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OVIDE
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LES AMOURS.
LIVRE PREMIER.
LIVRE DEUXIÈME.
LIVRE TROISIÈME.
LIVRE PREMIER.
J'allais chanter, sur un
rythme grave, les armes et les combats sanglants (1) ;
ce sujet convenait à mes vers ; chacun d'eux était d'égale mesure. Cupidon se
prit, dit-on, à rire, et en retrancha un pied. Qui t'a donné, cruel enfant, ce
pouvoir sur les vers ? Poètes, nous formons le cortège des Muses, et non le
tien. Que serait-ce si Vénus se couvrait de l'armure de la blonde Minerve, et
si la blonde Minerve agitait les torches ardentes ? Qui pourrait sans surprise
voir Cérès régner sur tes monts couronnés de bois, et le laboureur cultiver
son champ sous les auspices de la Vierge au carquois ? Phébus à la belle
chevelure doit-il m'apparaître armé de la lance acérée, pendant que Mars
fera résonner la lyre d'Aonie ? Grand, trop grand sans doute est ton empire,
cruel enfant ! Pourquoi, jeune ambitieux, prétendre à une autorité nouvelle ?
Le monde entier, l'Hélicon et la vallée de Tempé ont-ils reconnu tes lois ?
Apollon lui-même ne serait-il déjà plus maître de sa lyre ? Par un premier
vers, je préludais noblement à un nouvel ouvrage, quand l'Amour vint aussitôt
arrêter mon essor. Pour en faire le sujet de vers plus légers, je n'ai à
chanter ni un jeune enfant ni une jeune fille à la longue et brillante
chevelure.
Je me plaignais encore, lorsque soudain l’Amour, détachant son carquois,
choisit les traits destinés à me percer (2) ; d'un
bras vigoureux il banda sur son genou son arc flexible. "Reçois, poète,
me dit-il, un sujet pour tes chants." Malheureux que je suis ! les flèches
d'un enfant ont atteint le but qu'il leur avait assigné : Je brûle ; l'Amour
règne dans mon coeur libre jusqu'à ce jour. Mon premier vers aura six pieds et
retombera sur cinq. Adieu les guerres sanglantes et le rythme qui leur convient.
Muse, ton front doré ne doit ceindre que le myrthe verdoyant, et tu n'auras
qu'onze pieds à moduler en deux vers.
Qui pourra me dire
pourquoi ma couche me paraît si dure, pourquoi ma couverture ne peut rester sur
mon lit ? Pourquoi cette nuit, qui m'a paru si longue, l'ai-je passée sans
goûter le sommeil ? Pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en tons
sens, en proie à de vives douleurs ? Si quelque amour venait ainsi m'éprouver,
nul doute, je m'en apercevrais. Veut-il me surprendre, et ce dieu rusé
prépare-t-il contre moi des embûches secrètes ? Voici la vérité : dans mon
sein ont pénétré ses flèches aiguës ; le cruel Amour tyrannise ce coeur
dont il a pris possession. Lui céderai-je ? ou, par ma résistance, donnerai-je
une force nouvelle à cette flamme soudaine ? Cédons-lui : pour qui sait le
porter, un fardeau devient léger. J'ai vu, quand on mettait le tison en
mouvement, la flamme, ainsi agitée, s'accroître, et je l'ai vue s'éteindre
quand le mouvement cessait ; les jeunes boeufs, qui se révoltent contre le
premier joug, sont plus souvent frappés que ceux qui, par l'habitude, se
plaisent à le porter. On dompte avec le mors le plus dur le coursier dont la
bouche est rebelle ; on fait moins sentir le frein celui qu'on voit prêt à
voler aux combats. Ainsi l'Amour traite un coeur qui lui résiste encore avec
plus de rigueur et de tyrannie que celui qui se reconnaît son esclave.
Eh bien ! je l'avoue ; oui, Cupidon, je suis devenu ta proie. Je tends les mains
à mon vainqueur, et demande à lui obéir. Il ne s'agit plus de combattre la
paix et mon pardon, voilà ce que j'implore. D'ailleurs, il n'y aurait pas de
gloire pour toi à vaincre, les armes à la main, un homme désarmé. Que le
myrrhe couronne ta chevelure ; attelle les colombes de ta mère ; Mars lui-même
te donnera le char qui te convient. Tu le recevras aux acclamations d'un peuple
qui chantera tes exploits ; alors, jeune triomphateur, tu paraîtras guidant
avec adresse tes oiseaux attelés. Derrière toi marcheront de jeunes garçons
enchaînés avec autant de jeunes filles ; telles seront la magnificence et la
pompe de ton triomphe. Moi-même, ta dernière victime, je te suivrai avec ma
récente blessure ; esclave volontaire, je traînerai ma nouvelle chaîne.
Ensuite viendront, les mains liées derrière le dos, la bonne Conscience, la
Pudeur, et tous ce qui ose lutter contre toi. Tu feras tout trembler sur ton
passage ; le peuple, les bras tendus vers ton char, criera à haute voix
"Triomphe !" Tu auras à tes côtés les Caresses et la Fureur,
cortège qui te suit toujours. C'est avec cette milice que tu soumets les hommes
et les dieux ; privé de tels auxiliaires, tu serais sans pouvoir. Fière de ton
triomphe, ta mère y applaudira du haut de l'Olympe ; et ses mains verseront sur
son fils une pluie de roses. Les pierreries brilleront sur tes ailes ; ta
chevelure en sera chargée, et, tout resplendissant d'or, tu feras voler les
roues dorées de ton char. Alors, si je te connais bien, tu enflammeras encore
mille coeurs ; alors tu feras, à ton passage, de nouvelles blessures. Tu le
voudrais en vain ; le repos n'est pas fait pour tes flèches ; ta flamme brille
jusqu'au sein des eaux. Tel était Bacchus quand il soumettait les terres que
baigne le Gange. Des oiseaux peuvent traîner ton char ; au sien il fallait des
tigres. Puis donc que je puis faire partie de ton divin triomphe, ne va point
perdre les droits que la victoire te donne sur moi. Contemple les succès de
César ton parent (3) ; il protège, de la main qui les
a vaincus, ceux dont il fut le vainqueur.
Ma prière est juste : que
la jeune beauté qui vient de m'asservir, ou continue de m'aimer ou fasse que je
l'aine toujours. Hélas ! c'est trop exiger encore ; qu'elle souffre seulement
que je l'aime, et Vénus aura exaucé tous mes voeux. Souris, ô ma maîtresse,
à l'amant qui jure d'être à jamais ton esclave ! Reçois les serments de
celui qui sait aimer avec une inviolable fidélité. Si, pour me recommander à
toi, je n'ai point à invoquer les grands noms d'une illustre famille ; si le
premier de mes aïeux n'était qu'un simple chevalier ; si, pour labourer mes
champs, je n'ai pas besoin d'innombrables charrues ; si mon père et ma mère
sont forcés de vivre avec une sage économie ; que j'aie du moins pour
répondants et Phébus et les neuf Soeurs, et le dieu qui inventa la vigne, et
l'Amour qui te livre mon être, et ma fidélité que nulle autre ne me fera
trahir, et mes moeurs innocentes, et mon coeur simple et sans détours, et la
pudeur qui colore souvent mon front. Mille beautés ne me plaisent point à la
fois, je ne suis pas inconstant en amour ; toi seule, tu peux m'en croire, tu
seras à jamais mes seules amours ; ces années que me filent les trois Soeurs,
puissé-je les passer à tes côtés ; puissé-je mourir avant que tu te
plaignes de moi !
Sois l'objet heureux qui inspire mes chants, et mes vers couleront dignes de
leur sujet. C’est la poésie qui a rendu célèbres et la nymphe Io,
épouvantée de ses cornes naissantes, et Léda, que séduisit Jupiter sous la
forme d'un cygne, et Europe qui traversa la mer sur le dos d'un taureau
mensonger, tenant, de ses mains virginales, les cornes de son ravisseur. Nous
aussi, nous serons chantés dans tout l'univers, et à ton nom sera toujours uni
le mien.
Ton mari doit assister au
même banquet que nous ; que ce soit, je t'en conjure, le dernier souper auquel
il soit présent. Ainsi, ce n'est que comme convive que je pourrai contempler ma
bien-aimée ; un autre aura le privilège de la toucher. Voluptueusement
couchée à ses pieds, tu réchaufferas le sein d'un autre ; ses mains, quand il
le voudra, caresseront ton cou. Cesse de t'étonner si, au festin de ses noces,
la belle Hippodamie entraîna aux combats les monstrueux centaures. Je n'habite
point comme eux les forêts ; comme eux je ne suis point moitié homme et
moitié cheval ; et pourtant je ne pourrai me défendre, je le sens, de porter
sur toi une main amoureuse. Apprends toutefois ce que tu auras à faire, et
garde-toi de livrer mes paroles au souffle de Eurus ou à la tiède haleine des
Zéphirs.
Aie soin d'arriver avant ton mari ; je ne prévois point quel parti j'en pourrai
tirer ; n'importe, arrive avant lui. Quand il sera couché près de la table, tu
iras, d'un air modeste, te placer à côté de lui, et que ton pied, alors,
touche en secret le mien ; aie les regards fixés sur moi ; observe tous mes
mouvements et le langage de mes yeux ; recueille à la dérobée, et renvoie-moi
de même ces signes de notre amour. Sans que je recoure à la parole,
l'expression de mes sourcils t'expliquera ma pensée ; tu la liras sur mes
doigts, tu la liras aussi dans quelques gouttes de vin répandues sur la table.
Quand la pensée de nos plaisirs te viendra à l'esprit, caresse d'un doigt
léger l’incarnat de tes joues ; si tu as quelque reproche à me faire, qu'au
bout de ton oreille s'arrête mollement ta main ; quand mes gestes ou mes
paroles te feront plaisir, aie soin, ma belle amie, de rouler ton anneau autour
de ton doigt.
Que ta main touche la table, comme le sacrificateur touche l'autel. Lorsque tu
appelleras sur la tête de ton mari tous les maux qu'il mérite, exige qu'il
boive lui-même le vin qu'il t'aura versé ; puis, tout bas, demande à
l'esclave le vin que tu préfères. Je m'emparerai le premier de la coupe que tu
auras rendue ; où tes lèvres auront bu mes lèvres boiront aussi. S'il t’offrait
un mets auquel il eût goûté le premier, repousse ce mets que sa bouche a
touché ; ne souffre pas que ses bras, dignes d'une telle faveur, osent caresser
ton cou. Sur ce coeur sans amour n'appuie point alors ta tête charmante ; que
de ton sein, que de ta gorge instruite aux plaisirs, il n'approche pas un doigt
téméraire. Garde-toi surtout de lui donner aucun baiser ; si tu lui en donnes
un, je me déclarerais aussitôt ton amant, "Ces baisers m'appartiennent
!" m'écrierais-je, et je viendrais les lui disputer.
Les caresses, je les verrai du moins ; mais celles qui seront voilées à mes
regards, oh ! voilà ce que redoute mon aveugle tendresse, Que ton genou ne
touche point le sien, que vos jambes ne soient jamais jointes ; ne laisse pas
son pied grossier s'unir à ton pied délicat.
Malheureux ! je crains mille choses, parce que ma passion se les est permises.
Ma propre expérience cause aujourd'hui mes alarmes. Que de fois, ma maîtresse
et moi, nous avons su trouver sous nos vêtements un hâtif et doux plaisir ! Tu
ne feras pas de même ; mais, pour m'épargner tout soupçon, dépouille tes
épaules du voile heureux qui les couvre ; qu'à ta prière, ton mari boive sans
cesse ; mais que des baisers n'accompagnent point tes prières. Pendant qu'il
boira, ne cesse de lui verser furtivement du vin pur ; quand il sera tout-à
-fait plongé dans l’ivresse et dans le sommeil, nous n'aurons à prendre
conseil que du lieu et de notre passion. Lorsque tu te lèveras pour retourner
chez toi, chacun de nous suivra ton exemple. Souviens-lui de te mêler à la
foule ; tu m'y trouveras, ou bien je t'y trouverai ; et alors que ta douce main
me touche partout où tu pourras.
Hélas ! mes instructions ne doivent servir que pour quelques heures ; il faut
quitter ma maigrisse, la nuit l'exigé. Il la tiendra enfermée jusqu'au jour,
et moi, triste et baigné de larmes, je ne pourrai que la suivre jusqu'à cette
porte cruelle. Il lui ravira des baisers, il fera même plus que de lui ravir
des baisers ; les faveurs que tu lui accordes à la dérobée, il les exigera
comme un droit. Ne les lui accorde au moins qu'à regret, tu le peux, et comme
cédant à la violence. Que tes caresses soient sans amour, et que Vénus lui
soit amère ! Si mes voeux, si mes désirs sont remplis, il n'éprouvera aucune
jouissance ; toi, du moins, n'en éprouve aucune dans ses bras. Au reste, quelle
que soit l’issue de cette nuit, assure-moi demain que tu ne lui as rien
accordé.
C'était l'été, le
soleil avait parcouru la moitié de sa course ; je me jetai sur mon lit,
cherchant le repos. Mes fenêtres n'étaient ouvertes qu'à demi ; le jour
qu'elles laissaient pénétrer jusqu'à moi ressemblait à celui des bois ; tel
le crépuscule qui luit encore lorsque Phébus a quitté le ciel, ou celui qui
marque le passage de la nuit, à l'aurore (4) ; c'était
le demi-jour qui convient à la beauté timide, dont la pudeur craintive invoque
le mystère.
Corinne vient alors, la tunique relevée, les cheveux flottants de chaque côté
sur sa gorge, d'albâtre. Telle la belle Sémiramis marchait, dit-on, vers la
couche nuptiale ; telle encore Laïs accueillait ses nombreux amants. Je la
dépouillai de sa tunique, dont le tissu léger ne me cachait cependant aucun de
ses appas. Corinne toutefois faisait, pour la garder, quelque résistance ; mais
ce combat n'étant point celui d'une femme qui veut vaincre, elle consentit
bientôt sans peine à être vaincue.
Lorsqu'elle parut à mes yeux sans aucun vêtement, je ne vis pas sur son corps
la moindre tache. Quelles épaules ! quels bras je pus voir et toucher ! Quelle
gorge parfaite il me fut donné de presser ! Sous cette poitrine sans défaut,
quelle peau blanche et douce ! Quelle taille divine ! Quelle fraîcheur de
jeunesse dans cette jambe ! Mais pourquoi m'arrêter sur chacun de ses appas ?
Je ne vis rien qui ne méritât d'être loué ; et nul voile jaloux ne resta
entre son beau corps et le mien. Est-il besoin que je dise le reste ? Épuisés
de fatigue, nous nous endormîmes dans les bras l'un de l'autre. Oh ! puissé-je
souvent faire ainsi ma méridienne !
Portier, toi que chargent,
ô indignité ! de lourdes chaînes, fais rouler sur ses gonds cette porte
rebelle. Ce que je te demande est peu de chose : entr'ouvre-la seulement, et que
cette demi-ouverture me permette de me glisser de côté ; un long amour m'a
assez aminci la taille, et a rendu mes membres assez maigres pour qu'ils
puissent y passer ; c'est lui qui m'apprend à m'insinuer sans bruit au milieu,
des gardes, c'est lui qui guide et protège mes pas. Autrefois je redoutais la
nuit et ses vains fantômes ; je m'étonnais qu'on pût marcher au milieu des
ténèbres ; alors Cupidon se prit à rire avec sa tendre mère, assez haut pour
se faire entendre de moi ; puis il me dit tout bas : "Toi aussi tu
deviendras brave." L'Amour vint me surprendre bientôt, et maintenant je ne
crains ni les ombres qui voltigent dans la nuit ni la main meurtrière armée
contre moi. Je ne redoute que ton extrême lenteur ; c'est toi seul que je veux
attendrir ; dans ta main est la foudre qui peut me perdre. Regarde, fais
disparaître un instant cette cruelle barrière, et tu verras comme cette porte
est mouillée de mes larmes. C'est moi, tu le sais, qui, au moment où des coups
allaient pleuvoir sur tes épaules nues, intercédai pour toi auprès de ta
maîtresse ; les prières qui eurent autrefois tant de pouvoir pour toi,
aujourd'hui, ô ingratitude ! ne peuvent-elles donc rien pour moi ? Paie-moi du
service que je t'ai rendu ; voici l'occasion d'être aussi reconnaissant que tu
le désires. La nuit s'écoule, fais glisser les verrous, fais-les glisser, et
puisses-tu, à ce prix, être pour toujours affranchi de ta chaîne, et ne plus
jamais boire l'eau des esclaves.
Portier impitoyable ! tu n'écoutes pas ma prière ! Ta porte, du chêne le plus
dur, reste fermée pour moi. Que d'inébranlables portes soient nécessaires
pour une ville assiégée, je le conçois ; mais au milieu de la paix, pourquoi
craindre les armes ? Comment agirais-tu envers un ennemi, si tu repousses ainsi
un amant ? La nuit s'écoule, fais glisser les verrous.
Je viens désarmé ; des soldats ne forment point mon escorte ; je serais seul
si l'Amour ne m'accompagnait. Je voudrais l'éloigner de moi, que je n'en aurais
pas, hélas ! le pouvoir ; on parviendrait plutôt à me séparer de moi-même.
L'Amour, les fumées d'un peu de vin dans la tête, une couronne qui tombe de ma
chevelure parfumée, voilà toutes mes armes ; qui pourrait les craindre ? Qui
n'oserait les braver ? La nuit s'écoule, fais glisser les verrous.
Est-ce ta lenteur ordinaire, ou bien un sommeil contraire à mon amour, qui te
rend sourd à mes prières qu'emporte le vent ? Autrefois cependant, je m'en
souviens, lorsque je voulais éviter tes regards, au milieu de la nuit, tu
m'apparaissais à la clarté des étoiles. Peut-être, à cette heure, une femme
repose-t-elle à tes côtés. Combien alors ton sort est préférable au mien !
Que ne puis-je, à ce prix, voir tes chaînes pesantes passer de tes mains aux
miennes ! La nuit s'écoule, fais glisser les verrous.
Me trompé-je ? La porte n'a-t-elle point tourné sur ses gonds retentissants ?
Lourdement ébranlée, ne m'a-t-elle point, de sa voix rauque, crié d'entrer ?
Je me trompais, hélas ! c'est le souffle impétueux du vent qui la faisait
gronder. Malheureux que je suis ! comme avec le vent s'envolent au loin mes
espérances ! Borée, si tu te rappelles encore l'enlèvement d'Orithye, viens
à mon aide, et renverse de ton souffle cette porte sourde à ma voix. Partout,
dans la ville, règne le silence. Couvertes des perles humides de la rosée, les
heures de la nuit s'avancent ; fais glisser les verrous.
Ouvre-moi, ou, plus expéditif que toi, je vais, le fer et la flamme à la main,
renverser, incendier cette maison orgueilleuse. La nuit, l'Amour et le vin
conseillent les moyens violents ; la nuit ne connaît point la honte, l'Amour et
le vin ne connaissent point la crainte. J'ai en vain tout essayé ; prières,
menaces, rien n'a pu t'émouvoir, homme plus sourd que ta porte elle-même ! Tu
n'étais pas fait pour garder la maison d'une jeune beauté ; défendre
l'entrée d'une affreuse prison, voilà ce qui te convenait. Déjà l'étoile du
matin paraît à l'horizon, et le coq appelle à sa tâche le pauvre artisan.
Toi, couronne que je détache de ma triste chevelure, reste toute la nuit sur ce
seuil insensible ; en t'offrant, au point du jour, aux regards de ma maîtresse
tu lui apprendras combien j'ai passé ici d'heures inutiles. Adieu, portier ;
puisses-tu éprouver toi-même la douleur d'un amant repoussé ; paresseux, qui
ne rougis pas d'avoir en vain fait languir mon amour, adieu. Et toi aussi, porte
aux gonds cruels et inexorables, porte plus esclave que celui qui veille à ta
garde, adieu (5).
Charge mes mains de fers ;
oui, j'ai mérité des chaînes ; si tu es mon ami, profite du moment où toute
ma fureur m'a quitté. C'est la fureur qui m'a fait lever sur ma maîtresse un
bras téméraire ; elle pleure maintenant, celle que j'ai blessée dans mon
délire. Mes mains auraient alors frappé les auteurs chéris de mes jours, et
ma colère sacrilège n'eût pas respecté les dieux immortels.
Mais quoi ! Ajax, armé d'un bouclier impénétrable, n'égorgea-t-il pas des
troupeaux au milieu des campagnes ? Le malheureux Oreste, qui ne put venger son
père que dans le sang de sa mère, n'osa-t-il pas s'armer contre les déesses
infernales ? J'ai donc pu, moi aussi, porter le désordre dans sa chevelure ? Ce
désordre a-t-il rien ôté aux charmes de ma maîtresse ? Elle n'en fut que
plus belle. Telle la fille de Schénée, l'arc à la main, poursuivait, dit-on,
les bêtes féroces du Ménale (6) ; telle la fille du
roi de Crète, versant des larmes quand les vents rapides emportèrent à la
fois et les serments et les voiles du parjure Thésée ; telle encore, sans les
bandelettes qui ceignaient sa tête, telle Cassandre gisait, chaste Minerve, sur
le pavé de ton temple.
Qui ne m'eût traité d'insensé, qui ne m'eût traité de barbare ? Eh bien !
elle ne me dit rien : saisie d'effroi, elle avait perdu la voix ; mais sur son
visage muet, je n'en lisais pas moins des reproches ; son silence et ses larmes
m'accusaient à la fois. Que n'ai-je plutôt vu mes bras se détacher de mes
épaules ? Mieux eût valu pour moi perdre une partie de moi-mène. C'est contre
moi qu'ont tourné mes forces et mon délire, et je suis le premier puni de ma
vigueur. Ministres d'une volonté sanguinaire et criminelle, qu'ai-je encore
besoin de vous ? Mains sacrilèges, supportez les fers que vous méritez. Quoi !
si j'avais frappé le dernier des Romains, j'en porterais la peine ? Ai-je donc
plus de droits contre ma maîtresse ? Le fils de Tydée nous a laissé un triste
monument de ses forfaits ; le premier il porta les mains sur une déesse. Je
suis le second ; mais il fut moins coupable : moi, j'ai frappé celle que je
disais aimer ; lui, il ne fut cruel qu'envers une ennemie.
Va, maintenant, puissant vainqueur, préparer la solennité de ton triomphe ;
couronne-toi de lauriers ; rends des actions de grâces à Jupiter ; que la
foule nombreuse qui escortera ton char répète à haute voix : "Gloire à
ce héros superbe qui a vaincu une faible fille ! " Que devant toi marche
ta triste victime, les cheveux épars, et, blanche de la tête aux pieds,
n'étaient ses joues meurtries.
Mieux eût valu laisser sur sa bouche l’empreinte de mes lèvres, et sur son
cou les traces d'une dent caressante ; enfin, si j'étais déchaîné comme un
torrent furieux, si j'étais sous l'empire d'une fureur aveugle, n'était-ce pas
assez d'effrayer par mes cris une timide beauté ? N'était-ce pas trop de faire
entendre d'affreuses menaces, ou d'arracher honteusement sa tunique jusqu'à la
ceinture ? Là se fut arrêtée mon audace. Mais non : j'ai eu l'affreux courage
de dépouiller son front de sa chevelure, et mon ongle impitoyable a sillonné
ses joues enfantines. Je l'ai vue pâle, anéantie, le visage décoloré,
semblable au marbre que le ciseau dérobe aux gorges de Paros ; j'ai vu ses
traits inanimés et ses membres aussi tremblants que le feuillage du peuplier
agité par le vent, que le faible roseau qui s'incline sous la douce haleine du
zéphyr, que l'onde dont le souffle du Notus vient rider la surface (7)
; ses larmes, longtemps retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que
l'eau lorsqu'a fondu la neige. Seulement alors, je commençai à me sentir
coupable : les larmes qu'elle répandait, c'était mon sang. Humble et
suppliant, trois fois je voulus tomber à ses genoux, trois fois elle repoussa
les mains qu'elle avait appris à redouter. Va, lui dis-je, ne m'épargne pas,
ta vengeance calmera ma douleur. Que tardes-tu ? Déchire mon visage avec tes
ongles ; n'épargne ni mes yeux ni ma chevelure ; que le ressentiment vienne
aider tes faibles mains, ou du moins, pour effacer les traces honteuses de mon
forfait, répare le désordre de ta chevelure.
Il est (écoutez, vous qui
voulez connaître une prostituée), il est une vieille nommée Dipsa ; de son
métier lui vient son nom. Jamais la mère du noir Memnon, de son char couronné
de roses, ne la surprit à jeun. Savante dans l'art de la magie et dans les
enchantements de Colchos, elle fait remonter vers leur source les fleuves les
plus rapides ; elle connaît la vertu des plantes, celle du lin roulé autour du
rhombe, et celle des traces laissées par l'ardente cavale. Elle commande, et le
ciel se voile de nuages épais, elle commande, et dans le ciel serein brille
l'éclat du plus beau jour ; j'ai vu, le croirez-vous ? tomber des astres une
rosée de sang ; j'ai vu, tout rouge de sang, le visage de Phébé.
Je soupçonne qu'elle voltige, quoique vivante, dans les ténèbres de la nuit,
et que son vieux corps se couvre de plumes ; oui, je le soupçonne, et c'est un
bruit qui court. Dans ses yeux brille une double prunelle d'où jaillissent à
la fois des rayons de feu. Elle évoque de leurs tombes antiques jusqu'à nos
premiers ancêtres ; à sa voix la terre s'entr'ouvre. Souiller la couche
pudique de l'hymen, voilà son but ; et l'éloquence ne manque pas à sa langue
perfide. Le hasard me rendit un jour témoin de ses leçons ; voici ce que j'ai
entendu à travers une double porte qui me cachait à ses regards :
"Sais-tu, ma belle, qu'hier tu plus à un homme jeune et riche ; il resta
longtemps les yeux fixés sur ton charmant visage. Et à qui ne plairais-tu pas
? tu ne le cèdes en beauté à aucune rivale. Mais quel malheur que ta parure
ne réponde pas à tant de charmes ! Je voudrais te voir aussi heureuse que tu
es belle ; deviens riche, et je cesse d'être pauvre. Tu as eu à souffrir de
l'étoile défavorable de Mars ; mais Mars a disparu et a fait place à Vénus,
qui protège ton sexe ; vois combien son arrivée t'est propice. Un riche amant
te désire et songe à te donner ce qui te manque ; sa beauté peut être
comparée à la tienne ; et, s'il ne voulait acheter tes charmes, tu devrais
acheter les siens."
La jeune fille rougit. La rougeur, continue la vieille, va bien à la blancheur
de ton teint ; mais elle n'est utile que lorsqu'elle est feinte ; véritable,
elle ne peut que nuire. Les yeux modestement baissés vers la terre, ne regarde
un amant qu'à proportion de ce qu'il t'offrira. Peut-être, sous le règne de
Tatius, les grossières Sabines n'auraient pas voulu se donner à plusieurs
amants ; aujourd'hui Mars exerce le courage des Romains chez des peuples
étrangers, et Vénus règne dans la ville de son cher Énée. Jeunes beautés,
jouissez de vos charmes, celle-là seule est chaste dont personne n'a voulu ;
encore, si elle n'est pas trop novice, c'est elle-même qui s'offre ; les rides
qui sillonnent son front, je veux les voir disparaître ; un front ridé cache
souvent bien des crimes. C'est avec un arc que Pénélope éprouvait la vigueur
de ses jeunes amants, et cet arc, qui devait témoigner de leur force, était en
corne. Le temps s'écoule à notre insu, fuit et nous échappe, comme se
précipite le fleuve qui emporte avec lui le tribut payé à ses ondes. Il faut
polir l'airain pour qu'il brille ; un beau vêtement demande à être porté ;
un palais se dégrade si on l'abandonne, parce qu'il est mal situé ; la
beauté, si on ne lui rend de tendres hommages, se flétrit bientôt. Et ce
n'est pas assez d'un ou de deux amants : plus ils sont nombreux plus le gain est
facile et sûr ; c'est au milieu d'un troupeau entier que le loup blanchi par
les années cherche une riche proie. Dis-moi, que te donne ton poète, si ce
n'est quelques vers ? Eh ! tu en auras des milliers à lire ; le dieu des vers
lui-même, couvert d'un riche manteau d'or, pince les cordes harmonieuses d'une
lyre dorée ; que celui qui te donnera de l'or soit à tes yeux plus grand que
le grand Homère ; crois-moi, on a de l'esprit quand on donne ; ne dédaigne pas
l'esclave qui a payé sa liberté : avoir le pied marqué de craie n'est pas un
crime ; mais aussi ne te laisse point éblouir par les titres fastueux d'une
antique noblesse. Amant sans fortune, emporte avec toi tes aïeux ! Quoi ! cet
autre, parce qu'il sera beau, voudra une de tes nuits sans la payer ! Pour te
l'apporter, qu'il aille d'abord demander de l'or à celui qui lui achète ses
charmes.
Sois peu exigeante pendant que tu tends tes filets, de peur que ta proie ne
t'échappe ; mais une luis pris, dispose à ton gré de tes amants. Tu peux
feindre l'amour sans te nuire ; laisse croire que tu aimes ; mais prends garde
que cet amour ne te rapporte rien. Refuse souvent de recevoir la nuit ; feins
tantôt un mal de tête, allègue tantôt les jours consacrés à Isis. Ne fais
pas attendre longtemps ton consentement, de peur qu'on ne s'habitue à se passer
de toi, ou que l'Amour, trop souvent rebuté, ne se refroidisse. Que la porte,
fermée aux prières, ne soit ouverte qu'aux largesses ; que l'amant accueilli
entende les plaintes de l'amant repoussé. Si tu blesses ton amant, montre de la
colère, comme s'il t'avait blessée le premier ; préviens ses reproches en
l'accablant des tiens ; mais que ton ressentiment ne soit jamais de trop longue
durée ; la colère prolongée a souvent engendré la haine. Les yeux doivent
apprendre aussi l'art de pleurer, et tes joues à se tremper de larmes ; si tu
veux tromper, ne crains point le parjure : Vénus rend la divinité sourde aux
plaintes d'un amant trompé. Prends à ton service un esclave et une suivante
habile ; qu'ils sachent indiquer ce qu'on peut acheter pour toi ; qu'ils
réclament aussi pour eux quelques petits présents ; qu'ils demandent peu, mais
à beaucoup de gens ; et il en sera bientôt comme d'un tas de blé que chacun
contribue à grossir ; que ta soeur, ta mère et ta nourrice assiègent aussi
ton amant de demandes : on amasse vite un riche butin quand plusieurs mains
concourent à le former. Manques-tu de prétexte pour demander un cadeau,
montre, à l'aide d'un gâteau, que c'est le jour anniversaire de ta naissance.
Garde-toi surtout de laisser croire à ton amant qu'il n'a point de rival ;
ôte-lui sa sécurité : sans cet aiguillon, l'amour ne dure guère. Que sur ta
couche il voie les traces d'un autre possesseur de tes charmes, et, sur ta gorge
meurtrie, les marques de ses lascives caresses (8) ;
qu'il voie surtout les dons que son rival t'envoya. S'il ne t'apporte rien,
parle-lui de ce qu'on vend dans la rue Sacrée ; quand tu en auras tiré
beaucoup de présents, dis-lui de ne pas se dépouiller de tout, et prie-le de
te prêter seulement, bien décidée à ne jamais lui rendre. Que ta langue te
serve à cacher ta pensée ; caresse-le pour le perdre : la douceur du miel
couvre le poison subtil. Si tu suis mes conseils, fruits d'une longue
expérience, si tu ne laisses point s'envoler mes paroles au souffle des vents,
tu me diras souvent : "Vis Heureuse." Souvent aussi tu prieras les
dieux qu'après ma mort la terre me soit légère."
Elle parlait encore lorsque mon ombre me trahit. J'eus peine à empêcher mes
mains de lui arracher ses rares cheveux blancs, ses yeux, qui pleuraient le vin,
et ses joues sillonnées de rides. Que les dieux te refusent un asile,
t'envoient une vieillesse malheureuse, des hivers sans fin et une soif
éternelle !
Tout amant est soldat, et
l'Amour a son camp ; oui, Atticus, crois-moi, tout amant est soldat ; l'âge qui
convient à la guerre est aussi celui qui convient à Vénus. Honte au vieux
soldat ! honte au vieil amant ! le nombre d'années qu'exige un chef dans un
brave soldat est celui qu'une jeune beauté demande à l'heureux possesseur de
sa couche ; ils veillent l'un et l’autre ; tous deux ils ont souvent pour lit
la terre ; l’un garde la porte de sa maîtresse, l'autre celle de son
général ; le soldat doit parcourir de longues routes, l'intrépide amant
suivra jusqu'au bout du monde sa maîtresse, obligée de partir : il franchira
les montagnes escarpées, les torrents grossis par les orages, et traversera
sans crainte les neiges amoncelées ; prêt à voguer sur les mers, il ne
redoutera point les vents déchaînés, il n'attendra pas le temps propice à la
navigation. Quel autre qu'un soldat ou qu'un amant bravera la fraîcheur des
nuits et la neige mêlée à des torrents de pluie ? L'un est envoyé comme
éclaireur au-devant de l'ennemi ; l'autre a les yeux fixés sur son rival comme
sur un ennemi ; celui-ci assiège des villes menaçantes, l’autre le seuil de
son inflexible maîtresse ; tous deux ils enfoncent des portes d'inégale
grandeur. On fut souvent vainqueur pour avoir surpris un ennemi plongé dans le
sommeil, et massacré avec le fer une armée sans défense ; ainsi périrent les
farouches bataillons du Thrace Rhésus ; nobles coursiers, captifs alors, vous
fûtes enlevés à votre maître ! Souvent aussi les amants profitent du sommeil
des maris, et tournent les armes contre un ennemi endormi ; échapper à la
vigilance des gardiens, à celle de vingt Argus, voilà le triste et continuel
devoir du soldat et de l'amant.
Rien de certain ni sous les drapeaux de Mars ni sous ceux de Vénus : les
vaincus se relèvent et l'on voit tomber ceux que l'on croyait invulnérables.
Qu'on cesse donc d'appeler l'amour de l'oisiveté ; l'amour est soumis à des
épreuves de tout genre. Le grand Achille brûle pour Briséis, qu'on lui a
enlevée ; pendant que sa douleur vous le permet, anéantissez, Troyens, les
forces de la Grèce : Hector s'arrachait des bras d'Andromaque pour voler aux
combats ; c'est la main d'une épouse qui couvrait sa tête du casque guerrier.
Le premier des chefs de la Grèce, le fils d'Atrée, à la vue de la fille de
Priam, les cheveux épars comme ceux d'une bacchante, resta, dit-on, dans une
muette admiration. Mars lui-même fut pris dans les filets qu'avait forgés
Vulcain. Nulle histoire ne fit plus de bruit dans le ciel. Moi-même j'étais
paresseux et né pour une molle oisiveté ; le lit et le repos avaient énervé
mon âme ; le désir de plaire à une jeune beauté mit un terme à mon apathie
; il me fallait faire mes premières armes à son service. Depuis ce temps, tous
me voyez toujours agile, toujours occupé de quelque expédition nocturne.
Voulez-vous ne point languir dans l'oisiveté ? aimez.
Telle cette princesse qui,
enlevée des bords de l’Eurotas sur des vaisseaux phrygiens, alluma entre ses
deux époux le flambeau de la guerre ; telle Léda, que son immortel amant
séduisit, grâce au mensonge de son blanc plumage ; telle encore Amymone
parcourant, une urne sur la tête, les campagnes desséchées de l'Argolide ;
telle tu étais à mes yeux. Je craignais pour toi et l'aigle et le taureau, et
toutes les métamorphoses que suggéra l'Amour au grand Jupiter. Maintenant,
toute crainte est évanouie ; je suis revenu de mon erreur ; tes charmes
n'éblouissent plus mes yeux. D'où viens ce changement, me diras-tu ? C'est que
tu trafiques de ta beauté ; voilà pourquoi tu as cessé de me plaire. Tant que
tu fus naïve et candide, j'aimai et ton âme et ton corps ; tu as dégradé ton
âme, et tes charmes en ont souffert. L'Amour est à la fois enfant et nu ; son
âge est celui de l'innocence, et, s'il ne porte aucun vêtement, c'est pour se
montrer dans toute son ingénuité. Pourquoi vouloir que l'enfant de Vénus
prostitue ses faveurs ? Où pourrait-il en cacher le prix ? Il n'a point de
robe. Ni Vénus ni son fils ne sont faits pour le dur métier des armes ; des
dieux aussi faibles ne méritent pas une solde ; une prostituée vend au premier
venu des faveurs dons le tarif est arrêté, et c'est pour de misérables
richesses qu'elle livre son corps. Encore maudit-elle la tyrannie de son avare
corrupteur ; et ce que vous faites de votre gré, elle ne le fait qu'à regret.
Prenez exemple des animaux dépourvus de raison, et vous rougirez d'en recevoir
des leçons de délicatesse : la cavale n'exige rien de l'étalon, ni la
génisse du taureau ; ce n'est point par un présent que le bélier obtient les
caresses de la brebis qui lui plaît. La femme seule aime à se parer des
dépouilles de l'homme ; seule elle met ses nuits à prix ; seule elle se met en
location ; elle vend un plaisir qui est partagé, un plaisir que tous deux
recherchaient ; et son tarif est établi par elle en raison de la jouissance
qu'elle se promet. Quand les plaisirs de l'amour doivent avoir pour tous deux le
même charme, quelle raison pour l'un de les acheter, pour l'autre de les vendre
? Pourquoi n'y aurait-il que perte pour moi, que profit pour vous, à un jeu où
l'homme et la femme font de communs efforts ? Des témoins ne peuvent sans crime
se parjurer pour de l'argent ; sans crime un juge ne peut être accessible à la
corruption ; c'est une honte pour un avocat de vendre son éloquence à de
pauvres accusés, une honte pour un tribunal de s'enrichir, une honte pour une
femme d'accroître l'héritage de ses pères des revenus de son lit, et de
mettre ses charmes à l'enchère ; on doit de la reconnaissance pour une faveur
gratuite ; on n'en doit aucune pour avoir foulé une couche impure : je loue,
paie, et voilà tout ; une fois le prix acquitté, je ne suis plus votre
obligé, votre débiteur.
Jeunes beautés, gardez-vous bien de mettre un prix à vos nuits ! Un gain mal
acquis ne profite jamais. Que gagna la vestale à toucher les bracelets des
Sabins ? Elle fut écrasée sous le poids de leurs armes ; un fils perça de son
épée le sein qui l'avait porté, et un collier fut la cause de son crime. Sans
doute il vous est permis de demander à un riche quelques présents ; il a de
quoi vous faire des largesses. Dérobez quelques grappes à la vigne qui en est
chargée, cueillez des fruits dans les fertiles vergers d'Alcinoüs. Ne demandez
au pauvre que ses soins, ses services et sa fidélité ; un amant ne peut donner
à sa maîtresse que ce qu'il possède. Célébrer dans mes vers les belles que
j'en crois dignes, voilà ma fortune ; à celle que j'aurai choisie, mon art
fera un nom qui ne mourra point ; on verra se déchirer les étoffes, l'or et
les pierres précieuses se briser ; mais la renommée que procureront mes vers
sera éternelle.
Ce qui m'indigne et me révolte, ce n'est point de donner, c'est de voir qu'on
me demande. Ce que je refuse à tes prières, cesse de le vouloir, tu l'auras.
O toi, si savante dans
l'art d'achever l'édifice encore incertain d'une chevelure ! toi qu'on ne doit
pas ranger dans la classe des suivantes vulgaires, Napé, toi qui, non moins
habile à ménager des rendez-vous nocturnes qu'ingénieuse à remettre de
tendres missives, as plus d'une fois conduit dans mes bras Corinne encore
irrésolue; toi que, dans mes embarras, j'ai trouvée toujours fidèle, prends
ces tablettes, et que ce matin elles parviennent à ta maîtresse; que ton
adresse aplanisse tous les obstacles. Ton coeur n'a point la dureté du granit,
ni celle du fer, et ta simplicité ne passe point non plus la mesure ordinaire ;
tu as sans doute aussi senti les traits de Cupidon ; défends donc pour moi une
bannière qui est déjà la tienne. Si Corinne demande ce que je fais, dis-lui
que je ne vis que dans l'espérance d'obtenir une nuit d'elle ; le reste, ma
main amoureuse l'a confié à la cire.
Pendant que je parle, l'heure s'enfuit ; saisis, pour lui remettre ces
tablettes, l'instant où elle sera libre ; mais fais en sorte qu'elle les lise
aussitôt ; observe, pendant qu'elle les lira, et ses yeux et son front. Son
visage muet peut t'apprendre ma destinée ; va , sans tarder, et demande-lui une
longue réponse. Je n'aime point à voir un grand espace s'étendre sur la cire
comme un champ désert. Que ses lignes soient serrées, et que mes yeux soient
longtemps occupés à lire cette lettre, remplie jusqu'aux dernières limites de
la marge. Mais qu'ai-je besoin que ses doigts se fatiguent à manier le stylet ?
qu'elle ne me réponde que ce mot : "Viens," et, j'aurai bientôt
couvert de lauriers mes tablettes victorieuses, et bientôt je les aurai
suspendues aux parois du temple de Vénus, avec cette inscription :
"Fidèles confidentes de mes amours, Ovide vous consacre à Vénus, vous
qui n'étiez naguère qu'un vil fragment d’érable."
Pleurez mon infortune : tristement me sont revenues mes tablettes ; sa lettre m'annonce, hélas ! que la voir est impossible aujourd'hui. Les présages sont bien quelque chose : tout à l'heure le pied de Napé a, quand elle voulut sortir, heurté le seuil de la porte. Une autre vois, lorsqu'on t'enverra dehors, souviens-toi de sortir avec plus de précaution, et de garder la sobriété qui permet de marcher le pied levé. Loin de moi, tablettes maudites ! bois funèbre ! et toi, cire qui devais ne m'apporter qu'un refus. Extraite de la fleur de la longue cigüe, tu fus sans doute formée du miel impur de l'abeille de Corse ; ce n'est pas au vermillon, comme il semblait, mais bien certainement au sang, que tu devais ta couleur rouge ; allez, comme un bois inutile, embarrasser la rue ; que la première roue, en passant, vous broie sous son poids ! Non, celui qui, pour vous façonner, vous détacha de l'arbre n'avait pas les mains pures ; quelque malheureux s'y était pendu ; il fournit au bourreau ses croix infâmes ; il prêta son ombrage funèbre au hibou croassant ; sur ses branches il reçut le nid du vautour et de l'orfraie ; et c'est à sa dépouille que j'ai confié mes amours ! Et je m'en étais servi pour envoyer à ma maîtresse des paroles d'amour ! Cette cire convenait bien mieux à l'assignation qu'un juge bavard débile d'un ton farouche ; elle était bien plus propre à servir d'éphémérides à l'avare, qui n'y aurait qu'en pleurant noté la brèche faite à son trésor. Je le vois maintenant , ce n'est pas sans motif, qu'on vous appelle doubles (9) ; et d'ailleurs ce nombre là n'était pas d'un bon augure. Que puis-je vous souhaiter dans ma colère ? Que le temps vous mine et vous ronge, et qu'une rouille immonde blanchisse enfin la cire qui vous couvre.
Sortant des bras du
vieillard son époux, déjà paraît sur l’Océan la blonde déesse dont le
char empourpré nous ramène le jour. Où cours-tu, jeune Aurore ? Arrête, et
puisse, à ce prix, un combat solennel être offert chaque année par des
oiseaux aux mânes de Memnon ! Voici le moment où j'aime à rester clans les
bras caressants de ma maîtresse, et à unir, dans une amoureuse étreinte, sa
poitrine à la mienne ; c'est l'heure où le sommeil est doux, où l'air est
frais, et où le gosier flexible de Philomèle module ses chants si purs. Où
cours-tu, contre le voeu des amants, contre le voeu des belles ? Retiens de ta
main vermeille tes rênes humides de rosée. Avant ton lever, le nautonier
observe mieux les astres, et n'erre point à l'aventure au milieu des mers. Tu
parais, et le voyageur se lève, malgré ses fatigues, et sur ses armes se porte
la main belliqueuse du soldat. La première tu vois le laboureur chargé de la
houe ; la première tu rappelles sous le joug les boeufs au pas lent. C'est toi
qui, trompant le sommeil de l'enfance, la livre au pédagogue, pour qu'elle
présente sa main délicate aux coups de la férule ; c'est encore toi qui
envoies la caution devant le tribunal où doit peser sur elle la responsabilité
d'un seul mot. Tu es l'effroi de l'avocat et du juge, et tu les forces tous deux
à quitter leur lit pour de nouveaux procès. Toi aussi, quand les femmes
pourraient trouver dans le sommeil l'oubli de leurs travaux, tu appelles à
filer la laine leurs mains laborieuse.
Je passerais surtout le reste ; mais, à moins d'être sans maîtresse, comment
te pardonner de contraindre les belles à se lever si matin ! Combien de fois
j'ai désiré que la nuit refusât de te céder la place, et que les étoiles
fugitives ne se voilassent point devant toi ! Que de fois j'ai désiré que le
vent fracassât ton char, ou que l'un de tes coursiers tombât embarrassé dans
quelque nuage épais ! Cruelle, où cours-tu ? Si tu as eu un fils dont la peau
était noire, il dut cette couleur à celle du coeur de sa mère. Quoi ! si elle
n'eût point autrefois brûlé d'amour pour Céphale, croit-elle que son
déshonneur nous serait inconnu ? Je voudrais qu'il fût permis à Tithon de
parler de toi ; l'Olympe n'aurait jamais entendu l'histoire de si honteuses
amours. C'est parce que l'âge a glacé ton époux, que tu fuis sa couche, et
que tu t’élances si matin sur ce char qu'abhorre sa vieillesse ; mais si tu
tenais un Céphale enlacé dans tes bras, on t'entendrait crier : "Allez
lentement, coursiers de la nuit ! "
Si les années ont affaibli ton époux, faut-il que mon amour en souffre ?
Est-ce moi qui t'ai mariée à un vieillard ? Vois combien d'heures de sommeil
la Lune accorda à son jeune amant, et sa beauté ne le cède point à la
tienne. Le maître des dieux lui-même, pour te voir moins souvent, de deux
nuits n'en fit qu'une, donnant ainsi à son amour un champ plus libre.
J'avais mis fin à ces reproches, et, comme si elle m'eût entendu, son front
rougissait, et pourtant le jour ne se leva pas plus tard que de coutume.
Je répétais chaque jour : "Cesse de teindre tes cheveux." Tu n'as
plus aujourd'hui de chevelure à teindre ; pourtant, si tu l’avais voulu, qu'y
aurait-il eu de plus beau que tes cheveux ? Ils descendaient jusqu'à tes genoux
; eh ! quoi ! ils étaient si fins que tu craignais de les peigner ! Tel est le
tissu qui couvre les Sères au teint basané, ou le lin délicat que, de son
pied flexible, déroule l’araignée suspendue à la poutre solitaire, pour y
tramer sa toile déliée. Cependant leur couleur n'était point celle de l’ébène
; ce n'était pas non plus celle de l'or ; c'était seulement un mélange de
toutes les deux ; telle est, dans les fraîches vallées du mont Ida, la couleur
du cèdre qui a perdu son écorce. Telle était aussi leur souplesse, qu'ils se
prêtaient à tous les caprices de l’art, sans jamais te causer la moindre
douleur. Jamais l’aiguille ne les cassa ; jamais non plus ta dent du peigne.
'Ta coiffeuse eut-elle jamais rien à craindre pour elle ? Bien des fois
j'assistai à sa toilette, et jamais elle ne saisit l’aiguille pour lui piquer
les bras. Plus d'une fois aussi, le matin, ses cheveux encore en désordre, elle
resta à demi-étendue sur son lit de pourpre ; son négligé même ajoutait à
ses grâces, et on l’eût prise pour une bacchante de la Thrace, reposant
mollement sur le vert gazon ses membres fatigués. Quoique ses cheveux fussent
aussi flexibles que le duvet, combien de fois, hélas ! ils furent mis à ta
torture pour devenir des tresses arrondies et serrées ! Que de fois n'ont-ils
pas enduré patiemment et le fer et le feu ! Je m'écriais : "C’est un
crime ! oui, un crime de brûler de tels cheveux ! Ils s'arrangent d'eux-mêmes
avec grâce ; consens à épargner ta tête ; loin de toi cet art cruel ! Tes
cheveux ne méritent point d'être ainsi brûlés : ils montrent d'eux-mêmes sa
place à l’aiguille qui s'approche."
Elle n'est plus cette chevelure dont Apollon eût été jaloux, et que
Bacchus n'eût point dédaignée pour son front. Elle n'est plus, et pourtant je
ne puis ta comparer qu'à celle que soutenait la main de la belle Dioné, quand
elle sortit toute nue de l’écume des flots. Pourquoi, s'ils ne te plaisaient
pas, déplorer la perte de tes cheveux ? Insensée ! pourquoi ta main chagrine
repousse-t-elle le miroir ? Comme autrefois, tes yeux n'aiment plus à l’interroger
; pour plaire encore, il te faut oublier le passé.
Ce n'est point l'herbe enchantée d'une rivale qui causa leur perte ; une
vieille sorcière ne les mouilla point de l’onde impure des sources d'Hémonie
; une maladie grave (que les dieux t'en préservent !) ne les fit point tomber ;
ce n'est pas non plus la jalousie d'une rivale qui diminua leurs flots ondoyants
; la seule coupable, c'est toi, et tu es punie de ta propre faute. Oui, c'est
toi-même qui sur ta tête as versé le poison. Maintenant la Germanie t'enverra
les cheveux de ses esclaves ; an tribut d'une nation vaincue tu emprunteras ta
parure. Lorsqu'un amant louera ta chevelure, que de fois, la rougeur au front,
tu diras : "Ce qu'il vante aujourd'hui, je l’ai acheté. Je ne sais en ce
moment quelle Sycambre il admire en moi ; et cependant, je m'en souviens, il fut
un temps où ces éloges ne s'adressaient qu'à moi. "
Malheureux ! Qu’ai-je dit ? elle a peine à retenir ses larmes ; de sa main
elle cache son visage, et la rougeur a coloré ses joues charmantes ! Sur ses
genoux elle ne craint pas de contempler ces cheveux d'autrefois, si peu faits,
hélas ! pour la place qu'ils occupent aujourd'hui. Ah ! que ton visage cesse de
trahir le trouble de ton coeur ; le mal n'est point irréparable ; bientôt tu
redeviendras belle de ta première chevelure.
Pourquoi, mordante Envie,
m'accuser de passer mes ans à ne rien faire, et appeler mes vers l'oeuvre de la
paresse ? Pourquoi me reprocher de ne pas marcher sur les traces de mes pères,
et de ne point profiter de la vigueur de mon âge pour briguer le laurier
poudreux du dieu de la guerre ; de négliger l'étude de nos lois et leur
verbiage, et de ne point prostituer mon éloquence aux luttes vénales du
barreau ? Les travaux dont tu parles sont périssables ; je vise, moi, à une
gloire immortelle ; être célébré toujours et dans tout l'univers, voilà mon
ambition.
Le chantre de Méonie (10) vivra tant que subsisteront
Ténédos et l'Ida, tant que le rapide Simoïs roulera dans la mer le tribut de
ses eaux. Il vivra aussi, le poète d'Ascra (11), tant que la
grappe mûrira à la vigne, tant que les dons de Cérès tomberont sous le
tranchant de la faucille. Le monde entier chantera toujours le fils de Battus (12),
quoiqu'il ait plus d'art que de génie. Le cothurne de Sophocle ne s'usera
point. Aratus vivra aussi longtemps que le soleil et la lune. Tant que l'esclave
sera fourbe, le père plein de dureté, l'entremetteuse perfide, et la
courtisane caressante, Ménandre vivra. Ennius, qui ne connut point l'art,
Accius, dont les accents étaient si mâles, ont un nom qui ne redoute point le
temps. Quel siècle ne connaîtra Varron (13) et le
premier esquif, et cette toison conquise par le chef Ausonien ? Les vers du
sublime Lucrèce ne périront que le jour où périra le monde. Tityre et les
moissons, Énée et ses combats auront des lecteurs tant que Rome sera
souveraine de l’univers qu'elle a conquis. Tant que l’arc et le feu seront
les armes de Cupidon, on apprendra tes chants, aimable Tibulle ! Gallus sera
connu des peuples du Couchant ; Gallus sera connu des peuples de l'Aurore ;
partout, avec Gallus, sera connue sa Lycoris.
Ainsi, quand le Temps mine les rochers, quand il ronge la dent de la charrue
laborieuse, les vers seuls échappent à la mort. Que les rois, que leurs
conduites cèdent donc à la poésie ! Qu'elles lui cèdent, les rives
fortunées du Tage aux flots semés d'or.
Que le vulgaire accorde son admiration à des choses méprisables ; moi, je veux
que le blond Apollon me verse à pleins bords l'onde de Castalie ; que ma
chevelure soit couronnée du myrrhe, ennemi des frimas, et que l'amant,
tourmenté par ses feux, ne cesse de lire mes vers. Vivant, on sert de pâture
à l'Envie ; elle ne vous quitte qu'à votre mort, et vous dormez alors,
protégé par la gloire que vous avez méritée. Lors donc que le bûcher
funèbre m'aura consumé, je ne mourrai pas, et je me survivrai dans la
meilleure partie de moi-même.
LIVRE DEUXIÈME.
Encore un ouvrage d'Ovide
qu'a vu naître l'humide contrée des Pélignes au fécond littoral, d'Ovide, le
poète de ses propres folies. C'est encore l'Amour qui l’a voulu. Loin d'ici,
oui, loin d'ici, beautés sévères ! Vous n'êtes point l’auditoire qu'il
faut à de tendres accents. Je veux être lu par la vierge dont le coeur
s'enflamme à la vue de son fiancé, et par le jeune adolescent que l’Amour
vient de blesser pour la première fois ; je veux que l'amant, frappé du même
trait que moi, reconnaisse, en me lisant, le feu qui le dévore, et qu'après un
long étonnement il s'écrie : "Comment ce poète a-t-il connu le secret de
mes amours ?"
J'avais osé, je m'en souviens, chanter la guerre des dieux et Gygès aux cent
mains ; la force ne m'aurait point manqué. J'allais dire la terrible vengeance
de Tellus et la chute de Pélion roulant avec l'Ossa du haut de l'Olympe envahi.
J'avais en mes mains les nuages, Jupiter et la foudre, qui, lancée par lui,
eût défendu son empire. Ma maîtresse me ferma sa porte ; aussitôt j'oubliai Jupiter et sa
foudre ; oui, Jupiter lui-même cessa d'occuper ma penses.
Pardonne, maître des dieux ! tes traits ne me servaient à rien ; cette porte
fermée était à mes yeux plus que ta foudre. Je revins à mes badinages, à
mes légères élégies, ces armes qui m'appartiennent ; et la douceur de mes
chants amollit bientôt la dureté des portes.
Les vers font descendre vers nous le disque ensanglanté de la Lune ; ils
arrêtent, au milieu de leur course, les blancs coursiers du jour ; les vers
arrachent aux serpents leur dard empoisonné ; ils forcent le fleuve à remonter
vers sa source. Devant des vers sont tombées des portes ; ils ont triomphé de
la serrure et du chêne épais qui la portait. Qu'aurais-je gagné à chanter
Achille aux pieds légers ? Qu'auraient fait pour moi les deux Atrides, et ce
guerrier qui, après dix ans de combats, erra dix ans à l'aventure, et cet
Hector, traîné sans pitié par les coursiers d'un prince d'Hémome ? Mais dès
que j'ai célébré la beauté d'une jeune fille, elle vient d'elle même
trouver le poète pour le payer de ses vers. C'est là une grande récompense.
Adieu, héros et vos illustres noms ! Ce ne sont point vos faveurs que
j'ambitionne. Pour vous, jeunes beautés, daignez sourire aux vers que me dicte
l’Amour aux joues de rose.
O toi, Bagoas, à qui est
confié le soin de garder ta maîtresse, écoute. Je n'ai que quelques mots à
te dire ; mais ils sont importants. Hier je l'ai vue se promenant sous le
portique des filles de Danaüs (1) ; aussitôt, épris
de ses charmes, je lui adressai par écrit ma prière ; sa main tremblante me
répondit le mot "impossible ;" pourquoi, "impossible ? "
lui demandai-je ; elle me répondit que ta surveillance était trop rigide.
Si tu fais bien, gardien sévère, cesse, crois-moi, de mériter la haine ; se
faire craindre, c'est faire désirer sa perte. Son mari lui-même est un
insensé ; car pourquoi se tourmenter à défendre un bien qui, pour rester
intact, n'a pas besoin de surveillant ? Laissons-le se livrer en furieux aux
transports de son amour ; laissons-le croire à la pureté d'une femme qui
plaît à tout le monde ; pour toi, accorde-lui en secret quelques heures de
liberté ; ce que tu lui en donneras te sera bien rendu par elle. Deviens son
complice, et la maîtresse obéit bientôt à son esclave. Cette complicité
t'effraie ? Eh bien ! tu peux fermer les yeux. Lit-elle à l’écart un billet
? suppose qu'il lui vient de sa mère. Un inconnu se présente-t-il ? qu'il
entre comme si tu le connaissais déjà. Va-t-elle voir une amie malade, qui ne
l'est pas ? figure-toi qu'elle l'est en effet. Te fait-elle attendre ? tu peux,
pour ne pas te fatiguer, appuyer ta tête sur tes genoux, et ronfler à ton
aise. Ne t'informe jamais de ce qui peut se passer au temple d'Isis, ne
t'inquiète pas de ce qui peut se faire dans l’enceinte des théâtres.
Un complice discret sera toujours comblé d'honneurs ; et pourtant est-il rien
de plus facile que de se taire ? Il est aimé, il mène toute la maison ; il n'a
point les étrivières à redouter : il est tout-puissant ; aux autres, vil
troupeau, l'esclavage ! Pour cacher au mari la vérité, il lui fait d'adroits
mensonges ; et, maîtres tous les deux, ils trouvent bon ce qui ne plaît qu'à
la femme. Que le mari fronce le sourcil, que son front se charge de rides, ce
que veut une femme elle l’obtiendra par ses caresses. Mais il faut que, de
temps en temps, il naisse entre vous des querelles ; il faut qu'elle verse des
larmes feintes, et te traite de bourreau ; alors, de ton côté, trouve-lui des
torts dont elle puisse aisément se justifier ; et, par de fausses accusations,
fais prendre à son mari le change sur la vérité. A ce prix pleuvront sur toi
et les honneurs et d'abondantes largesses ; suis mes conseils, et bientôt tu
seras libre.
Tu vois les délateurs le cou chargé de chaînes étroites ; un noir cachot,
voilà le partage des âmes perfides. Tantale cherche l'eau au sein même de
l'eau ; il aspire après des fruits qui lui échappent sans cesse ; voilà ce
que lui a valu son indiscrétion. L'Argus payé par Junon mourut avant l'âge
pour avoir trop bien gardé Io, et Io est une déesse.
J'ai vu charger de fers qui lui meurtrissaient les jambes un indiscret, qui
avait révélé à un mari les amours incestueux de sa femme ; et ce châtiment
était trop doux pour son crime. Le poison de sa langue avait fait deux victimes
; un mari condamné à gémir, une femme déshonorée et flétrie.
Crois-moi, il n'est point d'époux qui aime de semblables accusations ; il peut les entendre, mais jamais avec plaisir. S'il reste froid, son indifférence rend ta délation inutile ; s'il aime, il te doit son malheur. D'ailleurs, la faute la plus évidente est toujours difficile à prouver ; la femme a pour elle l'indulgence de son juge. Eût-il tout vu, il croira encore à son désaveu ; il accusera ses propres yeux, et se donnera tort à lui-même ; qu'il voie pleurer sa femme ; il pleurera avec elle, et s'écriera. "Ce maudit bavard me le paiera cher."Vois donc dans quelle lutte inégale tu t'engages ! Vaincu, les étrivières t'attendent, pendant que la belle triomphe sur les genoux de son juge.
Ce n'est point un crime que nous méditons ; nous ne voulons pas nous voir pour composer des breuvages empoisonnés ; dans nos mains n'étincelle point une épée nue ; nous demandons de pouvoir, grâce à toi, aimer sans danger. Est-il rien de plus innocent que notre prière ?
Que je suis malheureux que la garde de ma maîtresse te soit confiée, à toi qui n'es ni homme ni femme, et qui ne peux connaître les plaisirs que partagent deux amants ! Celui qui, le premier, mutila honteusement l'enfance, méritait de souffrir le même supplice. Tu aurais plus de complaisance, tu serais moins sourd à mes prières, si l'amour t'avait jamais conduit aux pieds d'une belle. Tu n'es point fait pour monter à cheval, pour manier des armes pesantes, pour charger ton bras de la lance belliqueuse. C'est le partage de l'homme ; tout acte viril t'est interdit. Ne suis donc jamais d'autre bannière que celte de ta maîtresse ; mets tous tes soins à la servir, sache profiter de ses bonnes grâces. Si elle te manquait, à quoi serais-tu bon ? Son âge et sa beauté invitent au plaisir. Ses charmes ne doivent pas se flétrir dans un honteux abandon. Si sévère que tu paraisses, elle aurait bien pu te tromper ; le désir de deux amants finit toujours par s'accomplir : mais, comme il vaut mieux avoir recours aux prières, nous t'implorons, tandis que tu as encore le temps de servir nos amours.
Je ne prétends pas justifier le relâchement de mes moeurs, ni recourir à des armes mensongères pour protéger mes écarts. J'avoue mes fautes, si un tel aveu peut être bon à quelque chose. Maintenant que je me suis reconnu coupable et insensé, je vais révéler mes torts. Je maudis mes erreurs, et je ne puis, tout en les maudissant, ne pas m'y complaire. Oh ! qu'il est pesant à porter, le joug qu'on voudrait secouer ! La force me manque pour maîtriser mes passions. Je m'y laisse entraîner, comme l'esquif emporté par les flots rapides. Ce n'est point une seule beauté qui stimule mes amours ; j'ai cent motifs pour aimer toujours. Une belle tient-elle devant moi ses yeux modestement baissés ? mon coeur s'enflamme, et sa pudeur est le piège où je me laisse prendre. Celle-ci se montre-t-elle agaçante ? je succombe parce qu'elle n'est point novice, et qu'elle me promet mille plaisirs sur un lit moelleux. Si j'en vois une dont l'air farouche rappelle la rigidité des Sabines ; je pense qu'elle a des désirs, mais qu'elle les cache sous cet air de grandeur. Êtes-vous savante ? vous me plaisez par vos rares talents ; ignorante ? votre simplicité me charme. Celle-ci trouve les vers de Callimaque sans grâce, comparés aux miens ; je lui plais, elle doit bientôt me plaire. L'une critique et le poète et ses vers ; j'aspire à toucher de près mon accusatrice. La démarche de celle-ci est nonchalante, et c'est sa démarche qui me captive ; l'autre a quelque raideur ; dans les bras d'un amant, elle aura peut-être de la souplesse. Celle-ci a une voix pleine de douceur, et qui se prête aux accents les plus mélodieux ; je voudrais ravir un baiser à cette bouche harmonieuse. Celle-là parcourt d'un doigt léger les cordes frémissantes de sa lyre ; qui n'aimerait des mains si habiles ? Cette autre me séduit par sa danse ; ses mouvements obéissent à ceux de la mesure, et elle balance avec art un corps souple et lascif. Ne parlons pas de moi que tout enflamme : mettez Hippolyte devant elle ; il deviendra un Priape. Toi, qui es grande, tu ne le cèdes pas aux héroïnes de l'antiquité, et tu tiens bien ta place sur un large lit. Celle-ci est toute mignonne, et sait l'art de me séduire ; toutes deux m'enchantent ; grande et petite, elles me conviennent également. Celle-ci est-elle sans parure ? je pense aussitôt à ce que la parure pourrait ajouter à ses charmes. Celle-là est-elle richement vêtue ? elle brille de tous ses attraits. La blonde, la brune, exercent sur moi un égal empire, et j'aime une Vénus sous le teint bruni de celle-ci. De noirs cheveux flottent-ils sur un cou de neige ? La noire chevelure de Léda faisait sa beauté. Ces cheveux sont-ils blonds ? L'Aurore devait ses charmes à sa blonde chevelure. L'histoire m'aide toujours à justifier mon amour. Jeune, celle ci m'enchante ; plus âgée, celle-là me captive. L'une a pour elle la beauté du corps, l'autre son esprit. Enfin, de toutes les belles que l'on admire à Rome, il n'en est pas une seule que ne convoite mon amour.
Loin de moi Cupidon et son
carquois ! L'amour n'est pas d'un assez grand prix pour que j'invoque si souvent
la mort. Oui, c'est la mort que j'appelle, quand je songe à ta trahison,
perfide beauté, née, hélas ! pour faire à jamais mon malheur ! Ce ne sont
point tes tablettes mal effacées qui mettent ta conduite à nu ; ce ne sont
point des présents reçus furtivement qui révèlent ton crime. Plût aux dieux
qu'en t'accusant je ne pusse te convaincre ! Malheureux ! pourquoi ma cause
est-elle trop bonne ? Heureux l'amant qui peut hautement défendre sa
maîtresse, et à qui son amie peut dire : "Je ne suis pas coupable."
Il a un coeur de fer, il se complaît trop dans son courroux, celui qui poursuit
une victoire que doit ensanglanter la condamnation d'une coupable.
Par malheur, j'ai tout vu, quand tu me croyais endormi. J'ai vu ta perfidie,
d'un oeil que ne troublait pas le vin qui m'était servi. Je vous ai vus vous
parler par le mouvement de vos sourcils, et converser par de fréquents signes
de tête. Tes yeux ne restèrent pas muets, et des mots furent tracés avec le
vin sur la table. Tes doigts même trouvèrent un langage. Malgré vos efforts
pour le cacher, j'ai pénétré le sens de vos discours. J'ai compris ce que
voulaient dire les signes dont vous étiez convenus. Déjà la plupart des
convives avaient quitté la table desservie ; il ne restait plus que deux jeunes
gens plongés dans l'ivresse. Alors je vis s'unir vos coupables baisers, et vos
langues se confondre. Ce n'étaient pas les baisers que reçoit d'une soeur un
frère vertueux ; mais ceux qu'une maîtresse tendre donne à un amant
passionné. Ce n'étaient pas les baisers que Phébus donnait sans doute à
Diane ; mais ceux que Vénus prodiguait à son cher Mars.
"Que fais-tu ! m'écriai-je. A qui s'adressent ces faveurs qui
m'appartiennent ? Mes mains se lèveront pour défendre mes droits ; je dois
seul te donner des plaisirs, comme tu dois seule m'en donner ; ils nous sont
communs. Pourquoi un tiers prendrait-il part à tes caresses ? "
C'est ainsi que s'exhalait ma colère : et le rouge de la pudeur couvrit
bientôt ses joues coupables. Ainsi se colore et rougit le ciel devant l'épouse
de Tithon ; telle paraît une vierge à la vue de son fiancé : ainsi brillent
les roses au milieu des lis qui les entourent ; ainsi rougit la Lune arrêtée
dans sa course par quelque enchantement ; tel encore l'ivoire d'Assyrie, que
tient la main d'une Méonienne pour l’empêcher de jaunir avec les années.
Ainsi se colora son visage, ainsi je le vis changer tour à tour ; et jamais
peut-être elle ne me parut plus belle. Elle regardait la terre, et ce regard
était ravissant. La tristesse était peinte sur son visage, et cette tristesse
était pleine de grâces. Ses cheveux, ses beaux cheveux, je faillis les lui
arracher ; ses joues délicates, je faillis les meurtrir.
En contemplant sa beauté, mes bras nerveux tombèrent d'eux-mêmes, et ma
maîtresse trouva sa sûreté dans ses armes. Moi, tout à l'heure menaçant je
me jetai suppliant à ses pieds, et la priai de me donner de moins doux baisers,
Elle sourit ; et m'accorda avec amour le baiser le plus tendre, un de ces
baisers qui arracheraient à la main irritée de Jupiter sa foudre étincelante.
Ce qui me tourmente aujourd'hui, c'est la crainte que mon rival n'en ait reçu
d'aussi délicieux ; je ne voudrais pas que les siens eussent été du même
titre.
Ce baiser, cependant, annonçait plus d'art qu'elle n'en doit à mes leçons ;
il me sembla qu'elle avait appris quelque chose de nouveau. Le charme fut trop
puissant, et c'est un triste présage ; c'est pour mon malheur que nos langues,
en se croisant, passèrent mutuellement sur nos lèvres ; et pourtant ce n'est
pas là ma seule peine ; ce ne sont pas seulement ces baisers voluptueux qui
causent mes alarmes, quoique j'aie des raisons pour en concevoir ; mais de
telles leçons ne se donnent qu'au lit, et je ne sais quel maître en a reçu
l'inestimable prix.
L'oiseau imitateur qui
nous vient des Indes où se lève l'Aurore, ce perroquet n'est plus !
Habitants des airs, arrivez en foule à ses funérailles ; venez, pieux oiseaux
; frappez-vous la poitrine de vos ailes, et sillonnez de vos ongles aigus vos
têtes délicates ; à défaut de pleureuses aux cheveux en désordre, arrachez
vos plumes hérissées ; que vos chants funèbres remplacent le clairon aux
lointains échos.
Pourquoi te plaindre, Philomèle, du crime du tyran ismarien ? Les années ont
dû mettre un terme à tes plaintes ; ne gémis plus que sur la fin déplorable
de l'oiseau le plus rare. Le sort d'Iris fut un grand sujet de douleur, mais ce
sujet est déjà bien ancien. Vous tous qui vous balancez noblement dans les
plaines de l’air, et toi surtout, avant les autres, fidèle tourterelle,
partagez notre deuil. Toute sa vie fut digne de la vôtre, et il se montra,
jusqu'au dernier moment, ami fidèle et dévoué. Ce que fut le jeune Phocéen
pour l'argien Oreste, la tourterelle le fut pour toi, ô perroquet ! tant que tu
vécus. Mais que t'a servi cette fidélité ? Que t'a servi l'éclat de ton rare
plumage ? Que t'a servi ta voix, si ingénieuse à imiter la nôtre ? Que t'a
servi d'avoir plu à ma maîtresse, dès que tu lui fus donné ? infortuné ! tu
étais la gloire des oiseaux, et tu n'es plus ! Tu pouvais, par ton plumage,
éclipser la verte émeraude ; le rouge incarnat de ton bec pouvait le disputer
à la pourpre ; nul oiseau sur la terre ne parlait aussi bien que toi, tant tu
mettais d'art à répéter en grasseyant les sons que tu avais entendus !
Un destin jaloux t'a frappé ; tu ne volais point aux combats sanglants ; ta
loquacité ne t'empêchait pas d'aimer les douceurs de la paix ; nous voyons les
cailles toujours en guerre, et, à cause de cela, peut-être, vivre de longues
années. La moindre nourriture te rassasiait, et tu aimais trop à babiller pour
aspirer sans cesse après des aliments. Une noix faisait ton repas ; quelques
pavots t'invitaient au sommeil ; quelques gouttes d'eau étanchaient ta soif.
Longue est la vie du vautour avide, du milan qui décrit de grands cercles au
milieu des airs ; et du geai qui pronostique la pluie. Longue aussi est la vie
de la corneille, odieuse à la belliqueuse Minerve ; à peine doit-elle mourir
au bout de neuf siècles. Et il est mort, cet oiseau qui savait si bien imiter
la voix de l'homme ; ce perroquet, présent qui nous venait des extrémités du
monde ! Presque toujours les mains avares de la mort nous enlèvent d'abord les
plus belles choses, et laissent s'accomplir la destinée des plus mauvaises.
Thersite vit les tristes funérailles de Phylacidès, et Hector était réduit
en cendres, que ses frères vivaient encore.
Pourquoi rappeler les tendres voeux que fit pour toi ma maîtresse alarmée ;
ces voeux qu'emporta au milieu des mers le Notus au front chargé de tempêtes ?
Tu avais atteint le, septième jour qui ne devait point avoir de lendemain ; et
déjà pour toi la Parque avait dévidé tout son fuseau ; ta langue cependant
ne resta pas inactive et glacée à ton palais ; tu t'écrias en mourant :
"Corinne, adieu !"
Dans l'Élysée, sur le penchant d'une colline ; il est une forêt ombragée de
chênes touffus, la terre humide y est tapissée d'un gazon éternel. Ce lieu,
s'il faut en croire la fable, est, dit-on, le séjour des oiseaux dont la vie
s'écoula, dans l'innocence ; les oiseaux de mauvais augure en sont exclus. Là
vivent réunis les cygnes inoffensifs et l'immortel phénix, qui n'a point son
semblable ; la l'oiseau de Junon étale avec orgueil son brillant plumage, et la
caressante colombe se livre aux baisers de son brûlant époux. Reçu au milieu
d'eux, nouvel hôte de ces bocages, notre perroquet attire sur lui, par son
babil, l’attention de ses pieux compagnons.
Un tombeau recouvre ses os, tombeau petit comme son corps ; sur une pierre,
petite aussi, se lit cette refile épitaphe : "On peut juger par ce
monument combien je plus à ma maîtresse ; j'avais, pour lui parler, plus de
talent qu'il n'en est donné aux oiseaux."
Faut-il que je sois en
butte à des accusations toujours nouvelles ? J'ai beau sortir vainqueur de
cette lutte, je suis las de combattre si souvent. Mes yeux se sont-ils portés
sur les gradins élevés de nos théâtres pompeux ? tu choisis entre mille la
femme qui doit fournir un motif à tes plaintes. Qu'une innocente beauté fixe
sur moi des regards muets, tu les accuses d'une secrète intelligence avec les
miens. Que je loue celle-ci, tes ongles s'attaquent impitoyablement à ta
chevelure. Que je blâme celle-là, me voilà coupable, et voulant te donner le
change. Si mon visage est coloré, il trahit ma froideur pour toi ; si je suis
pâle, c'est que je meurs d'amour pour une autre. Certes, je voudrais être
coupaille des fautes que tu me reproches ! On souffre sans se plaindre la peine
qu'on a méritée. Mais toi, tu m'accuses sans motif, et, par ton penchant à
tout croire sans raison, tu détruis toi-même l'effet que pourrait avoir ton
ressentiment. Vois l'animal aux longues oreilles, vois l'âne misérable ;
malgré les coups de fouet qui pleuvent sur lui, il n'en va pas moins lentement.
Voici une nouvelle accusation : Cypassis, ton habile coiffeuse, tu la
soupçonnes d'avoir souillé avec moi le lit de sa maîtresse. Me préservent
les dieux, si l'envie d'être coupable me vient jamais, de l'être avec une
femme d'une condition méprisable ! Quel est l'homme libre qui voudrait s'unir
à une esclave, et presser dans ses bras un corps sillonné de coups de fouet !
Ajoute que c'est elle qui est chargée de mettre la dernière main à ta
coiffure, et que sa rare habileté t'a rendu de précieux services. Et
j'adresserais mes voeux à une fille qui t'est si fidèle ! Qu'y gagnerais-je,
sinon d'éprouver un refus et de t'être dénoncé ? Je le jure par Vénus et
par l'arc du volage Amour, je suis innocent des torts que tu me supposes.
Toi qui es si habile à
donner mille formes à l'édifice d'une chevelure, toi qui mérites de ne
coiffer que des déesses, Cypassis, toi que j'ai connue peu novice dans nos
tendres ébats, toi si ingénieuse à servir ta maîtresse, mais bien plus
ingénieuse encore à me servir, quel indice donc révélé noire amour ?
Comment Corinne a-t-elle soupçonné le secret de nos plaisirs ? Est-ce que j'ai
rougi ? M'est-il échappé un seul mot qui pût trahir nos furtives jouissances
? N'ai-je pas dit au contraire que, pour vouloir les goûter avec une servante,
il fallait avoir perdu son bon sens ?
Le héros de Thessalie a brûlé d'amour pour la belle Briséis, qui n'était
qu'une servante. Elle était esclave, celle qui sut plaire au roi de Mycènes.
Je ne suis pas plus grand que le petit-fils de Tantale, pas plus grand
qu'Achille : ce qui put convenir à des rois serait-il pour moi un sujet de
honte ?
Cependant, lorsqu'elle fixa sur toi ses regards irrités, j'ai vu tes joues se
couvrir de rougeur. Qu'avec plus d'assurance, si tu t'en souviens, je pris à
témoin de ma fidélité la puissante divinité de Vénus ! Je t'en conjure, ô
déesse ! ordonne que ce parjure d'un coeur resté innocent soit emporté sur la
mer Carpathienne, par la tiède haleine du Notus. En faveur de ce service,
accorde-moi, brune Cypassis, la douce faveur de t'embrasser aujourd'hui.
Pourquoi refuser ? Ingrate, pourquoi feindre de nouvelles craintes ? C'est assez
d'avoir bien mérité de l'un de tes maîtres ; si tu me refuses, insensée,
c'est moi qui dévoilerai tout le passé ; oui, je me ferai moi-même le
révélateur de ma faute ; oui, Cypassis, je dirai à ta maîtresse en quel
lieu, combien de fois nous nous sommes rencontrés, et de combien de manières
nous avons varié nos plaisirs.
Cupidon, toi dont la
colère contre moi n'est jamais satisfaite ; enfant, qui ne laisses jouir mon
coeur d'aucun repos ; pourquoi frapper sans cesse un soldat qui n'a jamais
abandonné ta bannière ? Pourquoi tes flèches viennent-elles m'atteindre
jusque dans mon propre camp ? Pourquoi ta torche brûle-t-elle tes amis ?
Pourquoi ton arc les blesse-t-il ? Il y aurait plus de gloire à triompher d'un
rebelle. Quoi ! le héros de lHémonie, après avoir percé son ennemi de sa
lance, ne guérit-il pas avec sa lance la blessure qu'elle avait faite ? Le
chasseur poursuit l'animal qui fuit devant lui ; dès qu'il l’a pris, il
l'abandonne, et c'est contre une nouvelle proie que se dirigent ses coups. Nous
qui sommes tes sujets, nous éprouvons la force de tes armes, et ton bras
engourdi ne sait point frapper l'ennemi qui te résiste ! Que te sert
d'émousser tes traits aigus sur ries os décharnés ? Car c'est là tout ce que
m'a laissé l'Amour. Il est tant de jeunes garçons sans amour ; sans amour tant
de jeunes filles : mets ta gloire à en triompher.
Rome, si elle n'eût déployé ses forces dans la vaste étendue de l’univers,
ne serait encore aujourd'hui qu'un assemblage de chaumières couvertes de
mousse. Le soldat, fatigué de combats, les quitte pour le champ qu'il vient de
recevoir (2). Délivré de sa prison, le coursier va
bondir dans les pâturages ; des ports immenses abritent le vaisseau arraché
aux tempêtes ; le gladiateur, en déposant son glaive, reçoit la baguette qui
met ses jours en sûreté ; pour moi, aussi soldat émérite des drapeaux de ma
maîtresse, le temps du repos était bien arrivé.
Et cependant, si un dieu me disait : "Vis désormais affranchi de l'amour,
" je m'en défendrais, tant l'amour d'une jeune fille est un mal plein de
douceur ! Après que j'en ai épuisé les plaisirs, et senti les feux
s'éteindre dans mon coeur, je ne sais quel vertige s'empare de mon âme
égarée. Comme ce cavalier, retenant en vain les rênes fumantes d'écume, se
voit entraîné vers l’abîme par son coursier infidèle ; comme l’esquif
près de toucher la terre et d'entrer dans le port, est tout à coup rejeté au
large par un coup de vent ; ainsi m'entraîne à son gré le souffle incertain
de Cupidon, et l'Amour aux joues de rose reprend contre moi ses traits
accoutumés. Frappe, enfant, je m'offre à tes coups nu et désarmé. Déploie
tes forces, et fais voir ici ton adresse. C'est là que d'elles-mêmes viennent
s'enfoncer tes flèches, comme si elles en avaient reçu l'ordre : à peine le
carquois leur est-il aussi connu que mon coeur.
Malheur à qui peut reposer pendant une nuit entière, et attacher un grand prix
au sommeil ! Insensé ! qu'est le sommeil, sinon l'image de la froide mort ? Les
destins te réservent un repos assez long.
Je veux, moi, que tantôt ma maîtresse me trompe par de mensongères paroles ;
l'espoir ne saurait m'échapper, et c'est déjà du bonheur. Je veux que sa
bouche tantôt me flatte et tantôt me querelle ; qu'elle se livre souvent à
moi, que souvent elle me repousse. Si Mars est inconstant, c'est grâce à toi,
Cupidon ; oui, c'est à ton exemple que le dieu des combats porte çà et là
ses armes. Tu es volage et beaucoup plus léger que tes ailes ; toujours
incertain, tu donnes et refuses le plaisir au gré de ton caprice. Si pourtant
vous daignez, ta gracieuse mère et toi, exaucer mes prières, règne en maître
sur mon coeur qui ne sera jamais désert ; que sous ton empire viennent se
ranger toutes les belles, foule, hélas, trop volage ; tu seras, à ce prix,
adoré des deux sexes à la fois.
C'est toi, je m'en
souviens, oui, c'est toi, Grécinus, qui niais qu'on pût aimer deux belles à
la fois. Grâce à toi, j'ai succombé ; grâce à toi, j'ai été pris sans
défense. A ma honte, j'aime deux femmes. Belles toutes les deux, toutes les
deux chambrières ; il serait difficile de décider laquelle a le plus de
talent. La première l'emporte en beauté sur la seconde, la seconde sur la
première ; c'est tantôt celle-ci, et tantôt celle-là qui me plaît
davantage. Comme l'esquif battu par des vents opposés, mon coeur flotte partagé
entre ces deux amours. Pourquoi, déesse du mont Éryx, multiplier ainsi mes
éternels tourments ? N'était-ce pas assez des soins que me donnait une seule
maîtresse ? Pourquoi ajouter des feuilles aux arbres, des étoiles au ciel, et
des eaux nouvelles à l'immensité de l'Océan ?
Mieux vaut pourtant ce double amour que de languir sans aimer. A mes ennemis,
une vie sans jouissances ; à mes ennemis, le sommeil sur une couche solitaire,
et le repos dans un lit qui n'est point partagé. Pour moi, je veux que le cruel
Amour m'arrache aux longueurs du sommeil, et que mon corps n'affaisse pas de son
seul poids le duvet de ma couche ; qu'une maîtresse puisse sans obstacle
épuiser mon amour, si une seule peut le faire ; et si ce n'est assez d'une,
qu'elles soient deux. Un corps sec, il est vrai, mais non débile, suffira à
cette tâche ; c'est l'embonpoint, et non la vigueur qui lui manque. D'ailleurs,
la volupté armera mes flancs de forces nouvelles ; jamais, dans cette lutte,
aucune belle ne fut trompée par moi. Souvent, après une nuit de plaisirs, elle
m'a trouvé, le matin, encore dispos et vigoureux athlète. Heureux qui succombe
dans les duels de Vénus !
Fassent les dieux que j'y trouve le trépas ! que le soldat présente sa
poitrine aux traits ennemis ; qu'il achète de son sang un nom immortel ; que
l'avare aille au loin chercher les richesses, et qu'englouti par la mer qu'a
lassée son navire, il en boive les eaux de sa bouche parjure. Pour moi, je veux
vieillir sous la bannière de Vénus ; je veux mourir au milieu de l'action, et
qu'on puisse dire, en pleurant sur mon tombeau : "Il est mort comme il a
vécu."
Dépouille du mont
Pélion, c'est l'Argo qui, le premier, s'ouvrit une fatale route sur les flots
étonnés de la mer ; c'est ce navire audacieux qui, voguant à travers les
écueils semés sur son passage, revint chargé du bélier à la jaune toison.
Plût au ciel que les flots courroucés eussent englouti l'Argo, afin que nul
mortel n'osât tourmenter de sa rame l'étendue des mers !
Voici que, délaissant sa couche accoutumée et ses pénates domestiques,
Corinne va se confier à l'élément trompeur. Hélas ! pourquoi me forcer à
craindre pour toi et Zéphyre et l’Eurus, et le froid Borée et le tiède
Notus ? Tu n’auras sur ta route ni ville ni forêts à admirer ; la vue d'une
mer bleuâtre et perfide, voilà le spectacle qui t'est réservé.
Ce n'est point au milieu de l'Océan qu'on trouve les légers coquillages et les
cailloux aux mille nuances ; on ne les voit que dans les eaux transparentes du
rivage : c'est le rivage seul que doivent fouler les pieds délicats de la
beauté ; là seulement elle est en sûreté ; plus loin commence une route
inconnue. Que d'autres vous racontent la lutte des vents, quelles mers sont
infestées par Charybde et par Scylla, quelles roches dominent les monts
Cérauniens aux sanglants souvenirs, dans quels lieux sont cachés les Syrtes ou
Malée. Que d'autres vous en instruisent ; quels que soient leurs récits,
croyez-les : croire au récit d'une tempête, ce n'est pas l'essuyer.
On est bien longtemps sans revoir la terre, quand, une fois détache du rivage,
le vaisseau vogue à pleines voiles sur l'immensité de la mer. Le navigateur
inquiet redoute les vents conjurés, et voit la mort d'aussi près que les
flots. Que deviendras-tu si Triton soulève les ondes agitées ? Comme tout ton
visage alors sera décoloré ! Invoquant les fils généreux de la féconde
Léda (3), tu t'écrieras : "Heureuse celle que
retient sa terre natale ! " Il y a plus de sûreté dans une couche
moelleuse ; mieux vaut lire quelques livres nouveaux, ou faire résonner sous
ses doigts une lyre de Thrace.
Mais si le souffle des tempêtes doit emporter mes plaintes stériles, que du
moins Galathée veille sur ton vaisseau ! La mort d'une telle beauté serait un
crime pour vous, déesses de la mer, et pour toi, père des Néréides ! Pars,
ô mon amie ! en pensant à moi ; pars pour revenir au premier vent favorable,
et que son haleine plus puissante enfle alors tes voiles. Qu'alors le grand
Nérée incline la mer sur ce rivage, que les vents soufflent du côté de Rome,
que par ici le flux précipite les eaux ; prie toi-même les Zéphyrs d'enfler
tes voiles de tout leur souffle, et que ta main les présente à leur puissante
haleine.
Le premier je découvrirai du rivage ton navire chéri, et je dirai :
"Voici le navire qui ramène mes dieux !" Bientôt, te recevant dans
mes bras, je te ravirai mille baisers précipités : pour fêter ton retour,
tombera la victime dévouée ; j'étendrai, en forme de lit, le sable mouvant du
rivage ; le premier tertre nous servira de table. Là, dans le doux bruit des
coupes, tu commenceras tes longs récits ; tu me peindras ton navire à demi
englouti dans les flots ; tu me diras qu'en revenant vers moi, tu ne craignais
ni la perfide fraîcheur de la nuit, ni les vents déchaînés. La fiction même
deviendra pour moi la vérité. Je croirai tout ; et pourquoi ne croirais-je pas
avec complaisance ce qui est l'objet de tous mes voeux ? Puisse l'étoile du
matin, brillant d'un vif éclat dans l'immensité du ciel, m'amener au plus
tôt, dans sa course rapide, ce jour fortuné !
Palmes triomphales, venez
ceindre mon front ! Je suis vainqueur ! elle repose sur mon sein cette Corinne
qu'un mari, qu'un gardien, qu'une porte massive, que tant d'ennemis
protégeaient contre toute surprise ! S'il est une victoire qui mérite un
triomphe, c'est celle qui, sans avoir coûté de sang, nous a livré notre
conquête. Ce ne sont point d'humbles murailles, ce n'est point une place
entourée d'étroits fossés, c'est le coeur d'une belle dont mon habileté m'a
rendu maître.
Quand Pergame succomba, vaincue après une guerre de dix ans, entre tant
d'assiégeants, quelle part de gloire en revint-il au fils d'Atrée ? Ma gloire,
à moi, est sans partage : nul soldat ne peut y prétendre, nul autre ne peut
faire valoir ses titres. C'est comme capitaine et comme soldat que j'ai vu le
succès couronner mes attaques ; cavalier, fantassin, porte-enseigne, je fus
tout à la fois, et le hasard ne fut pour rien dans ma victoire. A moi donc un
triomphe obtenu par mes seuls efforts !
Je ne serai pas non plus la cause d'une nouvelle guerre. Si la fille de Tyndare
n'eût pas été enlevée, la paix de l'Europe et de l'Asie n'aurait pas été
troublée. C'est une femme qui, au milieu des fumées d'un vin pur, arma
honteusement les uns contre les autres les sauvages Lapithes et la race des
Centaures ; c'est une femme qui, dans ton royaume, juste Latinus, força les
Troyens à recommencer de sanglants combats ; c'est une femme qui, dans les
premiers temps de Rome, contraignit les habitants à se défendre contre leurs
beaux-pères. J'ai vu se battre des taureaux pour une blanche génisse qui,
spectatrice de la lutte, enflammait leur ardeur. Moi aussi je suis un des
nombreux soldats enrôlés sous la bannière de l'Amour ; mais, dans mes mains,
elle est pure de sang.
L'imprudente Corinne, en
cherchant à se débarrasser du fardeau qu'elle porte en son sein, a mis ses
jours en péril. Sans doute elle méritait ma colère, pour s'être, à mon
insu, exposée à un si grand danger ; mais la colère tombe devant la crainte.
Pourtant c'est par moi qu'elle était devenue féconde, ou du moins je le crois
; car j'ai souvent tenu pour certain ce qui n'était que possible.
Isis, toi qui habites Parétonium et les champs fertiles de Canope, et Memphis
et Pharos planté de palmiers, et les plaines où le Nil, abandonnant son vaste
lit, va, par sept embouchures, porter à la mer ses eaux rapides ; je t'en
conjure par ton sistre et par la tête sacrée d'Anubis, (et qu'à ce prix le
pieux Osiris agrée toujours tes sacrifices,) que le serpent assoupi se glisse
lentement autour des offrandes, et qu’au milieu du cortège s'avance Apis aux
cornes dorées. Arrête ici tes regards, et en sauvant ma maîtresse, épargne
deux victimes ; car tous deux nous recevrons la vie, elle de toi, et moi d'elle.
Bien souvent tu l’as vue célébrer les jours qui te sont consacrés, à l’heure
où les prêtres ceignent leur front de lauriers.
Et toi qui as pitié des jeunes épouses dans leur laborieux enfantement, alors
que le fruit caché qui grossit leurs flancs rend leur marche plus lente,
Ilithye, sois-moi propice, et daigne écouter ma prière : elle mérite que tu
la comptes au nombre de tes protégées. Moi-même, revêtu d'une robe blanche,
je ferai fumer l’encens sur tes autels ; moi-même j'irai déposer à tes
pieds les offrandes promises, et j'y graverai celle inscription : "Ovide,
pour le salut de Corinne." Oh ! daigne mériter cette inscription et ces
offrandes !
Et toi, Corinne, si, tout entier à la crainte, il m'est encore permis de te
donner des conseils, après une telle épreuve, garde-toi d'en tenter une
nouvelle.
A quoi sert-il aux belles
de n'avoir point à se mêler flans les combats, et à se couvrir du bouclier ?
Sans aller à la guerre, elles se blessent de leurs propres traits, et arment
contre leurs jours leurs aveugles mains.
Celle qui ta première essaya de repousser de ses flancs le tendre fruit qu'ils
portaient, méritait de périr victime de ses propres armes. Quoi ! de peur que
tes flancs ne soient sillonnés de quelques rides, il faut ravager le triste
champ où tu livras le combat !
Si, aux premiers âges du monde, les mères avaient eu la même coutume, le
genre humain se serait éteint par leur faute, et il eût fallu un autre
Deucalion qui semât de nouveau, dans l’univers dépeuplé, ces pierres
fécondes d'où sortirent nos aïeux.
Qui eût détruit l’empire de Priam, si le sein de Thétis, divinité des
mers, n'eût pas porté son fruit jusqu'au jour fixé par la nature ? Si Ilia
eût étouffé les jumeaux dont elle était grosse, c'en était fait du
fondateur de la ville souveraine ; si Vénus eût fait mourir Énée dans son
sein, la terre était privée des Césars. Toi-même, qui devais naître si
belle, tu aurais péri, si ta mère avait accompli ce que tu viens de tenter. Et
moi, dont la destinée plus heureuse est de mourir d'amour, je n'aurais jamais
existé ; si ma mère m’eût étouffé dans son sein.
Pourquoi dépouiller ta vigne féconde du raisin qui grossit ? Pourquoi, d'une
main cruelle, arracher le fruit encore vert ? Parvenu à sa maturité, il
tombera de lui-même ; une fois né, laisse-le croître : la vie est un prix
assez beau pour un peu de patience.
Pourquoi déchirer vos entrailles avec un fer homicide ? Pourquoi donner le
poison mortel à l'enfant qui n'est pas encore ? On ne pardonne pas à la
marâtre de Colchos d'avoir répandu le sang de ses enfants, et l'on plaint le
sort d'Ithys égorgé par sa mère. Toutes deux furent des mères cruelles ;
mais, guidées par un triste motif, elles se vengeaient d'un époux par le
meurtre de leurs communs enfants. Vous, dites-moi quel Térée, quel Jason vous
pousse à porter dans vos flancs une main sacrilège ?
Jamais on ne vit une telle cruauté chez les tigresses des antres de l'Arménie
; jamais la lionne n'osa faire avorter ses lionceaux. Il était réservé à de
tendres beautés de le faire, mais non impunément : en étouffant son enfant
dans son sein, souvent la mère périt elle-même. Elle périt, on l'emporte
toute-échevelée sur son lit, et chacun s'écrie en la voyant : "Sa mort
est juste."
Mais que ces paroles se perdent clans le vide des airs, et que mes présages
soient sans effet, dieux cléments ! Que la première faute de Corinne reste
impunie, et vous aurez assez fait pour moi ; elle expiera la seconde.
Anneau qui vas entourer le
doigt de ma belle maîtresse, toi qui n'as de prix que par l'amour de celui qui
te donne, va, et sois pour elle un présent agréable ; que, te recevant avec
joie, elle te place aussitôt à son doigt. Sois fait pour elle : comme elle est
faite pour moi ; sois la juste mesure de son doigt, sans le presser trop heureux
anneau, ma maîtresse va te toucher en tous sens ; hélas ! j'envie déjà le
sort de mon présent. Oh ! que ne puis-je, par les enchantements de la
magicienne d'Ea et du vieillard de Carpathos, devenir tout à coup ce que je
donne ! Alors, je voudrais que ma maîtresse touchât à sa gorge, et que sa
main gauche se portât sous sa tunique ; je glisserais de son doigt, si
étroitement serré que j'y fusse, je m'élargirais par enchantement, et j'irais
tomber sur son sein. Moi aussi, quand elle voudrait sceller ses tablettes
mystérieuses, et empêcher la cire de s'attacher à la pierre, je toucherais le
premier les lèvres humides de ma belle maîtresse, pourvu seulement que je ne
servisse jamais à sceller un écrit douloureux pour moi. Si elle me donnait
pour qu'un me plaçât dans l'écrin, je refuserais de quitter son doigt, et je
me rétrécirais pour le serrer plus fortement.
Que jamais, ô ma vie ! je ne devienne pour toi un sujet de honte, ni un fardeau
que refuse ton doigt délicat. Porte-moi, soit que tu plonges tes membres dans
un bain tiède, soit que tu te baignes dans l'eau courante ; peut-être alors
que, devant ta nudité, l'Amour éveillera mes sens, et que, de ton anneau, je
deviendrai ton amant.
Je suis à Sulmone,
troisième canton du territoire des Péligniens. Ce canton est petit ; mais on y
respire un air pur, grâce aux mille ruisseaux qu'on y voit serpenter, quoique
les rayons plus rapprochés du soleil y fendent la terre, quoiqu'on y sente les
ardeurs de la brûlante constellation de la chienne d'Icarius ; les champs
Péligniens sont arrosés par des ondes limpides, et un sol tapissé d'un tendre
gazon y féconde la végétation. Le pays est fertile en blé, plus fertile
encore en raisin ; quelques clos rares y produisent aussi l'amande chère à
Pallas ; les ruisseaux qui courent au milieu des herbes toujours nouvelles,
couvrent cette terre, ainsi rafraîchie, d'un épais tapis de verdure. Mais là
ne se trouve point mon amour. Je me trompe d'un mot : là ne se trouve point
l'objet de mon amour, mon amour seul s'y trouve.
Non, ma place fût-elle entre Castor et Pollux, sans toi je ne voudrais point
habiter le ciel. Que la mort soit cruelle et la terre pesante à ceux qui ont
entrepris de longs voyages pour parcourir l'univers ; ou bien ils devaient
enjoindre aux jeunes beautés de les accompagner, s'il fallait que l'on
sillonnât ainsi la terre de routes sans fin.
Pour moi, dussé-je parcourir en frissonnant les Alpes battues par les vents, ce
voyage pénible me semblerait doux avec ma maîtresse ; avec ma maîtresse
j'oserais affronter les Syrtes de la Lybie, et donner ma voile à conduire au
Notus ennemi. Et vous, monstres qui aboyez dans les flancs de la vierge Scylla ;
et toi, sinueux Malée aux gorges périlleuses, j'oserais vous braver ; et vous
aussi, ondes que vomit et engloutit tour à tour Charybde gorgée de vaisseaux
submergés. Que si Neptune est vaincu par les vents déchaînés, si l'onde
entraîne nos dieux tutélaires, attache à mes épaules tes bras éblouissants
de blancheur ; je porterai facilement un aussi doux fardeau. Souvent, pour aller
voir Héro, son jeune amant avait franchi les flots à la nage ; il n'y eût
point péri si l’obscurité ne lui avait caché sa route.
Hélas ! sans toi j'ai beau parcourir des clamps couverts de riches vignobles,
des plaines partout baignées par des fleuves limpides ; en vain le laboureur
appelle dans ses ruisseaux l'onde obéissante ; en vain un vent frais caresse la
feuille des arbres, je ne crois point habiter le salubre pays des Péligniens ;
je ne m'y crois point dans le domaine de mes pères, dans les lieux qui m'ont vu
naître, mais plutôt dans la Scythie ,
chez les farouches Ciliciens, chez le Breton au visage verdâtre(4), ou bien au
milieu des rochers qu'a rougis le sang de Prométhée.
L'ormeau aime la vigne, la vigne ne quitte point l'ormeau : pourquoi suis-je si
souvent séparé de ma maîtresse ? Tu m'avais promis pourtant d'être ma
fidèle compagne ; tu me l'avais juré et par moi-même et par tes yeux, mes
astres tutélaires. Les promesses de la beauté, plus légères que la feuille
qui tombe, s'envolent toujours au gré des zéphyrs et des eaux.
Si cependant tu es encore sensible à mon délaissement, commence à tenir tes
promesses : hâte-toi de livrer aux coursiers rapides ta litière légère, et
secoue toi-même les rênes sur leur crinière flottante. Et vous, monts
orgueilleux, inclinez-vous sur son passage, et ouvrez-lui un chemin facile au
milieu de vos sinueuses vallées.
S'il est quelqu'un qui
regarde comme une honte d'être l'esclave d'une belle, j'aurai, à son jugement,
à rougir de cette honte-là. Que je sois donc infâme, pourvu que je sois moins
cruellement traité par la déesse qui règne à Paphos et dans file de Cythère
; et plût au ciel que je fusse devenu l'esclave d'une maîtresse sensible,
puisque j'étais né pour être l'esclave d'une belle. La beauté donne de
l'orgueil : la beauté de Corinne la rend intraitable ; hélas ! pourquoi se
connaît-elle si bien ? C'est dans les reflets de son miroir qu'elle puise sa
fierté ; encore ne s'y regarde-t-elle qu'après avoir disposé ses ajustements.
Si ta beauté, trop bien faite pour enchanter mes yeux, t'assure un empire sans
bornes sur tous les coeurs, tu ne dois pourtant pas, en me comparant à toi, me
traiter avec mépris : l'infériorité peut s'unir à la grandeur. La nymphe
Calypso, éprise d'amour pour un mortel, le retint, dit-on, malgré lui, pour en
faire son époux ; une des Néréides, on le sait, eut commerce avec le roi de
Phthie ; Égérie, avec le juste Numa ; Vénus, avec Vulcain, tout sale et tout
boiteux qu'il est quand il quitte son enclume. Ces vers sont de grandeur
inégale, et cependant le vers héroïque se marie très bien avec un vers plus
court.
Toi aussi, ô mon âme ! accueille-moi à quelque condition que ce soit, et que,
du haut de ta couche, il te plaise de me dicter des lois. Jamais tu ne me verras
t'accuser ni me venger de ma disgrâce, et tu n'auras point à désavouer notre
amour. Que mes vers heureux me tiennent lieu, auprès de toi, de grandes
richesses.
Il est bien des belles qui veulent me devoir la célébrité de leur nom ; j'en
sais une qui partout se fait passer pour Corinne. Pour le devenir, que ne
voudrait-elle pas avoir donné ? Mais comme on ne voit point couler dans un
même lit le frais Eurotas et le Pô ombragé de peupliers, de même nulle autre
que toi ne sera chantée dans mes vers : à toi seule il sera donné d’inspirer
mon génie.
ÉLÉGIE XVIII.
Tandis que tu peins dans
tes chants la colère d'Achille, et revêts de leurs premières armes les
princes que lient leurs serments, moi, Macer (5),
je me repose à l'ombre de l'indolente Vénus, et le tendre Amour vient
d'arrêter l'essor audacieux de mon génie. Plus d'une fois j'ai dit à ma
maîtresse : "C’en est assez, retire-toi ; "et je la vis alors
s'asseoir sur mes genoux. Souvent je lui ai dit : "J'en ai de la honte ; et
retenant à peine ses larmes, elle s'écriait aussitôt : "Que je suis
malheureuse ! déjà tu rougis de m'aimer." Alors, jetant ses bras autour
de mon cou, elle me donnait mille baisers, de ces baisers qui font ma perte. Je
suis vaincu ; mon esprit ne songe plus aux combats que j'allais chanter ; mes
exploits domestiques et mes guerres privées, voilà désormais le sujet de mes
chants.
Cependant je m'étais armé du sceptre : mon goût pour la tragédie s'était
accru, et je me sentais propre à fournir cette carrière. L'Amour se prit à
rire, à la vue de mon noble manteau, de mon cothurne peint et du sceptre que
portaient si bien des mains pour lesquelles il n'est pas fait. L'ascendant d'une
maîtresse impérieuse vint encore m'arracher à ce travail, et le poète en
cothurne est vaincu par l'Amour.
Puisque c'est là tout ce qui m'est permis, je professe maintenant l'art du
tendre Amour, et je suis, hélas ! la première victime de mes préceptes. Ou je
retrace une lettre de Pénélope à Ulysse, ou je peins tes larmes de Phyllis
abandonnée. J'écris à Pâris et à Macarée, à l'ingrat Jason, au père
d'Hippolyte, et à Hippolyte lui-même. Je répète les plaintes de
l'infortunée Didon, la main déjà armée de son épée nue, et les regrets de
l'héroïne de Lesbos, armée de la lyre d'Eolie.
Avec quelle vitesse mon ami Sabinus a parcouru le monde, et rapporté de mille
pays divers tes réponses à ces lettres. La chaste Pénélope a reconnu le
sceau d'Ulysse ; la lettre d’Hippolyte a été lue par sa marâtre. Déjà le
pieux Énée a répondu à la malheureuse Elise, et Phyllis a maintenant reçu
une réponse, si toutefois Phyllis vit encore. La lettre fatale de Jason est
parvenue à Hypsipyle, et Sapho, chérie d'Apollon, n'a plus qu'à déposer à
ses pieds la lyre qu'elle lui a consacrée.
Mais toi aussi, Macer, poète inspiré qui chantes les combats sous les tentes
mêmes de Mars, tu as parlé de l'Amour. Je vois Pâris et cette adultère que
sa faute a rendue si célèbre, et Laodamie accompagnant son époux qui n'est
plus. Si je ne me trompe, tu traites ces sujets aussi volontiers que tes
combats, et, de ton camp, tu passes souvent dans le mien.
Insensé, si ce n'est pas
pour toi que tu surveilles ta femme, surveille-la du moins pour moi, afin de me
la taire désirer davantage. Ce qui est permis n'a pour nous aucun prix ; ce qui
ne l'est pas ne fait qu'irriter notre passion. Celui-là possède un courage de
fer qui aime ce qu'un autre lui permet d'aimer ; quant à nous autres amants,
nous devons toujours flotter entre l'espérance et la crainte, et, pour désirer
plus vivement, avoir à essuyer quelques refus.
Que me fait la fortune, si elle ne peut jamais tromper mes espérances ? Je ne
saurais aimer ce qui doit à jamais me préserver des tourments. La rusée
Corinne avait bien vu que c'était là mon faible ; elle savait trop bien par
où l'on peut me prendre. Ah ! combien de fois je l'ai vue, feignant, sans en
souffrir, de violentes douleurs de tête, m'éconduire et me forcer à
m'éloigner à pas lents ! Que de fois elle m'a supposé des torts, et, coupable
elle-même, a-t-elle joué l'innocente ! Après m'avoir ainsi causé bien des
tourments, et ranimé mes feux presqu'éteints, elle redevenait douce et
sensible à mes voeux. Quelles caresses ! quelles douces paroles elle me
prodiguait alors ! des baisers, grands dieux ! de brûlants baisers ! combien
alors ne m'en donnait-elle pas !
Toi aussi, dont la beauté vient charmer mes yeux, aie souvent recours à la
ruse ; sois souvent sourde à mes prières ; laisse-moi souffrir, couché sur le
seuil de ta porte, le froid piquant d'une longue nuit d'hiver : mon amour n'a de
durée, et n'acquiert de force qu'à ce prix ; voilà ce qu'il me faut, voilà
l'aliment qui convient à ma flamme.
De tranquilles et trop faciles amours me deviennent insipides : ils sont pour
mon coeur ce qu'est un mets trop fade. Si une tour d'airain n'eût jamais
renfermé Danaë, Jupiter ne l'eût point rendue mère ; Junon, en taisant
surveiller Io au front ombragé de cornes, lui donna, aux yeux de Jupiter, plus
de grâces qu'elle n'en avait auparavant.
Que celui qui se contente de plaisirs faciles et permis à tous aille cueillir
la feuille sur les arbres, et puiser l'eau dans le milieu du fleuve. Que la
beauté qui veut s'assurer un long empire sache tromper sou amant, Hélas !
pourquoi faut-il que je donne des leçons contre moi-même ? Aime qui voudra une
complaisance sans bornes ; elle m'est à charge. Je fuis ce qui s'attache à mes
pas, et je m'attache aux pas de ce qui me fuit.
Toi donc qui es si tranquille sur la fidélité, ta belle compagne, commence
aujourd'hui à fermer ta maison dès la chute du jour, commence à demander qui
vient tant de fois frapper furtivement au seuil de ta porte ; ce qui fait aboyer
tes chiens, dans le silence de la nuit ; quels sont les billets que porte et
rapporte une adroite servante, et pourquoi ta femme te refuse si souvent la
moitié de sa couche ; laisse enfin les soucis rongeurs pénétrer parfois
jusqu'à la moelle de tes os, et donne-moi sujet d'avoir recours à la ruse.
Celui-là est l'ait pour voler le sable des rivages déserts, qui peut aimer la
femme d'un sot. Et déjà, je t'en préviens, si tu ne commences à surveiller
la tienne, elle ne tardera pas à cesser d'être ma maîtresse. J'ai beaucoup,
j'ai longtemps souffert ; j'espérais qu'un temps viendrait où, gardien plus
vigilant, tu me rendrais aussi plus rusé. Mais tu demeures tranquille, et tu
souffres ce que ne souffrirait aucun mari. Eh bien ! c'est moi qui mettrai fin
à un amour que tu permets.
Malheureux ! je ne me verrai donc jamais interdire l’entrée de ta demeure !
Je n'aurai donc jamais, pendant mes nuits, un bras vengeur à redouter ! Quoi !
je n'aurai rien à craindre ! Je ne pousserai pas un soupir d'effroi dans mon
sommeil ! Quoi ! tu ne feras rien pour que je désire ta mort ! Qu'ai-je besoin
d'un mari complaisant, d'un mari qui prostitue sa femme ? Ta coupable
indifférence empoisonne mes plaisirs ; que n'en cherches-tu un autre qui
s'accommode d'une aussi grande patience ? Si tu veux que je sois ton rival,
défends-moi de l’être.
LIVRE TROISIÈME.
Il est une antique forêt,
restée vierge pendant de longues années ; on croit qu'elle est le sanctuaire
d'une divinité ; au milieu est une source sacrée, que domine une grotte
taillée dans le roc. L'air y retentit du doux murmure des oiseaux. Protégé
par l'ombre épaisse de cette retraite, je m'y promenais un jour, cherchant,
pour ma muse, quelque tâche nouvelle. Je vis venir à moi l'Elégie, la
chevelure parfumée et nouée avec art. L'un de ses pieds, si je ne me trompe,
était plus long que l'autre ; son air était décent, sa tunique des plus
légères, et sa parure celle d'une amante. Le défaut même de ses pieds lui
donnait de la grâce. Je vis, en même temps, s'avancer à grands pas la
Tragédie à l’oeil farouche ; sur son front menaçant flottaient ses cheveux
épars, et son manteau traînait jusqu'à terre. Dans sa main gauche elle
portait avec orgueil le sceptre des rois ; le cothurne lydien était la noble
chaussure de ses pieds. S'adressant à moi la première : "Quelle sera
donc me dit-elle, la fin de tes amours, poète infidèle à mon culte ? Dans les
bachiques banquets, on se raconte tes folies ; on les répète dans chaque
carrefour ; souvent, lorsque tu passes, on te montre au doigt : "le voilà,
dit-on, ce poète que brûle le cruel amour." Tu es, sans t'en douter, la
fable de toute la ville, lorsque tu racontes, d'un front éhonté, tes exploits
amoureux. Arme-toi du thyrse, il en est temps, et prends un plus noble essor.
Assez longtemps tu t'es reposé ; ose entreprendre une tâche plus digne de toi
; le sujet de tes chants fait tort à ton génie. Célèbre la gloire des
héros. C'est à moi, diras-tu, de fournir cette carrière ; ta muse badine a
fait assez de chansons pour les belles ; ta première jeunesse s'est passée
dans ces jeux frivoles. Sois à moi, maintenant ; que je te doive le nom de
tragédie romaine ? Ton génie saura remplir mon attente. "A ces mots, je
la vis se hausser sur son cothurne brodé, et secouer trois ou quatre fois sa
tête ombragée d'une épaisse chevelure. L'Élégie, s'il m'en souvient bien,
se prit à sourire en me regardant de côté. Ou je me trompe, ou sa main
droite tenait une branche de myrrhe. "Orgueilleuse Tragédie, pourquoi,
dit-elle, me poursuivre de tes paroles menaçantes ? Ne peux-tu donc ne pas
m'être sévère ? Cette fois, pourtant, tu m'as attaquée avec des vers
inégaux comme les miens ; tu m'as combattue avec le rythme qui m'appartient.
Lorsque je compare mes chants à tes accents sublimes, ton palais superbe
écrase mon humble demeure. Je suis légère, et je n'ai souci que de Cupidon,
aussi léger que moi. Je ne me crois pas au-dessus de ce qui fait le sujet de
mes chants. Sans moi, la mère du voluptueux Amour n'aurait point de charmes :
compagne de cette déesse, j'en suis souvent la confidente. La porte que ne
forcerait point ton fier cothurne, s'ouvre d'elle-même à ma voix caressante ;
et cependant si mon pouvoir est supérieur au tien, c'est que j'endure
patiemment bien des choses que tu ne pourrais souffrir sans froncer le sourcil.
C'est de moi que Corinne apprit à tromper son gardien ; à forcer la serrure
d'une porte bien fermée ; à s'échapper de son lit, couverte d'une tunique
retroussée, et à s'avancer, d'un pas sourd, dans les ténèbres de la nuit.
Que de fois me suis-je vue suspendue à une porte insensible, me souciant peu
d'être vue par les passants ! Ce n'est pas tout : je me souviens que la
servante de Corinne me tint cachée dans son sein jusqu'à ce que le gardien
sévère de sa maîtresse se fût éloigné. Que dis-je ? ne fus-je pas le don
qui fêta l'anniversaire de sa naissance ? et sa main cruelle ne jeta-t-elle pas
dans l'eau mes lambeaux épars ? C'est moi qui, la première, ai fait germer en
toi l'heureux talent des vers. Ce qu'attend de toi ma rivale, c'est de moi que
tu l'as reçu.
Elles avaient cessé de parler : "C'est par vous-mêmes, leur dis-je, que
je vous en conjure ; daignez prêter l'oreille à ma voix suppliante ; l'une
m'offre le sceptre et le noble cothurne ; et déjà de sublimes accents sortent
de ma bouche à peine entrouverte ; l'autre donne à mes amours un renom qui ne
mourra point. Sois-moi donc propice ; laisse-moi au grand vers marier un plus
court ; noble Tragédie, accorde au poète quelque délai ; les oeuvres exigent
de longues veilles, et celles de ta rivale à peine quelques instants."
Elle ne fut point sourde à ma prière ; que les tendres amants se hâtent de
mettre à profit ce délai ; j'ai derrière moi une oeuvre plus grande qui me
réclame.
Si je m'assieds ici, ce
n'est point que je m'intéresse à des coursiers déjà célèbres ; et
cependant mes voeux n'en sont pas moins pour celui que tu favorises. Je suis
venu pour te parler, pour être assis à tes côtés, pour te faire connaître
tout l'amour que tu m'inspires. La course attire tes regards, c'est toi qui
attires les miens : jouissons l'un et l'autre du spectacle qui nous plaît, et
que nos yeux, à l'un et à l'autre, s'en repaissent à loisir. O heureux ! quel
qu'il soit, le coureur que tu favorises ; car il a le bonheur de t'intéresser.
Qu'un pareil bonheur m'arrive, et l'on me verra, m'élançant des barrières
sacrées, m'abandonner, plein d'une noble ardeur, au vol de mes coursiers. Je
saurais, ici, leur lâcher les rênes ; là, sillonner leurs flancs de coups de
fouet ; plus loin, faire raser à ma roue la borne qu'elle doit tourner. Mais
si, dans ma course, je venais à t'apercevoir, je la ralentirais, et les rênes
abandonnées me tomberaient des mains. Ah ! qu'il s'en fallut peu que Pélops ne
pérît sous la lance du roi de Pise, pendant qu'il te contemplait, belle
Hippodamie ! Et pourtant il dut sa victoire aux voeux de sa maîtresse. Puissent
ainsi tous les amants devoir leur triomphe aux voeux de leurs belles !
Pourquoi cherches-tu vainement à t'éloigner de moi ! Le même gradin nous
retient l'un auprès de l'autre ; et je profite des lois protectrices que l'on a
faites sur le cirque. Mais vous qui êtes assis à la droite de ma belle, prenez
garde, vous la gênez en vous pressant sur elle. Et vous qui avez pris place
derrière nous, de grâce, avancez un peu moins vos jambes ; faites preuve de
complaisance ; et craignez que votre dur genou ne meurtrisse ses épaules.
Mais toi, mon amie, les plis flottants de ta robe traînent à terre ;
relève-la, ou ma main empressée va le faire. Je t'en voulais, robe pudique, de
dérober à mes yeux une aussi jolie jambe ; tu pouvais la voir, et tu me
rendais jaloux. Telles étaient les jambes de la légère Atalante, que Milanion
aurait voulu toucher de ses mains. Telles on représente celles de Diane, quand,
sa tunique relevée, elles poursuit les bêtes fauves, moins intrépides
qu'elle. J'ai brûlé pour ces jambes que je n'ai pu voir ; que vais-je devenir
à la vue des tiennes ? C'est ajouter la flamme à la flamme et des flots à la
mer. Je juge, par ce que j'ai vu, de ce que peuvent être les autres appas si
bien cachés sous ta robe transparente.
Veux-tu, en attendant, qu'un souffle caressant vienne te rafraîchir, que cette
tablette, agitée par ma main, en fasse l'office ; à moins que ce ne soit le
feu de mon amour plutôt que la chaleur de l'air qui t'échauffe, et qu’un
tendre amour ne brûle aussi ta poitrine embrasée. Pendant que je te parle, une
noire poussière a terni l'éclat de ta robe blanche ; fuis, poussière impure,
de dessus ces épaules de neige. Mais voici le cortège : faites silence et
soyez attentifs ; c'est l'heure d'applaudir : voici le brillant cortège.
Au premier rang apparaît la victoire, les ailes déployées. O déesse !
sois-moi favorable, et fais triompher mon amour. Applaudissez à Neptune, vous
qui avez trop de confiance dans ses ondes. Pour moi, je n'ai rien de commun avec
la mer, et je n'aime que la terre que j'habite. Toi, soldat, applaudis à Mars,
ton dieu ; moi je hais les armes, je n'aime que la paix et l'Amour, faible
enfant que protège la paix. Que Phébus soit propice aux augures ; que Phébé
le soit aux chasseurs ; et toi, Minerve, reçois l'hommage de tous les enfants
des arts. Debout, laboureurs ! Saluez Cérès et le tendre Bacchus. Lutteurs,
rendez-vous Pollux favorable ; que Castor écoute les voeux du cavalier. Nous,
c'est à toi, belle Vénus, à toi et aux Amours armés de flèches, que nous
applaudissons. Seconde mes efforts, tendre déesse, donne à mon amante une âme
nouvelle et qu'elle se laisse aimer. Vénus m'a exaucé et m'a fait un signe
favorable. Ce que la déesse m'a promis, promets-le, je t'en conjure, promets-le
aussi. Que Vénus me pardonne ; mais dans mon coeur tu l'emporteras sur elle :
oui, je le jure, et j'en prends à témoin les dieux qui brillent dans ce
cortège, tu seras à jamais ma maîtresse adorée. Mais tes jambes sont sans
appui ; tu peux, si tu le veux, placer sur ces barreaux la pointe de tes pieds.
Déjà la carrière est libre et les grands jeux vont commencer : le préteur
vient de donner le signal, et les quadriges se sont élancés à la fois de la
barrière. Je vois à qui tu t'intéresses ; quel que soit celui-là, il est
sûr de vaincre. Ses coursiers semblent eux-mêmes deviner ton désir. Hélas !
autour de la borne il décrit un vaste cercle ! malheureux, que fais-tu là? ton
rival l'a rasée de plus près, et va toucher au but. Malheureux, que fais-tu ?
tu rends inutiles les voeux d'une belle ; de grâce, serre plus fortement la
rêne gauche. Nous nous nous intéressions à un maladroit ; Romains,
rappelez-le, et que vos toges, de toutes parts agitées, en donnent le signal.
Voici qu'on le rappelle : mais, de peur que le mouvement des toges ne dérange
ta chevelure, tu peux chercher un refuge sous les pans de la mienne.
Déjà la lice s'ouvre de nouveau, la barrière est levée, et les rivaux,
distingués par les couleurs qu'ils portent, lancent leurs coursiers dans
l'arène. Cette fois au moins, sois vainqueur, et vole à travers l'espace libre
devant toi. Fais que mes voeux, que les voeux de ma maîtresse soient accomplis.
Ils sont remplis, les voeux de ma maîtresse, et les miens ne le sont pas
encore. Le vainqueur tient la palme ; il me reste à gagner la mienne. . Mais
elle a souri, et son oeil étincelant a promis quelque chose. C'est assez pour
le moment, ailleurs tu m'accorderas le reste.
Croirai-je encore qu'il
est des dieux ? Elle a trahi la foi jurée, et sa beauté, sa beauté
d'autrefois lui est restée. Aussi longue qu'était sa chevelure avant ses
serments aux dieux, aussi longue elle est aujourd'hui après son parjure. Les
roses se mêlaient naguère à la blancheur de son visage ; les roses se mêlent
encore à la blancheur dont il brille. Elle avait un petit pied ; son pied est
encore ce qu'il y a de plus mignon ; elle était grande et gracieuse ; elle est
encore grande ; ses yeux, qui étaient si étincelants, brillent encore comme
deux astres : la perfide ! c'est avec ces yeux-là qu'elle m'a trompé si
souvent.
Ainsi les dieux permettront toujours le parjure aux belles, et la beauté est
elle-même une divinité. Dernièrement, je m'en souviens, elle jurait par ses
yeux et par les miens, et les miens ont versé des pleurs. Dieux, répondez : si
elle a pu vous abuser impunément, pourquoi faut-il que j'expie le crime d'une
autre ? Mais vous n’avez pas craint de condamner à la mort la fille de
Céphée, pour la punir de l'orgueil de sa mère. Ce n'est point assez que j'aie
trouvé en vous des témoins sans puissance, et qu'elle se rie impunément et de
vous et de moi ; devrai-je encore porter la peine de son parjure et être à la
fois dupe et victime de sa perfidie ?
Ou la divinité n'est qu'un vain nom, une chimère imaginée pour épouvanter la
sotte crédulité des peuples ; ou, s'il est un dieu, il est l'esclave de la
beauté, et lui accorde le privilège de tout oser contre nous seuls. Mais il
est armé d'un glaive meurtrier contre nous ; contre nous seuls se dirige la
lance redoutable de Pallas ; contre nous seuls est courbé l'arc flexible
d'Apollon ; contre nous seuls gronde la foudre dans la main puissante de
Jupiter. Les dieux n'osent punir les outrages qu'ils reçoivent des belles, et
n'ayant su s'en faire craindre, ce sont eux qui les craignent. Et qui voudrait
encore faire fumer sur leurs autels un encens pur ? Il appartient à des hommes
de montrer plus de coeur.
Jupiter lance sa foudre sur les bois sacrés et sur les citadelles, et il
défend à son tonnerre d'atteindre les femmes parjures. Parmi tant de
coupables, la malheureuse Sémélé est seule brûlée par la foudre, et c'est
à sa complaisance qu'elle dut son supplice. Si elle s'était soustraite aux
visites de son amant, le père de Bacchus n'eût point été chargé du fardeau
que devait porter sa mère.
Mais pourquoi adresser au ciel entier ces plaintes et ces reproches ? Les dieux
ont des yeux comme nous, comme nous les dieux ont un coeur. Moi-même, si
j'étais un dieu, je ne me croirais pas offensé si une femme trompait ma
divinité par ses mensonges. J'attesterais par un serment la vérité des
serments d'une belle, et je ne voudrais point passer pour un dieu farouche.
Toi, cependant, jeune beauté, mets leur clémence moins souvent à l'épreuve ;
ou du moins, prends pitié de mes yeux.
Époux intraitable, tu as
attaché un gardien aux pas de ta jeune compagne : soins inutiles ! Le plus sûr
gardien, c'est sa vertu ; être chaste par crainte, ce n'est pas l'être, et
celle que l'on contraint d'être fidèle ne l'est déjà plus. Grâce à ton
active surveillance, son corps a pu rester intact ; son coeur est adultère. On
ne saurait garder une âme malgré elle, car les verrous n'y peuvent rien.
Fussent-ils tous fermés, l’adultère pénétrera chez toi : qui peut être
coupable impunément, l'est moins souvent : le pouvoir de mal faire en rend le
désir plus languissant. Cesse, crois-moi, de pousser au vice en le défendant ;
tu en triompheras plus sûrement en usant de complaisance.
Je vis naguère un cheval indocile ; sa bouche ardente avait repoussé le frein
; il volait comme la foudre ; il s'arrêta tout à coup dès qu'il sentit les
rênes flotter mollement sur son épaisse crinière. Nous convoitons toujours ce
qui nous est défendu, et désirons ce qu'on nous refuse. Ainsi le malade aspire
après l'eau qui lui est interdite ; Argus avait cent yeux à la tête et au
front, et combien de fois le seul Amour ne le trompa-t-il point ! La pierre et
l'airain rendaient impérissable la tour où Danaë fut enfermée vierge, et
elle y devint mère ; Pénélope, sans être gardée, resta pure au milieu de
tous ses jeunes adorateurs.
Ce qu'on veut nous soustraire excite bien plus nos désirs, et la surveillance
ne fait qu'appeler le voleur : peu de gens aiment les plaisirs permis. Ce n'est
point la beauté de ton épouse, c'est ton amour pour elle qui la fait
rechercher ; on lui suppose je ne sais quels charmes qui te captivent. Qu'une
femme gardée par son mari ne soit point vertueuse ? qu'elle soit adultère,
elle est aimée. La crainte même est un aiguillon plus puissant que sa beauté.
Que tu t'en indignes ou non, je n'aime que les plaisirs défendus ; celle-là
seule me plaît qui peut dire : "J'ai peur." Et cependant il n'est pas
permis de garder comme une esclave une femme née libre ; n'usons de cette
tyrannie qu'envers les femmes des nations étrangères. Tu veux sans doute que
son gardien puisse te dire : "On me le doit." Eh bien ! si ton épouse
est chaste, que le mérite en soit à ton esclave. C'est n'être qu'un sot que
de s'offenser de l'adultère de sa femme : c'est ne pas connaître assez les
moeurs de la ville où ne sont pas nés sans crime Romulus et Rémus, ces deux
fils de Mars et d'Ilia. Pourquoi l'avoir choisie belle, si tu la voulais
vertueuse ? Ces deux avantages ne peuvent se trouver réunis.
Si tu m'en crois, aie un peu d'indulgence pour elle, quitte cet air sévère, et
ne défends pas tes droits en rigide époux. Fais bon accueil aux amis que te
donnera ton épouse, et elle t'en donnera beaucoup ; c’est ainsi qu'on obtient
sans peine un grand crédit. A ce prix, tu auras ta place marquée aux festins
d'une joyeuse jeunesse, et ta maison se remplira d'objets qui ne t'auront rien
coûté.
C'était la nuit, et le
sommeil avait clos mes yeux fatigués, quand cette vision vint porter la terreur
dans mon âme. Sur une colline exposée au midi s'étendait un bois de chênes
touffus, dont les branches servaient de refuge à des milliers d'oiseaux ;
au-dessous se déployait une plaine tapissée du plus vert gazon, et arrosée
par un filet d'eau qui y coulait avec un doux murmure. Je cherchais, à l'ombre
des arbres, un abri contre la chaleur ; mais, jusque sous l'ombre des arbres, la
chaleur me poursuivait. Voici que, broutant le gazon semé de mille fleurs
diverses, une blanche génisse s'offrit à mes regards ; elle était plus
blanche que la neige nouvellement tombée, et qui n'a pas encore eu le temps de
se transformer en eau limpide ; plus blanche que l'écume frémissante du lait
qu'on vient de ravir à la brebis. Un taureau, son heureux époux,
l'accompagnait ; il se coucha sur la verdure, à ses côtés. Ainsi étendu, il
rumine lentement l’herbe tendre, et se repaît une seconde fois de sa
première nourriture. Bientôt, le sommeil lui ôtant ses forces, je le vis
pencher vers la terre sa tête armée de cornes ; une corneille, qui avait
rapidement fendu les airs, vint aussitôt s'abattre eu croassant sur le vert
gazon ; trois fois elle enfonça son bec impatient dans le poitrail de la
blanche génisse, et en arracha comme des flocons de neige. La génisse, après
avoir hésité longtemps, quitta la prairie et le taureau ; mais, sur sa blanche
poitrine, on voyait une tache noire. Dès qu'elle vit d'autres taureaux qui
paissaient au loin dans de gras pâturages (loin de là, en effet, d'autres
taureaux paissaient l'herbe tendre), elle courut se mêler à leurs troupeaux,
et prendre sa part des richesses d'un sol plus fertile.
"O toi, qui que tu sois, interprète des rêves de la nuit, si celui-là
cache quelque chose de vrai, dis-moi ce qu'il signifie." Quand j'eus ainsi
parlé, l'interprète des rêves de la nuit, réfléchissant longuement à ma
vision, me répondit : "La chaleur dont tu cherchais à te garantir à l’ombre
du feuillage, mais sans pouvoir y parvenir, c'est le feu de l'amour ; la
génisse, c'est ta maîtresse ; blanche comme la génisse est ta maîtresse ;
toi, tu es le taureau qui suivait sa compagne ; la corneille, de son bec aigu,
déchirant le poitrail de la génisse, c'est une vieille débauchée qui
cherchera à corrompre le coeur de ton amante. La longue résistance de la
génisse, qui finit par abandonner son taureau, c'est le refroidissement de ta
maîtresse, qui te laissera sans elle dans ta couche solitaire ; ces traces
livides, ces taches noires qui souillent la poitrine de la génisse, c'est la
marque de l’adultère qui flétrit le coeur de ta belle."
A ces paroles de l'interprète, mon sang s'était retiré de mon visage glacé,
et une nuit profonde régna autour de moi.
Fleuve aux rives
limoneuses et couvertes de roseaux, je vole près de ma maîtresse ; suspens un
moment ton cours ; tu n'as ni pont ni barque qui, sans rameur, me conduise à
l'autre bord, à l'aide seulement d'un câble. Naguère tu étais petit, je me
le rappelle ; je n'ai point craint de te traverser, et la surface de tes eaux
touchait à peine à mes talons ; aujourd'hui, grossi par la fonte des neiges de
la montagne voisine, tu te précipites avec furie, et, dans un lit bourbeux, tu
roules des eaux profondes. Que me sert de m'être tant pressé, de n'avoir pris
aucun repos, de m'être fatigué la nuit et le jour, s'il faut, que je m'arrête
ici et s'il ne m'est pas donné de toucher du pied la rive opposée ? Que
n'ai-je les ailes du héros, fils de Danaé, alors qu'il emportait cette tête
formidable, à la chevelure hérissée de couleuvres ? Que n'ai-je le char d'où
tomba le premier germe de Cérès, confié à la terre vierge encore ? Mais ces
prodiges n'ont pas une autre source que l'imagination des anciens poètes ; ils
n'ont jamais existé, ils n'existeront jamais. Mais toi, fleuve débordé (et
puisses-tu, à ce prix, couler éternellement), reprends tes premières limites
; crois-moi, tu ne pourras porter le poids de la haine publique, si l'on apprend
que tu as arrêté les pas d'un amant. Les fleuves devraient nous seconder dans
nos jeunes amours, car eux-mêmes ils ont éprouvé ce que c'est que l'amour. Le
pâle Inachus fut, dit-on, épris des charmes de Mélie, nymphe de Bithynie, et
brûla pour elle jusque dans son lit glacé. Troie n'avait pas encore succombé
après deux lustres de combats, ô Xanthe ! lorsque Nééra captiva tes regards.
Qui fit parcourir à Alphée tant de contrées diverses, si ce n'est son violent
amour pour une vierge d'Arcadie ? Et toi, Pénée, lorsque Créuse était
promise à Xanthe, tu l'as, dit-on, cachée dans les champs de la Phthiotide.
Parlerai-je d'Asope, que subjugua la fière Thébé, Thébé qui devait donner
le jour à cinq filles ? Si je te demande, Achéloüs, ce que sont devenues tes
cornes, tu accuseras Hercule, dont la main furieuse les a brisées ; ce qu'il
n'eût point fait pour Calydon, pour l’Étolie entière, il le fit pour la
seule Déjanire.
Le Nil, ce fleuve fertile qui, coulant par sept embouchures, sut toujours si
bien cacher la source de ses eaux fécondes, ne put, dit-on, éteindre, dans ses
profonds abîmes, le feu qui le brûlait pour Evadné, fille d'Asope. Pour
pouvoir embrasser dans son lit desséché la fille de Salmonée, Énipée
ordonna à ses eaux de se retirer ; et, à son ordre, les eaux se retirèrent.
Je ne t'oublierai pas non plus, toi qui, fuyant au milieu des rochers creusés
par ton onde, arroses en frémissant la campagne de l'argienne Tibur ; ni toi à
qui plut Élia, toute négligée que fût sa parure, et quoique ses ongles n’eussent
épargné ni sa chevelure ni son visage. Pleurant sur le crime de son oncle et
sur l'attentat de Mars, elle errait, pieds nus, dans les endroits solitaires ;
le fleuve généreux l'aperçut, du sein de ses flots rapides : élevant alors
sa tête au-dessus de son lit, il fit entendre sa voix sonore : "Pourquoi,
lui dit-il, errer sur mes rives d'un air inquiet, belle Ilia, fille de l’Idéen
Laomédon ? Qu'as-tu fait de ta parure ? Pourquoi courir ainsi abandonnée ?
Pourquoi la blanche bandelette ne retient-elle pas les tresses de ta chevelure ?
Pourquoi pleurer et flétrir par des larmes tes paupières humides ? Pourquoi ta
main insensée meurtrit-elle ainsi ton sein nu ? Il faut avoir un coeur de roche
ou de bronze pour voir, sans en être touché, des pleurs couler sur un beau
visage. Ilia, rassure-toi : mon palais te sera ouvert, les Fleuves formeront ta
cour ; Ilia, rassure-toi, cent Nymphes, et plus encore, obéiront à tes lois ;
car cent Nymphes, et plus encore, habitent au fond de mes eaux. Fille du sang
troyen, ne me dédaigne pas ! voilà tout ce que je te demande ; mes présents
surpasseront mes promesses."
Il avait dit ; et, les yeux modestement baissés vers la terre, la plaintive
Ilia laissait tomber sur son sein la tiède rosée de ses pleurs. Trois fois
elle essaya de fuir, trois fois l'onde profonde la vit enchaînée sur ses
bords. La crainte lui ôtait la force de courir ; elle porta enfin sur ses
cheveux une main ennemie, et de sa bouche tremblante sortirent ces plaintes
amères : "Plût aux dieux que, vierge encore, ma cendre eût été
recueillie et renfermée dans le tombeau de mes pères ! Pourquoi m'offrir les
torches de l'hymen, à moi, hier vestale, aujourd'hui dégradée et indigne de
veiller au feu sacré d'Ilion ? Qu'attendre encore ? Déjà le doigt du passant
me montre comme une adultère. Périsse avec moi cette honte trop légitime qui
me couvre le front !"
Elle dit ; et, cachant sous sa robe ses yeux gonflés de larmes, elle
s'abandonne au courant de l'onde rapide. Le Fleuve porta, dit-on, pour la
soutenir, sa main lascive sous sa poitrine, et l'admit dans son lit à titre
d'épouse.
Toi aussi, tu as sans doute brûlé pour quelque belle ; mais les bois et les
forêts tiennent vos crimes cachés. Pendant que je parle, tes flots vont
toujours grossissant, et ton lit n'est déjà plus assez profond pour les
contenir. Qu'ai-je à démêler avec toi, fleuve furieux ? Pourquoi différer
les plaisirs de deux amants ? Pourquoi interrompre aussi brutalement ma course ?
Si au moins, fleuve orgueilleux, tu ne devais qu'à toi les eaux que tu roules ;
si tu pouvais justement vanter ton nom connu de l'univers. Mais un nom, tu n'en
as point ; tes eaux, tu les dois à des ruisseaux bientôt desséchés. Tu n'as
jamais eu ni source ni demeure certaine ; ta source, ce sont les pluies et les
neiges fondues, que l'hiver paresseux t'envoie pour toute richesse ; ou tu ne
roules, dans la saison des frimas, que des ondes limoneuses, ou, pendant
l'été, tu effleures à peine le sable aride. Quel voyageur, alors altéré, a
jamais pu y trouver assez d'eau pour étancher sa soif ? Qui a jamais pu s'écrier, dans sa reconnaissance : "Puisse ton cours être éternel !"
Ton cours, il est funeste aux troupeaux, plus funeste encore aux plaines.
D'autres, peut-être, seront sensibles à tes maux ; moi, je ne le suis qu'aux
miens. Insensé que je suis, je lui racontais les amours des fleuves ! Je rougis
maintenant d'avoir prononcé devant toi des noms si grands, si au-dessus du
tien. Comment, en le regardant, ai-je pu vous nommer, ô nobles fleuves, Achéloüs, Inachus et toi, Nil puissant ? Va, torrent bourbeux, tu le mérites
bien, puisses-tu ne jamais voir qu'un soleil brûlant ou des hivers sans pluies
!
Mais elle n'a donc, cette
jeune fille, ni beauté ni grâce ? mais elle ne fut donc pas assez longtemps l’objet
de mes voeux ? Je l'ai tenue dans mes bras, et je suis resté impuissant ; honte
à moi ! qui ne fus qu'une masse inerte sur son lit paresseux. Pleins des
désirs qui l'enflammaient elle-même, je n'ai pu réveiller chez moi l'organe
du plaisir, hélas ! épuisé. Elle eut beau passer autour de mon cou ses bras
d'ivoire, plus blancs que la neige de Sithonie ; elle eut beau, de sa langue
voluptueuse, prodiguer des baisers à la mienne, glisser sous ma cuisse sa
cuisse lascive, me donner les noms les plus tendres, m'appeler son vainqueur, me
dire tout ce qui peut exciter la passion ; mes membres engourdis, comme s'ils
eussent été frottés de la froide ciguë, ne me rendirent aucun office. Je
suis demeuré comme un tronc sans vigueur, comme une statue, comme une masse
inutile, et je pouvais douter si j'étais un corps ou bien une ombre.
Quelle sera donc ma vieillesse, si j'y parviens jamais, quand ma jeunesse me
fait ainsi défaut ? Hélas ! je rougis de mon âge ! Je suis jeune, je suis
homme, et ma maîtresse n'a trouvé en moi ni la jeunesse ni la virilité !
Telle sort de la couche la pieuse prêtresse, pour aller veiller à la garde du
feu éternel ; telle une chaste soeur quitte un frère bien aimé : naguère
pourtant j'acquittai deux fois ma dette avec la blonde Chië, trois fois avec la
blanche Pitho, trois fois avec Libas ; et, pressé par Corinne, j'ai pu, je m'en
souviens, soutenir neuf fois l'assaut dans une courte nuit.
Est-ce la vertu d'un poison thessalien qui tient aujourd'hui mes membres engourdis
? Dois-je à un enchantement, à une herbe vénéneuse mon triste état ?
Quelque sorcière a-t-elle écrit contre moi, sur la cire de Phénicie, de
redoutables noms ; ou bien m'a-t-elle enfoncé dans le foie ses aiguilles
acérées ? Les trésors de Cérès, frappés par un enchantement, ne sont
bientôt plus qu'une herbe stérile : soumises à un enchantement, les eaux d'une
fontaine se tarissent ; alors, on voit aussi le gland se détacher du chêne, la
grappe tomber de la vigne, et les fruits s'échapper de l'arbre, sans qu'il soit
agité ; qui empêche que la magie ne puisse aussi engourdir le corps ?
Peut-être a-t-elle ôté au mien sa sensibilité ? A cela joignez la honte ;
oui, la honte me devint aussi fatale, et elle fut la seconde cause de mon
impuissance.
Qu'elle était belle, quand je la vis ; quand je la touchai, qu'elle était
belle ! La tunique qui la couvre ne la touche pas de plus près. Le roi de
Pylos, à ce doux contact, aurait pu rajeunir, et Tithon se serait senti des
forces au-dessus de son âge. En elle je trouvai une maîtresse ; mais en moi
elle ne trouva point un homme ! Quelles prières, quels voeux nouveaux ferai-je
aujourd'hui ? Sans doute après le honteux usage que j'en ai fait, les dieux se
sont repentis de m'avoir accordé le présent que je tenais d'eux.
Je brûlais d'être accueilli par ma maîtresse ; elle m'a accueilli ; de lui
donner des baisers ; je lui en ai donné ; d'obtenir toutes ses faveurs ; je les
ai obtenues. A quoi m'a servi d'être si heureux, d'être roi sans régner ?
Avare, je n'ai fait que posséder tant de richesses. Ainsi, l'indiscret Tantale
a soif au milieu des ondes ; ainsi, il voit autour de lui des fruits auxquels il
ne peut toucher ; ainsi, l'époux s'éloigne le matin de sa jeune épouse, pour
s'approcher saintement de l'autel des dieux.
Mais peut-être ne m'a-t-elle pas donné ses baisers les plus doux et les plus
brillants ; peut-être n'a-t-elle point mis tout en oeuvre pour me stimuler. Le
chêne le plus ferme, le diamant le plus dur, les rochers insensibles, elle les
eût animés par ses caresses. Elle eût pu émouvoir tout être doué de la
vie, tout ce qui est homme ; mais alors je n'étais ni un être vivant ni un
homme. Quel plaisir feraient à un sourd les chants de Phémius ? Quel plaisir
un tableau ferait-il au malheureux Tamyras ?
Quelles joies cependant ne m'étais-je pas secrètement promises ? Quelle
variété de jouissances n'avais-je pas d'avancé imaginées ! et mes membres,
ô honte ! sont restés comme morts, plus languissants que la rose qui fut
cueillie la veille ! Maintenant qu'il n'est plus temps, les voilà qui se
raidissent et qui reviennent à la vie ; les voilà qui redemandent à agir, et
à reprendre leur service. Que ne restes-tu plutôt engourdie de honte,
misérable partie de moi-même ? C'est ainsi que je me suis laissé prendre à
tes promesses. Tu as trompé ma maîtresse ; par toi je me suis trouvé en
défaut ; par toi, j'ai éprouvé, avec le plus grave dommage, le plus sensible
affront ; et cependant ma belle ne dédaigna pas de l'aiguillonner avec sa main
délicate ; mais voyant que tout son art ne pouvait me tirer de ma langueur, et
qu'oubliant sa fierté, cet organe retombait sur lui-même : "Pourquoi se
jouer de moi, s'écria-t-elle ? qui te forçait, pauvre insensé, à venir
malgré toi t'étendre sur ma couche ? Ou bien une magicienne d'Ea t'a
ensorcelé, en te traversant de sa laine, ou tu sors épuisé des bras d'une
autre" Aussitôt, elle s'élança de son lit, couverte de sa tunique
légère, et ne craignit pas de s'enfuir nu-pieds ; et pour que ses femmes ne
pussent croire qu'elle sortait intacte de mes bras, elle prit de l'eau, et cacha
ainsi cet affront.
Et qui croira maintenant
à l'existence des beaux-arts ? Qui croira que de tendres vers ont quelque
mérite ! Le génie autrefois était plus précieux que l’or. C'est être plus
que barbare aujourd'hui que de ne rien avoir. Mes vers ont eu le bonheur de
plaire à ma maîtresse. Ils ont pénétré auprès d'elle, et moi je ne le
puis. Elle m'a bien loué, et quand elle m'eut loué, elle m'a fermé sa porte.
Malgré mon esprit, j'erre honteusement à l'aventure. C'est un nouvel enrichi
qu'on me préfère, un chevalier gorgé de sang, et qui doit sa fortune à ses
blessures.
Peux-tu bien, insensée, l'entourer de tes beaux bras ? Peux-tu bien, insensée,
te jeter dans les siens ? Si tu l'ignores, sa tête avait un casque pour
coiffure ; son corps, qui t'appartient, était ceint d'une épée ; sa main
gauche, à laquelle sied mal cet anneau d'or, a manié un bouclier. Touche sa
main droite, elle s'est baignée dans le sang ; cette main homicide, peux-tu
bien la toucher ? Qu'as-tu fait de ce coeur si tendre ? Regarde ces cicatrices,
traces de ses anciens combats. Tout ce qu'il possède, c'est son sang qui l'a
payé. Il te racontera peut-être combien de fois il est devenu meurtrier ; et
tu oses, maîtresse avare, toucher de pareilles mains ! et moi, prêtre innocent
des Muses et d'Apollon, j'adresse des vers inutiles à ta porte insensible !
Apprenez, vous qui êtes sages, non point l'art qui ne nous sert plus, mais à
suivre la carrière des combats et les camps tumultueux. Au lieu de composer de
bons vers, soyez primipile, ce n'est qu'avec ce titre, Homère, que tu pourrais
obtenir les faveurs de la beauté. Jupiter, qui savait qu'il n'est point de
puissance au-dessus de l'or, fut lui-même le prix d'une vierge séduite. Tant
qu'il ne donna rien, il trouva un père inflexible, une fille intraitable, une
tour d'airain ; mais aussitôt que, mieux avisé, le séducteur se fut montré
sous la forme d'un présent, la belle découvrit son sein et accorda ce qui fut
exigé d'elle.
Il en était bien autrement lorsque le vieux Saturne occupait le trône des
cieux. Tous les métaux étaient ensevelis à de grandes profondeurs dans le
sein de la terre ; l’airain comme l'argent, et l'or ainsi que le fer
touchaient à l'empire des mânes ; il n'y avait point de trésors, mais ceux de
la terre étaient plus précieux. De riches moissons sans culture, des fruits en
abondance, et un miel savoureux déposé dans le creux des chênes. Alors, le
laboureur ne déchirait point avec sa charrue le sein de la terre ; l’arpenteur
ne lui assignait aucune limite. La rame, encore ignorée, ne tourmentait point
une mer remuée jusque dans ses abîmes, et son rivage était pour les mortels
les bornes infranchissables du monde.
Mortels, c'est contre vous-mêmes que vous avez été industrieux ; et vous avez
trouvé, dans votre génie, une source de maux sans nombre. Homme, qu'as-tu
gagné à entourer les villes de murailles et de tours ; qu'as-tu gagné à
armer l'une contre l'autre des mains ennemies ? Qu'avais-tu à démêler avec la
mer ? La terre aurait pu te suffire. Pourquoi ne pas envahir le ciel, comme un
troisième royaume ? Que dis-je ? tu aspires aussi à l'empire du ciel.
Quirinus, Bacchus, Hercule, et César après eux ont des temples.
Au lieu de fruits, nous arrachons à la terre des mines d'or. Le soldat possède
des richesses acquises au prix de son sang. Les palais sont fermés au pauvre ;
la fortune donne les honneurs ; c'est elle qui rend le juge si imposant, et le
chevalier si fier. Que tout soit en leur pouvoir, qu'ils commandent au Forum
comme au Champ-de-Mars ; qu'ils soient les arbitres de la paix et de la guerre ?
que leur cupidité du moins n'aille pas jusqu'à nous ravir nos amours ! Tout ce
qu'on leur demande, c'est qu'ils permettent aux pauvres d'avoir quelque chose.
Mais aujourd'hui une femme, eût-elle l'orgueil farouche des Sabines, obéit
comme une esclave à celui qui peut donner beaucoup. Son gardien me repousse,
elle redoute pour moi la colère de son époux ; que je donne de l’or, époux
et surveillant disparaissent à l’instant. Oh ! s'il est un dieu vengeur des
amants dédaignés, puisse-t-il réduire en poussière des trésors si mal
acquis !
Si la mère de Memnon, si
la mère d'Achille ont pleuré sur leurs fils ; si les plus puissantes déesses
ressentent les coups du sort, toi aussi, plaintive Élégie, laisse tomber tes
cheveux en désordre. Ah ! c'est alors, surtout, que tu seras vraiment digne de
ton nom !
Le poète que tu inspirais, et qui fut ta gloire, Tibulle n'est plus qu'un corps
inanimé, que dévore déjà la flamme du bûcher. Regarde, le fils de Vénus
porte son carquois renversé ; il a brisé ses flèches, et éteint ses
flambeaux ; vois comme il s'avance tristement et les ailes abaissées ; comme il
frappe d'une main cruelle sa poitrine découverte. Il baigne de larmes les
cheveux qui flottent épars sur son cou ; et sa bouche ne fait entendre que de
tristes sanglots. Tel, marchant aux funérailles d’Énée, son frère, il
sortit, dit-on, de ton palais, charmant Iule. Vénus elle-même n'est pas moins
affligée de la mort de Tibulle qu'elle ne le fut, le jour où un farouche
sanglier déchira le flanc de son amant.
Et pourtant, nous autres poètes, on nous appelle des êtres sacrés, les
favoris des dieux. Il en est même qui nous regardent comme participant à leur
divinité ! L'inexorable mort profane donc ainsi tout ce qu'il y a de sacré et
jette sur tous les êtres son invisible main. Que servirent et son père et sa
mère à Orphée l'Ismérien ? Que lui servit d'avoir par ses chants dompté les
bêtes féroces ? Linus devait le jour au même père, et Linus fut, dit-on,
pleuré sur la lyre au fond des forêts ; ajoutez le chantre de Méonie, cette
source féconde où la bouche des poètes vient s'abreuver de l'eau des Muses.
Lui aussi il eut son dernier jour et fut précipité au fond du noir Averne. Les
vers seuls échappent au bûcher avide. L'oeuvre du poète est impérissable.
Toujours on parlera du siège d'Ilion et de cette toile éternelle que, chaque
nuit, une ruse innocente recommençait sans cesse. Ainsi le nom de Némésis,
ainsi le nom de Délia sera éternel ; l'une, dernière amante du poète, et
l'autre son premier amour.
Que vous sert d'avoir offert des sacrifices ? A quoi vous servent les sistres
égyptiens ? Que vous sert de n'avoir admis personne dans votre couche ? Lorsque
je vois les mortels les plus vertueux tomber sous un destin cruel, pardonnez-moi
cet aveu, je suis tenté de croire qu'il n'y a point de dieux. Vivez pieux ; en
dépit de votre piété vous mourrez : honorez la religion ; l'impitoyable Mort
vous arrachera des temples que vous honoriez pour vous précipiter dans la
tombe. Compte sur ton génie poétique ; voici Tibulle gisant : de ce poète qui
fut si grand, il nous reste à peine de quoi remplir l'urne la plus petite.
Quoi ! c'est toi, poëte sacré, que vient de consumer la flamme du bûcher !
Elle n'a pas craint de se repaître de tes entrailles ! Elle aurait pu dévorer
les temples dorés des dieux éternels, cette flamme qui a commis ce crime
envers toi. La déesse qui règne sur le mont Eryx détourna les yeux ; on dit
même qu'elle ne put retenir ses larmes ; et pourtant il est moins à plaindre
que si la terre des Phéaciens (1) l'avait condamné à
l'oubli sous un tertre ignoré. Ici du moins une mère a fermé ses yeux
couverts des ombres de la mort, et fait à sa cendre l'hommage de ses derniers
dons. Du moins une soeur a partagé la douleur de sa mère infortunée, et, se
déchirant les cheveux, est venue pleurer sur lui. Némésis et ta première
amante t'ont donné ensemble un dernier baiser et n'ont point laissé un instant
ton bûcher abandonné. Délie disait en s'éloignant : "C'est moi que ton
amour a rendue la plus heureuse ; tu vivais, alors que j'étais l'objet de ta
flamme." Que dis-tu, reprit Némésis, est-ce à toi à pleurer sur mon
malheur ? C'est moi qu'en mourant il pressa de sa main défaillante. "
Si cependant il reste de nous quelque chose de plus qu'un nom et qu'une ombre,
Tibulle habitera dans les champs de l'Élysée. Viens au-devant de lui, avec ton
cher Calvus, et le front couronné de lierre, jeune et docte Catulle ; et toi
aussi, si l'on t'accuse à tort d'avoir outragé un ami, viens-y, Gallus, si
prodigue de ton sang et de ta vie (2).
Voilà les ombres que doit rejoindre la tienne, si toutefois l'ombre d'un corps
est quelque chose ; à leurs tendres accents, tu as uni les tiens, élégant
Tibulle. Puissent tes os reposer tranquilles dans l’urne qui les renferme !
Puisse la terre n'être point pesante à. ta cendre !
Voici l'anniversaire des
fêtes de Cérès ; dans son lit solitaire repose la beauté, loin de son amant.
Blonde Cérès, dont la flottante chevelure est couronnée d'épis, pourquoi, le
jour de ta fête vient-il nous interdire le plaisir ? Partout, ô déesse ! les
peuples s'entretiennent de ta munificence, et nulle autre divinité n'est plus
favorable aux mortels.
Avant tes bienfaits, les grossiers habitants des campagnes ne cuisaient pas le
pain, et l'aire était un nom ignoré d'eux ; mais les chênes d'où sortirent
les premiers oracles produisaient des glands : le gland et l’herbe tendre,
dérobée au gazon, étaient toute la nourriture des mortels. Cérès leur
enseigna la première à confier à la terre le grain qui devait y grossir, et,
la faucille en main, à moissonner l'épi doré ; la première elle força les
taureaux à soumettre leur front au joug et à fendre, avec le tranchant de la
charrue, la terre longtemps oisive. Qui croirait que la même déesse aime à
voir couler les larmes des amants, et qu'elle soit honorée par leurs tourments
et leur continence ? Non, quoiqu'elle se plaise à la vie laborieuse des champs,
elle n'a point la rudesse qu'ils donnent, et son coeur n'est pas fermé à
l'amour ; j'en atteste la Crète, et tout n'est point fiction dans cette Crète
si fière d'avoir nourri Jupiter. C'est là que le souverain de l'empire
céleste suça, de ses lèvres enfantines, un lait bienfaisant. Ce témoignage
mérite toute confiance, il est confirmé par les louanges du nourrisson, et
Cérès conviendra, je pense, d'une faiblesse bien connue.
La déesse de Crète avait aperçu, au pied du mont Ida, Jasius, dont la main
sûre perçait les bêtes fauves ; elle le vit, et soudain une tendre flamme
s'alluma dans ses veines. D'un côté la pudeur, et de l'autre l'amour se
disputaient son coeur ; la pudeur dut céder à l'amour. Alors vous eussiez vu
les sillons se dessécher, et la terre ne donner qu'à peine autant de grains
qu'on lui en avait confié. Les hoyaux retournèrent sans relâche le sol des
champs ; le soc de la charrue déchira le sein endurci de la terre ; les larges
sillons reçurent la semence accoutumée, et le cultivateur confiant vit tous
ses voeux déçus.
La puissante déesse des moissons errait dans l’épaisseur des bois ; de sa
longue chevelure étaient tombées ses couronnes d'épis ; la Crète seule eut
une année fertile et d'abondantes récoltes. Tous les lieux par où la déesse
avait passé étaient couverts de moissons : l'Ida lui-même voyait ses bois se
remplir d'épis, et le sanglier féroce se repaissait de blé dans ses forêts.
Le législateur Minos souhaita à sa patrie bien des années pareilles, et à
Cérès un amour éternel.
Le triste veuvage que tu aurais pu avoir à déplorer, blonde déesse, il faut
que je l'endure dans ce jour consacré à tes mystères. Pourquoi dois-je
m'attrister, quand tu as retrouvé une fille, une reine, qui ne voit au-dessus
d'elle que la seule Junon, que le sort y a placée ? Les jours de fête invitent
à l'amour, aux chants et aux festins ; voilà les hommages qu'il convient
d'offrir aux dieux immortels.
C'est avoir assez et trop
longtemps souffert : ta perfidie a vaincu ma patience ; sors, honteux Amour, de
mon coeur fatigué ! C'en est fait, je m'affranchis ; j'ai rompu mes chaînes,
j'ai souffert sans rougir, je rougis maintenant d'avoir souffert ; enfin, je
triomphe, et je foule à mes pieds l'Amour subjugué ! Trop tard, hélas ! j'ai
connu l'outrage fait à mon front. De la persévérance et de l'énergie ; ces
maux auront un jour leur récompense. Souvent un fruit amer offre son suc
secourable au voyageur épuisé.
Quoi ! après tant de refus, j'ai pu, moi homme libre, coucher sur la dure à ta
porte ! quoi ! j'ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras,
j'ai pu, comme un esclave, me faire le gardien d'une porte qui m'était fermée.
Je l'ai vu, cet amant, sortir de chez toi fatigué, et d'un pas traînant, comme
celui d'un vétéran usé par le service ; mais j'en ai encore moins souffert
que d'en être vu moi-même. Puisse une pareille honte être réservée à mes
ennemis !
Quand t'es-tu promenée sans me voir enchaîné à tes pas, moi ton gardien, moi
ton amant, moi ton compagnon assidu ? C'est ainsi que tu me dus de plaire à un
peuple d'amants, et notre amour en fit naître un pareil dans bien des coeurs.
Pourquoi rappellerais-je les honteux mensonges de ta langue perfide, et les
dieux, témoins de tes serments violés pour mon malheur ? Pourquoi dirais-je
ces signes d'intelligence, adressés, pendant les repas, à de jeunes amants, et
ces mots convenus entre vous pour déguiser le sens de vos discours ? On m'avait
dit qu'elle était malade : je cours chez elle tout éperdu, hors de moi ;
j'arrive : la malade ne l'était pas pour mon rival.
Voilà, sans parler de bien d'autres, les affronts qu'il m'a fallu souvent
essuyer. Cherches-en un autre qui les endure à ma place ; pour moi, j'ai
couronné mon vaisseau de guirlandes votives, et, tranquille au port, il écoute
mugir les flots de la mer. N'essaie plus sur moi l'effet de tes caresses et de
ces paroles autrefois si puissantes : je ne suis plus aussi insensé que je l'ai
été. Je sens mon coeur, trop léger pour cette lutte, partagé entre l'amour
et la haine ; mais, je le crois, c'est l'amour qui l'emporte. Je haïrai, si je
le puis ; sinon, je n'aimerai que malgré moi. Le taureau non plus n'aime pas le
joug : il le hait, et il le porte.
Je fuis sa perfidie ; sa beauté me ramène vers elle ; je hais les vices de son
âme, et j'aime les grâces de son corps. Ainsi, je ne puis vivre ni sans toi ni
avec toi, et je ne sais moi-même ce que je désire. Je voudrais que tu fusses
ou moins belle ou moins perfide. Tant de charmes ne vont pas avec des moeurs si
dépravées ; ta conduite excite la haine, ta beauté commande l'amour.
Malheureux que je suis ! ses charmes ont plus de pouvoir que sa perfidie !
Pardonne-moi, je t'en conjure, par les droits de cette couche que nous avons
partagée, par tous les dieux (et puissent-ils se laisser souvent tromper par
toi !), par ta beauté que j'adore comme une divinité puissante, par tes yeux
qui ont captivé les miens ; quelle que tu sois, tu seras toujours ma
bien-aimée. Décide seulement si tu veux que je t'aime par penchant ou par
contrainte. Déployons plutôt les voiles, et laissons-nous emporter au souffle
des vents, car, malgré mes efforts, je ne me verrais pas moins forcé d'aimer.
Quel fut, lugubres
oiseaux, le jour où vous m'avez prédit pour toujours des amours malheureux?
Quel astre dois-je regarder comme l'ennemi de ma destinée? Quels dieux dois-je
accuser de me faire la guerre? Celle qui naguère se disait toute à moi, celle
que je fus d'abord seul à aimer, je crains d'avoir à la posséder avec mille
rivaux.
Me trompé-je, ou mes vers ne l'ont-ils pas rendue célèbre? Elle était toute
à moi; ma Muse en a fait une courtisane; c'est ce que je méritais. Qu'avais-je
besoin en effet de célébrer sa beauté ? Si elle se vend aujourd'hui, la faute
en est à moi: je me suis entremis pour la pourvoir d'adorateurs; c'est moi qui
lui amène des amants, ce sont mes mains qui leur ouvrent la porte. Les vers
sont-ils utiles? j'en doute : mais à coup sûr, ils m'ont toujours été
funestes; ils ont attiré des regards curieux sur mon trésor. Quand je pouvais
chanter Thèbes, chanter Troie, les hauts faits de César, Corinne seule
échauffa mon génie. Plût aux dieux que les Muses eussent repoussé mes
premiers vers, et que Phébus m'eût abandonné au milieu de la carrière; et
cependant, comme on ajoute foi d'ordinaire au témoignage des poètes, je
n'aurais pas voulu que l'on comptât pour rien mes vers.
C'est nous qui avons montré Scylla dérobant à son père le cheveu fatal, et
condamnée pour ce crime à porter dans ses flancs une meute de chiens furieux.
Aux pieds nous avons donné des ailes, et des serpents à la chevelure; le
petit-fils d'Abas nous doit de fendre les airs en vainqueur sur un cheval ailé.
C'est nous qui avons donné à Tityon sa grandeur prodigieuse, et ses trois
gueules au chien dont la tête est armée de couleuvres. Encelade a reçu de
nous mille bras pour lancer ses traits; par nous des héros cèdent aux
enchantements d'une jeune magicienne; nous avons, dans les outres du roi
d'Ithaque, renfermé les vents furieux d'Éolie; par nous, l’indiscret Tantale
souffre la soif au sein même des eaux; nous avons changé Niobé en rocher, et
en ourse une vierge. L'oiseau de Cécrops chante les malheurs de l'Odrysien
Itys; Jupiter se transforme tantôt en oiseau, tantôt en or, ou bien, devenu
taureau, il fend les ondes, emportant sur son dos une jeune beauté. Parlerai-je
de Protée, et de ces dents d'où naquirent des Thébains; et de ces boeufs dont
la bouche vomissait des flammes; et des larmes d'ambre qui coulèrent des yeux
de tes soeurs, infortuné Phaéton; et de ces vaisseaux devenus des déesses
maritimes; et du soleil qui recula d'horreur devant l'horrible festin d'Atrée,
et des plus durs rochers s'ébranlant aux accords d'une lyre ?
Le fécond génie des poètes ne connaît point de bornes à son essor. II
n'astreint pas ses productions à la fidélité de l'histoire. Aussi aurait-on
dû regarder comme mensongères les louanges que je donnais à une femme; c'est
à mes dépens que je vous ai rendus crédules.
Ma femme étant née au
pays des Falisques aux fertiles vergers, nous avons vu ses murs jadis vaincus
par toi, illustre Camille. Les prêtresses de la chaste Junon préparaient, en
son honneur, ces jeux où l'on sacrifie une génisse du pays. Cette cérémonie
méritait bien que je m'arrêtasse ; et je voulais la voir, quoiqu'on n'arrive
au lieu où elle se fait que par un chemin difficile et montueux. C'est un bois
antique et sacré, que des arbres touffus rendent impénétrable ; au jour il ne
faut que le regarder pour reconnaître le sanctuaire d'une divinité. Un autel
reçoit les prières et l'encens votif, un autel élevé sans art par les mains
de nos pères. C'est de là qu'au signal donné par les accords solennels de la
flûte, le cortège de Junon part chaque année et s'avance sur des chemins
couverts de tapis. Aux applaudissements de la foule, on conduit de blanches
génisses nourries dans les gras pâturages des Falisques, de jeunes taureaux
dont le front n'est encore ni menaçant ni terrible ; et le porc, victime
modeste, arraché à son humble toit ; et le bouc, ce chef du troupeau, dont la
corne est recourbée autour de sa tête redoutable. La chèvre seule est odieuse
à la puissante déesse. C'est elle qui trahit, dit-on, la présence de Junon
dans un épais bocage, et la contraignit de renoncer à sa fuite. Aussi
maintenant encore les enfants poursuivent-ils de leurs traits l'indiscret animal
; et il devient le prix du premier qui le blesse. Partout où doit passer la
déesse, les jeunes gens et leurs timides compagnes couvrent de tapis les larges
chemins. Les cheveux des jeunes filles sont chargés d'or et de pierreries ; une
robe magnifique descend jusque sur leurs pieds enrichis d'or. Vêtues de blanc
à la manière des Grecs leurs pères, elles s'avancent, portant sur leur tête
les objets du culte qu'on leur a confiés ; le peuple fait silence pendant la
marche du brillant cortège. A la suite de ses prêtresses, paraît enfin la
déesse elle-même.
Cette fête est l'image fidèle d'une cérémonie grecque. Après le meurtre
d'Agamemnon, Halésus, pour fuir le théâtre du crime, abandonna les trésors
de son père : après avoir longtemps erré en fugitif sur la terre et les mers,
il bâtit, sous d'heureux auspices, une ville entourée de hautes murailles.
C'est de lui que les Falisques ont appris à célébrer les fêtes de Junon.
Qu'elles me soient toujours favorables, qu'elles le soient toujours à son peuple
!
Belle comme tu l'es, je
n'exige pas que tu demeures innocente ; mais je ne veux pas être, hélas !
condamné à connaître tes fautes. Non, je ne prétends pas, censeur austère,
que tu sois chaste et pudique ; mais, ce que je te demande, c'est de chercher du
moins à me tromper sur la vérité. Celle-là n'est pas coupable, qui peut nier
la faute qu'on lui impute. C'est l'aveu qu'elle en fait qui seul peut la rendre
infâme. Quelle fureur de révéler au jour les mystères de ta nuit, et de dire
ouvertement ce que l'on fait en secret ! Avant de se livrer au premier venu, la
courtisane met du moins une porte entre elle et le public ; et toi, tu divulgues
partout l'opprobre dont tu te couvres, et dénonces toi-même tes fautes
honteuses. Sois désormais plus retenue, ou prends du moins les dehors d'une
femme pudique ; et, dusses-tu ne pas l'être, que du moins je te croie vertueuse
! Ce que tu as fait, fais-le encore ; nie-le seulement, et ne rougis pas de
parler en public le langage de la modestie. Il est un lieu qui sert de théâtre
à la débauche ; que toutes les voluptés s'y rassemblent ; bannis-en la pudeur
; mais, dès que tu en seras sortie, que la trace de tes lascifs désirs soit
effacée, et que dans ta couche seule tes crimes restent ensevelis. Là, ne
rougis ni de quitter la tunique, ni d'approcher ta cuisse de celle de ton amant
; là que ta bouche vermeille reçoive une langue amoureuse ; que l'amour y
invente mille plaisirs. Là point de trêve aux doux propos, aux paroles
agaçantes, et que le bruit de ta couche trahisse tes lascifs transports.
Reprends ensuite, avec tes vêtements, le maintien de la craintive innocence, et
que ta pudeur désavoue tes obscènes écarts. Trompe le public, trompe-moi ;
laisse-moi tout ignorer ; et qu'il me soit permis de jouir de ma sotte
crédulité.
Pourquoi, sous mes yeux, tant de billets envoyés et reçus ? Pourquoi n'est-il
pas un côté de ton lit qui ne soit foulé ? Pourquoi, sur tes épaules, tes
cheveux sont-ils dans un désordre plus grand que celui où les met le sommeil ?
Pourquoi ton cou porte-t-il la trace d'une dent ? Il ne te reste plus qu'à
faire de mes yeux les témoins de tes débauches. Si tu dédaignes de ménager
ta réputation, ménage-moi du moins. Mon âme m'abandonne, et je me sens mourir
toutes les fois que tu m'avoues une faiblesse, et ce n'est plus qu'un sang
glacé qui coule dans mes veines. Alors j'aime ; alors je fais de vains efforts
pour haïr ce qu'il m'est impossible de ne point aimer. Alors je voudrais être
mort, mais avec toi.
Je ne m'informerai de rien, je ne tenterai point de connaître ce que tu
chercheras à me cacher ; il en sera comme d'une accusation reconnue fausse. Si
cependant je viens à te prendre sur le fait ; si mes yeux deviennent les
témoins de ta honte, ce que j'aurai trop bien vu, nie que je l'aie vu, et mes
yeux auront moins d'autorité que tes paroles. II te sera facile de vaincre un
ennemi qui ne demande qu'à être vaincu. Que ta langue seulement se souvienne
de dire "Je ne suis pas coupable". Quand avec ces deux mots tu peux
triompher, remporte ce triomphe, que tu devras, sinon à ta cause, du moins à
ton juge.
Cherche un nouveau poète, mère des tendres Amours. Je rase la dernière borne de la carrière élégiaque. Les chants que j'ai composés, moi enfant des campagnes péligniennes, ont fait mes délices et ma gloire. Si cet honneur est quelque chose, j'ai hérité, de la longue suite de mes aïeux, le titre de chevalier, et je ne le dois pas au tumulte des camps. Mantoue est fière de Virgile, et Vérone de Catulle ; on m'appellera, moi, l'honneur du peuple pélignien, qui, vengeur de sa liberté, s'était armé pour une noble cause, alors que Rome inquiète trembla devant des armées conjurées. Un jour, en voyant la marécageuse Sulmone resserrée dans une étroite enceinte de murailles, le voyageur s'écriera : "Ville qui as pu produire un tel poète, si petite que tu sois, je te proclame grande." Aimable enfant, et vous déesse d'Amathonte, mère de cet aimable enfant, arrachez de mon camp vos bannières dorées ; déjà j'entends résonner le thyrse plus lourd du puissant Bacchus, qui me presse de lancer de nobles coursiers à travers une plus vaste carrière. Innocentes élégies, Muse badine, adieu, une oeuvre me reste, qui doit vivre après moi.
LIVRE PREMIER.
(1) Ovide veut parler de sa Gigantomachie, ou guerre des géants , poème qu'il avait commencé. (Voyez le livre suivant, Eleg, II.)
(2) Un trouve dans Properce à peu prés le même vers
Omnia in exilium nata
theatre meum. Lib.II, el.
XVIII, 4.
(3) Auguste faisait remonter son origine jusqu'à Énée, fils de Vénus et d'Anchise.
(4) Voici comme La Fontaine a rendu la même idée.
... Soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l'humide séjour;
Soit lorsque te soleil rentre dans sa carrière,
Et que n'étant plus nuit, il n'est pas encor jour. LA FONTAINE.
(5) Ovide appelle fores conservae, la porte qui obéit a un esclave.
(6) Les poètes reconnaissent deux Atalantes, l'une fille de Jason, et célèbre chasseresse de l'Arcadie; l''autre, fille de Scbénéus de Béotie. On voit qu'Ovide prend ici l'une pour l'autre.
(7) Le moindre vent qui d'aventure fait rider la face de l'eau.
(8)
On lit dans Properce les vers suivants :
Semper habe morsus circum tua colla recentes,
Litlbus alternis quos putet esse datos.
Lib. IV, el, V, v. 59.
(9) L'épithète de duplices, qu'Ovide donne ici à ses tablettes, peut s'entendre indifféremment de leur forme, qui les partageait eu deux (duplices), et des paroles trompeuses qu'elles contenaient.
(10) Homère.
(11) Hésiode.
(12) Callimaque, fils de Battus, poète élégiaque.
(13) Il s'agit du poéme des Argonautes, composé par Apollonius de Rhodes, et traduit en vers latins par Varron Aticanus.
LIVRE DEUXIÈME.
(1) Il s'agit du portique d'Apollon Palatin, où étaient représentées les cinquante Danaïdes.
(2) Rome accordait aux vétérans de ses armées, plusieurs arpents de terre; c'était là leur retraite.
(3) Castor et
Pollux, invoqués par les marins en danger.
(4) Alors les habitants, à moitié sauvages, de la
Grande-Bretagne se peignaient le visage, comme nous l'apprend César.
(5) Macer Aemilius, fut l'ami de Virgile, de Tibulle et d'Ovide. On lui attribue un poème de Serpentibus, un autre de Rebus trojanis; ni l'un ni l'autre de ces deux ouvrages ne nous est parvenu.
LIVRE TROISIÈME.
(1) L'île de Corcyre, ainsi nommée des Pléaciens. Tibulle y avait suivi son ami Messala. Surpris par la maladie, il ne put revenir avec lui à Rome. C'est de cette île qu'il lui adressa cette élégie, si pleine de douceur, qui se trouve dans son troisième livre, et qui en est peut-être la plus belle.
(2) On n'est pas d'accord sur la cause de la mort de Gallus, préfet d'Égypte et ami de Tibulle.