OVIDE
Introduction | Héroïdes | Amours | L'art d'aimer | Le remède d'Amour | les cosmétiques | |
les halieutiques | les Métamorphoses | les Fastes | les tristes | les pontiques | consolation | ibis noyer |
LES TRISTES.
LIVRE CINQUIÈME
ÉLÉGIE
I
Ce
nouveau livre que je t'adresse des rivages gétiques, ami lecteur, tu le réuniras
aux quatre autres qui l'ont précédé. Ici encore se reflètent les destinées
du poète, et tu ne trouveras pas une seule page riante. Ma situation est
sombre, sombre est ma poésie, et le style convient à la nature du sujet. Quand
j'étais jeune et heureux, j'écrivis, sous l'influence de la jeunesse et du
bonheur, ces vers que je voudrais tant aujourd'hui n'avoir pas écrits. Depuis
ma chute, je ne cesse de chanter cette catastrophe inattendue, et je suis à la
fois l'auteur et le héros de mes chants ; et pareil à l'oiseau du Caystre (1)
qui, près d'expirer sur la rive, pleure et chante, dit-on, sa mort d'une voix défaillante,
moi-même, jeté sur les lointains rivages de la Sarmatie, je fais en sorte
d'avance que mes funérailles ne soient pas silencieuses. Si quelqu'un cherche
ici des poésies badines et voluptueuses, je le préviens de ne pas lire ces
vers. Gallus conviendra mieux à ses goûts, et Properce, si doux et si gracieux
dans son style, et Tibulle, cet esprit si délicat. Ah ! plût au ciel que je
n'eusse pas été moi-même du nombre de ces poètes ! Hélas ! pourquoi ma muse
s'est-elle trop émancipée ? Mais j'expie ma faute. II est en Scythie, relégué
sur les bords du Danube, ce chantre de l'Amour au carquois redoutable ! Exerçant
désormais mon esprit sur des sujets que tout le monde peut lire, j'ai voulu
qu'il ne perdît pas le souvenir de son ancienne réputation. Si pourtant on me
demande pourquoi ces tristes et éternels refrains, c'est que j'ai souffert de
bien tristes épreuves. Il ne s'agit donc point ici d'une œuvre d'inspiration
ou d'art. Je ne m'inspire, hélas ! que de ma propre infortune. Encore, mes vers
n'expriment-ils qu'une faible partie de mes angoisses. Heureux celui qui peut
compter ses peines ! Autant il est de rameaux dans les forêts, de grains de
sable au fond du Tibre, de brins d'herbe dans le Champ de Mars, autant j'ai
enduré de maux. Je n'y trouve de remède, je ne goûte de calme, que dans l'étude
et dans le culte des Muses.
Mais, Ovide, diras-tu, quel terme auront donc tes poésies larmoyantes ? Pas
d'autre que la fin même de mes malheurs. Ils sont pour moi une source
intarissable de plaintes. Ce n'est pas moi qui parle, c'est le cri de ma destinée
qui se fait entendre. Rends-moi à ma patrie, à mon épouse bien-aimée. Que la
joie brille sur mon visage, que je redevienne tel que je fus jadis, que la colère
de l'invincible César s'apaise, et des chants pleins d'allégresse s'échapperont
de ma lyre. Elle ne s'égarera cependant plus comme elle s'égara jadis. C'est
assez d'une première débauche qui m'a coûté si cher ! Ce que je chanterai, César
l'approuvera. Qu'il daigne seulement adoucir un peu ma peine, et me permettre de
fuir loin des Gètes barbares ! Jusque-là que doit-on attendre de ma Muse,
sinon des accents plaintifs ? C'est la seule mélodie qui convienne à mes funérailles.
Mais tu pouvais, diras-tu, souffrir plus noblement, et dévorer tes chagrins
dans le silence. C'est exiger qu'on souffre la torture sans pousser un gémissement,
c'est défendre de pleurer, au malheureux atteint d'une blessure grave. Phalaris
même permettait à ses victimes d'exhaler leurs plaintes à travers la bouche
mugissante du taureau de Pérille. Achille ne s'offensa point des larmes
de Priam, et toi, plus cruel qu'un ennemi, tu m'interdis les pleurs ! Quand le
fils de Latone immola les enfants de Niobé, il ne l'obligea point à voir sa
vengeance d'un oeil sec. C'est une consolation, dans un mal nécessaire, de
pouvoir s'en plaindre : c'est pour cela qu'on entend gémir Procné et Alcyone ;
c'est pour cela que, dans son antre glacé, le fils de Péan fatiguait de ses
cris les rochers de Lemnos. La douleur comprimée nous étouffe, elle bouillonne
dans notre sein, et sa violence s'accroît en raison de sa contrainte. Sois donc
indulgent ou jette là tous mes ouvrages, si ce qui me console t'importune. Mais
cela n'est pas possible, mes écrits n'ont jamais été funestes qu'à leur
auteur.
Mais ils sont mauvais. Je l'avoue. Eh ! qui te force à les lire ? ou si tu as
été déçu dans l'espérance d'y trouver quelque chose de bon, qui t'empêche
de les rejeter ? Je ne les corrige pas ! Qu'on sache seulement, en les lisant,
qu'ils sont nés dans ces lieux : ils ne sont pas plus barbares que le pays d'où
ils sortent. D'ailleurs Rome ne doit plus me comparer avec ses poètes, mais je
puis passer pour homme d'esprit parmi les Sarmates. Enfin, je n'aspire ici ni à
la gloire ni à la renommée, cet ordinaire aiguillon du génie ; je ne veux que
préserver mon âme des éternels soucis qui la rongent, et qui, en dépit de
moi, ne cessent de l'envahir et de la pénétrer. J'ai dit pourquoi je
continuerai à écrire. Voulez-vous savoir maintenant, pourquoi je vous envoie
mes ouvrages ? c'est que, de quelque manière que ce soit, je veux être à
Rome, au milieu de vous.
ÉLÉGIE
II
Pourquoi
pâlir ainsi quand tu reçois du Pont une lettre nouvelle ? Pourquoi l'ouvrir
d'une main tremblante ? Rassure-toi. Ma santé se maintient. Mon corps, si débile
d'abord et si incapable de supporter les fatigues, est assez vigoureux, et s'est
endurci à force de souffrir. Ou peut-être suis-je parvenu au dernier période
de faiblesse. Mais mon esprit est malade et languissant, il ne s'est point
fortifié avec le temps. Mon âme est encore affectée des mêmes impressions
qu'autrefois, et les blessures que j'espérais voir se cicatriser à la longue
sont aussi vives que le premier jour. Les petits maux, il est vrai, se guérissent
avec les années, mais avec les années les grandes douleurs ne font qu'empirer
! Le fils de Péan nourrit près de dix ans sa plaie envenimée par le sang de
l'hydre. Télèphe eût péri dévoré par un incurable ulcère, si la main qui
le blessa ne l'eût guéri. Puisse également, si je n'ai commis aucun crime,
puisse celui qui m'a blessé verser le baume sur mes blessures, et, satisfait
enfin d'un commencement d'expiation, ôter une seule goutte de cet océan
d'amertumes ! Quand il en ôterait beaucoup plus, ce qui resterait serait
beaucoup encore. La moindre portion de mon supplice est un supplice tout entier.
Autant il y a de coquillages au bord de la mer, de fleurs dans les parterres émaillés,
de graines dans un pavot soporifique, autant la forêt nourrit d'hôtes, autant
il y a de poissons qui nagent dans les eaux, d'oiseaux qui volent dans les airs,
autant il y a de maux accumulés en moi. Vouloir les compter, c'est vouloir
compter les flots de la mer Icarienne. Sans parler des accidents du voyage, des
affreux dangers de la navigation, de ces mains toujours prêtes à me frapper,
un pays barbare, et le dernier de ce vaste continent, un pays entouré de
farouches ennemis est mon triste séjour.
J'obtiendrais d'être transféré ailleurs (car mon crime n'est pas un crime
capital), si tu déployais pour moi tout le zèle que tu devrais à ma cause. Ce
dieu, le salutaire appui de la puissance romaine, s'est plus d'une fois, après
la victoire, montré clément envers son ennemi. Pourquoi donc hésiter ?
Pourquoi craindre où tout est à espérer ? Ose l'aborder, le supplier.
L'univers n'a rien de comparable à la bonté de César.
Malheureux ! que vais-je devenir si je suis abandonné même par mes proches, et
si tu brises, toi aussi, le joug qui nous unit l'un à l'autre ? Où irai-je ? où
réclamerai-je des secours dans ma détresse? Mon navire a perdu toutes
ses ancres. N'importe. Quelque odieux que je sois à César, je me réfugierai
moi-même au pied de son autel sacré. L'autel d'un dieu ne repousse jamais les
mains du suppliant. Ainsi donc, loin de Rome, je vais, si toutefois un mortel
peut sans témérité s'adresser à Jupiter, adresser mes supplications à la
divinité dont j'ai l'image ici sous les yeux.
Arbitre de cet empire, ô toi ! dont la conservation est une preuve de la
sollicitude des dieux pour l'Ausonie, honneur et image de la patrie, qui te doit
sa prospérité, héros aussi grand que le monde qui t'obéit ! puisses-tu séjourner
longtemps sur la terre, bien que les cieux soient jaloux de te posséder !
puisses-tu n'aller que le plus tard possible prendre ta place parmi les astres !
Grâce pour moi, je t'en supplie. Suspends un moment les coups dont ta foudre me
frappe. Ils suffiront encore à l'expiation de ma faute. Ton courroux, il est
vrai, fut modéré : tu m'as laissé la vie. Ni les droits ni le titre de
citoyen ne m'ont été enlevés. On ne m'a point arraché, pour le donner à
d'autres, mon patrimoine, et ton édit contre moi ne me flétrit point du nom
d'exilé ! Tous ces châtiments, je les redoutais, parce que je m'en
reconnaissais digne, mais ta rigueur n'est pas allée si loin que ma faute. Tu
me condamnas à vivre relégué dans le Pont, et à sillonner, de ma nef
fugitive, la mer de Scythie. J'obéis, j'abordai aux affreux rivages du
Pont-Euxin, dans cette terre située sous les glaces du pôle. Ce qui me
tourmente le plus, ce n'est pas le froid éternel de ces climats, ni ce sol que
des frimas incessants blanchissent et dessèchent, ni ce jargon barbare entièrement
étranger à la langue latine, et dont l'élément grec s'efface, dominé par le
gétique ; c'est l'état de blocus dans lequel nous tiennent sans cesse les
peuples limitrophes, c'est ce faible mur qui nous protégé à peine contre
leurs attaques. On est bien en paix quelquefois, mais en sûreté jamais, et
quand nous n'avons pas les horribles réalités de la guerre, nous en avons
toutes les craintes.
Oh ! que je change enfin d'exil, dussé-je être englouti par Charybde, près de
Zancle, et, des eaux de ce gouffre, être précipité dans les eaux du Styx ;
dussé-je être consumé, victime résignée, par les feux dévorants de l'Etna
; dussé-je être précipité du haut du rocher dans la mer du dieu de Leucade !
Ce que j'implore est aussi un châtiment, car je ne me refuse pas à souffrir,
mais je voudrais souffrir sans craindre pour mes jours.
ÉLÉGIE
III
Voici
le jour (1),
si je ne confonds pas les dates, où les poètes ont coutume, ô Bacchus! de célébrer
ta fête, où ils ceignent de guirlandes parfumées leurs fronts rayonnants, et,
pour chanter tes louanges, demandent des inspirations à ta liqueur divine. Je
me souviens d'avoir figuré parmi eux quand ma destinée me le permettait, et
d'avoir offert plus d'une fois un hommage agréé, et maintenant, sous l'astre
de Cynosure, j'habite la Sarmatie, voisine des Gètes féroces. Moi, dont la vie
s'était jusqu'alors écoulée tranquille et sans fatigue, au sein de l'étude,
dans la société des Muses, maintenant, éloigné de ma patrie, j'entends
retentir autour de moi les armes des Gètes, après avoir préalablement
souffert mille maux sur terre et sur mer. Que mon infortune soit l'effet du
hasard, de la colère des dieux ou du sombre accueil que la Parque me fit à ma
naissance, ta protection divine devait être acquise à l'un des apôtres sacrés
du culte du lierre. Quand les trois sœurs, arbitres de nos destinées, ont
rendu leurs décrets, n'est-il donc pas au pouvoir des dieux d'en empêcher l'exécution
? Cependant c'est par tes mérites que tu t'es élevé jusqu'aux demeures
célestes, et de pénibles travaux t'en ont frayé la route. Loin de goûter le
repos au sein de ta patrie, tu t'es aventuré jusqu'au Strymon glacé (2),
dans la belliqueuse Gétie et dans la Perse ; tu as navigué sur le Gange au lit
spacieux, et sur les autres fleuves où se désaltère l'Indien basané. Tel fut
l'arrêt que les Parques, chargées de prier la trame fatale, prononcèrent deux
fois à ta double naissance. De même, si un tel rapprochement avec les dieux
n'est point sacrilège,
une destinée rigoureuse me courbe sous son joug de fer. Ma chute a été aussi
terrible que celle du chef orgueilleux frappé devant les portes de Thèbes par
la foudre de Jupiter. Cependant, tu n'as pu apprendre qu'un poète avait été
foudroyé, sans te ressouvenir du sort de ta mère, et sans compatir au malheur
du poète. Aussi, en promenant tes regards sur ces poètes que rassemblent tes
mystères, tu dois te dire : Ne manque-t-il pas ici l'un de mes adorateurs ?
Sois-moi propice, ô Bacchus ! et qu'en récompense de ce bienfait, les ormeaux
élevés fléchissent sous le poids de la vigne, et le raisin se gonfle d'un jus
précieux! Puissent de jeunes et folâtres satyres, unis aux bacchantes, former
ton cortège, et faire retentir en ton honneur leurs bruyantes harmonies !
Puissent les os de Lycurgue, qui s'arma d'une hache impie (3),
gémir douloureusement froissés dans leur tombe, et l'ombre sacrilège de Penthée
(4)
ne voir jamais la fin de ses tourments ! Puisse briller éternellement dans le
ciel et effacer par sa splendeur tous les astres voisins, la couronne de la
princesse de Crète, ton épouse !
Viens à moi, viens soulager ma détresse, ô le plus aimable des dieux !
souviens-toi que je fus un de tes favoris. Les dieux, dit-on, sont liés entre
eux par un commerce perpétuel. Que ta divinité essaie donc de fléchir celle
de César.
Et vous, mes frères en Apollon, poètes, troupe amie des dieux, que chacun de
vous, le verre en main, répète ma prière ; que l'un de vous, au nom d'Ovide,
dépose sa coupe mêlée de ses pleurs, et, évoquant mon souvenir, dise, après
m'avoir en vain cherché du regard : "Où est Ovide, naguère l'un de nous
? " Vous justifierez mon attente, si mon humeur bienveillante m'a fait
aimer de vous ; si je me suis toujours abstenu d'une critique blessante ; si, en
payant aux poètes anciens le tribut de respect qui leur est dû, je ne leur
sacrifie pas les poètes contemporains. Puissiez-vous, à ce prix, obtenir
d'Apollon ses constantes faveurs ! Conservez ensuite, puisque c'est le seul
bonheur qui me reste, conservez mon nom parmi vous.
ÉLÉGIE
IV
Écrite
de la main d'Ovide, j'arrive des bords du Pont-Euxin, fatiguée d'une longue
navigation. Il m'a dit en pleurant : "Va, puisque cela t'est permis, va
visiter Rome. Ah ! que ta destinée est préférable à la mienne !" Aussi
c'est en pleurant qu'il a tracé ces lignes, et ce n'est point à sa bouche
qu'il a porté son cachet avant de me sceller, mais à ses joues baignées de
larmes. Si quelqu'un me demande quelle est la cause de sa tristesse, que celui-là
aussi me demande à voir le soleil. Sans doute il ne voit pas non plus le
feuillage dans les forêts, l'herbe tendre dans la vaste prairie, et les flots
dans les larges fleuves ; il doit s'étonner aussi du désespoir de Priam, à la
perte d'Hector et des cris de Philoctète atteint des poisons de l'hydre. Plût
aux dieux que la situation d'Ovide fût telle qu'il ne pût justifier sa
tristesse ! Il supporte toutefois, avec résignation, ses chagrins amers, et ne
refuse pas, comme un cheval indompté, les entraves du frein. Il espère
d'ailleurs que la colère du dieu ne sera pas éternelle, certain qu'il est
d'avoir commis une faute et non pas un crime. Il aime à se rappeler souvent la
clémence infinie de ce dieu, et à se citer lui-même comme un des nombreux
exemples qui l'attestent, car s'il a conservé son patrimoine, son titre de
citoyen, son existence enfin, il le doit à la générosité de ce dieu.
Pour toi, tu peux m'en croire, ô le plus cher de ses amis! il te porte toujours
dans son cœur. Il te compare au fils de Ménétius, au compagnon d'Oreste, au
fils d'Égée ; il t'appelle son Euryate. Il n'est pas plus avide de revoir sa
patrie et tous les objets dont il est privé en même temps, que de revoir tes
traits et de rencontrer tes regards, ô toi qui lui sembles plus doux qu'un
rayon de miel des abeilles de l'Attique.
Souvent il se reporte, en soupirant, à ce jour fatal que son trépas, hélas !
aurait dû devancer. Tous fuyaient sa disgrâce subite, comme un fléau
contagieux, et n'osaient aborder le seuil d'une maison frappée de la foudre.
Mais il n'a pas oublié que toi et quelques amis, si l'on peut dire de deux ou
trois personnes quelques amis, vous lui restâtes fidèles, malgré son
accablement. Il ne perdit rien alors de cette scène. Il te vit aussi affecté
de ses maux que lui-même. Souvent il se retrace tes paroles, ta contenance, tes
gémissements et les pleurs que tu répandais sur son sein, tes secours empressés,
et ces consolations affectueuses que tu lui prodiguais, lorsque toi-même avais
besoin de consolations. Pour tant de soins obligeants, il proteste que, soit
qu'il vive, soit qu'il meure, il te voue une reconnaissance, un dévouement sans
bornes. Il te le jure, par sa tête et par la tienne, qui, je le sais, ne lui
est pas moins chère : une gratitude éternelle sera le prix de tant de générosité,
et il ne souffrira point que tes bœufs n'aient labouré qu'un sable stérile.
Continue ta noble tâche de défenseur de l'exilé. Cette prière, ce n'est pas
lui, il est trop sûr de ton zèle, c'est moi-même qui te l'adresse à sa
place.
ÉLÉGIE
V
L'anniversaire
de la naissance de mon épouse réclame les solennités accoutumées. Prépare,
ô ma main, de pieux sacrifices ! Ainsi jadis, l'héroïque fils de Laërte célébrait
peut-être, aux extrémités du monde, la naissance de Pénélope. Que ma langue
n'ait que des paroles joyeuses, et se taise sur mes longs malheurs. Hélas !
sait-elle encore proférer des paroles de bonheur ? Revêtons cette robe que je
ne prends qu'une fois dans l'année, et dont la blancheur contraste avec ma
fortune ; élevons un autel de vert gazon, et tressons des guirlandes de fleurs
autour de son foyer brûlant. Esclave, apporte l'encens qui s'exhale en vapeurs
épaisses, et le vin qui siffle répandu sur le brasier sacré ! Heureux
anniversaire, quoique je sois bien loin de Rome, je souhaite que tu
m'apparaisses ici dans toute la sérénité, et bien différent du jour qui m'a
vu naître. Si quelque affliction nouvelle menaçait ma chère épouse, puisse
le sort, pour l'en affranchir, lui tenir compte de mes propres malheurs ! et si
naguère elle a été presque submergée par une horrible tempête, qu'elle
vogue désormais en sûreté sur une mer tranquille, et jouisse des biens qui
lui restent, ses pénates, sa fille et sa patrie. C'est assez pour elle qu'on
m'ait arraché de ses bras. Malheureuse à cause de son époux, puisse du moins
le reste de sa vie s'écouler sans nuages ! Qu'elle vive, qu'elle m'aime,
absente, puisque le destin l'y réduit, et qu'elle compte encore de longues années.
À ces années, j'ajouterais volontiers les miennes, si je ne craignais que la
contagion de ma destinée n'empoisonnât la pureté de la sienne.
Rien n'est stable ici-bas : qui eût jamais pensé que je dusse un jour célébrer
cette fête au milieu des Gètes ? Vois pourtant comme la brise emporte la fumée
de l'encens vers l'Italie, vers ce pays qu'appellent tous mes vœux. Y aurait-il
quelque sentiment dans ces vapeurs qui se dégagent de la flamme ? C'est
volontairement, en effet, qu'elles fuient votre atmosphère, ô rives du Pont !
et c'est ainsi que dans un sacrifice commun, fait sur le même autel, en
l'honneur de deux frères ennemis qui s'entr'égorgèrent, on vit la flamme
noire, complice de leur inimitié, se partager en deux, comme si elle eût obéi
à leur ordre. Autrefois, il m'en souvient, cet événement me semblait
impossible, et le fils de Battus passait à mes yeux pour un imposteur. Je crois
tout aujourd'hui, puisque je te vois, vapeur intelligente, t'éloigner du pôle
arctique, et te diriger vers l'Ausonie. Il est donc venu ce jour sans
lequel, dans mon infortune, il ne serait pas de fête pour moi ; il a produit
des vertus aussi sublimes que celles des héroïnes filles d'Éétion et
d'Icarius (1);
il vit éclore la pudeur, les penchants vertueux, l'honneur et la fidélité ;
le bonheur seul ne parut point avec lui, mais à sa place accoururent la peine,
les soucis, une destinée bien différente de celle que tu méritais, et les
justes regrets d'une couche presque veuve.
Mais, sans doute que la vertu éprouvée par de longues traverses trouve dans le
malheur même une occasion de gloire. Si l'infatigable Ulysse n'eût pas eu
d'obstacles à surmonter, Pénélope eût vécu heureuse, mais obscure. Si son
époux eût pénétré vainqueur dans la citadelle d'Échion (2),
Evadné serait peut-être à peine connue de sa patrie. De toutes les filles de
Pélias, pourquoi une seule est-elle célèbre ? C'est qu'une seule fut la femme
d'un époux malheureux. Supposez qu'un autre guerrier ait touché le premier la
plage troyenne, il n'y aurait pas de motif pour qu'on cite Laodamie ; ta
tendresse aussi resterait inconnue au monde (et plût au ciel qu'elle dût l'être
en effet !) si le vent de la fortune eût toujours enflé mes voiles.
Cependant, dieux immortels, et toi, César, qui dois t'asseoir parmi eux, mais
alors seulement que tes années auront été aussi nombreuses que celles du
vieillard de Pylos, épargnez, non pas moi, qui reconnais la justice de mon châtiment,
mais une femme innocente qui souffre et qui n'a pas mérité de souffrir.
ÉLÉGIE
VI
Et
toi aussi, en qui je mettais naguère toute ma confiance, toi qui fus mon asile
et l'unique port où je m'abritai, tu abandonnes, après quelques efforts, la
cause de ton ami, et tu rejettes si vite le pieux fardeau de la bienfaisance !
Le poids est accablant, je l'avoue, mais si tu devais le rejeter dans un moment
difficile, il valait mieux ne pas t'en charger. Tu délaisses, nouveau Palinure,
mon navire au milieu des flots. Arrête, et que ta fidélité ne soit pas inférieure
à ton adresse. L'habile et fidèle Automédon abandonna-t-il jamais, au sein de
la mêlée sanglante, les coursiers d'Achille ? La tâche une fois entreprise,
vit-on jamais Podalire refuser ensuite au malade les secours de son art ? Il y a
plus de honte à chasser un hôte qu'à ne pas le recevoir. Que l'autel qui fut
mon asile n'aille pas s'écrouler !
Tu n'as eu d'abord à défendre que moi, mais aujourd'hui ce n'est plus moi
seulement, c'est ton honneur que tu dois sauver, si je n'ai pas commis quelque
faute nouvelle, si nul nouveau crime n'autorise en toi un changement si soudain.
Ah ! puissé-je, je le désire, de ma poitrine oppressée par l'atmosphère de
la Scythie, exhaler mon dernier souffle, plutôt que de froisser ton cœur par
la moindre faute, et de paraître digne de ton mépris ! Je ne suis pas
tellement déprimé par le malheur, que sa longue durée ait affaibli mon
esprit. Et quand cela serait, combien de fois, tu le sais, le fils d'Agamemnon
n'a-t-il pas outragé Pylade ? Il est même vraisemblable qu'il frappa son ami.
Pylade n'en persista pas moins dans son dévouement. Le malheur et la puissance
ont cela seulement de commun, que l'un et l'autre commandent les égards. On cède
le pas aux aveugles aussi bien qu'à ces hommes pour qui la prétexte, la verge
du licteur et les paroles impérieuses réclament nos respects. Ainsi donc, si
tu n'as pas pitié de moi, aie pitié de ma détresse ; je ne puis plus inspirer
de colère à personne. Considère la moindre partie des chagrins et des maux
que j'endure, elle surpassera tous ce que tu en peux imaginer. Autant il croît
de joncs dans les marais humides, autant il se nourrit d'abeilles sur le sommet
fleuri de l'Hybla, autant on voit de fourmis suivre un étroit sentier,
emportant dans leurs greniers souterrains le blé qu'elles ont ramassé, autant
est grande la foule de maux qui m'assiégent ! Et tu peux m'en croire, mes
plaintes sont encore au-dessous de la réalité. Si quelqu'un trouve que ce
n'est pas encore assez, qu'il répande du sable sur le rivage, des épis au
milieu des moissons, et qu'il verse de l'eau dans l'Océan. Calme donc tes
frayeurs chimériques, et n'abandonne pas mon navire aux hasards de la pleine
mer.
ÉLÉGIE
VII
C'est
du pays où le large Ister se jette dans la mer que te vient cette lettre,
maintenant placée sous tes yeux. Si tu jouis encore, avec la vie, d'une santé
florissante, je suis du moins, au milieu de mes infortunes, heureux par quelque
côté.
Cette fois, comme toujours, tu me demandes, cher ami, ce que je fais, quoiqu'il
te fût facile sur ce point de suppléer à mon silence. Je suis malheureux. Ce
mot résume toute ma déplorable existence. Il en sera de même de quiconque
aura offensé César.
Es-tu curieux d'ailleurs de savoir quel est le peuple de Tomes, et quelles sont
les mœurs des gens avec lesquels je vis ?
Quoique le peuple de ce pays soit un mélange de Grecs et de Gètes, cependant
la race indomptée de ces derniers domine. Ce sont le plus souvent des cavaliers
gètes ou sarmates que l'on voit aller et venir sur les chemins. Il n'est aucun
d'eux qui ne porte son carquois, son arc et ses flèches trempées dans le venin
de la vipère. Ils ont la voix sauvage, les traits farouches, et sont l'image
frappante du dieu Mars. Ils ne coupent ni leur chevelure ni leur barbe, et leur
main est toujours prompte à enfoncer le couteau meurtrier que tout barbare
porte attaché à sa ceinture. Telle, ami, telle est la société au sein de
laquelle vit ton poète, sans songer aux folâtres amours. Voilà ce qui frappe
ses yeux et ses oreilles. Eh ! puisse-t-il y vivre et ne pas y mourir, et que
son ombre échappe du moins à ce séjour odieux !
Tu m'écris qu'on joue sur le théâtre (1),
en présence de nombreux spectateurs, mes pièces mimiques, mêlées à des
danses, et qu'on applaudit à mes vers. Ces pièces, tu le sais, je ne les avais
pas destinées au théâtre, et ma muse n'en ambitionna jamais les
applaudissements, mais, je suis
reconnaissant de tout ce qui entretient mon souvenir, de tout ce qui fait
prononcer à des bouches romaines le nom de l'exilé. Quelquefois, il est vrai,
le ressentiment du mal que j'ai reçu de la poésie et des Muses me les fait
maudire, mais quand je les ai maudites, je sens que je ne puis vivre sans elles,
et je cours après le trait, encore tout sanglant de ma blessure, comme ce
vaisseau grec qui, tout déchiré par les flots de l'Eubée, ose affronter
ensuite les eaux de Capharée. Mes veilles d'ailleurs n'ont pour but ni la
gloire ni le soin d'éterniser un nom qui, pour mon bonheur, aurait dû rester
ignoré. Je veux captiver mon esprit par l'étude et tromper mes chagrins, et
c'est ainsi que j'essaie de donner le change à mes cruels soucis. Que puis-je
faire de mieux, perdu dans ces déserts ? Quelle autre distraction puis-je
opposer à mes ennuis ? Si j'envisage le lieu où je suis, il est sans nul
charme, et il n'en est pas de plus triste dans tout l'univers. Les hommes…,
mais les hommes ici sont à peine dignes de ce nom. Ils sont plus sauvages et
plus féroces que les loups. Ils n'ont pas de lois qu'ils craignent. Chez eux,
la justice cède à la force, et le droit plie et s'efface sous l'épée meurtrière.
Des peaux, de larges braies, les garantissent mal du froid, et de longs cheveux
voilent leurs affreux visages. À peine leur langue a-t-elle conservé quelques
vestiges de la langue grecque, encore ceux-ci sont-ils défigurés par la
prononciation gétique. II n'y a pas un homme dans tout ce peuple qui puisse, au
besoin, exprimer en latin les choses les plus usuelles. Moi-même, poète romain
(Muses, pardonnez-moi), je me vois forcé de recourir fréquemment à la langue
sarmate ! Déjà même (je suis honteux de l'avouer) les mots latins, par
l'effet d'une longue désuétude, me viennent avec peine. Sans doute, il s'est
glissé dans ce livre plus d'un mot barbare, mais c'est le pays et non pas
l'auteur qu'il en faut accuser. Cependant, pour ne pas perdre tout à fait
l'usage de la langue de l'Ausonie, et pour que ma bouche ne reste pas fermée à
l'idiome de mon pays, je m'entretiens avec moi-même, je répète les mots qui déjà
me devenaient étrangers, et je manie encore ces signes de la pensée qui m'ont
été si funestes. C'est ainsi que je trompe mon esprit et le temps ; c'est
ainsi que je me distrais et que je détourne mon âme de la contemplation de ses
maux. Je demande à la poésie l'oubli de mes souffrances ; si j'obtiens ce prix
de mes veilles, je suis assez payé.
ÉLÉGIE
VIII
Je
ne suis point tombé si bas, malgré la gravité de ma chute, que je sois encore
au-dessous de toi, au-dessous duquel nul homme ne saurait être. Quelle est donc
la cause, ennemi pervers, de ta rage contre moi, et pourquoi insulter à des
malheurs que toi-même tu peux subir un jour ? Ces maux qui m'écrasent et qui
seraient capables d'arracher des larmes aux bêtes sauvages n'ont donc pas la
puissance de t'attendrir ? Tu ne crains donc pas la Fortune, debout sur sa roue
mobile, et les caprices de cette déesse, ennemie des paroles orgueilleuses ? Ah
! sans doute, Némésis (1)
me vengera justement de tes insultes ! pourquoi fouler aux pieds mon malheur ?
J'ai vu périr dans les îlots l'imprudent qui s'était moqué d'un naufragé ;
l'onde, me disais-je, ne fut jamais plus équitable. Tel refusait naguère à
l'indigence les plus vils aliments, qui mendie aujourd'hui le pain dont il se
nourrit. La Fortune volage est, dans sa course, errante et incertaine ; rien ne
peut fixer son inconstance ; tantôt elle sourit, tantôt elle prend un air sévère
; elle n'a d'immuable que sa légèreté. Et moi aussi, j'étais florissant,
mais ce n'était qu’un éclat éphémère, un feu de paille, qui n'a brillé
qu'un instant.
Toutefois, que ton cœur ne s'enivre point d'une joie cruelle. Je ne suis pas
sans quelque espoir d'apaiser la divinité, soit parce que ma faute n'a pas été
jusqu'au crime, et que, si elle a imprimé une tache sur ma vie, elle n'a du
moins rien d'odieux, soit parce que, du couchant à l'aurore, le vaste univers
n'a pas un mortel plus miséricordieux que celui qu'il reconnaît pour maître.
Oui, si la force ne saurait le dompter, l'humble prière a le pouvoir de toucher
son cœur, et, à l'exemple des dieux, parmi lesquels il doit siéger un jour,
il souffrira que je lui demande, avec le pardon de ma faute, d'autres grâces
encore que j'ai à solliciter (2).
Si, dans le cours d'une année, tu comptes les beaux jours et les jours nébuleux,
tu verras que ceux-là sont en plus grand nombre. Ainsi donc, ne triomphe pas
trop de ma misère, et songe que je puis un jour me relever. Songe qu'il est
possible que César pardonne, que tu rencontres avec dépit ma figure au milieu
de Rome, et que je puis t'en voir à ton tour expulsé pour des motifs plus
graves. Ce sont là, après les vœux qui m'intéressent d'abord, mes vœux les
plus ardents.
ÉLÉGIE
IX
Oh
! si tu me permettais d'inscrire ton nom dans mes vers, que de fois on l'y
verrait paraître ! Inspiré par la reconnaissance, je ne chanterais que toi, et
aucune page de mes livres ne se terminerait sans parler de toi ; Rome entière
(si toutefois Rome, perdue pour moi depuis mon exil, me lit encore) saurait
combien je te suis redevable ; l'âge présent et les âges futurs connaîtraient
ton dévouement, si toutefois mes écrits résistent aux injures du temps ;
instruits de ta conduite, les lecteurs ne cesseraient de te bénir, et la gloire
te récompenserait d'avoir sauvé la vie à un poète. Si je vis, c'est à César
d'abord que je le dois ; mais, après les dieux tout-puissants, c'est à toi que
je rends grâce de mon salut. César m'a donné la vie, mais cette vie qu'il m'a
donnée, c'est toi qui la protège, c'est toi qui me fais jouir du bienfait que
j'ai reçu de lui (1).
Tandis que tous mes amis s'éloignaient, la plupart épouvantés par ma
catastrophe, et les autres affectant une terreur qu'ils n'éprouvaient pas,
tandis que, spectateurs éloignés et tranquilles de mon naufrage, aucun d'eux
ne daignait tendre la main au malheureux luttant contre les flots irrités, seul
tu es venu arracher aux gouffres du Styx ton ami à demi-mort, et, si je suis
encore en état de te témoigner ici ma reconnaissance, c'est aussi ton ouvrage.
Que les dieux, et César avec eux, te soient toujours propices ! je ne saurais
former des vœux plus complets.
Voilà, si tu y consentais, ce que j'exposerais au grand jour, et dans des vers
travaillés avec soin.
Et maintenant, ma Muse, en dépit du silence que tu lui imposes, peut à peine
s'abstenir de proclamer ton nom, malgré ta défense. Semblable au chien qui,
après avoir découvert la piste d'une biche craintive, lutte inutilement contre
la laisse qui le tient captif, semblable au coursier fougueux qui frappe tour à
tour de la tête et du pied les barrières de la lice qu'on tarde trop à
ouvrir, ma Muse, liée et enchaînée par une loi impérieuse, brûle de révéler
la gloire d'un nom qu'il lui est interdit de prononcer. Cependant, pour que tu
ne sois pas victime de la gratitude d'un ami, j'obéirai, ne crains rien, j'obéirai
à tes ordres. Mais je romprais cette obéissance si tu devais me soupçonner d'être
ingrat. Je serai donc, et tu ne me le défends pas, je serai donc reconnaissant,
et, tant que je verrai la lumière du soleil (puissé-je ne plus la voir bientôt
!), je consacrerai ma vie à ce pieux devoir.
ÉLÉGIE
X
Depuis
que je suis dans le Pont, trois fois l'Ister, trois fois les eaux de l'Euxin,
ont été enchaînés par les glaces. II me semble que mon exil a duré déjà
autant d'années que les Grecs en passèrent sous les murs de Troie, la ville de
Dardanus. On dirait ici que le temps est immobile, tant ses progrès sont
insensibles ! tant l'année poursuit lentement sa révolution ! Pour moi le
solstice n'ôte rien à la longueur des nuits. Pour moi, l'hiver n'amène pas de
plus courtes journées. Sans doute, la nature a changé ses lois à mon égard,
et prolonge, avec mes peines, la durée de toutes choses. Le temps, pour le
reste du monde, suit-il sa marche ordinaire, et n'y a-t-il que le temps de ma
vie qui soit en effet plus pénible sur les côtes de ce pays, dont le nom
d'Euxin est un mensonge, sur ce rivage doublement sinistre (1)
de la mer de Scythie ?
Des hordes innombrables, qui regardent comme un déshonneur de vivre autrement
que de rapines, nous entourent et nous menacent de leurs agressions féroces.
Nulle sûreté au dehors. La colline sur laquelle je suis, est à peine défendue
par de chétives murailles, et par sa position naturelle. Un gros d'ennemis,
lorsqu'on s'y attend le moins, fond tout à coup comme une nuée d'oiseaux, et a
plutôt enlevé sa proie qu'on ne s'en est aperçu. Souvent même, dans
l'enceinte des murs, au milieu des rues, on ramasse des traits qui passent
par-dessus les portes inutilement fermées. Il n'y a donc ici que peu de gens
qui osent cultiver la campagne, et ces malheureux tiennent d'une main la
charrue, et de l'autre un glaive. C'est le casque en tête que le berger fait résonner
ses pipeaux assemblés avec de la poix, et la guerre, au lien des loups, sème
l'épouvante au sein des troupeaux timides. Les remparts de la place nous protègent
à peine, et, même dans l'intérieur, une population barbare, mêlée de Grecs,
nous tient encore en alarme, car des barbares demeurent ici confusément avec
nous, et occupent plus de la moitié des habitations. Quand on ne les craindrait
pas, on ne pourrait se défendre d'un sentiment d'horreur, à voir leurs vêtements
de peaux, et cette longue chevelure qui leur couvre la tête. Ceux-mêmes, qui
passent pour être d'origine grecque, ont échangé le costume de leur patrie
contre les larges braies des Perses ; ils parlent, du reste, un langage commun
aux deux races, tandis que je suis obligé de recourir aux signes pour me faire
comprendre. Je suis même ici un barbare, puisque personne ne m'entend, et que
les mots latins sont la risée des Gètes stupides. Souvent, en ma présence,
ils disent impunément du mal de moi, ils me font peut-être un crime de mon
exil, et comme, tandis qu'ils parlent, il m'arrive d'approuver par un signe ou
de désapprouver, ils en tirent des conclusions fâcheuses contre moi. Ajouter
à cela que le glaive est ici l'instrument d'une justice inique, et que souvent
les parties en viennent aux mains en plein barreau. Ô cruelle Lachésis !
qui n'a pas suspendu plus tôt la trame d'une vie condamnée à subir maintenant
l'influence d'un astre si funeste !
Si je me plains de ne plus voir ni vous, ô mes amis ! ni ma patrie, et d'être
relégué aux extrémités de la Scythie, ce sont là des tourments réels! Mais
j'avais mérité d'être banni de Rome, mais peut-être aussi n'avais-je pas mérité
qu'on m'assignât cet horrible séjour ! Ah! que dis-je, insensé ! la vie même
pouvait m'être ravie sans injustice, puisque j'avais offensé le divin César !
ÉLÉGIE
XI
Tu
te plains, dans ta lettre, de ce que je ne sais quel misérable t'a appelée,
dans la chaleur d'une discussion, femme d'exilé. J'ai partagé ta douleur, non
parce que mes infortunes me rendent susceptible (je suis habitué dès longtemps
à souffrir tout sans murmure), mais parce que c'est sur toi, que je voudrais préserver
de toute atteinte, qu'a rejailli mon humiliation, et que tu as eu, je pense, à
rougir de mes châtiments. Aie patience et courage : tu as subi une épreuve
bien plus cruelle le jour où la colère du prince m'arracha de tes bras.
Il se trompe cependant cet homme qui me qualifie d'exilé. La peine qui a suivi
ma faute n'est pas si rigoureuse. Mon plus grand supplice est d'avoir offensé César,
et je voudrais que ma dernière heure eût prévenu son mécontentement.
Toutefois, ma barque, quoique maltraitée, n'est ni brisée ni submergée, et si
elle ne trouve point de port, elle vogue toujours sur les flots. César ne m'a
ôté, ni la vie, ni mon patrimoine, ni les droits de citoyen, quoique j'eusse mérité
par ma faute de perdre tous ces biens, mais, parce que je fus coupable sans être
criminel, il s'est borné à m'éloigner de ma patrie et de mes foyers, et,
comme tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, j'ai senti les effets
de la bonté du dieu. Lui-même, dans son arrêt, me qualifie de relégué, et
non d'exilé, et mon juge me rassure ici sur ma cause.
C'est donc à juste titre, César, qu'autant qu'il m'est humainement possible,
je célèbre tes louanges dans mes poésies imparfaites. C'est à juste titre
que je supplie tes dieux de te fermer longtemps encore les portes de l'Olympe,
et de laisser loin d'eux ta divinité séjourner encore parmi nous. Tel est, il
est vrai, le vœu de tout l'empire, mais comme les fleuves se précipitent dans
l'Océan, un faible ruisseau lui paie aussi son humble tribut.
Pour toi, dont la bouche m'appelle exilé, cesse d'aggraver ma peine par cette
qualification mensongère.
ÉLÉGIE
XII
Tu
m'écris de charmer par l'étude le temps déplorable de mon exil, afin de préserver
mon esprit d'une honteuse et mortelle léthargie. Ce conseil, ami, est difficile
à suivre : les vers sont enfants du plaisir, ils veulent de la tranquillité
d'esprit, et ma fortune est le jouet des tempêtes, et il n'est pas de sort plus
triste que le mien. C'est demander à Priam qu'il se réjouisse aux funérailles
de ses fils, à Niobé, veuve de sa famille, qu'elle danse et célèbre des fêtes.
Relégué seul parmi les Gètes, aux extrémités du monde, suis-je libre, selon
toi, de m'occuper de mes malheurs ou de mes études ? Quand tu me
supposerais une âme forte et stoïque, telle que fut, dit-on, celle de l'accusé
d'Anytus (1),
ma philosophie croulerait encore sous te poids écrasant d'une disgrâce
pareille à la mienne. La colère d'un dieu est plus puissante que toutes les
forces humaines. Ce vieillard, proclamé sage par Apollon, n'aurait pas eu la
force d'écrire au milieu des tourments que j'endure (2).
Quand on oublierait sa patrie, quand on s'oublierait soi-même, et que tout
sentiment du passé pourrait s'éteindre, la crainte du péril interdirait toute
oeuvre qui demande de paisibles loisirs. Or, le séjour où je suis, est entouré
d'innombrables ennemis. D'ailleurs, émoussée par une longue inaction, ma verve
est languissante, et a beaucoup perdu de sa vivacité première. Le sol fertile
que la charrue ne retourne pas fréquemment ne produira plus que des ronces et
des plantes parasites. Le coursier perd son agilité dans un repos trop prolongé,
et se laisse dépasser dans la lice par tous ses rivaux. La barque demeurée
trop longtemps hors de l'eau, son élément
habituel, se pourrit enfin et s'entrouvre de toutes parts. Ainsi, moi qui ne fus
jusqu'ici qu'un écrivain médiocre, je désespère de m'égaler désormais
moi-même. Mes longues souffrances ont énervé mon génie, et il n'a presque
plus rien conservé de son ancienne vigueur. Bien des fois cependant, comme je
le fais en ce moment, j'ai pris mes tablettes, et j'ai voulu rassembler quelques
mots sous les lois du rythme poétique, mais ce que j'écrivais n'était pas des
vers ou bien c'étaient des vers comme ceux-ci, triste image des malheurs du poète
et du séjour qu'il habite.
Enfin, le désir de la gloire est pour le génie un puissant mobile, et l'amour
de la louange un germe fécond. L'éclat de la renommée, de la réputation, me
séduisit autrefois quand un vent propice soufflait dans mes voiles. À présent,
je ne suis pas assez heureux pour être épris de la gloire, et je voudrais,
s'il était possible, être inconnu au monde entier.
Est-ce parce que mes premiers vers ont réussi que tu me conseilles d'écrire
encore, et de ne pas laisser mes succès se ralentir ? Mais qu'il me soit permis
de le dire, sans vous irriter, doctes sœurs : vous êtes la principale cause de
mon exil, et, comme l'inventeur (3),
si justement puni, de ce taureau d'airain, je porte la peine de mes propres œuvres.
Je devais, dès lors, rompre sans retour avec la poésie, et, déjà naufragé,
ne pas tenter de nouveau les hasards de la mer. Mais si, par une ardeur insensée,
je reviens encore à des études qui m'ont été si funestes, c'est peut-être
que ce séjour m'offre tous les moyens de les cultiver. Non, ici pas un livre,
pas une oreille complaisante et qui comprenne ce que veulent dire mes paroles.
Partout règne la barbarie avec ses accents sauvages ; partout retentissent la
voix du Gète et ses épouvantables éclats. Je crois moi-même avoir désappris
la langue latine (4),
et déjà aussi je sais parler le gète et le sarmate !
Et pourtant, à vrai dire, ma muse ne peut résister au besoin de faire des
vers. J'écris et puis, je brûle ce que je viens d'écrire ; un peu de cendre,
voilà le résultat de mes peines. Je voudrais ne plus écrire un seul vers,
mais je ne le puis, et c'est pourquoi mon travail est la proie des flammes. S'il
parvient jusqu'à vous quelque production de mon esprit, ce n'est qu'un lambeau
isolé, ravi au feu par hasard ou par remords. Plût au ciel que cet Art
d'Aimer, qui perdit son maître trop confiant, eût été ainsi réduit en
cendres !
ÉLÉGIE
XIII
Des
rivages gétiques, Ovide, ton ami, t'envoie ce salut (1),
si toutefois on peut envoyer ce que l'on n'a pas soi-même. En effet, le mal
dont mon esprit est atteint s'est, par une sorte de contagion, communiqué à
mon corps, afin qu'aucune partie de mon être n'échappât à la souffrance.
Depuis plusieurs jours, je ressens dans le côté de poignantes douleurs, que je
ne dois attribuer peut-être qu'au froid rigoureux de cet hiver. Cependant si tu
vas bien, je ne saurais être tout à fait mal. Lorsque, dans le désastre de ma
fortune, je t'ai rencontré, c'est toi qui me servis d'appui.
Après m'avoir donné des preuves éclatantes de tendresse et fait tous les
jours, pour me sauver, des efforts inouïs, tu ne m'adresses presque jamais un
mot de consolation, coupable ami, et ton dévouement serait complet si tu étais
moins avare de paroles. Répare cet oubli, et quand tu te seras corrigé de ce
grief unique, la moindre tache ne déparera point un si bel ensemble.
J'insisterais sur ce reproche, si je ne considérais que tu peux m'avoir adressé
des lettres sans qu'elles me soient parvenues. Fassent les dieux que mes
plaintes soient téméraires, et que je t'accuse à tort de m'oublier ! Mais il
est évident que mon cœur a deviné juste. Non, il n'est pas permis de croire
qu'une âme comme la tienne soit accessible à l'inconstance. La blanche
absinthe ne croîtra plus dans le Pont glacé, ni le thym parfumé sur le mont
Hybla (2)
en Sicile, avant qu'on te puisse convaincre d'indifférence pour ton ami. La
trame de mes jours n'est pas si noire encore !
Quant à toi, pour te mettre à l'abri de toute accusation mal fondée, fais en
sorte que tu n'aies pas même contre toi les apparences, et de même que jadis
nous passions le temps à converser longuement ensemble jusqu'à ce que la nuit
vînt nous surprendre au milieu de nos entretiens, qu'ainsi nos lettres soient
aujourd'hui les messagères de nos épanchements secrets, et que les tablettes
et la main suppléent au silence de la langue.
Mais, pour ne point paraître trop défiant sur ce point, je borne à ces
quelques vers mes sollicitations. Reçois mes adieux, formule ordinaire qui
termine chaque lettre, et puisse ta destinée être différente de la mienne !
ÉLÉGIE
XIV
Tu
vois combien je t'ai donné dans mes livres de témoignages éclatants de mon
estime, ô toi, mon épouse, que j'aime plus que moi-même ! Il peut se faire
que la fortune jalouse conteste la sincérité du poète. Cependant, mon génie
t'assure au moins quelque célébrité. Tant qu'on me lira, on lira ainsi tes
titres de gloire, et il est impossible que les flammes du bûcher te consument
tout entière. Quoique les malheurs de ton époux puisent appeler sur toi la
pitié d'autrui, tu trouveras des femmes qui voudront être ce que tu es, qui
t'estimeront heureuse d'avoir été associée à ma fortune, et qui porteront
envie à la tienne. En te comblant de richesses, je ne t'aurais pas fait un don
plus précieux. L'ombre du riche n'emporte rien avec soi chez les morts. Je t'ai
donné un nom immortel, et maintenant tu possèdes ce que je pouvais t'offrir de
mieux.
Ajoute à cela que tu es mon unique appui dans ma détresse, et que tu n'en as
pas recueilli un honneur médiocre. Ma voix pour te louer n'est jamais restée
muette. Tu dois être fière des jugements de ton époux.
Continue donc, afin qui on ne puisse taxer mes éloges d'exagération.
Sauve-moi, et sauve en même temps la foi que tu m'as jurée. Tant que nous fûmes
ensemble, ta vertu fut sans tache, et ta probité inattaquable n'obtint que des
louanges. Après ma catastrophe, elle ne s'est pas démentie. Puisse-t-
elle bientôt couronner son oeuvre avec éclat !
Il est facile à une femme d'être vertueuse, quand elle manque de raison pour
ne l'être pas, quand rien, dans son époux, ne s'oppose à l'accomplissement de
ses devoirs. Mais lorsqu'un dieu fait gronder son tonnerre, ne pas se dérober
à l'orage, c'est là le comble de la tendresse, de l'amour conjugal. Elle est
rare, la vertu qui ne se règle pas sur la fortune, qui reste ferme et constante
quand celle-ci disparaît ! S'il en est une cependant qui n'ambitionne d'autre récompense
qu'elle-même, et qui jamais ne s'incline devant l'adversité, on voit, en en
calculant la durée, qu'elle fait l'entretien de tous les siècles et
l'admiration de tous les pays, de tous les peuples du monde.
Vois comme, après tant d'années, la fidélité de Pénélope est encore célèbre,
et son nom plein de vie ! Vois comme on chante encore les vertus de l'épouse
d'Admète, de celle d'Hector et de la fille d'Iphis (1),
qui ne craignit pas de se jeter dans les flammes du bûcher ! comme dure
toujours la réputation de la reine de Phylacé (2),
dont l'époux s'élança le premier sur le sol troyen ! Je n'ai pas besoin de ta
mort, mais de ton amour et de ta fidélité. La gloire doit te coûter peu de
chose à conquérir. Au reste, ne crois pas que je te rappelle ces exemples
parce que tu ne fais rien pour les suivre. Je déploie mes voiles, quoique la
rame suffise encore pour faire glisser ma barque. Te conseiller d'agir, comme déjà
tu agis toi-même, c'est te donner des éloges, c'est approuver tes actes et les
encourager.
LIVRE
V
ÉLÉGIE
I
(1)
Le cygne est ainsi appelé du Caystre, petit fleuve près d'Éphèse.
ÉLÉGIE
III
(1)
C'était le 15 des calendes d'avril (18 mars). (Voy. Fastes,
III, 713.)
(2)
Le Strymon, fleuve de Thrace.
(3)
Lycurgue, roi de Thrace, ennemi du culte de Bacchus, s'arma d'une hache pour détruire
les vignes de son royaume.
(4)
Penthée, roi de Thèbes, fut mis en pièces par sa mère et sa tante, qui célébraient
des orgies auxquelles il voulait s'opposer. (Métam.,
III, 511)
ÉLÉGIE
V
(1)
La fille d'Eetion était Andromaque et celle d'Icarius, Pénélope.
(2)
Échion fut un des compagnons de Cadmus, fondateur de Thèbes.
ÉLÉGIE
VII
(1)
Voyez la note 38 du livre II.
ÉLÉGIE
VIII
(1)
Némésis était ainsi appelée de Rhamnus, bourg de l'Attique, où elle avait
un temple.
(2)
Le mot roganda n'est pas une
redondance, comme on l'a cru, et joint au mot plura
qui le précède, il exprime qu'Ovide demande, outre le pardon de sa faute,
quelque chose qu'il est facile de comprendre, c'est à dire la punition de son
ennemi.
ÉLÉGIE
IX
(1)
Cette élégie peut bien avoir été adressée à Sextus Pompée, comme la Ve
du liv. IV. Du moins, Ovide déclare-t-il
dans Ies Pont., IV, V, 31, et XV, 2,
comme ici, v.11 et 12, qu'après César, c'est à lui qu'il doit la vie. C'est
d'ailleurs lui (IV, V) qui lui avait défendu de le nommer, et il le dit ici, si
sineres ; 23, si paterere, et 25 quamvis est jussa quiescere. C'est encore lui qui protégea Ovide
dans la Thrace (Pont., IV, V. 35),
comme nous le voyons ici, v. 15.
ÉLÉGIE
X
(1)
Ici le jeu de mots est manifeste.
ÉLÉGIE
XII
(1)
Socrate fut, comme on le sait, accusé par Anytus, Mélitus et Lycon, d'impiété
envers les dieux.
(2)
Socrate, dit Cicéron (de Orat. III,
46), n'écrivit jamais rien. Ce fut Platon, son disciple, qui transmit la
doctrine de son maître à la postérité.
(3)
Pérille. ( Voy. III, XI, 41 et suiv.)
(4)
Voy. Pont, III, II, 40.
ÉLÉGIE
XIII
(1)
Voy. liv. III, III, 89; Pont., I, X, 1
; Héroïd., IV, I)
(2)
Cette épithète de Trinacris et le
nom de Trinacria , venaient à la
Sicile de ses trois promontoires, Lilybée, Pélore et Pachynum.
ÉLÉGIE
XIV
(1)
Évadné, femme de Capanée.
(2) Laodamie, reine de Phylacé, ville de Thessalie, dans la Phtiotide ; elle était petite-fille de Philacus, puisqu'elle avait épousé Protésilas, fils d'Iphicus, dont Philacus était le père.