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LUCAIN

LA PHARSALE

LIVRE X

 

 

 

introduction  livre I  livre II  livre III  livre IV  livre V  livre VI  livre VII  livre VIII  livre IX 

 

 


 

LIVRE X

Entrée de César dans Alexandrie. - Il visite les temples des dieux, le monument de Sérapis, le tombeau d'Alexandre. - Réflexions philosophiques sur ce prince. - Le jeune roi accourt à Péluse, et reste en otage près de César. - Cléopâtre aborde à son tour au Phare, et vient demander à César une part dans l'héritage de ses aïeux. - Discours qu'elle tient au héros : elle parvient, sinon à le persuader, du moins à le séduire. - César la réconcilie avec le roi, son frère : joie, festin, description de la salle du festin. - Description du festin. Parure de Cléopâtre : luxe imprudemment étalé aux yeux de l'étranger. - Le sage Acorée assiste au festin. - César l'interroge sur les secrets des pontifes ; il veut savoir les mystères de la source du Nil. - Réponse du sage. - Pothin et Achillas trament un complot contre la vie de César. - Pothin presse Achillas de marcher contre l'étranger, maître du palais des rois : ses reproches.- Achillas obéit : soldats romains mêlés aux satellites des deux meurtriers de Pompée. À l'approche de l'armée, César s'enferme dans le palais avec le jeune roi : il y est assiégé. - Défense du héros. - Il fait périr Pothin. - Arsinoé, sœur de Cléopâtre, se rend au camp des Égyptiens, fait assassiner Achillas, et met Ganymède à sa place. - Le siège continue. - César tente, pour s'échapper, de regagner ses vaisseaux restés dans le port : il est attaqué sur la levée qui joint la ville à l'île du Phare.

 Entrée de César dans Alexandrie.

Dès que César, suivant la tête de Pompée, est descendu sur ce rivage odieux et foule aux pieds ces sables, il s'élève un combat entre la Fortune du chef et le destin de la coupable Égypte, pour décider si le Nil subira la même loi que le Tibre ou si le glaive de Ptolémée enlèvera au monde le vainqueur après le vaincu. Ô Pompée ! Ton ombre secourut ton beau-père, elle déroba César au fer des assassins.
D'abord, se croyant assuré de la foi de Ptolémée, après le crime qui en était le gage, il entra, précédé de ses étendards, dans les murs fondés par Alexandre. Mais à la vue des faisceaux, le peuple d'Égypte murmure, indigné que Rome vienne jusque dans ses murs commander à ses rois, et s'attribuer leur puissance. Ce tumulte avertit César que les esprits étaient émus et divisés, et que ce n'était pas à lui qu'on avait immolé Pompée. 
 

Il visite les temples des dieux, le monument de Sérapis, le tombeau d'Alexandre.

Mais dissimulant sa frayeur sous un visage serein, il parcourut d'un pas intrépide les temples de Sérapis et des autres dieux de l'Égypte, monuments dont la splendeur atteste l'ancienne puissance des Macédoniens. Cependant ni la beauté de ces édifices, ni les richesses qu'ils étalent, ni la majesté du culte qu'on y rend aux dieux, ni la magnificence et la grandeur de la ville qui les renferme ne touchent l'âme de César. Un seul objet l'émeut et l'intéresse, c'est le tombeau d'Alexandre. Il descend avec une ardeur impatiente dans son caveau funèbre ; là repose ce brigand heureux, dont le ciel vengeur délivra la terre. Ses restes, qu'il eût fallu disperser dans l'univers, sont recueillis dans le sanctuaire. La fortune épargne jusqu'à ses mânes, et le bonheur de son règne se perpétue même après sa mort. Car si jamais la liberté rentrait dans ses droits sur la terre, ce serait pour être le jouet des peuples qu'on aurait conservé les cendres de leur oppresseur, de celui qui offrit au monde l'exemple funeste de l'univers esclave d'un seul. 

Réflexions philosophiques sur ce prince

On le vit sortir de Macédoine, héritage obscur de ses aïeux, regarder avec mépris Athènes, conquête de son père, et poussé par ses heureux destins, marcher à travers les royaumes de l'Asie et sur des champs couverts de morts. Son glaive destructeur moissonne les peuples de l'Orient ; les fleuves les plus éloignés, dans la Perse l'Euphrate, et le Gange dans l'Inde, sont teints du sang qu'il fait couler, fatal fléau de la terre, foudre terrible dont les coups frappent les nations entières, astre ennemi du genre humain. Il se préparait à lancer des flottes sur l'Océan extérieur. L'onde, le feu, rien ne l'arrête : il affronte les Syrtes, il traverse les sables de la Libye, pour aller consulter Ammon. Par l'Orient, il fût arrivé aux bords où le soleil se couche. Il eût fait le tour des deux pôles ; il eût vu les sources du Nil. La mort l'arrêta dans sa course, et la nature n'eut pas d'autre borne à l'ambition de ce furieux. Le même orgueil jaloux, qui lui fit souhaiter d'avoir à lui seul l'empire du monde, ne put souffrir qu'il se donnât un égal dans un successeur. Il aima mieux laisser sa dépouille à déchirer entre ses héritiers. Maître de Babylone, il mourut dans ses murs, révéré du Parthe qu'il avait dompté. Ô souvenir humiliant pour Rome ! Le Parthe a redouté la lance macédonienne plus que le javelot romain ! Notre empire s'est étendu jusque sous les astres de l'Ourse, jusque aux bornes du couchant, et bien avant dans les climats d'où le vent du midi se lève et le seul effort des Arsacides nous arrête dans l'Orient ! Une petite province de l'empire d'Alexandre a été l'écueil de nos armes, et le tombeau de nos guerriers !

 Le jeune roi accourt à Péluse, et reste en otage près de César.

Le jeune Ptolémée, de retour de Péluse, avait calmé par sa présence les clameurs d'un peuple timide, et César ayant pour otage le roi captif dans son palais, y croyait être en sûreté.  

Cléopâtre aborde à son tour au Phare, et vient demander à César une part dans l'héritage de ses aïeux. 

Ce fut alors que Cléopâtre quittant la maison de campagne où elle était reléguée, et s'exposant la nuit sur une barque, se présenta devant le Phare, corrompit le gardien du port, dont elle fit baisser les chaînes, et se rendit dans le palais des rois macédoniens, même à l'insu de César : femme dangereuse, l'opprobre de l'Égypte, l'Érinys des Latins, et dont les vices impurs ont fait le malheur de Rome. Autant la fatale beauté de Sparte alluma de haines contre les héros de la Grèce et de la Phrygie, autant Cléopâtre excita de fureurs entre les plus grands des Romains. Au son du sistre égyptien, elle jeta (je rougis de le dire) la terreur dans le Capitole. Avec le peuple amolli de Canope, elle osa marcher contre les aigles romaines, et se promettre de rentrer triomphante dans le port du Phare, en y menant captif un César. Leucade vit le moment où il était douteux si l'empire ne passerait pas aux mains d'une femme, et d'une femme étrangère. Elle en conçut l'espoir, l'incestueuse fille des Ptolémées, dès la première nuit qu'elle passa dans les bras de César.
Qui peut, Antoine, ne pas te pardonner ton amour insensé pour elle ? L'âme inflexible de César a brûlé des mêmes feux. Au milieu de ses fureurs, dans un palais habité par les mânes de Pompée, tout fumant encore lui-même du sang versé dans la Thessalie, cet amant adultère a pu mêler aux soins dont il était tourmenté les plaisirs d'un honteux amour, et former au sein des alarmes des nœuds criminels, dont les fruits feront rougir la pudeur et la foi. Quel excès de honte ! Il oublie que sa fille a été la femme de Pompée ! Ô Julie ! Il te donne des frères, nés d'une femme incestueuse, et pour cette femme impudique, laissant à ses ennemis tout le temps de se rassembler en Libye, il perd avec elle au sein des voluptés les moments les plus précieux. Il aime mieux lui donner l'Égypte, que de vaincre pour lui-même.
 

Discours qu'elle tient au héros : elle parvient, sinon à le persuader, du moins à le séduire.

Cléopâtre se confiant à sa beauté, parut devant César, affligée, mais sans verser de larmes. Elle n'avait pris de la douleur que ce qui pouvait l'embellir encore. Échevelée, et dans ce désordre favorable à la volupté, elle l'aborde, et lui parle en ces mots.
"Ô César ! Ô le plus grand des hommes ! Si l'héritière de Lagus, chassée du trône de ses pères, peut encore dans son malheur se souvenir de son rang, si ta main daigne la rétablir dans tous les droits de sa naissance, c'est une reine que tu vois à tes pieds. Tu es pour moi un astre salutaire qui vient luire sur mes États. Je ne serai pas la première femme qui aura dominé sur le Nil, l'Égypte obéit sans distinction à une reine, comme à un roi. Tu peux lire les dernières paroles de mon père expirant : il veut qu'épouse de mon frère, je partage son lit et son trône ; et le jeune roi, pour aimer sa sœur, n'a besoin que d'être libre. Mais Pothin s'est emparé de son esprit, comme de la puissance. Ce n'est pas l'héritage de mon père que je réclame : affranchis notre maison de la honte qui la souille. Daigne, César, éloigner de lui le satellite armé qui l'assiège, et ordonne au roi de régner. De quel orgueil cet esclave n'est-il pas enflé, depuis qu'il a tranché la tête de Pompée ! C'est toi, César (puisent les dieux écarter ce présage), c'est toi qu'il menace à présent, et il n'est déjà que trop honteux pour le monde et pour toi, que la mort de Pompée ait été le crime ou le bienfait de Pothin."
Le langage de Cléopâtre eût vainement flatté l'oreille farouche de César, mais le charme de sa beauté se communique à sa prière, et plus éloquents que sa voix, ses yeux impurs parlent et persuadent. Ainsi, après avoir séduit son juge, elle employa une nuit honteuse à l'enchaîner.
 

César la réconcilie avec le roi, son frère : joie, festin, description de la salle du festin. - Description du festin. Parure de Cléopâtre : luxe imprudemment étalé aux yeux de l'étranger. 

César ayant rétabli et payé la paix à prix d'or, la joie de ce grand événement fut célébrée dans un festin. Cléopâtre y fit éclater un luxe, une magnificence, dont Rome encore n'avait pas l'idée. Le lieu du festin ressemblait à un temple, tel que le siècle présent, quoique corrompu, le construirait à peine. Les toits étaient chargés de richesses, les bois de lambris étaient cachés sous d'épaisses lames d'or. Les murs n'étaient pas incrustés, mais bâtis d'agate et de porphyre ; dans tout le palais, on marchait sur l'onyx. L'ébène de Xéroé y était prodigué, et y tenait lieu du chêne vil, et servait aux portes du palais de support, et non d'ornement. Les portiques sont revêtus d'ivoire. Sur ces portes immenses, l'écaille de la tortue de l'Inde est appliquée en relief, et dans chacune de ses taches une émeraude étincelle. Au-dedans, on ne voit que des vases de jaspe, que des sièges émaillés de pierreries, que des lits, où la pourpre, l'or, l'écarlate éblouissent les yeux par ce riche mélange que la navette des Égyptiens sait donner à leur tissu. La salle du festin se remplit d'un peuple sans nombre ; d'une multitude d'esclaves différents d'âge et de couleurs ; les uns brûlés par le soleil d'Éthiopie, et portant, leurs cheveux relevés en arrière et repliés autour de leur tête ; les autres d'un blond si clair et si brillant, que César dit n'en avoir pas vu de plus doré sur les bords du Rhin. On y soit aussi une malheureuse jeunesse à qui le fer a ôté la vigueur. Parmi elle, on distingue l'âge viril, mais dénué de ses forces, et ayant à peine sur le menton le duvet de l'adolescence.
Ptolémée et Cléopâtre se mirent à table, et César, plus grand que les rois, prit place entre le frère et la sœur. Peu contente du sceptre de l'Égypte, et du cœur du roi, son frère et son époux, Cléopâtre avait employé tous les sacrifices du luxe à relever l'éclat de sa beauté. Les dons les plus précieux de la mer Rouge brillent dans ses cheveux, et forment, sa parure ; la blancheur de son sein éclate à travers un voile de Sidon, tissé par le peigne des Sères et dont l'aiguille des Égyptiennes a desserré le tissu clair et large. 
Sur des trépieds formés des dents blanches de l'éléphant, on a posé des tables rondes du bois du mont Atlas, et si belles que César n'en vit jamais de pareilles, même après qu'il eut vaincu Juba.
Reine insensée, à quelle imprudence te porte ton ambition ? En étalant aux yeux d'un hôte vainqueur, tout puissant et armé, ces richesses, dignes d'envie, ne crains-tu pas d'allumer en lui le désir de s'en emparer ? Quand même il n'aurait pas résolu de s'enrichir des dépouilles du monde, quand ce serait, au lieu de César, un des héros de ces temps heureux, où la pauvreté fut en honneur dans Rome, un Fabricius, un austère Curius ou ce consul que l'on tira de la charrue, et qu'on amena tout couvert de la poussière de son champ ; assis à cette table, il serait tenté d'emporter en triomphe dans sa patrie une si superbe dépouille.
On servit dans des vases d'or tout ce que l'air, la terre, le Nil et la mer ont produit de plus exquis, tout ce que la folie d'un luxe effréné a pu rechercher de plus rare. Ce n'est pas aux besoins de la nature, mais aux délices de la table, qu'on immole dans ce festin les oiseaux, les bêtes fauves, ces dieux du Nil. Des urnes de cristal versent l'eau pure de ce fleuve. De profondes coupes de pierres précieuses reçoivent le jus délicieux des vignes de Méroé, cette liqueur qu'un soleil ardent fait bouillonner, et à laquelle il donne en peu de temps la maturité d'une longue vieillesse. Le nard odoriférant, et la rose qui ne cesse de fleurir dans ces climats, couronnent le front des convives. Sur leurs cheveux coulent le cinname dont l'essence ne s'est point évaporée, comme quand il passe sur des bords éloignés, et l'amome nouvellement recueilli dans les campagnes voisines.
César apprend à dissiper les richesses de l'univers conquis ; et honteux d'avoir employé ses armes à vaincre un ennemi pauvre, il ne demande qu'un sujet de guerre contre un peuple si opulent.
 

Le sage Acorée assiste au festin. - César l'interroge sur les secrets des pontifes ; il veut savoir les mystères de la source du Nil.  

Lorsque la volupté rassasiée eut mis fin aux plaisirs de la table, César s'adressant au sage Acorée, qui en longue robe de lin assistait à cette fête, l'engagea dans un entretien qui fut prolongé bien avant dans la nuit : "Vieillard voué au culte des autels, et sans doute chéri des dieux qui vous accordent de si longs jours, daignez, lui dit-il, m'apprendre l'origine des peuples de l'Égypte. Décrivez-moi ces climats, et les murs de leurs habitants, leurs rites sacrés, et les symboles sous lesquels ils adorent la divinité. Expliquez-moi les caractères mystérieux qu'on voit gravés sur vos sanctuaires antiques, et dévoilez enfin des dieux qui ne demandent qu'à se manifester. Si vos ancêtres ont initié l'Athénien Platon dans la science des choses saintes, à qui pouvez-vous confier ces secrets sublimes, qui en soit plus digne que César ? Et à qui l'univers doit-il être connu, si ce n'est, à son maître ? Je suis venu chercher Pompée en Égypte, mais votre renommée m'y attirait aussi. Au milieu des combats, j'ai toujours étudié les mouvements du ciel, le cours des astres et les secrets des dieux. Mon année ne le cédera point aux fastes d'Eudoxe (01). Mais avec cet amour extrême de la vérité, la plus noble passion de mon âme, il n'est rien que je désire aussi ardemment de savoir, que les causes, inconnues depuis tant de siècles, du débordement de votre fleuve, et dans quel lien inaccessible il prend sa source. Qu'on me donne une pleine assurance de trouver les sources du Nil, et j'abandonne la guerre civile."

Réponse du sage.  

Dès que César eut achevé, le sage vieillard lui répond ainsi.
"Oui, César, il m'est permis de vous révéler les secrets de nos vénérables ancêtres ; ces secrets qui jusqu'à ce jour ont été inconnus aux profanes mortels. Que d'autres se fassent un devoir religieux de renfermer tant de merveilles dans le silence, pour moi, je crois qu'il est agréable aux dieux d'entendre annoncer les prodiges de leur sagesse et que leurs lois soient révélées à tous les peuples du monde.
Ces astres qui seuls modèrent la fuite du ciel et s'avancent vers le pôle, la loi du monde, dès l'origine, leur attribue une puissance diverse. Le soleil partage les saisons de l'année, règle l'échange du jour et de la nuit, par la puissance de ses rayons, tient les astres prisonniers et enchaîne à son centre fixe leur course vagabonde. La lune avec ses diverses phases mêle la mer et les terres. À Saturne appartiennent les lieux glacés et la zone neigeuse ; Mars commande aux vents, aux foudres errantes ; pour Jupiter, l'air calme et l'éther inaltérable ; la féconde Vénus garde le germe de toutes choses ; Mercure est l'arbitre de l'onde immense, dès qu'il entre dans la région du ciel, où l'astre du Lion se mêle au Cancer, où Sirius vomit ses feux rapides, où le cercle changeant de l'année occupe l'Oegoceros  et le Cancer, témoin mystérieux des sources du Nil, c'est alors que le maître de l'onde lance la flamme, le Nil s'élance hors de sa source, comme l'Océan qui se gonfle sous l'action de la lune, et ne rentre pas dans son lit avant que la nuit ait recouvré les heures que lui dérobe le soleil d'été.
 Quant à l'accroissement du Nil, c'est une erreur des Anciens de l'avoir attribué aux neiges de l'Éthiopie. Il n'en est point de ces climats comme de ceux de l'Ourse et de Borée ; la couleur même des peuples qui les habitent vous annonce un soleil brûlant et un air, sans cesse embrasé par le souffle du vent du Midi. Ajoutez à cela que tous les fleuves, dont la fonte des glaces grossit la source, commencent à s'enfler au retour du printemps, au premier écoulement des neiges, au lieu que le Nil n'élève jamais ses eaux que le Chien céleste n'ait dardé ses rayons et ne rentre dans ses rivages, qu'après que la Balance, devenue l'arbitre du jour et de la nuit, les a égalés l'un à l'autre. Le Nil n'est pas soumis aux mêmes lois que les autres fleuves. Il ne déborde point en hiver où l'éloignement du soleil rendrait ses bienfaits inutiles. Destiné à tempérer les feux d'une saison trop ardente, il sort de son lit au milieu de l'été. Placé sous la brûlante zone, de peur que le ciel n'y consume la terre, il est prêt à la secourir ; et c'est contre les flammes dévorantes du Lion que ce fleuve élève ses eaux. Sitôt que le Cancer embrase Syène, le fleuve vient au secours de la ville qui l'implore, et il ne cesse d'inonder ses campagnes, que lorsque le soleil, déclinant vers l'automne, allonge les ombres sur Méroé. Qui peut dire les causes de ce prodige ? C'est ainsi que la mère commune, la sage nature a déterminé le cours du Nil : il le fallait pour le bien du monde. 
L'antiquité crédule attribuait aussi l'accroissement du Nil aux zéphyrs, qui, tous les ans, dans la même saison, règnent constamment dans les airs avec une pleine puissance, soit que ces vents chassent vers le Midi les nuages du Notus, et que ces nuages fondus en pluie grossissent les sources du Nil, soit que les flots de la mer soulevés par la même cause, suspendent la chute des eaux de ce fleure, et que, refoulé vers sa source, il soit forcé de surmonter ses bords et de se répandre dans les campagnes.
Il en est qui ont supposé de longs canaux dans les entrailles de la terre, et entre les rochers qui composent la solide épaisseur du globe,
des antres profonds par lesquels la chaleur du Midi attire les eaux du Nord et les rassemble au milieu du monde, lorsque le soleil s'éloignant du pôle, lance directement ses feux sur Méroé. Alors, disent-ils, par des routes cachées, le Gange et le Pô viennent grossir le Nil, et un seul lit ne peut contenir toutes les eaux que vomit sa source.
On croit aussi que c'est dans l'Océan qui embrasse la terre, que le Nil va puiser ses eaux, et qu'elles déposent leur amertume dans l'immensité de leur cours.
On n'a pas manqué de dire encore que le soleil qui se nourrit des humides vapeurs qu'il aspire, lorsqu'il touche à notre tropique, en élève plus qu'il n'en peut consumer, et que par la fraîcheur des nuits, ces eaux surabondantes rendues à la terre se joignent à celles du Nil.
Pour moi, s'il m'est permis de prononcer sur ce grand phénomène, je crois, César, qu'entre les fleuves répandus sur la terre, les uns, longtemps après qu'elle a été formée, sont sortis de son sein par les secousses qui ont brisé ses veines, et sans qu'un dieu les en ait tiré ; que les astres ont été compris dans la première disposition du mécanisme de la nature et ont commencé avec le grand tout ; que ceux-là coulent au hasard, mais que ceux-ci sont dirigés par l'ouvrier et le moteur suprême qui les soumet aux lois de l'ordre universel.
Romain, le désir que vous témoignez de connaître la source du Nil a été l'ambition des rois de Perse, d'Égypte, et de Macédoine. Il n'est point de siècle qui n'eût été glorieux de transmettre cette découverte aux siècles à tenir. Mais le mystère qu'en a fait la nature, demeure encore impénétrable. Le plus grand des rois que Memphis révère, Alexandre, voulut dérober au Nil le secret de son origine. Il envoya une troupe d'élite jusqu'au fond de l'Éthiopie ; la zone brûlante les arrêta ; ils virent le Nil tout fumant. Sésostris pénétra vers le couchant, jusqu'aux limites du monde, et dans sa course triomphante, ce roi superbe se fit traîner, dit-on, par des rois attelés à son char égyptien. Mais il eût bu les eaux du Rhône et de l'Éridan, plutôt que celles du Nil à sa source. L'insensé Cambyse porta la guerre jusque chez l'Éthiopien à la longue vie, et après avoir été réduit à se nourrir de la chair de ses compagnons, il revint sur ses pas, sans avoir découvert le lieu où le Nil prend naissance.
Fleuve mystérieux, la fable même n'ose parler de ton origine : tu es inconnu partout où tu parais, et aucune nation n'a eu la gloire de pouvoir dire, il est à moi. Je vais donc publier du cours de tes eaux ce que m'en a révélé le dieu qui nous cache ta source. Tu viens en croissant du milieu de l'axe de la terre. Tu oses traverser le brûlant tropique, en dirigeant tes flots vers le pôle de l'Ourse, et contre les aquilons. Bientôt tu t'égares en longs détours vers le couchant et vers l'aurore, arrosant les plaines de l'Arabie, et les sables libyens. Les Sères te voient les premiers, et demandent aussi ton origine, tu roules ensuite dans l'Éthiopie une onde qui lui est étrangère. L'univers ne sait d'où tu viens. La nature a jeté sur ta tête un voile qu'elle n'a permis à aucun peuple de lever. Elle n'a pas voulu que le monde pût te voir faible et rampant ; elle a caché le berceau de tes eaux naissantes. Elle a mieux aimé te faire admirer, que de te faire connaître aux humains. En te voyant grossi des pluies et des frimas d'un hiver éloigné, on s'imagine que tu franchis les deux solstices, et que tu parcours les deux pôles. Une partie du monde demande où tu commences, et l'autre où tu finis ton cours. Tu te partages en deux canaux pour embrasser l'île de Méroé, peuplée de noirs habitants, et plantée de bois d'ébène ; mais quoique ces bois y abondent, et la couronnent de leurs rameaux, les ardeurs de l'été n'y sont tempérées par aucun ombrage, tant elle est directement frappée des feux du Lion. De là tu traverses les régions du soleil, sans que le volume de tes eaux diminue ; tu parcours d'immenses plaines de sable, tantôt ramassé en un seul lit avec toutes tes forces, tantôt divisé en rameaux ou répandu sur la pente du rivage. En approchant des murs de Phila, barrière commune de l'Égypte et de l'Éthiopie, tu rassembles de nouveau tes ondes ; tu les promènes lentement dans les déserts qui séparent notre commerce de la mer Rouge. Qui croirait à voir le cours tranquille de tes eaux, que dans peu tu vas les soulever avec tant de fureur ? C'est lorsque à travers des gouffres escarpés et de profonds abîmes tes chutes rapides font écumer et bondir tes flots mugissants, c'est alors qu'indigné des obstacles qui traversent ton cours, torrent fougueux, tu te révoltes, et lances ton écume jusqu'aux cieux. Tout frémit au bruit de tes vagues, et la montagne, dont tu bats les flancs de tes flots invincibles et écumants, s'ébranle avec un profond murmure.
Au-delà, s'élèvent Abatos, cette roche sacrée chez nos vénérables ancêtres, et deux écueils qu'il leur a plu d'appeler les veines du Nil, parce qu'on y observe les premiers signes de son accroissement. Plus loin se dressent de hautes montagnes, que la nature t'oppose pour t'empêcher de te répandre, et qui privent les champs de Libye du tribut de tes eaux. Entre les flancs de ces montagnes, dans une profonde vallée, ton onde captive et domptée coule paisiblement, dans un majestueux silence. C'est à Memphis qu'il est réservé de t'ouvrir de vastes plaines qu'elle te permet d'inonder, sans qu'aucune digue s'oppose au débordement de tes eaux. "
Tel fut l'entretien que César, aussi tranquille qu'en pleine paix, poursuit jusqu'au milieu de la nuit. Mais l'âme atroce de Pothin, déjà souillée d'un meurtre abominable, ne peut s'abstenir de crimes. Après l'assassinat de Pompée, il ne voit rien qui ne lui soit permis. L'ombre de ce héros le tourmente, les furies vengeresses le poussent à de nouveaux forfaits : il croit ses viles mains dignes de verser un sang dont la Fortune a résolu d'arroser les Pères Conscrits, pour expier leur défaite. Peu s'en fallut que le châtiment de la guerre civile et la vengeance du Sénat ne fussent confiés à ce vil esclave. Sauvez-nous grands dieux ! de cette honte. Empêchez que César ne périsse d'une autre main que de celle de Brutus : le supplice du tyran de Rome ne serait plus que le crime de Pharos, et l'exemple en serait perdu.
 

Pothin et Achillas trament un complot contre la vie de César.  - Pothin presse Achillas de marcher contre l'étranger, maître du palais des rois : ses reproches.

L'audacieux Pothin conspire contre le Destin. Ce n'est point par trahison qu'il attente à la vie de César ; c'est à force ouverte qu'il attaque ce chef invincible. Telle est, Pompée, l'audace que lui inspire le succès de ta mort, qu'il prétend faire tomber la tête de ton vainqueur comme la tienne, et le réunir à toi. Voici ce qu'il écrit à son complice Achillas, qui alors commandait toutes les forces de l'Égypte : car le jeune roi les lui avait confiées, et l'avait armé autant contre lui-même que contre ses ennemis.
"Repose-toi, lui disait Pothin, dans une honteuse mollesse ; reste plongé dans un profond sommeil. Cléopâtre s'est emparée du palais ; Pharos n'est pas seulement trahi, mais il est livré aux Romains. Toi seul tu manques à l'hymen de ta reine. Cléopâtre, cette sœur impie, vient de s'unir à son frère, après s'être unie à César ; et passant de l'un à l'autre époux, elle possède l'Égypte et achète Rome. Cléopâtre a pu captiver par ses charmes l'âme d'un vieillard ; et tu lui confies celle d'un enfant ! S'il passe une nuit avec elle, si une fois reçu dans ses bras, il a goûté le charme de ses caresses incestueuses, et si, sous le nom d'une amitié sainte, il a respiré un criminel amour, il lui livrera tout, et ma tête et la tienne, chacune pour prix d'un baiser. Nous expierons le crime de sa beauté sur les gibets et dans les flammes. Il n'y a plus pour nous ni secours ni refuge : elle a d'un côté le roi pour mari, de l'autre, César pour amant ; et peux-tu douter qu'à ses vœux nous ne soyons tous deux coupables, nous qui n'avons jamais recherché ses faveurs ? Hâte-toi, viens, au nom du crime que nous avons commis ensemble, et dont nous perdons tout le fruit, au nom de cette alliance que le sang de Pompée a scellée, viens par un prompt soulèvement allumer tout à coup la guerre. Marche au palais, change en funérailles les fêtes nocturnes de l'hymen ! Que dans le lit nuptial même Cléopâtre soit immolée, avec celui des deux qui se trouvera dans ses bras ! Que la fortune du chef des Romains n'étonne point notre courage ! Le même coup du sort qui l'a élevé, et qui a imposé son joug à l'univers, fait notre gloire comme la sienne. La mort de Pompée nous élève aussi. Jette les yeux sur ce rivage, espoir de notre crime ; consulte ces flots encore teints du sang que nous avons versé ; et demande-leur de quoi nous sommes capables. Regarde ce peu de poussière qui fait le tombeau de Pompée, et qui couvre à peine son corps : celui que tu crains n'était que son égal. Nous ne sommes pas d'un sang illustre, mais qu'importe  ? Nous n'avons pas en notre pouvoir les richesses et les forces des nations, mais par le crime nous sommes grands et faits pour accomplir de hautes destinées. La Fortune attire elle-même en nos mains ces hommes puissants qu'elle a proscrits ? Après une illustre victime, une plus illustre vient s'offrir à nous. Apaisons par ce sacrifice les mânes plaintifs des Romains. Il est possible que le meurtre de César engage Rome à pardonner aux meurtriers de Pompée. Qu'est-ce qui t'effraie ? Est-ce le nom de César ? Et que fait un nom pour sa défense ? César n'est ici qu'un soldat : il a laissé loin de lui ses forces. Cette nuit seule terminera la guerre civile, vengera les nations, et précipitera chez les morts cette tête qui nous reste encore à immoler au repos du monde. Venez tous plonger vos mains dans le sang de César ! Que les Égyptiens rendent ce service à leur roi, et les Romains à leur patrie ! Toi, Achillas, ne perds pas un instant. Tu trouveras César fatigué des délices de la table, troublé par les vapeurs du vin, et prêt à se livrer aux plaisirs de l'amour. De l'audace ! Les dieux seront pour toi, les vœux des Catons et des Brutus te les rendront favorables."
 

Achillas obéit : soldats romains mêlés aux satellites des deux meurtriers de Pompée.

Achillas s'empresse d'obéir à la voix qui l'appelle au crime. Il ne fait point, comme il est d'usage, donner le signal dans le camp ; la trompette par aucun son n'annonce son départ. Il transporte à la hâte tous les instruments de la guerre. Les troupes s'avancent ; elles sont en partie composées de Latins, mais ces transfuges ont oublié leur naissance, et se sont corrompus au point qu'ils obéissent à un esclave, et qu'ils marchent sans honte sous le satellite d'un roi, eux pour qui même il serait infâme de souffrir ce roi à leur tête : hommes sans foi, sans piété envers les dieux, ni envers la patrie ; mains vénales, pour qui l'action la mieux payée est la plus juste. Ce n'est pas en Romains, mais en vils mercenaires qu'ils attentent à la vie de César. Ô malheureuse Rome, en quel lieu ne trouves-tu pas la guerre civile ? Ceux des tiens que l'Égypte a pu soustraire à la Thessalie exercent sur le Nil les fureurs de Pharsale. Hélas ! qu'auraient-ils fait de plus, si Pompée, reçu en Égypte, les eût rangés sous ses drapeaux ? Il fallait donc que chaque main romaine servît la colère du ciel, il n'est permis à personne de s'abstenir ! Voilà comme il a plu aux dieux de déchirer le Latium. Ce n'est plus entre le beau-père et le gendre que les peuples sont partagés : l'esclave d'un roi se met à la tête de la guerre civile ; Achillas commande un parti des Romains ; et si le sort ne prenait pas soin de garantir César du coup qui le menace, ce parti serait le vainqueur.
Tout est prêt, tout est mûr pour le crime. Dans le tumulte de la fête, le palais était ouvert aux surprises. Le sang de César pouvait rejaillir dans la coupe des rois, et sa tête tomber sur leur table. Mais les assassins craignirent que, dans le trouble et la confusion d'un combat nocturne, Ptolémée ne fût lui-même enveloppé dans le carnage, et que quelque main égarée ou conduite par le hasard, ne fît tomber sur lui ses coups.
La confiance qu'ils avaient en leurs forces fut telle, qu'ils dédaignèrent de hâter leur crime, et qu'ils méprisèrent l'occasion de l'exécuter infailliblement. Ces esclaves regardent la perte du moment d'immoler César comme facile à réparer : on le réserve pour en faire justice en plein jour ! On donne à César une nuit à vivre, et grâce à l'eunuque Pothin, sa mort est différée jusqu'au lever du soleil !
 

À l'approche de l'armée, César s'enferme dans le palais avec le jeune roi : il y est assiégé.

L'aurore, du haut du mont Casius, regarde l'Égypte, et y répand le jour qui, dans ces climats, est brûlant dès sa naissance. Alors on voit de loin s'avancer, non pas des troupes semées dans la campagne et voltigeant par escadrons, mais une armée rangée en bataille et marchant d'un pas égal, comme elle irait à l'ennemi dans une guerre régulière. Elle accourt, préparée à vaincre ou à périr.
César n'osant se fier aux murs de la ville s'enferme dans le palais, honteux d'être réduit à chercher un refuge. Le palais même est encore trop vaste pour le petit nombre de ses défenseurs ; leur chef les ramasse en un coin. La colère et l'effroi l'agitent, il craint l'assaut, et s'indigne de le craindre. Ainsi frémit un fier lion dans la cage étroite qui le renferme, et il brise ses dents contre les barreaux de sa prison. Ainsi, dieu de Lemnos ! s'irriterait ta flamme dans les cavernes de Sicile, si l'on fermait les bouches de l'Etna.
Cet audacieux qui, naguère, sur les rocs de l'Hémus, affrontait tous les grands de Rome assemblés, l'armée du sénat et Pompée à leur tête, qui, condamné par sa propre cause et n'ayant rien à espérer des dieux, marcha sans crainte et osa se promettre de rendre injustes les Destins, ce même homme est pâle devant la révolte d'un esclave, il va se cacher dans l'obscurité d'un palais. Lui que n'eussent outragé ni l'Alain, ni le Scythe, ni le Maure qui se fait un jeu de percer son hôte de ses flèches. Cet homme qui trouve trop étroit l'espace de l'univers romain, l'empire compris entre l'Inde et les rives de la tyrienne Cadix, voyez-le comme un enfant timide, comme une femme, dans une ville prise, chercher asile au fond d'une maison, mettre tout l'espoir de sa vie dans une porte qui l'enferme et courir égaré au travers des vestibules. Mais le roi l'accompagne ; César le traîne partout derrière lui, il est résolu à se venger sur lui ; et si les flèches et les flambeaux lui manquent, il fera voler sur ces esclaves, ta tête, ô Ptolémée ! C'était ainsi que la barbare Médée redoutant le vengeur de sa trahison et de sa fuite, le glaive levé sur la tête de son frère, attendait son père irrité.
Cependant l'extrémité du péril obligea César de tenter les voies de la paix. Un soldat de Ptolémée fut envoyé vers ces esclaves révoltés, pour leur reprocher leur conduite et leur demander, au nom du roi, par quel ordre ils avaient pris les armes. Mais, au mépris des droits les plus saints et des lois les plus inviolables chez tous les peuples du monde, ils firent massacrer l'envoyé de leur maître et le ministre de la paix : crime atroce partout ailleurs, mais qui doit à peine être compté parmi les forfaits monstrueux dont l'Égypte est chargée. Jamais la Thessalie, ni le vaste royaume de Juba, ni le Pont, ni l'impie Pharnace, ni les lieux qu'arrose l'onde fraîche de l'Ibère, ni les Syrtes barbares, n'osèrent le crime que commit l'Égypte corrompue et amollie.
 

Défense du héros.

César, que la guerre environne, se voit pressé de toutes parts. Déjà tombent dans le palais mille traits lancés du dehors. Cependant l'ennemi n'emploie ni le bélier, qui, d'un seul coup, eût ébranlé les murs et brisé les portes, ni aucune autre machine capable de les forcer ; il n'a pas même recours aux flammes ; répandu autour du palais, il se contente d'en investir l'enceinte, sans jamais réunir ses forces pour tenter un assaut. Les Destins combattent pour César et sa Fortune lui sert de forteresse.
On attaque aussi le palais avec des navires du côté de la mer où cet édifice pompeux s'avance au milieu des flots sur une digue audacieuse. Mais César est présent partout : d'un côté, il repousse l'ennemi avec le fer ; de l'autre, avec le feu, et telle est sa constance et son activité, qu'assiégé lui-même, il se comporte en assiégeant. Sur les vaisseaux unis pour le combat, il fait lancer des torches de poix allumée. Le feu n'est pas lent à se communiquer aux cordages de chanvre et aux bois enduits de cire. Les antennes et les bancs des rameurs sont en même temps embrasés. Déjà la flotte à demi consumée s'enfonce dans les eaux, et bientôt la mer est couverte d'armes et de cadavres. L'incendie ne se borne pas aux vaisseaux ; de son souffle brûlant, il gagne les maisons voisines de la mer. Le Notus favorise et propage la flamme, et emportée par un rapide souffle, elle se répand sur les toits avec la même vitesse que ces feux allumés dans l'air qui n'ont pour aliment qu'une vapeur subtile et dont l'œil suit à peine le lumineux sillon. Ce désastre rappela au secours de la ville les troupes qui assiégeaient le palais, et César n'eut garde de donner au sommeil un temps propice. Dans l'obscurité de la nuit, il s'élance sur ses vaisseaux, et profitant toujours avec succès des hasards de la guerre et du temps qui s'enfuit, il emploie ce peu d'instants à s'emparer de Pharos, la clef des mers.
Sous le règne du devin Protée, cette île était loin du rivage et assez avant au milieu des flots ; à présent elle touche presque aux murailles d'Alexandrie. César en tira deux avantages : l'un d'interdire la mer aux ennemis, l'autre d'assurer aux secours qu'il attendait lui-même, l'entrée du port, l'accès des murs, et la communication libre avec la mer.
 

Il fait périr Pothin.

Sans différer, il punit le traître Pothin, mais non par le supplice qu'il aurait mérité : il ne fut ni attaché à la croix, ni jeté dans les flammes, ni déchiré par les bêtes féroces. Ô justice des dieux ! Sa tête pend, mal tranchée par le glaive : Pothin mourut de la mort de Pompée. 

Arsinoé, sœur de Cléopâtre, se rend au camp des Égyptiens, fait assassiner Achillas, et met Ganymède à sa place.

Cependant la jeune sœur de Cléopâtre, Arsinoé, par l'industrie de son esclave Ganymède, parvient au camp des ennemis ; fille de Lagus, elle règne dans le camp vide de son roi et fait plonger le fer vengeur dans le sein du perfide Achillas. Ô Pompée ! Voilà encore une victime qu'on envoie à ton ombre. Mais ce n'est pas assez pour la Fortune. Nous préservent les dieux que ce soit là le terme de ta vengeance ! La cour d'Égypte et son roi même ne suffisent pas pour apaiser tes mânes, et jusqu'à ce que les glaives du sénat soient enfoncés dans le sein de César, Pompée ne sera point vengé. 

Le siège continue.

L'audace des Égyptiens ne fut point abattue ni leur fureur étouffée par la mort de leur général, ils retournent aux combats sous la conduite de Ganymède, et ce jour où César courut le plus affreux danger, suffirait seul pour perpétuer sa mémoire dans tous les âges. 

César tente, pour s'échapper, de regagner ses vaisseaux restés dans le port : il est attaqué sur la levée qui joint la ville à l'île du Phare.

Sur la levée étroite qui traverse le porc et joint l'île de Pharos à la ville, César, à la tête des siens, s'était avancé pour gagner ses vaisseaux abandonnés. Dans un instant, il est environné de tous les périls de la guerre. Devant lui et à ses côtés d'épaisses lignes de vaisseaux le pressent et bordent l'enceinte du port, par derrière, ceux de la ville le chargent en même temps ; pour lui, nul moyen de salut, ni dans la fuite, ni dans la valeur, à peine l'espoir d'une mort honorable. Ce n'est pas au milieu d'une armée qu'il a défaite et sur un champ couvert d'ennemis égorgés, qu'il touche au moment de périr ; c'est sans verser une goutte de sang qu'il se voit pris, forcé par le lieu même, et sans savoir s'il doit craindre ou s'il doit souhaiter la mort. Dans cette extrémité, se rappelant Scéva et sa défense sur la brèche du fort devant Dyrrachium, il pense à la gloire immortelle dont se couvrit ce Romain, lorsque, sur les débris du rempart que l'ennemi allait franchir, il résista seul à Pompée... (02)


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01) Mon année ne le cédera point. - L'année grecque fut primitivement composée de trois cent cinquante-quatre jours, ce qui donnait en quatre ans quarante-cinq jours d'erreur. Vint ensuite Eudoxe, qui fixa la durée de l'année a trois cent soixante-cinq jours un quart, durée qu'admit depuis J. César ou plutôt l'astronome Sosigène, en établissant le calendrier Julien. L'année de César fut de trois cent soixante-cinq jours, et de trois cent soixante-six après une période de quatre ans, ce qui donnait encore un jour d'erreur en cent trente-quatre ans : c'est cette erreur que le calendrier Grégorien a relevée. On sait que César s'occupa réellement d'astronomie et fit un traité sur cette matière.  Tout ce qui suit sur les causes des crues du Nil est tiré des opinions des divers philosophes de l'Antiquité, Aristote, Anaxagore, Démocrite, etc.
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02) Ici se termine, avec les Commentaires de César, le poème de notre auteur. Morts l'un et l'autre, et pour une cause bien différente, avant le temps, on se persuade sans peine que leur œuvre a pu rester inachevée. Un disciple de Cicéron, Hirtius Pansa, s'est fait le continuateur de l'un ; l'autre a inspiré, moins heureusement peut-être, l'Anglais Thomas May.