux, les autres se prosternent contre terre et répandent, égarées, leur chevelure sur le seuil sacré ; ce n'est plus par des vœux timides, c'est par de longs hurlements qu'elles invoquent le ciel ; le temple de Jupiter n'est pas le seul qu'elles remplissent ; elles se partagent les dieux ; pas un autel n'est négligé par elles ; pas un dieu ne sera jaloux. "C'est à présent, s'écria l'une d'entre elles, en meurtrissant son visage baigné de pleurs, c'est à présent, ô misérables mères ! qu'il faut se frapper le sein et s'arracher les cheveux.  N'attendez pas, pour vous désoler, que nos malheurs soient à leur comble ; pleurez, tandis que la Fortune est encore incertaine entre nos tyrans. Dès que l'un d'eux sera vainqueur, il faudra marquer de la joie." C'est ainsi qu'elles irritent et stimulent leur douleur. 
 

Plaintes des soldats.

Les hommes eux-mêmes, en allant se ranger sous les drapeaux des deux partis, chargeaient de justes plaintes la cruauté des cieux. "Malheureux, disaient-ils, que n'avons-nous plutôt vécu dans les temps de Cannes et de Trébie ? Dieux ! Ce n'est point la paix que nous vous demandons : jetez la colère dans le cœur des peuples, soulevez contre nous les nations barbares ; que le monde conjuré coure aux armes ; que les bataillons des Mèdes descendent de Suse, que l'Ister barbare cesse d'enchaîner le Massagète, que des extrémités du Nord, l'Elbe lâche contre nous les blonds Suèves, que le Rhin soulève sa source indomptée ! Rendez-nous, grands dieux ! tous nos ennemis à la fois, mais détournez la guerre civile. Que le Dace d'un côté, de l'autre le Gète nous menacent ; allez combattre l'Ibère, tournez vos drapeaux contre les flèches des hordes orientales ; Rome, tu n'auras pas un bras qui ne combatte. Ou si vous avez résolu, grands dieux ! d'anéantir le nom romain, faites tomber en pluie de feu les airs embrasés par la foudre ; frappez en même temps et les deux chefs et les deux partis ; n'attendez pas qu'ils méritent vos coups. Est-ce pour décider lequel des deux nous opprimera qu'il en doit coûter tant de crimes ? À peine, hélas ! eût-il fallu s'y résoudre pour nous affranchir de tous les deux." C'est ainsi que leur piété impuissante se répandit en inutiles plaintes.  Les vieillards accablés de douleur se plaignaient d'avoir trop vécu et maudissaient leurs jours condamnés à la guerre civile. L'un d'eux, pour donner un exemple récent des maux que l'on avait à craindre : "Ô mes amis ! dit-il, l'orage qui nous menace est le même qui s'éleva sur Rome lorsque Marius vainqueur des Teutons et des Numides, se réfugia dans les marais, et que les roseaux de Minturne couvrirent sa tête triomphante, cette tête dont la Fortune leur confiait en dépôt fatal. Découvert, et chargé de chaînes, le vieillard languit longtemps enseveli dans les horreurs d'un cachot. Destiné à mourir consul, à mourir tranquille au milieu des ruines de sa patrie, il portait d'avance la peine de ses crimes ; mais la mort se détourne de lui. En vain un ennemi tient sa vie odieuse entre ses mains ; le premier qui veut le frapper recule saisi de frayeur. Sa main tremblante laissa tomber le glaive. Il a vu à travers les ténèbres de la prison une lumière resplendissante ; il a vu les terribles dieux des forfaits; il a vu Marius dans tout l'éclat de sa grandeur future ; il l'a entendu et il a tremblé. Ce n'est pas à toi de frapper cette tête, le cruel doit au destin des morts sans nombre avant la sienne. Bannis une vaine fureur. Cimbres, si vous voulez être vengés, conservez avec soin les jours de ce vieillard. Ce n'est point la faveur des dieux, c'est leur colère qui veille sur lui. Marius suffit au dessein qu'ils ont formé de perdre Rome. En vain l'Océan furieux le jette sur une plage ennemie ; errant sur les bords inhabités de ces Numides qu'il a vaincus, des cabanes désertes lui servent d'asile ; il foule aux pieds les cendres des armées puniques ; Carthage et Marius se consolent mutuellement de leur ruine, et tous deux abattus pardonnent aux dieux. Mais au premier retour de la Fortune, il allume en son cœur une haine africaine ; il lâche des armées d'esclaves et brise les fers dont ils sont chargés : aucun n'est admis sous ses drapeaux, qu'il n'ait déjà fait l'apprentissage du crime et qu'il n'apporte dans son camp l'exemple de quelques forfaits.  

Tristesse des vieillards qui se rappellent les temps de Marius et les terribles vengeances de Sylla. Marius sur les ruines de Carthage.

Ô destin ! Quel jour ! Quel horrible jour que celui où Marius entra victorieux dans Rome ! Avec quelle rapidité la mort étendit ses ravages ! La noblesse tombe confondue avec le peuple ; le glaive destructeur vole au hasard et frappe toute poitrine. Le sang séjourne dans les temples, les pavés en sont inondés et glissants. Nulle pitié, nul égard pour l'âge ; on n'a pas honte de hâter la mort des vieillards au déclin de l'âge, ni de trancher la vie des enfants qui viennent d'ouvrir les yeux à la lumière. Hélas ! Si jeunes encore, par quel crime ont-ils mérité de mourir ? Ils sont mortels, c'est assez. Impitoyable fureur ! Sans perdre le temps à chercher les criminels, on égorge en foule tout ce qui se présente. La main des meurtriers, plutôt que de rester oisive, fait tomber des têtes dont les traits même leur sont inconnus. Il n'est qu'un espoir de salut, c'est d'attacher ses lèvres tremblantes à cette main souillée de sang. Ah ! peuple indigne de tes ancêtres ! Devrais-tu, même à l'aspect de mille glaives qui s'avancent sous les étendards de la mort, devrais-tu consentir à racheter des siècles de vie à ce prix ? Et c'est pour traîner dans l'opprobre le peu de jours que Marius te laisse et que Sylla vient t'arracher !
Dans ce massacre universel comment donner des larmes à chaque citoyen ? Reçois nos regrets, ô Bébius ! ô toi dont une foule d'assassins déchirent les entrailles et se disputent les membres fumants ! Et toi, prophète éloquent de nos malheurs, Antoine, dont la tête dégouttante encore de sang et couverte de cheveux blancs est apportée dans un festin sur la table de Marius ! Les deux Crassus sont égorgés par Fimbria ; le sang des tribuns arrose leur siège ; ils ne t'épargnent pas même, ô Scévola ! Ils t'égorgent devant le sanctuaire de la déesse, devant les feux encore allumés sur l'autel ; mais ta vieillesse épuisée ne verse que peu de sang, insuffisant pour éteindre la flamme. À tant d'horreurs succéda le septième consulat de Marius ; et par là finit cet homme accablé de toutes les rigueurs de la mauvaise Fortune, comblé de toutes les faveurs de la bonne, et qui avait mesuré dans l'une et dans l'autre jusqu'où peut aller le sort d'un mortel.
Que de cadavres sont tombés sous les murs de Sacriportus ! Que de mourants entassés près de la porte Colline, quand la capitale du monde, et avec elle la souveraineté, parut changer de place, quand le Samnite espéra porter à Rome un coup plus terrible que celui des Fourches Caudines !
 

Sylla qui voulut nous venger, mit le comble à nos pertes immenses : il épuisa le peu de sang qui restait à la patrie. En coupant des membres corrompus, l'impitoyable médecin suivit trop loin les progrès du mal. Il ne périt que des coupables, mais dans un temps où il n'y avait plus que des coupables à sauver.
Sous lui, les haines sont déchaînées, la colère se livre à ses emportements, dégagée du frein des lois. On ne sacrifiait pas tout à Sylla, chacun s'immolait ses victimes. D'un seul mot, le vainqueur a tout ordonné. On vit l'esclave plonger dans les entrailles de son maître le fer sacrilège, le frère vendre le sang du frère, les fils, dégouttants du meurtre de leur père, se disputer sa tête. Les tombeaux sont remplis de fugitifs ; les vivants y sont confondus avec les morts ; les antres des bêtes féroces ne peuvent contenir la foule des fugitifs : l'un attache à son cou le lacet fatal et meurt étranglé ; l'autre se précipite de tout son poids contre terre; ils dérobent ainsi leur mort au sanguinaire vainqueur ; celui-ci élève lui-même son bûcher; il n'attend pas qu'il ait versé tout son sang, il s'élance et, tandis qu'il le peut, s'empare avidement de la flamme funèbre. Rome consternée reconnaît les têtes de ses plus illustres citoyens portées au bout d'une pique et entassées sur la place publique : là se révèlent tous les crimes cachés. La Thrace ne vit pas tant de cadavres pendre aux étables d'Augias, ni la Libye aux portes d'Antée ; la Grèce désolée ne pleura pas tant de victimes égorgées dans la cour du palais de Pise.
Quand les chairs sont pourries, quand les visages n'offrent plus que des traits méconnaissables, les infortunés pères vont recueillir ces restes et les dérobent par un pieux larcin. Moi-même impatient de rendre aux mânes de mon frère les devoirs de la sépulture, il me souvient qu'avant de porter sa tête sur le bûcher, je parcourus ce champ de carnage, ouvrage de la paix de Sylla, pour découvrir parmi tant de corps mutilés celui auquel s'adapterait cette tête défigurée ? Dirai-je par quelles cruautés la mort de Catulus (
04) fut vengée sur le frère de Marius ! et quels maux souffrit avant d'expirer cette malheureuse victime ! Mânes qu'on voulut apaiser, vous en fûtes effrayés vous-mêmes ! Nous l'avons vu ce corps défiguré, dont chaque membre était une plaie ; percé de coups, dépouillé par lambeaux, il n'avait pas encore reçu le coup mortel, et, par un excès inouï de cruauté, l'on prenait soin de ménager sa vie. Ses mains tombent sous le tranchant du glaive, sa langue arrachée palpite encore et, toute muette qu'elle est, frappe l'air ; l'un lui tranche les oreilles, l'autre le nez ; celui-ci arrache de leurs orbites ces yeux qui ont assisté au supplice de tous les membres. On ne croira jamais qu'une seule tête ait pu suffire à tant de tourments. Les débris d'un cadavre écrasé sous les ruines sont moins brisés, les corps des malheureux qui ont péri dans un naufrage arrivent moins déchirés sur le sable.
Et quel soin prenez-vous de rendre Marius méconnaissable aux veux de Sylla ? Pour se repaître de son supplice, il eût fallu qu'il reconnût ses traits. Préneste, la ville de la Fortune, voit tous ses habitants moissonnés par le glaive, tout un peuple tombe d'un seul coup. La fleur de l'Italie, la seule jeunesse qui lui restait fut massacrée dans le Champ de Mars, au sein de cette malheureuse Rome qu'elle inonda de son sang. Que tant de victimes périssent à la fois par la famine, par un naufrage, sous un écroulement imprévu, dans les horreurs de la peste ou de la guerre, il y en eut des exemples, mais d'une exécution pareille, il n'y en eut jamais. À peine à travers les flots de ce peuple qu'on égorge, les mains meurtrières peuvent se mouvoir ; à peine ceux qui reçoivent le coup mortel peuvent tomber ; leurs corps pressés se soutiennent l'un l'autre, et dans leur chute ils deviennent eux-mêmes les instruments du carnage : les morts étouffent les vivants.
Sylla, du haut du temple, tranquille spectateur de cette scène, n'a pas même le remords d'avoir proscrit tant de milliers de citoyens. Le gouffre de Tyrrhène reçoit les cadavres qu'on y entasse. Les premiers tombent dans le fleuve ; les derniers tombent sur une couche de corps ; les barques rapides s'y arrêtent ; le fleuve coupé par cette crue affreuse d'un côté s'écoule dans la mer, de l'autre s'enfle et reste suspendu. Les flots de sang se font un passage à travers la campagne et viennent en longs ruisseaux grossir les ondes amoncelées. Déjà le fleure surmonte ses bords et y rejette les cadavres. Enfin se précipitant avec violence dans la mer de Tyrrhène, il fend les eaux par un torrent de sang.
C'est ainsi que Sylla a mérité d'être appelé le salut de la patrie, l'heureux Sylla ; c'est ainsi qu'il s'est fait élever un tombeau dans le Champ de Mars. Voilà ce qui nous reste à éprouver une seconde fois : tel sera le cours de cette guerre et tel en sera le succès. Et plût aux dieux que nos craintes ne fussent pas plus grandes ! Hélas ! il y va de bien plus pour l'univers. Marius et les siens, exilés de leur patrie, ne demandaient que leur retour. Sylla vainqueur ne voulait qu'anéantir les factions ennemies. César et Pompée ont d'autres desseins. Non contents d'un pouvoir partagé, ils combattent pour le rang suprême : aucun d'eux ne daignerait susciter la guerre civile pour être ce que fut Sylla." 
Ainsi la vieillesse consternée pleurait sur le passé et tremblait pour l'avenir.
 

M. Brutus, au milieu de la nuit, va trouver Caton : son discours. Caton le jeune (d'Utique)

Mais cette frayeur n'eut point d'accès dans la grande âme de Brutus (05). Brutus, au milieu de la désolation publique, ne mêla point ses larmes aux larmes du peuple. Dans le silence de la nuit, tandis que la grande Ourse roule son char oblique, il va frapper au seuil de l'humble demeure de Caton, son oncle ; il le trouve veillant, l'âme agitée des dangers de Rome et du sort du monde, sans crainte pour lui-même. Brutus l'aborde et lui dit : "Ô vous, l'unique gage de la vertu dès longtemps bannie de la terre, vous que le tourbillon de la Fortune ne peut détacher de son parti, sage Caton, soyez mon guide, affermissez mon esprit chancelant, donnez votre force à mon âme. Que d'autres servent Pompée ou César ; Caton est le chef que Brutus veut suivre. Resterez-vous au sein de la paix, seul, immobile au milieu des secousses qui ébranlent le monde ? Ou voulez-vous absoudre la guerre en vous associant aux forfaits et aux malheurs qu'elle produira ? Chacun dans cette guerre criminelle ne prend les armes que pour soi : l'un craint sa maison souillée et les lois redoutables pendant la paix ; l'autre veut écarter, le fer à la main, l'indigence qui le presse et s'enrichir des dépouilles du monde bouleversé, nul n'obéit à la fureur, tous ont un intérêt qui les pousse. Vous seul, aimerez-vous la guerre pour elle-même ? Et que vous servira d'avoir été si longtemps incorruptible au milieu d'un monde corrompu ? Est-ce là le prix de tant de constance ? Les autres sont coupables avant la guerre, toi seul tu deviendras coupable par la guerre. Dieux ! ne permettez pas que des armes parricides souillent ces mains pures, qu'un trait lancé par ces bras se mêle au nuage épais des dards, et qu'une si haute vertu coure un si grand hasard. Sur vous seul retomberait la honte de cette guerre. Et qui ne se vanterait de mourir de la main de Caton quoique frappé d'une autre main ? Non, le calme est votre partage, comme il est le partage des astres : inébranlables dans leur cours, ils remplissent leur vaste carrière, tandis que les régions de l'air sont embrasées par la foudre. La terre est en butte au choc des tempêtes ; l'Olympe repose au-dessus des nuages. Tel est l'ordre immuable de la nature. La discorde agite les petites choses ; les grandes jouissent d'une profonde paix. Quelle joie pour César d'apprendre qu'un citoyen tel que vous aurait pris les armes ! Rangez-vous du parti de son rival, peu lui importe : Caton se déclare assez pour lui, s'il se déclare pour la guerre civile. Déjà une partie du Sénat, les patriciens, les consuls eux-mêmes demandent à servir sous Pompée. Qu'on voie Caton subir le même joug, il n'y a plus au monde que César qui soit libre. Ah ! si c'est pour les lois, pour la patrie, pour la liberté que vous voulez combattre, voyez dans Brutus, non l'ennemi de César, non l'ennemi de Pompée, mais après la guerre, l'ennemi du vainqueur."   

Réponse de Caton.

Il dit ; et du sein de Caton,  comme du fond d'un sanctuaire, se firent entendre ces paroles sacrées :
"Oui, Brutus, la guerre civile est le plus grand des crimes, mais ma vertu suit sans trembler la fatalité qui m'entraîne. Si les dieux me rendent coupable, ce sera le crime des dieux. Et qui peut voir, exempt de crainte, la ruine de l'univers ? Quand l'inaccessible éther s'écroule, quand la terre chancelle, quand le monde se confond et s'affaisse, qui peut rester les bras croisés ? Quoi ! des nations inconnues s'engagent dans nos querelles ; des rois nés sous d'autres étoiles, séparés de nous par de vastes mers, suivent l'aigle romaine aux combats, et seul je resterais oisif ! Loin de moi, grands dieux, cette cruelle indifférence ! Rome dont la chute ébranlerait le Dace et le Gète, Rome ne peut tomber sans m'écraser. Un père à qui la mort vient enlever ses enfants les accompagne jusqu'à la sépulture, sa douleur même l'y engage ; ses mains portent les noirs flambeaux qui vont embraser leur bûcher. Ainsi, Rome, je ne me détacherai de toi qu'après t'avoir embrassée mourante. Liberté ! Je suivrai ton nom et ton pâle fantôme. Soumettons-nous, les dieux inexorables demandent Rome entière en sacrifice ; ne leur dérobons pas une seule goutte de sang. Ah ! Que ne puis-je offrir aux dieux du ciel et des Enfers cette tête chargée de tous les crimes de ma patrie et condamnée à les expier ! Décius se dévoua et périt au milieu d'une armée ennemie. Que ces deux armées me percent de leurs traits ! Que les hordes barbares du Rhin épuisent sur moi leurs coups ! J'irai, le sein découvert, au-devant de toutes les lances, et je recevrai seul tous les coups de la guerre, heureux si mon sang est la rançon du monde, si mon trépas suffit pour expier les crimes de la corruption romaine ! Eh ! Pourquoi faire périr des peuples dociles au joug et disposés à fléchir sous un maître cruel ? C'est moi seul qu'il faut perdre, moi qui m'obstine à défendre inutilement nos lois et notre liberté. Mon sang versé rendra la paix et le repos à l'Italie. Après moi, qui voudra régner n'aura pas besoin de recourir aux armes. Allons, suivons le parti que Rome autorise. Si la Fortune seconde Pompée, il n'est pas sûr qu'il en abuse pour usurper l'empire du monde. Combattons sous lui, peut-être n'osera-t-il s'attribuer à lui seul les fruits de la victoire."
Telle fut la réponse de Caton, et l'âme du jeune Brutus embrasée d'un feu nouveau, ne respira plus que la guerre civile. 
 

Au retour du jour, Marcia, autrefois cédée par Caton à Hortensius, vient frapper à la porte de son premier époux : son discours.

Alors, comme le soleil chassait les froides ténèbres, on entendit frapper à la porte : c'était la pieuse Marcia qui venait de rendre à Hortensius, son époux, les devoirs de la sépulture. Vierge, elle fut jadis unie à un plus noble époux, mais bientôt Caton, après avoir eu d'elle trois gages d'un saint hyménée, l'avait cédée à son ami, afin qu'elle portât dans une maison nouvelle les fruits de sa fécondité, et que son sang maternel fût le lien de deux familles. Mais à peine l'urne funèbre a-t-elle recueilli les cendres d'Hortensius, qu'elle revient, la pâleur sur le visage, les joues déchirées, les cheveux épars, le sein meurtri, la tête couverte de la poussière du tombeau. Elle eût vainement employé d'autres charmes pour plaire à Caton. Dans sa douleur elle lui parle en ces mots :
"Tant que mon âge et mes forces m'ont permis d'être mère, ô Caton, j'ai fait ce que vous avez voulu : j'ai subi la loi d'un double hyménée. À présent que mes entrailles épuisées ne sauraient plus enfanter, je reviens à vous, dans l'espoir de n'être plus livrée à personne. Rendez-moi les chastes nœuds de mon premier hymen, rendez-moi le nom, le seul nom de votre épouse ; qu'on puisse écrire sur mon tombeau : Marcia, femme de Caton ; et que l'avenir n'ait pas lieu de douter si vous m'aviez cédée ou bannie. Ce n'est point à vos prospérités que je viens m'associer ; c'est de vos peines, de vos travaux que je veux être la compagne. Laissez-moi vous suivre dans les camps. Eh ! Pourquoi resterais-je en sûreté au sein de la paix ? Pourquoi Cornélie verrait-elle de plus près que moi la guerre civile ?"
 

Caton la reprend, sans nulle cérémonie nuptiale.

Ces paroles fléchirent Caton, et quoique le moment fût peu favorable aux fêtes nuptiales, il consentit à renouer des nœuds  sacrés ; mais à la face du ciel et sans l'appareil d'une pompe vaine.
Le vestibule de sa maison n'est point couronné de guirlandes ; la blanche bandelette ne retombe pas sur les portes ; on n'allume pas les flambeaux de l'hymen ; le lit nuptial n'est point élevé sur des marches d'ivoire ; une trame d'or ne brille pas dans les étoffes dont il est couvert. La matrone qui ceint d'une couronne de tours le front de l'épouse, n'empêche pas Marcia de franchir sans y toucher le seuil de la porte. Sa tête n'est point ornée de ce tissu de pourpre qui tombe sur les yeux timides d'une jeune vierge dévouée à l'hymen et qui sert de voile à la timide pudeur. Une ceinture ne retient pas les plis de son manteau orné de pierreries ; un simple collier pare son cou. Une étroite tunique est attachée à ses épaules et presse ses bras nus. Telle qu'elle est et sans déposer le deuil lugubre qui la couvre, elle embrasse son époux comme elle embrasserait ses enfants. Les jeux profanes, la folle ivresse ne sont point appelés à ce grave hyménée; les parents mêmes n'y sont point conviés. Marcia et Caton s'unissent dans le silence et sous l'auspice de Brutus.
 

Portrait de Caton, ses mœurs et son caractère.

Caton, dès le premier signal de la guerre, avait laissé croître sa barbe hérissée, et ses cheveux blancs ombrageaient son front.  Ce front sévère n'admit point la joie ; Caton ne daigna pas même écarter ses longs cheveux de son visage austère et vénérable.  Également insensible à l'amour et à la haine, tout occupé à gémir sur les malheurs de l'humanité, il s'interdit le lit nuptial, et la sévérité de sa vertu résista même aux plaisirs légitimes. Telles furent les mœurs de Caton, telle fut sa secte rigide : se borner, suivre les lois de la nature ; vivre et mourir pour son pays ; se croire fait, non pour soi-même, mais pour le monde entier ; n'avoir, au lieu de festins, que l'aliment nécessaire à la vie ; au lieu de palais, qu'un abri contre les hivers ; au lieu de riches vêtements, que l'étoffe grossière dont se couvre le peuple ; borner l'usage de l'amour au soin de perpétuer son espèce ; n'être époux et père que pour le bien de sa patrie ; se faire un culte de la justice ; de l'honnêteté une inflexible loi ; du bien général un intérêt unique. Tel fut cet homme ; et dans tout le cours de sa vie jamais la volupté, idole d'elle-même, ne surprit un seul mouvement de son âme, n'eut part dans aucune de ses actions.  

Pompée sort de Rome et se retire à Capoue, qui devient le siège de la guerre. 

Cependant, Pompée à la tête d'une multitude tremblante avait gagné les murs de Capoue, fondée par un colon dardanien (06). Il établit le siège de la guerre, et pour s'opposer aux entreprises de César, il envoya des corps détachés vers ces collines ombragées d'où l'Apennin s'élève et où la terre se gonfle et monte le plus près de l'Olympe.   

Description de l'Apennin. 

Ses flancs s'étendent et se resserrent entre les deux mers. D'un côté, Pise, qui voit se briser sur ses rives la mer Tyrrhénienne ; de l'autre, Ancône, battue par les flots dalmatiques. Dans ses vastes sources, la montagne recèle d'immenses fleuves qu'elle répand pour diviser la double mer. D'un côté se précipite le Métaure fugitif et l'impétueux Crustome, le Sena et le Sapis que l' Isaure enfle de ses eaux, et l'Aufidus dont la rapidité fend les ondes adriatiques ; et l'Éridan, celui de tous les fleuves dont la source est la plus profonde (07), l'Éridan qui roule au sein des mers les forêts brisées sur son passage, l'Éridan qui semble épuiser toutes les eaux de l'Italie.  L'Éridan fut le premier des fleuves, dit la fable, dont le peuplier couronna les bords. Ce fut dans son sein que tomba Phaéton, lorsque ayant pris en main les rênes brûlantes des coursiers du dieu du jour, il s'écarta de la route prescrite. La terre était embrasée jusque dans ses entrailles, tous les fleuves étaient desséchés ; l'Éridan lui seul fut capable d'éteindre les flammes du char du soleil. Ce fleuve égalerait le Nil, si, comme le Nil, il pouvait s'étendre et se reposer sur de vastes plaines ; il égalerait le Danube, si le Danube, en parcourant le monde, ne se grossissait des torrents qu'il rencontre et qu'il entraîne avec lui dans l'Euxin.
Les eaux qui coulent sur la pente opposée forment le Tibre et le Rutube escarpé (
08) ; puis coulent le Vulturne rapide, et le Sarno nébuleux, et le Liris qui coule à l'ombre des forêts de Marica, et le Siler qui arrose les fertiles champs de Salerne, et le Macra qui roule sur des écueils jusqu'au port de Luna, voisin de sa source, sans pouvoir porter une barque légère.
Où se dresse le plus haut dans l'air la croupe de l'Apennin (
09), le mont voit à ses pieds la Gaule et touche le versant des Alpes. Fécond pour le Marse et l'Ombrien, sillonné par la charrue sabellienne, il embrasse de ses roches couvertes de pins tous les peuples indigènes du Latium et ne quitte l'Hespérie que lorsqu’il s est fermé aux ondes de Scylla, et qu'il a étendu ses rocs jusqu'au temple de Junon Lacinienne. Il allait au-delà, mais l'Océan, pesant sur lui, l'a rompu. Les flots ont repoussé la terre. Un détroit s'est formé dans la terre profonde. Pélore, dernière colline de cette chaîne, est restée en Sicile.
 

Marche de César ; sa vigueur militaire, et les dispositions diverses des villes d'Italie. 

César qui respire la guerre et qui ne se plaît à marcher que par des chemins arrosés de sang, gémit de trouver l'Italie ouverte. II se flattait que Pompée lui disputerait le passage et que des débris marqueraient ses pas. On lui ouvre les portes, il voudrait les rompre ; le laboureur tremblant lui laisse envahir ses campagnes ; c'est par le fer, c'est par la flamme qu'il eût voulu les ravager. Il rougit de suivre une route permisse et de paraître encore citoyen.
Les villes d'Italie incertaines et partagées entre la crainte et le devoir, n'attendent pour se livrer à lui que les approches de la guerre ; cependant on élève d'épais remparts, on creuse des fossés, on prépare sur le haut des tours de lourdes masses de rochers et des machines à lancer les traits pour accabler les assiégeants. Le peuple penche du côté de Pompée, et la fidélité balance l'effroi.
Ainsi lorsque le bruyant Auster s'est emparé de l'Océan, toutes les vagues lui obéissent. Si la terre alors, entrouverte d'un second coup du trident d'Éole, lance l'Eurus sur les flots agités, quoique poussés par un vent nouveau, c'est au premier qu'ils cèdent encore, et tandis que l'Eurus domine au ciel et commande aux nuages, le seul Auster règne sur les eaux. 
 

Fuite de Libon, de Thermus, de Sylla, de Varus, de Lentulus et de Scipion, lieutenants de Pompée.

Mais il était facile à la Terreur de changer les esprits, et leur fidélité était flottante comme la Fortune. Bientôt la fuite de Libon (10) laissa l'Étrurie sans défense. Thermus abandonna l'Ombrie. Sylla qui n'eut dans les guerres civiles ni le courage ni le bonheur de son père, prit la fuite au nom de César ; à peine quelques escadrons menacent les murs d'Auximon, Varus (11) en sort épouvanté, jette l'alarme dans les villes voisines et s'échappe à travers les forêts. Lentulus, chassé d'Asculum (12) et suivi de près dans sa fuite, voit ses cohortes dispersées le laisser seul avec ses drapeaux et se tourner du côté du vainqueur. Toi-même, Scipion (13), tu vas bientôt livrer les murs de Lucérie confiés à tes soins, ces murs défendus par la plus vaillante jeunesse. Enlevée à César dans le temps où l'on redoutait les Parthes, elle vint réparer dans le camp de Pompée ses pertes dans les Gaules. En attendant l'heure de nouveaux combats, il avait donné à son beau-père le droit de faire couler ce sang romain.   

Domitius veut défendre Corfinium ; il exhorte ses compagnons.  Discours de César aux siens. 

Corfinium et sa haute enceinte de murs t'occupent, belliqueux Domitius (14), à tes clairons obéissent les recrues opposées autrefois au condamné Milon. Domitius voyant à travers un nuage de poussière, les rayons du soleil réfléchis sur les armures : "À moi, compagnons ! s'écria-t-il, courez au fleuve, coupez le pont. Dieux ! Faites que ce torrent lui-même enfle ses eaux pour le briser ; que ce soit ici le terme de la guerre ; qu'ici du moins l'ardeur de l'ennemi se ralentisse et se consume en longs efforts. Retardons ses progrès rapides. Ce sera pour nous une victoire que d'avoir les premiers arrêté César." Il n'en dit pas davantage, et les cohortes à sa voix accourent au fleuve : il n'est plus temps. César qui s'avance et qui voit de loin qu'on veut lui couper le passage, s'écrie, enflammé de colère : "Hé quoi ! lâches, ce n'est pas assez des murs ténébreux qui vous couvrent, si des fleuves ne nous séparent. Le Gange même, le Gange débordé serait une faible barrière. César a passé le Rubicon ; il n'est plus de fleuve qui l'arrête. Marchez ! Que la cavalerie s'élance ! Que l'infanterie se précipite sur ce pont qui va s'écrouler !"  

Il se rend maître de la ville ; Domitius lui est livré par la perfidie de ses soldats. Malgré sa fierté, César lui accorde la vie.

à peine il a donné l'ordre, on lâche la bride aux légers coursiers, la plaine fuit sous leurs pas rapides ; les bras nerveux des archers font voler au-delà du fleuve une grêle de dards. Le pont est abandonné ; César s'en empare et chasse l'ennemi jusque dans ses murs. Il fait construire des machines assez fortes pour lancer d'énormes fardeaux, et des toits, sous lesquels ses soldats soient à couvert au pied des murailles. Mais, ô crime ! ô trahison ! les portes s'ouvrent, et les soldats de Domitius le traînent captif aux pieds de César, aux pieds d'un citoyen superbe. Domitius, loin de laisser abattre par le malheur la noble fierté de son âme, présente â la mort un front menaçant. César sait bien qu'il la désire et qu'il ne craint que le pardon. "Vis malgré toi, lui dit-il, et vois le jour que César te laisse. Sois pour les vaincus l'exemple et le gage de ma clémence. Tu es libre, tu peux tenter de nouveau contre moi le sort des armes, et s'il me livre jamais en tes mains, je te dispense du retour." À ces mots, il ordonne que ses liens soient rompus.
Quelle honte la Fortune eût épargnée à ce Romain, s'il eût obtenu le trépas ! Le dernier supplice pour un citoyen fut de s'entendre pardonner d'avoir suivi Pompée et le Sénat sous les drapeaux de la patrie.
Domitius dissimule et renferme sa rage, mais en lui-même : "Malheureux ! dit-il. Irai-je cacher ma honte au sein de Rome, à l'ombre de la paix ? Fuirai-je les dangers de la guerre, moi qui rougis de voir le jour ? Précipitons-nous à travers mille morts ! Courons au terme d'une vie odieuse ! Échappons au bienfait de César."
 

Pompée harangue ses soldats pour sonder leurs dispositions.

Ignorant le malheur de son lieutenant, Pompée se préparait à le soutenir. Résolu de marcher le jour suivant, il crut devoir éprouver le zèle de ses troupes, et d'une voix qui imprimait le respect : "Vengeurs des forfaits, leur dit-il, défenseurs de la bonne cause, seule armée de vrais Romains ; vous à qui le Sénat a donné à soutenir, non l'ambition d'un homme, mais la liberté de tous, faites des vœux pour le combat. Le fer et le feu ravagent l'Hespérie ; les Gaulois descendent furieux du sommet des Alpes ; le sang romain a déjà souillé le glaive impie de César. Grâce aux dieux, c'est nous qui avons reçu les premiers outrages de la guerre, c'est sur l'agresseur que le crime en retombe, et Rome qui me confie ses droits nous en demande le châtiment. Ce n'est point un juste ennemi que nous allons combattre, c'est un citoyen rebelle que nous allons punir ; et son attentat mérite aussi peu le nom de guerre, que le complot de Catilina, lorsque, avec Lentulus et Céthégus ses complices, il résolut d'embraser Rome.
César, quelle rage t'aveugle ! Toi, que les Destins appelaient au rang des Métellus et des Camilles, tu préfères grossir le nombre des Marius et des Cinnas ? Viens donc périr comme Lépide a péri sous les coups de Catulus ! Comme Carbon (
15), qui subit la hache du licteur et qu'ensevelit un tombeau sicilien ! Comme Sertorius, qui, exilé, souleva le farouche Espagnol ! Mais je rougis de t'associer même à ces noms. Je rougis que Rome occupe mes mains à terrasser un furieux. Que n'est-il revenu vainqueur des Parthes, ce Crassus qui nous délivra de Spartacus : tu périrais sous ses armes. Mais puisque les dieux veulent que ta défaite s'ajoute à mes autres trophées, tu vas éprouver si les ans ont énervé mon bras ou glacé le sang dans mes veines, si, pour avoir souffert la paix, nous sommes effrayés de la guerre. Laissez, laissez dire à César que Pompée est amolli par le repos ; l'âge n'a rien d'effrayant dans un capitaine ; consolez-vous de marcher sous un vieux chef, contre de vieux soldats. Je suis monté au plus haut point de grandeur auquel un citoyen puisse être élevé par un peuple libre. Au-dessus de moi, je n'ai laissé que la place d'un tyran ; celui qui dans l'État veut me surpasser n'aspire plus au rang de citoyen. Voici les deux consuls, voici toute une armée de généraux : César triomphera-t-il du Sénat ? La Fortune, tout aveugle qu'elle soit, aurait honte de balancer. Et de quoi s'enorgueillit cet audacieux ? Est-ce d'avoir employé dix ans à conquérir la Gaule ? Est-ce d'avoir abandonné honteusement les bords du Rhin ? Est-ce d'avoir été chassé du rivage britannique et d'avoir attribué son mauvais succès aux obstacles d'une mer inconstante et pleine d'écueils ? Son audace triomphe-t-elle de voir Rome entière sous les armes s'éloigner du sein de ses dieux ?
Insensé ! On ne te fuit pas, on me suit ! On me suit, moi qui en deux mois ai purgé la mer des pirates, moi qui, plus heureux que Sylla, ai vu ce Mithridate, qu'on ne pouvait dompter, et qui retardait les destins de Rome, errant dans les déserts du Bosphore et de la Scythie, et réduit à se donner la mort. Le monde entier est plein de moi. Toutes les contrées que le soleil éclaire sont remplies de mes trophées. Le Nord m'a vu triompher sur les rives glacées du Phase ;  je connais les cieux brûlants de l'Égypte et Syène, où nul objet ne projette son ombre ; l'Occident redoute ma puissance ; je fais trembler ce fleuve, le plus reculé de tous, l'hespérien Bétis qui frappe de ses flots la mer fugitive. Tout me connaît : et l'Arabe vaincu, et l'Hénioque belliqueux, et la Colchide, fameuse par sa Toison ravie ; mes drapeaux font trembler la Cappadoce, le Juif adorateur d'un dieu mystérieux, et la molle Sophène. Arméniens, Ciliciens farouches, habitants du Taurus, j'ai tout dompté. Que te reste-t-il, César ? La guerre civile !"
 

Pompée, voyant son discours froidement accueilli, se défie de son armée, et va s'enfermer dans Brindes.  

Cette harangue ne fut point suivie de l'acclamation des cohortes. Elles ne demandèrent point le signal du combat qu'on leur promettait. Pompée lui-même intimidé par ce silence, crut devoir s'éloigner plutôt que de courir les risques d'un combat. Tel qu'un taureau chassé du troupeau à la première rencontre va se cacher au fond des forêts, exilé dans les champs déserts, il essaye ses cornes contre les troncs des arbres, et ne revient au pâturage que lorsque son front s'est armé et que ses muscles ont grossi. Vainqueur alors, c'est à son tour de conduire à sa suite les troupeaux, en dépit du berger : tel Pompée, inférieur à César, lui abandonne l'Italie et se retire à travers les campagnes de la Pouille dans les murs de Brindes.  

Description et histoire de cette ville.

Cette ville fut jadis habitée par des Crétois, que les vaisseaux athéniens déposèrent sur nos bords, quand leurs voiles menteuses annoncèrent la défaite de Thésée. Elle est située vers la pointe de l'Italie, au bord de la mer Adriatique, sur une langue de terre qui s'avance et se courbe en croissant, comme pour embrasser les flots. Ce serait un port mal assuré, s'il n'était couvert par une île dont les rochers brisent l'effort des tempêtes. Des deux côtés du port, la nature a élevé deux chaînes de montagnes qui repoussent la mer, et qui défendent aux vents orageux de troubler l'asile des vaisseaux, que des câbles tremblants y retiennent à l'ancre. De là on gagne librement la pleine mer, soit qu'on fasse voile vers l'île de Corcyre, soit que du côté de l'Illyrie on veuille arriver au port d'Épidaure, tourné vers les flots ioniens. C'est le refuge des nochers, lorsque tous les flots de la mer Adriatique sont soulevés, que les nuages enveloppent les montagnes de l'Épire et que l'île calabraise de Sason disparaît sous les vagues écumantes.  

Pompée ne comptant plus sur l'Italie, envoie son fils aîné dans l'Orient, et les consuls en Épire, pour y chercher des secours.

Là, Pompée qui ne pouvait plus compter sur l'Italie ni transporter la guerre chez le sauvage Espagnol dont il était séparé par la chaîne immense des Alpes, dit à l'aîné de ses enfants : 
"Va, mon fils, parcours le monde, soulève le Nil et l'Euphrate, arme tous les peuples à qui le nom de Pompée est connu ; toutes les villes où mes exploits ont rendu Rome recommandable. Que les pirates de Cilicie abandonnent les champs que je leur ai donnés et se répandent sur les mers. Appelle à mon secours Ptolémée, dont je suis l'appui, et Tigrane qui me doit sa couronne, et Pharnace ; n'oublie ni les habitants vagabonds de l'une et de l'autre Arménie, ni les nations féroces qui occupent les bords de l'Euxin, ni celles qui couvrent les sommets du Riphée, ni celles dont les chariots voyagent sur les glaces du Palus-Méotide. Allume la guerre dans tout l'Orient, que tout ce que j'ai vaincu sur la terre, embrasse ma défense et que mes triomphes viennent grossir mon camp. Vous, consuls, qui signez de vos noms les fastes romains, au premier souffle de Borée, passez en Épire, allez ramasser de nouvelles forces dans les champs de la Grèce et de la Macédoine, tandis que l'hiver nous laisse respirer. " Il commande, tous lui obéissent et détachent les vaisseaux profonds.
 

Diligence de César : il tient déjà Pompée assiégé dans Brindes, et tâche de fermer le port avec des digues.  

Cependant, César trop ardent pour laisser reposer ses armes, de peur de donner au sort le temps de changer, presse Pompée et le suit pas à pas. Tout autre serait content d'avoir, d'une première course, pris tant de villes, forcé tant de remparts, conquis sans obstacle cette reine du monde, cette Rome, le plus haut prix de la victoire. Mais César qui ne perd jamais un instant et qui compte n'avoir rien fait tant qu'il lui reste à faire (16), César s'attache avec fureur à son rival. Quoiqu'il possède toute l'Italie, si Pompée en occupe le rivage extrême, il lui semble qu'elle leur soit commune, et sa haine ne peut l'y souffrir. Il veut lui interdire les mers (17), et pour lui couper le passage, il entreprend d'élever devant le port une barrière de rochers. Ces immenses travaux sont perdus : les rochers tombent, la mer avide les dévore, et des montagnes entassées sont englouties sous le sable. Ainsi, quand la cime de l'Éryx tomberait dans la mer Égée, les rocs engloutis ne dépasseraient pas la surface des flots. Ainsi le Gaudrus disparaîtrait dans les gouffres de l'immobile Averne. César voyant que ces masses énormes ne trouvaient pas de fond qui les soutînt, prit le parti de faire abattre des forts et de lier les arbres l'un à l'autre par de longues chaînes. L'orgueilleux Xerxès, autrefois, dit-on, se fit sur les flots une route semblable, il joignit l'Europe avec l'Asie, rapprocha Abydos et Sestos par un pont de vaisseaux, et traversa le Bosphore à la tête de son armée tandis que ses voiles passaient au travers du mont Athos. Ainsi les forêts enchaînées et flottantes ferment l'embouchure du port. Les travaux s'avancent, les remparts s'élèvent, et les hautes tours tremblent sur les eaux.  

 Pompée rompt ces digues, et s'enfuit avec sa flotte.

Pompée, étonné de voir une terre nouvelle s'élever entre la mer et lui, cherche avec un mortel effroi le moyen de s'ouvrir un passage et d'étendre la guerre sur des bords éloignés. Il fait avancer contre la digue des navires armés que les vents poussent à pleines voiles : les pierres, les dards, les torches allumées volent au milieu des ténèbres, les ouvrages s'écroulent et la mer est ouverte. Pompée, à la faveur de la nuit, saisit enfin l'instant de s'échapper : il défend que le son de la trompette, le cri des matelots fassent retentir le rivage, et que l'on donne le signal du départ. La Vierge était à son déclin, le soleil entrait dans le signe de la Balance, lorsque les nefs quittent silencieusement ces bords. On n'entendit pas une seule voix dans le moment qu'on dressa les mâts, qu'on leva l'ancre, et qu'on mit à la voile. Les pilotes glacés de crainte, gardèrent un profond silence ; les matelots suspendus aux cordages furent même attentifs à ne pas les agiter, de peur que le bruit excité dans l'air ne décelât l'évasion de la flotte. 
Ô Fortune ! Il te demande comme une faveur, de lui permettre d'abandonner l'Italie, puisque tu lui défends de la conserver. À peine encore les destins y consentent ; l'onde, entrouverte et refoulée par tant de vaisseaux, fit entendre un long mugissement. Alors les soldats de César à qui cette ville infidèle, changeant avec la fortune, avait ouvert ses portes et livré ses murs, gagnent l'embouchure du port par les deux bouts de son enceinte, et frémissent de voir que la flotte ennemie s'est échappée et vogue en pleine mer. Ô honte ! la fuite de Pompée est pour César une faible victoire. Le passage des nefs était plus étroit que celui qui sépare l'Eubée de la Béotie ; deux vaisseaux s'y arrêtent ; des mains de fer prêtes pour cet usage les attirent au bord, et là, pour la première fois, les flots de la mer sont rougis du sang de la guerre civile. Le reste de la flotte s'éloigne et abandonne ces deux vaisseaux.  Ainsi quand le navire thessalien se dirigeait vers le Phase, la terre vomit à la surface des eaux les rocs des Cyanées. Argo, privé de sa poupe, échappa aux écueils, et le rocher impuissant frappa vainement la mer.
 

Tristes réflexions du poète sur cette fuite, et plaintes pathétiques.

Déjà les couleurs dont brille l'Orient annoncent le retour de l'aurore ; sa lumière, teinte d'un rouge vermeil, commence à effacer les étoiles voisines : la Pléiade commence à pâ1ir, l'Ourse languissante se plonge dans l'azur du ciel, et Lucifer lui-même se dérobe à l'éclat du jour. Toi Pompée, tu vogues en pleine mer, mais tu n'as plus avec toi cette Fortune qui t'accompagnait, lorsque tu forçais les pirates à te céder l'empire des mers ; lasse de tes triomphes, elle t'abandonne. Chassé du sein de ta patrie avec ton épouse et tes enfants, chargé de tes dieux domestiques et traînant la guerre après toi, grand encore dans ton exil, tu vois les peuples marcher à ta suite, le destin semble chercher des régions éloignées pour y consommer ta ruine, non que les dieux veuillent te refuser un tombeau dans les murs qui t'ont vu naître, mais en condamnant l'Égypte à porter l'opprobre de ta mort, ils ont fait grâce à l'Italie. Ils ordonnent à la Fortune d'aller cacher son crime sous un ciel étranger : ils veulent épargner à Rome la douleur de voir ses campagnes souillées du sang de Pompée.  

LIVRE II

(01) La colère des dieux s'est manifestée. - Voyez Pétrone, Guerre civile :

Continuo clades hominum venturaque damna
Auspiciis patuere Deum.

(02) Soit que dans le développement du chaos. Système des stoïciens.

(03) Soit qu'un aveugle hasard. Système d'Épicure.

(04) La mort de Catulus. Catulus Lutatius, celui que Marius avait eu pour collègue dans le consulat, et qui avait partagé avec lui les honneurs du triomphe, employa ses amis pour intercéder auprès de Marius mais ils n'en purent tirer que cette parole : "Il faut qu'il meure." Catulus s'enferma dans sa chambre, et y fit allumer un grand brasier dont la vapeur l'étouffa.

(05) Brutus. Marcus Brutus, dont il est ici question, descendait de ce Junius Brutus qui chassa les Tarquins, et par sa mère Servilie de Servilius Ahala, qui tua Spurius Mélius. Il était aussi neveu de Caton d'Utique, dont Servilie sa mère était la sœur utérine. Ce fut le même qui conspira contre César, dont il était peut-être le fils, et se tua ensuite à Philippes. Voyez sa Vie dans Plutarque.

(06) Capoue fondée par un colon dardanien. Capoue, fondée, à ce que l'on croit, par Capys, Troyen dont il est parlé au 1er livre de l'Énéide :

At Capys, et quorum melior sententia menti, etc.

(07) L'Éridan, celui de tous les fleuves dont la source. L'Éridan est aujourd'hui le Pô. Virgile l'appelle le roi des fleuves : c'est beaucoup dire, même pour l'Europe, car le Danube est plus grand. Du reste, Lucain se trompe quand il le fait sortir de l'Apennin, ainsi que quelques-uns des fleuves nommés plus haut. Le Pô prend sa source dans les Alpes, au-dessus de Verceil. Le Pô reçoit des fleuves navigables et des lacs immenses, ce qui fait dire à notre poète qu'il épuise toutes les eaux de l'Italie.

(08) Le Rutube escarpé. Le Rutube se jette dans le Tibre, selon Vibius. Pline parle d'un fleuve du même nom qui coule en Ligurie.

(09) L'Apennin. C'est-à-dire la Gaule Cisalpine. L'Apennin se divise en deux bras : l'un s'étend jusqu'à Rhège, sur la mer de Sicile, dans les Abruzzes ; l'autre ne s'arrête que près du cap Colonna, aujourd'hui Cabo delle Colonne, ainsi appelé des colonnes du temple de Junon Lacinienne, élevé par Hercule, vainqueur du brigand Lacinius.

(10) Bientôt la fuite de Libon laissa l'Étrurie sans défense. Voyez Florus, liv. IV, ch., II, XIX ; et César, Guerre civile, liv. I.

(11) Varus. Attius Varus, voyant les décurions d'Auximum prêts à se déclarer pour César, fit sortir la garnison et s'enfuit en Afrique. Voyez César, Guerre civile, liv. I, ch. XIII.

(12) Lentulus chassé d'Asculum. Lentulus Spinther occupait Asculum avec dix cohortes. Apprenant l'arrivée de César, il prit la fuite et essaya d'emmener avec lui ses soldats, qui l'abandonnèrent (César, Guerre civile, liv. I, ch., XV).

(13) Toi-même, Scipion. Ce Scipion était fils de Scipion Nasica, mais il était passé par adoption dans la famille des Metellus, d'où il fut appelé Metellus Scipion. Il était beau-père de Pompée, qui, peu de temps avant la guerre civile, avait épousé sa fille Cornélie. Voyez Plutarque, Vie de Pompée, ch. LVIII.

(
14) Belliqueux Domitius. L. Domitius Énobarbus, nommé pour succéder à César dans le gouvernement de la Gaule, s'était retiré à Corfinium, ville des Péligniens, avec vingt cohortes. Il paraît certain que ce Domitius n'était rien moins que brave et belliqueux, mais que Lucain veut faire sa cour a Néron, qui tirait de lui sa naissance (Voyez Suétone, Vie de Néron, ch. I). C'est par le même esprit de flatterie qu'il lui donne le commandement de l'aile droite à Pharsale, et lui prête une belle conduite (Voir liv. VII).

(15) Comme Carbon. Carbon, l'un des chefs du parti de Marius, fut défait, pris et mis à mort en Sicile par Pompée. "On trouva que ce jeune chef insultait avec une sorte d'inhumanité au malheur de Carbon. Si sa mort était nécessaire, comme elle pouvait l'être, il fallait le faire mourir aussitôt qu'il eût été arrêté, et l'odieux en serait retombé sur celui qui l'avait ordonné. Au contraire, Pompée fit traîner devant lui, chargé de chaînes, un Romain illustre, trois fois honoré du consulat ; du haut de son tribunal, il le jugea lui-même en présence d'une foule nombreuse, qui faisait éclater sa douleur et son indignation." (Plutarque, Vie de Pompée, ch. IX.)

(16) Tant qu'il lui reste à faire. Ce trait, dit Voltaire, vaut assurément bien une description poétique (Essai sur la poésie épique, Lucain).

(17) Il veut lui interdire les mers. - Voyez Cicéron, Lettres à Atticus, lettre 9, liv. XIV. L'intention de César était de contraindre Pompée à sortir de Brindes ou de l'y enfermer tout à fait.