RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE MARTIAL

 MARTIAL

intro livre 1 livre 2 livre 3 livre 4 livre 5 livre 6 livre 7 livre 8 livre 9 livre 10 livre 11 livre 12 livre 13 livre 14
petit livre sur les spectacles epigrammes attribuées à Martial


M. VAL. MARTIAL

ÉPIGRAMMES

LIVRE X

 

Relu et corrigé

LIVRE X

I. - CE LIVRE AU LECTEUR

Si je te semble trop gros, si ma longueur t'effraye, il est un moyen de me rendre plus court : ne lis que quelques morceaux. Trois ou quatre petites pièces composent chacune de mes pages ; tu peux me raccourcir à ton gré.

II. - AU MÊME

J'ai fait ce livre avec trop de hâte pour n'être pas obligé de le revoir. A côté de quelques pièces déjà connues de toi, mais récemment polies par la lime, tu en trouveras un grand nombre de nouvelles : sois favorable aux unes et aux autres, cher lecteur, toi, qui fais toute ma richesse, toi que Rome m'a donné en me disant : "Je ne puis te faire un plus beau présent ; par lui tu échapperas à la mortelle influence du Léthé, et la plus noble partie de toi-même te survivra. Le figuier sauvage fend les marbres de Messala, et l'insolent muletier se rit des chevaux châtrés de Crispus. Mais quant aux écrits, le destin ni les siècles ne peuvent rien contre eux ; et ce sont les seuls monuments qui ne sauraient mourir."

III. - À PRISCUS

Certain poète anonyme colporte des propos de valets, d'ignobles méchancetés, des turpitudes dignes de la bouche d'un baladin ; et ces infamies dont un courtier de pots cassés ne donnerait pas la valeur d'une allumette, il prend à tâche de me les attribuer. Penses-tu, Priscus, que le perroquet cherche à imiter le cri de la caille, et que Canus veuille jouer de la cornemuse ? Le ciel préserve mes livres de devoir leur succès à des noirceurs, eux que la Renommée porte sur ses blanches ailes ! Pourquoi donc aspirerais-je à une célébrité de mauvais aloi, quand il m'est démontré que le silence ne coûte rien ?

IV. - À MAMURRA

Oedipe, le noir Thyeste, Médée et Scylla, tel est le continuel sujet de tes lectures : pourquoi ne lire que des récits fabuleux ? Que te fait l'enlèvement d'Hylas ? que te font Parthénopé et Atys ? quel profit tireras-tu du sommeil d'Endymion, de l'aventure d'Icare qui perdit ses ailes, et de l'aversion qu'eut Hermaphrodite pour une onde amoureuse ? A quoi te serviront tous ces jeux d'une imagination frivole ? Lis plutôt ce livre, qui peint la vie humaine et qui te fera dire : ceci me regarde. Tu n'y trouveras pas des Centaures, des Gorgones, des Harpyes : c'est l'homme qu'on sent partout dans ces pages. Mais tu ne veux, Mamurra, ni étudier tes mœurs, ni te connaître toi-même : lis donc les Causes de Callimaque.

V. - CONTRE UN POÈTE MÉDISANT

Loin de nous le détracteur des matrones et des grands, celui qui outrage de ses vers sacrilèges les, personnes qu'il doit respecter ! Puisse-t-il errer en vagabond sur nos ponts et le long de nos rues montueuses ! Puisse-t-il, le dernier des mendiants, solliciter d'une voix enrouée quelques bouchées de ce mauvais pain qu'on destine aux chiens ! Que décembre, ses pluies et ses frimas soient pour lui sans fin, et que, réfugié dans un trou, il souffre les rigoureux excès de l'hiver. Qu'il appelle bienheureux, qu'il proclame dignes d'envie ceux que l'on porte au tombeau, et lorsqu'après une longue attente sera venue sa dernière heure, qu'il entende les chiens se disputer son corps, et qu'il soit forcé de secouer son manteau pour chasser les oiseaux de proie ; que la mort ne termine pas ses souffrances, mais que tantôt déchiré par le fouet de l'inflexible Éaque, tantôt pressé par le rocher toujours roulant de Sisyphe, tantôt haletant de soif au milieu des eaux du vieillard indiscret, il épuise tout ce que les poètes ont inventé de tourments ; et lorsque les Furies viendront le contraindre à dire la vérité, que, trahi par sa conscience, il s'écrie "C'est moi qui ai fait ces vers."

VI. - SUR L'ARRIVÉE DE CÉSAR TRAJAN

Heureux ceux à qui il a été donné de voir ce grand capitaine rayonnant de l'éclat des astres du nord ? Quand viendra ce jour où le champ de Mars, les arbres couverts de spectateurs et les fenêtres brillantes de jeunes beautés lui feront fête à son passage ? Quand viendra-t-il ce moment de délicieuse attente, où une longue traînée de poussière nous annoncera César, où Rome tout entière se pressera sur la voie Flaminienne ? Et vous, quand vous verra-t-on à la suite des chevaliers, escadrons maures vêtus de la tunique égyptienne ? Quand enfin le peuple s'écriera-t-il d'une seule, voix : "Il arrive ! " ?

VII. - AU RHIN, SUR L'ARRIVÉE DE TRAJAN

O Rhin, père des Nymphes et de toutes les rivières qu'alimentent les neiges du septentrion, puisses-tu rouler toujours une onde liquide et ne pas être sillonné par la roue barbare d'un insolent bouvier ! puisses-tu toujours, riche de tes affluents, continuer de couler entre deux rives romaines ! Mais le Tibre, ton maître, te conjure de rendre enfin Trajan à ses peuples et à Rome.

VIII. - SUR PAULLA

Paulla veut que je l'épouse ; moi, je ne veux pas : elle est trop vieille, ou plutôt elle ne l'est pas assez.

IX. - SUR LUI-MÊME

Je suis ce Martial connu de tous les peuples du monde par mes hendécasyllabes, où la malice abonde, sans méchanceté toutefois : pourquoi me porter envie ? Je ne suis pas plus connu que Caballus Andrémon.

X. CONTRE PAULLUS

Lorsqu'on te voit, Paullus, toi que précèdent, à l'ouverture de l'année, les faisceaux couronnés de laurier, assiéger le matin de tes hommages mille portes diverses, qu'ai-je à faire ? Que deviendrai-je en ce cas, Paullus, moi qui suis perdu dans la foule compacte des enfants de Numa ? saluerai-je des noms de maître et de roi un grand dont je voudrais obtenir un regard, quand tu le fais aussi, toi, et avec cent fois plus d'humilité ? Me mettrai-je à suivre une litière ou une chaise ? Tu ne crains pas de te mêler aux porteurs et de disputer aux autres la première place dans la boue. Me lèverai-je pour applaudir un poète qui lit des vers, quand tu restes debout, les mains tendues vers l'auteur ? Que reste-t-il à faire à un pauvre hère qui ne peut pas même être client ? Nos modestes toges sont éclipsées par la pourpre de vos vêtements.

XI - CONTRE CALLIODORE

Tu nous parles sans cesse de Thésée, de Pirithoüs, et tu te crois, Calliodore, l'égal de Pylade. Que je meure, si tu es digne de présenter le pot-de-chambre à Pylade, ou de garder les pourceaux de Pirithoüs ! "Cependant, nous dis-tu, j'ai donné à mon ami cinq mille sesterces et une toge (quel cadeau !) qui avait été lavée trois ou quatre fois au plus." Sans doute Oreste n'a jamais rien donné à Pylade ; mais celui qui donne, si souvent que ce soit, refuse plus souvent encore.

XII. - A DOMITIUS

Les peuples de l'Émilie, Verceil si chère à Apollon, les plaines arrosées par le fleuve témoin de la chute de Phaéton, vont te posséder, Domitius. Que je meure, si je ne te vois partir avec plaisir, quoique sans toi aucun jour ne me puisse être agréable ! Mais ce que je désire par-dessus tout, c'est que, loin de la ville, tu puisses, au moins pendant une moisson, soulager ton cou fatigué par le joug des affaires. Pars ; je t'en conjure, et aspire par tous les pores les feux du soleil. Que tu seras beau pendant ce voyage ! Quand tu reviendras, tes amis, qui auront conservé leur blancheur, auront peine à te reconnaître ; ils pâliront tous auprès de tes joues halées. Mais cette couleur brune que t'aura donnée la route, Rome te l'enlèvera bien vite, lors même que tu reviendrais aussi noir qu'un Éthiopien.

XIII. - A TUCCA

Tandis qu'un chariot transporte tes esclaves efféminés, que des cavaliers libyens se couvrent pour toi de sueur et de poussière, que des lits somptueux s'élèvent autour de tes nombreux bassins, rivaux de ceux de Baies, et dont les eaux se blanchissent du mélange de tes parfums, tandis que ton vin de Sétia menace de faire éclater le cristal qui le contient, que Vénus ne dort pas sur une plume plus moelleuse que celle de tes coussins, tu te morfonds la nuit à la porte d'une courtisane altière, et cette porte, sourde hélas ! se mouille de tes larmes ; tes soupirs entretiennent dans ton sein oppressé une continuelle ardeur. Veux-tu que je te dise, Tucca, d'où te vient tant de malheur ? De trop de bonheur.

XIV. - CONTRE CRISPUS

Tu prétends, Crispus, que tu ne le cèdes à aucun de mes amis ; mais que fais-tu, je te prie, pour le prouver ? Lorsque je t'ai demandé de me prêter cinq cents sesterces, tu me les as refusés, quoique ton coffre-fort fût trop petit pour contenir tous tes écus. Quand m'as-tu donné une mesure de fèves ou de blé, toi qui as des terres et des fermiers sur les bords du Nil ? M’'as-tu jamais, pendant les froids de l'hiver, fait présent de la plus petite toge ? Quand t'est-il arrivé de m'offrir une demi-livre d'argent ? Je ne vois rien, Crispus, que je puisse croire un témoignage de ton amitié, si ce n'est l'habitude que tu as de péter devant moi.

XV. - SUR APER

Aper a percé d'une flèche le cœur de sa riche épouse ; mais c'était en jouant ; Aper est un habile joueur.

XVI. - CONTRE CAÏUS

Si promettre sans tenir est, Caïus, ce que tu appelles donner, je veux te vaincre en munificence et en générosité. Reçois donc en présent tout ce que l'Asturien extrait des mines de la Galice, tout l'or que roule l'onde opulente du Tage, tout ce que le noir Indien arrache aux algues de l'Érythrée, tous les parfums que le phénix amasse dans son nid, tout ce que l'industrieuse Tyr prépare dans ses cuves d'airain ; tous les trésors du monde reçois-les de la même manière que tu donnes.

XVII. - À SA MUSE, AU SUJET DE MACER

Vainement, ma muse, tu cherches à frustrer Macer de la redevance des Saturnales ; impossible : il l'exige. Ce n'est pas de la haute poésie, ce ne sont pas des vers élégiaques qu'il demande : il se plaint, au contraire, de ce que j'ai dit adieu aux bagatelles. Mais la lecture des livres de géométrie prend tout le temps de Macer. Voie Appienne, que deviendras-tu, si Macer se met à me lire ?

XVIII. SUR MARIUS

Marius n'invite personne à souper, ne fait de cadeau à personne, ne répond pour personne, ne veut prêter à personne : le motif, c'est qu'il n'a rien ; cependant, il ne manque pas de gens qui cultivent son amitié stérile. Ah ! Rome, que de sottes gens dans tes murs !

XIX. ENVOI DE SON LIVRE À PLINE LE JEUNE

O ma muse, va porter à l'éloquent Pline ce livre, qui n'est ni assez savant ni assez grave pour lui, mais qui n'est cependant pas dépourvu de toute élégance. On a bientôt franchi la montée de Suburra. Quand tu seras au bout, tu apercevras soudain Orphée sur le faîte humide et glissant d'un théâtre, puis des animaux en admiration devant lui, et le royal oiseau qui apporta Ganymède au dieu du tonnerre. Là aussi se trouve la petite maison de ton ami Pédon, sur le fronton de laquelle on voit un aigle de moindre grandeur. Mais ne va pas, comme une indiscrète, frapper à contretemps à la porte de ce séjour de l'éloquence. Le maître y consacre toutes ses journées à des travaux sérieux, jaloux qu'il est de charmer les oreilles des centumvirs par des écrits que les siècles et la postérité puissent comparer aux chefs-d'œuvre d'Arpinum. Aie soin de ne te présenter que le soir, aux lanternes : l'heure qui te convient est celle où l'orgie règne, où la rose couronne les fronts, où les cheveux sont humides de parfums : alors les plus rigides Catons peuvent me lire.

XX. - À MANIUS

Si le Salon me ramène à travers la Celtibérie dans le pays qui produit l'or ; si je suis empressé de revoir la montagne où s'élève le toit incliné qui m'a vu naître, c'est à cause de toi, Manius : car tu me fus cher dès l'âge de l'innocence ; ton amitié fit le charme de ma jeunesse, et personne, dans l'Ibérie, ne possède et ne mérite à un aussi haut degré que toi mon affection. Avec toi, je ne craindrais pas d'habiter les cabanes des noirs enfants de la Gétulie, les huttes où s'enferment les Scythes. Si tu partages mes sentiments, si ton dévouement égale le mien, Rome sera partout où nous serons ensemble.

XXI. - À SEXTUS

Quel plaisir as-tu, Sextus, à écrire des choses que Modestus et Claranus même ont peine à comprendre. C'est Apollon en personne qu'il te faudrait pour lecteur. Selon toi, Cinna était un plus grand génie que Virgile. Puisses-tu recevoir le même éloge ! Je veux bien que mes écrits plaisent aux grammairiens, mais à condition de n'avoir pas besoin de leurs commentaires.

XXII - CONTRE PHILÉNIS

Tu me demandes, Philénis, pourquoi j'ai souvent un emplâtre au menton, pourquoi la céruse blanchit, mes lèvres ? Que t'importe ? je n'ai pas envie de te baiser.

XXIII. - SUR MARCUS ANTONIUS

L'heureux Antonius Primus compte quinze olympiades passées dans de tranquilles loisirs ; il reporte sa pensée vers les jours, les années qu'il a paisiblement traversés. Si proche qu'il 'en soit, il ne craint pas les eaux du Léthé. Il n'est pas un moment de sa vie dont le souvenir lui soit importun ; il n'en est pas un qu'il n'aime à se rappeler. Ainsi l'homme de bien agrandit son existence ; c'est vivre une seconde fois que de pouvoir jouir de sa vie passée.

XXIV. - AUX CALENDES DE MARS

Calendes de mars qui m'avez vu naître, plus douces à mon cœur que toutes les autres calendes, où je reçois des présents, même des jeunes filles, j'offre pour la cinquante-septième fois sur vos autels mes libations et mon encens. Ajoutez, je vous prie, à ce nombre (si toutefois ce vœu doit avoir un bon effet) deux fois neuf ans, afin que, sans être trop alourdi par la vieillesse, et après avoir ainsi parcouru les trois âges de la vie, je descende dans les bosquets du royaume de Proserpine. Après cette vie de Nestor, je ne demande pas un jour de plus.

XXV. - SUR MUCIUS

Ce Mucius que tu vis, une de ces dernières matinées, dans l'arène, poser sa main sur un brasier ardent, s'il t'a paru patient, héroïque, insensible, c'est que tu as des sentiments dignes de la populace d'Abdère ; car, lorsqu'on dit à un homme, en lui montrant la tunique soufrée : "Brûle ta main," il y a plus de courage à s'écrier : "Je n'en ferai rien."

XXVI. - SUR LA MORT DE VARUS

Varus, toi qui portas avec tant de distinction le sarment du centurion à travers les villes d'Égypte, qui commandas si honorablement à cent guerriers ; toi dont les peuples de l'Ausonie se promettaient en vain le retour, ton ombre repose étrangère aujourd'hui sur la terre où régna Lagus. Il ne m'a pas été permis d'arroser de mes larmes tes froides reliques, ni de jeter de l'encens sur ton bûcher funèbre ; mais je puis immortaliser ton nom par des vers qui ne périront point. Nil perfide, peux-tu nous enlever aussi cette consolation ?

XXVII. - À DIODORUS

Au jour de ta naissance, Diodorus, le sénat vient s'asseoir à ta table, qu'entourent aussi un grand nombre de chevaliers, et ta sportule ne te coûte pas moins de trente écus ; cependant, Diodorus, personne ne se doute que tu es né.

XXVIII. - À JANUS

Père des années, heureux créateur de ce monde brillant, toi à qui s'adressent nos premiers vœux et nos premières prières, tu n'habitais autrefois qu'un temple étroit, ouvert de toutes parts, et qui servait de passage à Rome tout entière. Aujourd'hui la munificence de César vient de te doter d'une enceinte, et tu comptes autour de toi autant de places que tu as de visages. Puisses-tu, divin protecteur, en reconnaissance de tant de bienfaits, tenir à jamais fermées tes portes de fer !

XXIX. - À SEXTILIANUS

Le plat que tu m'envoyais d'ordinaire en présent à l'époque des Saturnales, tu l'as envoyé, Sextilianus, à ta maîtresse. Du prix de la toge que tu me donnais aux calendes de mars, tu as acheté pour elle une robe vert-poireau. C'est ainsi que tu as trouvé moyen d'avoir des maîtresses gratis ; c'est ainsi, Sextilianus, que tu fais l'amour à mes dépens.

XXX. - SUR LA CÔTE DE FORMIES SÉJOUR D'APOLLINARIS

Charmants rivages de la douce Formies, vous qu'Apollinaris préfère à tout autre séjour, quand il fuit les ennuis de Rome, et veut se délasser de ses pénibles occupations, l'aimable Tibur, patrie de sa chaste épouse, les retraites de Tusculum et d'Algide, Préneste et Antium même ont moins de charmes que vous à ses yeux. Ni l'enchanteresse Circé, ni Caiette que fondèrent les enfants de Dardanus ; ni Marica, ni Liris, ni Salmacis, que baigne l'eau du lac Lucrin, n'excitent ses regrets. En ces lieux un zéphyr caressant ride la surface de la mer, dont les flots ne dorment jamais ; et cette onde paisible, pour peu qu'elle soit aidée du souffle de la brise, pousse au rivage la nacelle aux brillantes couleurs. Un frais agréable y pénètre, semblable à celui que se procure une jeune fille incommodée par la chaleur, en agitant la pourpre de son vêtement. La ligne ne va pas chercher bien loin sa proie ; lancée de la chambre, du lit même, elle ramène le poisson qu'on aperçoit au fond de l'eau. Si parfois Nérée souffre de l'influence d'Éole, la table, sûre de son approvisionnement, se rit de la tempête : dans le réservoir s'engraissent le turbot et le loup-marin ; la délicate murène cherche en nageant son maître ; le nomenclateur appelle à lui le mulet, qui le reconnaît, et à sa voix aussi accourent les vieux barbeaux. Mais quand Rome permet-elle à Apollinaris de jouir de ces délices ? combien de jours de l'année laisse-t-elle pour Formies à celui que des affaires importantes enchaînent à la ville ? Heureux gardiens, heureux fermiers ! Ces biens préparés pour vos maîtres, c'est vous qui en jouissez.

XXXI. CONTRE CALLIODORE

Tu vendis hier un esclave treize cents écus, afin de bien souper une fois dans ta vie, Calliodore ; et, cependant tu as mal soupé. Un barbeau de quatre livres, que tu achetas, a été la pièce capitale, la gloire de ton repas. Il me prend envie de m'écrier : "Misérable, ce n'est pas un poisson, c'est un homme, oui un homme, que tu dévores."

XXXII. - À CÉDITIANUS, SUR LE PORTRAIT DE M. ANTONIUS

Tu me demandes, Céditianus, quelle est la personne que représente ce portrait décoré de roses et de violettes ? Tel était Marcus Antonius Primus dans la force de l'âge. Dans ces traits le vieillard retrouve ceux de sa jeunesse. Plaise aux dieux que l'art pût reproduire de même les vertus et les qualités du cœur ! Il n'y 'aurait pas au monde un plus beau portrait.

XXXIII. - À MUNATIUS GALLUS

Plus simple que les anciens Sabins, plus vertueux que le vieillard de Cécrops, fasse Vénus pudique, ô Munatius, que l'union indissoluble de ta fille consolide ton séjour dans l'illustre maison de son beau-père ! Cela t'est bien dû pour avoir démenti, comme tu le fais, la calomnie qui m'attribue des vers pleins de fiel et de méchanceté, et pour avoir soutenu qu'un poète tant soit peu lu n'écrit pas de pareilles choses. Voici la loi que je me suis imposée dans mes livres : épargner les personnes et attaquer les vices.

XXXIV. - À CÉSAR TRAJAN

Que les dieux, ô Trajan, t'accordent tout ce que tu mérites, et qu'ils t'assurent à jamais la possession de ce qu'ils t'ont donné ; tu rends au patron les droits dont on l'a dépouillé : il ne sera plus traité comme un proscrit par ses affranchis. Tu es digne de conserver aux citoyens leurs, prérogatives ; le cas échéant, tu prouveras aussitôt que je dis la vérité.

XXXV. - ÉLOGE DE SULPICIA

Jeunes filles, qui ne voulez plaire qu'à un seul homme, lisez toutes Sulpicia. Lisez Sulpicia, vous tous maris qui ne voulez plaire qu'à une seule femme. Elle ne donne pas pour vraies les fureurs de l'héroïne, elle, de Colchos, ne raconte pas l'horrible festin de Thyeste. Elle ne croit ni à Scylla ni à Byblis ; mais elle enseigne l'amour pudique, l'amour vertueux, ses jeux, ses délices et son badinage. Quiconque saura apprécier ses vers conviendra qu'aucun poète ne fut à la fois plus malin et plus chaste. Tels ont été, je me le figure, les jeux aimables d'Égérie dans la grotte humide de Numa. Si tu l'avais eue pour condisciple ou pour maîtresse, tu serais, Sapho, plus docte et plus retenue. D'ailleurs, si l'inflexible Phaon vous avait vues toutes deux en même temps, son amour eût été pour Sulpicia ; mais en vain : car elle ne consentirait à devenir ni l'épouse du dieu du tonnerre, ni l'amante de Bacchus ou d'Apollon, si Calenus venait à lui être ravi.

XXXVI. - CONTRE MUNNA

Tout ce que rassemblent de plus détestable les laboratoires enfumés de Marseille ; toute cette piquette en tonneau, à qui le feu a donné de l'âge, c'est toi qui l'envoies, Munna : tu expédies à tes malheureux amis à travers les mers, et par d'interminables chemins, les poisons les plus malfaisants ; le tout coûte aussi cher qu'une pièce de Falerne ou de cet excellent Setia. Si, depuis longtemps, on ne t'a pas vu venir à Rome, c'est, j'en suis assuré, de peur d'y boire de ton vin.

XXXVII. - À MATERNUS

Intègre observateur du droit et de la justice, toi dont la bouche toujours véridique est l'oracle du barreau romain, Maternus, as-tu quelque message à confier à ton compatriote, à ton vieil ami, pour la côte de Galice? Penses-tu qu'il vaille mieux pêcher sur le rivage Laurentin de hideuses grenouilles ou de chétives ablettes, que de rejeter au milieu de ses rochers le mulet captif qui a paru peser moins de trois livres? Manger au dernier service la fade palourde ou des moules dans leurs minces coquilles, que des huîtres qui ne le cèdent en rien à celles de Baïes, et dont les valets même (tant elles sont nombreuses! ) peuvent se gorger à discrétion? Là-bas, vous pousserez à grands cris dans vos filets le renard puant, et cette sale proie déchirera vos chiens de ses morsures. Ici, mes filets, qui tout à l'heure ont été retirés de l'eau chargés de poisson, vont arrêter les lièvres au passage. Au moment où je parle, voici votre pêcheur qui revient avec sa nasse vide, et votre chasseur qui s'avance tout fier d'avoir pris un blaireau. Ce sont les marchés de Rome qui seuls approvisionnent les bords de la mer : as-tu quelque message pour la côte de Galice?

XXXVIII. - À CALENUS

Oh ! qu'elles ont été délicieuses pour toi, Calenus, les quinze années de mariage que les dieux t'ont accordées, et que tu as passées avec ta chère Sulpicia ! Nuits, heures fortunées, qui toutes furent marquées des plus précieuses pierres du rivage indien ! Quels doux combats, quelles luttes animées n'ont-ils pas vus, ce lit heureux et cette lampe remplie des parfums de Nicéros ? Tu n'as vécu que trois lustres, Calenus, voilà toute ta carrière ; car tu ne comptes de jours que ceux où tu fus époux. Si Atropos, cédant enfin à tes prières, voulait te rendre un seul de ces mêmes jours, tu le priserais davantage que la vie quatre fois répétée du vieillard de Pylos.

XXXIX. - CONTRE LESBIA

Pourquoi jurer, Lesbia, que tu es née sous le consulat de Brutus ? tu mens : tu es, née sous le roi Numa. Mais non, ce n'est pas encore la vérité : car, à voir ta décrépitude, on dirait que tu es l'argile même façonnée par Prométhée.

XL. - À LUPUS, AU SUJET DE POLLA

Comme on me répétait sans cesse que ma Polla me trompait en secret avec un libertin, je les ai surpris, Lupus : c'était bien pis qu'un libertin.

XLI. - CONTRE PROCULÉIA

Au renouvellement du mois de Janus, tu abandonnes ton vieux mari, Proculéia, et tu lui signifies que tu veux te séparer de biens. Qu'est-il arrivé ? je te prie. D'où vient ce mécontentement subit ? tu ne veux pas me répondre ? eh bien ! je parlerai. Il était préteur, et la présidence des jeux mégalésiens devait lui coûter cent mille sesterces, en mettant vos largesses au plus bas. La fête du peuple en eût coûté vingt mille. Ce n'est point une séparation que tu as voulue, Proculéia, c'est une économie.

XLII. - À DINDYMUS

Le duvet de tes joues est si délicat, si flexible, que ton haleine, l'action du soleil, le moindre souffle suffit pour le flétrir. On dirait la laine du jeune coing que le pouce d'une vierge fait briller en le dépouillant. S'il m'arrive seulement de t'appliquer cinq baisers avec un peu de force, Dindymus, soudain la dépouille de tes lèvres me rend barbu.

XLIII. - À PHILÉROS

Voilà la septième femme que tu enterres dans ton champ, il n'est personne, Philéros, à qui son champ rapporte davantage.

XLIV. - À Q. OVIDIUS

Tu pars, Quintus Ovidius, tu vas visiter les Bretons de la Calédonie, le vert empire de Téthys et le vieil Océan. Tu quittes donc les collines de Numa et tes loisirs de Nomentum ? ni ton habitation champêtre ni ton foyer ne retiennent ta vieillesse ? Tu ajournes tes jouissances ; mais Atropos n'ajourne pas sa tache, et toutes tes heures sont comptées. Tu auras rendu service à un ami qui t'est cher (et qui ne t'en louerait ?); tu auras prouvé que la vie a moins de prix à tes yeux que la fidélité. Mais reviens dans la Sabine pour n'en plus sortir, et compte-toi une bonne fois au nombre de tes amis.

XLV. - CONTRE UN LECTEUR DIFFICILE

Si mes écrits ont quelque chose de naïf et d'aimable, si mes vers bienveillants retentissent de quelque éloge, tu les trouves grossiers, et tu aimes mieux ronger la côte d'un sanglier de Laurentum que d'en savourer le filet que nous t'offrons. Bois du Vatican, si le vinaigre te plaît ; notre vin n'est pas fait pour ton estomac.

XLVI. - CONTRE MATHON

Tu veux être un beau parleur, Mathon : parle quelquefois bien, quelquefois ni bien ni mal, quelquefois mal.

XLVII. - A JULES MARTIAL

Voici, mon cher Martial, les éléments de la vie heureuse : une fortune acquise sans peine et par héritage ; un champ qui rapporte ; un foyer qui toujours brûle ; point de procès ; peu d'affaires ; la tranquillité de l'esprit ; un corps suffisamment vigoureux ; une bonne santé ; une simplicité bien entendue ; des amis qui soient nos égaux ; des relations agréables ; une table sans faste ; des nuits sans ivresse et libres d'inquiétude ; un lit où il y ait place pour la joie et pour la pudeur ; un sommeil qui abrège les ténèbres ; se contenter d'être ce que l'on est, et ne rien désirer de plus ; attendre son dernier jour sans crainte comme sans impatience.

XLVIII. - PRÉPARATIFS D’UN FESTIN FAIT PAR LE POÈTE

La troupe consacrée à la génisse de Phares annonce la huitième heure, et la garde armée de javelots revient et rentre au quartier. Cette heure fait descendre les bains à une chaleur tempérée ; car celle qui précède exhale des vapeurs excessives, et l'ardeur immodérée des bains de Néron échauffe la sixième. Stella, Népos, Nanius, Céréalis, Flaccus ; accourez tous ! Ma table est à sept places ; nous sommes six, et nous attendons Lupus. Ma fermière vient de m'apporter des mauves laxatives et quelques autres produits de mon jardin. On y remarque la petite laitue et le poireau facile à couper ; et la menthe flatueuse n'y fait pas faute, non plus que l'herbe qui porte à l'amour. Des tranches d'œufs entoureront un plat d'anguilles bardées de rue, et vous aurez aussi des tétines de truie arrosées de saumure de thon. Ceci toutefois n'est que pour ouvrir l'appétit ; un chevreau soustrait à la dent cruelle du loup formera, à lui seul, un service. Puis viendront des ragoûts qui n'auront pas besoin du couteau du découpeur ; des fèves, régal des artisans, et des choux nains. Il y aura encore un poulet et un jambon qui a déjà figuré dans trois soupers. Pour le dessert, je vous donnerai des fruits doux, sans compter une bouteille de vin de Nomentum bien clair, qui fut remplie sous le second consulat de Frontinus. Ajoutez à cela des plaisanteries sans fiel, une liberté dont on n'aura pas à se repentir le lendemain, et pas un mot qui ne puisse se répéter. Mes convives pourront, à leur aise, parler de Prasinus et de Venétus : nos rasades ne compromettront personne.

XLIX. - CONTRE COTTA

Tandis que tu bois dans des coupes d'améthyste, tandis que tu avales à longs traits la liqueur vermeille d'Opimius, tu me verses du vin nouveau de la Sabine, et tu me demandes, Cotta, si je le veux dans une coupe d'or. Qui voudrait boire dans une coupe d'or un vin aussi vil que le plomb ?

L. - SUR SCORPUS

Que la Victoire désolée brise ses palmes iduméennes ! Faveur, frappe d'une main impitoyable ta poitrine nue ! que l'Honneur prenne le deuil ! ô Gloire, dans ta douleur, abandonne aux flammes dévorantes les couronnes qui parent ta chevelure ! O forfait ! tu meurs, Scorpus, dans la fleur de l’âge, et déjà tu vas atteler les noirs chevaux des enfers. Tu dépassais jadis avec rapidité les bornes du cirque ; pourquoi faut-il que tu franchisses avec la même vitesse les bornes de ta vie ?

LI. - À FAUSTINUS

Déjà l'astre du Taureau Tyrien laisse derrière soi le Bélier de Phryxus, et l'hiver fuit devant les Gémeaux. La campagne est riante, et la terre, ainsi que les arbres, reprend son vêtement. L'adultère athénienne pleure lthys, que vit naître le mont lsmare. Les beaux jours, Faustinus ! la belle Ravenne que Rome t'a fait perdre ! Le beau soleil ! les doux loisirs ! qu'ils ont de charmes ces bois, ces fontaines, ces rivages au sable humide ; mais raffermi, cet Anxur tout brillant du voisinage de l'onde azurée, et ce lit d'où la vue plane d'un côté sur les barques du fleuve, de l'autre sur les vaisseaux de la mer. Tu n'y trouveras pourtant ni le théâtre de Marcellus, ni celui de Pompée, ni ces triples bains, ni ces quatre forums, ni le temple superbe du Jupiter Capitolin, ni ces autres temples qui semblent toucher au séjour de leurs dieux. Las de toutes ces belles choses, combien de fois ne te sera-t-il pas arrivé de dire à Quirinus : "Garde pour toi ce qui est à toi, et laisse-moi jouir de ce qui est à moi !"

LII. - SUR UN EUNUQUE

Un jour que Numa voyait l'eunuque Thélis en toge : "C'est, dit-il, une adultère qui subit sa condamnation."

LIII. - ÉPITAPHE DE SCORPUS

Je suis ce Scorpus, la gloire du Cirque aux mille voix, qui fut, ô Rome, l'objet de tes applaudissements et fit un instant tes délices. La Parque jalouse, quand elle me ravit au bout de trois fois neuf ans, pensa, en comptant mes victoires, que j'étais déjà vieux.

LIV. - CONTRE OLUS

Tes mets sont excellents, Olus ; mais tu fais servir les plats couverts : quelle sottise ! A ce prix, je puis aussi avoir une bonne table.

LV. - CONTRE MARULLA

Après avoir longtemps pesé et mesuré avec la main une mentule qui se présente la tête haute, Marulla l'évalue en livres, en scrupules et en sextules ; puis, l'œuvre finie, lorsque, fatigué de ses exercices, le membre retombe, semblable à une courroie qui se détend, Marulla vous dit de combien il est devenu plus léger. Ce n'est pas une main qu'a cette femme, c'est une balance.

LVI. - CONTRE GALLUS

Tu me demandes, Gallus, de te sacrifier toutes mes journées, et de faire trois ou quatre fois par jour le voyage de ton mont Aventin. Cascellius arrache ou guérit une dent qui fait mal ; tu brûles, Higinus, les poils qui incommodent la vue ; Fannius relève, sans la couper, la luette relâchée ; Éros efface les stigmates des esclaves ; Hermès passe pour le Podalire de ceux qui ont des hernies ; apprends-moi, Gallus, quel est celui qui guérit les éreintés.

LVII. - À SEXTUS

Ton usage était de m'envoyer une livre d'argent ; à présent tu m'envoies une demi-livre... de poivre ! Sextus, je n'achète pas le poivre si cher.

LVIII. - À FRONTINUS

Tant que j'habitai les retraites paisibles d'Anxur voisine de la mer, Baïes moins éloignée, et ta maison assise sur le rivage, et ces bois, que, pendant les plus ardentes chaleurs du Cancer, respectent les impitoyables cigales ; près de ces lacs semblables à des fleuves, je pouvais avec toi, Frontinus, fêter les doctes filles de Pierus. Maintenant Rome pèse sur nous et nous écrase : ici puis-je avoir un jour à moi ? Ballottée par les flots de cette immense cité, ma vie se consume en de stériles fatigues, réduit que je suis à vivre du mince revenu d'un champ voisin de la ville et à habiter près de toi, vénérable Quirinus, mes modestes pénates. Mais il n'est pas le seul qui aime, celui qui assiège nuit et jour le seuil d'un patron : de telles pertes de temps ne vont pas à un poète. Moi aussi j'aime, j'en atteste et le culte sacré que je rends aux Muses, et tous les dieux ; mais je n'aime pas en officieux.

LIX. - CONTRE UN LECTEUR DIFFICILE

Si le sujet que je traite remplit toute une page, tu passes outre : ce ne sont pas les meilleures, ce sont les plus courtes pièces qui te plaisent. Si on te sert un souper somptueux et composé de toutes sortes de mets, tu ne te sens de goût que pour les friandises. Je n’'aime pas un lecteur si délicat ; ce qu'il me faut, c'en est un qui ne puisse se rassasier sans pain.

LX. - SUR MUNNA

Munna sollicite de César le droit de trois disciples, lui qui est habitué à n'en avoir que deux.

LXI. - ÉPITAPHE D'ÉROTION

Ici repose Érotion, cette ombre qu'un crime du destin nous a ravie dans son sixième hiver. O toi, qui que tu sois, qui deviendras possesseur après moi de ce modeste champ, rends à ses tendres mânes les honneurs annuels qui leur sont dus. Ainsi puisse ta maison être éternelle, ta famille jouir d'une santé constante, et cette pierre être la seule ici sur laquelle on vienne pleurer !

LXII. - À UN MAÎTRE D'ÉCOLE

Maître d'école, laisse un peu de repos à cette naïve jeunesse ; et puisses-tu, pour récompense, voir accourir à tes leçons beaucoup d'élèves à la longue chevelure, et avoir toute l'affection de cet auditoire assis autour de ta table ! Que nul maître de calcul, qu'aucun sténographe ne soit jamais pressé par un cercle plus nombreux ! Pur et serein, le jour brûle de tous les feux du Lion, et l'ardent juillet mûrit nos moissons jaunissantes. Ces courroies découpées dans un cuir de Scythie, ces lanières qui ont déchiré le dos du Célénien Marsyas, ces tristes férules, sceptres des pédants, laisse-les reposer, laisse-les dormir jusqu'aux ides d'octobre ; si les enfants se portent bien l'été, ils en savent assez.

LXIII. - ÉPITAPHE D'UNE NOBLE MATRONE

Passant, le marbre dont tu lis l'inscription est petit à la vérité, mais il ne le cède ni au monument de Mausole ni aux Pyramides mêmes. Deux fois j'ai vu Rome célébrer les jeux Térentiens, et jusqu'au dernier instant, ma vie a toujours été heureuse. Junon m'a donné cinq fils et autant de filles : tous ont pu me fermer les yeux. Par un privilège rarement accordé au lit conjugal, mes pudiques appas n'ont jamais connu qu'un seul homme.

LXIV. - A POLLA

Polla, ma reine, si mes livres te tombent sous la main, ne regarde pas mon badinage d'un œil trop sévère. Ton poète favori, celui qui fit la gloire de notre Hélicon, quand sur la trompette épique il chanta nos guerres sanglantes, n'a pas rougi de dire dans ces vers libertins : "Cotta, qu'ai-je à faire ici, sinon le rôle d'un Ganymède ?"

LXV. - CONTRE CARMÉNION

Carménion, quand tu te vantes d'être citoyen de Corinthe, et que personne ne conteste, pourquoi m'appeler ton frère, moi qui suis fils de Celtibérien et né sur les bords du Tage ? Avons-nous quelque ressemblance dans le visage ? Ta chevelure soyeuse flotte gracieusement sur tes épaules ; moi j'ai les cheveux rudes d'un Espagnol. Chaque jour tu te fais épiler, moi j'ai les jambes et les joues hérissées de poils. Tu grasseyes ; ta voix est languissante ; une jeune fille parle plus haut que moi. L'aigle ne diffère pas plus de la colombe, le daim timide du terrible lion. Cesse donc, Carménion, de m'appeler ton frère, si tu ne veux pas que je t'appelle ma sœur.

LXVI. - SUR THÉOPOMPE

Dis-moi, Théopompe, quel est le barbare, l'insolent qui t'a forcé à prendre les fonctions de cuisinier ? Qui peut souffrir que la noire cuisine barbouille un pareil visage, salisse cette chevelure de ses vapeurs graisseuses ? Qui trouvera-t-on qui soit plus digne de présenter la coupe ou le vase de cristal ? Quelle main, en le versant, donnera plus de saveur au Falerne ? Si des échansons aussi beaux peuvent être transformés en cuisiniers, Jupiter fera le sien de Ganymède.

LXVII. - ÉPITAPHE D'UNE VIEILLE

La fille de Pyrrha, la marâtre de Nestor, celle à qui, dans sa jeunesse, Niobé vit des cheveux blancs, celle que le vieux Laërte appelait son aïeule, Priam sa nourrice, Thyeste sa belle-mère, cette vieille qui a survécu à toutes les corneilles, Plotia, en un mot, éprouve encore au fond du tombeau, auprès du chauve Mélanthion, d'amoureuses démangeaisons.

LXVIII. CONTRE LÉLIA

Quoique tu ne sois née ni à Éphèse, ni à Rhodes, ni à Mitylène, mais dans un faubourg de Rome ; quoique ta mère, qui jamais ne se débarbouille, ait vu le jour chez les Étrusques au teint basané, et que ton rustre de père soit originaire de la campagne d'Aricie, tu emploies, à tout propos, Lélia, ces douces expressions : Dzôê kai psuchê, ma vie ! mon âme ! O pudeur ! Qui ? toi la concitoyenne d'Hersilie et d'Égérie ! Le lit seul doit entendre de pareils mots, et encore le lit qu'une maîtresse a préparé pour son lascif amant. Tu veux savoir comment tu t'y prendrais en pareil cas, si tu étais une chaste matrone : mais tes caresses en seront-elles plus douces ? Va, Lélia, quand tu parviendrais à savoir Corinthe par cœur, tu ne serais jamais complètement une Laïs.

LXIX. - SUR POLLA

Tu donnes des surveillants à ton mari, Polla, et tu n'en veux pas pour toi-même. Voilà ce qui s'appelle, Polla, prendre pour femme un mari.

LXX. - À POTITUS

Tu m'accuses de paresse, docte Potitus, parce que je produis à peine un livre par an ; tu devrais bien plutôt t'étonner de ce que j'en produis un, quand il m'arrive si souvent de perdre des journées entières. Tantôt ce sont des amis qui viennent, le soir, me rendre la visite que je leur ai faite le matin. Je les félicite, sans jamais recevoir d'eux pareille félicitation. Tantôt c'est ma signature qu'il me faut aller donner sur la colline consacrée à Diane : aujourd'hui c'est la première, demain c'est la cinquième heure qui me réclame. Puis c'est un consul qui me retient, ou bien un préteur, quand ce n'est pas une procession qui revient ; sans compter un poète qu'il faut souvent entendre toute la journée. D'ailleurs, peut-on se refuser à recevoir un avocat, un rhéteur ou un grammairien qui viennent vous consulter ? Après la sixième heure, harassé de fatigue, il me faut aller au bain, et, de là, manger mes cent quadrants. Au milieu de tout cela, Potitus, où trouver le temps de faire un livre ?

LXXI. - SUR RABIRIUS

O toi qui souhaites à tes parents une vie longue et heureuse, tu liras avec plaisir le peu de mots gravés sur ce marbre : "Ces ombres chéries, Rabirius les a confiées à la terre ; il n'est point de vieillards qui aient accompli plus heureusement leurs destinées. Une nuit sans douleur a terminé les douze lustres de leur union ; un même bûcher a suffi à deux funérailles." Cependant Rabirius se désole comme si ses père et mère lui eussent été enlevés à la fleur de l’âge. Non, rien n'est plus injuste que de tels pleurs.

LXXII. - VERS EN L'HONNEUR DE TRAJAN

Misérables flatteurs, en vain vous vous présentez devant moi avec vos lèvres flétries par l'habitude du mensonge : je n'ai plus à chanter un maître ni un dieu ; il n'y a plus place pour vous dans la cité. Allez trouver au loin les Parthes asservis, allez baiser lâchement et comme de vils suppliants les sandales de leurs rois bariolés. II n'y a point ici de maître, mais un empereur, un sénateur le plus juste de tous, qui a ramené du fond du Styx, où elle s'était réfugiée, la Vérité au front sans parure. O Rome ! si tu es sage, garde-toi de tenir, sous un pareil prince, le langage d'autrefois !

LXXIII. - À MARCUS

Une lettre m'annonce un gage précieux de l'attachement d'un éloquent ami : l'austère vêtement de l'Ausonie, une toge m'est envoyée par lui. Cette toge, Fabricius n'eût peut-être pas voulu la porter ; mais Apicius assurément, et Mécène, ce chevalier dévoué à la cause de César, ne l'eussent pas dédaignée. Envoyée par tout autre, elle eût été de moindre prix à mes yeux : pour qu'une victime soit agréable aux dieux, il ne suffit pas qu'elle soit immolée par le premier venu. C'est toi, Marcus, qui me l'envoies : si je pouvais ne pas chérir le présent même que tu m'offres, il me faudrait y aimer le nom de Marcus qui est aussi le mien. Mais ce qui vaut mieux que le présent, et ce qui est plus agréable que le nom même, ce sont les bontés et le suffrage d'un savant tel que toi.

LXXIV. - À ROME

Rome, grâce pour un complimenteur épuisé, pour un client harassé ! combien de temps, adulateur banal, me faudra-t-il courir toute la journée, au milieu de tout ce que tu renfermes de complaisants et de pauvres hères, pour attraper ma sportule de cent quadrants ? Scorpus peut bien gagner en une heure quinze sacs de beaux écus d'or ; quant à moi, pour prix de mes ouvrages (que valent-ils en effet ?), je ne voudrais pas des campagnes de l'Apulie ; l'Hybla même ne me tenterait pas, non plus que le Nil aux belles moissons, ni les vignes fameuses qui des hauteurs de Sétia dominent sur les marais Pontins. "Eh ! que voulez-vous ? " me dit-on. Dormir.

LXXV. - SUR GALLA

Autrefois Galla me demandait vingt mille sesterces, et, je dois en convenir, ce n'était pas trop. Un an s'écoule : "Tu m'en donneras dix mille, me dit-elle." Cette demande me parut moins discrète que la première. Comme six mois après elle était tombée à deux mille, je lui en offris mille, et j'essuyai un refus. Deux ou trois calendes s'étaient à peine écoulées, qu'elle vint se proposer pour quatre petites pièces d'or ; je refusai à mon tour : elle réduisit ses prétentions à cent sesterces ; la somme me parut encore trop forte. Une maigre sportule de cent quadrants me fut adjugée ; elle s'en contentait : "Non, dis-je, je l'ai promise à mon mignon. " Pouvait-elle descendre encore plus bas ? Oui. Galla s'offre aujourd'hui pour rien, et je n'en veux pas davantage.

LXXVI. - SUR MÉVIUS

O Fortune ! cela te semble-t-il juste ? Un, citoyen qui n'est ni Syrien, ni Parthe, ni de ces chevaliers issus d'esclaves cappadociens, mais faisant partie des enfants de Rémus, soumis aux lois de Numa, aimable, honnête, vertueux, bon ami, versé dans l'une et l'autre langue, et n'ayant qu'un seul défaut, mais bien grand, celui d'être poète, Mévius gèle sous un capuchon brun, tandis que le muletier Incitatus se pavane sous sa pourpre !

LXXVII. - SUR LE MÉDECIN CARUS

Jamais Carus n'a rien fait de pis, Maximus que de mourir de la fièvre : la fièvre aussi a bien mal fait. La cruelle ! la méchante ! que ne se bornait-elle à être fièvre-quarte ! Elle aurait dû se conserver pour son, médecin.

LXXVIII. - A MACER

Tu pars, Macer, pour le rivage de Salone : avec toi partent la loyauté, si rare de nos jours, et l'amour du bien, en compagnie de l'incorruptible honneur. Le magistrat intègre revient toujours plus pauvre qu'auparavant. Cultivateur fortuné d'une terre qui produit l'or, le Dalmate verra son gouverneur s'en retourner les mains vides, fera des vœux pour qu'il reste encore, et le suivra à son départ en versant des larmes de reconnaissance. Pour moi, Macer, je vais porter les regrets que me cause ton absence, chez les Celtes et les farouches Ibères. Mais quels que soient les écrits que ma plume composera près du Tage à l'onde poissonneuse ; chaque page rappellera le nom de Macer. Ce sera un moyen de me faire lire avec les anciens poètes ; puisses-tu ne pas m'en préférer un grand nombre, et ne placer au-dessus de moi que le seul Catulle !

LXXIX. - SUR TORQUATUS ET OTACILIUS

Torquatus possède une habitation magnifique à quatre bornes de Rome : vite Otacilius achète une petite maison de campagne à la même distance de la ville. Torquatus fait construire des bains qui éblouissent par la richesse de leur marbre diversement nuancé : Otacilius établit chez lui une simple baignoire. Torquatus fait planter dans son domaine un bois de lauriers : Otacilius sème cent châtaigniers. Sous le consulat de Torquatus, Otacilius devint syndic de son quartier ; et le pauvre homme se croyait aussi un grand personnage. Jadis un bœuf par sa grosseur, fit crever une chétive grenouille ; gare que Torquatus ne fasse de même crever Otacilius !

LXXX. - SUR ÉROS

Éros pleure toutes les fois qu'il voit des coupes myrrhines jaspées, de jeunes esclaves, ou quelque beau meuble de citronnier ; il soupire du fond de son cœur, parce que sa pauvreté ne lui permet pas d'acheter et d'emporter chez lui tout l'étalage. Que de gens l'ont comme Éros, mais sans que leur œil se mouille ! Que de gens rient de ses larmes, qui en ont autant sur le cœur !

LXXXI. - SUR PHYLLIS

Deux galants étaient venus de bon matin chez Phyllis pour la caresser, c'était à qui l'aurait nue le premier ; Phyllis promit de leur donner satisfaction à tous deux, et elle tint parole l'un eut le devant, l'autre le derrière,

LXXXII. - A GALLUS

Si la peine que je me donnerai peut t'être de quelque profit, je prendrai ma toge dès le matin ou même à minuit ; je braverai pour toi les sifflements de l'Aquilon malfaisant, j'endurerai la pluie, je m'exposerai à la neige. Mais si mes ennuis, si les tourments que je m'impose ne te rendent pas plus riche d'un quadrant, prends pitié ; de grâce de ma lassitude : épargne-moi, Gallus, ces vaines démarches qui ne te servent de rien, et qui me font tant de mal.

LXXXIII. - À MARINUS

Tu rassembles avec soin, Marinus, tes cheveux clairsemés ; et des touffes qui te restent sur les tempes tu couvres le champ dévasté de ton crâne luisant. Mais bientôt le souffle du vent leur fait rebrousser chemin, et, revenus à leur place, ils ne forment plus que deux boucles qui se déroulent de chaque côté. On dirait l'Herméros de Cydas entre Spendophore et Télesphore. Veux-tu confesser tout naïvement ta vieillesse ? eh bien, pour paraître toujours le même, livre au ciseau du barbier le reste de ta chevelure. Il n'y a rien de laid comme un chauve qui a des cheveux.

LXXXIV. - À CÉDITIANUS, AU SUJET D'AFER

Tu t'étonnes de ce qu'Afer ne veut pas aller dormir. Eh ! ne vois-tu pas avec quelle femme il couche ?

LXXXV. - SUR LE BATELIER LADON

Ladon, le batelier du Tibre, se sentant vieux, fit l'acquisition d'un domaine sur les bords de son fleuve chéri ; mais ce domaine était souvent, envahi par les eaux tumultueuses du Tibre débordé, et, en hiver, à la place d'un champ, on ne voyait plus qu'un lac. Que fait-Ladon ? il remplit de pierres une barque hors de service, abandonnée sur la rive, et s'en fait une digue contre les flots. Cela suffit pour les contenir ; et qui l'aurait jamais cru ? une barque perdue fit le salut de son maître.

LXXXVI. - SUR LAURUS

Jamais amant ne brûla pour une nouvelle maîtresse d'une aussi vive ardeur que Laurus pour le jeu de balle. Mais s'il fut le joueur par excellence, tant que fleurit sa jeunesse, à présent qu'il a cessé de jouer, il est la première balle du jeu.

LXXXVII. - SUR LE JOUR DE NAISSANCE DE RESTITUTUS

Debout ! que Rome, par de pieux hommages, célèbre les calendes d'octobre, anniversaire de l'éloquent Restitutus. Silence ! qu'on n'entende plus que nos vœux ! Nous fêtons son jour de naissance ; trêve aux procès ! Loin d'ici la cire du client besogneux ; que les tablettes à trois feuillets, que les tapis écourtés, misérables cadeaux, attendent les folies du froid décembre. Laissons les heureux du siècle lutter de munificence. Que le gros négociant du portique d'Agrippa vienne avec les riches étoffes de la ville de Cadmus. Que le client accusé de s'être battu dans une nuit d'ivresse envoie pour honoraires à son avocat ses robes de festin. Une jeune fille déshonorée a-t-elle eu raison de son séducteur ? qu'elle apporte, mais elle-même, de véritables sardoines. Que le vieil admirateur des temps antiques te gratifie de quelque vase ciselé de la main de Phidias. Que le chasseur te donne un lièvre, le fermier un chevreau, le pêcheur le butin qu'il a prélevé sur la mer. Si chacun se met à t'envoyer du sien, que penses-tu, Restitutus, que doive t'envoyer le poète ?

LXXXVIII. - À COTTA

Toujours empressé à porter le sac des préteurs, tu te charges aussi de leurs tablettes : tu es un homme officieux, Cotta.

LXXXIX. - SUR UNE STATUE DE JUNON

Polyclète, cette Junon, ton ouvrage, cette Junon, la gloire de ton heureux ciseau, et que Phidias lui-même eût été jaloux de produire, brille de tant d'attraits, que celui qui sur l'Ida fut juge des trois déesses, d'accord avec elles, n'eût pas hésité à lui donner la pomme. Si Jupiter n'avait autant d'amour pour sa Junon, il eût bien pu, Polyclète, s'éprendre de la tienne.

XC. - CONTRE LIGELLA

A quoi bon, Ligella, épiler tes vieux appas ? À quoi bon tourmenter les cendres de ce bûcher éteint ? De tels soins vont aux jeunes filles ; mais toi, tu n'as même plus d'âge. Ce que tu fais, Ligella, pourrait être permis à l'épouse d'Hector, mais jamais à sa mère. D'ailleurs, tu te trompes si tu comptes pour quelque chose encore ce qui ne peut plus tenter aucun homme. Cesse donc, Ligella, s'il te reste un peu de pudeur, d'arracher le poil au lion qui n'est plus.

XCI. - SUR ALMON

Almon n'a chez lui que des eunuques ; lui-même ne peut rien, et il se plaint de ce que Polla ne lui donne pas d'enfant.

XCII. - À MARIUS

Marius, que l'antique Atina se glorifie de compter parmi ses concitoyens, toi qui toujours recherchas et souvent partageas avec moi les douceurs de la retraite, je te recommande ces pins jumeaux, l'honneur du bois natal, ces yeuses chéries des Faunes, ces autels que la main demi-savante de mon fermier a élevés au dieu du tonnerre et au sauvage Sylvain, et que l'on a souvent teints du sang d'un agneau ou d'un chevreau. Je te recommande aussi la vierge-déesse, souveraine de ce temple révéré, et l'hôte de cette chaste sœur, Mars, patron du mois où je naquis ; et ce bois de lauriers consacré à la tendre Flore, qui s'y réfugia pour échapper aux poursuites de Priape. Toutes ces divinités protectrices de mon petit domaine, soit que tu leur immoles des victimes, soit que tu leur offres de l'encens, ne manque pas de leur dire : "En quelque lieu que soit notre Martial, quoique absent, sa main s'unit à la mienne dans ce sacrifice : considérez-le comme présent, et accordez à tous deux ce qu'un seul vous demande."

XCIII. - À CLÉMENS

Clémens, si tu as le bonheur de voir avant moi les côtes Euganéennes, la cité où vécut Hélicaon, et ces campagnes qu'animent tant de coteaux couverts de pampres, porte à Sabina, que vit naître Atesta, ces chants inédits encore, mais que j'ai enveloppés tout à l'heure d'une couverture de pourpre. Comme on aime les roses fraîchement cueillies, ainsi on recherche le livre que n'a sali le contact d'aucun menton.

XCIV. - ENVOI DE FRUITS

Un dragon de Massylie ne défend pas mon verger, je n'ai pas en mon pouvoir le royal jardin d'Alcinoüs ; mais les arbres de mon domaine de Nomentum poussent en sûreté, et leurs fruits vulgaires ne craignent pas les voleurs. Reçois donc ceux-ci que l'automne a pris soin de dorer, et qui sont nés pour moi au milieu de la rue de Suburra.

XCV. - À GALLA

Ton mari et ton amant, Galla, t'ont renvoyé ton enfant ; c'est avouer clairement qu'ils n'ont rien fait pour te rendre mère.

XCVI. - À AVITUS

Tu t'étonnes, Avitus, de m'entendre souvent parler des pays étrangers, moi qui ai vieilli dans Rome ; de me voir altéré des eaux du Tage aux sables d'or, de celles du Salon qui m'a vu naître ; de m'entendre regretter mes rustiques pénates et l'humble cabane où je ne manquais de rien. C'est que j'aime les lieux où peu de chose rend heureux, où l'on est riche avec un mince avoir. Ici, il faut nourrir la terre ; là, c'est elle qui me nourrit. Ici, le foyer à peine tiédi ne réchauffe personne : là, il brille d'une immense lumière. Ici la faim coûte cher, le marché est ruineux ; là il suffit des produits de mon champ pour couvrir ma table. Ici on use dans un été quatre toges et plus ; là une seule me dure quatre automnes. Va donc faire ta cour aux grands, lorsqu'un coin de terre peut te procurer, Avitus, tout ce que refuse un ami !

XCVII. - SUR NUMA

Le bûcher entouré de feuilles de papyrus n'attend plus que la flamme ; l'épouse désolée a préparé la myrrhe et la cannelle ; la fosse, le lit, l'embaumeur sont prêts ; Numa m'a institué son héritier : et il guérit !

XCVIII. - CONTRE PUBLIUS

Quand tu me fais verser le Cécube par un jeune garçon plus gracieux que le mignon phrygien, et plus élégant dans sa parure que ta fille, ta femme, ta sœur et ta mère, tu veux que je regarde ton vêtement négligé, ton vieux meuble de citronnier et ses pieds d'ivoire ! Si tu crains de m'inspirer des soupçons, quand je soupe chez toi, prends-moi, pour remplir les coupes, quelques rustres grossiers, à la tête rasée, sortant de la foule ou de leur misérable village, malpropres, grossiers, rabougris, fils de quelque porcher à l'odeur de bouc. Ton embarras te perdra, Publius : tu ne peux avoir des mœurs chastes et de pareils échansons.

XCIX. - SUR UN PORTRAIT DE SOCRATE

Si ce portrait de Socrate était celui d'un Romain, ce serait Julius Rufus quand il joue les Satyres.

C. - CONTRE UN PLAGIAIRE

Imbécile ! pourquoi mêler tes vers avec les miens ? Qu'as-tu à faire, misérable ! avec mon livre qui accuse ta sottise ? Pourquoi vouloir accoupler le renard avec le lion, et faire passer une chouette pour un aigle ? Quand tu posséderais un des pieds de Lada, insensé ! tu ne saurais courir avec une jambe de bois.

CI. - SUR CAPITOLINUS

Si le vieux Galba, que la faveur d'Auguste rendit si heureux, pouvait revenir des champs de l'Élysée, celui qui entendrait Capitolinus et Galba lutter de plaisanteries, dirait avec raison à Galba : Tais-toi, grosse bête !

CII. - SUR PHILÉNUS

Tu me demandes, Avitus, comment Philénus a pu devenir père, lui qui jamais ne fit rien pour l'être ? Gaditanus te le dira, lui qui n'a jamais rien écrit, et qui cependant est poète.

CIII. - A SES COMPATRIOTES DE BILBILIS

O mes compatriotes, vous que la ville impériale de Bilbilis, qu'entourent les eaux du rapide Salon, a vus naître sur sa montagne escarpée, la renommée de votre poète ne vous donne-t-elle pas quelque joie ? Car je suis l'honneur, l'ornement et la gloire de votre pays. Vérone ne doit pas plus à l'aimable Catulle, et elle ne serait pas moins flattée de m'avoir donné lé jour. Trente-quatre étés se sont écoulés depuis que sans moi vous offrez à Cérès vos rustiques gâteaux. Pendant que j'habitais ainsi les murs de la magnifique Rome, le séjour de l'Italie a changé la couleur de mes cheveux. Si vous êtes disposés à me faire bon accueil, je viens parmi vous ; si vos murs me repoussent, je serai bien vite reparti.

CIV. - À SON LIVRE

Va, mon livre, accompagne Flaccus dans sa longue mais heureuse navigation ; favorisé par les vents, gagne, sans que rien t'arrête, l'Espagne jusqu'à Tarragone. Là un char t'emportera dans sa course rapide, et, au bout de cinq jours environ, tu verras la haute Bilbilis et notre cher Salon. Tu me demandes mes commissions. Les voici ; salue, aussitôt après ton arrivée, un petit nombre de vieux amis que je n'ai pas vus depuis trente-quatre hivers, et recommande à notre bon Flaccus de me procurer, à un prix raisonnable, une retraite agréable et commode, propre à favoriser la paresse de ton père. Voilà tout : déjà le patron impérieux appelle et s'impatiente ; un bon vent ouvre le port : adieu ! cher petit livre ; tu sais, je pense, qu'un navire n'attend pas pour un seul passager.

LIVRE X

ÉPIGR. I. Liber. Ce livre, composé en grande partie après la mort de Domitien, est exempt des adulations que l'on rencontre si fréquemment dans les précédents. 
Fac tibi me quam cupis esse brevem. Moyen indiqué aussi par un poète français.

Rendons-les courts en ne les lisant point.

XXV. Abderitarnae pectora plebis habes. La stupidité des habitants d'Abdère était si connue, qu'elle était passée en proverbe, comme celle des Béotiens. Cette ville fut cependant la patrie de plusieurs grands hommes, entre autres de Démocrite. Juvénal, parlant du philosophe rieur, fait ressortir en ces termes le contraste qui existait entre ses compatriotes et lui.

Tunc quoque materiam risus invenit ad omnes
Occursus hominum, cujus prudentia monstrat 
Summos posse viros et magna exemplas daturos
Vervecum in patria crassoque sub aere nasci.
(Sat. X, v, 47.)

XXIX. Quam mihi mittebas, etc. Les calendes de mars, qui étaient l'époque de la naissance de Martial (voyez l'épigr. 24 de ce livre), étaient aussi celle où les amants faisaient des présents à leurs maîtresses. Or, Sextilianus, pour se conformer à cet usage sans augmenter ses dépenses, trouva tout simple de supprimer les cadeaux qu'il avait coutume d'envoyer chaque année à Martial ; ce qui donne à celui-ci lieu de dire que Sextilianus fait l'amour à ses frais.

LII. Thelin viderat in toga, etc. Les femmes convaincues d'adultère ne pouvaient plus porter la stole, et étaient obligées de paraître en public avec la toge, qui était un vêtement d'homme ; ce qui fait que Numa, en voyant Thélis couvert d'une toge, le compare ironiquement à une femme de mauvaises mœurs expiant ses désordres.

LX. Jura trium petit, etc. Le pauvre pédagogue Munna, qui pendant longtemps n'avait eu que deux élèves ; en ayant vu arriver enfin un troisième, Martial suppose qu'il sollicite à cette occasion les droits de trois disciples. Le jura trium discipulorum est un jeu d'esprit par lequel le poète fait allusion aux droits que l'empereur avait coutume d'accorder à un père de trois enfants.

LXXI. Rabirius. Architecte fameux, qui construisit pour Domitien un palais magnifique. Martial décrit ici la douleur vraie ou fausse qu'il manifesta à la mort de ses parents.
Candidiore. Pour feliciore.
Arserunt lino funera bina rogo. Le père et la mère de Rabirius moururent la même nuit, et leurs corps furent brûlés ensemble.

LXXII. Frustra blanditiae venitis, etc. Dans cette épigramme, Martial flatte Trajan tout, eu disant que cet empereur est inaccessible à la flatterie, C'est ce que fait également Pline dans son Panégyrique.

LXXVI. Hoc, Fortuna, etc. En peignant la détresse du poète Mévius et le luxe du cocher Incitatus, Martial se propose de faire voir qu'à cette époque les professions nobles ne pouvaient tirer de la pauvreté, tandis que les professions viles conduisaient à l'opulence.
Incitatus. C'est le nom du fameux cheval de Caligula , que cet insensé fit grand-prêtre, et qu'il voulait faire nommer consul.

LXXVII. Nequius a Caro, etc. Le poète se plaint de ce que la fièvre a enlevé promptement le médecin Carus, qu'elle eût dû faire souffrir longtemps.