OVIDE
Introduction | Héroïdes | Amours | L'art d'aimer | Le remède d'Amour | les cosmétiques | |
les halieutiques | les Métamorphoses | les Fastes | les tristes | les pontiques | consolation | ibis noyer |
LES TRISTES.
LIVRE
QUATRIÈME
ÉLÉGIE
I
S'il
y a, et il y en aura sans doute, quelques défauts dans ces opuscules, que les
circonstances, lecteur, les excusent à tes yeux. J'étais exilé, et je
cherchais, non la gloire, mais un délassement qui enlevât à mon âme la
continuelle préoccupation de ses maux ; c'est le même besoin qui fait que
l'esclave, condamné à creuser la terre, les fers aux pieds (1),
chante pour alléger, par de grossières mélodies, le poids du travail ; que, péniblement
courbé sur le sable fangeux, le batelier chante, en traînant avec lenteur sa
barque contre le courant, et que chante aussi le matelot qui ramène, avec
mesure, les rames flexibles vers sa poitrine, et, par le jeu de ses bras, frappe
les flots en cadence. Le berger fatigué s'appuie sur sa houlette ou s'assied
sur un rocher, et charme ses brebis par les airs de ses pipeaux rustiques ; la
servante chante et accomplit en même temps sa tâche, dont elle se dissimule
ainsi la rigueur.
On dit qu'après l'enlèvement d'Hippodamie, Achille, désolé, s'arma contre le
désespoir de la lyre hémonienne ; si, enfin, Orphée entraîna, par ses
accents, les forêts et les rochers insensibles, ce fut à cause de sa douleur
d'avoir perdu deux fois son Eurydice.
Et moi ainsi, ma Muse me console dans cette retraite du Pont où l'on m'a relégué
; seule elle a été la compagne fidèle de mon exil, seule elle a bravé les
embûches des brigands, le fer de l'ennemi, la mer, les vents et la barbarie ;
elle sait aussi quelle erreur m'aveugla lorsque je me perdis moi-même ; elle
sait que mon action fut une faute, et non pas un crime, et peut-être veut-elle
compenser aujourd'hui le mal qu'elle me fit autrefois, quand elle fut accusée
d'être ma complice.
Cependant, puisque les muses devaient m'être si fatales, je voudrais n'avoir
jamais été initié à leurs mystères.
Mais que faire aujourd'hui ? je suis leur esclave, et, victime de la poésie, je
suis assez fou pour l'aimer toujours. Ainsi, le fruit du lotos, lorsque les
Dulichiens en goûtèrent pour la première fois, les séduisit, tout fatal
qu'il leur fut par sa délicieuse saveur. L'amant voit tous les dangers qu'il
court, et pourtant il les recherche avec ardeur, et le sujet de sa faiblesse
devient le but de ses plus vifs désirs.
Et moi aussi j'ai la passion d'écrire, cette passion qui est la source de mes
infortunes, et j'aime le trait qui m'a blessé. Peut-être cet amour
passera-t-il pour une folie, mais c'est une folie qui n'est pas sans quelques
avantages : elle dérobe mon âme à la continuelle contemplation de ses maux,
et lui fait oublier sa situation actuelle. De même qu'une bacchante perd le
sentiment de sa blessure, lorsqu'en proie au délire elle pousse des hurlements
sur les sommets de l'Édon ; ainsi, quand ma brûlante imagination s'exalte,
sous l'influence du thyrse sacré, cet enthousiasme m'élève au-dessus de
toutes les disgrâces humaines ; l'exil, ces rivages du Pont et de la Scythie,
le ressentiment des dieux, tout s'efface devant lui ; et, comme si je m'étais
abreuvé de l'eau soporifique du Léthé, je sens s'évanouir en moi le souvenir
de mon adversité. Je dois donc honorer ces déesses consolatrices qui ont
abandonné l'Hélicon pour s'associer à mon exil, et qui, tantôt sur mer et
tantôt sur terre, ont daigné voguer ou marcher avec moi. Ah ! puissent-elles
du moins me rester favorables, puisque tous les autres dieux ont pris parti
contre moi avec le grand César, et m'accablent d'autant de maux qu'il y a de
grains de sable sur le rivage, de poissons, et d'œufs même de poissons dans la
mer : on compterait plutôt les fleurs au printemps, les épis en été, les
fruits en automne et les flocons de neige en hiver, que les vicissitudes dont je
fus le jouet, ballotté d'un monde à l'autre pour atteindre péniblement à la
rive gauche de l'Euxin ; et, depuis mon arrivée, la fortune n'a pas rendu mes
maux plus légers : ma destinée a fait route avec moi jusqu'ici. Ici encore je
reconnais la trame du jour de ma naissance, trame dont le fil fut emprunté à
une toison noire. Sans parler des embûches, des dangers qui menacèrent ma tête,
dangers trop réels, mais dont l'horreur surpasse néanmoins toute créance,
quelle calamité de vivre parmi les Gètes et les Besses, pour moi qui fus
toujours le favori de la renommée ! qu'il est triste d'abriter sa vie derrière
des portes et des remparts, d'être à peine garanti par des fortifications !
Dans ma jeunesse, j'ai toujours fui les rudes fatigues de la guerre (2),
et ce n'est que dans les jeux que j'ai manié des armes ; vieux, aujourd'hui je
tiens une épée d'une main, de l'autre un bouclier, et je couvre d'un casque
mes cheveux blanchis. Aussitôt que, de son poste élevé, la sentinelle nous a
donné l'alarme, d'une main tremblante nous revêtons notre armure ; l'ennemi,
armé de son arc et de ses flèches empoisonnées, rôde d'un air farouche
autour de nos remparts, monté sur un coursier haletant ; et, comme le loup
ravisseur emporte la brebis qui n'est point encore rentrée au bercail, (l'entraîne
à travers les champs et les bois, ainsi notre ennemi barbare poursuit
l'imprudent resté en dehors des murs, et, surprise dans la campagne, bientôt
la victime est saisie ; on l'emmène captive après lui avoir jeté une chaîne
au cou ou bien elle tombe percée d'un trait empoisonné.
Là, nouveau citoyen de ce séjour d'alarmes, je traîne une existence que le
destin prolonge trop, hélas ! et cependant ma Muse, dépaysée, trouve la
force, au milieu de tant de souffrances, de revenir à ses chants et à son
culte antique ; mais il n'est personne à qui je puisse lire mes vers, personne
dont les oreilles comprennent la langue latine. C'est donc pour moi seul
(comment ferais-je autrement ? ) que j'écris, c'est à moi seul que je lis mes
vers, et ils sont bien rassurés sur les dispositions de leur juge. Combien de
fois, pourtant, me suis-je dit: quel est le but de tant d'efforts ? Les Sarmates
et les Gètes liront-ils mes ouvrages ? Combien de fois aussi les larmes
sont-elles venues m'interrompre pendant que j'écrivais ? Combien de fois
ont-elles trempé mes tablettes ? les anciennes blessures de mon cœur saignent
encore comme si elles étaient nouvelles, et un torrent de pleurs inonde mon
sein ! Quand je songe tour à tour à ce que je fus autrefois et à ce que je
suis maintenant, à cette patrie que m'a faite le sort, à celle qu'il m'a
ravie, souvent, transportée de rage contre cette passion fatale, ma main livre
mes vers au feu dévorant. Puisque, d'un si grand nombre, quelques-uns seulement
ont échappé, qui que tu sois, daigne les lire avec indulgence; et toi, Rome,
dont l'accès m'est interdit, accueille avec bonté ces poésies, qui ne valent,
hélas ! pas mieux que ma fortune.
ÉLÉGIE
II
Déjà
vaincue, peut-être, ô fière Germanie! tu as enfin, à l'exemple du monde, fléchi
le genou devant nos Césars (1);
déjà peut-être leurs majestueux palais se décorent de guirlandes de fleurs ;
la fumée de l'encens pétille sur le brasier sacré, obscurcit la clarté du
jour, et la hache, un instant balancée, frappe la tête de la blanche victime
dont le sang a rougi la terre. Je vois marcher aux temples des dieux propices,
et y porter leurs offrandes, les deux Césars vainqueurs, et avec eux les jeunes
princes (2)
qui grandissent sous le nom de César, pour perpétuer le règne de cette
famille sur tout l'univers. Déjà, suivie de ses vertueuses brus(3),
Livie rend grâce aux dieux du salut de son fils, et leur offre des présents
qu'ils ont bien mérités, et qu'elle aura plus d'une fois l'occasion de
renouveler. Les mères, et les vierges sans tache, vouées à la garde du feu
sacré, forment son cortège ; un peuple affectueux témoigne sa pieuse allégresse
; le sénat la partage, ainsi que l'ordre des chevaliers, dont j'étais naguère
un membre obscur.
Quant à moi, si loin relégué, le bonheur public m'échappe, et à peine m'en
arrive-t-il, dans ces lieux éloignés, quelque récit incomplet. Ainsi, tout le
peuple pourra contempler ce triomphe, lire le nom des chefs et des villes
conquises (4),voir
les rois captifs marcher le cou chargé de chaînes devant les chevaux parés de
guirlandes, et remarquer les visages qui portent l'empreinte du malheur, et ceux
qui restent fiers et impassibles ; les uns s'informeront des causes et des
faits, des noms des personnages ; d'autres, sans en savoir beaucoup plus, se
chargeront de tout expliquer. Ce guerrier à la taille élevée, et tout
resplendissant de la pourpre sidonienne, était le général ennemi ; près de
lui est son lieutenant. Celui-ci, dont les regards humiliés s'abaissent vers la
terre, n'avait pas cette contenance, les armes à la main ; cet autre si
farouche, à l'œil encore enflammé de haine, fut l'instigateur et le conseil
de la guerre; celui-là, dont la chevelure en désordre sert de voile à
sa hideuse figure, fit tomber traîtreusement (5)
notre armée dans une embuscade ; après lui vient le pontife (6)
chargé, dit-on, d'immoler les prisonniers en l'honneur d'un dieu qui repoussait
de pareils sacrifices. Tels lacs, telles montagnes, telles forteresses, tels
fleuves regorgèrent de carnage et de sang; dans telles contrées Drusus (7)
a conquis son nom ; Drusus, noble rejeton, si digne de son illustre père. Ici
l'on voit le Rhin, les cornes brisées, cachant en vain sa honte au milieu de
ses roseaux, et tout souillé de son propre sang ; là est portée la Germanie,
les cheveux épars, triste et prosternée aux pieds de notre général ; elle
livre à la hache romaine sa tête orgueilleuse, et sa main, qui jadis portait
des armes, porte aujourd'hui des chaînes.
Dominant cet ensemble du haut de ton char triomphal, tu paraîtras, César, aux
regards de ton peuple, revêtu de la pourpre solennelle ; partout, sur ton
passage, tu seras accueilli par des applaudissements, et partout les chemins
seront jonchés de fleurs ; le laurier d'Apollon ceindra ta tête, et la grande
voix de l'armée criera : "triomphe ! triomphe !" Au bruit de
ces applaudissements, de ces acclamations confuses, tu verras tes quatre
coursiers s'arrêter plus d'une fois. Bientôt (8),
montant au Capitole, ce temple si favorable à tes vœux, tu y déposeras le
laurier promis à Jupiter, et dont ce dieu aura bien mérité l'hommage.
Du fond de la Scythie, j'assisterai, autant que possible, par la pensée, à ce
beau spectacle ; par la pensée, qui étend encore son empire sur les lieux dont
je suis proscrit, qui parcourt librement l'immensité du monde, et, d'un rapide
essor, s'élance jusqu'aux cieux. Elle promène mes regards au sein de Rome, et
ne permet pas que je sois tout à fait privé de tant de bonheur ; elle se
fraiera une route pour contempler ce char d'ivoire, et, grâce à elle, je me
retrouverai, du moins pour quelques instants, dans ma patrie.
Mais, hélas ! c'est bien réellement que le peuple heureux jouira de ce
spectacle, et que la foule présente à ces fêtes partagera la joie de son
prince ; tandis que moi, qui me repais de si charmantes idées dans mon lointain
exil, c'est par l'ouïe seulement que je participerai à ces délices. À peine
viendra-t-il, du Latium dans cet autre hémisphère, un témoin dont le récit
pourra satisfaire ma curiosité ; encore, ce triomphe, quand il me le décrira,
sera-t-il déjà d'ancienne date ; mais, à quelque époque qu'en vienne la
nouvelle, je tressaillirai de joie; ce jour-là, je quitterai mes habits de
deuil, et la joie publique imposera silence à ma douleur personnelle.
ÉLÉGIE
III
Grande
et petite Ourses, vous qui servez de guides, l'une aux vaisseaux des Grecs,
l'autre aux vaisseaux phéniciens, qui restez toujours éloignées du contact
des flots de l'Océan, et qui, du haut du pôle où vous êtes placées, voyez
tout ce qui se passe sur le globe, sans jamais vous plonger dans la mer
occidentale, vous, enfin, qui, dans votre révolution, décrivez, sans effleurer
la terre, un cercle au-dessus de l'horizon, tournez les yeux, je vous prie, vers
ces murs que le téméraire Remus, fils d'Ilia, osa, dit-on, franchir autrefois,
portez vos éclatants regards sur mon épouse bien-aimée, et apprenez-moi si
elle est ou non fidèle à mon souvenir. Malheureux ! Pourquoi t'informer d'une
chose trop évidente ? pourquoi ton esprit est-il toujours flottant entre
l'espoir et la crainte ? Crois ce qui est, ce qui flatte les désirs, et,
bannissant de chimériques inquiétudes, sache avoir foi du moins en l'inébranlable
foi qu'on te garde. Ce que les étoiles du pôle ne sauraient t'apprendre, ta
propre bouche peut te le dire à toi-même : elle ne t'a pas oublié, celle qui
fait le sujet de ta sollicitude, et conserve la mémoire de ton nom, le seul
bien qui lui reste ; ton image est présente à ses veux comme si tu étais là,
et, malgré la distance infinie qui nous sépare, si elle vit encore, c'est pour
t'aimer.
Mais lorsque ton âme, succombant au poids de la souffrance, a besoin de repos,
ta douleur repousse-t-elle les bienfaits du sommeil ? Les soucis t'obsèdent-ils,
tandis que tu es dans la chambre et sur la couche conjugale, et te
permettent-ils de penser à moi ? Une agitation violente s'empare-t-elle de tes
sens ? Les nuits te paraissent-elles éternelles ? Tes membres, livrés à cet
ébranlement universel, éprouvent-ils une lassitude douloureuse ?
Non, je n'en doute pas, tu ressens tous ces maux, et bien d'autres encore, et
ton amour exprime ainsi ses chastes regrets. Les tortures qui te brisent ne sont
pas moindres que celles d'Andromaque à l'aspect d'Hector sanglant, traîné par
les chevaux d'Achille. Pourtant je ne sais que souhaiter, et je ne pourrais dire
en quelle situation d'esprit je désire que tu sois ; es-tu triste, je suis au désespoir
de causer ton affliction ; ne l'es-tu pas, je voudrais te voir sensible à la
perte de ton époux.
Déplore donc tes malheurs, la plus tendre des épouses, et que ces malheurs, nés
des miens, vouent à la tristesse ton existence ; pleure ma disgrâce ; il est
quelque douceur dans les larmes : la douleur vit par elles, et par elles se
soulage ; et plût aux dieux que la source de ton chagrin fût ma mort, et non
pas ma vie ; que ma mort fût la cause de cet abandon dans lequel je t'ai laissée
! C'est entre tes bras et dans ma patrie que mon âme se fût évanouie ; de
pieuses larmes eussent baigné mon sein, et, à mon dernier jour, mes yeux, fixés
sur un ciel bien connu, eussent été clos par une main amie ; ma cendre eût été
déposée dans la tombe de mes ancêtres, et mon corps couvert de la terre qui
le reçut à sa naissance (1)
; enfin, je fusse mort sans tache, ainsi que j'avais vécu, tandis que je ne
respire aujourd'hui que pour rougir de mon supplice.
Que je suis malheureux si lorsqu'on dit de toi : « C'est la femme d'un exilé
», tu détournes ton visage, devenu rouge de honte! Que je suis malheureux si
tu regardes notre union comme ton déshonneur ! et que je suis malheureux si tu
es humiliée d'être à moi ! Où est le temps que tu étais si fière de ton époux,
et ne cherchais pas à cacher son nom ? Où est le temps (si ce souvenir ne te répugne
pas) que tu te plaisais, il m'en souvient, à t'entendre appeler et à être mon
épouse ; où, comme il est digne d'une femme estimable, tu aimais à reconnaître
en moi mille qualités diverses, auxquelles ton amour partial en ajoutait mille
autres ; où enfin mon mérite te paraissait si grand qu'il n'était personne
que tu me préférasses, personne à qui tu eusses mieux aimé appartenir ?
Maintenant encore, ne rougis pas de notre union ; c'est ta douleur qu'elle doit
éveiller, et non pas ta honte.
Quand le téméraire Capanée tomba frappé d'un coup inattendu, as-tu lu
quelque part qu'Évadné ait rougi de son époux ? Si le maître du monde étouffa
le feu par le feu, tu ne devais pas pour cela, Phaéton, être désavoué de tes
proches ; Sémélé ne fut point traitée en étrangère par Cadmus son père,
parce qu'elle périt victime de ses vœux ambitieux. Si donc j'ai été frappé
de la foudre vengeresse de Jupiter, que tes joues délicates n'en rougissent
pas, mais aie plutôt le courage et l'audace de prendre ma défense ; sois pour
moi le modèle d'une épouse accomplie, et soutiens, par tes vertus, ton pénible
rôle. La gloire difficile s'acquiert par des voies difficiles ; qui connaîtrait
Hector si Troie fût restée florissante ? C'est dans les malheurs publics que
la lice est ouverte à la vertu. Ton art n'est rien, Tiphus, si la mer est calme
; et si les hommes se portaient toujours bien, ton art, ô Apollon, ne serait
rien non plus. Cachée, inconnue et inactive dans la prospérité, la vertu se révèle
dans l'adversité. Ma destinée t'offre une occasion de gloire, et met ton dévouement
à des épreuves qui le rendront célèbre ; profite donc de cette occasion qui
te seconde si bien aujourd'hui ; devant toi se déroule une carrière vaste et
glorieuse.
ÉLÉGIE
IV
Illustre
descendant de glorieux ancêtres, ô toi chez qui la noblesse du caractère
surpasse celle de l'origine, en qui l'on admire à la fois le mérite héréditaire
et le mérite personnel, toi dont le génie perpétue cette éloquence, privilège
de ta famille, et qui n'a pas de rivale dans le forum latin ; si je t'ai nommé
sans le vouloir, et seulement en signalant tes qualités diverses, pardonne à
ces éloges qu'elles m'ont arrachés ; je ne suis point coupable : ce sont tes
vertus mêmes qui te trahissent ; et, si tu parais ici ce que tu es en effet, je
n'en suis pas moins à l'abri de tout reproche. Cependant, l'hommage que te
rendent mes vers ne saurait, tu peux m'en croire, te nuire aux yeux d'un prince
si juste ; lui-même, ce père de la patrie (tant il a d'indulgence), souffre
bien qu'on lise fréquemment son nom dans mes vers. Il ne peut, il est vrai,
l'empêcher, car César appartient à l'état, et moi aussi j'ai des droits sur
ce bien, qui est le bien de tous. Jupiter livre sa divinité aux inspirations
des poètes, et permet à toutes les bouches de chanter ses louanges. Tu dois être
tout a fait rassuré par l'exemple de ces deux divinités, dont l'une a pour
elle le témoignage de nos sens, et l'autre notre foi seulement.
Après tout, si j'ai commis une faute envers toi, j'aime encore cette faute, car
je ne t'ai pas demandé ton agrément pour t'écrire ; et si c'est une offense
qu'un entretien avec toi, l'offense n'est pas nouvelle ; nous nous sommes
ensemble entretenus tant de fois dans des temps meilleurs !
Mais afin de te tranquilliser sur le prétendu danger de nos relations amicales,
sache que le reproche, s'il y en a, remonterait à ton père : dès mes plus
jeunes années (tu ne saurais en disconvenir) je fus admis dans son intimité,
et, s'il t'en souvient encore, il accordait à mon talent plus d'estime que je
n'en croyais mériter ; il émettait son jugement sur mes poésies avec cette
dignité qui caractérise les hommes d'illustre naissance. Si donc j'ai trouvé
un libre accès dans ta maison, ce n'est pas toi aujourd'hui, c'est ton père
avant toi qui fut abusé. Mais non, crois-moi, je n'ai trompé personne, et, si
l'on en excepte les derniers événements de ma vie à Rome, le reste peut aisément
se justifier. Dans la faute même qui me perdit, tu ne verrais rien de criminel
si tu pouvais connaître les longs détails de cette funeste aventure ; si je
fus timide alors, ou si je fus imprudent, toujours est-il que mon imprudence me
fut le plus fatale. Ah ! laisse-moi oublier ma destinée ; ne me force pas à
rouvrir des blessures qui ne sont point encore fermées, et qu'à peine le temps
pourra guérir ; la juste mesure du châtiment prouve bien que ma faute a été
commise sans intention criminelle. C'est là ce que le dieu a compris : c'est
pour cela qu'il m'a laissé la vie, c'est pour cela que mes biens ne sont point
passés aux mains d'un autre maître. Un jour peut-être (et puisse-t-il vivre
jusqu'à ce jour !) abrégera-t-il la durée de mon exil, quand le temps aura
calmé sa colère. Aujourd'hui, si mes vœux ne sont pas trop téméraires, je
me borne à lui demander qu'il change le lieu de cet exil ; un séjour moins
horrible, un peu plus voisin de l'Italie, et moins à la portée d'un ennemi
barbare, est tout ce que je sollicite. Comme d'ailleurs la clémence d'Auguste
est infinie, si quelqu'un lui demandait pour moi cette grâce, peut-être me
l'accorderait-il.
Je suis emprisonné par les glaces de cette mer appelée aujourd'hui hospitalière,
mais que les anciens avaient plus justement nommée inhospitalière, car les
flots y sont sans cesse agités par des vents furieux, et les vaisseaux n'y
trouvent aucun port où ils puissent se réfugier. Les habitants du littoral,
voleurs et assassins, rendent la terre aussi dangereuse que la mer est perfide ;
ce peuple dont tu as entendu parler, et qui s'abreuve avec délice du sang
humain, est situé presque sous la même constellation. C'est aussi dans notre
voisinage que se trouve la Chersonèse Taurique, terre cruelle où l'on immole,
à la déesse au léger carquois, des victimes humaines ; pays recherché,
dit-on, par les scélérats odieux aux gens de bien, et où Thoas régnait
autrefois ; c'est là que la vierge du sang de Pélops consentit, après qu'on
eut sacrifié une biche à sa place, à célébrer le culte affreux de la déesse
sa protectrice. Bientôt abordent en ces lieux, dirai-je, le pieux ou le
parricide Oreste ? agité par les furies, et son compagnon, le héros phocéen.
Modèles des vrais amis, c'étaient deux corps qu'animait une seule âme. On les
charge aussitôt de fers, on les traîne à l'autel sanglant dressé devant la
double porte du temple. Cependant ni l'un ni l'autre ne parut effrayé de la
mort qui le menaçait. C'était le trépas de son ami qui faisait le désespoir
de chacun d'eux. Déjà la prêtresse se levait, tenant en main le couteau
fatal, la bandelette barbare ceignait la tête des deux Grecs, lorsqu'à son
langage Iphigénie reconnut son frère, et, au lieu de l'immoler, le pressa dans
ses bras. Joyeuse alors, elle transporta de ces lieux chez des nations moins
barbares la statue de la déesse qui abhorrait ces rites inhumains.
Eh bien ! cette contrée, dernière limite de l'immense univers, maudite des
dieux et des hommes, touche à celle que j'habite ! C'est près de mon pays (si
cette terre barbare peut être appelée le pays d'Ovide) que se font ces épouvantables
sacrifices ! Ah ! puissent les vents qui en éloignèrent Oreste, enfler aussi
pour moi les voiles du retour, quand le dieu qui me poursuit aura enfin calmé
sa colère.
ÉLÉGIE
V
Ô
toi ! que, parmi tant de compagnons chéris, je préfère à tous, toi dont
le cœur est mon unique refuge dans mon désespoir, et dont la parole a ravivé
mon âme près de s'éteindre, comme l'huile ranime la lueur de la lampe
vigilante ; toi qui n'as pas craint d'ouvrir un port, asile assuré, à ma
barque frappée de la foudre ; toi qui devais, si César m'eût privé de mon
patrimoine, me sauver de l'indigence par un généreux partage ; tandis que,
dans les transports de ma reconnaissance, j'oublie ma situation actuelle, ton
nom a failli s'échapper de ma plume. Cependant, tu te reconnais bien ici, et,
possédé du désir de la gloire, tu voudrais pouvoir dire hautement : C'est
moi. Pour ma part, je voudrais aussi, avec ton consentement, pouvoir te rendre
un éclatant hommage et célébrer ton rare dévouement. Mais je crains que ma
muse reconnaissante n'attire sur toi quelque malheur, en donnant à ton nom un
éclat intempestif. Borne-toi donc, ce qui ne saurait être ni criminel ni périlleux,
à te réjouir en toi-même de ma fidélité envers toi, et de la tienne à mon
égard. Continue à faire force de rames pour venir à mon secours, jusqu'à ce
que le dieu moins irrité m'envoie des vents plus doux. Protège cette tête
qu'aucun effort humain ne sauvera, si celui qui l'a plongée dans le Styx ne
l'en retire lui-même. Remplis avec persévérance, dévouement trop rare ! la tâche
qu'impose une inébranlable amitié. Puissent, en revanche, tes destinées
devenir de plus en plus prospères ! Puisses-tu ne réclamer jamais pour toi ces
secours que tu prodigues aux tiens ! Puisse ton épouse égaler ton inaltérable
bonté, et la discorde ne jamais troubler votre union ! Puisse le mortel issu du
même sang que toi t'aimer aussi tendrement que Pollux aima Castor ! Puisse ton
jeune fils te ressembler, et chacun, à ses vertus, reconnaître que tu lui as
donné le jour ! Puisse ta fille, allumant le flambeau de l'hymen, te donner un
gendre, et toi-même être appelé, jeune encore, du nom de grand-père !
ÉLÉGIE
VI
Avec
le temps, le bœuf s'accoutume à traîner la charrue sous la main du laboureur,
et vient de lui-même offrir sa tête au joug pesant ; avec le temps, le
coursier fougueux devient docile aux flexibles mouvements des rênes, et la
bouche cesse d'être rebelle aux dures impressions du mors ; avec le temps, le
naturel furieux des lions africains s'adoucit, et leur caractère perd beaucoup
de sa férocité ; avec le temps aussi, ce monstrueux animal que produit l'Inde
obéit à la voix de son maître, et se façonne à la servitude. Le temps développe
les faibles bourgeons de la vigne, et gonfle le raisin dont les grains ne
peuvent plus contenir leur jus abondant ; le temps change les semences en épis
dorés, et fait perdre aux fruits leur première âpreté. C'est lui qui use le
tranchant de la charrue émoussé à force de retourner la terre, qui brise les
cailloux les plus durs et le diamant lui-même ; c'est lui qui apaise
insensiblement les violentes colères, qui affaiblit la douleur, et soulage
l'affliction des âmes : ainsi donc rien ne résiste à cette imperceptible
action du temps, rien, excepté mon éternel chagrin !
Depuis que je suis exilé de la patrie, deux fois la moisson a comblé les
greniers, deux fois la vigueur de la grappe a jailli sous le pied nu qui la
foule ; cependant l'habitude du mal ne m'a pas rendu le mal plus supportable, et
j'éprouve toujours la vive souffrance d'une blessure récente. Ainsi l'on voit
de vieux taureaux se soustraire au joug, et le coursier dressé se montrer
parfois rebelle au frein. Un supplice est d'ailleurs plus cruel encore qu'au
premier jour ; car, fût-il toujours le même, il augmente et s'aggrave par la
durée. Je ne connaissais pas aussi bien toute l'étendue de mes maux ;
aujourd'hui, plus ils me sont connus et plus ils m'accablent. C'est beaucoup
aussi de n'avoir pas encore perdu toutes ses forces, et de n'être pas vaincu
par les premières attaques du malheur : l'athlète qui débute dans l'arène
est plus fort que celui dont le bras s'est lassé par de longs exercices. Le
gladiateur au corps sans blessures et aux armes encore vierges est plus
vigoureux que celui qui a déjà rougi son glaive de son propre sang. Récemment
construit, le navire résiste aux plus violentes tempêtes ; et s'il est vieux,
il s'entrouvre au moindre orage. Et moi aussi j'ai lutté plus vaillamment
contre les malheurs que je ne lutte maintenant, et leur longue durée n'a fait
qu'accroître son intensité.
Oui, je l'avoue, le courage me manque, et je sens, à mon dépérissement
rapide, que je n'ai pas longtemps à souffrir ; mes forces s'épuisent, mon
teint se flétrit chaque jour, et à peine une peau mince recouvre mes os. Mais
si mon corps est malade, mon âme l'est plus encore ; elle languit, éternellement
absorbée dans la contemplation de ses maux. Rome est loin de moi. Loin de moi
sont mes amis, objets de ma sollicitude. Loin de moi la plus chérie des épouses.
Autour de moi, une populace scythe et des hordes de Gètes aux larges braies, si
bien que ceux que je vois et ceux que je ne vois pas me tourmentent également.
L'unique espoir qui me console dans cet horrible état, c'est qu'une mort
prochaine termine mon supplice.
ÉLÉGIE
VII
Deux
fois le soleil m'est venu visiter après les frimas de l'hiver, et deux fois,
après avoir accompli sa révolution annuelle, il est entré dans le signe des
Poissons. Mais, pendant ces deux longues années, pourquoi ta main n'a-t-elle
pas tracé pour moi quelques lignes amicales ? Pourquoi ton affection est-elle
restée muette alors que d'autres m'écrivaient, avec lesquels je n'eus que peu
de relations ? Pourquoi, chaque fois que j'ai brisé le cachet d'une lettre,
ai-je été déçu dans mon espoir d'y lire ta signature ? Fasse le ciel que tu
m'en aies écrit une foule sans qu'une seule me soit parvenue ! Ce vœu que je
fais s'est réalisé, j'en suis sûr. Je croirais plutôt à la tête de la
Gorgone Méduse, hérissée de serpents, aux chiens qui ceignent les flancs de
la jeune fille, à la Chimère, moitié lion, moitié dragon, et vomissant des
flammes, aux quadrupèdes dont la poitrine s'unit à une poitrine humaine, à
l'homme au triple corps, au chien à la triple tête, aux sphinx, aux harpies,
aux Géants aux pieds de serpent, à Gygès aux cent bras, au monstre homme et
taureau, oui, je croirais à toutes ces fables, plutôt qu'à ton inconstance et
à ta froideur. Des montagnes sans nombre, des distances sans limites, des
fleuves, des vallées, enfin la mer immense, nous séparent. Mille obstacles
peuvent avoir empêché les lettres, que tu m'as sans doute plus d'une fois écrites,
d'arriver jusqu'à moi. Triomphe cependant, à force de zèle à m'écrire, de
ces mille obstacles, et que je ne sois pas toujours obligé de te défendre à
mes propres yeux.
ÉLÉGIE
VIII
Déjà
ma tête imite la couleur des plumes du cygne, la vieillesse blanchit ma noire
chevelure ; déjà s'avance l'époque de la caducité, l'âge de la faiblesse ;
déjà mes jambes chancellent, j'ai peine à me soutenir. Voici le temps où,
libre enfin de tous travaux pénibles et de toutes inquiétudes, je devrais
passer doucement le reste de mes jours au milieu des loisirs, toujours si
attrayants pour mon esprit, et de mes chères études ; chanter ma modeste
demeure, mes vieux pénates et les champs de mes pères, aujourd'hui privés de
leur maître ; vieillir enfin paisiblement entre les bras de mon épouse et de
mes petits enfants, et au sein de ma patrie.
Tel est le bonheur que je rêvais autrefois, et c'est ainsi que je me croyais
digne de finir ma carrière. Les dieux en ont ordonné autrement, eux qui, après
m'avoir éprouvé par mille vicissitudes sur terre et sur mer, m'ont jeté sur
les rivages de la Sarmatie ! On relègue dans les arsenaux de marine les navires
endommagés, de peur qu'exposés imprudemment aux flots ils ne viennent à
sombrer ; on laisse le cheval épuisé paître en repos l'herbe des prairies, de
peur qu'il ne succombe dans la lutte et ne flétrisse les palmes nombreuses
qu'il remporta jadis : le soldat qui devient, après de longs services, impropre
à la guerre, dépose aux pieds de ses Lares antiques les armes qu'il ne peut
plus porter. Ainsi donc moi, dont les forces défaillent peu à peu aux
atteintes de la vieillesse, il serait temps enfin qu'on me gratifiât de la
baguette libératrice ; il serait temps de ne plus être l'hôte d'un climat étranger,
de ne plus étancher ma soif à des sources gétiques, mais tantôt de goûter
dans mes jardins des plaisirs solitaires, et tantôt de jouir encore de la société
de mes concitoyens et de la vie de Rome.
Je n'avais pas, hélas ! le secret de l'avenir quand je me promettais ainsi une
vieillesse paisible. Les destins s'y sont opposés ; et s'ils ont voulu que ma
vie commençât dans les délices, ils l'empoisonnent à ses derniers jours.
J'avais déjà fourni dix lustres sans faillir, et c'est quand ma vie touche à
son terme que je succombe ! Déjà près du but, et croyant l'atteindre, j'ai vu
mon char s'abîmer dans une chute effroyable. Insensé que je fus ! j'ai donc
forcé de sévir contre moi le mortel le plus doux qui soit au monde ! Ma faute
a vaincu sa clémence ; et toutefois il m'a laissé la vie par pitié pour mon
égarement ! Mais cette vie doit s'écouler loin de la patrie, sur les bords où
règne Borée, sur la rive gauche du Pont-Euxin ! Quand Delphes, quand Dodone même
me l'aurait prédit, j'eusse traité ces deux oracles de menteurs. Mais il n'y a
rien de si solide, fût-il fixé par des chaînes de diamant, qui puisse résister
au choc violent de la foudre de Jupiter ; rien n'est placé si haut, rien ne s'élève
tellement au-dessus des dangers qu'il ne soit dominé par un dieu, et soumis à
sa puissance ; car bien qu'une partie de mes maux soit la conséquence de ma
faute, c'est au courroux du dieu qu'ils doivent être attribués.
Pour vous, apprenez du moins par mon déplorable exemple à vous rendre propice
un mortel égal aux dieux.
ÉLÉGIE
IX
Si
je le puis et si tu me laisses en paix, je tairai ton nom et ta conduite, je
livrerai tes actions aux eaux du Léthé. Ma clémence se laissera toucher par
tes larmes tardives, mais j'exige des preuves éclatantes de repentir. J'exige
que tu démentes ta vie passée et que tu effaces autant que possible de ton
existence ces jours dignes de Tisiphone. Sans cela, et si ton cœur est encore
enflammé de haine contre moi, ma douleur, poussée à bout, s'armera pour me
venger, et bien que je sois relégué aux extrémités du monde, ma colère
saura t'atteindre où tu es. César, si tu l'ignores, ne m'a point enlevé tous
mes droits de citoyen, il ne m'a interdit que le séjour de la patrie ; encore
cette patrie, si les dieux le conservent, il me la rendra, je l'espère :
souvent le chêne reverdit après avoir été frappé de la foudre. Enfin, si
toute autre ressource était refusée à ma vengeance, les Muses me prêteraient
leur fouet et leurs armes. En vain, je suis confiné sur les plages lointaines
de la Scythie, et dans le voisinage de ces constellations immobiles au-dessus de
l'horizon, ma voix retentira parmi les nations immenses, et celui que
j'accuserai aura pour juge l'univers. Mes paroles voleront du couchant à
l'aurore, et l'Orient sera l'écho de l'Occident. On m'entendra au-delà du
continent, au-delà des vastes mers, et le bruit de mes plaintes se prolongera
dans l'avenir. Ce n'est pas seulement le siècle présent qui connaîtra ton
crime, mais la postérité qui perpétuera à jamais ton déshonneur.
Je suis prêt au combat. Cependant je n'ai pas encore pris mes armes (1),
et je désire que rien ne m'y oblige. Le cirque est encore fermé, mais le
taureau furieux fait voler la poussière et frappe la terre d'un pied impatient.
J'en ai dit plus que je ne voulais... Muse, sonne la retraite ; il peut encore
cacher son nom.
ÉLÉGIE
X
Ce
poète que tu lis, et qui chanta les tendres amours, si tu veux le connaître,
ô postérité! voici son histoire. Sulmone est ma patrie, Sulmone, célèbre
par l'abondance et la fraîcheur de ses eaux, et située à quatre-vingt-dix
milles de Rome. C'est là que je naquis, et, pour préciser l'époque, ce fut
l'année où les deux (1)
consuls périrent l'un et l'autre, frappés d'une mort semblable. Je possède,
si l'on peut compter cela pour un avantage, un rang de chevalier, non par une
faveur de la fortune, mais à titre d'héritier d'une race antique qui l'a possédé
avant moi. Je n'étais pas l'aîné de ma famille ; un frère m'avait précédé
d'un an dans la vie. La même étoile présida à nos naissances, et le même
jour était célébré par l'offrande de deux gâteaux. Ce jour est, des cinq fêtes
de la belliqueuse Minerve, celui qui le premier est ordinairement signalé par
des combats sanglants. On commença de bonne heure notre éducation, et, par les
soins de mon père, nous reçûmes les leçons des plus habiles maîtres de
Rome. Mon frère, dans sa première jeunesse dirigea ses études vers l'art de
la parole ; il semblait né pour l'éloquence et pour les luttes orageuses du
Forum. Mais moi, n'étant encore qu'un enfant, je trouvais des charmes
dans l'étude des sacrés mystères, et les Muses m'initièrent en secret à
leur culte. Mon père me disait souvent : "Pourquoi t'ouvrir une carrière
stérile? Homère lui-même est mort dans l'indigence."
Docile à ses conseils, je désertais l'Hélicon, et je m'efforçais d'écrire
en prose, mais les mots venaient d'eux-mêmes se plier à la mesure, et tout ce
que j'écrivais était des vers.
Cependant, les années s'écoulaient insensiblement. Nous prîmes, mon frère et
moi, la robe virile. Nous couvrîmes nos épaules de la pourpre du laticlave, et
chacun de nous persista dans sa vocation. Mon frère venait d'atteindre sa
vingtième année, lorsqu'il mourut, et avec lui la moitié de moi-même.
J'entrai alors dans les charges qui convenaient à mon âge. Je fus créé
triumvir. Restait la dignité sénatoriale, mais je me contentai de
l'angusticlave. Ce fardeau excédait la mesure de mes forces, mon corps et mon
esprit redoutaient trop la fatigue, les soucis de l'ambition m'inspiraient trop
d'effroi. D'ailleurs les neuf Sœurs d'Aonie, dont je subis toujours la douce
influence, me conviaient à des loisirs tranquilles.
J'ai connu, j'ai aimé les poètes, mes contemporains. Je croyais voir autant de
dieux dans ces mortels inspirés. Souvent le vieux Macer me lut ses Oiseaux
et son livre des Serpents dont le
venin donne la mort, et des Simples
qui guérissent de leur morsure. Souvent Properce me récitait ses vers passionnés,
Properce, qui fut mon compagnon et mon ami.. Ponticus, célèbre par sa poésie
héroïque, Bossus, par ses iambes, furent pour moi d'agréables compagnons, et
l'harmonieux Horace captiva mes oreilles par la pureté des sons de sa lyre
ausonienne. Je n'ai fait qu'entrevoir Virgile, et les destins jaloux enlevèrent
trop tôt Tibulle à mon amitié. Ce poète fleurit après toi, Gallus, et
Properce après lui. Je vins donc le quatrième par ordre de date. L'hommage que
j'avais rendu à mes aînés, je le reçus moi-même des plus jeunes, et ma Muse
ne tarda guère à être connue. Quand je lus au peuple les premiers essais de
ma Muse, ma barbe n'avait été encore qu'une ou deux fois rasée. Ma première
inspiration, je la dus à cette femme que Rome entière célébrait alors, et
que je désignai sous le pseudonyme de Corinne.
J'ai beaucoup écrit, mais tout ce qui m'a semblé mauvais, j'ai confié aux
flammes le soin de le corriger. Quelques-uns même de mes ouvrages qui auraient
pu plaire ont été brûlés à mon départ, par ressentiment contre la poésie
et contre mes vers.
Mon cœur était tendre, sensible aux traits de l'amour et prompt à s'émouvoir
pour la cause la plus futile. Tel que j'étais alors, et malgré ces
dispositions à m'enflammer, je ne donnai jamais le moindre sujet de scandale Je
n'étais presque qu'un enfant, lorsqu'on me maria à une femme indigne de moi et
inhabile à ses nouveaux devoirs. Notre union ne fut pas de longue durée. Une
seconde la suivit qui fut irréprochable, il est vrai, mais cette seconde épouse
ne devait pas longtemps partager mon lit. La dernière est celle qui est restée
ma compagne jusque dans mes vieux jours, et qui ne rougit pas d'être la femme
d'un exilé. Dans sa première jeunesse, ma fille m'a donné des gages de sa fécondité,
et deux fois m'a rendu grand-père, mais par deux maris différents.
Déjà mon père avait terminé sa carrière, après avoir atteint son dix-huitième
lustre. Je le pleurai comme il m'eût pleuré si je l'eusse devancé dans la
tombe. Je rendis bientôt après le dernier devoir à ma mère. Heureux tous les
deux, et tous les deux morts à propos, puisqu'ils n'ont pas vu le jour de ma
disgrâce. Heureux moi-même de ne les avoir pas pour témoins de mon infortune
et de n'avoir pas été pour eux un sujet de douleur ! Si pourtant, après la
mort, il reste autre chose qu'un vain nom, si une ombre légère se dérobe aux
flammes du bûcher, si le bruit de ma faute est venu jusqu'à vous, ombres de
mes parents, et que mon procès se débatte devant le tribunal des enfers,
sachez, je vous prie (et il ne m'est pas possible de vous tromper), que ce n'est
point un crime, mais une simple indiscrétion, qui est la cause de mon exil.
C'est assez donner aux mânes. Je reviens à vous, lecteurs, curieux de connaître
jusqu'au bout l'histoire de ma vie.
Déjà la vieillesse, chassant mes belles années, avait parsemé ma tête de
cheveux blancs. Depuis ma naissance, dix fois couronné de l'olivier olympique,
le vainqueur à la course des chars avait remporté le prix, lorsqu'il me
fallut, pour obéir à l'arrêt du prince offensé, me rendre à Tomes, sur la
rive gauche du Pont-Euxin. La cause de ma perte n'est, hélas! que trop connue
de tous, et mes explications seraient superflues. Dois-je énumérer la trahison
de mes amis, les méfaits de mes esclaves et tant d'autres afflictions aussi
cruelles que l'exil même? Mon âme s'indigna de céder à l'adversité, et,
rappelant toutes ses forces, elle soutint victorieusement la lutte. Démentant
mes habitudes pacifiques, et oubliant mes loisirs du passé, je sus m'accommoder
au temps et pris des armes étrangères à mon bras. J'endurai sur terre et sur
mer autant de maux qu'il y a d'étoiles entre le pôle que nous voyons et celui
que nous ne voyons pas, et, après bien des détours, j'abordai enfin chez tes
Sarmates, voisins des Gètes au carquois redoutable. Ici, quoique étourdi par
le fracas des armes qui retentissent autour de moi, je trouve dans la poésie
quelque adoucissement à mes souffrances, et quoique, ici encore, il n'y ait
point une seule oreille pour écouter mes vœux, cependant j'abrège et je
trompe ainsi la longueur des jours. Si donc je vis encore, si je résiste à mes
tortures, si je ne prends point en dégoût cette existence inquiète, c'est grâce
à toi, ô ma Muse! car c'est toi qui me consoles, qui calmes mon désespoir et
qui soulages mes douleurs. Tu es mon guide, ma compagne fidèle ; tu m'arraches
aux rives de l'Ister pour m'élever jusqu'aux sommets heureux de l'Hélicon.
C'est toi qui, par un rare privilège, m'as donné, pendant ma vie, cette célébrité
que la renommée ne dispense qu'après la mort. L'envie, qui d'ordinaire se déchaîne
contre les ouvrages contemporains, n'a encore déchiré de sa dent venimeuse
aucun des miens, car, dans ce siècle si fécond en grands poètes, la malignité
publique ne m'a point encore dégradé du rang que je tiens parmi eux, et
quoique j'en reconnaisse plusieurs au-dessus de moi, on me dit pourtant leur égal,
et je suis lu dans tout l'univers. Si les pressentiments des poètes ont quelque
fondement, je dirai que, quand je mourrais à l'instant, je ne serais pas, ô
terre! non, je ne serais pas ta proie. Que je doive ma réputation à la faveur
ou au talent, reçois ici, tuteur bienveillant, le légitime hommage de ma
reconnaissance.
LIVRE
IV
ÉLÉGIE
I
(1)
On condamnait quelquefois les esclaves à travailler aux carrières, une chaîne
aux pieds.
(2)
Ovide ne porta donc pas les armes en Asie, sous Varron, comme on l'a prétendu.
ÉLÉGIE
II
(1)
Auguste et Tibère. Ovide savait que Tibère était parti pour venger la défaite
de Varus ; cette expédition dura deux ans ; le poète présume ici que Tibère
est vainqueur.
(2)
Drusus, fils de Tibère, et Germanicus son neveu, adoptés par Auguste.
(3)
Livie ou Liville, sœur de Germanicus, femme de Drusus ; Agrippine, fille de
Julie et d'Agrippa, et par conséquent petite-fille d'Auguste, femme de
Germanicus.
(4)
Les noms des peuples vaincus et des villes conquises étaient inscrits sur des
cadres en bois.
(5)
Ces mots désignent Arminius, qui attira Varus dans des défilés où l'armée
romaine fut taillée en pièces.
(6)
Allusion aux druides, V. Caesar, Bell. Gall.
, liv. VI.
(7)
Drusus, frère de Tibère, avait fait quatre expéditions en Germanie, où il
mourut.
(8)
La marche triomphale, dit Adam, commençait au Champ de Mars, se dirigeait le
long de la rue des Triomphes, traversait le Campus, le Circus Flaminius, jusqu'à
la porte Triomphale, et de là, par les principales places publiques, se rendait
au Capitole.
ÉLÉGIE
III
(1)
La sage-femme posait l'enfant sur la terre, aussitôt qu'il était né, en
invoquant Ops (ut opem ferret) ; le père
alors le relevait (tollebat), en
s'adressant à la même déesse ; sous le nom de Levana (levare) ; cérémonie sans laquelle l'enfant n'eût pas été regardé
comme légitime. De là l'expression de tollere
liberos, avoir ou élever des enfants.
ÉLÉGIE
IX
(1)
Les cornes sont le symbole de la force ; la force des poètes est dans leurs
vers ; Ovide veut donc dire qu'il n'a pas encore écrit pour se venger.
ÉLÉGIE
X
(1) Hirtius et Pansa, consuls l'an de Rome 714, quarante-deux ans avant Jésus-Christ, périrent en combattant contre Antoine, près de Modène.