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ATHÉNÉE DE NAUCRATIS

Du Luxe 

Le Livre XII des Deipnosophistes

 

   

 

 

tRADUCTION française

(1-20) (21-40) (41- 60) (61-80

 

 

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21. Les Sybarites s'abandonnèrent à une telle folie arrogante qu'ils n'hésitèrent pas, lorsque trente ambassadeurs vinrent de Crotone, à les assassiner purement et simplement, à jeter leurs cadavres sous les murs de leur cité, et à les laisser dévorer par les bêtes sauvages. C'est à partir de ce moment que commença pour eux le désastre, parce qu'ils avaient provoqué la colère divine. On sait maintenant que, quelques jours après leur forfait,  les magistrats firent le même rêve au cours de la même nuit : ils virent la déesse Héra en plein milieu de l'agora qui déversait une bile rageuse, et une fontaine de sang qui jaillissait à l'intérieur de son temple. Pourtant, malgré ces prodiges, leur orgueil démesuré ne faillit pas, et il fallut attendre pour cela qu'ils fussent écrasés par les Crotoniates. À ce propos, Héracléidès du Pont nous dit ces mots dans son livre sur la Justice

« Après la chute du gouvernement tyrannique de Télys, les Sybarites supplicièrent ses collaborateurs sur les marches des autels divins... Face à ces massacres, la statue d'Héra se retourna, et, soudain, du sol, on vit s'écouler une fontaine de sang si abondante qu'ils furent obligés de bloquer tout l'espace adjacent avec des portes d'airain pour essayer d'arrêter les flux sanglants. Bref tout cela conduisit à la ruine et la destruction de ces gens qui avait poussé la honte jusqu'à vouloir assombrir l'éclat des jeux olympiques. En effet, après avoir attendu l'ouverture des compétitions, ils tentèrent, en offrant des salaires mirobolants, de faire venir dans leur patrie les athlètes les plus chevronnés. »

22. Mais il semble, selon Timée, que les Crotoniates eux-mêmes se soient laissés ronger par le luxe, dès aussitôt la chute de Sybaris, puisque, dit-on, leur archonte sillonna la ville enveloppé d'une longue robe pourpre, la tête ceinte d'une couronne d'or, avec, aux pieds, des bottes blanches. Toutefois, il est des auteurs qui ne voit point dans cette épisode une manifestation d'extravagance : en effet, la responsabilité en reviendrait au médecin Démocédès. Celui-ci était originaire de Crotone ; après avoir rejoint Polycrate, tyran de Samos, il fut fait prisonnier lorsque  son maître fut tué par Oroétès ; il fut alors emmené auprès du grand roi. Et c'est ainsi que Démocédès guérit Atossa, épouse de Darius et fille de Cyrus, qui souffrait d'une tumeur au sein. Pour prix de ses bienfaits, il demanda à regagner la Grèce, promettant néanmoins son retour en Perse. Il obtint cette faveur et revint à Crotone. Il aurait désiré s'y fixer définitivement, mais un Perse mit la main sur lui, et lui rappela qu'il n'était que l'esclave du grand roi. Alors, les Crotoniates libérèrent Démocédès, et, dépouillant le Perse de ses vêtements, ils le reléguèrent comme domestique auprès du magistrat suprême. Depuis lors, l'archonte a pour usage de se rendre aux autels le septième jour de chaque mois en arborant une tenue exclusivement perse. La chose n'a rien d'une marque d'excentricité ou d'une bravade : non, le but est de salir l'honneur des Perses. Plus tard cependant, les gens de Crotone, toujours d'après Timée, essayèrent de ternir les jeux olympiques en organisant, en même temps que ceux-ci, leurs propres compétitions, promettant aux athlètes des prix grassement rémunérés. D'autres auteurs disent que ce sont les Sybarites qui imaginèrent ce stratagème.

23. Dans le livre IV de ses Vies, Cléarchos affirme qu'une fois qu'ils eurent acquis richesse et puissance, les gens de Tarente se jetèrent dans une frénésie de luxe telle qu'ils se mirent à s'épiler tour le corps afin de le rendre doux et lisse : c'est ainsi qu'ils furent les propagateurs chez les autres nations de cette mode qui consistait à se raser le crâne. Les hommes, poursuit-il, portaient un manteau transparent avec des franges de pourpre, en fait une parure vestimentaire qui est considérée de nos jours comme le fin du fin parmi la gent féminine.

Plus tard, leur goût du luxe les ayant transformé en des êtres effrontés et arrogants, ils mirent à sac Carbina, une ville de l'Iapygie ; puis ils rassemblèrent les  adolescents, les jeunes filles et les femmes dans les temples de la cité, et, comme dans un spectacle, ils exhibèrent leur nudité devant la foule des badauds pendant une journée entière ; celui qui en ressentait l'envie pouvait librement, tel un loup sur une brebis, se jeter sur ces malheureux et assouvir ses pulsions lubriques sur la beauté de son choix. Or, tandis que la foule regardait, nul ne se doutait que les dieux, eux aussi, étaient vigilants ; en effet, les puissances supérieures furent si courroucées qu'elles foudroyèrent les Tarentins qui avaient commis un tel sacrilège. Et, aujourd'hui encore, à Tarente, chaque maison possède autant de colonnes devant ses portes que de personnes qui furent envoyées en Iapigie, et, à chaque anniversaire du foudroiement, les Tarentins ne versent aucune larme sur leurs défunts, et ne leur consacrent aucune libation ; non, ils sacrifient seulement à Zeus Tonnant.

 

24. Parlons encore de ces Iapyges. Ils étaient originaires de Crète, mais, un jour, à la quête de Glaucos, ils s'établirent en Italie. Leurs descendants, qui avaient vite renoncé à la vie âpre de leurs ancêtres crétois relâchèrent leurs mœurs, puis furent rongés par un orgueil sans pareil. On raconte qu'ils furent les premiers à se maquiller et à porter des perruques ; habillés de longues robes aux couleurs vives, ils finirent par mépriser le travail et la peine. La plupart d'entre eux avaient une demeure qui dépassait en splendeur les temples. Quant au prince des Iapyges, avec une honteuse désinvolture, il pilla sans vergogne les statues sacrées, sous le prétexte fallacieux qu'elles seraient  en sécurité ailleurs. Aussi, pour prix de leur crimes, les Iapiges furent-ils frappés par une foudre de feu et de cuivre : la postérité a d'ailleurs gardé le nom de ce drame ((le cuivre du ciel). Pour prouver la réalité de l'évènement, on montra pendant longtemps les projectiles de cuivre rejetés par le ciel. Depuis cette époque, les descendants des Iapiges ont le cheveu coupé à ras, portent des habits de deuil, et mènent une vie rude, dépourvue de tous les attraits dont leurs ancêtres avaient joui.

25. En ce qui concerne les Ibères, il faut savoir qu'ils ont beau se pavaner dans de fines et longues robes et porter des tuniques qui descendent jusqu'aux pieds, ils ont néanmoins prouvé leur valeur au cours des guerres. En revanche, les Massiliotes, travestis comme les Ibères, furent de vraies femmelettes. À cause de leur veulerie, ils faisaient montre d'une outrageuse indécence : bref ils étaient  efféminés parce que gâtés par la luxure ; d'où le proverbe fameux : « Eh ! eh ! tu vas à Massilia ! » 
Quant aux gens qui s'installèrent à Siris, ville qui fut d'abord occupée par des réfugiés troyens avant de l'être par des hommes de Colophon - Timée et Aristote l'attestent - bref ces gens-là aussi se laissèrent dominer par le luxe, et à un degré aussi élevé que les Sybarites. Dans leur pays, c'est la spécialité que de porter des tuniques hautes en couleur, liées avec de riches ceintures :  de ce  fait, on les appelle
« tuniques à ceintures » en référence à Homère qui parle des « hommes sans ceintures ». Le poète Archiloque ne tarissait point d'éloges à l'égard du pays des Sirites en raison de sa prospérité. Décrivant l'île de Thasos comme un endroit moins avenant que Siris, il dit :

« Pour celui qui l'ignore, il existe là-bas une terre exquise, désirable, ou aimable comme celle qui gît près des flots du Siris. »

La cité, s'il faut suivre Timée, mais aussi Euripide dans sa Mélanippe enchaînée, tirait son nom d'une femme nommée Siris ; or Archiloque croit que Siris était plutôt le nom d'une rivière. Déjà grande par le luxe et la prospérité, cette région devint grande par la population, tant et si bien que presque toutes les colonies grecques d'Italie furent baptisées « Grande Grèce ».

26. Les Milésiens, tant qu'ils ne se vautrèrent pas dans le luxe, restèrent supérieurs aux Scythes, aux dires d'Éphore : ils fondèrent des villes sur les bords de l'Hellespont et parsemèrent le Pont- Euxin de cités splendides, qui gardèrent un rapport étroit avec leur métropole. Mais dès qu'ils succombèrent à la facilité et au luxe, la virilité de l'état s'en alla à vau-l'eau, comme le proclama Aristote. Un proverbe leur fut alors dédié :

« Autrefois, il y a très longtemps, les Milésiens étaient des hommes virils. » 

Héracléidès du Pont, dans le livre II de La Justice dit : 

« La ville de Milet s'enfonça dans le malheur à la suite de ses penchants funestes pour le luxe, mais aussi à cause de la guerre civile ; refusant toute modération envers leurs ennemis, ils se montrèrent impitoyables envers eux. Les possédants provoquèrent l'animosité du peuple, qu'ils appelaient les Gergithes ; d'abord, ce fut les classes laborieuses qui l'emportèrent et, après avoir expulsé les nantis de leur cité, le peuple ravit les enfants des bannis, les entassèrent dans des granges, puis les firent piétiner par des bœufs, leur procurant une mort atroce. Bientôt, les riches revinrent sur le devant de la scène, enduisirent de poix hommes, femmes et enfants, bref ceux qui avaient le malheur de tomber entre leurs mains, et il les firent brûler vifs. Pendant leur supplice, une foule de prodiges se manifesta, telle l'apparition d'un olivier qui s'embrasa d'un coup. En raison de ces horreurs, le dieu se refusa pendant longtemps à donner des oracle, et quand les gens de Milet demandèrent la raison de ce rejet, il leur répondit : « Je suis toujours aussi atterré par le massacre de ces pauvres Gergithes sans défense, par leur sort tragique, eux qui furent enduits de poix ; et je n'ai pas oublié non plus l'arbre fleuri. »

Dans le livre IV de ses Vies, Cléarchos dit que les Milésiens rivalisaient dans le luxe avec les gens de Colophon et qu'ils transmirent cette tendance à leurs voisins. Comme, plus tard, on leur reprochait leur relâchement, ils rétorquèrent :  

« Ce qui est de Milet et des contrées environnantes nous appartient en propre et n'est pas pour le tout à chacun ! »

27. Un peu plus loin, Cléarchos dit ceci à propos des Scythes : 

« La nation scythe, seule, adopta les premières lois égalitaires. Hélas, ces peuples devinrent les plus détestables d'entre tous à cause de leur insolence. Ils se vautrèrent dans un luxe outrancier, comme on en a rarement vu ailleurs, mollesse de vie qui trouve son origine dans la surabondance de richesses qui s'abattirent sur eux. Leur mode vestimentaire et leur conduite de vie ont toujours cours chez leurs chefs. Une fois sombrés dans les délices de la volupté, et après avoir été les premiers des hommes à se jeter tête baissée dans d'insatiables excentricités, ils perdirent tout complexe, au point de trancher le nez à tous les hommes dont ils envahissaient le pays ; les descendants de ces malheureux, qui, aujourd'hui, se sont disséminés un peu partout, se font appeler "Rhinocorrutites", souvenir des sévices jadis infligés.

Quant aux femmes des Scythes, elles s'amusaient à tatouer le corps des femmes Thraces qui habitaient les régions voisines du nord-ouest, et ce au moyen d'une aiguille. Quelques années plus tard, soucieuses d'effacer ces marques d'humiliation, ces pauvres femmes tatouées eurent l'idée de peindre sur le reste de leur corps de nouvelles figures, de sorte que les signes caractéristiques de leur ignominie furent noyés dans la masse des nouveaux motifs dessinés, qui devenaient ainsi un détail décoratif parmi d'autres.

Quant au chef des Scythes, son orgueil et sa violence firent que chaque effort déployé par les esclaves en leur faveur étaient une suite d'indicibles souffrances : d'où le dicton où se trouve le mot Scythe, bien connu de tout le monde.

Finalement, le Scythes furent la proie d'une multitude d'épreuves, si bien que dans leur deuil, ils renoncèrent à la mollesse de leur vie d'antan, et firent le sacrifice de leur longs cheveux. Cette pratique est, d'ailleurs, à l'origine d'un verbe « aposcythiser », mot forgé par les peuples frontaliers aux Scythes, et que l'on emploie pour signifier le fait de couper les cheveux des autres en vue de les humilier. »

28. Callias (ou Dioclès) raille tous les Ioniens sans exception dans son Cyclope :

« Alors, raconte, que peut bien faire aujourd'hui la luxueuse Ionie aux tables onctueuses ? 

Quant aux habitants d'Abydos (une colonie de Milet), ils se distinguent par la négligence de leurs manières et leur abrutissement notoire : Hermippos le souligne assez clairement dans ses Soldats

« A. Salut, bataillon d'outre-mer, qu'allons-nous faire de vous ? Rien qu'à vous regarder, je vois que vous êtes de sacrés mollassons : voyez-moi ces bouclettes de jeunes dandys, et ces bras de minets.... 
B. Ne sais-tu qu'un natif d'Abydos ne s'est jamais comporté en homme vrai ?
 »

Aristophane, dans son Triphallos, est très incisif aussi à l'égard des Ioniens : 

« Ensuite, tous les étrangers distingués le talonnaient et le sollicitaient sans arrêt, l'un pour savoir quel chemin il prendrait pour aller vendre l'enfant, un autre lui demandant comment il le vendrait à Clazomènès, un autre encore, comment il le vendrait à Éphèse, un autre enfin, comment il le vendrait à Abydos. Avec eux, on assiste à une profusion de « comment »  ! »

Concernant les habitants d'Abydos, Antiphon dit ceci dans le discours Contre Alcibiade, composé lors d'un procès de diffamation : 

« Quand tu eus atteint la majorité, et après approbation de tes tuteurs, tu t'es fait remettre un domaine, et tu es parti vers la lointaine Abydos, non pas dans l'intention d'éteindre tes dettes, ni d'obtenir une proxénie, mais bien plutôt pour t'instruire auprès des femmes du mode de vie abydinien, celui qui correspond le mieux à ton tempérament brouillon et licencieux, et à seule fin d'en tirer profit dans ta future carrière. »

29. Les Magnésiens, ceux vivant près du Méandre, s'effondrèrent du fait de leur folie du luxe, comme le déclare Callinos de ses Élégies, et Archiloque ; en effet, ils furent vaincus par les Éphésiens. Quant à ces derniers, Démocrite d'Éphèse, dans le premier de ses deux livres consacrés au temple d'Éphèse, décrit leur richesse, et les vêtements chamarrés qu'ils portaient  : 

« Les vêtements des Ioniens sont teints en violet, en rouge et en jaune, et sont tissés avec des motifs en forme de losange ; mais sur les bords supérieurs, des thèmes animaliers sont peints à intervalles réguliers. Il ont aussi de longues robes  appelées sarapéis, teintes en vert-pomme, en rouge, en blanc, quelquefois en pourpre. En outre, ils ont à leur disposition des robes (kalasireis) de fabrication corinthienne ; certaines d'entre elles sont de couleur pourpre, d'autre de couleur violette ou rouge foncé ; il en est qui sont couleur de feu ou vert d'eau. Mais les vêtements les plus beaux sont certainement les kalasiréis perses. On trouve également chez les Éphésiens   des  aktaiai, les robes perses la plus onéreuses, qui sont tissées dans une seule pièce afin de les rendre à la fois solides et légères : l'aktaiai est parsemée de perles d'or, toutes fixées du côté intérieur de la robe grâce à une corde pourpre attachée au milieu. »

Démocrite souligne que les Éphésiens ont besoin de tout cet attirail pour assouvir leur goût du luxe.

30. Parlant du luxe des Samiens, Douris cite des vers d'Asios prouvant qu'ils portaient des bracelets aux bras, et que, lorsqu'ils assistaient aux fêtes d'Héra, ils arboraient une longue chevelure très soignée qui tombait jusqu'à la poitrine. Il est question de cette coutume dans le proverbe suivant : « Marcher vers l'Héraion avec les cheveux tressés. » Mais que je vous livre les hexamètres d'Asios : 

« Une fois peignée leur belle toison, ils se pressent dans l'enclos d'Héra, le corps enveloppé dans de splendides habits rituels, avec des tuniques couleur de neige qui frôlent le sol, et que maintiennent de riches fibules en forme de cigales. Sous leurs rubans d'or, une brise caresse mollement leur tresses légères ; les bracelets finement ciselés entourent leurs bras... un guerrier abrité sous son bouclier. »

31. Dans son livre Sur le Plaisir, Héracléidès du Pont déclare que les habitants de Samos, après avoir vécu dans un luxe tapageur, périrent comme les Sybarites, en raison de leur mesquinerie réciproque.

Les habitants de Colophon, selon Phylarchos, menaient jusque-là une vie basée sur une austère discipline ; mais ils s'engouffrèrent très vite dans la manie du luxe, dès qu'une traité d'alliance eut été conclu avec les Lydiens : dès lors, on ne les vit plus paraître en public qu'avec une chevelure artistiquement arrangée et semée d'ornements précieux ; ce qui explique la réaction vigoureuse de Xénophane : 

« N'ayant que trop bien assimilé les leçons inutiles autant que funestes des Lydiens en matière d'excentricités, en un temps où la tyrannie leur était encore épargnée, ils se rendaient à l'assemblée, affublés de manteaux de pourpre, tétanisés par le raffinement avec lequel ils avaient paré leur chevelure, tout imprégnée d'onguents exquisément préparés. »

Bref leurs mœurs furent à ce point dissolues qu'ils s'attardaient honteusement dans les festins, si bien que la plupart de ces gens ne voyaient plus le coucher, ni le lever du soleil ! Ils établirent même une loi, toujours en vigueur de nos jours, d'après laquelle les joueuses de flûte, de harpe et autres pourvoyeurs en divertissements, ne devaient être payés que soit le matin, à midi, soit le soir, dès que les lampes étaient allumées ; de ce fait, leurs nuits n'étaient qu'une suite de beuveries ininterrompues.

Théopompe indique, dans le livre XV de ses Histoires, que des milliers d'entre eux se promenaient dans les rues de la ville, portant de longues robes pourpres ; à l'époque, il faut dire que cette couleur était une denrée rare, même pour des princes, et qu'elle était fort recherchée. Le pourpre était estimé à l'équivalent à son poids en argent. En raison d'un mode de vie aussi dissipé, ils se laissèrent aller aux divisions civiles, tâtèrent de la tyrannie et finalement sombrèrent avec leur patrie. Diogène de Babylone ne dit pas autre chose dans le livre I de ses Lois. Quant à Antiphanès, dans son Dodona , il fait les remarques suivantes :

« D'où viennent-ils et où habitent-ils ? Serait-ce une foule d'Ioniens habillés somptueusement, des hommes délicats, adonnés au plaisir, qui arrivent en ces lieux ? » 

Théophraste, aussi, dans son livre sur le Plaisir, dit que les Ioniens, ainsi que d'autres peuples, à cause de leur excès de luxe... (lacune)...  encore aujourd'hui le proverbe d'or a survécu. 

32. Théopompe raconte, dans le huitième livre de son Histoire de Philippe, que certains peuples vivant sur les bords de l'Océan sont efféminés. Il évoque également les gens de Byzance et de Chalcédoine en ces termes :

« Les Byzantins ont longtemps bénéficié d'un régime démocratique ; leur ville était un comptoir commercial apprécié, et ils passaient le plus clair de leur temps à traîner sur les marchés et le long du port ; ce qui explique qu'ils se soient vite accoutumés à l'indolence, aux amours faciles et aux bons coups dans les troquets. Quant aux gens de Chalcédoine, avant de gouverner avec les Byzantins, ils étaient en quête d'une vie plus favorable ; or, quand ils eurent goûté aux libertés démocratiques des citoyens de Byzance, ils se laissèrent annihilés par le luxe et la corruption, si bien que dans leur vie quotidienne, de sobres et mesurés qu'ils étaient, ils devinrent ivrognes et dispendieux. »

Dans le livre XXI de son Histoire de Philippe, Théopompe ajoute que la nation ombrienne (proche de l'Adriatique) se caractérise aussi par ses mœurs efféminées, et par une vie comparable à celle des Lydiens, parce qu'ils possèdent une terre féconde qui leur a donné la prospérité.

33. Parlant des Thessaliens dans le livre IV, il écrit ceci : 

« Certains d'entre eux passent l'essentiel de leur temps à batifoler en compagnie des danseuses et des joueuses de flûte, tandis que les autres passent la sainte journée à jouer, à s'enivrer, bref à mener une vie turbulente, plus soucieux d'avoir des tables surchargées de plats fastueux que de policer leur esprit ! Mais de tous les hommes du monde, convenons que les habitants de Pharsale sont les plus paresseux et les plus dépensiers qui soient. »

Toutefois, il faut bien avouer que les Thessaliens, comme le confirme également Critias, sont à eux seul les plus extravagants des Grecs dans le choix de leur nourriture et dans le raffinement de leur mise ; c'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, les Perses attaquèrent la Grèce, furieux de voir les Thessaliens imiter leur luxe et leur exubérance.

En ce qui concerne les Étoliens, Polybe, dans le livre XIII de ses Histoires, déclare qu'à la suite de leurs débauches et de leurs guerres sans fin, ils croulèrent sous les dettes. Agatharchidès, dans le le livre XII de ses Histoires, nous confie ceci :  

« Les Étoliens sont les plus prompts à se confronter à la mort, dans la mesure où ils s'évertuent à nager dans le stupre avec une rage plus accrue qu'aucun autre peuple. »

34. Les Grecs de Sicile étaient également fameux pour leur luxe, en particulier les Syracusains. Aristophane ne dit-il pas dans ses Fêtards : 

« Ce n'est pas du tout ce qu'on lui a inculqué quand je l'ai mis à l'école ; il a plutôt appris à boire de bons coups, à chanter des airs salaces, à dresser une bonne table syracusaine, à se goinfrer comme les Sybarites, et à ingurgiter des vins de Chios, de Laconie... »

Et Platon dans ses Lettres dit: 

« C'est avec cette intention que j'ai décidé de visiter l'Italie et la Sicile pour la première fois. Mais dès que je fus arrivé, leur mode de vie me révulsa : pensez donc ! une vie où l'on mange jusqu'à se rassasier deux fois par jour, et où, la nuit, on ne peut jamais être tranquille ; et que dire encore des autres pratiques qui sont liées à cette existence ! Avec de telles coutumes, nul homme sous le ciel ne pourrait faire cure de sagesse, surtout si leur usage remonte à l'enfance. Bref, là-bas, il est quasiment impossible d'apprendre la vertu, ni même ses rudiments ! »

Et dans le livre III de la République, il écrit ceci :   

« La gastronomie syracusaine, les mets si riches de Sicile, j'ai l'impression, mon ami, que tu les condamnes. 
- En effet !
- Tu n'approuveras pas non plus que des hommes désirant préserver leur vigueur couchent avec des coquines de Corinthe ?

- Sûrement pas.
- Tu refuseras évidemment qu'ils savourent les chefs-d'
œuvre de la pâtisserie attique. »

35. Dans le livre XVI de ses Histoires, Posidonios d'Apamée parle des villes de Syrie, ainsi que de leur luxe effréné, en ces termes : 

« Les gens de ces cités, qui bénéficiaient d'un surabondance de terres, étaient donc loin d'être dans  le besoin ; d'où leur habitude à se retrouver entre eux, et à festoyer sans cesse, en utilisant le gymnase comme s'il s'agissait d'un bain public ; ils se parfumaient d' huile et de parfums aux essences rares, et se vautraient dans des grammatéia - c'est ainsi qu'ils appelaient leurs salles de banquet - comme si c'était leur vraie foyer ; toute leur journée se passait dans ces lieux, où ils se remplissaient avidement la panse de vin et et de mets de toutes sortes, qu'ils ramenaient ensuite chez eux. En outre, il se flattaient l'oreille avec le vacarme assourdissant d'une lyre fabriquée avec la carapace d'une tortue, un instrument dont toute la ville devait subir le tintamarre. » 

Et Agatharchidès, dans le livre XXXV de son Histoire de l'Europe dit ceci :

« Les Arycandiens de Lycie, peuple limitrophe des Limyriens, ont fini par s'endetter du fait de leur vie dissipée. Bientôt, incapable d'éponger leurs dettes, parce que rongés par une vie faite d'indolence et de sensualité exacerbée, ils s'empêtrèrent dans les manigances de Mithridate avec l'idée qu'ils obtiendrait pour prix de leur alliance l'extinction de leurs dettes. »

C'est pour cette raison que, dans le livre XXI, le même auteur ajoute que les Zacynthiens étaient des bons à rien du point de vue militaire, vu qu'ils vivaient somptueusement, pourris par la richesse.

36. Dans le livre VII de son Histoire, Polybe écrit que les gens de Capoue, en Campanie, amassèrent tant de richesses dues à la fertilité de leurs terres qu'ils affichèrent une mollesse et un luxe si effrontés qu'ils surpassèrent la réputation déjà sulfureuse des Crotoniates et des Sybarites. Leur opulence leur étant bientôt insupportable, ils appelèrent Hannibal dans leur ville : dès lors, les Romains leur fit endurer les plus rudes épreuves. À l'inverse, les Pétélénins, loyaux envers les Romains, furent assiégés par Hannibal. On sait qu'ils firent preuve au cours de ce siège d'un courage et d'une opiniâtreté sans égal, à tel point que, pour survivre, ils allèrent jusqu'à dévorer tous les cuirs qui se trouvaient dans leur cité, et à consommer les écorces et les jeunes pousses des arbres. Enfin, au bout de onze mois d'un siège harassant, ne recevant aucun renfort, ils furent contraints à se rendre aux Carthaginois, avec, cependant, le consentement des Romains, qui furent sensibles à leur indéfectible témoignage de fidélité.

37. Citant Eschyle, Phylarchos dit dans le livre XI de ses Histoires que les Curètes auraient été ainsi nommés en raison de leur goût du luxe :

« En guise d'ornement, ils se font boucler les cheveux comme de jeunes coquettes ; c'est à cause de cette pratique qu'ils se font appeler les "Curètes" (de Kouros). »

Dans Thyeste, Agathon présente les prétendants à la main de la fille de Pronax, parés comme des idoles, et arborant une coiffure artistiquement bouclée. Toutefois, n'obtenant pas ce qu'ils convoitaient, ils se seraient exclamés : 

« Nous avons fait le sacrifice de nos cheveux, gages de notre luxe, une chose qui nous était chère quand nos cœurs étaient heureux. Mais, désormais, nous avons gagné un nouveau titre de gloire, celui d'un nouveau nom, les "Curètes", puisque nos crânes sont tondus (kourimos). » 

Ajoutons que les habitants de Cumes, en Italie, s'il faut en croire Hypérochos - ou l'auteur de l'Histoire de Cumes qu'on lui attribue - arboraient des tenues superbes et d'or, aux couleurs chatoyantes, et se plaisaient à se pavaner avec leurs épouses dans des chariots tirés par deux chevaux. 

 

38. Voilà donc tout ce que j'ai retenu s'agissant du luxe des peuples et des cités. Maintenant, je m'en vais orienter mon propos sur des personnalités. Dans le livre III de son Histoire de Perse, Ctésias rapporte que tous les potentats d'Asie se sont livrés à la volupté, en particulier Ninyas, le fils de Ninus et de Sémiramis. On raconte que ce prince restait toujours confiné dans son palais, ne se montrant qu'à ses eunuques et à ses femmes.

Telle fut aussi la caractéristique de Sardanapale, rejeton d'Anacyndaraxès, selon les uns, d'Anabaraxarès, selon les autres. Un jour, Arbacès, Mède de naissance, et l'un des généraux de notre monarque, obtint, par l'intermédiaire de l'eunuque Sparamezès, le privilège de voir Sardanapale. Ajoutons que ce ne fut point sans rechigner que le roi honora sa demande. Lorsque le Mède entra, il découvrit un prince outrageusement fardé et couvert de bijoux féminins, filant de la laine pourpre en compagnie de ses concubines, les jambes en l'air, portant la robe des femme, le menton glabre, et le visage soigneusement poli à la pierre ponce. Son teint était plus blanc que le lait, et ses sourcils étaient peints en noir. Quand il aperçut Arbacès, il reprit du blanc et s'en humecta le visage. Presque tous les historiens, notamment Douris, disent que cet Arbacès, horrifié d'être le sujet d'un tel individu, le poignarda à mort.

De son côté, Ctésias affirme que Sardanapale, attaqué par ce même Arbacès, leva une armée considérable contre lui, mais qu'il fut finalement  vaincu. C'est alors qu'il se se fit brûler dans son palais, au milieu d'un bûcher colossal de quatre cents pieds de haut, où il entassa cent cinquante divans en or, et autant de tables, en or également. Sur le bûcher, il fit construire une chambre en bois de quelques cent pieds de long, dans laquelle il entreposa tous les divans : sur l'un, il s'allongea aux côtés de la reine, les autres étant occupés par ses hétaïres. Quant à ses trois fils et à deux filles, dès qu'il s'était su en mauvaise posture, il les avait envoyé au roi de Ninive, en leur confiant trois mille talents en or.

Il fit recouvrir la chambre de poutres très épaisses, et amoncela d'énormes bûches qui obstruaient toutes les sorties. Il jeta à l'intérieur dix millions de talents d'or, cent millions d'argent, des habits, des étoffes de pourpre, et une grande variété de robes. Quand tout fut prêt, Sardanapale ordonna d'embraser le bûcher, qui se consuma quinze jours durant. Le peuple, stupéfait par la fumée âcre qui s'élevait au loin s'imaginait que leur monarque offrait des sacrifices ; seul l'eunuque était dans le secret du prince. C'est ainsi donc que Sardanapale, celui qui fut le plus frénétiquement voluptueux de tous les rois,  quitta ce monde avec une noblesse incomparable.

39. Cléarchos, dans son histoire du Roi des Perses, dit :

« Il récompensait grassement ceux qui lui fournissaient les mets les plus alléchants... montrant son esprit ; d'où l'origine du proverbe : « Un morceau pour Zeus, en même temps un morceau pour le roi ! » Ce prince qui, durant son existence, n'eut de cesse que de jouir de tous les plaisirs possibles et imaginables, montra aussi, à l'instant de sa mort, par l'acte qu'il fit sur son tombeau, à savoir un claquement de doigts, que les choses humaines étaient dérisoires et qu'elles ne valaient, en fin de compte, guère plus qu'un claquement de doigts : c'est dans cette attitude qu'il est représenté à deux reprises, dans le chœur... Toutefois, il est avéré qu'il porta son attention sur d'autres sujets que le plaisir ; en effet, Sardanapale n'était pas seulement un monument d'indolence, comme le prouve son épitaphe : « Sardanapale fils d' Anacyndaraxès construisit Anchiale et Tarse en seul jour : pourtant il est mort quand-même ! »

Dans le livre III de ses Étapes, Amyntas nous apprend qu'à Ninive, se trouvait un tertre colossal, que Cyrus fit raser, afin d'y élever à la place une vaste terrasse pour mieux surveiller remparts, lors du siège de la ville. Ce tertre était, dit-on, le mausolée de Sardanapale, roi de Ninive ; au sommet, on avait dressé une colonne de pierre, où l'on pouvait lire des inscriptions en chaldéen, que Chœrilos, plus tard, a traduite en vers grecs : je vous la livre :

« J'ai régné, et, tant que j'ai pu contempler les feux ardents du soleil, j'ai bu, j'ai mangé à satiété, j'ai joui des bienfaits de Cypris, car je savais que le temps imparti au mortels est bref, sujet à mille vicissitudes, et que d'autres jouiraient des plaisirs que je laisse. C'est pourquoi chaque journée que j'ai vécue ne s'achevait pas sans avoir goûté au moins une volupté. »

Clitarchios, dans le livre IV de son Histoire d'Alexandre, prétend, lui, que Sardanapale mourut fort vieux, après qu'il eût été renversé de son trône de Syrie. Voici qu'Aristoboulos nous confie : 

« À Anchiale, cité bâtie par Sardanapale, Alexandre installa son campement, au temps où il luttait contre les Perses. Non loin de cet endroit, il aperçut le tombeau de Sardanapale où était gravé une image du roi, représenté visiblement en train de faire claquer ses doigts. Dessous, étaient inscrits ces mots en caractères assyriens : « Sardanapale, fils d'Anacyndaraxès, a construit Anchiale et Tarse en un jour. Mangez, buvez, et jouissez ! le reste importe peu ! » Telle est la signification, semble-t-il, du claquement de doigts. »

40. Notons cependant que Sardanapale n'était pas le seul à se « la couler douce » ! Parmi les voluptueux, il faut citer également Androcottos le Phrygien : lui aussi portait des vêtements à fleurs et se pomponnait autant, sinon plus qu'une femme : c'est en tout cas ce que révèle Mnaséas dans un passage du livre III de son traité Sur l'Europe. Quant à Cléarchos, il écrit dans le livre V de ses Vies que Sagaris le Mariandyne, poussait le vice jusqu'à se nourrir, et ce jusqu'à ses vieux jours,  par le « canal » des lèvres de sa nourrice, parce qu'il ne pouvait souffrir l'idée de mâcher ses aliments ! D'ailleurs, il ne porta jamais la main plus bas que son nombril. Sur un cas de la même veine, citons Aristote, qui se moquait de Xénocrate de Chalcédon, qui pissait, dit-il, en évitant de toucher à son organe. Lisez plutôt :

« Mes mains sont pures, seul mon esprit est corrompu ! »

Ctésias parle aussi d'Annaros, vice-roi de Perse et satrape de Babylone, qui s'affublait d'habits féminins, et qui, malgré sa position de subalterne par rapport au Grand Roi, festoyait toujours avec ce dernier, accompagné d'une escorte de cent-cinquante femmes, qui jouaient de la harpe et chantaient pendant toute la durée du banquet.

Le poète Phœnix de Colophon, évoquant le personnage de Ninus dans le premier livre de ses Iambes, écrit ceci : 

« Il y avait un homme répondant au nom de Ninus, qui, d'après ce que j'ai entendu dire, était  Assyrien ; il disposait d'un océan d'or, et des talents bien plus nombreux que les sables de la Caspienne ; il ne s'est jamais surpris à observer une étoile, et, si, d'aventure, la chose arrivait, il ne cherchait point à en cerner le mystère ; il était indifférent au feu sacré et dédaignait les prêtres, qui, comme c'était l'usage, invoquait humblement le dieu en levant les bras avec leurs baguettes ; ce n'était pas un orateur, encore moins un législateur, et il se moquait vertement de savoir parler à la foule pour obtenir ses faveurs ; non, ce qu'il savait le mieux faire au monde, c'était manger, boire et baiser, le reste étant jeté ouvertement aux orties ! Quand cet homme mourut, il laissa, en guise de testament, ces vers, dans lesquels il dévoilait à l'humanité ce qu'il était advenu de lui, Ninus. Voici le contenu du texte qui était inscrit sur les murs de son tombeau : « Écoute, que tu sois Assyrien, Mède, Coraxien ou Sindien chevelu des marais nordiques ; jadis, j'étais un souffle appelé Ninus, maintenant je ne suis que poussière. Je ne possède que ce que j'ai obtenu dans les banquets, les chants, les amours... Les ennemis sont venus, et ont pillé nos richesses, comme les Bacchantes déchirent la chair crue d'un enfant. Moi, je suis descendu dans l'Hadès, en n'emmenant ni mon or, ni mon cheval, ni mon chariot d'argent ; et moi qui portait la tiare, je gis ici, humble tas de cendres. »