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OVIDE
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LES TRISTES.
LIVRE TROISIÈME.
ÉLÉGIE 1.
Ouvrage d'un exilé, j'arrive en cette ville, où il m'envoie en
tremblant ; ami lecteur, tends une main favorable au voyageur fatigué. Ne crains pas que je te fasse
rougir ; il n'y a pas ici un seul vers qui soit une leçon d'amour (1). La destinée de mon maître n'est pas de celles dont on trompe les
douleurs avec des badinages hors de saison. Cet ouvrage même, fruit amer d'une
jeunesse inexpérimentée, trop tard, hélas ! il le condamne et le maudit. Lis ces
pages ; elles ne portent que l'empreinte de la tristesse, et les vers y sont conformes
à la situation oit il se trouve. S'ils boitent (2) et retombent en alternant la mesure, c'est un effet de leur nature même ou de la fatigue du voyage. Si je n'ai pas le blond reflet de l'huile de cèdre, si je n'ai pas été poli par la pierre-ponce, c'est que j'aurais eu honte d'être plus élégant que mon maître.
Si l'écriture est endommagée, et çà et là couverte de taches, c'est que le poète a défiguré son ouvrage par ses larmes. Si par hasard quelques mots semblent n'être pas latins, c'est qu'il écrivait chez un peuple
barbare. Dites-moi, lecteurs, si cela ne vous importune pas, quel chemin je dois prendre, et, pauvre étranger, vers quel asile diriger mes pas.
Quand j'eus balbutié ces mots avec mystère, à peine se trouva-t-il un seul homme qui s'offrît à me conduire. Puissent les dieux te donner ce qu'ils ont refusé à mon père, une existence
paisible au sein de ta patrie ! Guide-moi donc, et je te suis, quoique j'arrive des extrémités du monde, et que je sois doublement fatigué de la navigation et de la marche. Il se décide, et, tout en me
dirigeant : 'Voilà, dit-il, le forum de César, et la voie qui emprunte son nom à sa destination sacrée
: voici le temple de Vesta (3) où l'on garde le Palladium et le feu éternel
; là fut le modeste palais de l'antique Numa (4)." Puis
prenant à droite, a Voici, dit-il, la porte Palatine (5), voilà Stator, voilà le berceau de
Rome. Tandis que tour à tour j'admire chaque merveille, l'éclat des armes qui décoraient un portique, et l'architecture digne d'un dieu attirent mes regards.
"Serait-ce là, m'écriai-je, la demeure de Jupiter?" Ce qui me suggérait cette conjecture, c'était la vue
d'une couronne de chêne. Dès que j'en connus le maître : "Je ne me suis pas trompé, repris-je, c'est bien réellement la
demeure du grand Jupiter. Mais pourquoi ce laurier qui masque l'entrée, et enveloppe de son feuillage épais les portes de ce séjour
auguste ? Est-ce parce que cette maison a mérité les honneurs d'un éternel triomphe, ou parce qu'elle
fut contemporaine du dieu de Leucade? Est-ce un signe de fête qui lui est particulier, ou un indice de la joie qu'elle répand en tous
lieux ? Est-ce l'emblème de la paix qu'elle a donnée au monde ? Sa gloire, comme le laurier toujours vert, et
dont la feuille ne tombe jamais, y voit-elle le symbole de son immortalité ?
Quant à la signification de la couronne de chêne, une inscription nous
l'apprend : elle veut dire qu'il a sauvé des citoyens. Sauve donc encore, ô le meilleur des pères,
un citoyen qui languit aux extrémités de l'univers, et dont le châtiment, qu'il avoue légitime, résulte moins d'un crime que d'une faute involontaire. Malheureux que je
suis ! je redoute ce séjour, je redoute celui qui en est le maître puissant, et je sens mes lettres frissonner de terreur. Vois-tu mon papier pâlir ? Vois-tu chanceler alternativement mes
vers ? Fasse le ciel, maison auguste, qu'un jour enfin adoucie pour mon maître, il te revoie habitée par les
mêmes possesseurs !
Nous poursuivons notre route , et mon guide me conduis, par de magnifiques degrés, au temple en marbre blanc élevé au dieu dont la chevelure est toujours
intacte (6). C'est là qu'on voit les statues des Danaïdes et
celle de leur barbare père, l'épée à la main, placées contre des colonnes qu'un tira des carrières étrangères. Là , toutes les créations des génies anciens et modernes sont mises à la disposition des lecteurs; j'y cherchais mes frères, excepté ceux dont notre père déplore la
naissance ; et, pendant que je les cherchais en vain, le gardien de ces lieux sacrés
(7) m'ordonna d'en sortir.
Je me dirige vers un autre temple (8), situé près d'un théâtre voisin ; il me fut aussi défendu d'y entrer. Ce premier asile des
belles-lettres (9), la Liberté, qui y préside, ne me permit pas d'en fouler le vestibule. Ainsi tombe le malheur d'un père sur sa postérité, et nous, ses enfants, nous sommes exilés aussi bien que lui. Peut-être un
jour, avec le temps, César, moins
rigoureux pour nous et pour lui, se laissera-t-il désarmer. Je vous en conjure, grands dieux, et toi César, car pourquoi m'adresserais-je
à la foule des dieux ? toi, le plus puissant de tous, exaucez ma prière ; s'il m'est interdit d'habiter la commune demeure des Romains,
permets-moi du moins de vivre caché dans des pénates privés. Et vous, mains plebéiennes, accueillez, si ce n'est pas un crime, mes vers que trouble la honte d'avoir été repoussés.
ÉLÉGIE II.
Il était donc dans mes destinées de voir la Scythie et le pays situé sous la constellation de la fille
de Lycaon. Ni vous, doctes muses, ni toi fils de Latone, n'êtes venus au secours de votre
pontife ! et il ne m'a servi de rien que mes jeux fussent au fond innocents, et que ma vie fût moins licencieuse que ma
muse ! II ne me reste, après mille dangers courus sur mer et sur terre,pour asile que le Pont, avec ses frimas éternels et destructeurs. Moi qui jadis, ennemi des affaires, et né pour les loisirs tranquilles, vivais dans la mollesse et étais incapable de supporter la fatigue, je supporte tout maintenant, et cette mer sans ports, et ce voyage si plein de
vicissitudes n'ont pu parvenir à me perdre. Mon âme a suffi à tant de malheurs, et, fort de l'énergie qu'elle lui prêtait, mon corps a enduré des maux à peine tolérables.
Tant que je luttai contre les caprices des vents et des flots ; cette lutte donna le change à mes inquiétudes, à mon désespoir
; mais dépuis que je suis au terme de mon voyage, depuis que j'ai cessé d'être en mouvement, et que je touche la terre de mon exil, je ne
me plais que dans les larmes, et elles coulent de mes yeux avec autant d'abondance que l'eau des neiges au printemps. Rome, ma maison, l'image de ces lieux si regrettés, et tout ce qui reste de moi-même
dans cette ville perdue pour moi, m'apparaissent avec tous leurs charmes. Hélas
! pourquoi les portes de mon tombeau, que j'ai tant de fois heurtées, ne se sont-elles jamais
ouvertes ? Pourquoi ai-je échappé à tant de glaives (1)
? Pourquoi la tempête n'a-t-elle pas mis fin à mon existence, qu'elle a si souvent menacée ?
Dieux, dont j'éprouve les infatigables rigueurs, et qu'un seul dieu a intéressés à sa vengeance, hâtez, je vous en prie, la mort trop lente à venir, et faites que les portes de la tombe cessent enfin de m'être fermées.
ÉLÉGIE III.
Si par hasard tu es surprise que ma lettre soit écrite par une main étrangère, c'est que j'étais malade, malade aux extrémités du monde, et presque désespérant de ma guérison. Te figures-tu quelle est ma situation dans cet affreux pays, au milieu des Sarmates et des Gètes
? Je ne puis supporter le climat, ni m'accoutumer à ces eaux (1)
; le sol même éveille en moi je ne sais quels dégoûts ; point de maisons commodes, point d'aliments convenables à un malade, personne qui applique à me soulager l'art du dieu de la médecine, nul ami qui me console et oppose le charme
de la conversation aux heures trop lentes à s'écouler. Je languis, épuisé, aux dernières limites et chez les derniers peuples du monde habité
; et, dans cet état de langueur, tous les objets qui memanquent se retracent à mon souvenir. Mais tu les domines tous, chère épouse, et tu remplis à toi seule plus de la moitié de mon coeur. Lorsqu'absente, je te parle, c'est toi seule que ma voix
appelle ; chaque nuit, et chaque jour après elle, m'apporte ton image ; on dit même que, dans mes égaremems, ton nom sortait sans cesse de ma bouche en délire. Lors même que mes forces m'abandonneraient, et qu'un vin
généreux ne pourrait plus ranimer ma langue collée à mon palais, à la nouvelle
de la venue de ma bien-aimée, je revivrais à l'instant, et l'espérance de te voir me prêterait
des forces.
Je suis donc ici entre la vie et la mort; et toi peut-être là-bas, oublieuse de ce qui me touche, tu passes agréablement tes jours. Mais non, chère épouse, je le sais, je l'affirme, tes jours sans moi ne peuvent s'écouler que dans la tristesse.
Si pourtant lesannées que le sort m'a comptées sont révolues, si ma fin est réellement si prochaine, ne pouviez-vous, grands dieux, épargner une vie à son terme, permettre au moins que je fusse inhumé dans ma patrie, soit en différant mon exil jusqu'à ma mort,
soit en précipitant celle-ci pour prévenir mon exil ? Naguère encore je pouvais avoir vécu sans tache, et c'est pour que je meure exilé qu'on a prolongé mes jours.
Je mourrai donc sur ces bords inconnus et lointains, et l'horreur de ces lieux ajoutera à l'horreur du trépas. Ce n'est pas sur mon lit accoutumé que reposera mon corps languissant
(2); je n'aurai personne pour pleurer à mes funérailles
; je n'aurai pas ma bien-aimée pour arrêter un instant mon âme fugitive avec ses baisers mêlés de larmes, personne pour recueillir mes dernières volontés, pas même une main amie pour clore, après un dernier appel à la vie
(3), mes paupières vacillantes ; enfin, privé des honneurs funèbres, privé des honneurs d'un tombeau et des larmes d'autrui, mon corps sera confié à la terre de ce pays barbare.
Sans doute qu'à ce récit tu sentiras ton esprit s'égarer, et frapperas de tes
mains tremblantes ta chaste poitrine ; sans doute que tu 'éendras inutilement
tes bras vers ces contrées, et qu'inutilement encore tu appelleras à grands cris ton
malheureux époux ! Mais non ; ne meurtris pas ainsi ton visage, et n'arrache pas tes cheveux, car ce n'est pas la première fois, âme de ma vie, que tu m'auras perdu. En quittant ma patrie, j'étais déjà mort, tu le sais, et
cette mort fut pour moi la première et la plus
cruelle. Maintenant, si tu le peux, mais tu ne le peux pas, tendre épouse, réjouis-toi de voir finir mes maux avec ma vie. Ce que tu peux, du moins, c'est d'alléger tes maux par ton courage à les
supporter ; et depuis longtemps ton coeur n'est plus novice dans ces sortes d'épreuves. Plût au ciel que l'âme pérît avec le corps, et qu'aucune partie de mon être n'échappât à la flamme dévorante
! car si l'âme, victorieuse de la mort, s'envole dans l'espace, et que la doctrine du vieillard de Samos soit véritable, une ombre-romaine sera condamnée à errer éternellement parmi les ombres sarmates, étrangère au milieu de ces mânes barbares.
Fais transporter à Rome mes cendres dans une urne modeste, afin que je ne sois pas exilé encore après ma
mort : personne ne peut t'en empêcher. Une princesse thébaine a fait jadis ensevelir, en dépit des ordres d'un roi inhumain, son frère égorgé. Mêle à mes cendres des feuilles et de la poudre d'amomum, et dépose-les ensuite près des murs de la ville
(4) ; puis, pour arrêter un instant les
regards fugitifs du passant, inscris, en gros caractères, sur le marbre du tombeau :
"Ci-gît le chantre des tendres amours, Ovide, qui périt victime de son génie. Passant, si tu as jamais aimé, ne refuse
pas de dire : Paix à la cendre d'Ovide !"
C'en est assez pour mon épotaphe ; mes oeuvres seront pour moi un monument plus illustre et plus durable, et, malgré le mal qu'elles m'ont fait, je m'en repose sur elles du soin d'assurer à leur auteur un nom et l'immortalité.
Pour toi, porte sur ma tombe des présents funèbres (5); répands-y des fleurs humides de tes larmes ; quoique mon corps soit alors réduit eu cendres, ce reste épargné par le feu sera sensible à ta piété.
J'aurais encore beaucoup à écrire ; mais mon haleine épuisée et ma langue desséchée ne me laissent plus la force de
dicter ; reçois donc, c'est peut-être ma dernière parole, cet adieu en échange duquel
je ne puis, hélas ! recueillir le tien.
ÉLÉGIE IV.
O toi que j'ai toujours aimé, il est vrai, mais que
je n'ai bien apprécié que dans l'adversité, et depuis ma disgrâce, si tu veux en croire un ami instruit par l'expérience, vis pour toi, et fuis bien loin des grands
noms ; vis pour toi, et, autant que possible, évite les palais : c'est du séjour le plus éclatant que part la foudre. Les hommes puissants, je le sais, peuvent seuls nous être utiles, mais
je renonce aux bienfaits de quiconque peut aussi me nuire. Les antennes qui s'élèvent à une hauteur modeste échappent aux coups de la tempête
; une large voile a plus à craindre qu'une petite ; vois l'écorce légère flotter à la surface de l'onde, tandis que le poids attaché au filet l'entraîne au fond des eaux. Si moi qui donne ici des avis aux autres j'en avais moi-même reçu le premier, peut-être serais-je encore à Rome, où je devais être toute ma vie. Tant que je me suis borné à ta société, et ne me suis
confié qu'au souffle du zéphyr, ma barque a vogué tranquillement sur les flots paisibles : celui qui tombe en marchant sur une route unie (ce qui arrive assez rarement) se relève bientôt sans avoir presque touché la
terre ; mais le malheureux Elpenor, tombé du faîte d'un palais, apparut ensuite
ombre légère aux regards de son roi. Pourquoi Dédale agita-t-il sans danger ses ailes, et qu'au contraire Icare donna son nom à une vaste
mer ? c'est que celui-ci prit un essor élevé, et celui-là un vol plus humble ; car enfin ils n'avaient, l'un et l'autre, que des ailes artificielles.
Crois-moi, vivre ignoré, c'est vivre heureux, et chacun doit se maintenir dans les limites de sa condition.
Eumède n'eût pas perdu son fils si ce jeuneinsensé n'eût désiré les coursiers
d'Achille ; Mérope n'aurait pas vu son fils dévoré par la foudre, et ses filles changées en arbres, si Phaéton s'était contenté de l'avoir pour père. Et toi aussi, crains de prendre un essor trop élevé, et, instruit par ces exemples, resserre la
voile de ton ambition ; car tu mérites de parcourir le chemin de la vie sans te heurter dans le voyage, et de jouir d'une destinée sans trouble.
Ces voeux que je forme pour toi te sont bien dus pour prix de la tendresse et du dévouement que tu m'as témoignés, et dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire. Je t'ai vu pleurer mon malheur avec une expression aussi vraie que l'était sans doute celle empreinte sur ma propre
figure ; j'ai senti tes larmes couler sur mes joues, et je m'en suis abreuvé, comme aussi de tes protestations de fidélité
; maintenant tu défends de ton mieux ton ami absent, et tu soulages une détresse qui n'est guère en état d'être soulagée. Vis à l'abri de l'envie, coule des jours sans gloire, mais aussi sans orage, et
ne cherche d'ami que parmi tes égaux ; aime de ton cher Ovide ce qui seul n'a point encore été banni de Rome, c'est-à-dire son
nom ; la Scythie, le Pont possèdent tout le reste. J'habite une contrée voisine de la constellation de l'Ourse d'Érymanthe, une terre desséchée par un froid continuel. Plus loin sont le Bosphore, le
Tanaïs, les marais de la Scythie, et puis encore quelques lieux sans nom, et presque
inconnus ; au-delà, il n'y a rien que des glaces inhabitables. Hélas ! que je suis près des dernières limites du
monde ! et que je suis loin de ma patrie, de mon épouse chérie et de tout ce qu'après elles j'ai de plus cher
ici-bas ! Et pourtant, si à cause de leur éloignement je ne puis les toucher de la main, mon imagination les contemple
tous ! Ma maison, Rome, la figure des lieux et les scènes diverses dont ils furent successivement le théâtre, passent devant mes yeux tour à
tour ; devant mes yeux, par une douce illusion, mon épouse est toujours présente
; mon épouse, à la fois mon tourment et ma consolation ! mon tourment par son absence, ma consolation par l'amour qu'elle me prodigue, et par sa constance à soutenir le fardeau qui l'accable.
Et vous aussi, vous avez toujours votre place dans mon coeur, chers amis que je voudrais pouvoir désigner chacun par son
nom ; mais la crainte de vous compromettre arrête ma reconnaissance, et je doute que vous consentiez vous-mêmes à être nommés dans mes vers. Vous le vouliez autrefois, et vous regardiez comme une distinction flatteuse que
mes poésies offrissent vos noms aupublic ; aujourd'hui, puisqu'il y aurait imprudence à le faire, je m'adresse à chacun de vous dans
le secret de mon coeur, et je ne serai pour personne un sujet d'effroi ; mon vers n'ira point, par ses révélations, vous traîner au grand jour, et vous qui m'aimez avec mystère, continuez à m'aimer
ainsi ; mais sachez bien que, quelque distance qui me sépare de vous, je vous ai toujours présents à ma pensée. Cherchez, chacun, suivant son pouvoir, à rendre mes maux moins pesants, et ne me refusez pas, dans mon abatterrent, l'appui
de votre main fidèle ; puisse, en retour, le sort vous être toujours prospère, et puissiez-vous n'être jamais forcés, par un
malheur semblable au mien, à implorer l'assistance d'autrui
ÉLÉGIE V.
J'avais si peu cultivé notre amitié jusqu'ici, que tu aurais pu sans peine la désavouer ; et peut-être cette liaison ne se fût-elle jamais resserrée, si ma barque eût continué à voguer par un bon vent. Lorsque je tombai, et que tous, craignant d'être enveloppés dans ma ruine, s'enfuirent et tournèrent le dos à l'amitié malheureuse, tu osas, au contraire, approcher de l'homme qui venait d'être frappé par la foudre, et entrer dans sa maison livrée au désespoir ; ami d'un jour et que j'avais peu fréquenté jusqu'alors, tu fis pour moi ce qu'ont fait à peine deux ou trois de mes anciens arnis. Je vis l'émotion peinte sur ta figure, et cette vue me frappa ; je vis tes joues baignées de pleurs et plus pâles que les miennes ; et comme tes larmes se mélaient à tes paroles, ma bouche s'abreuvait de larmes, et mon oreille de paroles. J'ai senti autour de mon cou l'étreinte sympathique de tes bras, et j'ai reçu tes baisers entrecoupés de sanglots. Dans mon absence, tu défends aussi mes intérêts de tout ton pouvoir, cher ami ( tu sais que le mot cher remplace bien ici ton vrai nom ), et me donnes encore d'autres preuves de ton dévouement aussi manifestes, et dont je conserverai à jamais le souvenir. Puissent les dieux t'accorder assez de crédit peur pouvoir protéger ceux qui te sont chers, et puisses-tu l'exercer dans des circonstances moins difficiles ! Si tu me demandes, en attendant, comme tu me le demanderas sans doute, ce que je fais dans ce pays perdu, j'y nourris une faible espérance (ne me la ravis pas du moins), de pouvoir fléchir la rigueur d'un dieu. Que mon espérance soit téméraire ou qu'elle puisse se réaliser, je te prie de me persuader que ce que je désire est possible. Emploie toute ton éloquence à me démontrer que mes voeux peuvent être exaucés. En effet, plus on est grand, moins on est implacable. Une âme généreuse se laisse facilement attendrir. II suffit au lion magnanime de terrasser son ennemi, et quand il l'a terrassé, i! cesse le combat. Seuls, les loups, les ours hideux, et tous les animaux d'une ecpéce moins noble, s'acharnent sur leur proie expirante. Quel plus parfait modèle d'héroïsme qu'Achille dans la guerre de Troie ? il ne putrésister aux larmes du vieux Priam. La clémence du roi de Macédoine éclata dans sa conduite envers Porus, et dans les pompeuses funérailles de Darius. Et pour ne pas me borner à des exemples tirés de la clémence des hommes, le gendre de Junon était auparavant son ennemi. Ce qui me laisse enfin quelque espoir de salut, c'est que la cause de mon châtiment n'est point un acte sanguinaire. Je n'ai pas attaqué l'existence de César, qui est aussi l'existence du monde entier ; je n'ai rien dit, je n'ai jamais parlé avec emportement, et jamais un mot injurieux n'est sorti de ma bouche dans un moment d'ivresse. Je suis puni pour avoir vu par hasard un crime que je ne devais pas voir, et tout le mien est d'avoir eu des yeux. Je ne pourrais pas, il est vrai, me disculper de tous reproches, mais la moitié de ma faute est involontaire. J'espère donc encore que tu obtiendras comme adoucissement à ma peine ma translation dans un autre séjour. Puisse bientôt, avant-coureur d'un si beau jour, la blanche étoile du matin hâter la marche de ses coursiers, et m'apporter cette heureuse nouvelle !
ÉLÉGIE VI.
Tu ne veux pas sans doute, cher ami, user
de dissimulation dans l'amitié qui nous unit ; et quand tu le voudrais, tu ne le pourrais pas.
Tant qu'il nous a été possible de vivre ensemble, nul autre ne me fut plus cher que toi, nul autre
dans toute la ville ne te fut plus attaché que moi.
Notre liaison était si publique et si déclarée, qu'elle était en quelque sorte plus connue que nous-mêmes. La candeur de tes sentiments envers
tes amis ne fut pas ignorée de ce mortel, objet de ta vénération. Tu n'étais pas tellement réservé que je ne fusse ton
confident : mon coeur était le dépositaire d'une foule de tes secrets : à toi seul aussi
je racontais tous les miens, excepté celui qui a causé ma perte. Ce secret-là, si tu l'avais su, tu jouirais de ma présence et de mon bonheur, car tes conseils m'auraient sauvé. Mais non, ma destinée me poussait vers l'abîme, et c'est elle encore qui me ferme toute voie de salut. Maintenant, que la prudence ait pu prévenir ce malheur, ou que toute sagesse soit impuissante contre la destinée,
qu'importe ? Mais toi qui m'es attaché par une si vieille intimité, toi dont l'éloignement me cause les plus vifs regrets, ne m'oublie
pas ; et si tu as quelque crédit fais-en l'essai, je t'en supplie, en ma faveur
; tâche d'apaiser le courroux du dieu que j'ai provoqué, d'obtenir un changement d'exil qui adoucisse ma
peine ; insiste sur la pureté de mes intentions et sur ce qu'il y a d'involontaire dans mon crime. II ne serait ni facile ni prudent de t'expliquer
comment mes regards prirent une direction fatale ; mon âme craint ce souvenir, qui rouvre mes blessures, et réveille des douleurs assoupies. D'ailleurs tous
les faits auxquels j'attache tant de honte doivent rester ensevelis dans une nuit profonde. Je ne déclarerai donc rien que ma faute, en ajoutant qu'aucun intérêt personnel ne me l'a l'ait commettre, et
que mon crime, si l'on veut lui restituer son nom véritable, doit être appelé simplement une étourderie. Si je mens, cherche un lieu d'exil encore plus
éloigné, et auprès duquel le pays que j'habite soit un faubourg de Rome.
ÉLÉGIE VII.
Va saluer Périlla, lettre écrite à la hâte
et fidèle messagère de mes paroles. Tu la trouveras auprès de sa mère chérie, ou bien au milieu de ses livres et dans la société des Muses. A l'annonce de ton arrivée, elle suspendra tout travail, et demandera vite quel sujet t'amène et ce que je deviens. Tu lui diras que je vis encore, mais d'une vie à laquelle je préférerais la
mort ; que le temps n'a apporté aucun soulagement à ma peine ; que pourtant je
suis revenu aux Muses, malgré le mal qu'elles m'ont fait, et que je rassemble encore des mots propres à former mes distiques. Mais toi, lui
diras-tu, es-tu fidèle à nos communes études ? Écris-tu de doctes vers dans un idiome autre que celui
de ta patrie ? Car outre la beauté, tu dois à la nature et aux destins des moeurs chastes, des
qualités rares et le génie enfin ! C'est moi qui le premier t'ai conduite sur les bords de
l'Hippocrène,pour sauver d'un anéantissement fâcheux cette veine féconde. C'est moi qui le premier
découvris le génie dans les premières inspirations de ta jeunesse, et je fus à la fois, comme un
père l'eût étéd e sa fille, le guide et le compagnon de tes études. Si tu conserves encore ce feu de la
poésie, certes la Muse de Lesbos pourra seule êtreton maitre. Mais je crains que mon malheur
n'arrête ton essor, et que ton âme, depuis ma catastrophe, ne soit plongée dans l'inaction. Tant
que je fus là, tu me lisais souvent tes ébauches,
et je relisais les miennes. J'étais tour à tour ton juge et ton précepteur ; je prêtais l'oreille à tes
productions nouvelles, et si j'y surprenais quelque endroit faible, je t'en
faisais rougir. Peut-être le mal que j'ai recueilli de mes vers t'a-t-il fait craindre une destinée pareille à la mienne.
Ne crains rien, Périlla, mais que tes écrits n'aillent pas jeter le désordre dans le coeur
d'une femme, ni lui donner des leçons d'amour. Loin de toi donc, ô docte femme, tout prétexte d'oisiveté, et reprends l'étude des beaux-arts, ton culte favori.
Ta figure charmante subira l'outrage des ans ; les rides imprimeront un jour ton âge sur ton front.
ta beauté sera profanée par la main flétrissante de la vieillesse aux pas lents et
sourds ; on dira : Elle était belle, et, toi de gémir et d'accuser ton miroir d'infidélité.
Ta fortune est médiocre, quoique tu sois digne de l'opulence ; mais supposons qu'elle soit des plus considérables, c'est encore là un de ces avantages que le hasard donne et reprend à son gré. Tel est un Crésus aujourd'hui, qui demain sera un
Irus. Pourquoi ces exemples ? tous nos biens sont périssables, excepté ceux du coeur et de l'esprit. Ainsi, moi, privé de ma patrie, de vous, de mes pénates, moi
que l'on a dépouillé de tout ce qu'on pouvait me ravir, je trouve ma société et mes jouissances dans les facultés
de mon esprit. César n'a pu étendre ses droits jusque sur lui. Que le glaive impitoyable vienne à trancher mes jours, Ovide mort, sa gloire lui survivra ; et tant due Rome victorieuse, Rome, fille de Mars, verra du haut de ses collines l'univers subjugué, j'aurai des lecteurs. Évite donc aussi, (et puisse-t-il rester de ton talent des produits plus heureux que les miens), évite d'être un
jour tout entière la proie du bûcher.
ÉLÉGIE VIII.
Que ne puis-je m'élancer sur le char de
Triptolème, qui le premier ensemença la terre,jusqu'alors inculte ? Que ne
puis-je atteler les dragons dont Médée se servit pour fuir, ô Corinthe, de ta
citadelle ? Que ne puis-je enfin prendre tes ailes, ô Persée, ou bien les tiennes,
ô Dédale, pour fendre l'air d'un essor irrésistible et revoir tout à coup la terre de ma douce patrie, ma maison abandonnée, mes fidèles amis et surtout les traits chéris de mon épouse
!
Insensé ! pourquoi t'arrêter à des voeux puérils qu'aucun jour ne réalise et ne peut réaliser
? Si tu as un voeu à former, Auguste est le dieu que tu dois implorer : c'est à ce dieu, dont
tu as éprouvé la rigueur, qu'il faut adresser tes prières ; c'est lui qui peut te donner des ailes ou un char
rapide : qu'il ordonne ton retour, et soudain tu prendras ton vol.
Si je demandais mon rappel (et je ne puis eu effet demander rien de plus), je craindrais que mes voeux ne fussent pas assez
modestes ; peut-être un jour, quand Auguste aura épuisé sa colère, le moment viendra-t-il de lui faire cette demande, sans trop compter encore sur le succès. Mais aujourd'hui, une faveur bien moindre, et
que je considère pourtant comme un grand bienfait, ce serait l'ordre que je changeasse
d'exil ; le ciel, l'eau, la terre, l'air, tout ici m'est contraire, et mon corps est en proie à une langueur continuelle, soit que la maladie contagieuse de l'âme réagisse sur mon organisation physique et l'altère, ou que la cause de mon mal soit dans le climat même. Depuis que j'habite le Pont, je suis tourmenté par l'insomnie, ma
maigreur est telle que ma peau proltège à peine mes os décharnés, et les aliments sont sans
goût pour mon palais. Cette pâleur dont les premiers froids de l'automne frappent le
feuillage est aujourd'hui la couleur de mes membres ; rien ne peut en raviver l'énergie,
et jamais la douleur ne me permet d"interrompre mes plaintes.
Mon âme n'est pas en meilleur état que mon corps ; l'un et l'autre sont malades, et je
subis une double torture. Devant moi se tient immobile, et comme un être réel, l'image visible de
ma destinée ; et lorsque je vois ces lieux, les mamoeurs de cette nation, son costume, son
langage,et que je compare mon présent et mon passé, il me prend un si violent désir de la mort,
que je me plains de la colère trop indulgente de César et de ce qu'il n'a pas vengé ses
outrages par le fer. Mais puisqu'une première fois il a usé de modération dans sa vengeance,
puisse-t-il modérer encore les rigueurs de ma peine, en changeant le lieu de mon
exil !
ÉLÉGIE IX.
Ici même (qui le
croirait ?) on trouve des villes grecques parmi ces noms barbares, faite à peine pour une bouche
humaine : une colonie de Milet est venue jusqu'ici, et y a fondé un établiesement grec au milieu des Gètes. Mais le nom du lieu, très
ancien, et antérieur à la fondation de la ville, remonte, suivant la tradition authentique, jusqu'au meurtre d'Absyrte.
Montée sur le vaisseau construit par les soins de la belliqueuse Minerve, et qui le premier
sillonna les ondes, jusque-là respectées, l'impie Médée fuyait son père qu'elle avait abandonné.
Tout à coup, du haut d'une éminence, la sentinelle aperçut le navire dans le lointain.
"L'ennemi ! s'écrie-t-elle , je reconnais les voiles de Colchos." Les Myniens prennent l'alarme
: les cibles sont détachés du môle ; l'ancre cède aux efforts vigoureux qui la soulèvent. Cependant Médée, de cette main qui osa, qui doit oser encore tant de forfaits,
frappe son sein bourrelé de remords, et quoiqu'elle n'ait rien perdu de son audace, la jeune fille étonnée
pâlit d'effroi à la vue des voiles qui s'avancent ; "Je suis perdue,
dit-elle ; il faut user de quelque stratagème pour arrêter mon père." Pendant
qu'elle cherche un moyen, et qu'elle tourne la tête de tous côtés, ses yeux rencontrent par
hasard son jeune frère. A peine a-t-elle vu cet enfant : "Nous triomphons, s'écrie-t-elle ; la
mort va m'assurer mon salut." Elle dit, et soudain elle plonge sans pitié le poignard dans le
sein de cette victime innocente, qui ne prévoyait ni ne craignait une semblable trahison,
déchire son corps, et en disperse çà et là les membres, afin d'en rendre la recherche et la réunion plus difficiles. Mais pour qu'on ne puisse ignorer son crime, elle expose au sommet
du rocher les mains livides et la tête sanglante de son frère, voulant, par cette affliction nouvelle, et tandis que son père serait occupé à recueillir ces membres épars, ralentir sa funeste poursuite.
Ce lieu fut donc appelé Tomes parce que ce fut là, dit-on, qu'une soeur coupa les membres de son frère.
ÉLÉGIE X.
S'il est encore à Rome quelqu'un qui se souvienne d'Ovide exilé, et si mon nom, à défaut de moi-même, y subsiste toujours, qu'on sache que, relégué sous cette constellation inaccessible aux
flots de l'Océan, je vis au milieu de peuples barbares, entouré par les Sarmates, nation féroce, les Besses et les Gètes, tous noms indignes d'être proférés par ma muse
! Tant que dure la saison des tièdes zéphyrs, le Danube nous sert de barrière, nous protège contre leurs
invasions : mais quand le sombre hiver a montré sa figure dégouttante de frimas, et que la gelée a rendu la terre pareille à un marbre d'une blancheur éclatante
; quand Borée se déchaîne, que la neige s'amoncelle et inonde les régions septentrionales, alors on voit
peser sur ces peuples le pôle ébranlé par les tempêtes. La neige couvre la terre, et alors ni soleil ni pluies ne la peuvent dissoudre: Borée la durcit et la rend éternelle. Avant
que la première soit fondue, il en tombe une nouvelle, et il est assez commun d'en voir, sur plusieurs points, de deux années différentes. L'aquilon, une fois déchaîné, est d'une telle violence qu'il rase des tours et emporte des maisons.
Des peaux, des braies grossièrement cousues, les garantissent mal du froid ; leur visage est la seule partie du corps à découvert. Souvent on entend résonner, en se choquant, les glaçons qui hérissent leur
chevelure ; souvent on voit luire dans leur barbe le givre argenté. Le vin se soutient par lui-même hors du vase qui le contenait et dont
il conserve la forme ; et ce n'est plus une liqueur que l'on boit, ce sont des morceaux que l'on avale.
Dirai-je commnet les ruisseaux sont condensés et enchaînés par le froid, et comment on creuse les lacs pour y puiser une eau
mobile ? Ce fleuve même, aussi large que celui qui produit le papyrus et se décharge dans la
mer par plusieurs embouchures, l'lster, dont les vents glacés durcissent l'azur,
gèle et se glisse furtivement dans les eaux de l'Euxin. Où voguait le navire, on
marche d'un pied ferme, et l'onde solide retentit sous le pas des coursiers. Sur ces ponts
d'une nouvelle espèce, au-dessous desquels le fleuve poursuit son cours, les
boeufs du Sarmate traînent des chariots grossiers. Sans cloute on aura peine à me croire, mais qui n'a point intérêt à mentir doit être
cru sur parole. J'ai vu le Pont-Euxin lui-même immobile et glacé, et ses flots captifs sous leur écorce
glissante ; et non seulement je l'ai vu, mais j'ai foulé cette mer solide et marché à pied sec sur la surface des ondes. Si tu avais eu jadis une pareille mer à passer, ô Léandre, le fatal détroit n'eût point été coupable de ta
mort ! Les dauphins à la queue recourbée ne peuvent plus bondir dans les airs, car le froid rigoureux comprime tous leurs efforts.
Borée agile en vain ses ailes avec fracas, aucune vague ne s'émeut sur le
goufre assiégé ; les vaisseaux, entourés par la glace, comme par une ceinture de marbre, restent fixés
à leur place, et la rame est impuissante à fendre la masse durcie des eaux. J'ai vu arrêtés et enchaînés dans la glace des poissons dont
quelque-uns même vivaient encore. Soit donc que le froid gèle la mer ou les eaux du fleuve débordé, nos barbares ennemis traversent sur leurs coursiers rapides
l'Ister transformé en une route de glace ; et, aussi redoutables par leur monture que
par leurs flèches d'une immense portée, ils dévastent les campagnes voisines
dans toute leur étendue. Les habitants s'ennuient, et la terre, abantlonnée
par ses défenseurs, est à la merci des barbares et dépouillée de ses trésors. II est vrai que ces
trésors se réduisent à peu de chose ; du bétail, des chariots criards et quelques ustensiles qui font toute la
richesse du pauvre agriculteur. Une partie de ces malheureux, emmenés captifs et les mains liées derrière le dos, jettent en vain un dernier regard sur
leurs champs et sur leurs chaumières : d'autres tombent misérablement percés de ces flèches dont la pointe recourbée en forme d'hameçon était imprégnée de poison. Tout ce qu'ils ne peuvent emporter
ou traîner avec eux, ils le détruisent, et la flamme ennemie dévore ces innocentes chaumières. Là, on redoute la guerre au sein même de la
paix ; la terre n'y est jamais sillonnée par la charrue ; et comme sans cesse on y voit
l'ennemi ou qu'on le craint sans le voir, le sol abandonné reste toujours en friche. Le doux raisin n'y mûrit jamais à l'ombre
de ses feuilles, et le vin n'y fermente pas dans des cuve, remplies jusqu'au comble. Point de fruits dans tout
le pays, et Aconce n'en trouverai pas un seul pour y tracer les mots destinés à sa bien-aimé
; on y voit toujours les champs dépouillés d'arbres et de verdure : enfin c'est une contrée dont l'homme heureux ne doit jamais approcher. Eh bien,
dans toute l'étendue de l'immense univers, c'est là le lieu qu'on a trouvé
pour mon exil !
ÉLÉGIE XI.
S'il est vrai, homme impitoyable, que tu insultes à mon malheur, et que tu me poursuives sans fin de tes sanglantes accusations,
c'est sans doute qu'un rocher t'a donné le jour, qu'une bête féroce t'a
nourri de son lait, que tu as enfin, je le dis hautement, un coeur de pierre. A quel plus haut
degré ta haine peut-elfe encore atteindre ? Que vois-tu qui manque à ma détresse
? J'habite une contrée barbare, les rives inhospitalières du Pont, sous la constellation de l'Ourse du
Ménale et de son fidèle Borée. Je ne puis établir aucune relation verbale avec ces peuples
sauvages ; et tout ici respire l'inquiétude et la crainte. Comme le cerf timide surpris par des ours affamés, ou comme la brebis tremblante entourée par les loups descendus des montagnes, tel, environné de toutes parts de peuplades guerroyantes, je tremble d'effroi, sous le fer d'un ennemi
sans cesse menaçant. Et quand ce serait une légère punition d'être séparé de mon épouse chérie, de ma patrie et de tout ce qui m'est cher, et quand je n'aurais autre chose à souffrir que la seule colère de César,
est-ce donc si peu que d'avoir à subir la colère de César ? Et cependant il se trouve un
homme assez inhurnain pour rouvrir mes blessures saignantes encore, et pour déclamer contre mes moeurs. Dans
une cause facile, tout homme peut être éloquent ; et il faut bien peu de force pour renverser l'objet qui
chancelle ; mais renverser les forteresses, ébranler les plus fermes remparts, voilà du véritable courage. Les lâches seuls foulent aux pieds ce qui est abattu.
Je ne suis plus ce que j'étais autrefois ; pourquoi donc s'acharner contre un vain fantôme
? Pourquoi écraser sous le poids d'une pierre et ma cendre et mon tombeau ? Ce guerrier qui combattait si vaillamment était bien Hector,
rnais cet autre qui fut traîné par les coursiers d'Achille n'était plus Hector. Et moi aussi, songe que je ne suis plus celui que tu connus jadis : je n'en suis plus que
l'ombre ; à quoi bon tourmenterai méchamment une ombre de ces propos amers ; cesse, je
te prie, de troubler mes mânes.
Admets la justice des griefs qu'on m'impute, ne fais même aucune distinction entre ce qui n'est qu'imprudent et ce qui est
criminel ; eh bien ! la proscription expie mes fautes ;je suis puni, et ta haine en est
satisfaite : je suis puni par l'exil et par le lieu qu'on a choisi pour cet exil
; ma fortune arracherait des larmes au bourreau ! A tes veux, elle n'est pas encore assez déplorable.
Tu es plus cruel que le farouche Busiris, plus cruel que l'inventeur de ce boeuf artificiel qu'il faisait rougir à petit feu, et dont, suivant l'histoire, il fit hommage au tyran sicilien, en exaltant les merveilles de cette oeuvre.
O roi, disait-il, ce présent peut être pour toi d'une utilité plus grande
qu'il ne le semble à tes yeux ; et ce n'est pas seulement dans sa forme qu'il faut l'apprécier. Vois-tu cette ouverture pratiquée dans le flanc droit du
taureau ? c'est par là qu'il faut jeter celui dont tu voudras te défaire ; dès qu'il y sera enfermé, qu'un feu entretenu lentement l'y
consume ; alors la victime mugira, et tu croiras entendre la voix du véritable taureau. En
retour de cette invemion, rends-moi, je te prie, présent pour présent, et accorde à mon génie une récompense digne de lui." Il
dit ; et Phalaris : "Admirable créateur de ce nouveau supplice, fais-en toi-même l'essai le
premier." Bientôt, cruellement dévoré par ces feux qu'il venait de faire connaître, il laissa échapper des cris plaintifs de sa bouche tremblante.
Mais quel rapport y a-t-il entre les Siciliens et moi qui vis parmi les Scythes et les Gètes
? Qui que tu sois donc, je reviens à toi et à mes plaintes. Pour que tu puisses te désaltérer dans mon sang, et assouvir à ton aise les haines
de ton coeur impitoyable, sache que, pendant que je m'eloignais, j'ai souffert tant de maux, et sur terre et sur mer, que tu serais capable, je pense, d'en être attendri, si tu me les entendais raconter. Crois-moi, si l'on me comparait à
Ulysse, on verrait que Jupiter fut plus irrité contre moi que Neptune contre
lui ; ainsi donc, qui que tu sois, cesse de rouvrir mes blessures, de porter une main cruelle sur une plaie trop
sensible : laisse-là se cicatriser, afin que l'oubli affaiblisse l'éclat de ma
faute ; songe à la destinée humaine, qui nous élève et nous abaisse tour à tour, et redoute pour toi-même ses
caprices ; mais enfin, puisque, par une circonstance que je n'anrais jamais pu prévoir, ta sollicitude
est pour moisi vive, rassure-toi, mon malheur est complet ; la colère de César entraîne après soi toutes les misères
; pour t'en convaincre, et afin que tu ne croies pas que cet état de choses soit purement imaginaire, puisses-tu éprouver
toi-même les maux que j'endure !
ÉLÉGIE XII.
Déjà le zéphyr a tempéré la rigueur du froid, et, maintenant que l'année est accomplie, je trouve que cet hiver des rives méotides s'est prolongé plus que tous les autres. Celui qui ne sut pas porter
Hellé jusqu'au rivage, rend égale la durée des jours et des nuits. Déjà les jeunes garçons et les folâtres jeunes filles cueillent les violettes
(1) écloses dans les campagnes sans aucune semence ; la prairie se décore de mille fleurs diverses, et l'oiseau babillard chante à l'étourdie ses refrains
printaniers ; alors, pour réparer son crime de mère dénaturée, l'hirondelle suspend à la poutre son nid, délicat édifice, l'herbe, comprimée jusque là sous les sillons de Cérès, perce le sol attiédi de sa tige tendre
encore ; on voit, aux lieux où croît la vigne, poindre le bourgeon sur le cep
; mais la vigne ne croît que bien loin des rives gétiques, et partout où viennent les arbres, on voit les rameaux se gonfler de sève
; mais les arbres ne viennent que bien loin des frontières gétiques. A Rome, c'est le temps des
loisirs ; les jeux s'y succèdent sans interruption, et remplacent les discussions bruyantes du verbeux forum. Ce sont tantôt des courses de chevaux, tantôt des combats à armes légères, tantôt la paume, tantôt le cerceau aux évolutions
rapides ; tantôt, enfin, la jeunesse romaine, frottée de l'huile dont elle s'est servie dans la lutte, plonge ses membres fatigués dans la fontaine vierge
(2). Le théâtre est en pleine vogue, les factions y éclatent en transports
opposés, et les trois forum retentissent du fracas des trois spectacles (3). O quatre fois, mille et mille fois heureux celui à qui ne sont pas interdites les délices de
Rome !
Pour moi, les plaisirs de la saison consistent à voir fondre la neige au soleil du printemps, et à puiser l'eau sans avoir besoin de la briser. La mer n'est plus enchaînée par la glace, et le bouvier sarmate ne conduit plus, comme naguère, sur le Danube, ses chariots criards.
Peut-être verrai-je bientôt approcher quelques navires, et une voile étrangère flotter vers la côte du
Pont ; je m'empresserai alors d'accourir, de saluer le nautonier, et de lui demander
ensuite où il va, quel il est, et d'où il vient. Je m'étonnerais beaucoup si, venu d'un pays limitrophe, il ne se contentait pas de sillonner sans danger les eaux de son voisinage. Rarement en effet un vaisseau quitte l'Italie pour une si longue traversée
; rarement il s'expose sur ces côtes toutes dépourvues de ports ; cependant, soit qu'il parle grec, soit qu'il parle latin, langue qu'il me serait plus agréable d'entendre, soit
aussi que le Notus ait poussé vers ces lieux quelque navigateur parti de l'entrée du détroit et du canal de la Propontide, quel que soit ce mortel, sa voix peut être l'écho de quelque nouvelle, une partie, un degré quelconque de la renommée. Ah ! puisse-t-il avoir à me raconter et les triomphes de César et les actions de grâces adressées à Jupiter par les peuples du Latium
(4), et ton abaissement, rebelle Germanie, la tête, enfin, tristement courbée sous le pied du conquérant
(5) ! Celui qui m'annoncera ces merveilles, dont je gémirai de n'avoir pas été le témoin, recevra immédiatement
l'hospitalité dans ma demeure. Mais, hélas ! c'est donc réellement sous le ciel de la Scythie qu'est la demeure
d'Ovide ? Mon châtiment me condamne-t-il à y fixer à jamais mes pénates ? Fasse le ciel que César ne veuille pas que ce soit ici ma patrie, le séjour de mes dieux domestiques,
mais un pays dont je ne suis que l'hôte passager, et où je dois seulement expier ma
faute !
ÉLÉGIE XIII.
Voici que revient, à son époque ordinaire, le jour inutile (car quel
avantage ai-je retiré de la vie ? ), le jour de ma naissance. Cruel ! pourquoi venir augmenter les années d'un exilé
? tu devraisbien plutôt y mettre un terme. Si tu l'intéressais à moi, ou si tu avais quelque pudeur, tu ne me suivrais pas hors de la
patrie ; mais dans le lieu même où tu éclairas les premiers moments de mon enfance, tu aurais dû être le dernier de mes
jours ; ou, du moins, quand je quittai Rome, tu devais, à l'exemple de mes amis, me dire tristement un dernier
adieu !
Que viens-tu faire sur les terres du Pont ? le courroux de César t'aurait-il aussi relégué
aux bornes glacées du monde ? Tu espères peul-être que je te rendrai ici les honneurs accoutumés
; que, pour te recevoir, je revêtirai mes épaules de la robe blanche aux plis flottants,
que je ceindrai de fleurs les autels fumants du sang des victimes, et que le grain d'encens pétillera sur le brasier
solennel ; qu'enfin tu verras mes mains offrir le gâteau destiné à fêter fannirersaire de ma naissance, et entendras de ma
bouche sortir des prières d'un heureux augure ? Mais ma fortune et les circonstances ne sont pas telles que je puisse me réjouir de ton arrivée. Un autel funèbre entouré de lugubres cyprès, près de là un triste bûcher
tout prêt à me réduire en cendres, voilà ce qui me convient,
Il n'est plus temps d'offrir l'encens aux dieux inexorables, et, livré à tant de misères, je ne sens point venir sur
mes lèvres d'heureuses paroles. Si pourtant j'ai encore un voeu à former en
ce jour, c'est que,je t'en supplie, tu renonces à me visiter ici, dans ce pays situé presque aux extrémités du monde, sur les rives du
Pont si mensongèrement appelé Euxin.
ÉLÉGIE XIV.
Sectateur et pontife sacré du culte des
letlres, que fais-tu maintenant, fidèle ami de ma Muse ? Toi qui me préconisais durant ma prospérité, as-tu soin que je ne sois pas exilé tout entier?
Recueilles-tu mes ouvrages, à l'exception, toutefois , de cet Art d'aimer, si funeste à son
auteur ? Eh bien, continue, je te prie, d'en agir ainsi, toi lecteur assidu de nos poètes modernes, et ne néglige rien pour me conserver dans Rome. C'est
à moi qu'a été infligé l'exil, et non à ceux de mes livres qui n'ont pas mérité de subir le châtiment de leur maître. Souvent un père est condamné à un lointain exil, sans que le séjour de la patrie soit interdit aux enfants. Comme
Pallas, mes vers n'ont point eu de mère : ils sont ma famille, ma postérité ;
je te les recommande ; et désormais, orphelins, ils deviendront pour toi, leur tuteur, un fardeau d'autant plus lourd. Trois de mes enfants ont eu part à ma disgrâce, mais prends publiquement les intérêts des
autres ; il y a aussi quinze volumes de Métamorphoses, poésies échappées à la destinée fatale qui a frappé leur maître
: cet ouvrage aurait eu de meilleures chances de succès si ma catastrophe subite ne m'eût empêché d'y mettre la dernière main.
C'est à l'état d'ébauche qu'il est maintenant soumis au jugement du public, si le public veut bien encore s'occuper de ce qui vient de moi. Ajoute aussi à mes autres écrits ces productions nouvelles que je t'envoie d'un autre hémisphère. Quiconque les lira (si tant est qu'on les lise) devra me tenir compte des circonstances et des lieux où l'ouvrage a
été composé. On ne peut manquer d'être impartial quand on saura que ces circonstances sont l'exil , et ces lieux un pays de barbares. On s'étonnera même que, parmi tant d'adversités, ma main ait eu la force de tracer un seul vers. Le malheur a épuisé mon génie, dont la veine n'était déjà ni riche ni féconde : telle qu'elle fût enfin, elle s'est tarie, faute d'exercice, et a péri desséchée par suite d'une longue inaction. Je n'ai pas
ici assez de livres pour m'encourager au travail et nourrir ma verve ; au lieu de livres, j'ai sous les yeux des arcs et des armes
retentissantes. Il n'est personne ici dont les oreilles pussent entendre mes vers ni les comprendre, et il n'est pas de lieu où il me soit possible de me retirer à l'écart
; les murs de la ville et ses portes bien closes nous protégent toujours contre les attaques des Gètes. Souvent je suis embarrassé pour un mot, pour un nom, pour un lieu, et personne ne peut dissiper mes doutes. Souvent, (je l'avoue à ma honte), je cherche péniblement à dire quelque
chose, et les expressions me manquent, et j'ai oublié ma langue. Je suis assourdi par le
jargon thrace ou scythe, et il me semble déjà que je pourrais écrire en gétique. Je crains même sérieusement qu'il ne s'en soit glissé quelque peu dans mon latin, et que tu ne trouves mêlés à mes vers des termes du
Pont. Quelle que soit d'ailleurs la valeur de ce livre, je te demande grâce pour lui, et que ma fortune présente soit auprès de toi son excuse.
LIVRE III.
ÉLÉGIE I.
(1) Allusion au poème de l'Art d'aimer.
(2) Le distique se compose d'un vers de six pieds et d'un vers de cinq. Ovide fait là un assez mauvais jeu de mots.
(3) Le temple de Vesta, bâti par Numa, était entre le Capitole et le Palatin, sur le Forum.
(4) On conservait avec vénération et dans sa simplicité rustique le petit palais de Numa, deuxième roi de Rome, il n'était pas le même que le temple de Vesta, commet l'a prétendu Servius, mais il en était tout proche.
(5) Cette porte était appelée ainsi parce qu'elle regardait le mont Palatin. Elle était une des quatre portes percées dans l'enceinte de Rome telle qu'elle avait été tracée par Romulus.
(6) Ovide indique ici la bibliothèque établie par Auguste dans une galerie du temple qu'il fit construire en l'honneur d'Apollon sur le mont Palatin. Les auteurs briguaient l'honneur d'y être admis.
(7) Ce gardien ou bibliothécaire était alors, selon Suétone, Caïus Julius Hyginus.
(8) Les avis sont partagés au sujet de ce temple. Il paraît constant néanmoins qu'il est ici question du portique d'Octavie, peu éloigné du théâtre de Marcellus. l.e mot templa au pluriel est d'autant plus juste, que l'enceinte de ce portique renfermait deux temples, l'un consacré à Junon, l'autre à Apollon. Voy. Dion Cassius, XLIX, 43 ; Tite-Live, CXXXI, § 54 ; Plutarque, Marcell., § 50 ; et Suétone, Aug., XXIX.
(9) Le vestibule ou l'atrium du temple de la Liberté, construit par Asinius Pollion, sur le mont Aventin, fut la première bibliothèque ouverte au public.
ÉLÉGIE II.
(1) Il parait qu'en traversant la Thrace, Ovide courut beaucoup de dangers , et qu'il n'y échappa que grâce à Sextus Pompée. Voy. Pont., 1V, v. 33-36.
ÉLÉGIE III.
(1) On n'avait à Tomes, pour boisson, que de l'eau des marais, comme Ovide le dit dans ce livre rnéme, X, V. 26, et XII, V. 28.
(2) Cette expression est tirée de l'ancienne coutume d'exposer leu malades à la porte de leur maison, pour que ceux des passants qui avaient eu la même maladie pussent indiquer le remède. Du reste, on plaçait le mort sur un lit dans le vestibule.
(3) Après avoir fermé les yeux au mort, on l'appelait par son nom à plusieurs reprises, d'où l'expression conclamatum est, tout est fini, perdu, il n'y a plus d'espoir.
(4) En vertu d'une loi des Douze Tables, il était enjoint d'enterrer les morts hors de la ville ; c'était ordinairement sur le bord des grandes routes.
(5) C'était après les neuf jours du deuil qu'on allait faire au mort des sacrifices et des offrandes de victimes, de guirlandes, de libations de vin , etc. V. Fast., liv. II.
ÉLÉGIE XII.
(1) Ovide peint ici le printemps d'Italie et non celui de Scythie.
(2) Cette source, à huit milles de Rome, était celle qu'une jeune fille avait montrée à des soldats, et qu'au moyen d'un acqueduc, Agrippa amena jusqu'au Champ-de-Mars. (Pline , liv. XXI , 5 ; Dion Cassius, liv. LIV, 14).
(3) Le forum romanum, celui de César et celui d'Auguste : les trois théâtres, celui de Pompée, de Marcellus, de Batteus.
(4) Jupiter Capitolin.
(5) Tibère, et non Drusus, qui était déjà mort à cette époque.