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table des matières de l'oeuvre d'Aristote

TAble des matières de la physique

 

ARISTOTE

 

 

Physique

 

PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE D'ARISTOTE.

LIVRE VII

traduction du livre VII

livre 1 livre II livre III livre IV livre V livre VI livre VII livre VIII

 

SUITE DE LA THÉORIE DU MOUVEMENT,


LIVRE VIII.

SUITE DE LA THÉORIE DU MOUVEMENT.

I.

Avant d'aborder la théorie de ce mouvement éternel et uniforme, il faut rappeler quelques principes qui serviront à la faire mieux comprendre et à la préparer. Le premier principe que nous poserons, c'est que tout ce qui est mu doit nécessairement être mu par quelque chose.

Ici il se présente deux hypothèses : ou le mobile a le mouvement en lui-même, ou il ne l'a pas. S'il ne l'a pas, il est évident qu'il reçoit le mouvement d'un autre, et c'est cet autre qui est le vrai moteur. J'examine la première hypothèse où le mobile a le mouvement en lui-même, et je dis que, même dans ce cas, le mobile est encore mu par quelque chose. Soit AB un objet qui se meut en soi et dans sa totalité, et non pas seulement dans une de ses parties. D'abord supposer que AB se meut lui-même parce qu'il est mu tout entier, et qu'il n'est mu par aucune cause étrangère, c'est une erreur; car de ce qu'une chose KL met en mouvement une autre chose LM, et de ce que KL est mue elle-même, il ne s'ensuit pas que l'ensemble KM n'est pas mu lui-même par quelque chose. On ne pourrait pas affirmer cette conclusion, parce qu'on ne verrait pas clairement lequel des deux corps est le mobile et lequel est le moteur. C'est ainsi qu'on peut se demander qui est le moteur et qui est le mobile, ou du rameur qui fait aller le bateau, ou du bateau qui porte et meut le rameur. Mais ceci ne veut pas dire qu'il n'y ait pas dans ce cas de moteur réel. Un second principe, c'est que quand un corps se meut lui-même et n'est pas mu par un autre, ce corps ne s'arrêtera pas nécessairement parce qu'un autre corps viendrait à s'arrêter. Mais si un objet s'arrête, parce qu'un autre s'arrête aussi, on en peut conclure que ce premier objet n'est pas mu par lui-même, mais qu'il est mu par un autre.

Ceci étant clairement démontré, j'en conclus, comme je l'ai déjà fait plus haut, qu'il y a nécessité que tout ce qui est mu soit mu par quelque cause. Soit AB un mobile qui est mu; il est nécessairement divisible; car nous avons prouvé (Livre VI, ch. V) que tout ce qui est mu est divisible aussi. Supposons donc qu'il est divisible en C. Si la partie BC n'est pas mue, le mobile entier AB sera nécessairement sans mouvement comme elle ; car si elle est supposée en mouvement, il est évident que c'est seulement parce que la partie AC serait en mouvement, tandis que l'autre partie BC serait en repos. Donc AB, le mobile entier, ne se meut pas lui-même et primitivement, ainsi qu'on le supposait d'abord, quand on admettait qu'il se donnait à lui-même son propre mouvement, et qu'il se le donnait d'une manière immédiate et primitive. Donc, si la partie BC est en repos, il faut aussi que le mobile entier AB y soit comme elle.

Pour rendre ceci plus clair, on peut supposer que AB est l'animal ; AC est l'âme, qui meut le corps, représenté par BC. Mais quand un mobile s'arrête dans son mouvement parce qu'une autre chose vient à s'arrêter, on dit que ce mobile est mu par une autre chose et non par lui-même. Par conséquent, tout ce qui est mis en mouvement est nécessairement mu par quelque chose; car tout mobile est divisible ; et quand la partie motrice est en repos, le tout y est comme elle. Mais ici se présente une objection grave : si tout ce qui est mu est mu nécessairement par quelque chose, ce principe s'applique au mouvement dans l'espace aussi bien qu'à tous les autres, et alors le moteur du premier mobile est mu lui-même par un autre moteur, qui, à son tour, reçoit le mouvement, et cet autre par un autre encore, et ainsi de suite sans qu'on puisse assigner de fin.

Il.

Il faut bien cependant qu'on s'arrête quelque part, c'est-à-dire à une cause initiale et première; et le mouvement ne peut du tout aller à l'infini. Supposons, en effet, qu'il n'en soit pas ainsi, et que la série puisse indéfiniment se prolonger. A est mu par B ; B est mu par C ; C est mu par D; et ainsi sans fin, le moteur étant tou¬jours mis en mouvement par le mobile qui le sait. Comme le moteur ne peut mouvoir que parce qu'il est mu lui-même, le mouvement du moteur et du mobile sont simultanés; car le moteur est mu lui-même en même temps qu'il meut le mobile. Par conséquent, tous les mouvements de A, de B, de C, etc., c'est-à-dire des moteurs et des mobiles, seront simultanés. Mais, tout en admettant que ces mouvements sont simultanés à l'infini, rien ne nous empêche de considérer chacun de ces mouvements à part et comme fini. Le mouvement de A est représenté par E; celui de B par F; celui de C par G; celui de D par H; etc., etc. ; car, si l'ensemble est infini, on peut toujours considérer chacun de ces mouvements isolément, parce que chacun d'eux est un numériquement parlant, et qu'il n'est point infini dans aucune de ses extrémités, tout mouvement ayant toujours lieu nécessairement d'un point à un autre point.

Mais quand je dis qu'un mouvement est un numériquement, et qu'il n'est pas deux ou plusieurs, j'entends qu'il va du même au même dans un temps qui est aussi le même et non interrompu; car il faut bien distinguer ici ; et le mouvement peut être un et le même, soit en genre, soit en espèce, soit en nombre, Ainsi, le mouvement est le même en genre, quand il a lieu dans la même catégorie, dans la substance, par exemple, dans la qualité ou dans tel autre genre susceptible de mouvement, I1 est le même en espèce, quand il va du même en espèce au même en espèce, et que, par exemple, il va du blanc au noir, ou du bien au mal, sans qu'il y ait de différences dans les espèces, qui sont d'un côté les couleurs; de l'autre côté, le bien ; et de l'autre côté, le mal. Enfin le mouvement est un et le môme numériquement, quand il va du même au même dans un même temps sans que ce temps soit interrompu ; par exemple, de cette chose blanche à cette chose noire, on de ce lieu à un autre lien dans un temps continu et le même ; car, si c'est dans un autre temps, le mouvement n'est plus un numériquement, bien qu'il puisse encore être un en espèce.

Après cette digression, qui se rapporte aux explications données plus haut (Livre V, ch. VI), je reprends la suite du sujet; et je suppose que le temps dans lequel A fait son mouvement est représenté par K. Le mouvement de A étant fini, le temps durant lequel le mouvement se passe sera fini aussi. Mais comme les moteurs et les mobiles agissant les uns sur les autres, sont infinis, il faut que le mouvement total qui en résulte, EFGH, soit infini comme eux; car il se peut que les mouvements particuliers de A, de B et de tous les autres soient égaux, comme il se peut aussi que les uns soient plus grands, et les autres plus petits. Mais, que les mouvements particuliers soient égaux ou inégaux, le mouvement total sera toujours infini dans les deux hypothèses. Or, comme le mouvement de A est simultané au mouvement des autres, il s'ensuit que le mouvement total a lieu dans le même temps que le mouvement de A. Mais comme le mouvement de A, qui est fini, se passe dans un temps fini, il en résulterait, chose impossible, qu'un mouvement infini se passerait dans un temps fini.

Il semble que ceci répond à la question posée au début, et que la série ne peut se prolonger à l'infini; mais la démonstration n'est pas aussi péremptoire qu'on le croirait, parce qu'il n'est pas impossible autant qu'on le croit que des mouvements infinis aient lieu dans un temps fini. Il se peut en effet fort bien que dans un temps fini il y ait un mouvement infini, non pas d'un seul corps, sans doute, mais de plusieurs corps qui seraient infinis en nombre; et c'est précisément le cas que nous supposions tout à l'heure, puisque chacun des corps supposés a un mouvement qui lui est propre, et que plusieurs corps peuvent se mouvoir en même temps.

Mais s'il faut que le moteur immédiat et primitif qui donne le mouvement dans l'espace ou tel mouvement corporel, touche le mobile ou qu'il soit adhérent ou contigu au mobile, ainsi qu'on peut l'observer dans tous les cas de mouvements transmis, il faut alors que les moteurs et les mobiles supposés plus haut se touchent réciproquement, et soient continus les uns aux autres de manière à former un seul système. Ce système, d'ailleurs, sera ou limité ou infini, peu importe; car, de toute façon, le mouvement de tous sera infini, puisqu'ils sont en nombre infini, les mouvements des uns et des autres étant soit égaux soit inégaux. Ce que nous prenons ici comme simplement possible peut être supposé réel, et si le nombre total des ABCD, etc., est infini, et qu'ils aient accompli leur mouvement dans le temps K, comme ce temps est fini, il s'ensuit que dans un temps fini, le fini ou l'infini parcourt l'infini. Or, l'une de ces hypothèses est impossible tout aussi bien que l'autre. Donc il est nécessaire qu'il y ait quelque part un temps d'arrêt, c'est-à-dire qu'il y ait un premier moteur et un premier mobile. Peu importe du reste que l'impossible soit conclu d'une hypothèse; car les prémisses étant contingentes, la conclusion ne peut jamais être elle-même que contingente comme les prémisses.

III.

Je viens de dire que le moteur et le mobile devaient se toucher ; maintenant je veux démontrer ce principe. Je dis donc que le moteur immédiat et primitif, celui d'où part le mouvement et non pas celui en vue duquel le mouvement se passe, est dans le même lieu que l'objet qu'il met en mouvement; et par le même lieu, il faut entendre qu'il n'y a rien d'interposé entre le moteur et le mobile. C'est là une condition commune à tout mobile et à tout moteur; car il y a trois espèces de moteurs, comme il y a aussi trois espèces de mouvements, dans l'espace, dans la qualité et dans la quantité ; et pour chacune de ces espèces, il y a un moteur spécial, l'un qui produit la translation, l'autre qui produit l'altération, et un troisième qui produit l'accroissement et le dépérissement.

Je parle d'abord de la translation, parce qu'on peut la regarder comme le premier et le plus apparent des mouvements; et je vais prouver que le moteur et le mobile doivent, pour cette espèce de mouvement, être dans le même lieu. Tout ce qui se déplace dans l'espace, ou se meut par lui-même, ou est mu par une cause étrangère. Pour tous les corps qui se meuvent eux-mêmes, il est évident que le moteur et le mobile sont nécessairement dans le même lieu, puisque le moteur, qui les ment immédiatement, réside dans ces corps mêmes, et qu'il ne peut y avoir rien d'interposé ici entre le moteur et le mobile.

Quant aux corps mus par une cause étrangère, il n'y a que quatre cas possibles, attendu que le déplacement dans l'espace ne peut avoir qu'une de ces quatre causes : traction, impulsion, transport ou rotation. Tous les déplacements dans l'espace peuvent, en effet, se ramener à ces quatre là. Ainsi, la compression n'est qu'une impulsion où le moteur suit et accompagne la chose qu'il pousse, tandis que la répulsion est une impulsion où le moteur ne suit pas cette même chose. La projection a lieu quand on rend le mouvement imprimé à l'objet plus fort que ne serait sa translation naturelle, et que l'objet est déplacé dans l'espace, aussi longtemps que le mouvement existe et domine. La dilatation et la contraction ne sont pas non plus autre chose qu'une impulsion et une traction. On peut dire que la dilatation est une répulsion; car la répulsion peut avoir lieu, soit loin du moteur lui-même, soit loin d'un autre. La contraction n'est aussi qu'une traction ; car la traction se fait, soit sur l'objet lui-même, soit sur un autre. On expliquerait de même les autres espèces de mouvements analogues, l'extension et le rétrécissement, la première n'étant qu'une dilatation, et le second n'étant qu'une contraction. Il en est encore ainsi pour toutes les autres concrétions ou séparations : elles ne sont toutes que des dilatations ou des contractions. Ici seulement, il rancirait excepter celles qui se rapportent à la génération et à la destruction des choses. D'ailleurs, on voit bien que la séparation et la concrétion ne sont pas des mouvements de genres absolument différents, puisqu'elles peuvent se ramener toutes deux à un des mouvements ci-dessus indiqués. A un autre point de vue, l'aspiration que fait la poitrine n'est qu'une traction, et l'expiration n'est qu'une impulsion. De même aussi, pour l'expectoration et tous les autres mouvements par lesquels le corps ingère ou rejette quelque chose : les uns ne sont que des attractions, et les autres des répulsions. Ainsi, en résumé, on peut réduire tous les mouvements qui se font dans l'espace à ceux que nous avons indiqués plus haut.

Parmi ces mouvements, il en est encore d'autres tels que le transport et la rotation, qu'on peut faire rentrer dans la traction et dans l'impulsion. Ainsi, le transport ne peut avoir lieu que de trois manières : la chose transportée n'a qu'un mouvement accidentel, parce qu'elle est dans une autre chose, ou sur une autre chose, qui est elle-même en mouvement; mais ce qui transporte peut lui-même être, dans une de ces trois conditions, ou tiré, ou poussé, ou tournant; et ce transport peut avoir lieu sous ces trois formes de mouvements. Quant à la rotation, elle est un composé de traction et d'impulsion. En effet, le moteur qui fait tourner doit, tout ensemble, attirer et repousser, l'une de ces cieux actions éloignant de lui le mobile, et l'autre l'y ramenant.

Si donc le moteur qui pousse loin de soi ou qui tire à soi, doit être dans le même lieu que le mobile qui est poussé ou tiré par lui, il est évident, d'une manière générale, qu'il ne peut y avoir dans l'espace rien d'intermédiaire entre ce qui est mu et ce qui ment; c'est-à-dire que le moteur et le mobile se touchent. Cette vérité ressort des définitions mêmes que nous venons de donner. Ainsi, l'impulsion n'est que le mouvement partant du moteur même ou d'un autre, pour aller vers un autre. La traction n'est pas autre chose que le mouvement qui part d'un autre point pour arriver vers le moteur ou vers un autre, quand le mouvement de ce qui tire est plus fort et qu'il sépare les continus les uns des autres, c'est-à-dire, qu'il les divise, un objet étant entraîné avec l'autre. Il est vrai qu'on peut concevoir la traction d'une manière différente de celle-là; car ce n'est pas de cette manière, par exemple, que le bois sec attire la flamme. Mais peu importe que ce qui attire exerce sa traction, soit en étant en mouvement, soit en étant en repos ; et la seule différence, c'est qu'il tire le mobile, tantôt au lieu où il est lui-même, et tantôt au lien où il a précédemment été. Il n'en reste pas moins impossible de mouvoir nu objet de soi vers un autre, ou d'un autre vers soi, sans toucher cet objet. Donc encore une fois entre le moteur et le mobile dans l'espace, il n'est pas possible qu'il y ait rien d'interposé.

Si l'intermédiaire est impossible dans ce cas, il l'est tout autant dans le mouvement d'altération ; c'est-à-dire qu'il faut nécessairement que l'altérant et l'altéré se touchent. L'observation des phénomènes et l'induction peuvent démontrer cette vérité. Toujours les deux extrémités de ce qui attire et de ce qui est attiré sont dans un seul et même lieu. Un objet s'altère, et il a le mouvement d'altération, par exemple, quand il s'échauffe, quand il devient doux, quand il devient épais, sec, blanc, etc., passant des qualités contraires à ces qualités nouvelles.

Ceci, du reste, s'applique aux êtres animés aussi bien qu'aux êtres inanimés; et dans les êtres animés, l'altération peut atteindre les parties insensibles aussi bien que les sens eux-mêmes ; car les sens s'altèrent et changent à leur manière. La sensation, quand elle est actuelle et effective, est une sorte de mouvement qui se passe dans le corps, au moment où le sens vient à éprouver une impression. Dans les cas où l'être inanimé est altéré, l'être animé l'est aussi. Mais la réciproque n'est pas vraie dans tous les cas ; car là où l'animal est altéré, l'être inanimé ne l'est pas toujours, puisque, n'éprouvant pas de sensation, il ne peut être altéré par cette dernière cause. L'un a conscience de ce qu'il éprouve; l'autre n'en a pas conscience. Mais l'être animé lui-même peut fort bien ignorer ce qu'il sent, et l'altération peut avoir lieu en lui sans que ce soit à la suite d'une sensation.

Comme ce qui s'altère est toujours altéré par des causes sensibles, on peut voir que toujours l'extrémité dernière de ce qui altère est contiguë et se confond avec la première extrémité de ce qui est altéré; c'est l'air qui,est continu à l'altérant, comme il est continu au corps altéré. Ainsi, pour la couleur, elle est continue à la lumière, et la lumière elle-même l'est à la vue. Mêmes rapports pour l'ouïe et pour l'odorat. L'air est toujours le moteur relativement à l'organe qui est mu. Le même phénomène a lieu pour le goût, et. la saveur de l'objet qui altère le goût, est dans le même lieu que le goût lui-même. Ce que je dis ici pour les êtres animés et sensibles n'est pas moins vrai pour les êtres insensibles et inanimés ; et, d'une manière générale, il n'y a rien d'intermédiaire entre l'altéré et l'altérant.

Il n'y a pas davantage de séparation entre ce qui est accru et ce qui accroît, c'est-à-dire dans la troisième espèce de mouvement. L'accroissant primitif accroît la chose en s'y adjoignant, de manière que le tout ne fasse qu'une seule et même chose. A l'inverse, ce qui dépérit va dépérissant, parce qu'il se détache quelque chose de l'objet qui dépérit. Donc, nécessairement ce qui accroît ou ce qui détruit doit être continu; et quand on dit continu, cela exclut toute idée d'intermédiaire. Donc encore une fois, en résumé, il est clair qu'entre le moteur et le mobile il n'y a point d'intermédiaire, le moteur étant d'ailleurs premier ou dernier par rapport au mobile.

IV.

Il a été question un peu plus haut de ce mouvement particulier qu'on appelle l'altération; je reviens sur ce sujet pour éclaircir davantage cette théorie. Tout ce qui s'altère, avons-nous dit, est altéré par des causes sensibles, et il n'y a d'altération possible que là où l'action des causes sensibles peut s'exercer. Voici des arguments qui doivent bien le prouver. En dehors des êtres qui peuvent subir cette action, on pourrait croire que l'altération se rapporte surtout aux formes, aux figures, aux propriétés, soit que les objets les conservent, soit qu'ils les perdent. Cependant ce n'est pas là précisément qu'il y a altération. En effet, quand une chose a reçu une forme régulière et achevée, on ne la désigne plus par le nom de la matière même dont elle est composée. Ainsi l'airain avant reçu la forme d'une statue, on ne dit plus que c'est de l'airain; la cire ayant reçu la forme d'une bougie, on ne l'appelle plus de la cire; le bois ayant reçu la forme d'un lit, on ne l'appelle plus du bois; mais on détourne légèrement l'expression, et l'on dit que la statue est en airain, que la bougie est en cire, et que le lit est en bois. Ceci d'ailleurs ne nous empêche pas de qualifier l'objet qui a subi une action et une altération; et nous disons de l'airain, ou de la cire, qu'il est sec, qu'il est humide, qu'il est dur, qu'il est chaud ; ou nous lui attribuons telle autre qualité. On va même plus loin; et renversant les ternies, on dit que l'objet humide ou chaud est de l'airain, en prenant en quelque sorte pour matière l'affection même que l'objet éprouve; mais c'est une simple homonymie, Si donc on ne désigne pas l'objet altéré par la matière qui reçoit la forme, mais si on le désigne uniquement par les altérations et les actions qu'il subit, il est évident que les phénomènes qui se passent dans la figure et la forme ne sont pas à proprement parler des altérations.

On ne peut pas davantage appliquer l'idée d'altération à la naissance et à la production des choses; et, par exemple, on ne peut pas dire d'un homme, d'une maison; ou de tout autre objet, qu'il est altéré quand il vient à se produire et à naître. Tout ce qu'on peut dire dans ce cas, c'est que l'être naît et se produit, parce qu'une autre chose change et s'altère; et par exemple, un être reçoit la naissance parce qu'une certaine matière s'épaissit, se raréfie, s'échauffe ou se refroidit. Mais on ne peut pas dire de l'être qui naît et se produit qu'il soit altéré, et la génération ne peut pas être considérée comme une altération véritable.

Les qualités ou manières d'être, soit physiques soit morales, ne sont pas non plus des variations et des alté¬rations proprement dites. En effet, ces qualités sont ou des vertus ou des vices; et l'on ne peut pas trouver ni dans les unes ni dans les autres une altération véritable. Voici comment : la vertu est un achèvement et une perfection ; et c'est quand un être quel qu'il soit a atteint toute sa vertu particulière, qu'on peut dire de lui qu'il est achevé et parfait ; car alors il a éminemment obtenu son état naturel. Ainsi, un cercle est parfait quand il est cercle le plus régulièrement possible. Le vice, au contraire, est la déchéance et la destruction de cet état conforme à la nature spéciale de l'être. Il en est ici des vertus et des vices comme de tout autre chose ; et, par exemple, d'une maison : on ne dit pas que son achèvement soit une altération qu'elle subit; car il serait par trop étrange de prendre le toit ou la tuile pour une altération, et de croire que la maison subit une altération au lieu de croire qu'elle s'achève, quand elle reçoit son faîte et son toit. Il en est absolument de même pour les vertus et les vices, et pour les êtres qui les possèdent ou qui les acquièrent. Les vertus sont des achèvements et des perfections ; les vices sont des dégradations et des déchéances; niais ni les vertus ni les vices ne sont vraiment des altérations.

J'ajoute que les vertus et les vices ne sont que des relations, et ne consistent que dans une certaine manière d'être par rapport à certaines choses. Ainsi, pour les vertus et les qualités purement corporelles, comme la santé et l'embonpoint, elles consistent dans le mélange et la proportion du chaud et du froid, soit que l'on considère ces éléments dans leurs rapports réciproques à l'intérieur (lu corps, soit qu'on les considère au dehors, c'est-à-dire dans le milieu dont le corps est entouré. Même réflexion pour la beauté, pour la force, en un mot, pour les vertus ou les vices du corps. Chacune de ces façons d'être consiste dans une disposition spéciale relativement à une certaine chose; et elle dispose le corps en bien ou en mal aux affections spéciales que cette chose produit.

J'entends d'ailleurs par affections spéciales celles qui, dans l'ordre naturel des choses, peuvent produire l'être ou le détruire, à tel ou tel égard. Ainsi les vertus et les vices ne sont que des relatifs; mais, comme les relatifs ne sont jamais eux-mêmes des altérations, et qu'il n'y a pour eux ni altération, ni génération, ni absolument parlant aucune espèce de changement, il en faut conclure que les qualités ou façons d'être ne sont pas des altérations, non plus que la perte ni l'acquisition de ces quali¬tés. Tout ce qu'on peut dire, c'est que, pour que ces qualités naissent ou se produisent, il faut que certaines autres choses changent et s'altèrent. C'est justement ce que nous disions pour la forme et la figure. Ces autres choses sont les éléments chauds et froids, secs et humides, c'est-à-dire les éléments primitifs dont les êtres sont composés. Chaque vice et chaque vertu en particulier, qui sont des qualités, doivent varier et changer selon les lois de la nature de l'être qui les possède. Par exemple, la vertu du corps c'est d'être insensible à certaines choses, ou plutôt c'est de sentir les choses uniquement comme elles doivent être senties. Le vice du corps le rend sensible ou insensible d'une manière toute contraire à la vertu.

Ce qu'on vient de dire des qualités du corps s'applique aux qualités de l'âme. Les qualités de l'âme, en effet, consistent également à être dans une certaine disposition relativement à certaines choses. lei aussi les vertus sont des perfections et des achèvements, tandis que les vices sont des désordres et des déchéances, La vertu dispose bien pour les affections et les passions qui appartiennent à la nature propre de l'être, tandis que le vice, au contraire, dispose mal. Par conséquent, les vertus et les vices pie l'âme ne sont pas plus des altérations que les vices et les vertus du corps; la perte et l'acquisition des unes ou des autres ne sont pas davantage de vraies altérations.

Seulement, il y a nécessité absolue que les vertus et les vices de l'âme, comme ceux du corps, ne puissent se produire qu'à la suite d'une altération ou d'un changement dans la partie capable de sentir. Or, cette partie de l'âme n'est modifiée et altérée que par les choses que l'on sent. Toute la vertu morale se rapporte en définitive aux joies et aux douleurs du corps, soit qu'il s'agisse de la sensation présente, soit qu'il s'agisse du passé et d'un souvenir, soit enfin qu'il s'agisse de l'avenir et d'une espérance. Tantôt c'est l'action de la sensibilité présente; tantôt c'est l'action de la mémoire et de l'espérance, selon qu'on a plaisir à se souvenir de ce qu'or a senti, ou à espérer ce qu'on doit sentir. Par conséquent, le plaisir, du genre dont nous parlons ici, se rapporte à (les causes sensibles. Or, comme c'est à la suite du plaisir que se forment les vertus et les vices; dont le domaine n'est en réalité que le plaisir et la douleur, et comme le plaisir et la douleur ne sont que des altérations et des modifications de la partie sensible de l'âme, il en résulte évidemment qu'il faut de toute nécessité une modification préalable et une altération de quelque chose pour que l'âme puisse acquérir ou perdre la vertu ou le vice. Ainsi, la vertu et le vice se produisent bien avec une altération ; mais la vertu et le vice ne sont pas eux-mêmes des altérations proprement dites.

Les mêmes remarques qu'on vient de faire sur les qualités sensibles de l'âme, peuvent s'appliquer aussi à ses facultés intellectuelles. Elles ne sont pas davantage des altérations, et l'on ne peut pas dire qu'il y ait pour ces qualités non plus une génération véritable. Ainsi, la science consiste surtout dans une certaine disposition de l'âme relativement a certaine chose; ce n'est donc qu'un relatif; et ce qui prouve bien qu'il n'y a point ici génération des qualités intellectuelles de l'âme, c'est que la partie de l'âme qui est faite pour acquérir la science, ne l'acquiert pas par suite de quelque mouvement qui se passerait en elle; elle l'acquiert uniquement à la condition de quelque chose qui existait préalablement; car, lorsque le phénomène particulier se produit, l'âme le connaît eu quelque sorte aussitôt par l'universel qu'elle possédait antérieurement.

Bien plus, on ne peut pas même dire qu'il y ait une véritable génération de l'acte de la science, pas plus qu'il n'y en a pour la faculté qui l'acquiert, à moins qu'on ne veuille soutenir aussi qu'il y a génération de la faculté de voir ou de toucher dans l'acte de la vue ou dans l'acte du toucher, et que l'acte de l'intelligence est tout pareil à ceux-là. Mais l'acquisition initiale de la science ne peut pas non plus passer pour une génération ni une altération, puisque la science ou la réflexion contemplative dans l'intelligence nous apparaît comme un repos et un temps d'arrêt. Or, il n'y a pas besoin de génération quelconque pour arriver au repos; car, ainsi que nous avons essayé de le démontrer plus haut, (Livre V, ch. III), il n'y a point de génération pour un changement quelconque, pas plus pour l'altération que pour tout autre. On peut même aller plus loin; et de nième que quand quelqu'un sort d'une ivresse, d'un sommeil ou d'une maladie pont' revenir à un état contraire, on ne dit pas qu'il redevient savant, bien que quelques instants auparavant il fût hors d'état (le faire usage de la science, de même on ne peut pas dire précisément qu'un homme devient savant quand il acquiert la science pour la première fois. On ne peut devenir savant et sage que quand l'âme s'est apaisée et remise du trouble physique. C'est parce que ce trouble est violent dans les enfants qu'ils ne peuvent apprendre et porter un jugement d'après leurs sensations, aussi bien que les personnes plus âgées; c'est en eux comme une agitation perpétuelle, que la nature suffit à calmer avec le progrès des années; et qui peut se calmer aussi par d'autres causes. Mais, dans tous les cas, quand on ac¬quiert la science soit pour la première fois, soit après ion trouble passager, c'est qu'il s'est produit toujours cer¬taines modifications ou altérations dans le corps, de même qu'il s'en produit une quand on se réveille après le sommeil, et quand on recommence â comprendre les choses après qu'on s'est dégrisé ou réveillé complètement.

Donc en résumé, on doit voir que l'altération ne peut se produire que dans les choses sensibles et dans la partie sensible de l'âme; si elle se produit ailleurs, ce n'est jamais que d'une façon indirecte. Mais, après cette digression, je me hâte de revenir à la théorie du mouvement, et de la poursuivre dans de nouveaux détails.

V.

Après avoir établi dans ce qui précède les rapports du moteur au mobile, il nous faut voir maintenant quels sont les rapports des mouvements entre eux. On peut se demander, en effet, si tout mouvement quel qu'il soit est comparable à. un autre mouvement quelconque, ou bien si au contraire les espèces de mouvements sont tellement différentes entre elles qu'il est impossible de les comparer.

Si l'on admet que tous les mouvements sont comparables, on arrive à bien des impossibilités, et, par exemple, à celle-ci qu'une ligne courbe peut être égale à une droite partant des mêmes points, ou plus grande que cette droite, ou plus petite, en vertu de ce principe qu'un corps qui parcourt un espace égal dans un temps égal, est doué d'une égale vitesse; car alors il suffirait d'une vitesse plus grande pour que le mouvement en ligne courbe fut égal au mouvement en ligne droite. De même encore on en arriverait à conclure qu'une altération est égale à une translation, parce que ce serait dans un temps égal que d'une part le corps aurait été altéré, et que d'autre part il aurait été déplacé dans l'espace. Par conséquent, une affection deviendrait égale à une longueur; ce qui est impossible. Il y a bien sans doute égalité de vitesse quand le mouvement est égal dans un temps égal; mais il ne se peut jamais qu'une affection soit égale à une longueur; et par conséquent, il n'y a pas d'altération égale à fine translation, ni moindre, ni plus grande qu'une translation quelconque. Donc non plus, un mouvement quelconque n'est pas comparable à un mouvement quelconque. C'est ce que nous allons prouver.

Dans l'exemple que nous prenions tout à l'heure, quels sont les vrais rapports du mouvement en ligne courbe et du mouvement en ligne droite? On peut soutenir avec une égale apparence de vérité que ces deux mouvements sont comparables, et qu'ils ne le sont pas. Il ne faut pas croire que deux objets ne puissent point avoir un mouvement pareil, l'un en ligne droite et l'autre en cercle, et qu'il faille toujours que l'un soit plus rapide et l'autre plus lent, comme si l'un descendait une pente et que l'autre la remontât; le mouvement des deux peut être égal. Mais pour prouver cette assertion, il ne servirait de rien de dire que le mouvement en ligne droite, pouvant être ou plus grand ou plus petit que le mouvement en ligne courbe, il doit aussi pouvoir lui être égal; car de ce qu'une chose peut être plus grande ou plus petite, il rie s'ensuit pas qu'elle puisse être égale.

Soit, le temps A où l'un des corps parcourt la distance B, et l'autre, la distance C; B est plus grand que C, et l'on suppose que le corps B est animé d'un mouvement plus rapide que C, puisque dans un temps égal il parcourt une distance plus grande; de même que si le mouvement est égal dans un temps moindre, il faut que le corps soit animé d'une plus grande vitesse. Donc le corps B parcourra une distance égale à la courbe dans une partie du temps A, tandis que le corps C mettra le temps A. tout entier à parcourir la courbe C tout entière. Que si l'on prétend que les deux mouvements sont comparables, alors il en résulte cette conclusion, dont nous signalions un peu plus haut l'impossibilité, à savoir que la ligne droite et la courbe sont égales. Mais comme ces deux lignes ne sont pas comparables, les mouvements qui les parcourent ne le sont pas davantage.

D'ailleurs, pour qu'on puisse établir une réelle comparaison entre deux choses, il faut que ces choses ne soient pas simplement homonymes. Ainsi, pourquoi ne peut-on pas comparer ces trois objets, le stylet dont on se sert pour écrire, le vin qu'on boit, et la note de la musique que l'on chante, bien que tous les trois soient aigus et aigres? C'est uniquement parce que ces trois choses ne sont qu'homonymes, et que dès lors on ne peut les comparer entre elles. Mais dans un seul et même genre, on peut fort bien comparer la tonique et la dominante, parce que pour l'une et pour l'autre l'expression d'Aiguë a tout à fait le même sens. Mais quand on dit qu'un mouvement circulaire et un mouvement en ligne droite sont rapides, cette expression de Rapide n'est-elle pas prise pour tous les deux dans le mémo sens? Et cette expression est-elle moins applicable à l'altération et à la translation qu'on voudrait comparer? A cette théorie, on peut répondre qu'il ne suffit pas, pour que des choses soient comparables, qu'elles ne soient point homonymes. Ainsi, le mot Beaucoup appliqué à l'eau et à l'air n'est pas homonyme; car il signifie la même chose; et cependant l'eau et l'air ne sont pas pour cela comparables. Si au lieu du terme de beaucoup, on veut prendre celui de Double, le double signifie bien la même chose de part et d'autre, puisque c'est toujours le rapport de deux à un ; et cependant les deux éléments n'en sont pas plus comparables entre eux ; l'air ne peut pas être le double de l'eau, ni réciproquement.

Mais l'explication peut-elle s'appliquer également bien à ces cas divers? Le mot Beaucoup lui-même peut être homonyme; car il y a des choses pour lesquelles les définitions sont homonymes aussi bien que les mots. Ainsi, Beaucoup signifie d'abord une certaine quantité de la chose, un Tant, et quelque chose en sus. Mais Tant, c'est-à-dire Égal, est un mot homonyme. Un aussi est à, certains égards homonyme; et si Un est homonyme, Deux l'est comme lui ; et le double que nous citions tout à l'heure, est homonyme aussi. Alors on peut se demander pourquoi certains objets sont comparables, tandis que d'autres ne le sont pas, si au fond leur nature est une et la même.

Est-ce qu'il y a une comparaison possible dans le cas seulement où le récipient primitif est le même? Et est-ce qu'il n'y a pas possibilité de comparer quand ce récipient est différent? Par exemple, on peut bien comparer un cheval et un chien sous le rapport de la blancheur, parce que de part et d'autre le primitif de la blancheur est le même, c'est-à-dire la surface dans l'un et l'autre de ces animaux. Même remarque pour leur grandeur. Mais il est impossible de comparer l'eau et la voix, parce qu'elles sont dans un tout autre primitif, si l'on dit, par exemple, de l'une et de l'autre qu'elles sont claires, ou qu'elles sont douces. Mais n'est-il pas évident qu'on peut ainsi tout identifier et tout confondre, en disant seulement que pour chaque chose le primitif est différent? Ainsi l'égal, le doux, le blanc, se confondraient pour tout objet; seulement, ils seraient dans des primitifs différents. On pourrait même ajouter que ces récipients primitifs eux-mêmes ne sont pas arbitraires, et qu'il n'y en a qu'un seul pour chaque qualité spéciale.

Ceci nous mène à comprendre à quelles conditions les objets sont comparables. Ces conditions sont au nombre de deux : d'abord, il faut que ces objets ne soient pas homonymes ; et, en second lieu, il ne doit y avoir de différence, ni dans l'objet lui-même, ni dans l'espèce à laquelle on le rapporte. Je m'explique, par un exemple, et je prends celui de la couleur. Sans doute, la couleur est susceptible de différences et de divisions; mais, sous ce rapport général, les objets ne sont pas comparables, et l'on ne peut pas se demander si un objet est plus coloré qu'un autre. Mais il faut spécifier la couleur, au lien de n'en parler qu'en tant que couleur, et dire, par exemple, que tel objet est plus ou moins blanc que tel ou tel autre.

En appliquant ce principe au mouvement, nous verrons quels mouvements sont ou ne sont pas comparables entre eux. On dit, en effet, de deux mobiles qu'ils ont une vitesse égale, lorsque, dans un temps égal, ils parcourent une égale distance, qui a telle on telle dimension. Mais si, dans le même intervalle de temps, l'un des mobiles a subi un mouvement d'altération, tandis que l'autre a subi un mouvement de translation, peut-on comparer la vitesse de l'altération à la vitesse du déplacement? C'est impossible, parce qu'alors le mouvement a des espèces diverses qui ne se ressemblent pas.

Si donc deux mobiles sont animés d'une vitesse égale, lorsque dans un temps égal ils parcourent une égale distance, il s'ensuivra que la droite et la courbe partant des mêmes points et aboutissant aux mêmes points seront égales; ce qui ne se peut pas. Et pourquoi la translation en ligne droite et la translation circulaire ne sont-elles pas comparables? Est-ce parce que la translation est un genre qui contient des espèces diverses, circulaire ou en ligne droite, et parce que la ligne aussi est un genre, ou droite, ou circulaire ? Le temps ne peut pas empêcher la comparaison, puisque de part et d'autre il est le meute et toujours indivisible en espèce. Ou bien est-ce parce que la translation et la ligne ont des espèces différentes ? Et que les différences de la translation varient avec les directions dans lesquelles elle a lieu ? La translation varie même selon les moyens par lesquels elle se fait ; et, par exemple, si c'est à l'aide de pieds, on l'appelle la marche; si c'est par des ailes, on l'appelle le vol. Ou bien ne peut-on pas dire qu'au fond ici la translation est identique, et qu'elle ne diffère que par des formes tout extérieures? Il est bien vrai que les mobiles ont une vitesse égale, lorsque, dans nn même temps, ils parcourent une égale distance; mais il faut, en outre, que cette distance égale ne diffère pas en espèce, et que le mouvement ne diffère pas en espèce plus que la distance parcourue.
Il faut donc regarder avec le plus grand soin aux différences que le mouvement peut présenter, quand on veut faire une comparaison exacte. On doit aussi se dire que le genre même n'est pas une unité parfaite, et qu'il cache et renferme toujours en lui bien d'autres ternies qui peuvent causer une erreur; car, parmi les homonymies, il y en a qui sont fort éloignées et qu'on reconnaît sur le champ ; d'autres, au contraire, sont fort rapprochées, et elles peuvent faire illusion, selon que les objets ont plus ou moins de ressemblance, soit par le genre dans lequel ils sont, soit pal' l'analogie d'emploi et de situation. Ce n'en sont pas moins des homonymies, bien qu'on ait peine à les distinguer. Et, puisqu'il s'agit ici d'espèces différentes de mouvement, comment reconnaîtra-t. on que l'espèce est différente? Suffit-il, pour que l'espèce soit différente, que le sujet soit autre? Ou fart-il que l'espèce soit autre elle-même dans un autre sujet? Quelle est en ceci la limite? Et comment jugeons-nous, par exemple, que le blanc et le doux sont d'une même espèce ou d'espèce différente ? Est-ce parce que la qualité parait différente dans un sujet différent? Ou bien parce qu'en soi la qualité n'est pas du tout la même des deux côtés?

En considérant particulièrement le mouvement d'altération, on peut se demander comment une altération pourra être égale en vitesse à telle autre altération. Par exemple, en prenant la guérison d'une maladie comme un mouvement d'altération d'un certain genre, il est possible que tel malade guérisse plus vite, et que tel autre guérisse plus lentement, de même qu'il est possible également que plusieurs malades guérissent dans le même temps. On peut dire alors que l'altération est d'une égale vitesse, puisque le malade s'est modifié et a varié dans un temps égal. Mais on peut faire une objection à ceci, et se demander précisément : Qu'est-ce qui est modifié et altéré? Il ne peut être question, dans ce cas, d'égalité proprement dite ; car ce n'est pas de l'égalité, mais de la ressemblance qu'il s'agit, puisqu'on est passé de la catégorie de quantité à celle de qualité. A cette objection, on peut répondre que vitesse égale signifie, dans le cas dont nous nous occupons, que le même changement s'est fait dans un temps égal.

Ainsi revient la question des conditions requises pour qu'une comparaison soit exacte. Est-ce l'objet dans lequel est, l'affection qu'il faut comparer? Ou bien est-ce l'affection elle-même? Dans le cas que nous venons de citer, où l'on comparait des malades, la guérison est identique pour les deux, et elle n'a été ni plus ni moins rapide pour l'un que pour l'autre. Mais si, au lieu d'une affection identique, il s'agit d'une affection différente, la comparaison n'est plus possible. Par exemple, si d'un côté il y a l'altération d'une chose qui blanchit, et de l'autre l'altération d'une chose qui guérit, il n'y a plus là d'identité, ni d'égalité, ni de ressemblance. Il y a plusieurs espèces d'altération qu'on ne peut comparer entre elles, de même que tout à l'heure il y avait plusieurs espèces de translation, l'une en ligne droite, et l'autre en ligne courbe. Il n'y a qu'à voir alors combien il y a d'espèces d'altération et d'espèces de translation.

Si donc les mobiles, dans leurs mouvements essentiels et non accidentels, diffèrent en espèces, ils différeront aussi dans les espèces de leurs mouvements; s'ils diffèrent en genre, leurs mouvements différeront en genre aussi, et s'ils diffèrent en nombre, les mouvements diffèreront en nombre également. Mais encore une fois, faut-il regarder à l'affection pour savoir si elle est identique ou seulement pareille, et, par exemple, si deux altérations se font avec une égale vitesse? Ou bien faut-il regarder à l'objet altéré, pour savoir si l'un, par exemple, blanchit de telle quantité, et l'autre de telle autre quantité? Ou bien encore faut-il regarder aux deux, c'est-à-dire à l'affection même et à l'objet qui la subit? L'altération, dans l'affection dont il s'agit, est. ou la même, ou différente, selon que l'affection elle-même est ou identique ou différente ; l'altération est égale ou inégale, selon que l'affection est égale ou inégale elle-même.

Voilà pour la comparaison des mouvements d'altération et de translation. Quant à la génération et à la destruction, on peut faire la même recherche, et on peut se demander aussi : Comment une génération peut-elle être d'une vitesse égale à la vitesse d'une autre génération ? La génération est également rapide, si c'est dans un temps égal que le même être, c'est-à-dire l'individu de la même espèce, l'homme, par exemple, et non l'animal, est produit. La génération est plus rapide si, dans un temps égal, c'est un être différent qui est produit et formé; et quand je dis un être différent, c'est toujours un être de la même espèce ; car on ne peut, pour la substance, comparer deux êtres divers, comme on compare ceux entre lesquels on trouve de la dissemblance. Ils sont deux sous le rapport de l'altération; mais il y a ici une absolue identité sous le rapport de la substance. Que si l'on prend la substance pour un nombre, et si l'on prétend qu'on peut alors comparer les substances comme des nombres dont l'un est plus fort que l'autre, bien que tous les deux soient de la même espèce, je réponds qu'il n'y a pas de nom particulier pour exprimer cette relation de deux substances, de même que, pour exprimer ce rapport entre deux qualités, on dit que l'une est plus telle chose que l'autre, et que, pour l'exprimer entre deux quantités, on dit que celle-ci est plus grande que celle-là. Mais, dans les substances que l'on compare, il n'y a rien de semblable.

VI.

Après avoir montré comment on peut comparer les mouvements entre eux, je dois faire voir quels sont les rapports proportionnels qu'ils peuvent avoir. Je reviens d'abord à quelques principes que j'ai déjà indiqués.

Tout moteur meut toujours un mobile dans quelque chose et dans une certaine mesure ; il agit sur ce mobile dans quelque chose, c'est-à-dire pendant un certain intervalle de temps; et il le meut dans une certaine mesure, c'est-à-dire qu'il le. porte à une certaine distance; car le moteur meut toujours en même temps qu'il a mu. Le mobile est toujours une certaine quantité, et il est mu d'une certaine quantité. Représentons le moteur par A, le mobile par B, et par C la quantité dont le mobile a été mu ; le temps durant lequel le mouvement a en lieu sera représenté par D. Dans un temps égal, la puissance représentée par A fera faire à la moitié du mobile B un mouvement double de C, et elle lui fera parcourir la distance C dans la moitié du temps D; car telle est la proportion régulière de ces mouvements entre eux. Ainsi, la puissance restant la même et aussi le temps, le mobile réduit de moitié parcourt un espace double; et en second lieu, la puissance étant la même, le mobile réduit de moitié parcourt un espace égal dans la moitié du temps.

Par suite, on peut poser deux autres règles qui sont la conséquence de celle-ci. La puissance et le mobile restant les mêmes, le mouvement sera moitié moindre dans la moitié du temps; et si l'on réduit la force de moitié, elle produira la moitié du mouvement sur le même mobile et dans le même temps. Soit, par exemple, la puissance E moitié de la puissance A, et F le nouveau mobile, qui est moitié du premier mobile B. Les rapports restent les mêmes dans cette seconde hypothèse, et la force reste en proportion avec le poids à mouvoir. Par conséquent, ces deux forces produiront un égal mouvement dans un temps égal.

Du reste, il ne faut pas croire que si E moitié de A peut mouvoir F moitié de B, de l'espace C dans le temps D, il en résulte nécessairement que E puisse aussi mouvoir le double de F dans un temps égal et de la moitié de C; car il se peut fort,bien que la puissance qui peut mouvoir la moitié d'un mobile, ne puisse pas toujours et nécessairement mouvoir le mobile entier. Réciproquement, si A meut B dans un temps D d'une quantité égale à C, il est clair que la moitié de A représentée par E ne pourra pas mouvoir B dans le temps D. Cette moitié de la puissance ne pourra même pas peut-être faire parcourir au mobile une partie de C, ou telle partie proportionnelle qui serait à C tout entier comme A est à E; car il se peut dans ce cas qu'il n'y ait pas du tout de mouvement. Si par exemple, il faut la force tout entière pour mouvoir tel poids, la moitié de la force ne pourra produire aucun mouvement, ni d'un intervalle quelconque, ni dans une proportion quelconque de temps; car autrement il suffirait d'un seul homme pour mettre un navire en mouvement, si l'on pouvait ainsi diviser la force de tous les matelots, soit relativement au nombre, soit relativement à la distance que tous réunis ont pu faire parcourir au bâtiment en combinant leurs efforts.

Ceci fait bien comprendre l'erreur où tombe Zénon, quand il prétend qu'une parcelle quelconque d'un boisseau de grains doit faire du bruit en tombant, parce que le boisseau entier en fait quand on le laisse tomber. Il est clair qu'une parcelle est toujours hors d'état de remuer à elle seule cet air que meut le boisseau entier; isolée et réduite à elle-même, elle ne meut même pas autant d'air qu'elle en pourrait mouvoir jointe à la totalité du boisseau. Dans le tout, elle n'est qu'en puissance, j'en conviens, et elle n'y est pas en soi ; mais elle y a plus de force cependant que quand elle en est séparée pour agir seule.

Supposons maintenant qu'au lieu de considérer une force unique, nous ayons deux forces réunies et agissant dans le même sens. Si chacune des forces prise à part meut chaque mobile de telle quantité dans tel temps donné, je dis que les deux forces réunies pousseront le poids total formé de la réunion des deux poids, d'une quantité égale dans un temps égal. C'est là la règle de la proportion. Cette dernière règle jointe aux précédentes, complète ce que nous avions à dire sur la proportionnalité des mouvements qui ont lieu dans l'espace.

Ces règles qui regardent le mouvement local, le déplacement, peuvent-elles encore s'appliquer à. l'altération et à l'accroissement, c'est-à-dire aux deux autres espèces de mouvement? Elles y sont certainement applicables; mais avec les modifications nécessaires. Ainsi pour l'accroissement, il y a ici, comme plus haut, quatre termes qui peuvent être mis en proportion : ce qui accroît, ce qui est accru, le temps durant lequel l'accroissement a lieu, et la quantité dont elle a lieu. De même encore pour le mouvement d'altération, où on peut distinguer l'altérant, l'altéré, la quantité et la durée (le la modification. Dans un temps double, l'objet changera d'une quantité double; et réciproquement; s'il a changé du double, c'est dans un temps deux fois plus long. Dans la moitié du temps, il changera de moitié; et s'il a changé de moitié, on peut affirmer que le temps a été moitié moindre; ce qui n'empêche pas que dans certains cas, il ne puisse changer du double dans un temps égal. Mais ici encore comme antérieurement, si l'altérant et l'accroissant altèrent et accroissent d'une certaine quantité dans un certain temps, il ne s'ensuit pas nécessairement que la moitié fasse la moitié, ou que la moitié agisse deux fois moins dans un temps deux fois moindre; mais selon les cas, il se peut fort bien qu'il n'y ait aucune altération, ni aucun accroissement, ainsi que nous le remarquions tout à l'heure pour le cas où il s'agissait de mobiles pesants.