MARTIAL
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M. VAL. MARTIAL
ÉPIGRAMMES
LIVRE XI
relu et corrigé
LIVRE XI I. - A SON LIVRE. Où vas-tu, mon livre ? où vas-tu, désoeuvré, dans tes habits de fête ? Est-ce chez Parthenius ? - Oui. - Mais tu reviendras sans avoir été ouvert. Il ne lit pas de livres ; il ne lit que des placets ; il ne s'occupe pas des Muses, ou, s'il le faisait, ce serait pour son propre compte. Des lecteurs plus vulgaires te conviendraient-ils ? Dirige-toi vers le portique de Quirinus, tout près d'ici : celui de Pompée, celui d'Europe, ou du héros qui le premier guida un navire à travers les flots, n'abritent pas un plus grand nombre d'oisifs. Il se trouvera bien deux ou trois d'entre eux pour feuilleter ces niaiseries, pâture des mites ; toutefois, ce ne sera qu'après que les paris et les conversations sur Scorpus et Incitatus auront cessé, de guerre lasse. II. - AUX LECTEURS. Gens au sourcil farouche, Catons au front sévère et renfrogné, rigides héritiers des rustiques vertus de Fabricius, masques prétentieux, régulateurs de la morale ; vous enfin qui n'êtes rien de ce que nous sommes dans les ténèbres, hors d'ici ! mes vers sont un appel aux Saturnales. Cet appel n'a rien qui les gêne où qui les effraye, puisque c'est toi qui règnes, Nerva. Lecteurs difficiles, apprenez par coeur les vers rocailleux de Sanctra ; je n'ai rien de commun avec vous : ce livre est mon livre. III. - SUR SES OUVRAGES. Ce n'est pas seulement aux oisifs de la ville et aux oreilles inoccupées que s'adressent mes écrits ; ils sont lus aussi par l'austère centurion qui combat au milieu des glaces de la Gétie. Les Bretons eux-mêmes chantent, dit-on, mes vers. Mais à quoi bon ? ma bourse ne s'en ressent pas. Et pourtant, moi aussi je pourrais publier des pages immortelles, moi aussi je pourrais tirer de la trompette de Clio des chants guerriers, si les dieux propices rendaient à la terre un Auguste, si Rome me donnait un Mécène ! IV. - INVOCATION AUX DIEUX EN FAVEUR DE TRAJAN. Autels sacrés, Lares de la Phrygie, que l'héritier d'Ilion aima mieux arracher aux flammes que les richesses de Laomédon ; Jupiter, dont l'or vient pour la première fois d'éterniser l'image ; toi sa soeur, toi sa fille, qui à lui seul as dû ta naissance ; Janus, toi qui déjà trois fois as inscrit le nom de Nerva dans les Fastes consulaires, je vous le demande en grâce, unissez-vous pour conserver notre chef, pour conserver le sénat ; faites que celui-ci se règle sur les moeurs du prince, et que le prince ne prenne modèle que sur lui-même. V. - A LA LOUANGE DE NERVA. Il y a chez toi, César, un respect du droit et de la justice, qui te place à côté de Numa : mais Numa était pauvre. C'est chose difficile de défendre tes moeurs des séductions de la richesse, et de rester un Numa après avoir vaincu tant de Crésus. Si nos ancêtres, ces illustres personnages, pouvaient revenir sur terre, et quitter les bocages de l'Élysée, l'invincible Camille te sacrifierait même la liberté ; Fabricius accepterait de l'or de ta main ; Brutus aimerait à t'avoir pour maître ; le sanguinaire Sylla déposerait le pouvoir suprême pour te le céder ; Pompée te chérirait, d'accord avec César, rendu à la vie privée ; Crassus te ferait l'abandon de toutes ses richesses ; Caton lui-même, s'il pouvait quitter le noir séjour du dieu des enfers, Caton deviendrait partisan de César. VI. - A ROME. Pendant les jours gras, ces jours consacrés à Saturne, où le dé règne sans contrôle, il m'est permis, je pense, ô Rome ! d'égayer par quelques joyeux vers tes habitants coiffés du bonnet. Tu ris ! c'est me mettre à l'aise et me donner toute liberté. Loin de nous, pâles soucis ! disons tout ce qui nous passe par la tête, et chassons toute pensée morose. Verse, esclave, mais jusqu'à la moitié de nos coupes seulement, comme faisait Pythagoras quand il servait Néron ; verse, Dindyme, et verse souvent : sans Bacchus, je ne suis bon à rien ; quand j'ai bu, je vaux quinze poètes à moi seul. A présent, donne-moi des baisers comme les aimait Catulle ; s'ils égalent en nombre ceux qu'il a célébrés, je te donnerai le moineau de Catulle. VII. - CONTRE PAULLA. Maintenant, Paulla, tu ne diras plus à ton sot de mari, quand tu voudras aller au loin rejoindre ton amant : "César m'a donné l'ordre de me rendre ce matin à Albanum ; César m'appelle à Circéi." La ruse n'est plus de saison. Sous le règne de Nerva, il faut se faire Pénélope ; mais le tempérament et la force de l'habitude s'y opposent. Que feras-tu, malheureuse ? feindras-tu qu'une de tes amies est malade ? non, car ton époux va s'attacher à tes pas : il te suivra chez ton frère, chez ta mère, chez ton père. Eh bien ! quelle ruse ton génie inventif te suggère-t-il ? Toute autre catin que toi se dirait hystérique et résolue de prendre les eaux de Sinuesse. Ah ! que tu as bien plus de malice ! toutes les fois que tu veux aller faire l'amour, tu le dis à ton mari. VIII. - SUR LES BAISERS DE SON MIGNON. L'odeur que répandent les essences dont se parfume un pédéraste étranger ; celle qu'exhale, avant de tomber, le safran incliné sur sa tige ; celle qui s'élève d'une caisse où des fruits mûrissent pour l'hiver ; celle qu'on respire au printemps dans un parterre de fleurs; celle du cabinet de toilette de l'impératrice ; celle que donne le succin échauffé parla main d'une jeune vierge ; celle qu'on sent quand on approche, non trop près toutefois, d'une amphore brisée où a vieilli le noir Falerne ; celle des jardins où butinent les abeilles de Sicile ; celle des vases d'albâtre de Cosmus, des autels des dieux, de 1a couronne qu'un riche vient de laisser tomber de sa tête... mais à quoi bon nommer une à une toutes ces odeurs ? aucune d'elles n'est suffisante : mêlez le tout, et vous aurez une idée de ce qu'ont de parfums les baisers de mon jeune esclave à son réveil... Tu veux savoir son nom ? Je ne te dirai que ses baisers. - En dépit de tes serments, Fabinus, tu es trop curieux. IX. - SUR UN PORTRAIT DE MENTOR. Dans cette image couronnée de la feuille consacrée à Jupiter, respire l'honneur du cothurne romain, Memor, que, l'art d'Apelles a fait revivre. X. - -SUR TURNUS. Turnus a employé son grand génie à composer des satires. Pourquoi n'a-t-il pas suivi le genre de Memor ? c'était son frère. XI. - A SON ESCLAVE. Esclave, enlève ces gobelets, ces vases fabriqués sous le climat brûlant de l'Égypte ; et, d'une main ferme, donne-moi ces coupes qu'ont usées les lèvres de nos pères, et auxquelles n'a jamais touché un échanson efféminé. Que nos tables reprennent leur ancienne dignité. Il n'appartient qu'à toi de boire dans la pierre précieuse, Sardanapale, à toi qui mutiles un Mentor pour en faire un pot de chambre à ta maîtresse. XII. - CONTRE ZOÏLE. On peut bien, Zoïle, te donner, si l'on veut, le droit de sept enfants ; mais te donner un père, une mère, cela ne se peut. XIII. - ÉPITAPHE DU MIME PARIS. Toi qui suis la voie Flaminienne, passant, ne manque pas de t'arrêter devant cette noble tombe. Avec Paris sont ensevelis sous ce marbre les délices de Rome, la fine plaisanterie des bords du Nil, l'art et la grâce, la folie et la volupté, l'honneur et les regrets du théâtre romain, toutes les joies de Vénus et de l'Amour. XIV. - SUR COLONUS. Héritiers du petit Colonus, gardez-vous de l'enterrer ! car la terre, si peu qu'il y en ait, sera trop lourde pour lui. XV. - SUR SON LIVRE. Il est plusieurs de mes livres que pourraient lire la femme de Caton et les farouches Sabines. Mais celui-ci, que d'un bout à l'autre je veux consacrer à la gaieté, sera le plus libertin de tous. Vous le verrez, trempé de vin, ne pas rougir d'être barbouillé des essences de Cosmus. Folâtre avec les garçons, amoureux avec les jeunes filles, il parlera sans détour de l'instrument qui nous fait naître, celui que le vertueux Numa appelait la mentule. Rappelle-toi pourtant, Apollinaris, que ceci est de la poésie de Saturnales, et non le tableau de mes moeurs. XVI. - A SES LECTEURS. Si tu te piques de gravité, tu peux bien, lecteur, t'en aller où il te plaira : ces pages sont faites pour les oisifs de Rome. Car la poésie du dieu de Lampsaque les égaye, et dans ma main résonne l'airain qui retentit aux champs de Tartesse. Combien de fois l'aiguillon de l'amour, excitant ton ardeur, soulèvera ta robe, fusses-tu plus sévère que Curius et Fabricius ! Et toi aussi, jeune fillette, fusses-tu née à Padoue, tu ne liras pas sans chatouillement les drôleries et les gaillardises de ce volume. Lucrèce a rejeté mon livre en rougissant ; c'est que Brutus était là. Retire-toi, Brutus, elle va le reprendre. XVII. - A SABINUS. Toutes les pages de mon livre ne sont pas faites pour la nuit ; tu en trouveras, Sabinus, qui se peuvent lire le matin. XVIII. - CONTRE LUPUS. Tu m'as donné, Lupus, une campagne aux portes de Rome mais j'en ai une, plus grande sur ma fenêtre ! Et tu oses bien appeler cela une campagne ! la belle campagne, où le bosquet de Diane est représenté par une touffe de rues que couvrirait l'aile d'une cigale, qu'une fourmi rongerait en un jour, que couronnerait une feuille de rose encore fermée ; où l'on ne trouve pas plus de gazon que de feuilles de costus ou de poivre vert ; où serait à l'étroit un concombre ; où ne tiendrait pas un serpent. A peine ce jardin pourrait-il nourrir une chenille ; un moucheron y mourrait de faim, eût-il dévoré la saussaie ; une taupe suffirait à y faire les fossés et le labour. Impossible au champignon de s'y développer, à la figue d'y sourire, à la violette d'ouvrir sa fleur. Un rat en ravagerait les frontières, et causerait au jardinier autant de peur que le sanglier de Calydon. Procné, en voltigeant, en enlèverait dans ses pattes toute la paille pour le nid de ses petits ; et Priape, quand il laisserait à la porte sa faux et son autre attribut, n'y logerait pas la moitié de sa divinité. La moisson tout entière ne remplirait pas le fond d'une cuiller, et la récolte devin trouverait place dans une noix enduite de poix. Tu t'es trompé, Lupus, toutefois d'une syllabe seulement ; tu m'as donné un praedium (jardin), j'aurais préféré un prandium (dîner). XIX. - CONTRE GALLA. Tu me demandes, Galla, pourquoi je ne veux pas t'épouser ? C'est que tu es puriste, et que ma mentule fait souvent des solécismes. XX. - A UN LECTEUR SÉVÈRE. Envieux, toi qui lis de mauvaise humeur certains mots latins, lis en pâlissant d'effroi ce sixain égrillard de César Auguste : "Parce qu'Antoine besogne Glaphyre, Fulvie me condamne à lui en faire autant. Mais si je besogne Fulvie, faudra-t-il sacrifier à Manius, s'il m'en prie à son tour ? Non pas, si j'ai bien ma raison. - « Ou l'amour on la guerre, » me crie-t-elle ! « Ah ! plutôt perdre la vie que ma mentule ! Sonnez, trompettes. » Tu absous la gaillardise de mes écrits, Auguste, quand tu parles avec cette naïveté toute romaine. XXI. - CONTRE LYDIE. Lydie est aussi large que le derrière d'un cheval de bronze, que le cerceau rapide aux phalanges d'airain retentissantes ; que le cercle à travers lequel le sauteur cent fois s'élance sans en toucher les bords ; qu'un vieux soulier qui a croupi dans la boue ; que les filets à mailles écartées, qu'on dresse pour prendre les grives vagabondes ; que les toiles flottantes du théâtre de Pompée ; que le bracelet qui a glissé du bras d'un libertin amaigri par la phthisie ; qu'un matelas vide de sa laine ; que les vieilles braies d'un pauvre Breton ; que le sale gosier d'un butor de Ravennes. On dit que j'ai besogné Lydie dans une piscine d'eau de mer : c'est plutôt la piscine que j'ai besognée. XXII. - CONTRE UN PÉDÉRASTE DOUBLEMENT VIL. Que de tes rudes baisers tu écorches le visage blanc et moelleux de Galesus, que tu couches côte à côte avec un Ganymède tout nu, c'en est déjà beaucoup trop, au dire de tout le monde. Tu devrais donc t'en tenir là, et leur épargner tout au moins les sales sollicitations de ta main libertine. Cette main fait plus de mal à ces enfants qu'aucun des excès de ta mentule ; elle hâte, elle précipite l'époque de leur virilité. De là chez eux cette odeur d'aisselles, ces poils trop précoces, cette barbe qui fait l'étonnement de leur mère, et le peu de plaisir qu'on éprouve à les voir en plein jour au bain. La nature a donné aux mâles deux parties : l'une pour le service des filles, l'autre pour le service des hommes ; contente-toi de celle qui t'appartient. XXIII. - CONTRE SILA. Sila est prête à m'épouser, n'importe à quel prix ; mais à aucun prix je ne veux épouser Sila. Comme elle insistait pourtant : "Eh bien, lui dis-je, tu me donneras une dot d'un million ; peut-on être moins exigeant ? Quoique ton mari, je serai dispensé de toute besogne dès la première nuit, et il me sera permis de faire lit à part. Je caresserai ma maîtresse sans que tu y mettes jamais obstacle ; et quand je te demanderai ta servante, il faudra me l'envoyer. Nos jeunes esclaves, soit le mien, soit le tien, pourront en ta présence me baiser amoureusement. A table, tu te tiendras assez loin de moi pour que nos vêtements ne se touchent pas. Tu m'embrasseras, mais rarement, et seulement alors que tu y seras invitée ; encore ne faut-il pas des baisers d'épouse, mais des baisers de grand-mère. Si tu peux te résigner à tout cela, si aucune de ces conditions ne te l'ait peur, tu trouveras, Sila, quelqu'un qui voudra t'épouser." XXIV. - A LABULLUS. Pendant que je m'attache à tes pas, que je te reconduis chez toi, que je prête l'oreille à tes causeries, et que je m'extasie sur tout ce que tu dis et fais, combien de vers auraient pu naître, Labullus ! C'est donc peu de chose à tes yeux, de faire périr des ouvrages que Rome se plaît à lire, que l'étranger recherche, que le chevalier ne dédaigne pas, que le sénateur conserve, que le jurisconsulte exalte, et que le poète déchire à belles dents ? Et pourtant y a-t-il de la loyauté à le faire, Labullus ? Qui pourrait voir de sang-froid le nombre de mes livres diminuer pour augmenter le nombre de tes clients ? Depuis près de trente jours, à peine ai-je écrit une page : voilà ce qui arrive au poète qui rie sait pas souper chez lui. XXV. - CONTRE LINUS. Cette effrontée libertine, si intimement connue de tant de jeunes filles, la mentule de Linus est tombée pour ne plus se relever : gare à sa langue ! XXVI. - AU JEUNE TELESPHORUS. O toi, le charme de mes loisirs, le plus doux objet de mes soins, Telesphorus, dont les caresses m'ont fait goûter des délices inconnues ! enfant, donne-moi tes baisers parfumés de vieux Falerne, et passe-moi la coupe après l'avoir effleurée de tes lèvres. Si, après cela, tu m'accordes les véritables jouissances de l'amour, je pourrai défier Jupiter d'être plus heureux avec Ganymède. XXVII. - A FLACCUS. Il faut que tu sois de fer, Flaccus, pour ne pas être démonté par une maîtresse qui te demande six tasses de saumure, deux tranches de thon, ou un petit lézard d'eau ; qui ne s'estime pas au delà d'une grappe de raisin ; qui avale en un clin d'oeil un hareng servi sur un plat de terre rouge par une grosse réjouie de servante ; qui, lorsqu'elle a mis toute honte de côté, se hasarde à implorer cinq toisons de laine brute pour se faire un cotillon. Quant à moi, je veux une maîtresse qui me demande une livre des plus riches parfums, ou bien une paire d'émeraudes ou de sardoines ; à qui il faille les plus belles soieries de la rue de Toscane, et qui demande cent pièces d'or comme si c'était du cuivre. Là-dessus, te figures-tu que je sois homme à donner toutes ces choses à une femme ? Non, sans doute ; mais je veux que ma maîtresse soit digne de les recevoir. XXVIII. - SUR UN NÉPHRÉTIQUE, FRÉNÉTIQUE EN MÊME TEMPS. Un néphrétique a poursuivi de son poignard le médecin Hylas, et il l'a pourfendu : il me semble, Auctus, que ce malade ne se portait pas si mal. XXIX. - A PHYLLIS. Quand ta vieille main, Phyllis , travaille à ranimer ma vigueur languissante, tes doigts m'assassinent. Quand tu m'appelles "ton rat, tes yeux," dix heures de ces gentillesses ne parviendraient pas à me réconforter. Tu ne te connais pas en douceurs: dis-moi : "Je te donnerai cent mille sesterces, je te donnerai des terres, en culture sur le coteau de Sétia ; prends ce vin, cette maison, ces esclaves, cette vaisselle d'or, ces meubles. " Voilà des mots, Phyllis, qui me chatouilleront mieux que ta main. XXX. - CONTRE ZOÏLE. Tu prétends; Zoïle, que la bouche des avocats et des poètes sent mauvais ; elle sent bien plus mauvais la bouche d'un suceur éhonté. XXXI. - CONTRE. CÉCILIUS. Cécilius, l'Atrée des citrouilles, les déchire et les coupe en mille pièces, comme Thyeste faisait de ses enfants. Il en offre aux entrées, au premier, au second, au troisième service. Il en fait son dessert, il en fait des gâteaux, les plus fades du monde, il en fait des pâtisseries de toutes sortes, et des dattes comme on en voit au théâtre. Elles sortent de sa cuisine sous forme de hachis, de lentilles ou de fèves. Elles imitent les champignons, les saucisses, la queue du thon, et jusqu'aux petits anchois. L'habileté de son maître d'hôtel se déploie tout entière pour assaisonner ces mets avec de la feuille de rue. C'est ainsi que Cécilius remplit ses jattes, ses plats, ses écuelles et ses bassins, et il croit avoir fait merveille, avoir fait une chose charmante,quand, pour un si grand nombre de mets, il n'a dépensé qu'un as. XXXII. - CONTRE NESTOR. Tu n'as pas une toge, pas un foyer, pas un lit infecté de punaises, pas une pauvre vieille natte de jonc ; tu n'as ni esclave jeune ou vieux, ni servante, ni enfant, ni clef, ni serrure, ni chien, ni tasse pour boire. Cependant tu veux à toute force te faire passer pour pauvre, et tu cherches à prendre place parmi le peuple. Tu mens, Nestor, en te disant pauvre, tu te fais trop d'honneur : la pauvreté n'est pas de ne rien posséder. XXXIII. - SUR PRASINUS, (COCHER DE LA FACTION VERTE DU CIROUE). Depuis la mort de Néron, Prasinus a souvent remporté la palme, et plus d'un prix a couronné ses succès. Oseras-tu encore dire, maligne Envie, que tu as cédé à Néron? Aujourd'hui, ce n'est pas Néron, c'est Prasinus qui est le vainqueur. XXXIV. - SUR APER. Aper vient d'acheter une maison, mais une maison telle qu'une chouette même ne voudrait pas, tant elle est vieille et noire, habiter cette baraque ! Près de lui Maro possède une charmante villa. Aper sera mal logé, mais il soupera bien. XXXV. - A FABULLUS. Tu invites trois cents personnes dont pas une ne m'est connue, et tu t'étonnes que je ne me rende pas à ton invitation ; tu t'en plains, tu me cherches querelle. Fabullus, je n'aime pas à souper seul. XXXVI. - SUR CAÏUS PROCULUS. Caïus Julius a fait de ce jour un des plus heureux de ma vie. Quelle joie ! le voici rendu à mes voeux. J'ai bien fait de désespérer, comme si les trois Soeurs eussent rompu le fil de ses jours : on se réjouit moins, quand on n'a pas eu de pareilles craintes. Hypnus, qu'attends-tu, paresseux ? verse-nous de cet immortel Falerne : de tels voeux demandent à être scellés avec un vin vieux. Vidons tour à -tour cinq, six et huit coupes, afin de fêter les trois noms de Caïus, de Julius, et de Proculus. XXXVII. - CONTRE ZOÏLE Zoïle, pourquoi employer toute une livre d'or pour monter cette pierre ? pourquoi enterrer ainsi cette malheureuse sardoine ? Un pareil anneau pouvait naguère convenir à tes jambes, mais il est trop lourd pour tes doigts. XXXVIII. - SUR UN MULETIER QUI ÉTAIT SOURD. Un muletier vient d'être vendu vingt mille sesterces : tu t'étonnes d'un si haut prix, Aulus ? il était sourd. XXXIX. - CONTRE CHARIDEMUS. Tu m'as bercé jadis, Charidemus ; tu as été le gardien, le compagnon assidu de mon enfance. Maintenant ma barbe, tombant sous le rasoir, noircit la serviette, et ma belle se plaint des piqûres que lui font mes lèvres. Malgré tout, je n'ai pas grandi pour toi. Notre fermier t'a en horreur ; l'intendant et toute la maison avec lui ont peur de toi. Tu ne me passes ni le jeu ni l'amour ; sans me permettre quoi que ce soit, tu te permets tout. Ce ne sont-de ta part que reproches, espionnages, plaintes et soupirs ; à peine, dans ta colère, peux-tu retenir ta férule. S'il m'arrive parfois de me vêtir de pourpre, ou de parfumer ma chevelure : "Ton père, me cries-tu, ne fit jamais pareille chose." Tu comptes, d'un air renfrogné, les coups que je bois, comme s'il s'agissait du vin de ta cave. Laisse-moi en repos, je te prie : je ne puis souffrir qu'un affranchi tranche du Caton. Ma maîtresse te dira que je suis un homme. XL. - SUR LUPERCUS. Lupercus aime la belle Glycère ; seul il la possède, seul il lui commande. Comme il se plaignait piteusement de ne pas l'avoir caressée de tout le mois, Élien lui en demanda la cause : "C'est, répondit-il, qu'elle a mal aux dents." XLI. - SUR AMYNTAS. Tandis que le berger Amyntas, trop occupé de son troupeau, se félicite de voir l'embonpoint et d'entendre vanter la beauté de ses élèves, voilà que sous son poids ont cédé, en se courbant, les branches de l'arbre qui le portait, et que, dans sa chute il a suivi sa récolte de glands. Le père n'a pas voulu que cet arbre survécût à la perte cruelle de son fils : il a condamné ce bois malfaisant à lui servir de bûcher. Lygdus, laisse ton voisin Iolas se glorifier de la graisse de ses porcs, et contente-toi d'avoir le compte de ton troupeau. XLII. - CONTRE CÉCILIANUS. Tu me demandes des épigrammes piquantes, et tu ne me proposes que des sujets insignifiants : comment veux-tu que je fasse, Cécilianus ? Tu prétends obtenir du miel de l'Hybla et de l'Hymette, et tu donnes à l'abeille attique du thym de Corse. XLIII. - CONTRE SA FEMME. Tu m'accables de reproches, ma femme, parce que tu m'as surpris avec mon mignon, et tu te prévaux de ce que, toi aussi, tu as un derrière. Combien de fois Junon n'en a-t-elle pas dit autant à son voluptueux époux ! Le maître du tonnerre n'en couche pas moins avec l'aimable Ganymède. Le héros de Tirynthe débandait son arc pour caresser Hylas ; et penses-tu que Mégara n'eût pas de fesses ? La fuite de Daphné désespérait Apollon ; cependant le berger d'Oebalie lui fit oublier sa flamme. Quoique Briséis tournât complaisamment le dos à Achille, celui-ci préférait la main douce d'un jeune garçon sans barbe. Cesse donc d'appliquer des noms masculins à quoi que ce soit de ta personne, et persuade-toi bien que, par derrière comme par devant, tu n'es qu'une femme. XLIV. - A UN VIEILLARD QUI AVAIT PERDU FEMME ET ENFANTS. Toi qui n'as ni femme ni enfants ; qui es riche, qui es né sous le consulat de Brutus, te figures-tu avoir de vrais amis ? Sans doute il en est de vrais, et tu en avais, alors que tu étais jeune et pauvre. Quant aux nouveaux, tout ce qu'ils désirent, c'est ta mort. XLV. - CONTRE CANTHARUS. Toutes les fois qu'attiré par les charmes d'un jeune garçon ou d'une jeune fille, tu as franchi le seuil d'une cellule que son enseigne t'a signalée, tu ne te contentes pas du secret que t'assurent la porte, le rideau et la serrure ; tu pousses encore plus loin tes précautions. As-tu soupçon de la moindre fente, d'un trou à y passer une aiguille, vite tu les fais boucher. On n'a pas une pudeur si délicate et si inquiète, Cantharus, quand on se borne aux procédés ordinaire. XLVI. - CONTRE MÉVIUS. Ta mentule, Mévius, ne se dresse plus qu'en rêve, et ton jet, si énergique jadis, ne dépasse plus tes pieds. En vain ta main s'épuise-t-elle à secouer ce membre flétri, nul effort ne peut lui rendre la vie et lui faire lever la tête. Pourquoi donc fatiguer de tes ridicules poursuites les devants et les derrières ? Adresse-toi plus haut : c'est là qu'une vieille mentule trouve le moyen de revivre. XLVII. - CONTRE BLATTARA. Pourquoi Blattara évite-t-il les bains où les femmes aiment à se réunir ? Pour ne pas besogner. Pourquoi ne le voit-on jamais se promener à l'ombre du portique de Pompée, ou se diriger vers le temple de la fille d'Inachus ? Pour ne pas besogner. Pourquoi baigne-t-il dans l'eau froide son corps tout gras de l'onction lacédémonienne? Pour ne pas besogner. Pourquoi Blattara, qui fuit avec tant de soin le contact ordinaire des femmes, ne craint-il pas de leur prostituer sa langue ? Pour ne pas besogner. XLVIII. - SUR SILIUS ITALICUS. Silius honore d'un culte pieux le tombeau du grand Virgile et possède la campagne de l'éloquent Cicéron. Virgile et Cicéron n'eussent point choisi d'autres héritiers, celui-ci de son domaine, l'autre de son tombeau. XLIX. - SUR SILIUS. II n'y avait plus qu'un pauvre hère, tout seul, qui veillât sur les cendres abandonnées et honorât le saint nom de Virgile. Silius s'est dévoué à cette ombre chérie, et un grand poète a été vengé par un poète non moins grand. L. - CONTRE PHYLLIS. Il n'est pas une heure du jour, Phyllis, où tu ne mettes à contribution mon amour extravagant, tant est grande ton adresse à butiner ! Aujourd'hui ta friponne de servante déplore la perte d'un miroir, ou bien c'est une bague qui a glissé de ton doigt, un pendant d'oreille qui s'est détaché ; un autre jour, des soies de contrebande sont une occasion excellente dont il faut profiter ; tantôt il faut remplir de parfums nouveaux ta cassolette vide ; tantôt on me demande une amphore noircie par le long séjour du Falerne, pour faire expier tes insomnies à une babillarde de sorcière ; tantôt il me faut acheter un loup monstrueux, ou un mulet de deux livres, parce qu'une amie opulente t'a demandé à souper. Pour ton honneur, Phyllis, montre enfin un peu de conscience et d'équité : je ne te refuse rien ; ne me refuse rien non plus. LI. - SUR TITIUS Il n'y a point de différence pour la grandeur entre la colonne qui pend entre les jambes de Titius, et celle qu'honorent les jeunes filles de Lampsaque. Titius, sans avoir près de lui personne qui le gêne, se baigne seul dans ses vastes thermes, et cependant il s'y trouve à l'étroit. LII. - A JULIUS CEREALIS. J'ai à t'offrir, Julius Cerealis, un joli souper ; viens, si tu n'as pas d'invitation meilleure. Tout sera prêt à la huitième heure, comme chez toi : nous nous baignerons ensemble ; tu sais que je touche aux bains de Stephanus. D'abord viendra la laitue, dont le ventre aime la vertu laxative, et le porreau découpé en filets ; puis le thon et le cordyle plus gros que l'anchois, tous deux garnis d'une couche d'oeufs et de feuilles de rue. D'autres oeufs cuits sous la cendre te seront encore servis, ainsi que du fromage de Vélabre durci au feu, et des olives qui ont senti le froid du Picenum : voilà pour les hors-d'oeuvre. Veux-tu connaître le reste ? Que je mentirais bien pour t'attirer plus sûrement ! Tu auras des poissons, des coquillages, des tétines de truie, de la volaille et des oiseaux aquatiques, de ces mets que Stella ne place que rarement sur sa table. Je te promets plus encore, je ne te ferai point de lecture ; c'est toi au contraire qui me liras ta Guerre des Géants, ou tes Poésies champêtres dignes de l'immortel Virgile. LIII. - SUR CLAUDIA RUFINA. Claudia, quoique née en Bretagne, a toute l'âme des filles de Latium. Que de beauté dans sa personne ! Les femmes de l'Italie peuvent la prendre pour une Romaine, celles de l'Attique pour une Athénienne. Dieux, qui, dans votre bonté, avez permis qu'elle rendit père son respectable époux et qu'elle pût espérer des gendres et des brus, faites qu'elle n'ait jamais qu'un seul époux, et qu'elle conserve toujours ses trois enfants. LIV. - CONTRE ZOÏLE. . Zoïle, vil coquin, rends bien vite ces parfums, cette cannelle, cette myrrhe qui exhale encore une odeur de funérailles, cet encens disputé à la flamme du bûcher, et ce cinname que tu as dérobé sur un lit funèbre. Ce sont tes pieds qui ont donné à tes coupables mains d'aussi belles leçons. Je ne m'étonne pas que de fugitif tu sois devenu voleur. LV. - A URBICUS, AU SUJET DE LUPUS. Urbicus, bien que Lupus t'engage à devenir père, ne t'y fie pas : il n'y a rien au monde qu'il désire moins. Un grand moyen de séduction, c'est de paraître vouloir ce qu'on ne veut pas. Il désire ardemment que tu ne fasses pas ce qu'il te prie de faire. Que Cosconia, ton épouse, se dise grosse, tu verras soudain mon Lupus devenir plus pâle qu'une femme en couches. Cependant; si tu veux avoir l'air de suivre les conseils d'un ami, dispose en mourant les choses de telle façon. qu'il puisse croire que tu as été père. LVI - CONTRE CHÉREMON. Lorsque tu fais ainsi l'éloge de la mort, c'est, stoïque Chéremon, pour me faire admirer et priser bien haut ta force d'âme. Cette philosophie, tu la dois à ta cruche dont l'anse est brisée, à ton foyer, que n'égaye pas la plus petite étincelle, à ta natte de paille, vrai nid à punaises, à ton misérable grabat, à ta toge écourtée, qui te sert la nuit comme le jour. O l'homme magnanime, qui sait se priver de la lie d'un vin tourné en vinaigre, d'un peu de paille et d'un morceau de pain noir ! Mais qu'il te vienne un matelas gonflé de laine de Langres, un lit qu'enveloppe de toutes parts la pourpre, et pour compagnon de tes nuits un des jeunes esclaves qui, lorsqu'ils versent le Cécube, allument par leur bouche de rose les désirs des convives : ah ! comme tu désirerais alors de vivre trois fois l'âge de Nestor, de ne pas perdre un seul instant de cette vie délicieuse ! Il est bien facile de mépriser la vie, quand on est dans le besoin : le véritable courage est de savoir être pauvre. LVII. - A SEVERUS. Tu t'étonnes, docte Severus, de ce que j'adresse, moi chétif, des vers au docte Severus ; tu t'étonnes de ce que je t'invite à souper. Jupiter se nourrit d'ambroisie et vit de nectar ; et pourtant nous lui offrons des entrailles sanglantes et du vin. Toi que les dieux ont comblé de tous les biens, si tu te mets à refuser tout ce que tu as, qu'accepteras-tu donc? LVIII. - CONTRE TELESPHORUS. Quand tu vois, Telesphorus, mes désirs se manifester et se produire en signes non équivoques, tu me demandes l'impossible ; tu te figures alors que je ne saurais te rien refuser, et si je n'appuie mes promesses d'un serment, tu retires ces fesses qui te donnent tant d'empire sur moi. Qu'aurais-je à faire, si l'esclave qui me rase, son rasoir sur ma gorge, me demandait sa liberté et mes trésors ? Je lui promettrais tout : car, en pareille circonstance, ce ne serait plus à un barbier, c'est à un voleur que j'aurais affaire; et la peur est bien impérieuse. Mais lorsque le rasoir serait rentré dans son étui, je romprais bras et jambes au barbier. Quant à toi, je ne te ferai rien; mais pour te punir de ton insatiable avarice, après que j'aurai lavé mes mains, ma mentule t'ordonnera de la lécher. LIX. - SUR CHARNUS. Charinus porte six bagues à chacun de ses doigts ; il ne les quitte pas plus la nuit qu'il ne les quitte au bain : vous me demandez pourquoi ? c'est, voyez-vous, qu'il n'a pas d'écrin. LX. - SUR CHIONÉ ET PHLOGIS. Vous demandez laquelle est la plus propre à l'amour, de Phlogis ou de Chioné ? Chioné est plus belle ; mais Phlogis a plus d'ardeur : sa fougue rendrait la vigueur à la flasque mentule de Priam, et ferait oublier sa vieillesse au vieillard de Pylos. Elle a une ardeur que chacun voudrait trouver à sa maîtresse, que Criton pourrait guérir, mais non Hygie. Chioné, au contraire, n'a pas de coeur à l'ouvrage, n'a pas un seul mot pour vous exciter : on dirait qu'elle n'est pas là, ou qu'elle est de marbre. Dieu puissants ! si un pareil miracle était en vôtre pouvoir, si vous daigniez m'accorder une faveur si précieuse, je vous prierais de donner à Phlogis les appas de Chioné, et à Chioné l'ardeur de Phlogis. LXI. - SUR MANNEIUS. Mari par la langue, vil complaisant par la bouche, plus sale que les coureuses de remparts, Manneius, à l'aspect de qui toute entremetteuse de Suburra ferme la porte de son bouge, pour défendre ses beautés nues ; Manneius, dont les baisers cherchent le milieu de préférence ; Manneius, qui sondait jusqu'en leurs dernières profondeurs les entrailles d'une mère et annonçait à coup sûr si c'était un garçon ou une fille qu'elle portait dans son sein ; Manneius (réjouis-t'en, nature féminine, car tu n'as plus rien à démêler avec lui) ne peut plus faire manoeuvrer sa langue libertine : car, tandis qu'immobile et plongé au fond d'une vulve enflée de luxure, il explore les vagissements intérieurs de l'enfant qui se forme, une maladie honteuse a paralysé cette langue insatiable ; de telle sorte, qu'il ne lui est plus possible à présent d'être pur ni impur. LXII. - SUR LESBIE. Lesbie jure qu'on ne l'a jamais besognée gratis ; Lesbie a raison ; car elle paye pour être besognée. LXIII. - CONTRE PHILOMUSUS. Je ne me baigne pas de fois que tu ne me regardes, Philomusus, et tu me demandes, après cela, pourquoi je suis entouré de jeunes esclaves à l'a peau lisse et aux belles proportions. Je te répondrai sans détours. C'est, Philomusus, qu'ils exploitent les curieux. LXIV. - CONTRE FAUSTUS. Je ne sais, Faustus, ce que tu écris à toutes nos belles : ce que je sais bien, c'est qu'aucune d'elles ne t'écrit. LXV. - CONTRE JUSTINUS. Six cents personnes sont invitées à souper chez toi, Justinus, pour fêter l'anniversaire de ta naissance. Jadis, je m'en souviens, j'étais du nombre, et je n'étais pas le dernier ; pourtant j'occupais une place qui n'excitait l'envie de personne. Mais demain, les honneurs de ta table seront pour moi. Aujourd'hui tu es né pour six cents personnes; demain tu le seras pour moi seul. LXVI. - CONTRE VACERRA. Délateur, calomniateur, pipeur, entremetteur, suceur et maître d'escrime, comment se fait-il, Vacerra, qu'étant tout cela tu n'aies pas le sou? LVII. - CONTRE MARON. Tu ne veux rien me donner de ton vivant, et tu me promets tout après ta mort : si tu as le sens commun, Maron, tu sais ce que je désire. LXVIII. - A MATHON. Tu demandes bien peu aux grands, et pourtant ils te le refusent. Que ne demandes-tu beaucoup, Mathon ? tu aurais moins à rougir. LXIX. - ÉPITAPHE DE LA CHIENNE LYDIA. Dressée à la chasse par, les maîtres des jeux, terrible dans la forêt, douce à la maison, je m'appelais Lydia. Fidèle à Dexter, mon maître, il ne m'eût pas donnée pour la chienne d'Érigone, ni même pour le chien crétois, qui, après avoir suivi Céphale, fut mis, après sa mort, au rang des astres, à côté de la messagère du jour. Ce n'est pas l'âge qui m'a tuée, et je n'ai pas, comme le chien d'Ulysse, langui dans une inutile vieillesse ; je meurs sous la dent foudroyante d'un sanglier écumant, égal en force à ceux de Calydon et d'Érymanthe. Bien que plongée sitôt dans les ténèbres infernales, je ne m'en plains pas ; je ne pouvais mourir d'une plus belle mort. LXX. - CONTRE TUCCA. Peux-tu vendre, Tucca, ces esclaves que tu as achetés cent mille sesterces? peux-tu bien résister aux pleurs de ceux qui furent jadis tes maîtres ? Leurs caresses, leurs discours, leurs plaintes naïves, et leurs cous, qui portent l'empreinte de ta dent, ne sauraient-ils donc t'émouvoir ? O forfait ! leur devant, leur derrière sont livrés aux regards, et leurs mentules, formées par tes mains, sont l'objet d'une inspection attentive. Si tu aimes tant l'argent comptant, vends ta vaisselle, vends tes meubles, vends tes vases à parfums, tes champs et ta maison ; vends tes vieux serviteurs; vends le domaine de tes pères ; vends tout enfin, malheureux, plutôt que de vendre ces jeunes esclaves. Les acheter fut un acte de prodigue et de dissipateur ; mais c'en est un plus grand que de les vendre. LXXI. - SUR LÉDA. Léda déclare à son vieux mari qu'elle est hystérique, et se plaint d'avoir absolument. besoin de se faire besogner. Pleurant et gémissant, elle proteste qu'elle n'achètera pas aussi cher sa guérison, et jure qu'elle aime mieux mourir que d'en venir là. Son mari la conjure de vivre et de ne pas renoncer à ses belles années ; il va même jusqu'à lui permettre de demander à d'autres ce qu'il ne peut plus faire lui-même. Soudain arrivent les médecins et disparaissent les matrones ; elle entre en danse ....... ô le fâcheux remède ! LXXII. - SUR MATA. Nata appelle mignonne la mentule de son amant, auprès duquel Priape n'est qu'un eunuque. LXXIII. - CONTRE LYGDUS. Tu jures sans cesse, Lygdus, que tu te rendras à mon appel ; et tu vas jusqu'à m'indiquer l'heure et le lieu. Lorsque, consumé de désir, j'ai langui dans une longue et vaine attente, je suis forcé d'appeler ma main à mon aide. Aussi pourquoi ai-je eu l'idée de te prier, trompeur qui le mérites si peu ? Va, Lygdus, va porter l'ombrelle de ta maîtresse borgne. LXXIV. - SUR BACCARA. Le Grec Baccara a mis son pauvre cas entre les mains d'un médecin, son rival : Baccara va devenir eunuque. LXXV. - CONTRE CÉLIA. Ton esclave, Célia, ne se baigne avec toi que bouclé : pourquoi cela, je te prie ? il n'est ni chanteur, ni joueur de flûte. C'est afin de ne pas voir sa mentule, je suppose. Mais alors pourquoi te baigner avec tout le monde ? Sommes-nous donc des eunuques ? Si tu ne veux pas qu'on te croie jalouse de ton esclave, Célia, lâche-lui la boucle. LXXVI. - A PÉTUS,. Tu veux, Pétus, que je te paye dix sesterces, parce que Bucco t'en a fait perdre deux cents. Ne me punis pas, je te prie, d'une faute qui n'est pas la mienne. Si tu peux perdre deux cents sesterces, perds-en dix. LXXVIL - CONTRE VACERRA. Vacerra passe tout son temps et se tient, tout le jour au petit endroit : ce n'est pas pour y vider son ventre, c'est pour se préparer à l'emplir. LXXVIII. - A VICTOR QUI SE MARIAIT. Jouis, Victor, des embrassements d'une femme, et que ta jeune mentule commence l'apprentissage d'une besogne qui lui est inconnue. Déjà l'on prépare le voile couleur de flamme de ta fiancée ; on instruit la jeune fille de ses nouveaux devoirs ; elle va couper la chevelure de tes jeunes esclaves. Une fois seulement, effrayée du trait dont son avide époux va la percer, elle le laissera égarer ses coups par derrière. Mais sa nourrice et sa mère te défendront de le faire davantage ; elles te diront : "C'est à une jeune épouse et, non à un jeune garçon que tu as affaire." Ah ! que tu vas avoir de mal et de fatigue, si le bijou féminin est resté chose étrangère pour toi. Confie-toi donc, novice, aux leçons de quelque professe de Suburra. Elle t'apprendra à être homme : une vierge n'est pas un bon maître. LXXIX. A PÉTUS. Parce que je ne suis arrivé qu'en dix heures à la première borne, tu m'accuses de lenteur et de paresse. La faute n'en est ni à la route ni à moi ; elle est tout entière à toi, Pétus, qui m'as envoyé tes mules. LXXX. - SUR BAÏES. Flaccus, quand je consacrerais mille vers à louer Baïes, ce rivage si précieux et si cher à Vénus, et où la nature étale ses charmes et sa magnificence, ce n'en serait pas encore assez pour louer dignement Baïes. Mais, Flaccus, j'aime mieux Martial que Baïes. Vouloir posséder l'un et l'autre en même temps serait un voeu indiscret. Si cependant les dieux t'en accordent la faveur, quel bonheur de jouir à la fois de Martial et de Baïes ! LXXXI. - SUR UN EUNUQUE ET UN VIEILLARD. L'eunuque Dindyme et un vieillard harcellent à qui mieux mieux la jeune Églé, qui reste à sec, couchée entre les deux : l'un manque de vigueur, l'autre est paralysé par les années. Ainsi leurs efforts et leurs désirs sont en pure perte. Églé te demande en grâce, Cythérée, te demande pour elle et pour ces malheureux, de rendre à l'un la jeunesse, à l'autre la virilité. LXXXII. - SUR PHILOSTRATE. Philostrate, après avoir soupé aux eaux de Sinuesse, regagnant fort tard son logement de louage, roula, comme Elpénor, du haut d'un grand nombre de marches de son escalier, et faillit se tuer. Nymphes, il n'aurait pas couru de tels dangers, s'il se fût borné à boire de vos eaux. LXXXIII. - A SOSIBIANUS. Personne n'habite gratis chez toi, s'il n'est riche et veuf sans enfants. Personne, Sosibianus, ne loue sa maison plus cher que toi. LXXXIV. - SUR LE BARBIER ANTIOCHUS. Que celui qui n'est pas encore las de la vie, évite, s'il est sage, le barbier Antiochus. Avec des couteaux moins terribles que les siens la troupe furieuse des prêtres de Cybèle se déchirent les membres au son du tambour. Alcon, d'une main plus douce, entaille une hernie intestinale, et replace artistement des os fracturés. Qu'Antiochus rase de pauvres cyniques et des mentons stoïciens ; qu'il tonde la crinière poudreuse des chevaux ; à la bonne heure ; mais s'il rasait Prométhée sur son roc hyperboréen, ce malheureux se hâterait de redemander l'oiseau qui fait son supplice. Penthée se sauverait vers sa mère, Orphée au milieu des Ménades, s'ils entendaient seulement le bruit atroce du rasoir d'Antiochos. Tous ces stigmates que vous comptez sur mon menton, en aussi grand nombre que ceux qui sillonnent le front d'un vieil athlète, ne sont pas l'ouvrage des ongles furibonds d'une épouse acariâtre, je les dois au fer d'Antiochus, à sa nain scélérate. De tous les animaux, un seul, le bouc, a le sens commun : il vit avec sa barbe, de peur d'avoir affaire à Antiochus. LXXXV. - CONTRE ZOÏLE. Une influence malfaisante a tout à coup paralysé ta langue, Zoïle, au moment où elle se livrait à un sale exercice. Maintenant, Zoïle, c'est le cas de besogner. LXXXVI. - CONTRE PARTHENOPÉUS. Pour calmer ton gosier qu'une toux âcre déchire sans cesse, le médecin te prescrit, Parthenopéus, le miel, les amandes douces, les bonbons et tout ce qui sert à apaiser les cris des enfants. Malgré cela, tu passes encore tes journées à tousser : Parthenopéus, ce n'est pas là du rhume, c'est de la gourmandise. LXXXVII. - A CHARIDEMUS. Tu étais riche jadis ; mais alors tu étais pédéraste, et, pendant longtemps, tu ne connus aucune femme. Maintenant, Charidemus, tu cours après les vieilles : ô pouvoir merveilleux de l'indigence ! elle t'a fait rentrer dans les voies de la nature. LXXXVIII. - SUR CHARISIANUS. Charisianus assure, Lupus, que, depuis plusieurs jours, il ne peut plus se livrer à la pédérastie. Ses amis lui en demandant la raison : « C'est, dit-il, que j'ai le ventre relâché. » LXXXIX - A POLLA. Pourquoi, Polla, m'envoyer des couronnes si fraîches ? j'aimerais, mieux les roses que tu aurais fanées. XC. - CONTRE CHRESTILLUS. Ennemi déclaré des vers qui coulent avec facilité, tu n'aimes que ceux qui se heurtent dans des sentiers âpres et rocailleux. Pour tes oreilles, aucun vers d'Homère ne vaut : Luceilei columella heic situ' Metrophan' est. Tu te pâmes d'admiration à ces mots de terrai frugiferai, comme à tous ceux qu'ont vomis Accius. et Pacuvius. Tu veux, Chrestillus, que j'imite ces vieux poètes si chers à ton coeur. Je veux mourir, si tu comprends toute la douceur du mot mentula ! XCI. - ÉPITAPHE DE CANACÉ. Ci-git l'Éolienne Canacé, enfant dont la septième année fut la dernière. O crime ! ô forfait ! passant, pourquoi te presser de verser dés pleurs ? Il ne s'agit pas ici de gémir sur la brièveté de la vie. Le genre de sa mort est plus triste que sa mort même. Un horrible fléau a détruit son visage, et s'est fixé sur sa bouche délicate ; l'impitoyable maladie a dévoré le siège même des baisers, et le noir bûcher n'a pas reçu ses lèvres entières. Si le trépas devait fondre sur elle d'une aile si rapide, que ne prenait-il un autre chemin ? Mais la mort s'est hâtée de fermer ce passage à sa douce voix, de peur que sa langue ne parvînt à fléchir les inexorables déesses. XCII. - CONTRE ZOÏLE. C'est mentir, Zoïle, que de t'appeler vicieux. Tu n'es pas un homme vicieux, Zoïle : tu es le vice même. XCIII. - SUR THEODORUS. La flamme a détruit les pénates du poète Théodorus : et vous, Muses, et toi, Phébus, vous l'avez souffert ? O crime ! ô forfait abominable ! ô injustice des dieux ! la maison a brûlé, et le maître n'a pas brûlé avec elle XCIV. - CONTRE UN RIVAI CIRCONCIS. Sèche de jalousie, déchire en tous lieux mes écrits, je te le pardonne, poète circoncis, tu as tes raisons. Je me soucie peu que tu critiques mes vers tout en les pillant ; poète circoncis, tu as encore tes raisons. Mais ce qui me fait mal, poète circoncis, c'est que toi, qui naquis dans les murs mêmes de Solyme, tu te permettes de caresser mon jeune esclave. Tu as beau nier le fait, et jurer par les temples du dieu du tonnerre, je ne te crois pas; circoncis, jure par Anchialus. XCV. - A FLACCUS. Toutes les fois que tu reçois les baisers de ces ignobles suceurs, il me semble, Flaccus, te voir plonger ta tête dans une baignoire publique. XCVI. - A UN GERMAIN. Ce n'est pas le Rhin, c'est la source de Mars qui jaillit ici, Germain : pourquoi donc repousser cet enfant, l'empêcher de se désaltérer à ce riche bassin ? Barbare, l'eau des vainqueurs ne doit point étancher la soif d'un captif, à l'exclusion d'un citoyen. XCVII. -- CONTRE THELESILLA. Je puis le faire quatre fois dans une nuit ; mais que je meure, Thelesilla, si avec toi je puis le faire une fois en quatre ans ! XCVIII. - A BASSUS. Il n'y a pas moyen, Bassus, d'échapper aux donneurs de baisers. Ils vous pressent, vous arrêtent, vous poursuivent, se jettent à votre rencontre, ici comme là, partout, en tout lieu. Il n'est point d'ulcère malin, de pustule bien luisante, de mentagre, de sales dartres, de lèvres barbouillées de cérat, de roupie condensée au bout du nez, qui vous en garantissent. Que vous ayez chaud, que vous ayez froid, que vous vous réserviez pour le baiser nuptial, vous n'en serez pas moins baisé. Le capuchon dont votre tête est enveloppée, les peaux et les rideaux de votre litière, le soin avec lequel vous la fermez ; rien n'y fait. Il n'est petite fente à travers laquelle ne passe un donneur de baisers. N'espérez pas que le Consulat, le Tribunat, l'effroi des faisceaux ou la verge imposante du licteur à la voix criarde fassent fuir un donneur de baisers. Que vous siégiez sur un tribunal, ou bien que vous rendiez la justice du haut d'une chaise curule, un donneur de baisers escaladera l'un et l'autre ; il vous baisera tremblant de fièvre et pleurant ; il vous baisera bâillant et vous baignant ; il vous baisera même chiant : contre un pareil fléau il n'y a qu'un remède, c'est de vous faire un ami que vous soyez décidé à ne pas baiser. XCIX. - CONTRE LESBIE. Je l'ai souvent remarqué, malheureuse Lesbie, lorsque tu te lèves de ta chaise. Les vêtements ne font qu'un avec ton derrière. Tu as beau faire effort à droite et à gauche pour les en détacher, ce n'est qu'après bien des larmes et des gémissements que tu les arraches à grand'peine : tant ils sont adhérents à tes fesses, tant ils se trouvent engagés dans le détroit de ces nouvelles Symplégades. Veux-tu remédier à cette vilaine incommodité ? en voici le moyen : Lesbie, il ne faut ni te lever ni t'asseoir. C. - A FLACCUS. Je ne veux pas, Flaccus, d'une maîtresse efflanquée,-à qui mes bagues servent de bracelets ; qui me ratisse de ses fesses décharnées et me poignarde de ses genoux ; dont l'échine soit une scie, et le derrière un épieu ; mais je ne veux pas davantage d'une maîtresse qui pèse un millier : j'aime la chair, et non la graisse. CI. - A FLACCUS. Comment as-tu fait, Flaccus, pour apercevoir cette imperceptible Thaïs ? vraiment, Flaccus, tu sais voir ce qui n'existe pas. CII. CONTRE LYDIE. On ne m'a pas trompé, Lydie, quand on m'a vanté, non pas ton beau visage, mais ta belle carnation. Cela est vrai, surtout lorsque tu gardes le silence, lorsque tu restes immobile et muette, comme ferait une figure de cire ou un tableau. Mais si tu viens à parler, c'en est fait de ta belle carnation ; il n’est personne à qui sa langue nuise plus qu'à toi. Prends garde que l'édile ne t'entende et ne te voie ! Toutes les fois qu'une statue parle, c'est un prodige. CIII. A SOPHRONIUS. Il y a tant de candeur dans ton âme et sur ta figure, Sophronius, que je suis tout étonné que tu aies pu devenir père. CIV. - A SA FEMME. Sors d'ici, ma femme, ou conforme-toi à mes goûts : je ne suis point un Curius, un Numa, un Tatius. J'aime ces nuits qu'on passe à vider joyeusement des bouteilles ; toi, tu quittes tristement la table, aussitôt que tu as avalé ton pot d'eau. Il te faut les ténèbres, à toi : moi, j'aime à folâtrer à la lueur d'une lampe et à voir clair quand je pratique l'amoureux déduit. Des fichus, des tuniques, des vêtements épais t'enveloppent de toutes parts ; pour moi une belle n'est jamais assez nue. Je chéris ces baisers imités des douces colombes ; les tiens ressemblent à ceux que tu donnes le matin à ta grand-mère. Chez toi, jamais un mouvement, jamais un mot, jamais une main complaisante pour animer la besogne. On dirait que tu prépares l'encens et le vin du sacrifice. Les esclaves phrygiens s'amusaient solitairement derrière la porte, quand l’'épouse d'Hector chevauchait son mari ; et même quand Ulysse ronflait, la pudique Pénélope ne manquait jamais d'avoir la main à l'endroit sensible. Tu ne me permets pas de changer de route ; Cornélie cependant le permettait à Gracchus, Julie à Pompée, et Porcie à Brutus. Avant que le jeune Dardanien ne versât le nectar au maître des dieux, Junon servait de Ganymède à Jupiter. Si tu te complais dans ta sévérité, tu peux bien être une Lucrèce pendant tout le jour ; mais, la nuit, c'est une Laïs qu'il me faut. UV. - A GARRICUS. Jadis ton cadeau était d'une livre d'argent, Garricus ; il est maintenant d'un quart. Ah ! Garricus, va au moins jusqu'à la demi-livre. CVI. - A ALBIUS MAXIMUS. Albius Maximus, si tu as un moment de loisir, lis seulement ceci ; car tu es occupé, et tu n'es pas trop laborieux. Eh quoi ! tu passes même ces quatre vers ? tu fais bien. CVII. - A SEPTICIANUS. Tu me rends mon livre, Septicianus, comme si tu l'avais déroulé jusqu'au bout et lu jusqu'au dernier mot. Tu n'en as rien passé ; j'en suis persuadé, je le sais, je m'en réjouis; c'est bien vrai. C'est ainsi que j’ai moi-même lu tes cinq livres. CVIII. - AU LECTEUR. Quoique tu doives être rassasié d'un livre aussi long, lecteur, tu me demandes encore quelques petits distiques : mais Lupus me réclame ses intérêts, et mes jeunes esclaves leurs gages. Allons, lecteur, paye : tu te tais, et feins de ne pas entendre. Adieu.
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