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ATHÉNÉE DE NAUCRATIS

Du Luxe 

 

Le Livre XII des Deipnosophistes

Après avoir demandé à Mr. Renault, de revoir ma traduction du 13ème livre des Deipnosophistes, j'ai osé de nouveau lui prendre de son précieux temps pour relire et corriger le 12ème livre.  Il l'a fait avec son talent habituel : je ne peux que l'en remercier. (Ph. Remacle)

Philippe Renault, dont Les Belles Lettres ont publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique préfacée par Jacqueline de Romilly (440 p.), est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or. Les FEC proposent de lui plusieurs articles consacrés aux fabulistes antiques, respectivement : (1) Fable et tradition ésopique ; (2) L'esclave et le précepteur. Une comparaison entre Phèdre et Babrius ; (3) Babrius, un fabuliste oublié.
Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Il a publié dans les FEC 8 (2004), sous le titre Lucien de Samosate, ou le prince du gai savoir, une introduction générale à la vie et à l'oeuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant ». Il a aussi donné à la BCS la traduction nouvelle de quatre autres dialogues : Le Banquet ou les Lapithes, Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule ; La Traversée pour les Enfers ou le Tyran, et La Mort de Pérégrinos.
La BCS lui doit également une traduction nouvelle en vers du Livre V de l'Anthologie Grecque, contenant les épigrammes érotiques et tout dernièrement une traduction du livre XII de cette même Anthologie (la Muse garçonnière).

 

 

   

 

 

Traduction française

(1-20) (21-40) (41- 60) (61-80

 

 

Pour le texte grec cliquez sur le numéro du chapitre

 

1. J'ai l'humble impression, mon cher Timocrate, que, s'il faut se fier à Alexis dans son Tyndare, tu es un authentique Cyrénéen.

« Qu'un hôte convie un homme à dîner, et aussitôt, surgissent, de-ci, de-là, dix-huit autres péquins, dix chariots et quinze paires de chevaux. En vérité, il eût mieux valu offrir quelques miettes de nourriture à ces gens-là et n'inviter personne ! »

Et dans mon propre cas, aussi, il eût mieux valu me taire, et ne point me lancer  dans une accumulation de nouveaux sujets, surtout après ceux que nous avons déjà traités ; mais devant ton insistance à obtenir de moi quelques mots sur ces quidams fameux pour leur goût du luxe - et pour leur vie de rêve -, eh bien....


2. Le plaisir est en effet à mettre en rapport avec le désir, puis avec son assouvissement. Le poète Sophocle, un adepte du luxe s'il en est, se défendant contre l'idée qu'il vieillissait, attribuait à la sagesse ses échecs répétés dans le domaine sexuel, et déclarait qu'il était heureux d'être enfin délivré d'un maître aussi virulent.

Quant à moi, j'affirme que le jugement de Paris, comme le confirment d'ailleurs les poètes anciens, symbolise à lui seul le procès du plaisir contre la vertu.  Comme c'est Aphrodite qui fut choisie - n'incarne-t-elle point la volupté - la conséquence inévitable fut un désordre sans nom. Pour ce qui concerne l'histoire d'Héraclès et de la Vertu, Xénophon l'a inventée pour le même motif.

Selon Empédocle :

« Chez eux, point de dieu de la Guerre, ni de la fureur de la bataille, point de Zeus, point de Kronos, point de Poséidon : leur unique souveraine est Aphrodite. Le peuple se la concilie au moyen de pieuses offrandes : animaux peints, onguents artificiels, dons de myrrhe et d'encens parfumé, dont on verse sur le sol les libations de leur miel blond. »

Ménandre, dans son Joueur de cithare, dit en parlant d'un homme qui jouait d'un instrument de musique :

« Il est amoureux de son art et joue toujours de voluptueuses mélopées. »

3. D'aucuns prétendent que le plaisir est naturel, et que toutes choses ici-bas sont forcément sous son emprise. Cependant, force de constater que la lâcheté, la crainte, et bien d'autres sentiments encore, ne se trouvent pas chez monsieur-tout-le monde, puisque ceux qui se plient à leur raison peuvent aisément les refouler. Se lancer dans la quête éperdue des plaisirs, c'est partir à la chasse aux tourments. De fait, Homère, soucieux de vilipender le relâchement, déclare que les dieux - eux aussi sensibles à son appel -, étaient châtiés avec la plus grande vigueur quand ils se retrouvaient dans une mauvaise passe à cause de lui. Tous les projets que Zeus avaient échafaudés en faveur des Troyens s'écroulèrent tout de bon quand il fut terrassé par la volupté. Même Arès, le plus vaillant de tous, fut recouvert de chaînes par le frêle Héphaïstos, et contraint à s'humilier et à s'amender pour s'être fourvoyé dans des passions déraisonnables. Voici les mots qu'il adressa aux dieux quand ces derniers le virent dans une semblable posture :

« Les actions nuisibles sont condamnées à l'échec, si bien que le faiblard peut surpasser le  fortiche : voyez le souffreteux Héphaïstos, ce boiteux, qui, par son art, a pris dans ses filets Arès lui-même, le plus athlétique des dieux que l'Olympe possède. Et depuis ce temps, Arès doit lui verser une rançon. »

Nul n'oserait prétendre que la vie d'Aristide fut une partie de plaisir. Par contre, la vie de Sminduridès le Sybarite et de celle de Sardanapale le fut sans conteste. 

Théophraste dans son traité sur le Plaisir  nous livre son avis :

« Si l'on jette un coup d'œil sur la personnalité d'Aristide, on constate qu'il était bien plus brillant que tous ces gens, et qu'il ne se vautrait pas, lui, dans la volupté. Personne ne prétend non plus que la vie d'Agésilas, roi de Sparte, fut une sinécure de volupté ; en revanche, celle d'Ananis le fut sans nul doute, et c'est un parfait inconnu. Personne ne se risquerait à dire que la vie des demi-dieux qui combattirent à Troie fut relaxante à l'extrême : or on peut le dire de nos contemporains. Et à juste titre. Dans les temps antiques, la vie matérielle était des plus limitées ; du fait de cette pénurie, la liberté sexuelle était brimée, et les arts n'avaient pas atteint une telle perfection. Bref tout cela pour dire que la vie moderne est tout entière une incitation à la facilité, à la jouissance et aux pires excentricités. »

4. Platon dit dans son Philèbe

« Le plaisir est le mensonge personnifié. Et on a coutume de dire que, dans les grâces de l'amour - la plus éminente de toutes les voluptés - les dieux sont infiniment enclins à l'indulgence, les plaisirs étant considérés comme des enfants écervelés. »  

Dans le livre VIII de la République, Platon est encore le premier à justifier ce célèbre principe énoncé par les Épicuriens : 

« Il y a des plaisirs naturels et nécessaires, d'autres naturels et non nécessaires et d'autres encore non naturels et non nécessaires. »   

Il écrit encore : 

« Le désir de manger, tout au moins dans la mesure où la santé et l'entretien de la force physique le nécessitent, bref ce désir de s'alimenter tout bonnement, n'est-il point indispensable à la gent humaine ? Oui, le désir de se restaurer est nécessaire pour deux raisons : parce qu'il est utile et parce que, sans lui, on ne pourrait guère subsister. »

- Oui.

 - Même chose en ce qui concerne les assaisonnements, pourvu qu'il contribue à maintenir nos forces. »

- Parfaitement. -

Mais le désir qui se galvaude et se porte sur des mets plus raffinés, désir qui, par ailleurs, peut s'évacuer de nous-même si nous avons pris soin de le réprimer dès l'enfance grâce à l'éducation, ce désir détestable à notre organisme, tout aussi nocif pour l'âme sous l'angle de la modération, ne devrions-nous pas le qualifier avec justesse de superflu ?

- C'est tout à fait vrai, je le conçois ! »

5. Héraclide du Pont, dans son livre sur le Plaisir, a ces mots : 

« Les tyrans et les rois, qui attirent à eux tous les meilleures choses de la vie, et qui ont tout essayé, placent le plaisir sur un piédestal, parce que, d'après eux, celui-ci rend l'homme plus généreux. Aussi, les personnages qui honorent la volupté et sont les plus ardents partisans du luxe sont-ils tous par nature des êtres fiers et magnanimes, à l'instar des Perses et des Mèdes. Et, en effet, plus que tous les autres peuples, ceux-ci s'adonnent volontiers au plaisir et aux délices, tout en se révélant dans le même temps les plus courageux et le plus généreux des barbares. Car goûter au plaisir est un signe de liberté ; c'est un délassement qui redonne vigueur et exalte l'âme ; en revanche, une vie éreintante est le propre des esclaves et des individus de basse extraction : ce qui explique leur esprit étriqué. La cité d'Athènes, tant qu'elle fut éprise du luxe, fut florissante et engendra une galerie de personnages de la plus haute valeur. Les Athéniens d'alors se calfeutraient sous des riches manteaux  de pourpre, et revêtaient par-dessous des tuniques brodées ; ils relevaient leurs cheveux grâce à de précieux bandeaux et ornaient leur front de cigales d'or ; des esclaves les accompagnaient partout, munis de sièges pliants, afin que leurs maîtres pussent s'asseoir confortablement, et en toutes circonstances. Tels étaient les hommes qui triomphèrent à Marathon, les seuls qui pourfendirent la puissance de l'Asie. »

Même les personnes qui se distinguent pour leur infinie sagesse, indique Héraclide, soulignent les vertus de la volupté. Ainsi, le poète Simonide, qui dit ceci : 
« Quelle vie parmi des mortels est digne d'envie, si le plaisir n'y est pas de mise ? Quelle tyrannie aussi ? Sans le plaisir, la vie des dieux ne serait guère appréciable. »
Pindare, louant Hiéron, la tyran de Syracuse, écrit à son tour : 
« Va, ne délaisse pas les plaisirs de la vie ; à l'homme ce qu'il faut, c'est être sans souci. »
Homère affirme que la joie et les réjouissances sont une excellente fin en soi
« Quand les convives écoutent un aède, et qu'autour d'eux, les invités sont légion. » 
S'agissant des dieux, Homère assure que leur vie est légère, comme s'ils tentaient de nous prouver que le pire à redouter dans l'existence est un labeur rude et pénible.

6. C'est la raison pour laquelle Mégacléidès blâme tous ces poètes qui succédèrent à Homère et à Hésiode, ces poètes qui nous racontent qu'Héraclès était un chef militaire et un preneur de villes.

« Celui-ci a passé sa vie terrestre en faisant le plus grand cas de la volupté, épousant une cohorte de femmes et engrossant en catimini tant de vierges. »  

S'il est parmi vous des avis qui contredisent ces traditions, je rétorquerai ceci  : 

« Comment se fait-il, chers amis, que vous lui attribuez une tel appétit, un tel goût pour la bonne chère ? Et d'où provient l'habitude qu'ont les hommes de ne jamais laisser une goutte de vin au fond de la coupe ? La raison en est assurément qu'Héraclès aimait les plaisirs sensuels. Comment se fait-il encore que les hommes s'accordent sur le fait que les bains chauds, issus des entrailles de la terre, sont consacrés à Héraclès, et que les lits tendres et moelleux sont appelés « lits d'Héraclès »  ? Ce n'est sûrement pas parce qu'il dédaignait les gens voluptueux. ? »

C'est ce héros, dit Mégacléidès, que les poètes les plus récents imaginent sous l'aspect d'un  vulgaire bandit de grands chemins, portant massue et arc et affublé d'une peau de lion. Le premier à avoir esquissé ce portrait fut Stésichore d'Himère. Et Pourtant, le poète lyrique Xanthos, plus ancien que Stésichore, comme ce dernier en témoigne, sur la foi de Mégacléidès, n'habille point  notre héros de cette manière ; non, il le voit bien plutôt sous l'apparence décrite jadis par Homère. Nombre de poésies de Xanthos ont été imitées par Stésichore, telle cette Orestéia qu'on lui attribue.

Antisthène, lui aussi, a dit que le plaisir est un bien, en ajoutant qu'il ne fallait pas s'en culpabiliser.

7. Chez Homère, Ulysse semble s'être jeté sur la voie du plaisir, selon la définition d'Épicure : c'est tout au moins ce qui transparaît dans ces vers :

« Nul n'est plus suave, à mon goût ! La joie étreint tout ce peuple, et les convives, assis en rang dans ton palais, écoutent les chants de l'aède. Les tables débordent de pains et de viandes ; l'échanson, faisant couler le vin du cratère, verse ce nectar dans les coupes et le distribue. Quel insigne plaisir pour l'âme que de goûter pareille vision ! »  

Toutefois, Mégacléidès ajoute qu'Ulysse se pliait tout simplement aux circonstances et qu'il feignait de faire siennes les coutumes des Phéaciens et de partager leur mode de vie luxurieux, parce qu'il avait eu vent de la phrase d'Alcinoos : 

« Les repas sont notre joie, de même que la cithare, les danses, les mises toujours renouvelées, les bains chauds et les lits moelleux. »  

C'est en vivant comme eux seulement qu'il espérait ainsi se les concilier. 

C'est un tel type d'homme qui loue le garçon répondant au nom d'Amphilochos : 

« Enfant, toi dont l'esprit est semblable à la peau de la créature vivant dans les récifs, tu t'ébats à travers toutes les villes ; tu es volontiers complaisant à l'égard de celui que tu rencontres, et tes pensées se modifient en fonction de l'endroit où tu te trouves. »

De même, Sophocle dit dans son Iphigénie

« Tel le polype qui prend la couleur de la roche où il se pose, tu te ranges à l'avis de l'homme dont la pensée sonne vraie. »  

Et Théognis : 

« Il a les manières du polype aux replis multiples.«

Selon certains, Homère partagerait cette opinion, les vers qui suivent montrant la supériorité d'une vie de plaisir sur une vie austère.

« Les Dieux entourant Zeus étaient tous assemblés sur le pavage d'or, la vénérable Hèbè versait le nectar, et ils buvaient dans des coupes d'or. »  

Ménélas a également ces mots dans Homère : 

« Rien ne pourrait nous défaire de notre amour, de notre bonheur réciproque. »

Il dit encore : 

« Nous avons pris quelques repos dans un festin de viandes abondantes et de vin doux. »

Pour toutes ces raisons, Ulysse envisage, qu'à la cour d'Alcinoos, le luxe et la volupté sont la seule finalité de l'existence. 

8. Les premiers hommes dans l'histoire célèbres pour leur vie fastueuse furent les Perses, dont les rois passaient l'hiver à Suse et l'été à Ecbatane (selon Aristoboulos et Charès, Suse devrait son nom à la beauté de son emplacement  ; « suson » en grec se dit « krinon », le lys) ; en automne, ils résidaient à Persépolis et le reste de l'année à Babylone. Même chose pour les rois parthes qui goûtent le printemps à Rhagae, et passent l'hiver à Babylone, (lacune) le reste de l'année se déroulant à Hécatompylos. La distinction que les rois de Perse portent sur leurs têtes est loin de réfuter l'idée d'une quelconque condamnation du luxe, bien au contraire. Dinon dit à ce sujet : 

« Il est fait de myrrhe et se nomme labyzos. En fait, le labyzos est un parfum plus coûteux que la myrrhe. Dès que le roi descend de son char, il s'épargne de sauter, même si la distance qui le conduit au sol est minime ; en outre, il ne daigne point s'appuyer sur une épaule ; on installe donc un tabouret en or, et, c'est sur cet objet qu'il pose son pied. Aussi, le porteur de tabouret suit-il sans cesse le roi pour cette commodité. »

Héraclide de Cumes dans le premier livre de ses Persiques dit :

« Trois mille femmes le côtoient : toute la journée, elles dorment, car elles ont pour devoir de rester éveillées toute la nuit, moment au cours duquel, à la lueur des torches, elles chantent et jouent de la harpe ; pour le roi, elles font office de concubines... (lacune) par la cour des porteurs de pommes. Ceux-ci constituent sa garde du corps ; ils sont tous originaires de Perse, leurs lances se terminant par des pommes d'or ; ils sont mille, et recrutés au sein des dix mille Perses que l'on surnomme « lmmortels ». C'est au milieu de cette cour que le roi se déplace, après que l'on ait pris soin de jeter sur le sol des tapis de Sardes, tapis que nul autre homme, hormis le prince, ne se doit de fouler. Une fois parvenu à la dernière cour, il se dresse sur son char ou monte à cheval ; nul ne l'a jamais vu marcher hors des limites de son palais. Quand il s'en va chasser, son harem l'accompagne. Le trône sur lequel il siège pour diriger les affaires de son empire est en or ; ce trône est entouré de quatre colonnes, en or également, et incrustées de pierres précieuses ; enfin, un ample étoffe de pourpre brodée recouvre la totalité du trône.»

9. Dans le livre IV de ses Vies, Cléarchos de Soles évoque la vie somptueuse des  Mèdes - une des raisons qui explique qu'ils aient puisé tant d'eunuques dans les nations voisines - et continue son récit en assurant que la pratique des « porteurs de pommes »  fut transmise chez les Perses par les Mèdes, non seulement par vengeance - ils avaient subi bien des souffrances - mais aussi pour montrer à quel degré de veulerie ces gardes du corps étaient tombés sous les effets de la mollesse. Tant il est vrai qu'une vie trop luxurieuse transforme des soldats en mauviettes. Ensuite Cléarchos écrit : 

« Ceux qui lui servaient des plats délicats recevaient une récompense pour leurs efforts. Mais il se dispensait bien de partager son repas avec d'autres, soucieux de le savourer égoïstement, ce qui était fort judicieux de sa part ! C'est cette manière de faire qui est sans doute à l'origine de ce dicton : « Une part pour Zeus, une part aussi pour le roi. »

Dans le livre V de son Histoire d'Alexandre, Charès de Mitylène écrit ce qui suit :

« Les souverains de Perse ont une propension au luxe telle que, non loin de la couche royale, au niveau la tête du prince, on trouve une chambre qui n'est pas loin de contenir cinq lits, et où sont entassés quelques 5000 talents de pièces d'or : cette fortune remplit toute la salle dite « salle du Trésor ». Au niveau des pieds, s'étend un deuxième appartement renfermant trois lits et 3000 talents d'argent, et que l'on appelle le « Marchepied du roi ». Quant à la chambre à coucher en elle-même, on y voit une vigne d'or sertie de pierreries, dont les enlacements s'élèvent au-dessus du lit. » 

Amyntas affirme dans ses Itinéraires que cette vigne étrange présentait des grappes ornées des pierres les plus précieuses qui soient. À proximité, était posé un cratère entièrement en or, un travail de Théodoros de Samos. Dans le livre III de son ouvrage Sur Cyzique, Agathoclès déclare que, chez les Perses, il existe une eau appelée « eau d'or » : celle-ci se diffuse au moyen de soixante-dix fontaines, dont l'usage est réservé exclusivement au roi et à son fils aîné ; qu'un étranger se désaltère avec cette eau et, aussitôt, il est mis à mort.

10. Dans le livre VIII de sa Cyropédie, Xénophon dit : 

« À cette époque, en effet, les Perses usaient encore de modération dans leurs mœurs, bien qu'ils eussent déjà adopté la robe et le luxe des Mèdes. Aujourd'hui, les rudes vertus perses sont obsolètes au profit de la mollesse caractéristique des mèdes. Mais je me dois de vous livrer les preuves de ce laisser-aller général. Coucher sur des coussins moelleux ne leur suffit plus, il veulent désormais que les pieds du lit reposent sur d'épais tapis, ce qui leur permet de moins ressentir la dureté du sol. S'agissant des pâtisseries, ils n’ont, certes, rien abandonné de leurs spécialités traditionnelles, mais ils en ont rajouté dans la sophistication ; même chose pour les ragoûts ; ils ont même des inventeurs à gages dans les deux genres. En hiver, ils ne se contentent plus de se couvrir simplement la tête, le corps et les pieds, ils se procurent maintenant des gants de fourrure. En été, ils ne recherchent plus l'ombrage des arbres et des rochers, ils ont à leur disposition - et sous ces mêmes abris, par dessus le marché - des serviteurs qui leur dispensent une ombre factice. »  

Dans les paragraphes suivants, Xénophon dit aussi d'eux : 

« Dorénavant, ils déposent plus de couvertures sur leurs chevaux que sur leurs lits ; leur préoccupation n'est plus de se maintenir fermement sur leur monture, mais d'être confortablement installés. Maintenant ils ont des portiers, des boulangers, des cuisiniers, des échansons, des maîtres de bain, des esclaves pour servir et desservir les plats, pour coucher les maîtres, pour les réveiller, des valets de chambre qui vous font le contour yeux, maquillent, et s’occupent des soins de beauté... »

11. Les Lydiens se sont hissés à un tel niveau de volupté qu'ils furent à la pointe en matière de contraception féminine : c'est ce que nous confie Xanthos de Lydie, ou tout au moins l'auteur des histoires qui lui sont attribuées, dont le nom serait Dionysios Scytobrachrion, selon le témoignage d'Artémon de Cassandréia dans sa Collection de livres. Notons toutefois que ce dernier auteur ignore totalement le fait que l'historien Éphore considère Xanthos comme l'aîné d'Artémon, et comme ayant fourni des sources à Hérodote. Quoi qu'il en soit, Xanthos dit dans le livre II de son Histoire de Lydie, qu'Adramytès, roi de Lydie, fut à l'origine de l'ablation des ovaires des femmes, à seule fin de voir celles-ci remplacer les eunuques dans leur fonction. Cléarchos raconte la chose suivante dans le livre IV de ses Vies

« Par plaisir et par mollesse, les Lydiens ont  créé des parcs magnifiques et fortement ombragés, partant de l'idée qu'il était d'un goût exquis de ne point subir l'ardeur des rayons du soleil. Comble de leur orgueil, ils allèrent jusqu'à rassembler femmes mariées et jeunes filles dans un lieu qu'ils nommèrent, par dérision, « lieu de la purification », et où ils les violaient ouvertement. Pour finir, leur degré d'efféminement fut si grand qu'ils adoptèrent le mode de vie des femmes. La conséquence normale d'un tel comportement fut la prise du pouvoir par une femme tyran, une des donzelles qui avait été préalablement outragée, et dont le nom était Omphale. la première décision qu'elle prit fut de châtier les Lydiens. Reconnaissons qu'ils l'avaient bien cherché !  Ce règne violent est à mettre en relation avec la violence de ces gens. Ils eurent affaire à une créature impulsive, désireuse uniquement de se venger des humiliations qu'elle avait endurées. C'est ainsi qu'elle offrit  spontanément en mariage des esclaves aux filles des maîtres, et ce à l'endroit même où elle avait été violentée par eux. Après avoir réuni tout ce beau monde, elle donna l'ordre aux filles de famille de baiser avec leurs esclaves. Plus tard, les Lydiens, atténuant le piquant de la chose, appelèrent ce lieu - par euphémisme - la Douce Étreinte. Il n'y a pas que les Lydiennes qui se soient ainsi offertes au premier venu, il y a aussi les Locriennes Occidentales, les femmes de Chypre, bref les donzelles de tous les peuples qui ont coutume de prostituer les jeunes filles. De telles situations sont consécutives à un outrage fort ancien et ne sont mues que par une volonté de vengeance.
C'est d'ailleurs pour se venger que se révolta un noble lydien, opprimé par le despotisme de Midas, prince qui, par goût de la luxure, collectionnait les longues robes pourpres, astreignant les femmes à travailler sans cesse la laine sur leur métier à tisser, pendant que, dans le même temps, Omphale massacrait à qui mieux mieux tous les étrangers qui l'avaient souillée. Notre aristocrate les punit alors tous les deux, et tira les oreilles de Midas devenu complètement idiot, lui qui par sa sottise avait été affublé du nom de l'animal le plus stupide au monde ; quant à Omphale...
» (lacune)

12. Les Lydiens furent également les inventeurs d'une sauce spéciale composée de sang et d'épices qu'on appelle karykê, mixture que divers auteurs de traités d'art culinaire ont  mentionné, tels Glaucos de Locres, Mithécos, Dionysios, mais aussi deux Syracusains appelés les Héraclides, Agis, Épénétos, Dionysios, Hégésippos, Érasistratos, Euthydémos, et Criton  ; citons encore Stéphanos, Archytas, Acestios, Acésias, Dioclès et Philistion. Je crois avoir fait la liste de tous les auteurs d'Art culinaire. Les Lydiens ont également confectionné un plat que, dans leur langue, on nomme « kandaulos », dont il existe trois variantes, ce qui est normal de la part d'un peuple tellement obsédé par le luxe. Hégésippos de Tarente assure qu'il est composé de viande bouillie, de miettes de pain, de fromage de Phrygie, d'anis, et de bouillon gras.  Alexis en parle dans son Vigile, à moins que ce ne soit dans ses Tisserands  ; un cuisinier est l'interlocuteur du dialogue : 

« LE CUISINIER : En outre, nous te servirons un kandaulos. 
B. Un kandaulos ? J'ai jamais mangé ça ! Je connais même pas !
A. C'est une de mes spécialités les plus prisées ; si je t'en donne, tu iras jusqu'à te bouffer les doigts, tellement tu apprécieras. Allons ! préparons un bon boudin !
B. Mon cher, ces boudins, est-ce que tu les fait blancs, regarde à... (lacune) 
A. Ensuite, pour poissons, nous choisirons un esturgeon salé, pour rôtis, quelques... (lacune) directement des chaudrons.... Je mettrai devant toi un pain cuit deux fois et un œuf dur sur le pain, du petit lait, une fiole de miel pour tartiner les crêpes, du fromage frais de Cythnios soigneusement tranché, une grappe de raisins, une panse farcie, et une bolée de vin liquoreux : c'est cela d'ordinaire que l'on sert comme second plat, mais, là, ça constituera le plat principal. 
B. Moques-toi ! Veux-tu bien me foutre la paix quand tu me parles de tes kandaulos, de tes panses farcies et de tes chaudrons, ça me fout la nausée !
»  

Philémon fait également allusion au kandaulos dans le Voisin en ces termes :

« Tout le monde est témoin dans le patelin que je suis le seul à faire un bon boudin, un kandaulos, ou une omelette dans une pièce. Est-ce là un crime assurément ? »

Même chose pour Nicostratos dans le Cuisinier :

« Il ne savait pas faire le bouillon noir, mais il était expert en omelette ou en kandaulos. »

Ménandre dans son Trophonios  :

« Et l'Ionien, gâté de richesse, se fait préparer comme plat principal du kandaulos et diverses nourritures aphrodisiaques. »

Enfin, quand les Lydiens s'en vont en guerre, ils aiment à défiler en s'accompagnant de flûtes de Pan et de pipeaux, comme Hérodote nous le rappelle :

« Les Lacédémoniens se jettent sur l'ennemi au son des flûtes, comme les Crétois le font au son de la lyre. »

13. Héracléidès de Cumes, l'auteur d'une Histoire de la Perse, raconte dans la section de l'ouvrage intitulée Équipement, que le roi de la contrée productrice d'encens gouverne en toute indépendance, et n'est sous le joug d'aucun potentat. Voici ce qu'il ajoute : 

« Ce prince surpasse tous les autres par son oisiveté sans égal. En fait, il ne sort jamais de son palais, passant le plus clair de son temps à dépenser sans compter ; il ne s'occupe de rien, ne se risque jamais à se montrer en public, et délègue t ous ses pouvoirs à des juges. Si un homme estime que ces juges ont émis un verdict injuste, voici comment il se pourvoit : il y a une fenêtre dans la partie la plus élevée du palais, et à celle-ci est attachée une chaîne. Celui qui prétend avoir été injustement condamné s'empare de la chaîne et tire dessus ; dès le roi s'est aperçu de la chose, il fait venir le plaignant et examine lui-même l'affaire en question. S'il s'avère que les juges ont commis une bourde, ils sont sur-le-champ exécutés. Mais si leur sentence est justifiée, alors, celui qui a secoué la fenêtre est mis à mort. Quant aux dépenses quotidiennes du roi, de ses épouses et de ses proches, elles atteignent la somme de quinze talents babyloniens. »

14. Chez les Étrusques, voluptueux comme il n'est pas possible, Timée dit dans son livre I, que les petites esclaves servent les hommes dans le plus simple appareil. Théopompe, dans le livre XLIII de ses Histoires, ajoute qu'il est monnaie courante chez ces populations de mettre les femmes en commun ; celles-ci prennent un soin particulier à leur corps, n'hésitant pas à s'exercer en compagnie des hommes, ou entre elles. En effet, les femmes n'éprouvent aucune honte à se montrer nues. Lors des banquets, elles se mettent à table, non point aux cotés de leur maris, mais indifféremment auprès du premier convive qui se présente, donnant un toast à qui bon leur semble. Du reste, dotées d'une rare beauté, elles sont aussi de sacrées buveuses.

Les Étrusques élèvent sans distinction tous les enfants qui naissent sans se préoccuper de savoir qui est le père de chacun d'eux. À leur tour, ces gamins reprennent le mode de vie de leurs nourriciers, se précipitant dans des beuveries sans fin et baisant avec n'importe quelle femme. Il n'y a rien d'infâmant pour les Étrusques à être surpris en train de copuler en public. C'est la coutume de ce peuple. Loin d'eux l'idée de mal faire, au point que, lorsqu'un maître de maison baise, et qu'un visiteur s'enquiert de lui, le serviteur lui répond qu'il fait « crac-crac »  sans aucun problème !

Quand ils se paient des gourgandines ou toute autre personne, voici ce qu'ils font : d'abord, ayant cessé de boire, ils se décident à rejoindre leur couche ; aussitôt, à la lueur des flambeaux, les esclaves leur amènent des putes ou de charmants gitons, quelquefois aussi leurs épouses ; une fois qu'ils ont bien joui, les esclaves font alors venir des hommes particulièrement robustes, qui les enculent. Bref ils ont  des rapports sexuels très fréquents, et se livrent parfois à leurs ébats à la vue de tous. Toutefois, dans la plupart des cas, ils installent des paravents autour des lits ; ces paravents sont faits de baguettes tressées, au-dessus desquelles sont attachés les manteaux. 

Ils prennent leur pied surtout avec les femmes, mais il en est qui se délectent de frais adolescents. Il est vrai que, dans leur pays, ces derniers sont très beaux, la raison en étant qu'ils se vautrent dans le luxe très tôt et qu'ils s'épilent le corps. En fait, tous les Barbares des contrées occidentales s'arrachent les poils en utilisant de la poix ou en se les rasant ; et chez les Étrusques, on trouve des échoppes d'artisans qui correspondent à nos barbiers. Quand nos jolis garçons pénètrent dans ces locaux, ils s'offrent alors sans réserves, indifférents au regard des voyeurs ou des simples passants. Cette coutume est typique également des Grecs habitant l'Italie, parce qu'ils la tiennent des Samnites et des Messapiens. Voluptueux jusqu'au bout des ongles, les Étrusques, comme le rapporte Alcimos, pétrissent le pain, boxent et supplicient les condamnés au son de la flûte.

 

 

15. Les tables des Siciliens sont fameuses pour leur somptuosité, ces mêmes Siciliens qui vantent la douceur maritime de leur rivages, si bien qu'ils apprécient au plus haut point les nourritures qu'ils y pêchent ; c'est ce que nous confie Cléarchos dans le livre V de ses Vies. Venons-en maintenant aux Sybarites. Que dire à leur propos ? Eh bien, qu'ils sont les premiers en titre à avoir  conçu des verseurs d'eau dans les bains, et les premiers encore à avoir créer la fonction de garçons de bains, des individus qu'on avait pour habitude de lier les pieds afin de les empêcher de marcher trop vite et de brûler les baigneurs en passant.

Les Sybarites furent également les promoteurs d'une loi visant à bannir de la cité les artisans exerçant un métier trop bruyant, comme les forgerons, les charpentiers, et autres travailleurs du même acabit : en effet, ils désiraient que rien ne troublât le calme de leur sommeil, et ce en toutes circonstances. Même les coqs furent proscrits à l'intérieur de la ville.

Timée nous raconte qu'un jour, un homme de Sybaris ayant aperçu des paysans creuser la terre dans une champ, il dit à ses compagnons que cette seule vue lui avait donné une hernie ; un autre citoyen de notre cité, ayant entendu sa plainte, s'écria à son tour : « Moi, rien qu'à t'écouter, je ressens déjà un point de côté ! »

À Crotone, un athlète travaillait à aplanir le sol à l'endroit où les jeux allaient se dérouler, lorsque soudain, des Sybarites, qui se tenaient tout près de là, montrèrent leur stupéfaction devant le fait qu'une cité aussi prestigieuse n'avait à sa disposition aucun esclave capable de préparer la palestre. Un autre Sybarite se rendit à Sparte où il fut invité aux Phidities, c'est à dire aux repas en commun. Alors qu'il s'asseyait sur un banc de bois pour partager la pitance des Spartiates, il fit la remarque suivante : « J'étais époustouflé par les exploits prodigieux des Spartiates, mais le spectacle que je vois m'oblige à penser qu'ils n'ont décidément rien d'extraordinaires ! L'homme le plus poltron du monde préférerait se tuer plutôt que de supporter de telles conditions de vie. »

16. Chez les Sybarites, il était d'usage que, jusqu'à l'âge de l'éphébie, les garçons portassent des robes de pourpre, et que leurs cheveux fussent tressés avec des ornements d'or. Une autre de leurs coutumes locales, conséquence de leur volupté exacerbée, était de posséder des poupées et des nains, comme nous le rappelle Timée, des nains qui, chez eux, portent le nom de « stilpones » ; de même, ils aimaient s'entourer de petits chiens de Malte, qui les suivaient partout, même jusqu'au gymnase. À ces gens-là, comme à tous ceux qui ont de semblables manies, on peut appliquer une fine répartie que leur fit Massinissa, roi de Maurétanie, bon mot que nous a conservée Ptolémée dans le livre VIII de ses Commentaires. Des Sybarites étaient venus dans son royaume afin d'y acheter une grande quantité de singes. Voici ce que le roi leur dit : 

« Dans votre pays, mes amis, il n'y aurait donc pas de femmes pour faire des enfants ? »

Massinissa adorait les enfants, et lui-même vivait dans son palais en compagnie des rejetons de de ses fils et de ses filles. Il les élevait tous jusqu'à ce qu'ils eussent trois ans révolus ; ensuite il les confiait à leurs parents, d'autres venant les remplacer. Le poète comique Euboulos parle dans le même esprit que Massinissa dans sa comédie des Grâces

« Voyons ! pour un homme de noble condition, Il est de loin plus intelligent d'élever un enfant jusqu'à ce qu'il devienne un homme, pourvu qu'il en ait  les moyens, que d'engraisser une oie qui barbotte dans l'eau avec ses ailes et criaille sans cesse, ou un moineau, ou un singe, toujours en train de faire le pitre ! »  

Athénodoros, dans son livre Fantaisie et Sérieux, nous informe qu'Archytas de Tarente, qui était à la fois chef d'État et philosophe, avait à son service de nombreux esclaves dont il appréciait la compagnie, au point de les laisser circuler librement, sans chaînes, dans la salle à manger quand il prenait ses repas. Les Sybarites, au contraire, n'éprouvaient d'affection qu'envers les chiots maltais et pour des ébauches d'êtres humains.

17. En outre, les Sybarites, portaient des manteaux tissés en laine de Milet : d'ailleurs, ce fut ainsi que des alliances se nouèrent entre les nations, s'il faut en croire Timée. Parmi les peuples d'Italie qui avaient leur préférence, il faut citer les Étrusques ; s'agissant des peuples orientaux, leur goût les portait principalement vers les Ioniens ; cela n'a rien d'étonnant, sachant les prédispositions à la mollesse de ces deux peuples.

Les cavaliers sybarites, qui étaient au nombre de cinq mille, défilaient revêtus de leurs manteaux couleur safran qui recouvraient leurs cuirasses. Pendant l'été, toute la fine fleur de la jeunesse sybarite se pressait dans les grottes des nymphes, à proximité du fleuve Lusias, où ils s'abandonnaient à toutes sortes de débauches.

Quand un homme un peu opulent décidait de partir quelque temps en villégiature, il parcourait en trois jours l'itinéraire qui, normalement, ne nécessitait qu'une seule journée de voyage ; et pourtant, ils disposaient de chariots et de routes en dur.

La plupart de ces gens fortunés étaient propriétaires de caves à vin, creusées près de la côte, le vin étant envoyé, grâce à  un réseau de canalisations, de leurs domaines jusqu'aux caves. Les Sybarites vendaient une partie de ce vin dans les contrées voisines ; l'autre partie était destinée à la cité, et amenée par voie maritime.

L'organisation de banquets publics étaient une de leurs occupations favorites, et ils offraient des couronnes d'or à quiconque s'y était distingué, allant jusqu'à publier leurs noms aux sacrifices et aux jeux civiques : à la vérité, ce qu'ils récompensaient, ce n'était sûrement pas leur loyauté envers la cité, mais l'élégance vestimentaire qu'ils avaient arborée lors des festins. On rapporte qu'ils honoraient même les cuisiniers, s'ils s'étaient surpassés dans la confection de mets particulièrement délicats.

Enfin, on trouvait chez les Sybarites des baignoires où ils se relaxaient ; ils aimaient aussi se détendre dans les bains de vapeur. Ajoutons qu'on leur doit l'invention des pots de chambre, dont ils ne se séparaient jamais, pas même dans les banquets.

Ils trouvaient ridicule le fait de s'éloigner de leur patrie, et ils se faisaient une gloire de n'avoir vieilli qu'entre les ponts de leurs deux fleuves, le Crathis et le Sybaris.

 

18. Une telle prospérité de leur part s'explique par la région même où ils habitent, car la plus grande partie de la côte environnante ne signale aucun port ; ils ont pour eux la totalité des fruits que la terre produit, et que seuls les indigènes partagent avec eux. Il ne faut pas oublier non plus la situation de leur ville. Il semblerait que l'oracle du dieu les ait favorisé dans leur penchant pour la volupté et leur propension à une vie déjantée : en effet, leur ville est bâtie dans une cuvette ; de fait, en été, ils jouissent d'une grande fraîcheur le matin et le soir, tandis qu'à midi, ils subissent une chaleur étouffante. Pour ces raisons, ils considèrent que boire abondamment est un gage de bonne santé ; tant et si bien qu'à Sybaris nul quidam ne souhaite mourir sans avoir auparavant contemplé le lever ou le coucher du soleil.

Un jour, ils envoyèrent une délégation de citoyens - parmi lesquels figurait Amyris - au temple de la divinité poliade pour demander à l'oracle combien de temps encore ils jouiraient de leur prospérité. La Pythie leur répondit : 

« Heureux, toi le Sybarite, tu baigneras toujours dans l'abondance, tant que tu honoreras la race des immortels. Mais dès que tu craindras un mortel plus qu'un dieu, alors la guerre et les dissensions civiles déferleront sur toi. »  

À cette réponse, les Sybarites en conclurent que le dieu leur promettait une vie de plaisir perpétuelle, persuadés que jamais ils n'oseraient honorer un mortel plus qu'une dieu. Or leur fortune périclita quand, un jour, un homme se mit à fouetter l'un de ses esclaves, et qu'il continua à la supplicier, même après que celui-ci se fut réfugié à l'intérieur des  sanctuaires ; quand le malheureux fut parvenu à rejoindre la sépulture du père de son maître, l'homme le laissa partir honteusement. À partir de ce moment, leur surenchère effrénée de voluptés les mena à leur perte, Sybaris s'efforçant toujours de rivaliser avec les autres cités dans la quête des plaisirs. Bientôt, des signes avant-coureurs de leur ruine imminente leur apparurent. Mais il n'y a pas urgence à relater ces faits ; en résumé, disons qu'ils furent anéantis.

19. Ils en étaient arrivés à un tel degré d'excentricité qu'ils avaient dressés leurs chevaux à danser dans les banquets au son de la flûte. Lorsque la chose parvint aux oreilles des gens de Crotone, ces derniers déclarèrent la guerre aux Sybarites, comme Aristote le relate dans sa Constitution : et c'est au cours de la bataille qu'ils entonnèrent l'air sur lequel les chevaux avaient appris à danser (les Crotoniens avaient, en effet, incorporé dans leur armée des joueurs de flûte déguisés en soldats) : dès que les chevaux entendirent le son des flûtes, ils se mirent spontanément à danser, alors qu'ils portaient les cavaliers sybarites sur leur dos, et ils rejoignirent le camp des Crotoniens. Charon de Lampsaque, dans second livre de ses Annales, nous raconte la même histoire, mais pour les gens de Cardia.

« Les Bisaltiens firent campagne contre Cardia et furent victorieux. Naris était le chef des Bisaltiens. Quand il était enfant, il fut vendu comme esclave à un citoyen de Cardia et devint barbier. Un oracle avait prédit aux Cardiens que les Bisaltiens les attaqueraient. Très vite, on ne parla plus que de cet oracle dans l'échoppe du barbier. Naris s'échappa bientôt de Cardia et revint dans sa terre natale où il incita ses compatriotes à marcher contre leur rivale. Il fut alors nommé général en chef de leur armée par les Bisaltiens. On savait que, pour les banquets, les Cardiens avaient dressé leurs chevaux à danser  au son des flûtes, et à se dresser sur leurs pattes arrières ; ils dansaient donc en suivant scrupuleusement le rythme de la mélodie. Informé de cet usage, Naris acheta une joueuse de flûte d'origine cardienne, qui fut chargée  d'apprendre à un groupe de Bisaltiens les airs de flûte qui étaient familiers aux Cardiens ; et c'est avec ces musiciens qu'il partit attaquer la cité ennemie. Quand la bataille débuta, il donna l'ordre de jouer toutes les mélodies que les chevaux de Cardia connaissaient par cœur. Dès que le son des flûtes se mit à retentir, les chevaux se dressèrent sur leurs pattes arrières et commencèrent à danser ; et comme la puissance des Cardiens provient de leur cavalerie, ces derniers furent naturellement défaits. »

Un jour, un Sybarite, désireux de naviguer de sa ville jusqu'à Crotone, loua un bateau pour son usage personnel, stipulant qu'il ne voulait pas être éclaboussé, ni voyager avec qui que ce soit. En outre, il exigeait d'embarquer son cheval à bord. Le capitaine accepta ces conditions. Alors, notre Sybarite fit monter son cheval sur le bateau et ordonna d'étendre une litière pour l'animal. Il demanda ensuite à celui qui l'avait escorté de faire le voyage en sa compagnie, en arguant du fait qu'il s'était préalablement arrangé avec le capitaine pour qu'il naviguât au plus près du rivage. Mais l'homme répondit : « J'aurais à peine esquissé une réponse,  si tu avais eu l'intention de faire un voyage terrestre par mer, au lieu d'une croisière maritime par terre. »

20. Dans le livre XXV de ses Histoires, Phylarchos nous apprend que, chez les Syracusains, il y existait une loi qui interdisait à la femme de se parer de bijoux et d'or et de porter des robes chamarrées, ou tout autre vêtement bordé de pourpre, à moins d'admettre qu'elle était une vulgaire prostituée ; ailleurs, il dit qu'il y avait une autre loi qui interdisait à un homme de se maquiller ou de revêtir des habits par trop ostentatoires, sauf s'il avouait être un noceur ou un pédéraste ; en outre, cette législation défendait à une matrone libre de prendre l'air après le coucher du soleil, car c'était la présomption d'une vie déréglée ; même dans la journée, elle ne pouvait sortir sans la permission de ses gardiens, et encore, accompagnée au moins d'une servante. Voici ce que dit encore Phylarchos :

« Les Sybarites, étreints par leur folie du luxe, passèrent une loi selon laquelle les femmes étaient conviées d'emblée aux solennités publiques ; de fait, les hérauts chargés d'annoncer les sacrifices avaient l'obligation de le faire une année à l'avance, pour que les femmes puissent à loisir broder leurs robes et se procurer toute la joaillerie nécessaire pour participer aux cérémonies. Si un cuisinier inventait de nouvelles et succulentes recettes, nul  autre de ses confrères n'était autorisé à les mettre en pratique pendant une année, lui seul ayant le privilège de confectionner librement son plat : le but avoué de la chose était d'encourager les autres cuisiniers à se concurrencer dans la confection de mets toujours plus raffinés. Selon ce principe, les marchands d'anguilles ne payaient pas d'impôts, ni ceux qui les avaient pêchées. De même, les teinturiers de la pourpre marine, tout comme leurs importateurs, étaient également exemptés d'impôts. »