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LUCAIN

LA PHARSALE 

LIVRE VI

introduction   livre I  livre II  livre III  livre IV  livre V  livre VII  livre VIII  livre IX  livre X

 

 


 

LIVRE VI

Les deux rivaux sont en présence. - César appelle de tous ses vœux l'heure fatale qui va décider de sa fortune. - Ne pouvant forcer Pompée d'en venir à une bataille, il lève son camp, et marche sur Dyrrachium (aujourd'hui Durazzo) ; mais Pompée l'a prévenu. - Fortification de cette ville. - Pompée campe sur une hauteur qui protège la ville : César, pour assiéger son ennemi, trace au loin l'enceinte d'un immense retranchement. - Description de ces travaux. Cause première de la contagion. - Elle désole le camp de Pompée ; la famine ; celui de César. - Pompée résout aussitôt de forcer les barrières dont l'a su envelopper son ennemi. - Attaque du fort Minutium. - Un centurion, du nom de Scaeva, soutient seul le choc. - Eloge du guerrier. - Il harangue ses compagnons qu'il ramène au combat. - Sa bravoure, ses blessures, son stratagème, sa mort. - Nouvelle attaque de Pompée dirigée sur les forts voisins de la mer : il en chasse l'ennemi. - Efforts impuissants de César, qui est accouru au secours des siens. - Pompée pouvait accabler son rival : trop généreux, il laisse échapper la victoire ; regrets du poète. - César passe en Thessalie. - Pompée l'y suit, et refuse de se rendre à l'avis de ceux de ses amis qui l'engagent à revenir à Rome. - Description de la Thessalie : les monts Ossa, Pélion, Othrys, Pinde, Olympe. - La vallée de Tempé, les champs de Phylaoée, Ptélée, Dotion, Trachine, Mélibée, Larisse, Argos, Thèbes ; les fleuves Éas, Inachus, Achéloüs, Évène, etc. - habitants : Bébryces, Lélèges, Dolopes, Centaures. - Art de fondre les métaux ; monnaie. - Campé sur cette terre, chaque parti s'agite dans l'attente du combat. - Sextus, le plus jeune des deux fils de Pompée, veut connaître l'arrêt du destin ; il va consulter une enchanteresse. - Art magique des Hémonides ou femmes de l'Hémus. - Discours de Sextus à l'enchanteresse. Réponse d'Érichtho. - L'antre de l'enchanteresse. - Charmes magiques. - Un cadavre répond à sa voix. - Destins de Pompée. - Le cadavre est rendu au bûcher. - Sextus, guidé par Érichtho, rentre au camp de son père.

 Les deux rivaux sont en présence. 

Dès que les chefs, résolus d'en venir à une bataille (01), se furent établis sur les hauteurs voisines, et que les dieux tinrent dans la lice ces deux rivaux qu'ils voulaient voir aux mains, César dédaigna de s'occuper à prendre les villes de la Grèce. Il ne veut plus devoir à sa fortune d'autre victoire que sur Pompée.   

César appelle de tous ses vœux l'heure fatale qui va décider de sa fortune.

Tous ses vœux ne tendent qu'à voir l'heure fatale qui entraînera la chute de l'un des deux partis. Il aime à penser qu'un seul coup du sort anéantira l'un ou l'autre.   

Ne pouvant forcer Pompée d'en venir à une bataille, il lève son camp, et marche sur Dyrrachium (aujourd'hui Durazzo) ; mais Pompée l'a prévenu.  

Trois fois il déploie son armée sur les collines qu'il occupe, et fait lever ses étendards. Signal menaçant des combats, pour  annoncer qu'il est toujours près à consommer le malheur de Rome. Mais rien ne peut attirer Pompée, il refuse la bataille et ne se confie que dans les retranchements de son camp ; César quitte le sien, et à travers les bois, il cache sa route, et s'avance d'un pas rapide vers les murs de Dyrrachium (02), qu'il espère enlever d'assaut. Pompée, qui suit le rivage de la mer, le devance, et va s'établir sur une éminence appelée Pétra (03), d'où il protège la ville. Cette ville, fondée par les Corinthiens, est par elle-même imprenable. Ce qui la défend n'est pas l'ouvrage de ses fondateurs : ce n'est point un rempart élevé par l'industrie et les efforts de l'homme. Les travaux des humains, quelque hardis et solides qu'ils soient, cèdent sans peine au ravage des guerres et des ans qui renversent tout.   

Fortification de cette ville. 

La force de cette place est telle que le fer ne peut l'ébranler : c'est l'assiette du lieu, rochers où se brisent les flots. Sans une colline étroite qui la joint à la terre, Dyrrachium serait une île. Des écueils formidables aux matelots sont les fondements de ses murs, et lorsque la mer d'Ionie est soulevée par le rapide vent du midi, la vague ébranle les maisons et les temples, l'écume s'élance jusqu'au faîte des toits.  

Pompée campe sur une hauteur qui protège la ville : César, pour assiéger son ennemi, trace au loin l'enceinte d'un immense retranchement. - Description de ces travaux. 

L'impatience et l'ardeur de César le détournèrent d'une entreprise douteuse et lente. Il résolut d'assiéger lui-même ses ennemis à leur insu, en s'emparant des hauteurs d'alentour, et en élevant au loin un rempart dont l'enceinte embrasserait leur camp. Il mesure des yeux la campagne ; il ne se contente pas d'y construire à la hâte un fragile mur de gazon ; il fait tirer d'énormes rochers des entrailles de la terre, il fait démolir et transporter les murailles des villes voisines, et de leurs débris il bâtit un rempart à l'épreuve du bélier, et des efforts de l'art destructeur de la guerre. Les montagnes sont aplanies, les abîmes comblés, et l'ouvrage de César se prolonge à travers les hauteurs et les précipices. Un fossé profond règne au pied du rempart, et sur les sommets les plus escarpés on établit des forts. Dans une vaste enceinte, il enferme des champs cultivés, des déserts stériles, de vastes forêts dont il enveloppe les fauves habitants.
Ni les moissons ni les pâturages ne manquent à Pompée, et dans les limites que César lui trace, il a la liberté de changer de camp. On voit des fleuves commencer, poursuivre et finir leur cours dans cet enclos immense, et César ne saurait parcourir toute l'étendue de ses travaux sans se reposer dans sa course. Que la Fable nous vante à présent les murs de Troie qu'elle attribue aux dieux ! Que le Parthe fuyard admire les murs de Babylone environnés d'une brique fragile ! Autant de pays qu'en abreuve le Tigre et le rapide Oronte, autant en contient le royaume assyrien, autant en renferme cet enclos, construit subitement et dans le tumulte des armes. Tant de travaux, qui sont perdus, auraient suffi pour combler le Bosphore et réunir les bords de l'Hellespont, pour couper l'isthme de Corinthe, et pour épargner aux vaisseaux le tour pénible et dangereux du promontoire de Malée ou pour changer utilement la face de tel autre lieu de la terre, quelque obstacle que la nature eût opposé aux efforts de l'art.
La guerre s'enferme en champ clos. Ici s'amasse tout le sang qui doit bientôt inonder le monde, ici sont rassemblées toutes les victimes que la Thessalie et l'Afrique doivent dans peu voir égorger. Toute la rage de la guerre civile fermente, retenue dans cette arène étroite.
Les premiers travaux avaient trompé la vigilance de Pompée. Tel au milieu des champs de la Sicile, le laboureur repose en sûreté, et n'entend pas le mugissement des flots contre les rochers de Pelure ; tels les Bretons de la Calédonie, au centre de leur île, ne sont point frappés du bruit de l'Océan qui se brise contre leurs bords. Mais lorsque Pompée aperçoit le terrain investi d'un immense rempart, il quitte le camp de Pétra, et répand son armée sur plusieurs éminences, pour engager César à diviser ses troupes, et pour le fatiguer en lui donnant sans cesse toute son enceinte à garder. De son côté, il se retranche ; et du terrain que César lui laisse, il se réserve un espace égal à celui qui sépare le Capitole altier de l'humble bois d'Aricie où Diane est adorée, égal au cours du Tibre, depuis les murs de Rome jusqu'à sa chute dans la mer, s'il ne faisait aucun détour.
On n'entend point le son des trompettes ; les traits se croisent dans les airs ; mais c'est de plein gré que le soldat les lance, et des Romains, pour s'exercer, percent le cœur à des Romains. 

  Cause première de la contagion 

Un soin plus pressant que celui de la guerre occupe les chefs, et leur ôte l'envie de mesurer leurs armes. La terre épuisée ne donnait plus d'herbages ; les prairies foulées aux pieds des chevaux, et endurcies sous leurs pas rapides sont dépouillées de leur vert gazon. Ces coursiers belliqueux périssaient de langueur dans les campagnes dépouillées : leurs jarrets tremblants fléchissaient ; ils s'abattaient au milieu de leur course ou devant des crèches pleines d'un chaume aride, ils tombaient mourants de faiblesse ; la bouche ouverte, et demandant en vain un herbage frais qui leur rendit la vie.

  Elle désole le camp de Pompée ; la famine ; celui de César.

La corruption dissout les cadavres infects. L'air croupissant se remplit de mortelles exhalaisons, qui, condensées en nuage, couvrirent le camp de Pompée. Telle est la vapeur infernale qui s'élève des rochers fumants de Nésis ou des cavernes d'où Typhon exhale sa rage et souffle la mort. Les soldats tombent en langueur. L'eau, plus facile encore et plus prompte que l'air à contracter un mélange impur, porte dans les entrailles contractées un poison dévorant. La peau se sèche et se noircit, les yeux sortent de leurs orbites, enflammés, un rouge ardent colore les joues ; la tête, lasse et appesantie, refuse de se soutenir. Le ravage que fait le mal est à chaque instant plus rapide. Il n'y a plus aucun intervalle de la pleine vie à la mort. Dès qu'on se sent frappé, on expire. La contagion se nourrit et s'accroît par le nombre de ses victimes ; les vivants sont confondus avec les morts, et l'unique sépulture accordée à ces malheureux, c'est de les traîner hors des tentes. Cependant ces souffrances eurent un terme quand le vent de mer s'éleva derrière le camp, que l'Aquilon purifia l'air, et que des vaisseaux apportèrent des grains étrangers.
L'ennemi, libre sur des collines spacieuses, n'avait à souffrir ni de la corruption d'une eau dormante, ni de la pesante inertie d'un air infect. Mais il était tourmenté d'une famine aussi cruelle que s'il eût été resserré par le siège le plus étroit. Avant que les épis ne soient élevés sur leur tige grandissante, on voit les hommes, pressés par la faim, disputer la pâture aux animaux, brouter la feuille des buissons, et mordre à l'écorce des arbres. On les voit déraciner les plantes dont la nature leur est inconnue, et qui peuvent être des poisons mortels. Tout ce que le feu peut amollir, tout ce qui cède à une dent avide, tout ce qui peut passer dans les viscères, même en déchirant le palais, des mets jusqu'alors inconnus à l'homme, les soldats se les arrachent, et ils ne laissent pas de tenir assiégé un ennemi chez lequel tout abonde.
 

Pompée résout aussitôt de forcer les barrières dont l'a su envelopper son ennemi. - Attaque du fort Minutium.

Dès que Pompée vit le moment de forcer les barrières qui l'environnaient et de se rendre la terre libre, il ne prit pas, comme pour s'échapper, une heure où la nuit l'eût couvert de ses ombres : il dédaigne une fuite dérobée à César et un chemin frayé sans le secours des armes. Il veut sortir à travers de vastes ruines, sur les débris du rempart et des tours, s'ouvrir un passage au milieu des glaives et par le carnage et par la mort. Il choisit pour l'attaque un endroit du rempart qui, depuis, s'est appelé le fort Minutius (04) et qu'environne un bois épais sur une colline escarpée. Il y fait marcher son armée en silence et sans qu'il s'élève aucun nuage de poussière qui le trahisse ; et soudain il arrive au pied du rempart. À l'instant toutes ses trompettes sonnent, toutes ses aigles brillent, et sans donner au fer le temps de hâter leur défaite, la frayeur et la surprise les ont déjà vaincus. Leur plus grand effort de courage est de tomber, percés de coups, dans le poste où ils sont placés. La flèche qui vole sur les murs n'y rencontre plus de victimes. Des nuages de traits se perdent dans les airs. Alors les torches de bitume portent le feu de toutes parts. Les tours embrasées chancellent et menacent de s'écrouler ; le boulevard retentit des coups redoublés du bélier qui l'ébranle. Déjà sur le haut du rempart on voyait les aigles du sénat arborées, l'univers rentrait dans ses droits.  

 Un centurion, du nom de Scaeva, soutient seul le choc. - Éloge du guerrier. Il harangue ses compagnons qu'il ramène au combat.

Mais ce poste que mille légions n'auraient pas gardé, que César et sa fortune eussent peut-être mal défendu, un seul homme le dispute à l'ennemi ; tant qu'il est vivant et qu'il a les armes à la main, la victoire n'est pas décidée. Ce brave s'appelait Scaeva (05). Il avait langui dans la foule obscure des légions, jusqu'à la conquête des Gaules, où il avait obtenu, par son courage et au prix de son sang, le cep de vigne du centurion, homme voué à tous les forfaits, et qui ne savait pas que contre son pays la valeur est un crime. Sitôt qu'il vit ses compagnons renoncer au combat et chercher leur salut dans la fuite : "Romains ! s'écrie-t-il, où vous porte une terreur impie, une frayeur inconnue dans les armées de César ? Vils fugitifs ! Troupeau d'esclaves ! Quoi ! Sans verser une goutte de sang vous présentez le dos à la mort ? Quoi ! Vous supporterez la honte de n'être pas au nombre de ces braves qu'on entasse sur le même bûcher, qu'on cherche dans la foule des morts ? Si le zèle ne peut vous retenir, que l'indignation vous retienne ! De tous les postes que l'ennemi pouvait attaquer, c'est le nôtre qu'il a choisi. Non ! Ce jour ne passera point sans coûter du sang à Pompée. Il eût été plus heureux pour moi de mourir aux yeux de César, mais si la fortune m'envie un témoin si cher, j'emporterai chez les morts les éloges de son rival. Que les traits s'émoussent sur l'airain qui nous couvre et que la pointe des épées se brise dans notre sein. Déjà la poussière s'élève et se répand, déjà le bruit de ces ruines retentit jusqu'aux oreilles de César. Il nous entend. Amis ! la victoire est à nous ! Le voilà ! Tandis que nous mourons, il vient nous venger !"

Sa bravoure, ses blessures, son stratagème, sa mort.

Jamais le premier son de la trompette au moment d'une bataille n'excita plus d'ardeur que la voix de Scaeva. Ses compagnons, frappés de son audace, l'admirent et brûlent de le suivre ; impatients de voir par eux-mêmes, si, enfermé dans un lieu étroit, accablé par le nombre, un homme vaillant peut gagner plus que le trépas. Pour Scaeva, du haut du rempart qui s'écroule, il commence par rouler les cadavres dont les tours sont déjà comblées, et à mesure que les ennemis se succèdent, il les accable sous le poids des morts. Les ruines, les débris, les masses de bois et de pierre, tout devient une arme entre ses mains. Il va jusqu'à menacer les assaillants de sa propre chute. Tantôt il les repousse à coups de pieux et de leviers, tantôt il tranche à coups d'épée les mains qu'il voit s'attacher aux murs. Aux uns il écrase la tête sous la pierre, et, à travers les débris des os qu'il enfonce, le cerveau rejaillit au loin ; à d'autres, il présente des torches allumées ; leurs cheveux s'enflamment, leur visage brûle, et leurs yeux en sont dévorés. Dès que la foule des morts entassés et qui s'accumulent sans cesse a égalé la hauteur du mur, Scaeva se précipite au milieu des armes avec la rapidité d'un léopard qui s'élance sur les épieux. Pressé par d'épais bataillons, enveloppé par une armée entière, partout où il jette les yeux, il porte la mort. Déjà son glaive est émoussé par le sang qui s'y fige : il ne blesse plus, il meurtrit et il brise. Tous les traits de l'ennemi s'adressent à lui seul. Toutes les mains sont sûres, tous les dards vont au but, et les dieux se donnent le spectacle nouveau d'un combat entre un seul homme et la guerre. Son épais bouclier retentit de coups redoublés. Son casque brisé meurtrit sa tête, et son sein se fait une armure des traits dont il est hérissé. Cessez, insensés, de prétendre à lui percer le cœur : le dard, le javelot n'y peuvent plus atteindre ; il faut l'écraser sous la phalarique tournoyant sous l'effort du câble, et sous les débris des remparts ; c'est au bélier pesant, c'est à la baliste à renverser ce nouveau mur qui protège César et résiste à Pompée. Scaeva ne daigne plus se couvrir de ses armes, et, soit pour ne pas laisser oisive la main qui porterait le bouclier, soit pour éviter le reproche d'avoir voulu prolonger sa vie, il s'abandonne sans défense à tous les coups des assaillants. Enfin, accablé sous le poids des flèches dont il est couvert, comme il sent que ses genoux fléchissent, il ne songe plus qu'à choisir un ennemi sur qui tomber.
Tel l'éléphant dans les champs de Libye, percé de lances et de dards, qui n'ont pu pénétrer à travers sa dure enveloppe, les secoue en ridant sa peau ou les brise en repliant sa trompe, ainsi tant de traits, tant de blessures ne peuvent accomplir une seule mort.
Voilà cependant qu'un Crétois tend son arc et vise Scaeva : sa flèche part, et trop fidèle aux vœux de celui qui l'a décochée, atteint Scaeva et lui perce l'œil gauche. Scaeva rompant tous les liens qui attachent le globe sanglant et arrachant d'une intrépide main la flèche et l'œil qu'elle tient suspendu, les foule aux pieds l'un et l'autre. Ainsi, une ourse de Pannonie, furieuse de se sentir blessée du dard qu'un chasseur lui a lancé, se replie sur sa blessure, pour arracher le trait qui la suit en tournant avec elle.
Le front de Scaeva avait perdu sa férocité, une pluie de sang inondait son visage ; les cris de joie des vainqueurs remplissaient l'air, à peine eussent-ils marqué plus d'allégresse si le sang plébéien qu'ils voyaient couler eût été celui de César. Mais Scaeva tenant sa douleur renfermée au fond de son âme :
"Citoyens," dit-il d'un air plein de douceur et comme ayant perdu courage, "citoyens, je vous demande grâce, détournez de moi le fer homicide ; il n'est pas besoin pour m'ôter la vie de me lancer de nouveaux traits ; il vous suffit d'arracher de mon sein ceux dont il est déjà percé. Emportez-moi vivant dans le camp de Pompée ; faites cette offrande à votre chef, il vaut mieux pour lui que l'exemple de Scaeva montre à renoncer à César, qu'à mourir d'une mort honorable. "
Le malheureux Aulus ajoute foi à ce langage plein d'artifice, et sans s'apercevoir que Scaeva tient son épée par la pointe, il se courbe pour l'enlever et l'emporter avec ses armes. Soudain, aussi prompt que la foudre, le glaive de Scaeva est plongé dans son sein. La force revient à Scaeva, et ranimé par ce nouvel exploit : "Ainsi périsse, dit-il, quiconque osera croire avoir réduit Scaeva. Si Pompée veut obtenir la paix de cette épée, qu'il rende les armes à César, qu'il prosterne devant lui ses aigles. Lâches, me croyez-vous timide et tremblant comme vous à l'aspect de la mort ? Sachez que le parti de Pompée et du sénat vous est moins cher qu'à moi l'honneur de mourir." Comme il disait ces mots, un tourbillon de poussière annonce que César arrive avec ses cohortes ; son approche épargne à Pompée le plus accablant des affronts, la honte d'avoir cédé à un seul homme et d'avoir vu son armée entière reculer devant Scaeva. Celui-ci que la chaleur du combat avait soutenu, tombe en défaillance dès que le combat cesse. Ses compagnons l'environnent en foule et le reçoivent. C'est à qui sera chargé de ce glorieux fardeau. Il leur semble qu'une divinité se cache dans ce corps mutilé : ils adorent en lui la vivante image de la plus sublime vertu. Chacun s'empresse de retirer les flèches de ses blessures ; et les temples des dieux, les autels de Mars sont ornés de tes armes, ô Scaeva ! ô nom glorieux à jamais, si devant lui avait fui l'Espagnol indompté ou le Cantabre au court javelot ou le Teuton à la longue pique ! Ô Scaeva ! Tu ne suspendras point aux murs du Capitole les monuments de ta victoire. Rome ne retentira point du bruit de ton triomphe. Malheureux ! Fallait-il employer tant de vertu à te donner un maître !

  Nouvelle attaque de Pompée dirigée sur les forts voisins de la mer : il en chasse l'ennemi.

Pompée repoussé sur ce point ne veut pas de trêve : il repousse un lâche sommeil ; telle la mer, quand les vents furieux l'agitent et qu'elle se brise contre ses écueils ou que minant les flancs d'une haute montagne, elle en prépare la chute prochaine dans les flots. Il embarque une partie de ses troupes, leur fait tourner les forts les plus voisins, enlève ces postes par une double attaque, et reculant les bornes de son camp, se déploie dans la campagne et s'applaudit de pouvoir changer de position. Tel l'Éridan, lorsqu'il enfle ses eaux, surmonte les digues qui protègent ses bords et se répand au loin dans les campagnes ravagées. S'il rencontre dans son cours quelque endroit faible qui n'ait pu soutenir l'effort de ses rapides flots, il sort tout entier de sa couche profonde et à travers des terres inconnues va se creuser un nouveau lit. Les laboureurs des champs inondés s'en éloignent, et de nouveaux possesseurs s'emparent du fond que le fleuve a quitté.
À peine César est averti par la lumière allumée sur une tour, il accourt, et trouve ses remparts renversés, la poussière même abattue, et le même silence qui régnerait parmi des ruines antiques. Le calme du lieu, la tranquillité de Pompée, le sommeil qu'on ose goûter après avoir vaincu César, l'enflamment de fureur. Il court, dût-il hâter sa perte, troubler ce repos insultant. Plein de menaces, il se jette sur Torquatus. Celui-ci découvre César qui s'avance ; et aussitôt, avec la même célérité qu'un nocher habile replie ses voiles et les dérobe à la tempête qui le menace, ce guerrier prudent se retire à l'abri d'un moindre  rempart, et va regagner le camp de Pompée pour ramasser toutes ses forces, et se former dans un espace étroit. Dès que Pompée voit que César a passé la première enceinte, il fait descendre toutes ses troupes des collines qu'elles occupent, les déploie autour de César, et l'investit de son armée entière. Lorsque l'Etna, où s'agite Encelade, ouvre tout à coup ses cavernes brûlantes, et se répand lui-même en torrents de feu dans les campagnes d'alentour, l'habitant de ces campagnes en est moins effrayé que ne le fut le soldat de César à cette irruption soudaine. Vaincu, même avant le combat, par la seule poussière qu'il voyait s'élever, dans le trouble et l'aveuglement de sa frayeur il voulait fuir, il se précipitait au-devant de l'ennemi, et, saisi d'épouvante, il courait à sa perte.
   

Pompée pouvait accabler son rival : trop généreux, il laisse échapper la victoire ; regrets du poète.

Il dépendait de Pompée d'étouffer dans le sang jusqu'aux semences de la guerre civile. Il retint ses glaives altérés de carnage. Rome aujourd'hui serait heureuse, libre, maîtresse d'elle-même, et rétablie dans tous ses droits, si l'impitoyable Sylla se fût trouvé à la place du généreux Pompée ; et c'est un malheur à jamais déplorable que César ait dû son salut à ce qui mettait le comble à ses crimes, à l'injustice d'être eu guerre avec un gendre qui l'aime. Sort cruel ! L'Afrique n'eût pas vu le désastre d'Utique, ni l'Espagne celui de Manda ; le Nil, souillé d'un meurtre abominable, n'eût pas promené sur ses ondes un cadavre plus sacré que ses rois égyptiens ; Juba n'eût pas couvert le sable de Libye de son cadavre dépouillé ; le sang d'un Scipion n'eût pas apaisé les mânes des Carthaginois ; et l'univers n'eût pas pleuré la mort du vertueux Caton. Ô Rome (06) ! Ce jour pouvait être le dernier jour de tes malheurs. Pharsale pouvait s'effacer du livre de tes destinées.  

César passe en Thessalie. - Pompée l'y suit, et refuse de se rendre à l'avis de ceux de ses amis qui l'engagent à revenir à Rome.

César abandonne un pays où le sort des armes lui a été contraire, et avec les débris de son armée, il passe dans la Thessalie.
Les amis de Pompée firent tous leurs efforts pour le détourner du dessein de suivre César (
07), et pour l'engager à retourner à Rome, et à regagner l'Italie où il n'avait plus d'ennemis. "Non, leur dit-il, je ne veux point, à l'exemple de César, porter la guerre au sein de ma patrie, et Rome ne me reverra qu'après que j'aurai renvoyé mes armées. Lorsque ces troubles se sont élevés, il ne tenait qu'à moi de garder l'Italie, si j'avais voulu faire des places de Rome un champ de bataille, voir assiéger les temples de nos dieux et ensanglanter le Forum. Pourvu que j'éloigne la guerre, je consens à passer au-delà des Scythes, dans les climats glacés du Nord ou à suivre César à travers les régions brûlantes du Midi. Moi Rome, troubler ton repos après ma victoire, moi qui, pour t'épargner les horreurs des combats, ai pu me résoudre à te fuir ! Ah ! que plutôt, pour ta sûreté, César se flatte que tu es à lui !" Après ce discours, il prit sa route vers les contrées de l'Orient, et par des chemins qu'il se fraya lui-même, à travers les montagnes qui séparent l'Illyrie et la Macédoine, il arriva dans la Thessalie, où la Fortune avait marqué le théâtre de la guerre.  

Description de la Thessalie : les monts Ossa, Pélion, Othrys, Pinde, Olympe. - La vallée de Tempé, les champs de Phylaoée, Ptélée, Dotion, Trachine, Mélibée, Larisse, Argos, Thèbes ; les fleuves Éas, Inachus, Achéloüs, Évène, etc. - habitants : Bébryces, Lélèges, Dolopes, Centaures. - Art de fondre les métaux ; monnaie.

La Thessalie, du côté où le soleil se lève environné des frimas de l'hiver, est ombragée par le mont Ossa, mais lorsque l'été promène le char de Phébus au milieu et au plus haut du ciel, c'est le mont Pélion qui s'oppose aux premiers traits de sa lumière. Au midi s'élève l'Othrix couronné d'épaisses forêts, qui défendent cette contrée de la race du Lion. Le Pinde lui sert de barrière contre le Zéphyr et l'Iapix ; et les peuples qui vers le nord habitent au pied de l'Olympe, sont à couvert des Aquilons, et ne savent pas que les étoiles de l'Ourse brillent toute la nuit au ciel. Les plaines que ces monts environnent étaient jadis cachées sous les eaux avant qu'à travers le vallon de Tempé les fleuves se fussent ouvert un passage pour se jeter au sein des mers. Ils ne formaient qu'un lac immense : leurs eaux s'accumulaient au lieu de s'écouler. Mais quand le bras d'Hercule eut séparé l'Ossa de l'Olympe, et que Nérée entendit la chute de ces torrents nouveaux, alors sortit des eaux cette Pharsale que les dieux auraient dû laisser à jamais submergée. On vit paraître les champs de Philacée, où régna le premier des Grecs qui descendit au rivage troyen (08) ; et ceux de Ptéléos, et ceux de Dotion, qui depuis ont été célèbres par le malheur de Thamiris, le rival des Muses ; et Trachine, et Mélibée, que protégeaient les flèches d'Hercule ; et Larisse, autrefois puissante ; et ces campagnes où la charrue laboure maintenant la noble Argos ; et cette Thèbes fabuleuse, dont on nous montre encore la place, Thèbes où la malheureuse Agavé ensevelit la tête de Penthée, de ce fils qu'elle-même elle avait immolé dans un accès de ses fureurs.  
Les eaux de ce marais immense s'écoulèrent donc par divers canaux, et formèrent autant de fleuves ; le pur et faible Aeas qui, de son humble lit, coule au couchant dans la mer d'Ionie ; et l'Inachus, père d'Isis, qui n'est pas plus fort que l'Aeas ; et l'Achéloüs, qui se vit au moment d'être l'époux de Déjanire ; et l'Évène, qui fut teint du sang de Nessus et qui traverse Calydon, patrie de Méléagre ; et le Sperchius qui va se briser dans les flots du golfe malique ; et l'Amphrise, dont les claires eaux arrosent les prairies où Apollon, berger, garda les troupeaux ; et l'Anaurus, d'où jamais ne s'élève aucun nuage humide et que les vents n'osent troubler ; et nombre de fleuves inconnus à l'Océan qui rendent au Pénée le tribut de leur onde. L'Apidane se jette à flots précipités dans l'Énipe, qui ne devient rapide qu'en s'unissant à lui ; l'Asope reçoit dans son sein le Phénix et le Mélas ; seul le Titarèse (
09) se joint au Pénée, mais sans se confondre avec lui, et glisse sur sa surface comme sur le sable de son lit ; on croit qu'il prend sa source dans les marais du Styx ; fier de son origine, il dédaigne de mêler ses eaux avec celles d'un fleure obscur et conserve la vénération des dieux.
Dès que ces fleuves écoulés laissèrent à sec les campagnes, le sillon fertile s'ouvrit sous le soc du Bébryce ; bientôt sous la main du Lélège pénétra la charrue. Les Éolides, les Dolopes brisèrent le sol, avec eux les Magnètes, célèbres par leurs coursiers, les Minyens, par leurs rames. C'est dans les antres de Thessalie que 1a nue fécondée par les embrassements d'Ixion engendra les centaures. Toi, Monychus, qui brisais les durs rochers du mont Pholoé (
10) ; toi, fier Rhétus, qui du haut de l'Oeta lançais des chênes arrachés du sommet de cette montagne et que Borée à peine aurait déracinés ; et Pholus, qui se glorifiait d'être l'hôte du grand Alcide ; et toi, Nessus, perfide ravisseur, que perça la flèche empoisonnée ; et toi, sage Chiron, qu'on voit briller au ciel vers le pôle glacé de l'Ourse, l'arc tendu vers le Scorpion. Cette même terre a produit toutes les semences de guerre : ce fut là que du sein du roc, frappé du trident de Neptune, s'élança le coursier thessalien, présage des combats ; ce fut là qu'il reçut de la main du Lapithe, le premier frein qui le dompta, qu'il rongea le mors pour la première fois, et couvrit d'écume les rênes. Ce fut des rives de Pagase que le premier vaisseau qui jamais ait fendu les ondes, emporta l'homme audacieux loin de la terre, son élément, sur l'abîme inconnu des mers. Ce fut encore un roi de Thessalie, Itonus, qui apprit aux humains à fondre les métaux dans d'immenses fournaises, à façonner leur masse brute sous les coups des marteaux brûlants, à réduire l'or en monnaie, à calculer la valeur des richesses : secret fatal qui fut pour les peuples une source de malheurs et de crimes. La Thessalie avait aussi engendré le monstrueux Python qui rampa vers les cavernes de Delphes, c'est pourquoi les jeux pythiens demandent les lauriers de Thessalie, et ces deux enfants d'Aloée, dont l'impiété seconda la révolte des Titans, lorsque sur Pélion, qui touchait presque au ciel, Ossa fut encore entassé et ferma la route des astres.
 

Campé sur cette terre, chaque parti s'agite dans l'attente du combat.

À peine les deux chefs sont campés dans ces champs proscrits par les dieux, le pressentiment du combat agite l'une et l'autre armée. Tout annonce que le moment d'une action décisive, ce moment si grave et si terrible, approche, les esprits faibles et timides tremblent d'y toucher de si près et ne voient que désastres dans l'avenir. D'autres, mais c'est le petit nombre, s'armant de force contre l'événement, portent dans les hasards un courage mêlé d'espérance et de crainte. Du nombre des lâches était Sextus, l'indigne fils du grand Pompée, qui, dans la suite, échappé des combats et vagabond sur les mers de Sicile, fit le métier infâme de pirate et obscurcit 1a gloire que son illustre père avait acquise sur ces mers.   

Sextus, le plus jeune des deux fils de Pompée, veut connaître l'arrêt du destin ; il va consulter une enchanteresse.

L'effroi dont il était saisi dans l'attente de l'avenir lui fit chercher à le connaître, mais ce ne fut ni Delphes, ni Délos, ni Dodone qu'il consulta, Dodone, nourrice féconde des premiers mortels. Il ne chercha point un devin qui sût lire les destinées dans les entrailles des victimes, dans le vol des oiseaux, dans les feux de la foudre, ni observer le cours des étoiles comme les savants Chaldéens (11). S'il est encore quelque moyen caché, mais innocent, d'interroger le sort, ce n'est pas celui qu'il emploie ; c'est un art abhorré du ciel, c'est la. magie qu'il met en usage. Il porte ses vœux aux autels lugubres des Furies ; il évoque les ombres et les dieux des Enfers. Ce malheureux se persuade que les dieux du ciel ne sont pas assez clairvoyants. Ce qui achève de le décider dans son délire, c'est le voisinage des peuples de l'Hémus.   

Art magique des Hémonides ou femmes de l'Hémus.  

L'art des femmes de cette contrée passe toute croyance. C'est l'assemblage de tout ce qu'on peut imaginer et feindre de plus monstrueux. La Thessalie leur fournit des plantes vénéneuses en abondance et ses rochers comprennent le mystère infernal de leurs enchantements. Partout on y rencontre de quoi faire violence aux dieux. Il y croît des herbes que Médée chercha vainement dans la Colchide.
Ces dieux qui ne daignent pas écouter les vœux du reste des mortels, obéissent aux enchantements de la Thessalienne maudite. Ses accents magiques pénètrent seuls au fond des demeures célestes. Les Immortels n'y peuvent résister, le soin même du monde, les révolutions du ciel ne peuvent les en distraire. Quand le murmure d'une Hémonide a frappé les astres, Babylone et la majestueuse Memphis ouvrent en vain tous les sanctuaires de leurs mages antiques ; il n'est point d'autel qu'un dieu n'abandonnât pour celui de l'enchanteresse. Ses charmes inspirent l'amour à des cœurs qui jamais n'auraient été sensibles (
12). Par elle, de sages vieillards brûlent d'une flamme insensée : cette vertu n'appartient pas seulement aux breuvages funestes ou à l'épaisse caroncule ravie sur le front de la jeune cavale que doit aussitôt aimer sa mère, sans filtre ni poison, ses paroles suffisent pour jeter les esprits dans un délire affreux. Deux époux, que ni le penchant, ni le devoir, ni la douce puissance de la beauté n'attire, un nœud magique les enchaîne, et rien ne peut les en dégager. À la voix d'une Thessalienne, l'ordre des choses est renversé, les lois de la nature sont interrompues ; le monde, emporté par son cours rapide, reste tout à coup immobile, et le dieu qui imprime le mouvement aux sphères est tout étonné de sentir que leurs pôles sont arrêtés. Par ces mêmes enchantements, la terre est inondée, le soleil obscurci ; le ciel tonne à l'insu de Jupiter. 
L'Hémonide, en secouant ses cheveux, remplit l'air de noires vapeurs et répand au loin les orages ; la mer s'irrite quoique les vents se taisent ; les flots sont retenus dans un calme profond, quoique les vents soient déchaînés ; les airs et les eaux se combattent, les vaisseaux voguent contre les vents ; les torrents qui tombent du haut des rochers demeurent suspendus au milieu de leur chute ; les fleuves remontent vers leur source ; l'été ne soulève plus le Nil ; le Méandre court droit vers son embouchure ; l'Arare presse le Rhône paresseux ; le sommet des monts s'aplanit ; l'Olympe s'abaisse au-dessous des nuages ; les neiges de Scythie fondent au milieu de l'hiver sans que le soleil y darde ses rayons ; la mer repoussée loin du rivage résiste au poids de l'astre qui la presse ; la terre est ébranlée sur son axe incliné, sa masse pesante est poussée hors du centre de son repos et laisse à découvert le ciel qui l'environne.
Tous les animaux dévorants ennemis de l'homme tremblent devant l'enchanteresse : leur sang et leur venin lui servent à composer ses poisons. Le tigre altéré et le fier lion lèchent ses mains et la caressent. La froide couleuvre rampe à ses pieds et se déploie sur la neige ; la vipère se replie autour d'elle et l'enveloppe de ses nœuds ; les serpents savent que de sa bouche le souffle humain leur est mortel.
Quel pénible soin pour les dieux que d'obéir à ces enchantements ! Qu'ont-ils à craindre s'il les méprisent ? Quelle est la loi qui les enchaîne ? Est-ce de force ou de plein gré qu'ils cèdent ? Est-ce par un culte qui nous est inconnu que l'Hémonide se les concilie ou bien sont-ils intimidés des menaces qu'elle leur fait ? A-t-elle cet empire sur tous les dieux ou ne l'a-t-elle que sur un seul qui peut sur le monde ce qu'elle peut sur lui ? Les étoiles se détachent de la voûte azurée ; la lune, en pleine sérénité, se colore d'un rouge obscur, comme quand l'ombre de la terre lui dérobe l'aspect de l'astre dont elle emprunte ses rayons : le tourment que lui cause le charme ne cesse qu'au moment où elle descend du ciel et vient aux pieds de la Thessalienne écumer sur l'herbe qui la reçoit.
   
La farouche Érichtho avait abandonné, comme trop doux encore, les rites criminels, les noirs enchantements usités parmi ses compagnes ; elle avait porté les secrets de son art à un plus haut degré d'horreur. Elle s'était interdit la demeure des vivants, et pour être plus chère aux dieux des morts, elle habitait parmi des tombeaux dans l'asile même des ombres chassées de leurs couches. Ni l'air qu'elle respire, ni le ciel dont elle jouit, ne l'empêchent d'entendre ce qui se passe chez les mânes et dans le conseil infernal. Sur le visage de cette femme impie, qu'un jour serein n'éclaira jamais, une maigreur hideuse se joint à la pâleur de la mort. Ses cheveux mêlés sur sa tête sont noués comme des serpents. C'est lorsque la nuit est la plus noire et le ciel le plus orageux qu'elle sort des tombes désertes et qu'elle court dans les champs déserts pour aspirer les feux de la foudre. Ses pas imprimés sur la terre brûlent le germe des moissons fécondes. Elle souffle, et l'air qu'elle respire en est empoisonné. Elle ne daigne pas adresser aux dieux du ciel des vœux suppliants : aux premiers accents de sa voix, ils se hâtent de l'exaucer sans jamais lui donner le temps de redoubler le chant magique. Ses autels ne sont éclairés que par des torches funéraires, et son encens ne fume que sur des brasiers qu'elle a pris aux bûchers des morts. Elle ensevelit des vivants que l'âme anime encore ; le destin leur devait de longues années ; la mort s'en empare à regret. Recommençant à rebours la cérémonie des funérailles, elle rappelle les morts de la tombe et leur fait quitter leur couche. Elle va dérober les os brûlants encore d'un fils, et les flambeaux que des parents ont portés aux funérailles, et les débris à demi consumés du lit où le mort reposait, et les lambeaux de ses voiles funèbres, et ses cendres qui exhalent l'odeur de la chair. Mais a-t-on conservé dans la pierre ces corps dont le principe humide est tari, et dont la substance est durcie et desséchée, elle exerce sa fureur sur eux, plonge ses mains dans leurs yeux, arrache leurs prunelles glacées, ronge la pâle dépouille de leurs mains décharnées ; elle rompt avec ses dents le nœud fatal et le lacet des pendus ; dévore les cadavres, ronge la croix, déchire les chairs battues par l'orage ou brûlées par les feux du soleil. Elle arrache les clous des mains des crucifiés, boit le sang corrompu qui dégoutte de leurs plaies, et si la chair résiste aux morsures, elle s'y suspend. Si on laisse étendu sur la terre un mort privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces ; mais elle n'a garde d'employer ses mains ou le fer à déchirer sa proie ; elle attend que les loups la dévorent, et c'est de leur gosier avide qu'elle se plaît à l'arracher. Le meurtre ne lui coûte rien, sitôt qu'elle a besoin d'un sang qui fume encore et qui jaillisse de la plaie ou qu'elle veut pour ses sacrifices, pour ses rites funèbres une chair vive et un cœur palpitant. Elle déchire les entrailles d'une mère et en arrache un fruit prématuré pour l'offrir à ses dieux sur un autel brûlant. S'il lui faut des ombres plus terribles, elle choisit parmi les vivants et fait des mânes à son gré. Toute mort est à son usage : de la joue éteinte des adolescents, elle enlève le duvet tendre ; de celui qui meurt dans la virilité, ce sont les cheveux qu'elle ravit. Elle assiste à la mort de ses proches, et sans pitié pour ce qu'elle a de plus cher, elle se jette sur le mourant, feint de lui donner le dernier baiser et lui tranche la tête ou lui entrouvre la bouche, et attachée au palais, elle murmure sur ses lèvres éteintes et lui confie les noirs secrets qu'elle fait passer aux Enfers.
Dès que la Renommée a fait connaître au fils de Pompée cette exécrable enchanteresse, il se met en marche au milieu de la nuit, à l'heure même où le soleil est à son midi sous notre hémisphère, et il traverse d'affreux déserts. Ses amis, ministres assidus de tous ses vices, après avoir longtemps erré parmi les tombeaux entrouverts et sur les débris des bûchers, aperçurent de loin Érichtho assise dans le creux d'un rocher, du côté où le mont Hémus s'abaisse et se joint aux plaines de Pharsale. Elle essayait des paroles inconnues aux magiciens et aux dieux mêmes de la magie, et composait de nouveaux charmes pour des sortilèges nouveaux, car dans la crainte que le dieu vagabond qui préside aux armes n'entraînât les Romains en de nouveaux climats, et que la Thessalie ne fût privée de tout le sang qui s'allait répandre, elle jetait sur les champs de Philippes, qu'elle arrosait de ses poisons, un charme assez fort pour y fixer la guerre : à elle cet ample carnage, à elle de disposer à son gré de tout le sang de l'univers. Elle s'applaudit d'avance de pouvoir mettre en pièces les cadavres des rois égorgés ; amasser les cendres de l'Italie entière ; recueillir les ossements de tant d'illustres morts et commander à de si grandes ombres. Son plus ardent désir, sa seule inquiétude est de savoir ce qu'on lui laissera du corps de Pompée jeté sur le sable ou du cadavre de César. 
 

Discours de Sextus à l'enchanteresse. Réponse d'Érichtho.

Le lâche Sextus l'aborde et lui parle le premier en ces termes
"Ô toi la gloire des Hémonides, toi, qui peux révéler ou changer l'avenir, je te conjure de me laisser voir sans nuage quelle sera l'issue de cette guerre. Celui qui t'implore n'est pas le moins considérable d'entre les Romains. Le nom de Pompée est assez illustre : tu vois son fils, et l'héritier de sa ruine ou du trône du monde. Mon esprit, dans l'incertitude, est saisi d'un mortel effroi, et je me sens plus de courage pour soutenir un malheur certain. Ôte aux hasards le droit de me surprendre et de m'accabler tout à coup ; force les dieux à s'expliquer ou, sans leur faire violence, tire la vérité de la nuit des tombeaux ; ouvre-moi le séjour des mânes et contrains la mort à t'apprendre quelles seront ses victimes. Ce soin n'a rien qui t'humilie, et l'événement qui se prépare est digne que tu cherches à découvrir, ne fût-ce que pour toi, ce qu'en décidera le sort ?"
La Thessalienne impie s'applaudit de voir son nom devenu célèbre. "Jeune homme, répondit-elle, s'il ne s'agissait que de quelques destins obscurs, il me serait facile d'obtenir des dieux, en dépit d'eux-mêmes, tout ce que tu demanderais. Il est accordé à mon art de prolonger une vie dont les astres pressent la fin ou de trancher des jours qu'ils veulent prolonger jusque dans l'extrême vieillesse. Mais les événements publics forment une chaîne qui, dès l'origine du monde, les tient liés et indépendants. Si l'on y veut changer quelque chose, l'ordre universel en est ébranlé, et tout l'univers s'en ressent. Alors, nous, magiciens de Thessalie, nous avouons que la Fortune est plus forte que nous. Si tu te contentes de prévoir l'avenir, mille routes faciles te seront ouvertes pour arriver à la vérité. La terre, les airs, le chaos, les mers, les campagnes, les rochers de Rhodope, tout va parler. Mais puisqu'un carnage récent nous fournit des morts en abondance, enlevons-en un qui n'ait pas perdu toute la chaleur de la vie et dont les organes encore flexibles forment des sons à pleine voix : n'attendons pas que ses fibres desséchées par le soleil ne puissent plus nous rendre que des accents faibles et confus."
 

L'antre de l'enchanteresse.

Elle dit, et redoublant par ses charmes les ténèbres de la nuit, elle s'enveloppe la tête d'un nuage impur et va courant sur un champ de morts qui n'étaient point ensevelis. À son aspect, les loups prennent la fuite, les oiseaux détachent leurs griffes de 1a proie, même avant d'y avoir goûté. Cependant la Thessalienne, parmi ces cadavres glacés, en choisit un, dont le poumon, n'ayant reçu aucune atteinte, lui rende les sons de la voix. Elle en trouve plusieurs, et son choix suspendu tient une foule de morts dans l'attente : lequel d'entre eux va revoir la clarté ? Si elle eût voulu relever à la fois toutes ces troupes égorgées et les renvoyer aux combats, les lois de la mort auraient fléchi, et par un prodige de son art puissant, un peuple rappelé des rivages du Styx aurait reparu sous les armes.  

Charmes magiques. - Un cadavre répond à sa voix.

À la fin, elle choisit parmi ces morts un interprète des destinées ; et traînant à travers des rochers aigus ce malheureux condamné à revivre, elle va le cacher au fond d'une montagne consacrée à ses mystères ténébreux. Cette caverne se prolonge et descend presque jusqu'aux Enfers. Une sombre forêt la couvre de ses rameaux courbés vers la terre et dont aucun jamais ne se dirigea vers le ciel : l'if au noir feuillage la rend impénétrable au jour. Au-dedans croupissent d'immobiles ténèbres, et l'intérieur de l'antre est revêtu d'une humide moisissure qu'engendre une éternelle nuit. Jamais ce lieu ne fut éclairé que d'une lumière magique : l'air n'est pas plus pesant et plus noir au fond de l'antre du Ténare, sur les confins de ce monde et de l'empire des morts. Aussi les dieux des Enfers ne craignent-ils pas d'envoyer les mânes dans la caverne d'Érichtho, car quoiqu'elle fasse violence aux destins, l'ombre qu'elle évoque peut douter elle-même si elle sort des Enfers ou si elle y entre. L'enchanteresse était vêtue comme les Furies, d'un voile peint de couleurs bizarres. Elle découvre son visage et rejette sa chevelure de vipères entrelacées ; et voyant que les compagnons de Sextus et Sextus lui-même, tremblants à son aspect, avaient la pâleur sur le front et les yeux fixés à terre : "Revenez, leur dit-elle, de la frayeur dont vous êtes atteints ; ce corps va reprendre la vie, et ses traits vont se rétablir dans un état si naturel, que les plus timides pourront sans crainte le voir et l'entendre parler. Je vous pardonnerais de trembler si je vous faisais voir les noires eaux du Styx et les bords où le Phlégéton roule ses ondes enflammées ; si je paraissais moi-même au milieu des Furies, si je vous montrais Cerbère secouant sous ma main sa crinière de serpents, et les Géants enchaînés par le milieu du corps et frémissants de rage ; mais ici, lâches que vous êtes, que craignez-vous devant des mânes, tremblants eux-mêmes devant moi ?"
Alors faisant au cadavre de nouvelles blessures, elle versa dans ses veines un sang nouveau plein de chaleur. Elle a eu soin d'y mêler des flots de l'écume lunaire. Elle y mêle toutes les horreurs de la nature : l'écume du chien qui a l'onde en horreur, les entrailles du lynx, les vertèbres noueuses de l'hyène, la moelle du cerf nourri de serpents, le rémora qui retient le navire, malgré le souffle de l'Eurus gonflant la voile, les yeux du dragon, la pierre sonore que l'aigle couve et réchauffe, le serpent ailé des Arabes, la vipère de la mer Rouge, la membrane du céraste encore vivant (
13), la cendre du Phénix sur l'autel de l'Orient. Ayant aussi mêlé les vils poisons et les poisons fameux, elle ajoute des herbes magiques, souillées dans leur germe par sa bouche impure, et tous les venins qu'elle-même a créés.
Alors sa voix plus puissante que tous les philtres se fait entendre aux dieux des morts. Ce n'est d'abord qu'un murmure confus et qui n'a rien de la voix humaine. C'est à la fois l'aboiement du chien, le hurlement du loup, le cri lugubre du hibou, le sifflement des serpents : il tient aussi du gémissement des ondes qui se brisent contre un écueil, du mugissement des vents dans les forêts, et du bruit du tonnerre en déchirant la nue. Toutes paroles qui pénètrent jusque dans le fond, des Enfers.
"Euménides, dit-elle, et vous, crimes et tourments du Tartare ; et toi, Chaos, toujours avide d'engloutir des mondes sans nombre ; et toi, monarque des Enfers, que tourmente sans cesse ton immortalité ; effroyable Styx ; et vous, Champs Elysées, que moi ni mes compagnes nous ne verrons jamais ; toi, Proserpine, qui, pour l'Enfer, as quitté le ciel et ta mère ; toi, qu'on adore là-bas, sous le nom d'Hécate, et par qui les mânes et moi nous communiquons en secret ; et toi, gardien des portes de l'Enfer, toi, qui jettes à Cerbère nos entrailles pour l'apaiser ; et vous, Parques, qui allez reprendre un fil que vous avez coupé ; et toi, nocher de l'onde infernale, qui, sans doute, es las de repasser de l'un à l'autre bord les ombres que j'évoque ; noires divinités, écoutez ma prière, et si ma bouche est assez impure, assez criminelle pour vous implorer, si jamais elle ne vous nomma sans s'être remplie de sang humain, si j'ai égorgé tant de fois sur vos autels et la mère et l'enfant qu'elle avait dans ses flancs, si j'ai rempli les vases de vos sacrifices des membres déchirés de tant d'innocents qui auraient vécu, soyez propices à mes vœux. Je ne demande point une ombre dès longtemps enfermée dans vos cachots et accoutumée aux ténèbres. À peine celle que j'évoque a-t-elle quitté la lumière, elle descend, elle est encore à l'entrée du noir séjour, et la rappeler par mes charmes ce ne sera point l'obliger à passer deux fois chez les morts. Souffrez donc, si la guerre civile est de quelque prix à vos yeux, que l'ombre d'un soldat qui, dans le parti de Pompée, se signalait il y a quelques instants, instruise le fils de ce héros et lui annonce le sort de leurs armes."
   
Après qu'elle a proféré ces paroles, elle relève la tête, la bouche écumante, et voit debout devant ses yeux l'ombre du mort étendu à ses pieds qui, tremblante elle-même à la vue de ce corps livide et glacé, le considère et frémit de rentrer dans cette odieuse prison. Ces veines rompues, ce sein déchiré, ces plaies profondes l'épouvantent. Le malheureux ! On lui enlève le plus grand bienfait de la mort, l'avantage de ne plus mourir.
Érichtho s'étonne que l'Enfer soit si lent à lui obéir. Elle s'irrite contre le mort, et d'un fouet de couleuvres vivantes, elle frappe à coups redoublés le cadavre encore immobile. Alors, par les mêmes fentes de la terre ouverte à sa voix, elle hurle après les mânes et trouble le silence de l'éternelle nuit.
"Ô Tisiphone ! Et toi, Mégère, vous demeurez tranquilles à ma voix ! Vous ne chassez pas avec vos fouets vengeurs cette âme rebelle à travers les noirs espaces de l'Érèbe ! Tremblez, chiennes d'enfer ! Que je ne vous appelle par les noms que vous méritez ! Que je ne vous traîne hors des Enfers, à la clarté des cieux et que je ne vous y retienne ! Je vous poursuivrai à travers les bûchers et les funérailles dont je vous défendrai l'approche ; je vous chasserai des tombeaux ; je vous écarterai des urnes. Et toi, Hécate, je souillerai, je rendrai livide et sanglante la face que tu prends pour te montrer aux dieux du ciel ; je te forcerai à garder celle que tu as dans les Enfers. Toi, Proserpine, je dirai à quel indigne appât tu t'es laissé prendre et retenir dans les royaumes sombres ; par quel incestueux amour tu t'es livrée au morne roi des morts, et que ta mère, après ton infamie, n'a pas voulu te rappeler. Pour toi, le plus injuste, le plus méchant des dieux, tremble que je n'entrouvre les voûtes infernales ! Oui, j'y ferai pénétrer le jour ! Tu seras tout à coup frappé de sa lumière M'obéirez-vous ? ou faut-il que j'appelle celui dont la terre n'entend jamais prononcer le nom sans frémir ; celui qui d'un œil assuré regarde en face la Gorgone ; celui qui châtie Érinys tremblante sous ses fouets sanglants ; celui qui siège au-dessous de vous et aussi loin que vous l'êtes du ciel, dans les abîmes du Tartare, dont vos yeux mêmes n'ont jamais mesuré la profondeur ; le seul enfin de tous les dieux qui, après avoir juré par le Styx, peut être impunément parjure ?"
À peine elle achevait, une chaleur soudaine pénètre le sang du cadavre ; et ce sang commence à couler dans toutes les veines du corps. Dans son sein glacé jusqu'alors, les fibres tremblantes palpitent, et la vie rendue à ce corps qui en avait oublié l'usage, en s'y glissant, se mêle avec la mort. Les muscles ont repris leur vigueur, les nerfs leur ressort ; le cadavre ne se lève point peu à peu et en s'appuyant sur ses membres, il est repoussé par la terre et il se dresse tout à la fois. Ses yeux ouverts sont immobiles : ce n'est pas le visage d'un homme vivant, mais d'un homme qui va mourir ; la roideur de la mort et sa pâleur lui restent. Il paraît stupide d'étonnement de se voir rendu au monde. Mais aucun son ne sort de sa bouche, l'usage de la voix et de la langue ne lui est rendu que pour répondre à la Thessalienne : "Révèle-moi, lui dit-elle, ce que je veux savoir, et sois sûr de ta récompense ; car si tu me dis vrai, je t'exempte à jamais d'obéir aux évocations de l'Hémus. Je composerai ton bûcher, je charmerai ta tombe de telle sorte que ton ombre ne sera plus obsédée par les enchantements. Tu revis pour la dernière fois, et ni les paroles, ni les herbes magiques ne troubleront pour toi le sommeil du Léthé quand je t'aurai rendu la mort. Les oracles des dieux du ciel ne montrent l'avenir qu'à travers un nuage ; mais celui qui cherche la vérité chez les dieux des Enfers, s'en va, sûr de l'avoir trouvée. Ce sont les oracles de la mort que l'homme courageux consulte. Ne ménage donc pas celui qui t'ose interroger ; ne déguise rien, je t'en conjure ; nomme les choses et les lieux et que la voix qui t'est rendue soit la voix même des destins."
 

 Destins de Pompée.

Elle finit par un nouveau charme, qui a la vertu d'instruire une ombre de tout ce qu'elle veut qui lui soit révélé. Alors le cadavre accablé de tristesse et le visage baigné de pleurs, lui répondit : "Quand tu m'as rappelé du séjour du silence, je n'ai pas eu le temps d'examiner le travail des Parques ; mais ce que j'ai pu savoir des ombres, c'est qu'une discorde effroyable agite celles des Romains, et que la fureur qui les anime trouble le repos des Enfers. Les uns ont quitté les ombrages de l'Élysée, les autres ayant brisé leurs fers se sont échappés du Tartare, et c'est par eux que l'on a su ce que les destins préparaient. Les ombres heureuses paraissent consternées ; j'ai vu les deux Décius, victimes expiatoires de la patrie ; j'ai vu Camille et Curius pleurer sur le malheur de Rome. Sylla se plaint de toi, ô Fortune. Scipion donne des larmes à son malheureux fils qui va périr dans la Libye ; le vieux Caton, l'ennemi de Carthage, prévoit, en gémissant, le sort de son neveu qui ne vivra point sous un maître. Toi seul, ô Brutus ! ô généreux consul ! qui chassas nos premiers tyrans, toi seul entre les justes, tu montres de la joie. Le farouche Catilina, les cruels Marius, Céthégus aux bras nus, rompent leurs chaînes et bondissent de joie. J'ai vu se réjouir aussi les Drusus, ces hardis partisans du peuple, et les Gracques, ces fiers tribuns dont le zèle ne connut aucun frein. Des mains chargées d'éternelles chaînes font retentir d'applaudissements les noirs cachots de Pluton. La foule coupable demande qu'on lui ouvre le champ des justes. Le monarque du sombre empire fait élargir les prisons du Tartare ; il fait préparer des rochers aigus et des chaînes de diamant, et des tortures pour les vainqueurs. Ô jeune homme ! Emporte avec toi la consolation de savoir que les mânes heureux attendent Pompée et ses amis, et que, dans le lieu le plus serein des Enfers, on garde une place à ton père. Qu'il n'envie point à son rival la gloire de lui survivre. Bientôt viendra l'heure où les deux partis seront confondus chez les morts. Hâtez-vous de mourir ! Et d'un humble bûcher descendez parmi nous avec de grandes âmes, foulant aux pieds la Fortune de ces dieux de Rome. Ce qu'on agite à présent entre les deux chefs, c'est de savoir lequel périra sur le Nil ; lequel périra sur le Tibre. Pompée et César ne se disputent que le lieu de leurs funérailles. Pour toi, Sextus, ne cherche pas à t'éclairer sur ton sort, les Parques l'accompliront sans que je te l'annonce. Pompée t'apprendra ce que tu dois savoir dans les champs siciliens : il est pour toi le plus sûr des oracles. Mais, hélas ! il ne saura lui-même où t'envoyer, d'où t'éloigner, quel climat, quel rivage tu dois chercher à fuir. Malheureux, craignez l'Europe, l'Asie et l'Afrique ; la fortune disperse vos tombeaux comme vos triomphes (14). Ô malheureuse famille ! vous n'avez pas dans l'univers d'asile plus sûr que les champs de Pharsale."  

 Le cadavre est rendu au bûcher. 

Après que ce corps ranimé eut fait ce qui lui était prescrit, il se tint muet, immobile ; et la tristesse sur le visage, le fantôme redemandait la mort ; mais pour la lui rendre, il fallut un nouvel enchantement, de nouvelles herbes, car les destins ayant exercé leurs droits ne pouvaient plus rien sur sa vie. Érichtho compose un bûcher magique où ce corps vivant va se placer lui-même. Elle y met le feu, se retire et l'y laisse mourir pour ne ressusciter jamais.  

Sextus, guidé par Érichtho, rentre au camp de son père.

Elle accompagne Sextus jusqu'au camp de son père ; et comme la lumière naissante commençait à éclairer le ciel, pour donner le temps au fils de Pompée et aux siens de regagner leurs tentes, elle ordonne à la nuit de repousser le jour et de les couvrir de ses ombres.

LIVRE VI

(01) Résolus d'en venir à une bataille. - Florus (liv. IV) n'attribue cette résolution qu'à César : "Les deux camps sont en présence, dit-il, mais les deux chefs nourrissent des projets divers." Caesar pro satura ferox et conficiendae rei cupidus, ostentare aciem, provocare, lacessere. Plus loin : Pompeius adversus hunc nectere moras, tergiversari... - "L'un, Pompée, était abondamment pourvu de toutes les provisions nécessaires à son armée : ses flottes étaient maîtresses de la mer."  César, au contraire, avait à craindre les suites de la famine, qui déjà se faisait sentir dans son camp. Nous le verrons, quelques vers plus loin, envelopper son rival, mais, dans celle position encore, il souffrait, plus que lui du manque de vivres : "Inopia obsidentibus, quam obsessis, erat gravior." Vell. Paterc., lib. II.

(02) Vers les murs de Dyrrachium. - Ce que le poète dit des fortifications de Dyrrachium et de l'entreprise gigantesque de César, est confirmé par l'histoire. Florus, liv. IV : "Quippe quam vel situs inexpugnabilem faceret."

(03) Appelée Pétra - Ce nom est commun à un grand nombre de lieux remarquables par leurs rochers (en grec petra). On trouve Pétra (Kanak ou Arac), capitale de l'Arabie Pétrée, dans la Gabalène, sur un rocher dont elle prend son nom (Strabon, liv. XVI). Autre ville de Thrace, dans la province nommée Médique, et qui fut prise par Philippe V, roi de Macédoine (Tite-Live, liv. XL, ch. XXII). Quinte-Curce (liv. VII, ch. XI) parle d'un autre rocher occupé par le Sogdien Arimazanes avec trente mille soldats, et que prit Alexandre à la tête de trois cents Macédoniens. César (de Bell. civ., lib. IIl) parle de la position que prit Pompée sur ce rocher : "Pompeius interclusus Dyrrachio, ubi propositum tenere non potuit, secundo usus consilio, edito loco qui appellatur Petra, castra communit."

(
04) Le fort Minutius. - Du nom du Romain qui défendit ce poste. Est-ce le même que Scéva ? (Voyez la note suivante.) Suétone (César, ch. LXVIII) l'appelle Cassius Scaeva, et Valère-Maxime (liv.
IIl, ch, II), Cassius Scaeva.

(05) Ce brave s'appelait Scéva. - Florus (liv. IV) parle de la bravoure du centurion Scéva : "Quo tempore egregia virtus Scaevae centurionis enituit, cujus in scuto CXX tela sedere." César (de Bell. civ., lib. Ill) porte à deux cent vint le nombre de traits qui percèrent le bouclier du guerrier : "Scutoque ad eum relata Scaevae centurionis, inventa sunt in eo foramina CCXX." Suivent les récompenses de sa valeur : il reçut des mains de César deux mille sesterces ; il fut promu au grade de primipile. La cohorte dont il faisait partie, et qui avait secondé son courage, eut à l'avenir double paie, double ration de vivres, double vêtement, "Ejus enim opera (ut ait Caesar ipse) castellum conservatum esse magna ex parte constabat." Suivant l'histoire, il survécut à ses blessures.

(06) Ô Rome, ce jour.... - "Et plût aux dieux qu'il eût consumé dans ses extravagances tout un règne de tyrannie, durant lequel il ravit à la patrie tant d'illustres citoyens impunément, et sans qu'il s'élevât un seul vengeur ! Mais il périt du moment qu'il se fit craindre de l'humble artisan : voilà l'écueil où se brisa le monstre dégouttant du sang des Lamia." Ainsi s'exprime Juvénal à la fin de sa Satire IV. Il a cela de commun avec notre poète qu'il se répand continuellement en plaintes douloureuses sur le triste destin de Rome, et ces regrets, il faut bien le dire, étaient ceux des Tacite, des Helvidius, des Thraséas, de tous les généreux citoyens dont la pensée aimait à se reporter vers une époque de bonheur, de liberté et de gloire. Ces mêmes regrets inspiraient au poète ces vers d'un sens si profond, si vrai, si énergiquement exprimés, sat. VI, v. 292 :

Nunc patimur longe pacis mata : saevior armis 
Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem. 
Nullum crimen abest, facinusque libidinis ex quo...

(07) Les amis de Pompée firent tous leurs efforts pour le détourner. César, vaincu, venait de quitter une contrée où les dieux s'étaient déclarés contre lui : "Petiit Apolloniam, indeque in Thessaliam dum noctu profectus est." dit Appien, liv. II. César, néanmoins, ne convient pas que sa défaite fût aussi complète que le prétendait son rival ; il reproche à ce dernier la jactance avec laquelle il venait d'en annoncer la nouvelle aux provinces : " Simul a Pompeio litteris per omnes provincias civitatesque dimissis, de proelio apud Dyrrarhium facto elatius inflatiusque multo quam res errat gesta, fama percrebuerat pulsum fugere Caesarem, paene omnibus copiis amissis." (De Bello civ., lib. III) Nous ne déciderons point si ce fut une faute ou non de la part de Pompée, d'avoir suivi son rival en Thessalie. L'événement a prononcé, mais ne serait-il pas plus juste d'imputer la défaite prochaine de ce chef aux dispositions mêmes que faisaient paraître ses prétendus amis, plus pressés, comme le dit César, de venir à Rome se partager les dignités, les faveurs du pouvoir, que de poursuivre les conséquences d'une première, mais incomplète victoire ? "Jamque inter se palam de praemiis ac sacerdotiis contendebant... Alii domos bonaque eorum qui in castris erant Caesaris, petebant... adeo ut quidquid intercederet temporis, id morari reditum in Italiam videretur." (De Bello civ., lib III) : "Non, leur dit-il, je ne veux point, à l'exemple de César, paraître en armes au sein de ma patrie. Jamais Rome ne me verra qu'après que j'aurai licencié mon armée... " Voilà du moins, de la part du chef, des motifs puisés dans les sentiments d'une politique généreuse ; mais la générosité n'est pas une vertu à l'usage de tous.

(08) Les champs de Phylacée où régna le premier des Grecs. - Il s'agit de Protésilas, fils d'Iphilcus et frère d'Alcimède, mère de Jason : il fut roi de cette partie de la Thessalie où se trouvaient les villes de Phylacée, d'Antrone, d'Itone et de Ptélée. L'oracle avait prédit que celui qui aborderait le premier au rivage de Troie l'arroserait de son sang. Protésilas réclama ce périlleux honneur, et il fut tué en effet, mais par qui ? Homère ne le dit point. Sa femme, Léodamie, qu'il avait quittée le lendemain de ses noces, se tua de désespoir dès qu'elle apprit sa mort. Les Grecs lui élevèrent un tombeau aux champs de la Troade. Voyez Homère. Iliade, liv. II, v. 205 ; Ovide, Métam., liv. XII ; Strabon ; Hyg., Fab. CIII ; Pline, Hist. Nat., liv. IV, ch. XII ; Lucien, Dial. des Morts, XII.

(09) Le Titarèse. - Le poète dit de ce fleuve, qu'il coule à la surface du Pénée sans jamais mêler ses ondes aux flots de ce dernier. C'est une allusion à un passage d'Homère (Iliade, liv. II, v. 51). Ce fleuve avait pris son nom du mont Titane, où il avait sa source. La mauvaise qualité de ses eaux fit croire aux anciens qu'il les tirait du Styx : de là cette tradition d'Homère.

(10) Monychus, qui brisais les durs rochers de Pholoé. - Du grec mÅnuxow. Ainsi nommé parce que ses pieds, tels que ceux des coursiers, au lieu de se terminer par cinq doigts, avaient la forme de sabots. Il lançait les arbres de même que des javelots. Juvénal, Sat. I, v. 11 : 

. . . Quantas jaculetur Monychus ornos.

Voyez Ovide, Métam., liv. XII, ch, XII.

(11) Comme les savants Chaldéens. - Juvénal (sat. VI, v. 55 parle de la confiance qu'inspirait la science des Chaldéens : 

Chaldaeis sed major erit fiducia : quidquid 
Dixerit astrologus, credent a fonte relatum 
Hammonis; quoniam Delphis oracula cessant, 
Et genus humanum damnat caligo futuri.

(12) Non fatis adductus amor. - " Id est, minime naturalis, non aetati nec votis conveniens, sed vi veneficiorum immissus." Virgile (Enéide, liv. IV, v. 487) :

Haec se carminihus promittit solvere mentes 
Quas velit, ast aliis duras immittere curas.

(13) La membrane du céraste.-  " A cornibus sic dictus quae habere dicebatur." Ce fut également un ancien nom de l'île de Chypre, parce que ses habitants, disait-on, avaient des tumeurs pareilles à des cornes. Il est plus raisonnable, toutefois, de penser que ce nom lui fut donné à cause de ses promontoires auxquels les anciens donnaient souvent le nom de cornes, k¡rata.

(14) Comme vos triomphes. - "Patris vestri, scil. familiae vestrae. Nam filios Pompeii ipsos quidem nunquam triumphasse legimus, tametsi aliquoties felici eventu pugnarint, sed contra cives tamen, de quibus triomphas, ut et Valerius testatur, dari non solet. Pater autem Pompeius de Libycis triumphavit, devicto Domitio et reliquiis Mariani exercitus. Postea et de Hispanis, victo ac debellato Sertorio. Ultimo autem et de Asiaticis, confecto Mithridatico bello, auctore Plutarcho. Quare poetae verba hoc loco ita accipienda videntur, ut sit sensus : fortuna distribuet tumulos vestros iis terrae partibus, de quibus vestri patris triumphi aliquando acti sunt, id est, Europae, Asiae ac Libyae vel Africae." (Note edit. Lem.)