Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : TOME DEUXIEME : PARTIE V

tome second partie IV - tome troisième partie I

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

GRANDE CHRONIQUE

de

MATTHIEU PARIS

 

TRADUITE EN FRANCAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

ACCOMPAGNÉE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION
PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

 

TOME DEUXIEME ;

 

Paris,

Paulin, Libraire-éditeur,

33, rue de Seine-Saint-Germain.

 

1840.

 

 

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

(historia Major Anglorum).

 

 

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Les évêques reviennent de Rome. — Promulgation de la sentence du pape. — Le roi de France se dispose à exécuter la sentence. — Préparatifs du roi Jean. — L'an du Seigneur 1213, le roi Jean tint sa cour à Westminster, à l'époque de Noël; mais il n'avait avec lui que fort peu de chevaliers. Vers le même temps, Geoffroi, archevêque d'York, qui pendant sept années avait souffert l'exil pour la liberté de l'église et la défense de la justice, quitta ce monde. Cette même année, au mois de Janvier, Étienne, archevêque de Cantorbéry, Guillaume, évêque de Londres, et Eustache, évêque d'Ely, arrivèrent de Rome; et ayant réuni dans les provinces d'outremer une assemblée, à laquelle assistèrent le roi de France, les évêques français, le clergé et le peuple, ils promulguèrent solennellement la sentence portée à Rome contre la rébellion du roi d'Angleterre. Ensuite, au nom du seigneur pape, ils enjoignirent, tant au roi de France qu'à tous autres, sous promesse de rémission de leurs péchés, de prendre tous, les armes, et de se rendre en Angleterre; afin de renverser du trône le roi Jean, et d'y placer, en vertu de l'autorité apostolique, un autre qui en serait plus digne. Aussitôt le roi de France accepta ce rôle, qu'il désirait depuis longtemps et se prépara au combat. Il ordonna à tous les hommes de son vasselage, ducs, comtes, barons, chevaliers et sergents de se rendre à Rouen, aux octaves de Pâques, bien accompagnés, munis d'armes et de chevaux, s'ils ne voulaient être traités comme cuiverts51 et encourir l'exhérédation; punition du crime de lèse-majesté pour celui qui a mérité le nom de traître, vulgairement dit félon. Il fit en outre rassembler tous les navires de ses états et tous ceux qu'il put se procurer ailleurs, les fit garnir de blé, de vin, de viande et d'autres provisions de guerre, afin qu'une si nombreuse armée trouvât des vivres en abondance. Vers le même temps, le roi, avec une adresse de renard et pour pallier ses exactions, se fit donner par toutes les maisons religieuses des chartes, par lesquelles les moines attestaient avoir fourni de bon gré ce qui réellement leur avait été arraché par la violence.

Le roi d'Angleterre Jean, averti par ses espions de ce qui se passait dans les pays d'outremer, songea au moyen de déjouer adroitement les piéges qu'on lui préparait. Ledit roi, au mois de mars, fit faire le dénombrement de tous les navires qui se trouvaient dans tous les ports de toute l'Angleterre par ce message royal envoyé à chaque bailli maritime. «Jean, roi d'Angleterre, etc.... Nous vous ordonnons, au vu de cette lettre, de vous rendre en personne, accompagné des baillis des ports, à chacun des ports de votre bailliage; d'y faire avec grand soin le dénombrement de tous les navires que vous y trouverez pouvant porter six chevaux ou plus; et d'enjoindre de notre part aux maîtres des susdits navires, s'ils tiennent à se conserver eux, leurs navires, et tous leurs biens, de nous les amener à Porstmouth vers le milieu du carême, munis de bons et fidèles mariniers, bien armés, qui devront s'employer à notre service pour notre délivrance. Cela fait, vous retiendrez dans votre mémoire et au moyen d'un rôle exact combien vous aurez trouvé de navires dans chaque port, à qui ils appartiennent, et combien de chevaux chacun d'eux peut porter. Puis vous nous ferez savoir le nombre et la nature des navires qui ne seraient point dans leurs ports le premier dimanche après les Cendres, comme nous l'avions ordonné. Ayez et gardez ce bref, fait sous nos yeux, au Temple-Neuf52, le troisième jour de mars.» Après s'être ainsi occupé des navires, le roi envoya d'autres lettres à tous les vicomtes du royaume sous cette forme. «Jean roi d'Angleterre, etc Faites sommer par bons sommateurs les comtes, barons, chevaliers et tous hommes libres et sergents, quels qu'ils soient et de quelque tenure qu'ils soient, qui doivent avoir des armes ou qui peuvent avoir des armes, et qui nous ont l'ait serment d'hommage et d'allégeance. S'ils nous aiment et s'ils tiennent à se conserver eux et leurs biens, qu'ils se trouvent à Douvres, le premier dimanche après Pâques prochain, bien équipés avec chevaux et armes, et tout ce qu'ils possèdent, pouvant servir à défendre notre tête, leurs têtes et le pays d'Angleterre. Qu'aucun de ceux qui peuvent porter les armes ne reste chez lui sous peine d'être traité comme cuivert et réduit en perpétuel servage. Que chacun suive son seigneur, et que ceux qui n'ont point de terre, mais qui peuvent porter les armes, viennent pour recevoir de nous la paie d'un sol. Et vous, rassemblez toutes les provisions et dites à tous les marchands de vos bailliages de venir à la suite de notre armée, en sorte qu'aucun marché de vos bailliages ne se tienne ailleurs qu'ici. Vous-même soyez ici à l'époque dite avec les susdits sommateurs, et sachez que nous voulons savoir de quelle manière vos bailliages ont contribué; quels sont ceux qui sont venus, quels sont ceux qui ne sont pas venus. Et voyez à venir assez bien accompagné et assez bien muni de chevaux et d'armes, et à exécuter nos ordres avec assez d'exactitude pour que nous ne devions pas nous en prendre à votre corps. Tenez un rôle à ce sujet pour nous avertir des noms de ceux qui seront restés.» Lorsque ces lettres eurent été publiées en Angleterre, des hommes de tout âge et de toute condition qui ne craignaient rien tant que d'être traités comme cuiverts, se rendirent au bord de la mer, sur différents points où le roi devait le plus s'attendre à l'attaque des ennemis, je veux dire Douvres, Féversbam et Ipswich. Mais au bout de quelques jours les vivres ayant manqué à une si grande multitude d'hommes, les chefs de la milice en renvoyèrent dans leurs foyers un bon nombre qui ne se composait que d'une populace sans armes, et gardèrent seulement sur les côtes les chevaliers, les sergents et hommes libres avec les arbalétriers et les archers. Bientôt arriva d'Irlande Jean, évêque de Norwich, avec cinq cents chevaliers et une foule de chevaux: il vint rejoindre le roi qui le reçut avec grande amitié. Lorsque tous furent réunis pour la guerre, on fit le dénombrement de l'armée à Barham-Downe53: et l'on trouva tant en chevaliers d'élite qu'en sergents braves et bien armés soixante mille hommes de bonnes troupes; et si cette armée n'avait eu qu'un cœur et qu'une âme pour les intérêts du roi d'Angleterre et pour la défense de la patrie, il n'y eût pas eu de prince sous le ciel contre qui le royaume d'Angleterre ne pût se défendre. Le roi Jean résolut de livrer à ses adversaires une bataille navale, pour les écraser sur mer, avant qu'ils prissent terre dans ses états. En effet sa flotte était plus nombreuse que celle du roi de France, et il était parfaitement sûr de pouvoir tenir tète à ses ennemis.

Arrivée de Pandolphe, familier du pape. — Propositions conciliatrices. — Repentir du roi Jean. — Traité de paix.   — Faits divers. — Pendant que le roi d'Angleterre, posté sur les côtes avec des forces immenses, attendait l'arrivée du roi de France, deux frères de la milice du Temple abordèrent à Douvres et se présentant d'un air riant au roi, ils lui dirent: «C'est le sous-diacre Pandolphe, familier du seigneur pape, qui nous envoie vers toi, ô roi très-puissant: il désire avoir avec toi une entrevue qui concerne tes intérêts et ceux de ton royaume; car il a à te proposer certain traité de paix par lequel tu pourras te réconcilier avec Dieu et avec l'église; bien que la cour romaine t'ait déclaré déchu du trône et t'ait condamné par sentence.» En entendant les paroles des templiers, il renvoya lesdits templiers en les chargeant d'engager Pandolphe à passer la mer le plus tôt possible. Pandolphe se rendit à l'invitation du roi, et étant venu le trouver à Douvres, il lui dit: «Voici que le très-puissant roi de France a rassemblé à l'embouchure de la Seine une innombrable quantité de navires et, entouré d'un grand nombre de chevaliers, de cavaliers et de fantassins, il attend que de nouvelles forces viennent encore le rejoindre pour fondre alors sur vous et votre royaume, pour vous chasser par la force du trône comme rebelle au Seigneur et au souverain pontife, et pour s'emparer à litre de possession perpétuelle, du royaume d'Angleterre, en vertu de l'autorité du saintsiége apostolique. Il est accompagué par tous les évêques proscrits depuis longtemps hors de l'Angleterre, ainsi que par les clercs et les laïques exilés, qui veulent sous sa conduite recouvrer malgré vous leurs siéges épiscopaux ainsi que tous leurs biens, et qui sont disposés à avoir désormais pour le roi de France le respect et la soumission qu'ils ont eus jadis pour vous et pour vos prédécesseurs. En outre, ledit roi se vante d'avoir reçu de presque tous les seigneurs d'Angleterre des chartes qui lui promettent fidélité et obéissance. Aussi a-t-il pleine sécurité de conduire son entreprise à un excellent résultat. Veillez donc au moins maintenant à vos intérêts qui sont dans l'état le plus-fâcheux; revenez à résipiscence et ne différez plus d'apaiser le Seigneur dont vous avez excité contre vous l'indignation violente. En effet, si vous voulez donner garantie suffisante que vous obéirez au jugement de l'église et que vous vous humilierez sous la main de celui qui s'est humilié pour vous, vous pourrez recouvrer votre royaume de la clémenee du saint-siége apostolique qui, pour votre opiniâtreté, vous a déclaré déchu à Rome. Aujourd'hui, donc, pour que vos ennemis ne se réjouissent pas de votre abaissement, rentrez dans votre cœur; ou craignez de tomber dans un tel embarras, que vous ne puissiez plus vous en tirer, même quand vous le voudriez.»

Le roi Jean, en entendant ces paroles qui le firent profondément réfléchir, fut couvert de confusion et saisi d'une grande inquiétude; car il se voyait de toutes parts entouré de dangers. Il y avait quatre motifs principaux qui ramenèrent à se repentir et à donner satisfaction: le premier, c'est qu'étant excommunié depuis cinq ans et ayant offensé si grièvement Dieu et la sainte église, il en était venu à désespérer tout à fait du salut de son âme; le second, c'est qu'il redoutait l'arrivée du roi de France, qui, en expectative sur les bords de la mer et accompagné d'une nombreuse armée, se préparait à le détrôner; le troisième, c'est qu'il craignait que, s'il en venait à une bataille avec les ennemis, les barons d'Angleterre et ses propres vassaux ne le laissassent tout seul ou ne le livrassent même à la haine de ses adversaires; le quatrième enfin (et c'était là ce qui le troublait plus que toute autre chose), c'est qu'il redoutait que la prophétie de l'ermite Pierre, dont nous avons parlé, ne s'accomplît au jour de l'ascension de Notre-Seigneur, qui approchait, et qu'alors il ne perdît avec la vie le royaume temporel et le royaume éternel. Ces motifs et d'autres semblables le firent tomber dans le désespoir; il se rendit aux conseils de Pandolphe, et accéda non sans grand regret au traité de paix dont nous allons parler. Le roi jura donc, en étendant la main sur les très-saints évangiles et en présence de Pandolphe, qu'il obéirait au jugement de l'église; seize comtes et barons d'entre les plus puissants du royaume jurèrent avec lui sur l'âme de leur roi, que si ledit roi venait à se repentir de la présente convention, eux le forceraient, selon leur pouvoir, à donner satisfaction.

Le treizième jour de mai, le lundi avant l'ascension de Notre-Seigneur, le roi Jean, Pandolphe, les comtes, les barons, et une grande foule se trouvèrent réunis à Douvres, et là on convint unanimement du traité de paix que voici:

«Jean, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, à tous ceux qui verront ces présentes, salut. Par ces lettres patentes munies de notre sceau, nous voulons qu'il soit notoire qu'en notre présence quatre de nos barons, Guillaume, comte de Salisbury, notre frère, Regnault, comte de Boulogne, Guillaume, comte de Warenne, et Guillaume, comte de Ferrières, ont juré sur noire âme que nous observerions de bonne foi et en tous points le traité de paix que voici. En premier lieu, nous avons juré d'une manière solennelle et sans restriction d'obéir aux injonctions du seigneur pape, par-devant son légat ou son nonce, sur tout ce qui a motivé notre excommunication de sa part. Nous donnerons paix véritable et sécurité entière aux vénérables hommes Étienne, archevêque de Cantorbéry, Guillaume, évêque de Londres, Eustache, évêque d'Ély, Gilles, évêque de Hereford, Jocelin, évêque de Bath, et Hubert, évêque de Lincoln; au prieur et aux moines de Cantorbéry, ainsi qu'à Robert, fils de Gaultier, et à Eustache de Vesci, y compris tous autres clercs et laïques intéressés dans cette affaire; prêtant en même temps, devant ledit légat ou délégué le serment public, que nous ne léserons ni eux ni les leurs; que nous n'ordonnerons ni ne permettrons qu'ils soient lésés dans leurs personnes ou dans leurs biens; que nous abjurerons toute colère contre eux; que nous les recevrons dans notre faveur et les y garderons de bonne foi; que nous n'empêcherons ledit archevêque et lesdits évêques, ni n'ordonnerons ni ne permettrons qu'ils soient empêchés dans le libre exercice de leur office, et dans le plein usage de l'autorité et de la juridiction qui leur appartiennent. Sur ces points, nous exhiberons nos lettres patentes tant au seigneur pape qu'à l'archevêque et à chacun des évêques, et nous enjoindrons aux évêques, comtes et barons de notre royaume, en aussi grand nombre et de quelque qualité que l'archevêque et que les susdits évêques le puissent demander, de s'engager par serment et en exhibant des lettres patentes, à veiller de bonne foi sur la ferme observation de cette paix et sécurité. Et si, par malheur, ce dont Dieu nous garde, nous allons à l'encontre par nous-même ou par d'autres, ils pourront s'en référer au saint-siége apostolique, dans l'intérêt de l'église et contre les violateurs de la sécurité et de la paix; et nous perdrons à perpétuité la garde des églises vacantes. Si par hasard nous ne pouvons amener nos barons à prêter ce dernier serment, les susdits prélats, tout aussi bien que si nous étions allé à l'encontre par nous-même ou par  d'autres, pourront s'en référer au saint-siége apostolique dans l'intérêt de l'église et contre les violateurs de la sécurité et de la paix. C'est pourquoi nous avons engagé, auprès du seigneur pape et de l'église romaine, par nos lettres patentes tout le droit de patronage que nous avons sur les églises anglicanes; et nous ferons passer audit archevêque et auxdits évêques, avant leur entrée en Angleterre, toutes les lettres qui doivent être exhibées pour leur sécurité. D'autre côté, si nous le jugeons bon, l'archevêque et lesdits évêques nous prêteront caution par serment et par lettres, sauf l'honneur de Dieu et de l'église, qu'ils n'attenteront rien ni par eux ni par autres contre notre personne ou notre couronne, tant que nous conserverons inviolablement la paix et sécurité que nous leur promettons. Nous donnerons à tous pleine restitution de ce qui leur a été enlevé, et compensation suffisante pour les torts qui ont été faits tant aux clercs qu'aux laïques intéressés dans cette affaire; et cela non-seulement pour leurs biens, mais pour toutes leurs libertés, et nous maintiendrons les libertés que nous leur aurons rendues. Cette restitution datera, pour l'archevêque et pour l'évèque de Lincoln, de l'époque de leur consécration, et pour les autres du commencement de cette discorde. Ni convention, ni promesse, ni concession, tant de morts que de vivants, ne pourront empêcher la compensation des dommages et la restitution des choses enlevées. Nous ne retiendrons rien sous prétexte du servage auquel nous avions droit, mais dorénavant la compensation qui nous est due pour le servage nous sera payée. Nous ferons mettre en liberté sur-le-champ tous les clercs que nous détenons en prison, et nous les ferons rendre à leur liberté propre, ainsi que les laïques qui sont détenus à l'occasion de cette affaire. Aussitôt après l'arrivée de celui qui doit nous absoudre, nous ferons assigner aux délégués dudit archevêque, des évêques et des moines de Cantorbéry une somme de huit mille livres sterling, titre légal, à compter sur la restitution stipulée pour dettes à payer et frais à faire; laquelle somme leur sera remise librement et sans obstacle par les moyens qui sont en notre pouvoir, afin qu'après leur rappel honorable, les susdits prélats reviennent en Angleterre sans que rien les rÉtienne. Cette somme sera répartie ainsi qu'il suit: à Étienne, archevêque de Cantorbéry, deux mille cinq cents livres; à Guillaume, évêque de Londres, sept cent cinquante livres; à Eustache, évêque d'Ely, sept cent cinquante livres; à Jocelin, évêque de Bath, sept cent cinquante livres; à Hubert, évêque de Lincoln, sept cent cinquante livres; au prieur et aux moines de Cantorbéry, mille livres. Dès que nous aurons eu avis de l'acceptation de cette paix, nous agirons sans délai pour faire remettre à l'archevêque, aux évêques et aux clercs de toutes les églises, par les mains de leurs délégués ou procureurs, tous leurs biens meubles avec la libre administration d'iceux, et veillerons à ce que cette remise se fasse en paix. Nous révoquerons publiquement l'interdit, vulgairement l'outlagation54, que nous avions prononcé contre les personnes ecclésiastiques, en protestant, par nos lettres patentes qui doivent être données à l'archevêque, que cet interdit est hors de notre compétence, et que nous n'en prononcerons plus à l'avenir en aucune façon contre les gens d'église; révoquant en outre l'outlagation prononcée contre les laïques intéressés dans cette affaire, et restituant tout ce que nous avons reçu des gens d'église depuis l'interdit, au mépris des coutumes du royaume et des libertés de l'église. Si une question de fait s'agite relativement aux dommages et aux choses enlevées, à leur quantité ou à leur estimation, elle sera résolue par le légat ou le délégué du seigneur pape, après preuves reçues; et quand toutes ces choses auront été accomplies dans les règles, la sentence d'excommunication sera levée. S'il s'élève quelque doute sur les autres articles, et que ces doutes méritent véritablement discussion, et qu'ils ne puissent être tranchés, sur le gré des parties, par le légat ou le délégué du seigneur pape, qu'ils soient portés à l'arbitrage du pape lui-même, et qu'on observe ce qu'il aura décidé à ce sujet. Fait en ma présence, à Douvres, le treizième jour du mois de mai, l'an quatorzième de notre règne.»

Vers le même temps, le roi Jean accusa de trahison et de rébellion Robert, fils de Gaultier, et fit raser le château Baynard, à Londres, le lundi, veille de saint Hilaire, par la main des habitants de Londres. Le jeudi qui suivit, Nicolas, évêque de Tusculum, vint en Angleterre avec le titre de légat. Il se rendit d'abord à Westminster, où il demeura pendant huit jours, et il s'occupa attentivement avec le couvent de l'église de la réformation des choses spirituelles et temporelles. Ce même Nicolas étant venu à Evesham, le jour de la fête de saint Edmond, déposa, pour des raisons plausibles, Roger, abbé de cette église, et mit à sa place Raoul, prieur de Worcester. Vers le même temps, mourut Geoffroi, fils de Pierre, grand justicier d'Angleterre55.

Le roi Jean résigne son royaume et le royaume d'Irlande entre les mains du pape. Formule de l'hommage. — Supplice de l'ermite Pierre. — Après les faits dont nous avons parlé, le roi d'Angleterre, Pandolphe et les seigneurs du royaume se réunirent de nouveau à Douvres dans la maison des chevaliers du Temple, le quinzième jour du mois de mai, la veille de l'ascension de Notre-Seigneur; et là, le roi Jean, ainsi que cela avait été décidé en cour de Rome, résigna sa couronne ainsi que les royaumes d'Angleterre et d'Irlande entre les mains du seigneur pape, que ledit Pandolphe représentait en cette occasion. Après cette résignation, il fit don au pape et à ses successeurs des royaumes plus haut nommés, et confirma cette donation par la charte que voici: «Jean, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, etc., à tous les fidèles chrétiens qui cette charte verront, salut dans le Seigneur. Nous voulons que par cette charte, munie de notre sceau, il soit notoire à vous tous tant que vous êtes, que nous avions offensé en beaucoup de cas Dieu et notre sainte mère l'église; que nous avions grand besoin à cause de cela de la miséricorde divine; et que, pour la satisfaction que nous devions faire à Dieu et à l'église, nous ne pouvions rien offrir de mieux que de nous humilier, nous et notre royaume; voulant donc nous humilier pour celui qui s'est humilié pour nous jusqu'à la mort, et la grâce de l'Esprit-saint nous inspirant, décidé que nous sommes non par la violence de l'interdit ou par la crainte, mais de bonne volonté et spontanément, ainsi que sur l'avis commun de nos barons, nous avons conféré et concédons librement à Dieu, à ses saints apôtres Pierre et Paul, à la sainte église romaine notre dame, au seigneur pape Innocent et à ses successeurs catholiques tout le royaume d'Angleterre et tout le royaume d'Irlande, avec tous droits et toutes dépendances, pour la rémission de tous nos péchés et de ceux de toute notre race tant morte que vivante. Désormais nous recevrons et tiendrons lesdites possessions comme feudataire du pape et de l'église romaine: donation faite en présence du prud'homme Pandolphe, sous-diacre et familier du seigneur pape. En raison de quoi nous avons fait et juré hommage lige, en présence dudit Pandolphe, au seigneur pape Innocent, à ses successeurs catholiques et à l'église romaine selon la forme plus bas mentionnée. Nous ferons cet hommage entre les mains du seigneur pape lui-même si nous le pouvons; obligeant à perpétuité nos héritiers et successeurs nés de notre épouse à prêter sans résistance serment de fidélité et à faire hommage de semblable façon à l'église romaine et au souverain pontife qui se trouvera selon le temps. Pour marque de notre perpétuelle dépendance et concession, nous voulons et établissons que sur nos propres et spéciaux revenus des susdits royaumes, pour tout servage et redevance auxquels nous sommes tenu à cause d'eux, l'église romaine reçoive par an mille marcs sterling, outre le denier du bienheureux Pierre; cinq cents marcs à la fête de saint Michel, cinq cents à Pâques: sur cette sommeil y a sept cents marcs pour l'Angleterre et trois cents marcs pour l'Irlande; à la réserve pour nous et pour nos héritiers de nos justices, libertés et régales. Voulant que tout ce qui a été convenu ci-dessus soit fixe et irrévocable, nous nous engageons pour nous et pour nos successeurs à ne pas aller à l'encontre; et si quelqu'un de mes successeurs ose changer quelque chose à la présente disposition, qu'il soit déchu de la couronne, quel qu'il soit, si, après les avertissements ordinaires, il ne remet les choses dans leur premier état. Et que cette charte qui établit notre dépendance et notre concession soit fixe à jamais. Fait sous nos yeux, dans la maison des chevaliers du Temple à Douvres, en présence de Henri, archevêque de Dublin, de Jean, évêque de Norwich, de Geoffroi, fils de Pierre, de Guillaume, comte de Salisbury, de Guillaume, comte de Pembroke, de Regnault, comte de Boulogne, de Guillaume, comte de Warenne, de Saer, comte de Winchester, de Guillaume, comte d'Arondel, de Guillaume, comte de Ferrières, de Guillaume Bruer, de Pierre, fils d'Hérebert, de Guarin, fils de Gérold, le quinzième jour du mois de mai, l'an quatorzième de notre règne.

Lorsque cette charte eut été rédigée par écrit comme nous l'avons dit, le roi la remit à Pandolphe pour qu'il la fît passer au pape Innocent à Rome; et séance tenante en présence de tous il prêta l'hommage que voici: «Moi Jean, parla grâce de Dieu, roi d'Angleterre et seigneur d'Irlande, à partir de ce jour et dorénavant, je serai fidèle à Dieu et au bienheureux Pierre et à l'église romaine et à mon seigneur pape, le seigneur Innocent, et à ses successeurs catholiquement élus Je ne contribuerai ni en action, ni en paroles, ni en consentement, ni en conseils, à ce qu'ils perdent la vie ou les membres, ou à ce qu'ils soient pris méchamment. J'empêcherai qu'il ne leur soit fait tort si j'en suis instruit, et j'y mettrai terme, si je le puis: en outre, je les en avertirai le plus tôt que je pourrai, ou j'en donnerai avis à telle personne par qui je croirai que cet avis doive être transmis certainement. Je tiendrai secrètes les communications qu'ils m'auront confiées soit par eux-mêmes, soit par leurs messagers, soit par leurs lettres, et personne, moi le sachant, n'en aura connaissance à leur détriment. Je serai en aide pour le maintien et la défense du patrimoine du bienheureux Pierre, et spécialement du royaume d'Angleterre et du royaume d'Irlande, contre tous hommes, selon mon pouvoir. Que Dieu et les saints évangiles que voici me soient pareillement en aide: ainsi soit-il.» Ces faits se passèrent, comme nous l'avons dit, la veille de l'ascension de Notre Seigneur en présence des évêques, comtes et seigneurs plus haut nommés. Pandolphe foula aux pieds l'argent que le roi lui avait remis comme le premier paiement de la redevance: l'archevêque [de Cantorbéry] s'en plaignit et s'y opposa56. Cependant le jour de l'ascension du Seigneur approchait: c'était le lendemain même; et non-seulement le roi, mais encore tous les autres tant absents que présents, étaient dans l'attente à cause de la prophétie de l'ermite Pierre qui (nous l'avons dit) avait annoncé au roi qu'au jour de l'Ascension et dans la suite il ne serait plus roi. Mais lorsque le jour fixé se fut écoulé et que le roi se vit sain et sauf, il fit attacher à la queue d'un cheval l'ermite qui était détenu et enchaîné dans le château de Korfe57, le fit traîner par les rues dans le bourg de Warham, et pendre au gibet lui et son fils. Beaucoup de gens trouvèrent indigne qu'il fût puni d'une mort si cruelle pour avoir dit la vérité. Car en appliquant à sa prophétie les faits que nous avons rapportés plus haut, il restera prouvé que Pierre n'avait pas menti.

Pandolphe passe en France. — Colère de Philippe-Auguste. — Rébellion du comte de Flandre. Pandolphe ayant obtenu les chartes susdites, repassa en France, emportant avec lui huit mille livres sterling qu'il devait remettre à l'archevêque, aux évêques et aux moines de Cantorbéry et à tous les autres exilés, à cause de l'interdit, à compter sur la restitution qui leur serait faite. Comme ils agréèrent la teneur des chartes et la forme de la paix conclue, Pandolphe les engagea fort à rentrer pacifiquement en Angleterre, où ils recevraient pleine et entière restitution. Ensuite il s'adressa au roi de France, qui était sur le point d'entrer à main armée en Angleterre, et l'exhorta instamment à se désister de son entreprise et à rentrer paisiblement dans ses états. Il ne pouvait plus, disait Pandolphe, sans offenser le souverain pontife s'attaquer à l'Angleterre et à son roi, puisque ce dernier était prêt à donner satisfaction à Dieu, à la mainte église et à ses prêtres, et à obéir aux ordres canoniques du seigneur pape. A ces paroles, le roi de France se mit en colère et dit qu'il avait déjà dépensé plus de soixante mille livres à s'approvisionner de navires, de vivres et d'armes, et qu'il s'était engagé dans cette affaire sur l'ordre du seigneur pape, et au nom de la rémission de ses péchés. Aussi, pour dire la vérité, le roi de France n'aurait-il tenu aucun compte des suggestions de Pandolphe, si le comte de Flandre Philippe58 n'avait refusé de le suivre. En effet, il s'était confédéré avec le roi d'Angleterre, et il ne voulait pas rompre son pacte. Ledit comte prétendait que cette guerre était injuste, et l'expulsion du roi d'Angleterre illicite, puisque jusqu'alors aucun des prédécesseurs du roi de France n'avait fait valoir le moindre droit sur le royaume d'Angleterre. Il ajouta en outre que le roi de France s'était emparé injustement de ses terres et de ses châteaux, et détenait contre tout droit son héritage: aussi refusa-t-il absolument de le suivre en Angleterre.

Le roi de France envahit la Flandre. — Le roi Jean envoie sa flotte au secours du comte de Flandre. — Bataille de l'Écluse. — Lorsque le roi de France eut appris cette résolution, de la bouche même du comte de Flandre, il entra en fureur, et le défiant, lui enjoignit de quitter sa cour en toute hâte. Puis il jura par tous les saints de France, ou que la France serait Flandre, ou que la Flandre serait France. Après le départ du comte, le roi de France entra sur ses terres, et ravagea par le fer et par le feu tout ce qu'il rencontra sur son passage. Il envoya ordre aux matelots et aux gardiens de sa flotte, qui étaient en expectative, comme nous l'avons dit, à l'embouchure de la Seine, avec des vivres et des armes, de cingler sans aucun délai vers l'Écluse59, port de la Flandre, et de venir le trouver en diligence. Ce qui fut fait. Le comte de Flandre qui redoutait fort l'attaque du roi de France, envoya un prompt message au roi d'Angleterre, pour lui annoncer ce qui avait eu lieu à son sujet, et pour lui demander avec instance qu'il daignât lui envoyer des secours. A cette nouvelle, le roi d'Angleterre s'occupa d'envoyer des renforts audit comte. Il choisit Guillaume, comte de Salisbury, son frère; Guillaume, comte60 de Holland; Regnault, comte de Boulogne, tous trois guerriers d'élite. Il leur donna cinq cents vaisseaux, sept cents chevaliers, et une suite nombreuse de cavaliers et de fantassins. Cette flotte, après une heureuse navigation, arriva en Flandre et se présenta devant le port de l'Écluse. Les Anglais s'étonnèrent fort, en y trouvant une grande quantité de vaisseaux et restèrent stupéfaits: bientôt, sur le rapport de leurs espions, ils apprirent que c'était la flotte du roi de France, qu'elle venait d'arriver, et qu'à l'exception d'un petit nombre de marins, elle était dégarnie de tous ceux qui devaient la garder; car les chevaliers français à qui la défense de la flotte avait été confiée, étaient descendus à terre pour porter le ravage dans le pays du comte de Flandre. Lorsque les chefs de la flotte anglaise eurent reçu cet avis, ils s'armèrent sur-le-champ, attaquèrent les vaisseaux français avec impétuosité; en quelques instants ils s'emparèrent des matelots, coupèrent les cordages et dirigèrent vers l'Angleterre trois cents navires français, chargés de froment, de vin, de farine, de viande, d'armes et de beaucoup d'autres munitions61. En outre ils mirent le feu à plus de cent vaisseaux qui avaient été tirés à sec, et les brûlèrent complétement après y avoir fait un grand butin. Dans ce désastre, le roi de France et presque toute la noblesse d'outre-mer, perdirent ce qu'ils avaient de plus précieux ici-bas. Ensuite les comtes anglais, emportés par une ardeur inutile, sortirent de leurs vaisseaux avec leurs armes et leurs chevaux de guerre, et poursuivirent vivement ceux des Français qui avaient pu prendre la fuite; mais le roi de France, qui n'était pas éloigné du lieu de la bataille, détacha les chevaliers sur lesquels il comptait le plus, afin de chasser ces nouveaux ennemis et de savoir habilement qui ils étaient. Les Français s'armèrent à la hâte et marchèrent rapidement à la rencontre de leurs adversaires: une bataille s'engagea, et les comtes, après avoir perdu beaucoup des leurs, prirent la fuite et regagnèrent à grand'peine leurs vaisseaux. Lorsqu'ils y lurent entrés, les Français retournèrent vers le roi Philippe qui leur demanda ce qui s'était passé, et d'où venaient ces ennemis inattendus. Les chevaliers lui répondirent que c'était l'armée du roi d'Angleterre, envoyée par lui au secours du comte de Flandre; et ils racontèrent au roi avec détail le dommage irréparable que sa flotte avait éprouvé. A la nouvelle de cet événement, le roi Philippe abandonna la Flandre62, fort troublé de la perte qu'il avait subie, lui et les siens.

Projets du roi Jean contre la France. — Il est relevé de l'excommunication. — Ordonnances diverses. — Fermeté d'Étienne Langton. — Lorsque le roi d'Angleterre eut appris par un message ce qui s'était passé en Flandre, il en fut très-joyeux et surtout fort rassuré, parce qu'il sentit que l'expédition du roi de France se trouvait différée pour un temps. Alors il licencia les seigneurs et toute la multitude de gens de guerre qu'il avait rassemblée sur les côtes pour la défense de la patrie, et permit à chacun de retourner chez soi. Puis il fit passer une grande somme d'argent à ses chevaliers qui se trouvaient en Flandre, leur promettant les secours de l'empereur, afin qu'ils entrassent à main armée sur les terres du roi de France et qu'ils s'y livrassent à l'incendie et aux rapines. Le roi lui-même réunit une nombreuse armée à Porstmouth pour passer en Poitou. Ainsi, il se proposait d'attaquer le roi et le royaume de France à l'occident, tandis que ceux qui étaient en Flandre y entreraient à l'orient. Tous leurs efforts devaient tendre à faire rentrer les terres perdues sous la domination de leur ancien seigneur. Mais il en arriva autrement que le roi Jean ne l'espérait: car les seigneurs d'Angleterre refusèrent de le suivre avant qu'il eût été absous de la sentence d'excommunication. Arrêté par cet obstacle, le roi envoya les chartes de vingt-quatre comtes et barons à l'archevêque et aux évêques proscrits, pour leur inspirer plus grande sécurité et pour les déterminer à venir sans crainte en Angleterre, où ils recevraient sur-le-champ, selon le traité de paix dont nous avons parlé, tous leurs biens et toute compensation pour les torts qui leur avaient été faits. Sous la médiation de Pandolphe et après avoir préparé tous leurs bagages pour rentrer dans leur patrie, Étienne, archevêque de Cantorbéry, Guillaume, évêque de Londres, Eustache, évêque d'Ély, Hubert, évêque de Lincoln, Gilles, évêque de Héreford, s'embarquèrent ainsi que tous les clercs et laïques exilés à cause de l'interdit; ils abordèrent à Douvres le 17 avant les calendes d'août, le jour de la bienheureuse vierge Marguerite, et se rendirent à Winchester auprès du roi. Le roi, ayant appris leur arrivée, alla à leur rencontre; et, à la vue de l'archevêque et des évêques, il se prosterna à leurs pieds, versant des larmes, et les priant d'avoir pitié de lui et du royaume d'Angleterre. L'archevêque et les évêques, touchés de la grande humilité du roi, le relevèrent en pleurant aussi, puis l'escortant à droite et à gauche, ils le conduisirent à l'entrée de l'église cathédrale. Là, on entonna le cinquantième psaume [de David]; puis ils lui donnèrent l'absolution, selon le rite ecclésiastique en présence de tous les seigneurs qui versaient des larmes de joie. Cette absolution fut célébrée dans le chapitre de Winchester. Dans cette cérémonie, le roi jura, la main étendue sur les très-saints Évangiles, qu'il chérirait, défendrait et aurait en sa garde, contre tous adversaires, selon son pouvoir, la sainte église et ses prêtres; qu'il rétablirait les bonnes lois de ses prédécesseurs, et principalement les lois du roi Édouard, et qu'il détruirait les mauvaises; qu'il jugerait tous ses hommes selon les justes jugements de sa cour, et qu'il rendrait à chacun son droit. Il jura aussi que sous Pâques prochain, il ferait pleine restitution de leurs biens enlevés à tous ceux qui avaient souffert à cause de l'interdit, sous peine d'encourir de nouveau sentence d'excommunication. Il jura enfin fidélité et obéissance au pape Innocent et à ses successeurs catholiques, comme cela était exprimé dans l'écrit mentionné plus haut. Ensuite l'archevêque conduisit le roi à l'église et célébra la messe. La messe dite, l'archevêque, les évêques et tous les seigneurs s'assirent à table avec le roi; le repas fut égayé par la joie et l'allégresse. Le lendemain, le roi envoya des lettres à tous les vicomtes du royaume d'Angleterre, leur ordonnant de prendre dans chacune des villes de leur domaine quatre loyaux hommes avec le prévôt, et de leur donner rendez-vous à Saint-Albans pour la veille des nones d'août, afin de faire par eux et par leurs autres officiers une enquête exacte sur les dommages et pertes éprouvés par chacun des évêques, et sur ce qui leur était dû. Le roi Jean se rendit ensuite en toute hâte à Porstmouth pour passer de là en Poitou; il confia le gouvernement de l'Angleterre à Geoffroi, fils de Pierre, et à l'évêque de Winchester, leur enjoignant de prendre l'avis de l'archevêque de Cantorbéry sur toutes les affaires du royaume. Bientôt une grande foule de chevaliers vinrent trouver le roi et se plaignirent du long séjour qu'ils avaient fait dans ce lieu et pendant lequel ils avaient dépensé tout leur argent; d'où il résultait qu'ils ne pouvaient le suivre en Poitou, s'il ne leur fournissait sur le fisc les sommes nécessaires. Le roi Jean refusa plein de colère, et s'embarqua avec ses vassaux particuliers. Au bout de trois jours, il aborda à l'île de Jersey; mais comme les seigneurs retournèrent chez eux, et que le roi se vit abandonné, il fut contraint de revenir en Angleterre.

Pendant que ces faits se passaient, Geoffroi, fils de Pierre, l'évêque de Winchester, l'archevêque, les évêques et les seigneurs du royaume assistèrent à l'assemblée de Saint-Albans. La paix faite avec le roi y fut publiée, et il y lut ordonné au nom du roi, que les lois de Henri, son aïeul, seraient observées par tous dans le royaume, et que les lois mauvaises seraient complétement abolies. Il fut expressément enjoint aux vicomtes, aux forestiers et autres officiers royaux, s'ils tenaient à conserver leur vie et leurs membres, de ne rien extorquer à personne par violence, de ne commettre aucune injustice envers qui que ce fût, et de ne pas exercer le monopole des tavernes à cervoise63, comme ils en avaient l'habitude. Lorsque le roi Jean se vit abandonné (ainsi que nous l'avons dit) par un grand nombre de ses barons, il réunit une nombreuse armée, pour faire rentrer les rebelles dans le devoir. Pendant qu'il faisait ses armements, l'archevêque vint le trouver à Northampton, et lui remontra que faire la guerre contre ses hommes, sans jugement préalable de sa cour, était une grave atteinte portée au serment qu'il avait prêté le jour de son absolution. A ces mots, le roi fit grand bruit; il dit qu'il n'allait pas retarder les affaires de son royaume à cause de l'archevêque, qui, d'ailleurs, intervenait sans raison dans des jugements laïques. Le lendemain, au point du jour, il se mit en route comme un furieux, et se dirigea vers Nottingham. L'archevêque l'y suivit, et lui représenta, avec fermeté, que s'il ne renonçait au plus tôt à son entreprise, lui, Étienne, envelopperait dans les liens de l'anathème, tous ceux, le roi seul excepté, qui agiraient hostilement contre qui que ce fût, avant la levée de l'interdit. Les paroles de l'archevêque firent rentrer le roi en lui-même, et ledit Étienne ne se retira qu'après avoir obtenu la fixation d'un jour où les barons se présenteraient à la cour du roi et obéiraient à ce qui serait statué.

Conspiration des comtes et des barons contre le roi Jean.  — Renouvellement de la charte de Henri Ier. — Cette même année, le huitième jour avant les calendes de septembre, Étienne, archevêque de Cantorbéry, ainsi que les évêques, abbés, prieurs, doyens et barons du royaume se réunirent dans la ville de Londres, à Saint-Paul. Dans cette assemblée, l'archevêque permit tant aux églises conventuelles qu'aux prêtres séculiers64 de chanter à voix basse les heures canoniques dans leurs églises, en l'assistance de leurs paroissiens. On assure que ledit archevêque profita de cette réunion pour prendre à part les principaux seigneurs du royaume, et qu'il leur parla secrètement en ces termes: «Vous savez comment j'ai absous moi-même le roi à Winchester, comment aussi je l'ai a obligé de jurer qu'il abolirait les mauvaises lois, et qu'il rétablirait et ferait observer par tous dans le royaume les bonnes lois, c'est-à-dire celles du roi Édouard. Je viens de découvrir récemment une charte de Henri Ier, roi d'Angleterre, par laquelle, si vous le voulez, vous pourrez rétablir dans leur ancien état vos libertés depuis longtemps perdues.» Alors il déploya une charte, et la fit lire au milieu de l'assemblée: voici quelle en était la teneur: «Henri, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, à Hugues de Bocland, justicier d'Angleterre, et à tous ses féaux, tant Français qu'Anglais, en Hartfordshire, salut. Sachez que par la miséricorde de Dieu et le commun consentement des barons du royaume d'Angleterre, j'ai été couronné roi de ce même royaume. Et comme le royaume était opprimé par d'injustes exactions, moi, en vue de Dieu, et par l'amour que j'ai pour vous tous, je commence par déclarer libre la sainte église de Dieu; en sorte que, je ne vendrai ni ne donnerai en ferme aucune église, ni, après la mort d'un archevêque, d'un évêque ou d'un abbé, ne prendrai rien sur le domaine de l'église ou sur ses hommes, jusqu'à ce qu'un successeur soit investi de cette église. J'abroge, dès à présent, toutes les mauvaises coutumes qui opprimaient injustement le royaume d'Angleterre: et je vais rappeler ici, en partie, ces mauvaises coutumes. Si quelqu'un de mes barons, comtes ou autres, qui tiennent de moi, vient à mourir, son héritier ne rachètera point sa terre, comme il avait coutume de le faire sous le règne de mon père; mais il la relèvera par juste et légitime relief. Semblablement, les hommes de mes barons relèveront leurs terres de leur seigneur par juste et légitime relief. Si quelqu'un de mes barons ou de mes autres hommes veut donner sa fille ou sa sœur ou sa nièce en mariage à quelqu'un, qu'il s'en entretienne avec, moi; mais je ne prendrai rien sur son bien pour lui accorder mon agrément, et je ne lui défendrai pas de la donnera qui il voudra, à moins que ce ne soit à mon ennemi. Si à la mort d'un baron ou d'un autre de mes hommes, sa fille demeure héritière, je la donnerai elle et sa terre sur l'avis de mes barons. Si à la mort d'un mari, sa femme lui survit et est sans enfant, elle aura sa dot et son douaire tant qu'elle gardera légitimement son corps; et, je ne la donnerai pas à un mari si ce n'est de son bon gré: le gardien de la terre des enfants sera soit la femme, soit le plus proche parent selon le droit65. Et j'ordonne que mes barons se conduisent semblablement à l'égard des fils, des filles et des épouses de leurs hommes. Le droit commun sur les monnaies qui était pris dans les villes ou dans les comtés, droit qui n'existait point au temps du roi Édouard, est formellement aboli désormais. Si quelque monnayeur ou autre est saisi avec de la fausse monnaie, que bonne justice en soit faite. Je remets toutes les dettes légales ou autres qui étaient dues à mon frère; à l'exception de mes fermes, ou des redevances qui étaient convenues pour héritage d'autrui, ou pour ces choses qui appartenaient à d'autres selon le droit. Et si quelqu'un était convenu de quelque chose pour son héritage, je le lui remets, ainsi que tous les reliefs qui étaient convenus pour héritages directs. Si quelqu'un de mes barons ou de mes hommes tombe malade, je consens à ce que son argent soit donné ainsi qu'il l'a donné lui-même ou a projeté de le donner. Si surpris, soit par une mort violente, soit par la maladie, il n'a ni donné ni projeté de donner son argent, sa femme ou ses enfants, ou ses parents ou ses hommes légitimes en feront le partage pour le salut de son âme, selon qu'il leur semblera le plus convenable. Si quelqu'un de mes barons ou de mes hommes commet forfaiture, il ne donnera point gage en merci de son argent, comme la chose avait lieu au temps de mon père ou de mon frère, mais selon le mode de forfaiture. Il ne paiera point amende comme il l'aurait payée au temps de mon père ou de mes autres prédécesseurs. Si quelqu'un a été convaincu de perfidie ou de crimes, il paiera amende selon la faute. Je remets tous les meurtres qui ont été commis avant le jour où j'ai été couronné roi. Ceux qui auront été commis depuis seront mis à l'amende d'après le droit, et selon la loi du roi Édouard. Sur l'avis commun de mes barons je retiens les forêts en ma main, ainsi que mon père les a eues. Quant aux chevaliers qui défendent leurs terres par cuirasses, je leur octroie en pur don l'exemption de tout tribut et de tout ouvrage propre, pour leurs terres, tenues sous charruage seigneurial; afin que, se trouvant allégés d'une si lourde charge, ils s'équipent bien en armes et en moutures, pour être aptes et prêts à mon service et à la défense de mon royaume. J'établis dans tout mon royaume une paix solide, et j'en exige désormais l'observation. Je vous rends la loi du roi Édouard avec les corrections que mon père y a introduites sur l'avis de ses barons. Si quelqu'un a pris quelque chose qui soit à moi ou à tout autre après la mort du roi Guillaume, mon frère, que le tout soit rendu au plus tôt sans amende; si quelqu'un désormais retient quelque chose, celui qui sera trouvé en possession de cette chose me paiera une grosse amende. Fait en présence de Maurice, évêque de Londres, de Guillaume, élu à Winchester, de Girard, évêque deHéreford, du comte Henri, du comte Simon, du comte Gaultier Giffard, de Robert de Montfort, de Roger Bigod et de beaucoup d'autres.» A la lecture de cette charte que les barons écoutèrent et comprirent, ils manifestèrent la joie la plus vive., et jurèrent tous, en présence de l'archevêque, souvent nommé, que, lorsque les temps de la faire valoir seraient venus, ils combattraient jusqu'à la mort, s'il le fallait, pour obtenir ces libertés. L'archevêque, de son côté, leur promit de très-fidèles secours, selon son pouvoir; et, cette confédération étant ainsi faite, l'assemblée fut rompue.

Hérésie des Albigeois. — Le pape ordonne de prendre la croix contre eux. — Croisade. — Siège de Béziers. — Prise et pillage de la ville. — Reddition de la ville de Carcassonne. — Sommation faite à la ville de Toulouse.  — Croisade d'enfants. — Vers le même temps, la méchanceté des hérétiques qu'on appelle Albigeois fit tant de progrès dans la Gascogne, dans le Rouergue66, dans l'Albigeois, dans le pays de Toulouse et dans le royaume d'Aragon, qu'ils ne se cachaient plus comme en d'autres temps pour se livrer à leurs désordres, mais, qu'ils prêchaient publiquement leurs erreurs, et entraînaient dans leur parti les simples et les faibles. Or ils sont nommés Albigeois, de la ville d'Alby où cette erreur a, dit-on, pris naissance67. Leur perversité et leur dédain du courroux de Dieu en étaient venus à ce point qu'à la vue des évêques et des prêtres eux-mêmes, ils jetaient dans les égouts les livres des Évangiles, et employaient aux plus vils usages les calices et les vases sacrés, sans respect pour le corps et pour le sang du Christ. A ces nouvelles, le pape Innocent fut douloureusement affligé. Il envoya des prédicateurs dans les pays d'Occident, et enjoignit aux princes comme à tous les chrétiens, au nom de la rémission de leurs péchés, de prendre la croix pour l'extirpation de ce fléau, de s'opposer à ce débordement, et de défendre par la force des armes le peuple chrétien. Il ajouta qu'en vertu de l'autorité du saint-siége apostolique, quiconque entreprendrait ce labeur afin d'exterminer ces hérétiques serait assimilé à ceux qui vont visiter le tombeau du Seigneur, et obtiendrait sécurité de toute incursion ennemie tant pour sa personne que pour ses biens. Sur l'ordre du pape, tant de gens prirent la croix, que je ne sais si jamais nos climats virent rassemblée une si grande foule.

Lorsque tous furent réunis et bien préparés pour lecombat, l'archevêque de Narbonne, qui était le légat du saint-siége apostolique68 dans cette expédition, et les chefs des chevaliers, à savoir le duc de Bourgogne, le comte de Nevers, et le comte de Montfort, levèrent leur camp et se disposèrent à attaquer et à prendre la ville de Béziers69. Avant qu'ils fussent arrivés devant la place, plusieurs seigneurs châtelains, qui ne se sentaient pas la conscience nette, prirent la fuite à l'approche des croisés. Les chevaliers et autres féaux qu'ils avaient laissés dans leurs châteaux vinrent se présenter à l'armée avec confiance comme bons catholiques, ils se remirent sous la main des croisés, eux, leurs biens et les susdits châteaux. La veille de la bienheureuse Marie Magdelaine, ils livrèrent à un certain moine le puissant château de Servian70 dont le maître, possesseur de plusieurs autres places fortes, avait pris la fuite. Les croisés firent signifier aux citoyens de Béziers par l'évêque de la ville qu'ils eussent à choisir entre deux alternatives sous peine d'excommunication: ou ils livreraient les hérétiques et leurs biens entre les mains des croisés, et au moins, s ils ne pouvaient y parvenir, feraient en sorte de se séparer d'eux; ou ils seraient excommuniés, et leur sang retomberait sur leurs tètes. Les habitants unis étroitement avec les hérétiques refusèrent de se rendre à cet avis, et jurèrent mutuellement de défendre leur ville. Dans leur folle confiance ils espéraient soutenir longtemps les efforts des croisés. Le siége fut mis devant la ville le jour de Sainte-Marie-Magdelaine; et tandis que les barons s'occupaient d'assurer le sort de ceux des assiégés qui étaient catholiques, les ribauds et autres gens sans aveu se précipitèrent à l'assaut de la ville, sans attendre l'ordre ou le signal des chefs. En entendant crier: Aux armes! les chrétiens s'étonnèrent et sortirent de tous côtés pour prendre part à l'attaque. Pendant ce temps ceux qui dans l'intérieur de la ville défendaient les murs jetèrent hors des remparts le livre des Evangiles, blasphémant le nom du Seigneur et prodiguant l'insulte aux assiégeants: «Voilà, disaient-ils, votre loi, nous n'en avons que faire: gardez-la.» Animés par ces blasphèmes et excités par ces outrages, les fidèles, sous la conduite du Seigneur, franchirent en trois heures avec autant de valeur que de succès les fossés et les murailles de la ville. La ville fut prise, pillée et brûlée le jour même: la vengeance divine voulut qu'on fît un grand carnage des infidèles. Mais le Seigneur protégea les catholiques, et il n'y en eut qu'un petit nombre qui périt71. Au bout de quelques jours, le bruit de ce succès qui tenait du prodige se répandit dans tout le pays, et Dieu dispersa devant la face des croisés, sans qu'ils eussent besoin d'agir, ceux qui avaient blasphémé son nom et sa loi. En effet les sectateurs de cette détestable hérésie furent tellemeut effrayés, qu'ils se sauvèrent dans les retraites des montagnes. On prétend qu'ils abandonnèrent plus de cent châteaux entre Béziers et Carcassonne, tous pleins de vivres et de diverses provisions, qu'ils ne pouvaient emporter avec eux clans leur fuite.

Les croisés ayant levé leur camp arrivèrent heureusement devant Carcassonne le jour de la fête de saint Pierre aux liens. C'était une ville très-peuplée et qui se glorifiait de sa rébellion à la foi, confiante qu'elle était dans la multitude de ses richesses et dans la force de sa position. Le lendemain les catholiques ayant donné l'assaut franchirent en deux ou trois heures de temps et avec une intrépidité inexprimable les premiers fossés et les premiers retranchements, malgré les traits des arbalètes, malgré les lances et les épées des hérétiques. Les croisés ayant ensuite dressé leurs machines, s'emparèrent le huitième jour du grand faubourg, après avoir perdu beaucoup des leurs qui se jetèrent imprudemment au milieu des ennemis. Le faubourg qui paraissait être plus grand que le corps de la ville, fut démoli complétement. Les ennemis resserrés dans les limites de la ville se virent forcés, tant à cause de la multitude renfermée dans leurs murs qu'à cause de la disette qui les tourmentait cruellement, de rendre leur ville et de se remettre eux et tous leurs biens, entre les mains des croisés; à cette seule condition qu'ils auraient la vie sauve à merci et qu'ils auraient sécurité dans leur retraite pour un jour au moins. Les barons tinrent conseil et acceptèrent, presque malgré eux, la reddition de la ville à cette condition; mais deux raisons les décidèrent: c'est que d'abord la ville passait pour imprenable et qu'ensuite si on la détruisait de fond en comble, il ne se trouverait personne parmi les seigneurs croisés qui voulût accepter le gouvernement de ce pays, puisqu'il n'y aurait plus de lieu dans la terre conquise où il pût résider. Alors, pour que la terre que le Seigneur avait livrée aux mains de ses serviteurs fût consacrée à l'honneur de Dieu et au progrès de la chrétienté, les prélats et barons élurent d'un commun accord, prince de ce pays, Simon de Montfort, comte de Leicester. On lui remit prisonnier l'ancien vicomte et seigneur de cette terre, le noble Roger et on l'investit de toute la province où se trouvaient plus de cent châteaux qu'en un mois le Seigneur avait daigné rendre à l'unité catholique. Parmi ces châteaux il y en avait plusieurs dont la position était si forte qu'au dire de chacun ils redoutaient peu les assauts de toute une armée. Après cela le comte de Nevers et un grand nombre de chevaliers retournèrent chez eux; mais le duc de Bourgogne et les autres seigneurs avec le reste de l'armée poussèrent plus avant afin d'extirper ce fléau hérétique; ils s'emparèrent soit par la persuasion soit par la crainte, de plusieurs châteaux extrêmement forts qu'ils remirent ensuite à Simon comte de Montfort.

Comme la ville de Toulouse avait depuis longtemps la réputation d'être souillée par cette hérésie, les barons envoyèrent aux citoyens de cette ville une députation solennelle composée de l'archevêque72 de Saintes, de l'évêque de Fréjus (?), du vicomte de Saint-Florent, et du seigneur Accald de Roussillon, avec des lettres par lesquelles ils leur enjoignaient de livrer entre les mains des croisés les hérétiques de Toulouse et les biens de ceux-ci, ajoutant que si ces gens-là prétendaient n'être point hérétiques, ceux qui seraient désignés et appelés par leur nom n'auraient qu'à se présenter à l'armée, et à faire devant elle profession de foi selon la formule chrétienne. Si les habitants de Toulouse refusaient d'en agir ainsi, les mêmes lettres portaient excommunication contre leurs consuls et les conseillers de la commune, et mettaient sous l'interdit ecclésiastique la ville de Toulouse, ainsi que toutes ses dépendances.

Dans le cours de cette même année, pendant l'été qui suivit, une chose étrange et inouïe se passa en France73. Possédé par l'ennemi du genre humain, un enfant, véritablement enfant par son âge, et d'une naissance tout à fait obscure, se mit à parcourir les villes et les châteaux du royaume de France, comme s'il eût été inspiré de Dieu; il chantait en mesure dans le langage français: «Seigneur Jésus-Christ, rends-nous ta sainte croix;» et il ajoutait plusieurs autres invocations. Lorsque les autres enfants de son âge le voyaient et l'entendaient, ils le suivaient en foule. On eût dit que les prestiges du diable leur faisaient perdre la tête; ils abandonnaient pères, mères, nourrices et amis, et se mettaient à chanter la même chose, et sur le même ton que leur chef. On ne pouvait les garder sous clef (ce qui est étonnant à dire), et les prières de leurs parents n'avaient aucun effet sur eux: rien, ne réussissait à les empêcher de suivre leur guide vers la mer Méditerranée, comme s'ils allaient la traverser74; ils s'avançaient processionnellement en chantant et en modulant leur refrain; aucune ville ne pouvait les contenir, tant ils étaient nombreux. Leur chef était placé sur un char orné de draperies; il était entouré de ses compagnons armés et psalmodiant. La multitude de ces enfants était telle, qu'ils s'écrasaient les uns les autres en se pressant. Celui d'entre eux qui pouvait emporter quelques brins ou quelques fils arrachés aux vêtements de leur chef, se regardait comme heureux. Mais enfin, le vieil imposteur, Satan, fit si bien, qu'ils périrent tous sur la terre ou sur la mer.

Mort de Geoffroi, grand justicier d'Angleterre. — Le roi Jean se repent de la paix qu'il a signée avec le pape. — Il envoie des agents au Miramolin pour lui faire hommage, et lui offrir d'embrasser la loi de Mahomet. — Détails sur cette ambassade. — Cette même année, Geoffroi, fils de Pierre, grand justicier d'Angleterre, homme très-influent et très-puissant, expira le second jour d'octobre. Ce fut une grande perte pour le royaume dont il était le plus ferme soutien. En effet, c'était un homme de haute naissance, fort habile dans les lois, fort riche en trésors, en revenus et en toute sorte de biens: allié, soit par le sang, soit par l'amitié, à tous les seigneurs d'Angleterre. Loin de l'aimer, le roi Jean le redoutait plus que tout autre; car Geoffroi tenait véritablement les rênes du gouvernement. Après sa mort, l'Angleterre devint comme un vaisseau sans gouvernail pendant la tempête. Le commencement de cette tempête date de la mort d'Hubert, archevêque de Cantorbéry, homme magnifique et fidèle. Après la mort de ces deux hommes, l'Angleterre ne put pas respirer. Lorsqu'on vint annoncer la mort de Geoffroi au roi Jean, il dit en se moquant: «Lorsqu'il sera descendu dans l'enfer, qu'il aille saluer Hubert, archevêque de Cantorbéry; il l'y trouvera sans nul doute.» Puis se tournant vers les assistants, il ajouta: «Par les pieds du Seigneur, je commence aujourd'hui à être roi et maître en Angleterre.» Dès lors il eut plus grande facilité de contrevenir aux serments et aux pactes qu'il avait faits par la volonté75 de Geoffroy, et de se délivrer de ces liens où il s'était engagé lui-même. En effet, il commençait à se repentir très-vivement et très-amèrement d'avoir pu consentir à la paix qu'on lui avait proposée.

Il envoya donc en toute hâte un message très-secret à l'émir Murmelin, très-puissant souverain d'Afrique, de Maroc et d'Espagne, que le vulgaire appelle Miramolin. Thomas de Herdington, Raoul, fils de Nicolas, tous deux chevaliers, et Robert de Londres, clerc, étaient porteurs des lettres du roi Jean, qui offrait au Miramolin de se remettre entre ses mains, lui et son royaume, de lui donner ses états, de les avoir en les tenant de lui, s'il agréait la proposition, et enfin de lui payer tribut76. «Je renoncerai, ajoutait-il, à la loi chrétienne, que je regarde comme absurde, et j'adopterai de tout cœur la loi de Mahomet.» Lorsque les ambassadeurs, chargés de cette négociation secrète, furent arrivés à la cour du prince dont nous avons parlé, ils trouvèrent à la première porte une garde armée qui en défendait l'entrée l'épée nue: à la seconde porte, qui était celle du palais, il y avait un plus grand nombre de guerriers, armés de pied en cap avec plus de magnificence que les autres; ils gardaient également l'entrée, l'épée nue, et paraissaient plus robustes et de plus haut rang que les premiers. Enfin, à la porte de l'appartement intérieur, étaient postés d'autres guerriers encore, qui semblaient être plus vigoureux, plus farouches et plus nombreux. Les ambassadeurs ayant été introduits pacifiquement sur la permission qu'en donna l'émir, qu'on appelle le grand roi, le saluèrent avec respect, au nom de leur seigneur le roi d'Angleterre; ils lui exposèrent pleinement la cause de leur venue, et lui présentèrent l'écrit royal. Un interprète, qui était présent, fut appelé, et en reproduisit le sens. Après avoir entendu la lecture de cette lettre, le roi ferma le livre qu'il était occupé à parcourir; car il étudiait, assis près de son pupitre. Le Miramolin était un homme de moyen âge et de moyenne taille, aux gestes graves, à la parole élégante et sage. Après s'être parlé quelque temps à lui-même, comme s'il délibérait, il répondit avec retenue: «Je lisais tout à l'heure un livre écrit en grec, par un Grec fort sage qui était chrétien, et qu'on appelait Paul: ses actes et ses paroles me plaisent infiniment, et je prends plaisir à cette lecture: la seule chose qui me déplaise en lui, c'est qu'il n'est point resté sous la loi dans laquelle il était né, et qu'il en a embrassé une autre comme un transfuge et un inconstant. Je dis cela à cause de votre seigneur le roi d'Angleterre, qui veut abandonner la très-sainte et très-pure loi des chrétiens, sous laquelle il est né, et qui désire y renoncer comme un homme qui n'a ni consistance ni solidité.» Et il ajouta: «Le Dieu tout-puissant, qui n'ignore rien, sait bien que si j'étais sans loi, je choisirais la foi chrétienne de préférence à toute autre, et l'adopterais de tout mon cœur.» Ensuite il demanda aux ambassadeurs des renseignements sur le roi d'Angleterre et sur son royaume. Thomas, comme le plus éloquent des trois, prit la parole: «Notre roi est d'illustre et bonne naissance; il a de grands rois pour ancêtres; son royaume est riche et se contente de ses biens; il abonde en terres cultivées. en pâturages et en forets. Il y a chez nous des mines de toute sorte de métaux que l'industrie sait fondre et mettre en œuvre. Notre nation est gracieuse et spirituelle. Dans son langage elle se sert de trois idiomes, le latin, le français et l'anglais. Elle est pleinement instruite dans tous les arts libéraux et mécaniques. Notre terre ne produit par elle-même ni vignes, ni oliviers, ni sapins; mais elle se procure en abondance le vin, l'huile et le bois, par son commerce avec les régions voisines. L'air y est salubre et tempéré. Elle est située entre l'Occident et le Septentrion; elle prend à l'Occident sa chaleur, au Septentrion son froid, ce qui produit une température moyenne fort agréable. Elle est entourée de tous côtés par la mer, ce qui lui a mérité le nom de reine des îles. Le royaume est gouverné par un roi oint et couronné; il est libre de toute antiquité, et l'on n'y reconnaît d'autre domination que celle de Dieu. L'église et le culte de notre religion y prospèrent plus qu'en aucune autre partie du monde; elle est gouvernée pacifiquement par les lois du pape et du roi.» Le Miramolin répondit, en poussant un profond soupir: Je n'ai jamais ni lu ni entendu dire qu'un roi, possesseur d'un si beau royaume, qui lui est soumis et qui lui obéit, ait ainsi voulu anéantir son autorité; faire d'un royaume libre un royaume tributaire; d'un royaume qui est sien un royaume étranger; d'un royaume heureux un royaume misérable; enfin, se livrer à la volonté d'un autre, comme un homme qui s'avoue vaincu sans avoir été blessé. Au contraire, j'ai bien souvent lu et entendu dire que beaucoup de gens ont versé jusqu'à la dernière goutte de leur sang (ce qui est louable) pour la défense de leur liberté; d'où je conclus que votre maître est un malheureux, un paresseux et un lâche, un homme qui est moins que rien, lui qui désire devenir esclave, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus ignominieux sur la terre.» Il demanda ensuite, mais avec un air de mépris, quel âge avait ce roi, s'il était grand et vigoureux. On lui répondit qu'il avait cinquante ans, qu'il avait les cheveux tout blancs, et que, sans être grand, il avait les membres ramassés et vigoureusement taillés. A ces mots le Miramolin reprit: «La force de la jeunesse et de l'âge mûr commence à se refroidir et à s'éteindre en lui. Avant dix ans, en supposant qu'il vive jusque-là, il ne sera plus bon à rien de grand, et s'il entreprenait quelque chose maintenant, la force lui manquerait, et il ne pourrait point réussir. A l'âge de cinquante ans il est usé secrètement, à soixante il le sera ostensiblement; qu'à l'avenir il reste en paix et se tienne tranquille.» Alors, passant en revue les demandes qu'il avait faites et les réponses des ambassadeurs, il garda quelque temps le silence, puis il dit, avec un sourire qui exprimait toute son indignation contre le roi Jean: «Cet homme-là n'est le roi de personne; ce n'est qu'un roitelet qui vieillit et qui radote, et je ne me soucie de lui; il est indigne de s'allier avec moi.» Et, regardant de travers Thomas et Raoul, le Miramolin s'écria: «Ne paraissez plus en ma présence, et que vos yeux ne voient plus ma face; le nom, ou plutôt le mauvais renom de votre maître, qui est un apostat et un fou, me fait soulever le cœur.» Au moment où les ambassadeurs se retiraient, couverts de confusion, le Miramolin envisagea le clerc Robert, le troisième des ambassadeurs; c'était un petit homme noir, qui avait un bras plus long que l'autre, les doigts mal rangés (car deux d'entre eux étaient unis l'un à l'autre), et un vrai visage de juif. Le roi jugeant qu'un homme de si chétive mine n'aurait pas été chargé d'une négociation si importante, s'il n'eût été sage, habile et intelligent; voyant de plus sa tête couronnée et tonsurée, et s'apercevant à ce signe qu'il était clerc, l'appela auprès de lui; car jusque-là Robert avait gardé le silence tandis que les autres parlaient, et s'était tenu à l'écart. Lorsque les autres se retirèrent, il lui dit de rester, et eut avec lui un long et secret entretien, que plus tard Robert révéla à ses amis. Le Miramolin lui demanda si le roi d'Angleterre Jean avait réellement quelque mérite; s'il avait donné naissance à des enfants vigoureux, et s'il était habile aux fonctions génératives. Il ajouta que si Robert lui déguisait la vérité dans ses réponses, il ne voudrait plus ajouter foi à un chrétien, et surtout à un clerc. Alors Robert jura, par la foi du Christ, qu'il répondrait sans détour à toutes ses questions. Il lui déclara positivement que Jean était un tyran plutôt qu'un roi, qui savait détruire bien mieux que gouverner; oppresseur des siens et fauteur des étrangers; lion pour ses sujets, agneau pour les étrangers et pour les rebelles. Par son incurie, lui dit-il, il a perdu le duché de Normandie et beaucoup d'autres terres; il n'aspire plus qu'à perdre ou à détruire le royaume d'Angleterre; dans sa rapacité insatiable, il envahit et ravage les possessions de ses sujets naturels. Il a engendré peu ou point d'enfants vigoureux, dignes fils de leur père. Il a une épouse qu'il déteste et qui le déteste pareillement; femme incestueuse, sorcière77, adultère, et convaincue plusieurs fois de tous ces crimes. En effet, le roi, son mari, a fait étrangler sur son lit les amants qu'il a surpris avec elle. De son côté, le roi a deshonoré78, par force, les femmes de plusieurs de ses grands, même de ses propres parents; il a souillé ses sœurs et ses filles nubiles. Quant à la religion chrétienne, vous pouvez juger combien il est flottant et plein de doute.» A ces paroles de Robert, le Miramolin ne se borna plus à mépriser le roi Jean, comme auparavant; mais il le détesta, le maudit, comme on maudit dans sa loi, et s'écria: «Comment ces misérables Anglais souffrent-ils qu'un tel homme règne sur eux et les gouverne? Ce sont vraiment des femmes et des esclaves.» Robert répondit: «Les Anglais sont les plus patients de tous les hommes, jusqu'à ce que la mesure des outrages et des torts qu'on leur fait subir soit comblée; mais aujourd'hui ils se mettent en colère, comme le lion ou comme l'éléphant qui se sent blessé et qui voit son sang couler; aujourd'hui ils s'efforcent, quoi qu'un peu lard, de soustraire leurs cous au joug qui les opprime.» Après avoir entendu cette explication, le Miramolin se récria sur la trop grande patience des Anglais, qu'il exprima par un mot que l'interprète, présent à toute cette scène, traduisit nettement par celui de lâcheté. Ledit roi eut encore plusieurs autres entretiens et conversations avec ce même Robert, qui, dans la suite, en fit confidence à ses amis d'Angleterre. Le Miramolin, après avoir comblé Robert de présents précieux en or, en argent, en pierreries et en pièces de soie, le renvoya en paix. Mais il ne voulut ni saluer les autres ambassadeurs à leur départ, ni leur faire le moindre cadeau. Lorsque les députés furent de retour en Angleterre et qu'ils racontèrent à leur maître ce qu'ils avaient vu et entendu, leur maître, le roi Jean, s'affligea beaucoup, dans l'amertume de son âme, en se voyant méprisé ainsi par le Miramolin, et arrêté dans le projet qu'il avait conçu. Robert offrit au roi une partie des présents qu'il avait reçus, afin de lui montrer que, si d'abord il avait gardé le silence et s'était tenu à l'écart, il avait ensuite été accueilli plus favorablement que les autres. Aussi le roi Jean lui fit-il plus d'honneur qu'à ses compagnons, et lui donna-t-il pour récompense la garde de l'abbaye de Saint-Albans, quoiqu'elle ne fût pas vacante; mais comme un homme habitué aux exactions violentes, et qui n'a ni foi ni Dieu, il ne se fit pas faute de récompenser son clerc avec le bien d'autrui. Ledit Robert disposa à sa volonté, et prit possession de tout ce qu'il trouva dans l'église et dans la cour79 du monastère, sans prendre l'avis, et malgré la résistance de l'abbé qui vivait à cette époque, et qui était Jean du Prieuré80, homme très-religieux et très-lettré. Dans chaque bailliage (ce que nous appelons obédience) il établit, surtout à la porte, un portier qui exerçait sur tout le monde ses insolentes investigations. Aussi ledit clerc Robert, par son astuce, tira-t-il plus de mille marcs de la maison de Saint-Albans. Il chérit cependant et eut pour amis quelques-uns des principaux officiers de l'abbé, ainsi qu'un moine de Saint-Albans; c'étaient le seigneur Laurent Sénéchal, chevalier, un autre Laurent, clerc, et maître Gaultier, moine peintre. Il leur montra les pierreries qu'il avait reçues du Miramolin et leur raconta l'entretien secret qu'il avait eu avec lui, en présence de Matthieu qui a transcrit ces détails.

Le roi Jean ne pouvant rompre son traité avec Rome, songe à le tourner contre les seigneurs d'Angleterre. — Impiété du roi. — L'émir Murmelin vaincu en Espagne. — Le roi Jean, qui avait espéré être à même de rompre le traité qu'il avait fait, changea de projet et résolut de mettre à profit la position dépendante où il était placé pour aggraver les malheurs du royaume. Il avait pour tous les nobles seigneurs d'Angleterre la haine qu'on a pour la race des vipères; il détestait surtout Saër de Quency, Robert, fils de Gaultier, et l'archevêque de Cantorbéry Étienne. Or il savait et avait appris maintes fois par expérience qu'entre tous les hommes le pape Innocent était le plus ambitieux et le plus superbe; qu'il avait une soif inextinguible d'argent; qu'il était enfin disposé à tous les crimes et aussi maniable que la cire pour peu qu'on lui fît des présents et des promesses. Il lui envoya donc en toute hâle des messagers chargés de lui remettre une grosse somme. Il lui promit de plus grandes richesses encore et s'engagea à être toujours comme maintenant son sujet et son tributaire, à condition que, sous un prétexte habilement trouvé, il confondrait l'archevêque de Cantorbéry et excommunierait les barons d'Angleterre dont jadis il avait été le fauteur. En effet, le roi Jean désirait ardemment de pouvoir sévir contre eux une fois qu'ils seraient excommuniés, en les déshéritant, en les incarcérant, en les faisant périr. Le dessein qu'il avait conçu81 méchamment fut mis à exécution plus méchamment encore, comme la suite des faits nous le montrera.

A cette époque, le roi Jean en était venu à ce point de déraison qu'il doutait de la future résurrection des morts et mettait en question plusieurs autres points de la foi chrétienne. Souvent il laissait échapper d'horribles paroles: nous n'en citerons qu'une. Un jour, qu'un cerf fort gras qui avait été pris à la chasse était dépouillé de sa peau en présence du roi, celui-ci s'écria avec un sourire moqueur: «Voyez comme cet animal se porte bien: il n'a cependant jamais entendu la messe!»

Vers le même temps ce roi ou émir Murmelin, dont nous avons parlé, réunit une immense armée et se proposa de conquérir l'Espagne, projet que le roi Jean, dit-on, seconda de tous ses vœux. Ce qui donnait bonne espérance au Miramolin, c'était la foi douteuse du roi Jean et l'interdit de son royaume; mais à la nouvelle de son arrivée, les rois chrétiens d'Espagne, secondés par plusieurs prélats, lui opposèrent une vive résistance, mirent toute son armée en désordre, l'obligèrent à quitter leur pays, après lui avoir tué son fils aîné et lui avoir pris son étendard royal. Dans cette circonstance, le roi d'Aragon aurait mérité une gloire éternelle, si, fier de la victoire qu'il venait de remporter, il n'eût exigé avec hauteur que Simon de Montfort, possesseur des terres conquises sur les Albigeois, le reconnût pour suzerain, malgré la défense du pape qui avait la même prétention: le roi d'Aragon s'attira par là une guerre qui lui devint funeste.

Le roi d'Aragon secourt les Albigeois. — Il est battu et tué à Muret. — Lorsque ce dit roi d'Aragon avait été couronné à Rome par le pape Innocent, défense formelle lui avait été faite de prêter aide ou faveur aux ennemis de la foi; mais, après la victoire qu'il avait remportée sur le Miramolin, il ne tint nul compte des réprimandes de son père spirituel; il éleva des prétentions rivales et chercha à faire tout le mal possible au comte Simon; il se confédéré avec. les hérétiques albigeois, se ligua avec les comtes du pays, se rendit à Toulouse dont les habitants s'unirent à lui, fut rejoint par Roger de Béziers et par ses vassaux, ainsi que par une foule innombrable de gens du pays. Enfin, quand cette formidable armée fut rassemblée, il vint assiéger le château de Muret, la troisième férie après la nativité de la bienheureuse Marie. A cette nouvelle, les vénérables pères, évêques de Toulouse82, de Nîmes, d'Agde, de Béziers, de Lodève, d'Uzès, de Carcassonne, de Perpignan, de Maguelonne, les abbés de Cléry, de Villemagne83 et de Saint-Gilles, et beaucoup d'autres personnages de marque que l'archevêque de Narbonne, alors légat du saint-siége apostolique, avait appelés à la défense de la sainte croix, vinrent fortifier l'armée des croisés commandée par Simon de Montfort; et tous ensemble se mirent en route pour secourir avec efficacité le château de Muret. Le mardi qui suivit l'octave susdite, ils arrivèrent à un château qu'on appelle Saverdun, et là les évêques envoyèrent des messagers aux capitaines qui commandaient le siége devant Muret, pour leur annoncer qu'ils étaient venus, afin de traiter de la paix avec eux et pour demander qu'un sauf-conduit leur fût donné. Le lendemain, comme le temps pressait, l'armée des croisés quitta Saverdun et marcha en grande hâte au secours de Muret. Alors les évêques dont nous avons parlé proposèrent de faire halte au château d'Hauterive, qui est à moitié chemin entre Saverdun et Muret, à deux lieues de chacune de ces deux villes, pour y attendre le retour des messagers. Ceux-ci étant revenus trouver les évêques, leur rapportèrent la réponse du roi d'Aragon. Il refusait de leur donner un sauf-conduit, disant qu'ils pouvaient bien s'en passer puisqu'ils étaient venus accompagnés d'une si grande armée. Sur cette réponse, les évêques et l'armée des croisés entrèrent dans Muret le mercredi après les octaves susdites. Mais, persévérant dans leur pieuse sollicitude, ils envoyèrent de nouveau au roi et aux habitants de Toulouse, deux religieux qui n'obtinrent du roi d'Aragon que cette réponse moqueuse: «Pour quatre ribauds que les évêques ont amenés avec eux, ils veulent avoir une entrevue avec moi.» Les Toulousains, de leur côté, répondirent aux messagers qu'ayant fait alliance avec le roi d'Aragon, ils ne pouvaient agir sans son aveu. Les députés, de retour, ayant fait. leur rapport aux évêques, ceux-ci, de concert avec les abbés, résolurent de se présenter au roi sans chaussures. Mais, au moment où l'on venait d'annoncer au roi leur arrivée et où les portes de la ville s'ouvraient pour leur donner passage, tandis que le comte de Montfort et les croisés étaient sans armes, puisque les évêques se rendaient au camp ennemi pour traiter de la paix, les hérétiques essayèrent de se précipiter dans la ville et d'y entrer par trahison. Ils furent trompés, grâce à Dieu, dans leur espoir. Le comte et les croisés, irrités de l'audace des assiégeants, se purgèrent salutairement de leurs péchés en se confessant avec un cœur contrit; puis ils se couvrirent de leurs armes et étant venus trouver l'évêque de Toulouse qui remplissait les fonctions de légat au nom de l'archevêque de Narbonne, ils lui demandèrent humblement la permission dé faire une sortie contre les ennemis de la foi. L'évèque leur accorda cette permission, (car toute espérance de conciliation était perdue) au nom de la sainte Trinité, et ils se formèrent en trois corps de bataille. Les ennemis, de leur côté, divisés en plusieurs troupes, sortirent de leurs lentes auxquelles ils servaient de remparts. Quoiqu'ils fussent extrêmement nombreux en comparaison des croisés, les défenseurs du Christ, mettant leur confiance en lui et animés par la force qui vient d'en haut, les attaquèrent intrépidement. Aussitôt la volonté du Très-Haut brisa ses ennemis par la main de ses serviteurs et les écrasa en un moment. Les hérétiques tournèrent dos et prirent la fuite, dispersés comme la poussière au souffle des vents: les uns échappèrent à la mort par la fuite; les autres, en évitant le fer, furent engloutis par les eaux84. Un grand nombre fut passé au fil de l'épée. On doit déplorer la triste fin de l'illustre roi d'Aragon, qui resta au milieu des morts; mais il avait eu le malheur de se liguer avec les ennemis de la foi et de troubler méchamment l'église catholique. Le comte Simon avait appris par ses espions que le roi d'Aragon était sur le point de se mettre à table pour dîner: (tant sa sécurité était grande)85. Aussi avait-il dit en plaisantant au moment où il sortait de la ville: «Par ma foi, je lui servirai du premier plat.» En effet, le roi d'Aragon fut tué l'un des premiers et massacré par le glaive avant même d'avoir avalé trois bouchées de pain. On ne peut dire au juste quel fut le nombre précis des morts; mais du côté des croisés il n'y eu qu'un seul chevalier et quelques sergents de tués. Cette bataille fut livrée la sixième férie après l'octave de la nativité de la bienheureuse Marie, l'an du Seigneur 1215, au mois de septembre.

Nicolas, évèque de Tusculum, envoyé en Angleterre par le pape, pour régler les différends élevés entre le roi et l'église. — Le roi Jean résigne la couronne entre ses mains. Lettre du pape à son légat. — Cette même année, vers la fête de saint Michel, Nicolas, évêque de Tusculum et légat du siége apostolique, se rendit en Angleterre pour y régler, en vertu de l'autorité apostolique, les dissensions qui s'étaient élevées entre la royauté et le sacerdoce. Malgré l'interdit, il fut reçu partout en procession solennelle; les prêtres chantaient des cantiques et s'étaient revêtus de leurs habits de fête pour lui faire honneur. Lorsqu'il fut arrivé à Westminster, il écouta la réclamation des moines qui accusaient Guillaume, leur abbé, de dilapidation et d'incontinence, et le dégrada sur-le-champ. Les bourgeois d'Oxford, qui avaient osé faire pendre injustement (comme nous l'avons dit) deux clercs de leur ville, vinrent aussi le trouver et lui demander l'absolution. Entre autres pénitences qu'il leur imposa, il leur enjoignit de se rendre à chacune des églises de la ville en chemise et pieds nus, tenant un fouet à la main, et de demander aux prêtres paroissiens le bénéfice d'absolution en récitant le cinquantième psaume. Il les obligea aussi à ne se rendre dans un jour qu'à une seule église, afin que cette pénitence plusieurs fois répétée, détournât eux et les autres de commettre désormais de pareils attentats. Bientôt le légat qui, à son arrivée en Angleterre n'était accompagné que de sept chevaux, en eut cinquante à sa suite avec une nombreuse escorte. Enfin, l'archevêque de Cantorbéry, les évêques et les seigneurs du royaume se réunirent à Londres en présence du roi et des cardinaux. On y discuta pendant trois jours les prétentions de la royauté et du sacerdoce, relativement aux torts et dommages éprouvés par les évêques86. Le roi offrit aux évêques en pleine restitution cent mille marcs d'argent payables sur-le-champ. Et dans le cas où une enquête donnerait las preuve que les gardiens des églises ou les autres officiers royaux avaient enlevé davantage, le roi s'engagea, en prêtant serment et en fournissant caution, à donner à tous, sous Pâques prochain, pleine satisfaction pour ce qu'ils auraient perdu, d'après l'arbitrage des évêques et du légat lui-même. Le légat y consentit; il voulut que l'accord se fît sur-le-champ, et s'indigna de ce qu'on n'acceptât pas à l'instant les offres du roi: ce qui fit soupçonner le légat de partialité en faveur du roi. Les évêques, au contraire, traînèrent l'affaire en longueur et trouvèrent des obstacles aux conditions qu'on leur offrait. Ils dirent qu'ils avaient besoin de tenir conseil pour s'enquérir d'abord des dommages et des choses enlevées; qu'ils en présenteraient le plus tôt possible le relevé exact au roi, et qu'ils recevraient alors ce qui leur était dû. Le roi, en entendant parler d'un délai qui lui plaisait fort, consentit sur-le-champ à cet arrangement. Ainsi l'assemblée se sépara sur-le-champ sans avoir rien terminé.

Le lendemain, elle se réunit de nouveau à Saint-Paul, dans l'église cathédrale. Après de longues et nombreuses discussions relativement à la levée de l'interdit, le roi condescendit à un acte étrange de soumission; acte plutôt ignoble que noble87. Devant le maître-autel, en présence du clergé et du peuple, le roi Jean remit son diadème88 entre les mains du seigneur pape, et résigna tant sa seigneurie d'Irlande que son royaume d'Angleterre. La charte du roi, dont nous avons parlé plus haut, qui précédemment avait été scellée avec de la cire et remise à Pandolphe, reçut ce jour-là le sceau d'or, et fut donnée au légat pour servir au seigneur pape et à l'église romaine. On prit jour pour traiter de la restitution des choses enlevées, et on convint de se trouver à Reading, le troisième jour avant les nones de novembre. Lorsqu'au jour convenu tous furent rassemblés, le roi ne comparut point. Trois jours après, on se réunit de nouveau à Wallingford. Là, le roi s'engagea gracieusement à donner satisfaction aux évêques et aux autres requérants pour tout ce qu'ils avaient perdu. Mais cela ne suffisait pas pour contenter ceux qui avaient eu leurs châteaux détruits, leurs maisons abattues, leurs arbres à fruits ou leurs bois coupés. C'est pourquoi le roi et les évêques consentirent, d'un commun accord, à s'en remettre à l'arbitrage de quatre barons, sur le jugement desquels le roi satisferait à chacun. Le roi, le légat, l'archevêque, les évêques, les seigneurs et tous les religieux intéressés dans l'affaire de l'interdit convinrent une seconde fois de se trouver à Reading le huitième jour avant les ides de décembre. Là, chacun présenta publiquement au roi une cédule qui contenait le relevé de tous les torts et dommages qu'il avait soufferts. Mais comme le légat favorisait le roi, un délai fut accordé pour le paiement: seulement les archevêques et les évêques qui avaient été proscrits longtemps hors de l'Angleterre, touchèrent une avance de quinze mille marcs d'argent.

Vers le même temps, le pape Innocent écrivit à Nicolas, légat du saint-siége apostolique, une lettre que voici: «Comme le meilleur moyen de pourvoir aux églises du Seigneur, est de leur donner de bons pasteurs, qui soient moins sensibles au plaisir de commander qu'à celui d'être utiles, nous enjoignons, par ce rescrit apostolique, à votre fraternité en qui nous avons pleine confiance, d'user de voire pouvoir pour faire nommer, soit par élection, soit par postulation canonique, aux abbayes et évêchés vacants en Angleterre, des personnes convenables, qui non-seulement soient distinguées par leurs mœurs, mais encore par leur science; qui soient fidèles au roi et utiles au royaume; bons enfin pour l'aide et pour le conseil; et cela, en requérant l'assentiment du roi. Comme, d'un autre côté, nous recommandons aux chapitres des églises vacantes, par les lettres que nous leur écrivons, d'acquiescer à vos conseils, ayez le Seigneur devant les yeux, consultez à ce sujet des hommes prudents et honnêtes, qui connaissent bien les mérites des personnes, de peur que vous ne vous laissiez circonvenir par l'astuce de certaines gens. Ceux en qui vous trouverez contradiction ou révolte, forcez-les, par le moyen de la censure ecclésiastique, sans vous embarrasser d'aucun appel. Donné à Latran, aux calendes de novembre, l'an seizième de notre pontificat.» Muni de cet acte authentique du seigneur pape, le légat usa de son autorité en vrai tyran. Au mépris des conseils de l'archevêque et des évêques du royaume, il se rendit aux églises vacantes accompagné des clercs et des officiers du roi, et prit sur lui de faire nommer, selon les vieux abus d'Angleterre, des personnes fort peu dignes. Il suspendit les ecclésiastiques de divers rangs qui en appelèrent, à l'audience du souverain pontife pour vexation manifeste, et il leur dit d'aller se plaindre à la cour de Rome. Il poussa l'inhumanité jusqu'à leur refuser la permission d'emporter un seul denier sur leurs propres biens pour subvenir aux frais de leur voyage. Il distribua à ses clercs les églises paroissiales vacantes eu différents lieux, sans requérir en rien le consentement des patrons. Aussi, au lieu de mériter des bénédictions, s'attira-t-il l'indignation et les malédictions de beaucoup de gens. Car il avait changé la justice en injustice, et l'avantage en désavantage.

Appel de l'archevêque de Cantorbéry au sujet de l'institut des prélats par le légat du pape. — Le roi Jean passe en Poitou. — Hostilités. — Lettres du roi Jean à ce sujet. — L'an du Seigneur 1214, le roi d'Angleterre Jean tint sa cour à Windsor, aux fêtes de Noël, et distribua un grand nombre d'habits de fête à la foule de ses barons. Ensuite, après l'octave de l'Epiphanie. Étienne, archevêque de Cantorbéry et ses suffragants se réunirent à Dunstable pour y traiter des affaires de l'église anglicane; car ils étaient indignés de ce que le légat, comme nous l'avons dit, sans les consulter et seulement pour plaire au roi, avait établi dans les églises vacantes des prélats indignes, plutôt intrus qu'élus canoniquement. Après une longue délibération, l'archevêque de Cantorbéry envoya deux clercs à Burton, sur la Trent, où le légat se trouvait alors, pour lui défendre, en interjetant appel au nom du seigneur de Cantorbéry, de prendre sur lui d'instituer des prélats dans les églises vacantes, au mépris de la dignité dudit archevêque à qui l'ordination des églises de son diocèse revenait de droit. Le légat, loin de déférer à cet appel, envoya à la cour de Rome, avec l'assentiment du roi, le cardinal Pandolphe, souvent nommé, pour qu'il rendît nulle la réclamation de l'archevêque et des évêques. Lorsqu'il y fut arrivé, il dénigra autant qu'il le put l'archevêque de Cantorbéry aux yeux du souverain pontife, et combla le roi d'Angleterre de si grands éloges, disant qu'il n'avait jamais vu un prince si humble et si retenu, que le roi obtint toute la faveur du seigneur pape. Celui qui répondit aux allégations de Pandolphe fut maître Simon de Laugton, frère de l'archevêque. Mais la charte du roi à laquelle était suspendu le sceau d'or et par laquelle le royaume d'Angleterre et d'Irlande était déclaré vassal et tributaire du pape, eut une influence qui rendit le pontife sourd à toutes les réclamations de maître Simon. Ledit Pandolphe assura en outre, à l'audience du seigneur pape, que l'archevêque et les évêques se montraient trop raides et trop avares dans les demandes de restitution qu'ils faisaient à cause de ce qu'ils avaient perdu au temps de l'interdit. Aussi le pape passa outre pour le moment sur l'appel de l'archevêque et des évêques.

Cette même année, le roi d'Angleterre Jean envoya aux chefs de ses chevaliers qui guerroyaient eu Flandre une grosse somme d'argent pour qu'ils inquiétassent le roi de France et qu'ils dévastassent ses terres et ses châteaux par leurs incursions hostiles. Ceux-ci, obéissant aux ordres du roi, désolèrent presqu'en entier, parle fer et par l'incendie, le territoire du comte de Guines; ils assiégèrent et détruisirent le château de Brunchamel89(?), dont ils emmenèrent chargés de fers les chevaliers et les sergents qu'ils avaient forcés à se rendre. Ils mirent le siége devant la ville d'Aire, s'en emparèrent et la livrèrent aux flammes; ils prirent d'assaut le château de Lens, tuèrent un grand nombre de ceux qui le défendaient, et emprisonnèrent le reste. Enfin ils commirent les plus affreux ravages dans ce pays qui était la terre de Louis, fils du roi de France. Quant au roi Jean, après avoir envoyé à Rome des députés relativement à la levée de l'interdit, il s'embarqua à Porstmouth avec la reine sa femme, le jour de la purification de la bienheureuse Marie, et au bout de quelques jours, il aborda à La Rochelle, accompagné dune nombreuse et vaillante armée. A la nouvelle de son arrivée, beaucoup de barons poitevins vinrent le trouver et lui jurèrent fidélité. Ensuite, le roi déployant ses troupes, s'avança dans le pays et s'empara de plusieurs châteaux qui appartenaient à ses ennemis. Que celui qui veut avoir plus de détails sur ses faits et gestes en cette occasion n'oublie pas de lire la relation suivante qu'il adressa aux justiciers de son échiquier.

«Jean, par la grâce de Dieu, etc. Sachez que, comme la trêve accordée par nous au comte de la Marche et au comte d'Eu allait expirer, et comme nous ne pensions pas que la paix nous convînt, nous nous sommes transporté avec notre armée, le plus prochain vendredi avant la Pentecôte, devant Mervant, château qui appartient à Geoffroy de Lusignan. Quoique nous pensions qu'il ne pouvait être pris d'assaut, le lendemain cependant, veille de la sainte Pentecôte, nous nous en sommes emparé au moyen d'un seul assaut qui a duré jusqu'à la première heure. Le jour de la Pentecôte nous avons assiégé un autre château dudit Geoffroi, qu'on appelle Novant90. Il s'y était lui-même enfermé avec ses deux fils. Déjà depuis trois jours nous avions dirigé sans interruption contre les murailles les coups de nos pierriers, de façon que la prise de ce château était imminente, lorsque le comte de la Marche est venu nous trouver, et a fait que ledit Geoffroi s'est rendu à notre merci, lui, ses deux fils, son château et tous ceux qui étaient dedans. Tandis que nous y étions encore, on nous a annoncé que Louis, fils du roi de France, assiégeait un château dudit Geoffroi, qu'on appelle Moncontour. A cette nouvelle, nous nous sommes aussitôt dirigé de ce côté pour marcher à sa rencontre: le jour de la Trinité nous étions arrivé à Partenay. Là, le comte de la Marche, le comte d'Eu, et ledit Geoffroi de Lusignan sont venus nous trouver pour nous faire hommage et nous jurer fidélité. Et comme il avait été question depuis longtemps entre nous et le comte de la Marche de notre fille Jeanne, qu'il veut donner pour épouse à son fils, nous lui avons accordé ce point; quoique le roi de France l'ait demandée pour son propre fils, mais afin de nous faire tort. Car nous n'avons pas oublié notre nièce donnée à Louis, fils du roi de France et le résultat de cette union; mais plaise à Dieu qu'il nous arrive plus de bénéfice du présent mariage, que nous n'en avons éprouvé, de celui-là. Maintenant, par la grâce de Dieu, nous sommes en position favorable pour sortir du Poitou et attaquer notre ennemi capital le roi de France. Je vous écris ces choses pour que vous vous réjouissiez de mes succès. Fait en ma présence à Partenay, l'an seizième de notre règne.» Vers le même temps mourut Gilbert, évêque de Rochester, le huitième jour avant les calendes de juillet.

Lettre du pape au sujet de la levée de l'interdit. — Restitution des dommages causés par l'interdit. — Faits divers à ce sujet. — A la même époque, le pape Innocent écrivit en ces termes à Nicolas, évêque de Tusculum, relativement à la levée de l'interdit: Innocent, évêque, etc. Notre vénérable frère Jean, évêque de Norwich, notre cher fils Robert du Marais, archidiacre de Northumberland, les nobles hommes, Thomas de Huntingdon91, et Adam, députés de notre très-cher fils en Jésus-Christ, l'illustre roi d'Angleterre Jean, d'une part; maître Simon92 de Langton, Alain et Gaultier (?)93, clercs, députés de notre vénérable frère Étienne, archevêque de Cantorbéry, d'autre part, ayant été admis, en notre présence, nous, ont assuré unanimement et fermement que, pour éviter grand dommage des choses, et grand péril des âmes, il convoitait beaucoup, tant à la royauté qu'au sacerdoce, que la sentence d'interdit fût levée sans délai. C'est pourquoi, d'après notre affection paternelle et noire sollicitude pour tout ce qui tend à la paix et peut procurer salut et utilité, nous nous sommes occupé soigneusement avec eux de cette question, et enfin, de leur aveu, nous avons rédigé et conclu la forme-de paix plus bas énoncée: Que ledit roi Jean fasse payer à l'archevêque de Cantorbéry, aux évêques dé Londres et d'Ély, ou à des personnes tierces; à qui ils donneront pouvoir dans cette affaire, assez d'argent pour former la somme de quarante mille marcs, sauf concurrence des sommes que ledit roi a déjà soldées. Quand ce paiement aura été effectué, et quand la caution déterminée plus bas aura été donnée, vous lèverez sur-le champ la sentence d'interdit, sans vous arrêter à aucun appel ou à aucune opposition. Chaque année ledit roi leur fera remettre dans l'église de Saint-Paul, à Londres, douze mille marcs d'argent à deux échéances: six mille marcs à la commémoration de la fête de tous les saints, et autant à la fête de l'ascension de Notre-Seigneur, jusqu'à ce que toute la somme soit acquittée. Ledit roi s'est engagé à exécuter fidèlement cet arrangement par son propre serment et par ses lettres patentes munies de son sceau, ainsi que par la caution des évêques de Winchester et de Norwich, des comtes de Chester et de Winchester, et du comte Guillaume Maréchal; de façon que les héritiers dudit roi, tout comme ses successeurs, y soient tenus et astreints. Ainsi donc, nous vous recommandons et enjoignons, par ce rescrit apostolique, de ne pas différer d'agir selon la forme prescrite, à moins que les parties, de leur pure et libre volonté, ne fassent d'autres conventions. Donné à Latran.»

A l'époque où Nicolas, évêque de Tusculum et légat du saint-siége apostolique, reçut ce bref authentique qui lui fut remis par les messagers du seigneur pape, le roi d'Angleterre était dans les provinces d'outremer. Mais comme le roi à son départ d'Angleterre avait laissé plein pouvoir, dans cette affaire, audit légat et à Guillaume Maréchal, ledit légat réunit un grand concile dans la ville de Londres, à Saint-Paul. Lorsque les archevêques, les évêques, les abbés, les prieurs, les comtes, les barons et les autres que concernait l'affaire de l'interdit furent tous rassemblés, le légat leur donna lecture de la forme de restitution pour les torts et dommages, rédigée à Rome par le seigneur pape, sur le consentement des parties. Il demanda qu'on lui donnât le chiffre exact des sommes qui avaient été déjà payées aux évêques et à tous les autres, à cause de l'interdit, par les officiers royaux, afin qu'en faisant déduction de l'argent déjà reçu, il connût ce que chacun avait encore à toucher. Il fut prouvé parfaitement qu'avant de revenir d'exil en Angleterre, l'archevêque et les moines de Cantorbéry, les évêques de Londres, d'Ély, d'Héreford, de Bath et de Lincoln, avaient reçu, par les mains de Pandolphe, douze mille marcs sterling, poids légal94; qu'après leur arrivée, les mêmes évêques avec les moines susdits avaient touché, dans le concile tenu à Heading, le 7 avant les ides de décembre, quinze mille marcs qu'ils devaient se partager entre eux; de façon que ces deux sommes réunies formaient un total de vingt-sept mille marcs. Les treize mille marcs qui restaient pour faire le supplément des quarante mille marcs convenus, furent placés sous la caution des évêques de Winchester et de Norwich. Pour plus grande sécurité, le roi y ajouta des lettres patentes, selon la clause insérée dans les lettres du seigneur pape.

Ces conventions faites, Nicolas, évêque de Tusculum et légat du siége apostolique, dans l'église cathédrale, le jour des bienheureux apôtres Pierre et Paul, releva solennellement l'Angleterre de la sentence d'interdit qui avait duré six ans, trois mois et quatorze jours; au tort irréparable de l'église tant dans les choses temporelles que dans les choses spirituelles. Lorsque la levée de l'interdit eut été prononcée, tout le royaume manifesta sa joie en faisant tinter les cloches et en chantant l'hymne: Te Deum laudamus.

Après la levée de l'interdit, des abbés, des prieurs, des templiers, des hospitaliers, des abbesses, des religieuses, des clercs, des laïques, enfin une multitude innombrable vinrent trouver le légat et lui demandèrent qu'on leur fît restitution pour les outrages et les torts qu'ils avaient soufferts à l'époque de l'interdit. Il assuraient que, quoi qu'ils ne fussent pas sortis d'Angleterre, ils n'en étaient pas moins restés en proie aux continuelles vexations du roi et de ses officiers et avaient été persécutés dans leurs corps et dans leurs biens. Le légat répondit à toute cette multitude qui se plaignait que dans les lettres du seigneur pape il n'était nullement fait mention des torts et injustices qu'ils prétendaient avoir subis; qu'il ne devait donc ni ne pouvait en droit dépasser les limites du mandat apostolique. Cependant, il leur donna le conseil de s'adresser au seigneur pape touchant les torts et injustices dont ils se plaignaient et de lui demander qu'il leur fît rendre pleine justice. A ces mots, tous les prélats qui avaient fait ces réclamations retournèrent chez eux, sans pouvoir espérer un meilleur succès. Vers le même temps, Jean, abbé de l'église de Saint-Albans, rendit très-saintement le dernier soupir, le jour du bienheureux Kenelm, roi et martyr, dix-neuf ans après sa consécration: c'était un homme illustre par sa sainteté et par sa religion, d'une érudition profonde et qui mourut plein de jours et dans une verte vieillesse. A cette époque, ledit légat procéda à la déposition de Raoul95 d'Arundel, abbé de Westminster; déposition qui eut lieu le lendemain de saint Vincent. Son sceau fut brisé dans le chapitre, par N., abbé de Westham, agissant au nom du légat: fut élu à sa place Guillaume de Humes, prieur de Fronton et moine de Caen.

Le roi Jean conduit son armée en Bretagne. — Combat à Nantes. — Retraite des deux armées de France et d'Angleterre à la Roche-au-Moine. — Bataille de Bouvines. — Détails. — Vers le même temps, Jean, roi d'Angleterre, fit passer son armée du Poitou dans la petite Bretagne; il marcha trois jours et trois nuits sans s'arrêter. Quand il fut arrivé devant la ville, que les indigènes appellent Nantes, il se prépara à la soumettre; mais, lorsque les citoyens et les chevaliers que le roi de France avait commis à la défense de cette place, eurent appris l'arrivée du roi d'Angleterre, ils firent une sortie et livrèrent bataille aux troupes du roi d'Angleterre à l'entrée d'un pont qui n'était pas fort éloigné de la ville. Le roi Jean eut l'avantage dans cette mêlée; il s'y empara de vingt chevaliers et entre autres du fils et de l'héritier de Robert, comte de Dreux et oncle du roi de France. Il le fit charger de chaînes et l'emmena à sa suite. De là le même roi se porta avec son armée vers la Roche-au-Moine et mit le siége devant ce château. A cette nouvelle, Louis, fils du roi de France, envoyé par son père pour arrêter l'invasion du roi Jean, accourut avec une armée nombreuse et vint porter secours aux assiégés. Le roi d'Angleterre, apprenant l'arrivée de Louis, détacha de son armée des éclaireurs chargés de s'enquérir adroitement du nombre et des forces des ennemis qui survenaient. Les messagers s'étant acquittés en diligence de l'emploi qui leur était confié, déclarèrent à leur retour que le roi d'Angleterre avait avec lui un bien plus grand nombre d'hommes d'armes. Aussi conseillèrent-ils fortement au roi de livrer aux ennemis une bataille en plaine, parce qu'en agissant ainsi il remporterait sans nul doute le triomphe qu'il souhaitait. Enflammé par le rapport de ses éclaireurs, le roi Jean ordonna aussitôt à ses chevaliers de prendre les armes pour présenter à Louis une bataille en plaine. Mais les barons poitevins refusèrent de suivre le roi et dirent qu'ils n'étaient pas prêts pour une bataille en plaine. Alors le roi Jean, ayant trop de raisons de soupçonner la perfidie ordinaire des Poitevins, leva le siège bien à contrecœur; car la prise de la Roche-au-Moine était imminente. De son côté, Louis, sachant que le roi d'Angleterre avait levé son camp dans le dessein de l'attaquer, s'était retiré dans le sens contraire; en sorte que les deux armées, se dispersant par une fuite ignominieuse, se saluèrent du dos l'une l'autre.

A cette époque, l'armée du roi d'Angleterre, qui guerroyait en Flandre, se livrait à ses dévastations avec tant de succès, qu'après avoir ravagé plusieurs provinces, elle pénétra sur le territoire du Ponthieu et le désola avec une fureur impitoyable. Ceux qui faisaient partie de cette expédition étaient de vaillants hommes, fort expérimentés dans la guerre, tels que  Guillaume, duc96 de Hollande, Regnault, ancien comte de Boulogne, Ferrand, comte de Flandre, et Hugues de Boves, intrépide chevalier, mais cruel et superbe, qui sévissait contre ce malheureux pays avec tant de rage qu'il n'épargnait ni la faiblesse des femmes ni l'innocence des petits enfants. Le roi Jean avait établi pour maréchal de cette armée Guillaume, comte de Salisbury: les chevaliers anglais qui l'accompagnaient devaient combattre sous ses ordres et les autres hommes d'armes recevoir une solde prise sur le fisc. Cette armée était renforcée par Othon, empereur des Romains, qui lui donnait aide et faveur, et par les troupes que le duc de Louvain et Brabant avait pu rassembler; tous ensemble s'acharnaient sur les Français avec une égale fureur. Lorsque la nouvelle de ces désastres fut parvenue aux oreilles de Philippe, roi de France, il fut saisi de douleur; car il craignait de n'avoir pas assez de troupes pour suffire à la défense de cette partie du territoire, ayant envoyé récemment en Poitou avec une armée nombreuse son fils Louis pour réprimer les incursions hostiles du roi d'Angleterre. Cependant, quoiqu'il se répétât souvent à lui-même ce proverbe vulgaire:

Celui qui s'occupe à la fois de plusieurs choses a le jugement moins net pour chacune.

il n'en réunit pas moins une grande armée composée de comtes, de barons, de chevaliers et sergents, de cavaliers et fantassins, et des communes97 de ses villes et cités. Accompagné de ces forces, il se prépara à marcher à la rencontre de ses adversaires. En même temps il recommanda aux évêques, aux moines, aux clercs et aux religieuses de répandre les aumônes, d'adresser des prières à Dieu et de célébrer les divins mystères pour la conservation de son royaume. Ces dispositions étant prises, il partit avec son armée pour combattre ses ennemis. Ledit roi ayant appris que ses adversaires s'étaient avancés à main armée jusqu'au pont de Bouvines, sur le territoire du Ponthieu, dirigea de ce côté ses armes et ses étendards. Lorsqu'il fut arrivé au pont susdit, il passa la rivière [de Marque] avec toute son armée et se décida à camper dans ce lieu. En effet, la chaleur était extrême; car le soleil est très-ardent au mois de juillet. Aussi les Français prirent-ils position près de la rivière, dont le voisinage était précieux pour les hommes et pour les chevaux. Ils arrivèrent audit fleuve un jour de samedi, vers le soir; et après avoir disposé sur la droite et sur la gauche les chariots à deux et à quatre chevaux, ainsi que les autres véhicules qui avaient transporté les vivres, les armes, les machines et tous les instruments de guerre, cette armée plaça de tous côtés ses sentinelles et passa la nuit en ce lieu.

Le lendemain matin, lorsque les chefs de l'armée du roi d'Angleterre furent instruits de l'arrivée du roi de France, ils s'empressèrent de tenir conseil et décidèrent unanimement qu'une bataille en plaine serait livrée aux ennemis; mais comme ce jour-là était un dimanche, les plus sages de l'armée et surtout Regnauld, ancien comte de Boulogne, déclarèrent qu'il était peu séant de livrer bataille dans une si grande solennité, et de souiller un si grand jour par l'homicide et l'effusion du sang humain. L'empereur Othon se rangea à cet avis, et dit aussi qu'il ne se réjouirait jamais de remporter la victoire un dimanche. A ces paroles, Hugues de Boves s'emporta en imprécations, appela le comte Regnauld exécrable traître, et lui reprocha les terres et les vastes possessions qu'il avait reçues de la munificence du roi d'Angleterre. Il ajouta que si l'on différait de livrer bataille ce jour-là, ce serait un dommage irréparable qui retomberait sur le roi Jean, et qu'on avait toujours lieu de se repentir quand on n'avait pas saisi l'occasion favorable. Le comte Regnauld répondit à Hugues, en lui disant d'un air indigné: «Le jour d'aujourd'hui prouvera que c'est moi qui suis fidèle, et toi qui es un traître: car en ce jour de dimanche, je combattrai pour le roi jusqu'à la mort, si besoin en est; tandis qu'en ce même jour, lu montreras, en prenant la fuite à la vue de toute l'armée, que tu n'es qu'un exécrable traître.» Ces paroles injurieuses provoquées par les paroles semblables de Hugues de Boves, aigrirent les esprits, et rendirent la bataille inévitable. L'armée courut aux armes et se rangea audacieusement en bataille. Lorsque tous se furent armés, les alliés se divisèrent en trois corps: le premier avait pour chefs le comte de Flandre Ferrant, le comte de Boulogne Regnault et le comte de Salisbury Guillaume98; le second était conduit par Guillaume, duc de Hollande, et par Hugues de Boves avec ses Brabançons; le troisième corps de bataille se composait des soldats allemands commandés par l'empereur romain Othon. Dans cet ordre de bataille, ils marchèrent lentement à l'ennemi, et parvinrent jusqu'aux bataillons français. Le roi Philippe voyant que ses adversaires déployaient leurs troupes pour une bataille en plaine, fit briser le pont qui était sur les derrières de son armée, afin que si, par hasard, quelques-uns de ses soldats essayaient de prendre la fuite, ils ne pussent s'ouvrir un passage qu'à travers les ennemis eux-mêmes. Le roi resta dans ses lignes, après avoir rangé ses troupes dans l'espace resserré entre les chariots et les bagages, et là, il attendit le choc de ses adversaires. Enfin les trompettes sonnèrent des deux côtés, et le premier corps de bataille où étaient les comtes dont nous avons parlé, se précipita avec tant de violence 6ur les Français, qu'en un moment il rompit leurs rangs, et pénétra jusqu'à l'endroit où se tenait le roi de France. Le comte Regnault, qui avait été déshérité et chassé par lui de son comté, l'ayant aperçu, dirigea sa lance contre lui, le jeta à terre, et s'efforça de le tuer en le frappant de son épée. Mais un chevalier qui, avec beaucoup d'autres avait été commis à la garde du roi, se jeta entre lui et le comte, et reçut le coup mortel. Les Français voyant leur roi dans ce péril, accoururent promptement à son secours, et une troupe nombreuse de chevaliers le replaça, quoique, avec peine, sur son cheval. Alors la bataille s'engagea de tous côtés; les épées brillèrent en tombant comme la foudre sur les têtes couvertes de casques, et la mêlée devint furieuse. Cependant les comtes dont nous avons parlé, ainsi que le corps de bataille qu'ils commandaient, se trouvant trop éloignés de leurs compagnons, s'aperçurent qu'ils avaient perdu tout moyeu de se dégager; d'où il advint qu'une partie de leurs soldats ne pouvant supporter les forces supérieures des Français, fut accablée sous le nombre, et que les comtes susdits, avec la plupart des leurs, furent pris et chargés de chaînes, après avoir déployé la plus louable valeur et tué un grand nombre d'ennemis.

Pendant que ces choses se passaient autour du roi Philippe, les comtes de Champagne, du Perche et de Saint-Paul, ainsi que beaucoup d'autres seigneurs du royaume de France, attaquèrent à leur tour les deux autres corps de bataille, et mirent en fuite Hugues de Boves, ainsi que tous ses mercenaires rassemblés de côté et d'autre. Tandis qu'ils prenaient lâchement la fuite, les Français les poursuivirent à la pointe de l'épée jusqu'au poste qu'occupait l'empereur. Alors tout l'effort de la bataille se concentra sur ce point. Les chevaliers français l'entourèrent et tâchèrent ou de le tuer, ou de le forcer à se rendre. Mais lui, armé d'une sorte d'épée aiguisée d'un seul côté et eu forme de grand couteau qu'il brandissait à deux mains, assénait sur les ennemis des coups terribles. Tous ceux qu'il atteignait, restaient étourdis ou tombaient sur le sol eux et leurs chevaux. Les ennemis, craignant de s'approcher de trop près, tuèrent sous lui trois chevaux à coups de lances. Mais toujours le louable courage de ses compagnons le replaçait sur un nouveau cheval, et il reparaissait plus animé encore à bien se défendre. Enfin les Français le laissèrent aller sans l'avoir vaincu, et il se retira avec les siens du champ de bataille sain et sauf comme ses soldats. Le roi de France, joyeux d'une victoire si inespérée, rendit grâces à Dieu qui lui avait accordé de remporter, sur ses adversaires, un si grand triomphe. Il emmena avec lui, chargés de chaînes et destinés à être enfermés dans de bonnes prisons, les trois comtes plus haut nommés, ainsi qu'une foule nombreuse de chevaliers et autres99. A l'arrivée du roi, toute la ville de Paris fut illuminée de flambeaux et de lanternes, retentit de chants, d'applaudissements, de fanfares et de louanges, le jour et la nuit qui suivit. Des tapisseries et des étoffes de soie furent suspendues aux maisons: enfin ce fut un enthousiasme général. Cette bataille fut livrée au mois de juillet, le sixième jour avant les calendes d'août. Par ce désastre, le roi Jean se trouva avoir dépensé en vain les quarante mille marcs qu'il avait extorqués impudemment aux moine de Cîteaux à l'époque de l'interdit, par le conseil de Richard du Marais et d'autres courtisans de pareille trempe: c'est ce qui prouve la vérité de ce proverbe qui dit:

Bien mal acquis ne profite jamais.

Enfin, lorsque la nouvelle de cette bataille fut parvenue à la connaissance du roi Jean, il fut consterné, et dit à ceux qui l'entouraient: «C'est jouer de malheur! depuis que je me suis réconcilié avec Dieu, et que je me suis soumis, moi et mon royaume, à l'église romaine, il ne m'arrive que des disgrâces.» Vers le même temps, Jean, évêque de Norwich, en revenant de la cour de Rome, expira dans le Poitou. Son corps fut transporté en Angleterre, et enseveli avec honneur dans l'église de Norwich.

Trêve entre le roi de France et le roi d'Angleterre. Les barons anglais demandent la confirmation de la charte de Henri Ier. — Guillaume, abbé de Saint-Albans. Succession des abbés de ce monastère. — Les choses étant dans cet état, des hommes religieux s'interposèrent, et une trêve fut conclue dans les pays d'outre-mer, entre Philippe, roi de France, et Jean, roi d'Angleterre, sous cette forme100: «Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France, à tous ceux qui ces présentes verront, salut: Sachez que nous avons donné trêve sincère au roi d'Angleterre, Jean, et à ses hommes qui ont guerroyé ouvertement pour lui; hostilités comprises depuis le commencement de cette dernière guerre jusque [aujourd'hui], premier jeudi après l'Exaltation de la sainte-Croix, en septembre; et cela en notre nom et au nom de nos hommes qui ont guerroyé ouvertement pour nous; laquelle trêve courra jusqu'à Pâques prochain, qui se trouve être dans l'année mil deux cent quinze, et depuis cedit jour de Pâques, pendant cinq années pleines et continues. Sont exceptés, de notre côté, les prisonniers101 que nous avons en notre pouvoir, et sauf le serment que nous ont fait les villes de Flandre et de Hainaut. Sont exceptés également, du côté du roi d'Angleterre Jean, les prisonniers qu'il a en son pouvoir. Nous et nos hommes seront dans la même tenure qu'au susdit jour de jeudi, jusqu'à l'achèvement des cinq années. Les juges et conservateurs de la présente trêve, faite entre nous et le roi d'Angleterre, sont, de notre côté, Pierre Savari, Guy Turpin, abbé du principal monastère102, et Gilbert, archidiacre de Tours; du côté du roi d'Angleterre, Hubert de Bourg, sénéchal de Poitou, Robert (?) de Pons, abbé de Saint-Jean-d'Angely, et le doyen de Saintes103; et ces hommes ont tous juré, de bonne foi, que si quelque différend ou quelque plainte s'élevait par hasard en Poitou, en Anjou, en Bretagne ou en Touraine, ils s'assembleraient en l'abbaye des dames de Foucheroses; et que, pour les plaintes qui s'élèveraient par hasard dans le Berri, dans l'Auvergne, dans les comtés de la Marche et du Limousin, ils s'assembleraient sur les lieux, afin de corriger les abus.» — Vers le même temps, Richard, doyen de Salisbury, et Gaultier de Gray, chancelier d'Angleterre, furent consacrés évêques, l'un de Chicester, l'autre de Worcester, par les mains d'Étienne, archevêque de Cantorbéry. A cette époque le roi d'Angleterre Jean, ayant achevé ce qu'il avait à faire dans les provinces d'outre-mer, revint en Angleterre, Je quatorzième jour avant les calendes de novembre.

Vers le même temps les comtes et barons d'Angleterre se réunirent à Saint-Edmond sous prétexte d'y prier; mais en réalité une autre cause les y amenait; car, après avoir longtemps et secrètement délibéré, ils produisirent, au milieu de l'assemblée, une certaine charte du roi Henri Ier, qu'Étienne, archevêque de Cantorbéry, leur avait déjà remise, dans une précédente entrevue, qui avait eu lieu à Londres, comme nous l'avons raconté. Or, cette charte contenait quelques libertés et lois du roi Édouard, octroyées par lui à la sainte église d'Angleterre et aux seigneurs du royaume; sans compter plusieurs autres libertés que ledit roi Henri y avait ajoutées pour son compte. Les barons étant donc tous réunis à Saint-Edmond, jurèrent, à commencer par les plus puissants, et sur le maître-autel de l'église, que, si le roi se refusait à octroyer les lois et libertés susdites, ils lui feraient la guerre, et se regarderaient comme déliés de leur serment de fidélité jusqu'à ce qu'il eût confirmé par une charte, munie de son sceau, la concession de toutes leurs demandes. Ils convinrent ensuite unanimement de se présenter tous ensemble au roi, après la fête de Noël, pour obtenir de lui la confirmation des libertés susdites; et jusqu'à cette époque de se pourvoir bien en chevaux et en armes, de façon que si le roi (comme ils en étaient presque sûrs) voulait, d'après sa duplicité habituelle, se dégager de son propre serment, ils l'obligeassent aussitôt, par la prise de ses châteaux, à donner satisfaction. Ces conventions faites, chacun se retira chez soi.

Cette même année, Jean, abbé de l'église de Saint-Albans, eut pour successeur Guillaume, moine pris dans le sein de la communauté. Il fut élu solennellement l'illustre jour du bienheureux Edmond, à la cinquième férie; et le jour de saint André, apôtre, au premier dimanche de l'Avent, il reçut solennellement et pontificalement la bénédiction des mains d'Eustache, évêque d'Ély, dans l'église du bienheureux Albans, devant le maître-autel. On assure qu'avant son élection quelques moines du monastère avaient eu avis, dans une vision nocturne, de son élection prochaine. Le premier abbé de l'église de Saint-Albans, premier martyr d'Angleterre, fut Willegod. L'an de l'Incarnation de Notre-Seigneur, sept cent quatre-vingt-quatorze, aux calendes d'août, le très-puissant roi de Mercie, Offa, avait établi des moines à Saint-Albans, lorsqu'on trouva le corps du martyr, et il avait nommé Willegod abbé, en lui enjoignant de vivre sous la règle monastique, avant même que l'église fût construite. A Willegod succéda Eadrik, à Eadrik Wulsin, à Wulsin Ulnoth, à Ulnoth Eadfrid, à Eadfrid Wulsin, à Wulsin Alfrik, à Alfrik Ealdred, à Ealdred Eadmar, à Eadmar Léofrik, qui, à cause de ses vertus, devint archevêque de Cantorbéry, à Léofrik Alfrik, frère uterin de ce même Léofrik, à Alfrik Léofslan, à Léofstan Fréthérik, à Fréthérik Paul, à Paul Richard, à Richard Geoffroi, à Geoffroi Raoul, à Raoul Robert, à Robert Simon, à Simon Guarin, à Guarin Jean, à Jean Guillaume, vingt-deuxième abbé, l'an seizième du règne du roi Jean.

Prétention des barons anglais au sujet des libertés de l'Angleterre. — Noms des chefs de cette ligue. — Refus du roi Jean. — L'an de grâce 1215, qui est la dix-septième année du règne du roi Jean, ledit roi tint sa cour à Noël, à Worcester; mais il y resta à peine un jour, et de là il se rendit en toute hâte à Londres, où il chercha un refuge dans le Temple-Neuf. En effet, les barons dont nous avons parlé arrivèrent bientôt dans un appareil militaire assez redoutable, et demandèrent la confirmation des lois et libertés du roi Édouard, ainsi que des autres libertés octroyées déjà à eux-mêmes, au royaume d'Angleterre, et à l'église anglicane, telles qu'elles étaient contenues dans les lois d'Édouard et dans la charte du roi Henri Ier. Ils assuraient en outre qu'à l'époque de son absolution à Winchester, il avait promis de rétablir les vieilles lois et libertés, et s'était engagé à les observer par son propre serment. Le roi voyant que les barons étaient fermement résolus dans leurs demandes, et craignant par-dessus tout qu'ils ne l'attaquassent, puisqu'ils se trouvaient là préparés pour le combat, répondit que ce qu'ils demandaient était une grande et difficile chose; qu'il les priait de lui donner trêve jusqu'à Pâques closes104, afin qu'il en délibérât, et qu'il pût pourvoir à lui-même et à la dignité de sa couronne. Enfin, après de longues négociations de part et d'autre, le roi Jean se vit contraint d'accepter pour cautions l'archevêque de Cantorbéry, l'évêque d'Ély, et Guillaume Maréchal, qui promirent que, sous la médiation du droit, et au jour fixe, il donnerait satisfaction à tous. Cela fait, les seigneurs retournèrent chez eux. Pendant ce temps, le roi, voulant se prémunir pour l'avenir, se fit jurer à lui seul, contre tous hommes, fidélité dans l'Angleterre entière, et fit renouveler les hommages. Pour prendre une précaution encore plus efficace, il se croisa le jour de la purification de la bienheureuse Marie, afin de se mettre à l'abri sous la protection de la croix; mais il agit ainsi plutôt par crainte que par dévotion: cependant entre deux opinions douteuses on doit adopter celle qui est la plus favorable. — Cette même année, Eustache, évêque d'Ély, homme profondément instruit dans la science divine et humaine, mourut à Reading, et alla où va toute créature.

Vers le même temps, pendant la semaine de Pâques, les seigneurs dont nous avons souvent parlé, se trouvèrent réunis à Stamford; ils étaient bien pourvus d'armes et de chevaux, et avaient déjà entraîné dans leur parti presque toute la noblesse du royaume, et formé une très-nombreuse armée, tant le roi Jean s'était rendu odieux à tout le monde. Cette armée s'élevait à deux mille chevaliers, sans compter les cavaliers, les sergents et les fantassins, tous bien munis d'armes de toute espèce. Les chefs et les agitateurs de cette révolte étaient Robert, fils de Gaultier, Eustache de Vesci, Richard de Percy, Robert de Ros, Pierre de Brus, Nicolas d'Estouteville, Saër, comte de Winchester, Robert, comte de Winchester, Robert, comte de Clare, Henri, comte de Clare105, le comte Roger Bigod, Guillaume de Mowbray, Roger de Creissy, Ranulf, fils de Robert, Robert de Ver, Foulques, fils de Guarin, Guillaume Mallet, Guillaume de Montaigu, Guillaume de Beauchamp, Étienne de Kime, Guillaume Maréchal le jeune, Guillaume Manduit, Roger de Montbegon, Jean, fils d'Alain, Gilbert de Laval, Osbert (?), fils d'Alain, Guillaume de Hobregge, Olivier de Hobregge, Olivier des Vallées, Gilbert de Gant, Maurice de Gant, Roger de Brakley, Roger de Lanvaley, Geoffroi de Mandeville, comte d'Essex, Guillaume son frère, Guillaume de Huntinfeld, Robert de Greslei, Geoffroi, constable de Meauton, Alexandre de Puinton, Pierre, fils de Jean, Alexandre de Sutton, Osbert de Bobi, Jean, constable de Chester, Thomas de Muleton, Conan, fils d'Hélie, et beaucoup d'autres. Tous ensemble conjurés et confédérés, avaient pour fauteur principal Étienne, archevêque de Cantorbéry. Le roi se trouvait en ce moment à Oxford, attendant l'arrivée de ses barons. En effet, le lundi qui suit l'octave de Pâques, les susdits barons s'assemblèrent de nouveau au bourg de Brakley. Lorsque le roi en fut informé, il leur envoya l'archevêque de Cantorbéry, Guillaume Maréchal, comte de Pembroke, et quelques autres hommes sages, pour leur demander quelles étaient ces lois et libertés qu'ils réclamaient. Les barons remirent alors aux députés une cédule qui contenait en grande partie les antiques lois et coutumes du royaume, affirmant que si le roi ne les leur octroyait sur-le-champ, et ne les confirmait par une charte scellée de son sceau, ils sauraient bien le forcer, par la prise de ses châteaux, de ses terres et de ses possessions, à leur donner satisfaction convenable sur ce qu'ils demandaient. L'archevêque, de retour avec ses compagnons, présenta la cédule au roi, en lui récitant de mémoire chacun des articles qu'elle contenait. Aussitôt que le roi eut compris la teneur de ces articles, il se prit à rire d'un air moqueur et furieux: «Comment les barons se contentent-ils de ces exactions iniques, s'écria-t-il? Ils devraient demander le royaume! ce qu'ils réclament est chose absurde et erronée, et n'est appuyée sur aucun droit.» Puis il ajouta avec un affreux jurement: «Jamais je n'accorderai de tels privilèges, qui de roi me rendraient esclave.» Or, les articles de lois et de libertés dont les barons demandaient la confirmation sont en partie renfermés dans la charte du roi Henri, rapportée plus haut, en partie tirés des anciennes lois du roi Édouard, comme la suite de cette histoire le montrera en son lieu.

suivant

NOTES.

 

Note I. Voir les pages 145, 151 du volume.

[notes 30 et 33, page 33.]

L'itinéraire de Richard et plusieurs faits particuliers de son séjour en Sicile ont été présentés très-sommairement par la plupart des historiens modernes que nous avons eus sous les yeux. Nous essayons ici de combler cette lacune, en éclaircissant ou rectifiant, au besoin, le récit de Matt. Pâris, à l'aide des trois chroniques de Geoffroy de Vinisauf, de Jean Brompton, et de Roger de Hoveden. (Collections de Gale et de Saville.)

Après leur départ de Vezelay, les deux rois firent route ensemble en passant par Saint-Léonard de Corbigny, Moulins (en Gilbert), Montescot (?), Toulon (sur Arroux), Sainte-Marie-le-Bois, Belleville, Villefranche et Lyon. Dans cette ville ils se séparèrent, et Richard se dirigea seul vers Marseille, en suivant la rive gauche du Rhône, par Auberive, Saint-Bernard de Romans, Valence, Loriol, Valreas, Saint-Paul de Provence, Montdragon, Orange, Sorgues, Bompas près d'Avignon, Senas, Salon, Marignane, et Marseille. Richard y attendit trois semaines, selon Vinisauf, l'arrivée de sa flotte, et se décida enfin à partir sur une galère appelée Pumbone par Brompton et Hoveden (7 août 1190). Il côtoya la Provence et l'Italie en passant par Saint-Étienne106, Aquilée (Aquileia), Noirmont (Mons Niger), Saint-Honorat, Nice, Vintemiglia, Sainte-Marie de Funz (? ), Noli. Le 13 août, il arriva à Savone (Senie dans Matt. Pâris), mais ce fut à Gênes qu'il eut avec le roi de France l'entrevue dont il est question dans le texte. Philippe-Auguste, malade, était logé dans un palais de ville près de l'église de San Lorenzo. Richard toucha successivement à Porto-Fino, à Porto-Venere, à Pise. Le 21 août,il était à l'île Gorgona; le 23, il se fit mettre à terre, et, pour se distraire, fit deux lieues à cheval avec quelques-uns de ses chevaliers jusqu'à Piombino. Là il changea de galère, monta sur celle d'un certain Foulques Rustac, et, poussé par un vent favorable, dépassa les îles d'Argentara et de Gionati. Arrivé à Porto-Ercolo, à mi-chemin entre Marseille et Messine107, il remonta sur la galère Pumbone, toucha à Corneto, à Civita-Vecchia, s'arrêta au phare d'Ostie, où il reçut les députés du pape, et traversa la forêt de Selvedene (?), où il admira une magnifique voie romaine. Le 27, il doubla le cap Circello, toucha à Terracine, reconnut les îles de Palmaria et de Ponza, et le groupe d'îles volcaniques qui sont en avant du promontoire de Pouzzoles. Il entra dans le golfe de Baïa, s'arrêta deux jours à Naples, où il visita, dans l'église de Saint-Janvier, la crypte ou étaient conservés les corps de quelques saints renommés; et, enfin, arriva à Salerne, où après un assez long séjour, il apprit que sa flotte était arrivée à Messine108. Il se remit en route probablement par terre, quoique les chroniques ne le disent point, passa par un lieu que Brompton appelle Melfi; puis à Scalea, alla coucher dans un prieuré du Mont-Cassin, près de Santa-Euphemia, arriva ensuite à Mélito109, à la Bagnara, traversa le Phare, et arriva à Messine le 11 septembre.

Les Français étant logés dans l'intérieur de la ville, Bichard, avec ses barons, prit ses quartiers au-dehors, et une partie de son armée resta sur les côtes de Calabre. Le 50 septembre, il repassa le détroit, se saisit de la Bagnara110, où il y avait une maison de chanoines réguliers, et y établit sa sœur Jeanne. Au milieu du détroit dans un îlot, situé près de l'écueil de Charybde, s'élevait un château fortifié qu'on appelait le Monastère des Griffons. Richard s'en rendit maître le 2 octobre, selon Brompton, qui fixe avec soin la position de ce lieu, y plaça ses magasins de vivres, et y déposa ses trésors. Cependant, devant Messine, la jalousie des Siciliens contre les Anglais n'avait pas tardé à éclater, et c'est ici que le récit de Matt. Pâris a besoin de commentaire. Plusieurs croisés avaient disparu, dit Vinisauf, et on avait reconnu qu'ils avaient été jetés méchamment dans les latrines. L'arrogance du roi d'Angleterre qui se saisissait des places à sa convenance, augmenta ces mauvaises dispositions, fomentées d'ailleurs par deux ministres de Tancrède, Giordano del Pino ou Luppino, et l'amiral Margarit. Apprenant que les, Messinois refusaient de vendre des vivres à son armée, Richard prit un bateau, et se fit transporter au logement de Philippe-Auguste, qui habitait le palais du roi Tancrède, à Messine. La discorde parut apaisée, mais recommença le lendemain. Les Messinois se renfermèrent dans leur ville, pendant que les Griffons111, postés sur une hauteur voisine, attaquaient la maison d'Hugues-le-Brun, hors de Messine, et non pas dans l'île dont Richard s'était emparé, comme le récit de Matt. Pâris pourrait le faire croire. Trois chevaliers anglais et plusieurs sergents périrent dans la lutte. Les griffons furent repoussés et poursuivis jusqu'aux remparts de Messine, dont les portes furent aussitôt brisées malgré la résistance des habitants. Richard prit possession de la ville, en moins de temps, dit Vinisauf, qu'un prêtre n'en mettrait à chanter matines (5 octobre). La bannière de Normandie fut arborée sur toutes les tours. On sait les réclamations de Philippe. Richard consentit à ôter sa bannière et remit la ville en garde aux templiers, jusqu'à ce qu'il eût obtenu satisfaction de Tancrède. Il est évident que Matt. Pâris intervertit l'ordre des faits, pour la prise de Messine.

Même observation sur les négociations qui suivirent, et sur l'arrivée des deux reines. Ces événements sont anticipés dans le texte. Tancrède apprit à Palerme (résidence qu'il n'avait pas quittée depuis l'arrivée des deux rois) ce qui s'était passé à Messine, et les exigences de Richard. Il fit d'abord une réponse vague et ambiguë dont les indigènes s'autorisèrent pour refuser de nouveau des vivres aux Anglais. Richard, alors, fit fortifier le château des Griffons dans l'île, et construire Mategrive sur la montagne qui dominait Messine. Tancrède, intimidé, accéda à toutes les demandes de Richard, et dans une entrevue qui eut lieu près de Catane ou à Catane même, conclut un traité qui fut juré par Giordano, Margarit et les principaux seigneurs siciliens. Avant de retourner à Palerme, Tancrède, pour gage de sa foi, remit à Richard une lettre qu'il prétendait lui avoir été envoyée par le duc de Bourgogne, au nom du roi de France, et dans laquelle il était dit que Richard était un traître, et que si Tancrède voulait l'assaillir pendant la nuit, les Français étaient prêts à le seconder112. Richard dissimula quelques temps, et distribua des présents magnifiques à ses chevaliers, et donna un festin splendide à Mategrive, pour célébrer les fêtes de Noël; mais ayant reçu avis qu'Éléonore et Bérengère étaient arrivées en Calabre (premiers jours de février 1191), il résolut de s'autoriser de l'avis de Tancrède pour rompre ouvertement son mariage projeté avec Aliz. Nous avons déjà indiqué en note la discussion qui eut lieu entre les deux rois, et nous renvoyons, pour plus de détails, à M. Aug. Thierry, liv. XI, pag. 57 et suiv., et au P. d'Orléans, tom. Ier, pag. 272 et suiv. Quand le traité eut été conclu, il alla chercher sa mère, et sa future épouse à Reggio, pour les amener à Messine; mais les fiançailles ne furent célébrées qu'après le départ de Philippe, qui eut lieu le samedi après l'annonciation de la Vierge (28 mars, selon Matt. Pâris). Avant de partir à son tour, Richard détruisit son château de Mategrive, et quitta Messine le 9 avril.

 

 

Note II. Voir les pages 294, 518 du volume.

[notes 128, p.67 et 97, p.129.]

Les milices communales étaient encore mal aguerries, dit Dutillet, et celles de Beauvais n'avaient pu soutenir le choc des routiers de Richard; mais, si elles eurent le dessous dans quelques engagements particuliers, elles prirent une éclatante revanche à la grande bataille de Bouvines. Les légions des communes, principalement de Corbie, d'Amiens, d'Arras, de Beauvais, de Compiègne, y vinrent en foule précédées par l'oriflamme de Saint-Denis, et se serrèrent autour de l'étendard royal au champ d'azur et aux fleurs de lys d'or. Elles furent opposées aux Allemands de l'armée ennemie: «et quand Othon vit tels gens, ni n'en fut pas moult joyeux. elles outrepassèrent, au rapport des chroniqueurs toutes les batailles des chevaliers.» Peut-être ces éloges sont-ils un peu exagérés, puisque nous savons qu'elles plièrent d'abord; mais elles revinrent rigoureusement à la charge, et contribuèrent sans nul doute au gain de la bataille.

Les termes dont se sert Ordéric Vital autorisent à penser que Louis-le-Gros eut, le premier, l'idée d'organiser les communes en milices113, soit pour réprimer les brigandages particuliers, soit pour suivre le roi à la guerre. Avant lui les baillis, les comtes ou gouverneurs des villes, les vicomtes, les châtelains levaient seuls et commandaient les troupes féodales du roi. Louis VI concerta avec les évêques et les bourgeois les moyens de lever les milices communales: il fut réglé que les villes lèveraient elles-mêmes des troupes de bourgeois qui marcheraient à l'armée par paroisses, chaque curé en tête, avec la bannière de l'église. Au siége de Bréherval, les curés, suivis de leurs paroissiens, portèrent leurs bannières; les abbés y vinrent aussi avec leurs vassaux. Ces milices furent appelées indifféremment communiœ; ou communitates parochiarum; l'autorité et les fonctions des chefs des troupes féodales furent transportées aux villes elles-mêmes114.

Ces milices n'étaient obligées de marcher, à leurs frais, que jusqu'à une certaine distance de leurs demeures; si on les menait plus loin, c'était au roi à les défrayer. Il y en avait même qui n'étaient obligées de s'éloigner de leur ville que de manière à y revenir coucher. Tel était le privilége de la commune de Rouen; privilège soigneusement maintenu par les rois d'Angleterre et de France, puisque Rouen en était encore en possession au temps de Philippe-le-Hardi.

Le nombre des soldats que les villes devaient fournir était marqué dans leurs chartes de franchises, et il ne dépassait guère quatre à cinq cents. Un rôle de 1253, dont un des titres porte: Communes qui envoyèrent, sergents de pied, donne en liste: Laon, 500; Bruières, 100; Soissons, 200; Saint Quentin, 300; Peronne, 500; Montdidier, 300; Corbie, 100. Malgré l'incertitude des documents, il paraît prouvé que ces milices n'étaient composées que de bourgeois ou de gens faisant à différents titres partie de la commune. Dans la suite, comme on en trouve la preuve dans le continuateur de Nangis et dans Froissard, les milices bourgeoises furent ordinairement commandées par des gentilshommes en renom, mais surtout par les hommes de cette classe qui, frappés des avantages de la commune, s'y étaient fait admettre.

Au temps de Philippe-Auguste, les communes d'un pays formaient, dans l'armée, un corps à part auquel les historiens de ce règne donnent le nom de légion. Interea, dit Rigord, adveniunt legiones communiarum. Legio Troum, la légion de Troyes, dit Guillaume-le-Breton.

Si de riches abbayes telles que celle de Saint-Denis et celle de Saint-Martin de Tours (Marmoutier), avaient leurs bannières de guerre que les comtes du Vexin et les comtes d'Anjou étaient en possession de porter, les simples paroisses, sous les premiers Capétiens, n'avaient certainement que la croix et non la bannière. Mais quand les milices commencèrent à être levées par paroisses, on ajouta à la croix des bannières (vexilla) où était représenté le Saint, patron de la ville. Or l'étymologie de bannière, bannum (ban convoqué par le souverain), confirme cette opinion.

Le père Daniel, tout en admettant que la milice communale subsista à peu près jusqu'à Charles VII, pense que la nouvelle organisation introduite par ce prince parmi les gens de guerre n'eut aucun rapport avec les anciennes troupes bourgeoises. Quelques titres militaires, comme ceux de capitaines de quartier, de major de la bourgeoisie, d'archers de la ville, subsistèrent seulement pour rappeler une institution tombée en désuétude, mais qui devait revivre avec éclat.

 

 

Note III. Voir les pages 312, 350, 433, 513 du volume.

[notes 5, p.112 ; 23, p.113 ; 43, p.114 ; 94, p.116.]

L'étymologie de sterling est une des plus incertaines et des plus controversées; et quoique quelques-uns fassent remonter ce terme jusqu'aux rois anglo-saxons, on s'accorde généralement à croire que cette appellation monétaire ne date guère que du règne de Jean ou de Richard.

Voici ce que dit le Glossaire latin du texte au sujet de ce mot: «Le sterling a ordinairement la valeur d'un denier anglais; douze deniers [d'argent] font un sol. On écrit aussi starling. D'où je présume que les deniers starlings et la monnaie starling ont pu recevoir leur dénomination du mot starre, ou quittance des juifs; car les juifs, qui sont les plus exacts de tous les argentiers et flaireurs d'écus, refusaient probablement de recevoir d'autre argent que des monnaies bien éprouvées, pour leurs marchandises et leurs usures, et de donner sans cela starre ou quittance à leurs créanciers. Aussi les monnaies éprouvées pouvaient être nommées starling, c'est- à-dire celles qui étaient de si bon et si pur argent, que les juifs eux-mêmes ne les refusaient pas. Je sais qu'on donne d'autres origines au nom de starling. Quant à cette opinion des Écossais, qui font dériver le nom de notre monnaie de leur château de Stirling, le savant chevalier Spelmann l'a justement réfutée. Je ne regarde pas comme plus probable la conjecture de ceux qui pensent que notre mot starling vient des oiseaux étourneaux (en anglais starlings), dont la figure était gravée sur les monnaies du roi Édouard-le-Confesseur; car ce sont tout à fait des colombes, et non des étourneaux, que nous voyons encore figurées sur les boucliers des armes du même roi115. C'est aussi une colombe, et non un étourneau, qui est ciselée à l'extrémité de son bâton ou sceptre. J'avoue que j'ai plusieurs anciennes monnaies de nos rois marquées d'étoiles que nous appelons stars. L'argent de ces monnaies est aussi pur (sinon davantage) que notre moderne monnaie sterling, comme nos monnayeurs l'ont souvent prouvé. Mais c'est une question de savoir si ces étoiles ont donné à notre monnaie le nom de starling, ou si elle a été plus tard frappée d'étoiles, parce qu'elle s'appelait précédemment ainsi du starre des juifs. Pour le dire en passant, cette terminaison ling ou ing est employée chez nous, d'habitude, comme diminutif: duck, canard; duckling, petit du canard; fond, fondling; de même, starling a pu venir de star. Le savant Spelmann adopte plutôt l'opinion de ceux qui font dériver nos sterlings du nom de ces marchands allemands des environs de Dantzick et d'Elbing, que nous appelons encore esterlings; lesquels étant venus en Angleterre, auraient perfectionné l'art de purifier, et même de fondre et de frapper l'argent, et auraient ensuite laissé leur nom à ce genre de travail. Ce qui est assez probable, à moins qu'avant leur arrivée les starres des juifs ou les étoiles, chez nous stars, n'aient donné leur nom à notre monnaie la plus estimée; car c'est une question contraversée. On écrit aussi esterling. Ce mot, pris seul et sans explication, sert à distinguer la bonne monnaie anglaise, tant de la monnaie inférieure que de la monnaie étrangère.»

Lorsque les Normands se furent emparés de l'Angleterre, ils changèrent peu de choses soit pour le type, soit pour la valeur, aux monnaies saxonnes; la seule innovation importante fut l'introduction de la livre à laquelle fut joint presque exclusivement le nom de sterling après le treizième siècle. Jusqu'au règne d'Édouard Ier, les monnaies dont parle Matt. Paris paraissent avoir été disposées dans la gradation suivante:

La livre monnaie d'argent (libra) vaut 1 marc et demi.

 — vaut 20 solidi.

 — vaut 240 denarii.

 — vaut 480 oboli.

 — vaut 960 quadrantes.

Le marc d'argent116 vaut 15 solidi plus 1/3 de solidus.

 — vaut 160 denarii.

 — vaut 320 oboli.

 — vaut 640 quadrantes.

Le solidus, sol d'argent (shilling) vaut 12 denarii.

 — vaut 24 oboli.

 — vaut 48 quadrantes.

Le denarius, vulgairement nummus, (penny)117 vaut 2 oboli.

L'obolus118 (half penny) vaut 2 quadrantes.

Enfin le quadrans (farthing)119.

Jusqu'au temps d'Édouard Ier, le penny était coupé en deux parts (half pence), ou en quatre (farthings); mais ce prince interdit ce mode de partage qui prêtait trop à la fraude, et fit frapper des half-pence et des farthings ronds. Telle est l'opinion générale que Lingard semble adopter. Cependant plusieurs historiens ont découvert que les half-pence qu'on attribue exclusivement à Édouard Ier, avaient été frappés par Henri Ier, dont on a vu la sévérité contre les faux monnayeurs (pag. 287, Ier vol.), et que, bien que ce fût l'usage ordinaire pendant le règne de Guillaume-le-Conquérant et de Guillaume-le-Roux, de couper le penny en deux pour en faire des half-pence, les half-pences commencèrent dès lors à être frappés ronds. Plusieurs half-pence ronds de Henri Ier sont conservés dans les cabinets des curieux.

Cette discussion explique parfaitement le passage de Matt. Pâris relatif à la monnaie irlandaise (page 433 de ce volume). Éthelred, dans son invasion en Irlande, avait fait frapper des monnaies à Dublin par un certain Fœneman ou Faereman. Cnut, à son tour, maintint la monnaie éthelredine. Les rois irlandais de race danoise la conservèrent également et même les rois de race erse, entre autres Donald de Monaghan; mais la coutume saxonne de couper les monnaies en deux et en quatre, avait probablement donné lieu à tant d'abus dans ce pays encore sauvage, que Jean pensa qu'il était d'une saine politique de faire frapper des half-pence et des farthings ronds, en leur donnant le poids des mêmes monnaies légales usitées en Angleterre120.

Quant à la valeur comparative des monnaies du treizième siècle avec les monnaies actuelles en Angleterre121, et au rapport de ces mêmes monnaies avec les monnaies contemporaines de France, nous ne pouvons prétendre à aborder des questions aussi difficiles, et qui exigeraient une discussion très-étendue. Nous indiquons seulement le livre d'Ainslie [Illustration of the anglo-french Coinage, London, 1851, in-4°), comme pouvant fournir à cet égard d'excellents renseignements, et nous nous bornerons à tâcher de préciser quelques points, quand l'occasion s'en présentera.

 

 

Note IV. Voir la page 524 du volume.

[note 100, p.117.]

Jean s'était retiré à Parthenay, après avoir levé le siége de la Roche-au-Moine, et paraissait disposé à continuer la guerre, lorsqu'il apprit la défaite de ses alliés à Bouvines. Il conclut alors avec Philippe une trêve de cinq ans, par l'entremise du légat du pape. Voici comment Dutillet, dans son Recueil des Traictez (pag. 160, 164, édit. in-4° de 1607 ), rapporte cette trêve:

«Ledit roi Jean demanda trefve, qui lui fut aisément accordée pour cinq ans, le jeudy après la saincte Croix, mil deux cens quatorze; car ladite trefve estoit vtile audit roy Philippes, après avoir despouillé son ennemy. Elle fut faite pour tous les subiects et alliez desdits roys, ayans fait guerre ouverte, exceptez les prisonniers d'vne part et d'autre, et sauf audit roy Philippes les sermens que les Flamens et Hannuiers (gens du Hainaut) luy avoient faits auparavant, qui tenoit tiendroit; les meurtriers et bannis, depuis l'autre trefve de l'an deux (douze) cens six, ne jouiraient de ceste trefve pour retourner en leur païs, sans le vouloir de leur prince. Ceux desquels les terres estaient en la main dudit roy Philippes pourraient, pour leurs affaires, venir és pais de son obéissance, pour y passer sans séjour, sinon qu'il y eust exoine (excuse) légitime, fors aux havres pour attendre le vent par temps compétent. Les Angeuins et Bretons adhérans ouvertement lors de ladite trefve audit roy Jean, pourraient venir demeurer en Anjou et Bretagne durant ladite trefve, baillans respectivement seureté au sénéchal d'Anjou et comte de Bretagne qu'aucun dommage n'adviendrait esdits pais par leur demeurance. Le semblable feraient les Poictevins adhérans ou vertement audit roy Philippes, lors d'icelle trefve, baillans seureté au sénéchal de Poictou. Les conservateurs de ladite trefve furent esleus et députez par lesdits roys avec pouvoir, au nombre de cinq ou plus, cognoistre ou iuger, à la charge d'en subroger de bonne foy, au lieu des révoquez, malades ou morts, et s'ils se voyoient peu obeis en l'exécution de leurs iugemens, d'en advertir lesdits roys, lesquels soixante jours après les feroient entretenir. Pour vuider les différens et surprises de Poictou, Anjou et Bretagne, lesdits conservateurs s'assembleraient en l'abbaye des Dames de Foucheroses, près Passavant. Pour celles de Berry, Auvergne, Lymosin et. comté de la Marche, s'assembleraient entre Ingrande et Cosson122. Si ledit roy Jean vouloit quitter la maletôte par luy imposée, aussi ferait ledit roy Philippes; autrement il en leveroit autant que ledit roy Jean. Lieux furent réservez à Frédéric et Othon, prétendans l'empire, pour entrer en ladite trefve; s'ils ou l'un d'eux en faisoient refus, chacun desdits roys pourrait aider en l'empire celuy qu'il favorisoit, sans 'faire rupture de ladite trefve en leurs royaumes et terres. Fut icelle trefve iurée de la part dudit roy Philippes-Auguste par Vrsion, chambellan, en l'âme d'iceluy roy, par douze barons ou chevaliers nommez en leurs âmes par son commandement. Faut entendre que lors les roys pour leur grandeur iuroient par proeureurs, non en leurs personnes, ores qu'ils fussent présens.»

Tel est, en substance, le traité transcrit dans son entier par Rymer (Acta publica et Conventiones, tome Ier), et que Dutillet a traduit presque littéralement. Les négociations auxquelles donna lieu cette trêve ressortent facilement des différentes chartes relatées par l'historiographe anglais. Il fut d'abord question d'échanger Guillaume, comte de Salisbury, pour Robert, fils de Robert, comte de Dreux. Le roi Jean fit partir pour l'Angleterre son fils naturel, Olivier, avec une lettre datée de Saint-Maixent, le 6 septembre, dans laquelle il s'en référait sur cette question à l'avis des évêques et barons d'Angleterre, mais paraissait peu disposé à relâcher son prisonnier. Comme les difficultés que ne pouvait manquer de susciter cette affaire auraient retardé la conclusion de la trêve, les deux rois passèrent outre sur les échanges, et Jean, par une lettre datée de Parthenay, le 15 septembre, nomma pour ses plénipotentiaires l'abbé de Westminster, le maître de la milice du Temple, Ranulf, comte de Chester, frère Alain Martell, Hubert de Bourg, Regnauld de Pons, et Aymeri de Rochefort. Le traité fut conclu à Chinon, le 20 septembre, au plus tard, l'exaltation de la sainte Croix étant toujours le 14. Le jeudi avant la Toussaint, l'original du traité, scellé du sceau de Philippe-Auguste, fut remis à l'évêque de Winchester; Jean était retourné en Angleterre dès les premiers jours d'octobre.

Dutillet néglige de nommer les douze seigneurs qui jurèrent la trêve, outre le chambellan Ursion: c'était Gaulcher, comte de Saint-Paul, Robert, comte d'Alençon, Guy de Dampierre, Guillaume des Barres, Guillaume de Chauvigny, Thibaud de Blaison, Bouchard de Marly, Johel de Mayenne, Hugues de Reaugé, Guy Sénesbald, Aymeri de Craon, Girard Belois. — Nous avons à dessein insisté sur ce traité, parce qu'il est en quelque sorte la consécration des conquêtes de Philippe-Auguste, et signale l'abaissement de Jean, qui retourne dans son royaume pour y trouver ses barons en armes et signer la grande charte.

 

 

FIN DES NOTES.

 

RECTIFICATION.

Voir la page 93, lignes 5 et 4 et la note 2.

[Dans mon texte, note 55 indiquée à la page 19 et renvoyée à la page 25]

Ce passage nous avait paru obscur. En consultant pour d'autres recherches le texte de Geoffroi de Vinisauf, nous sommes tombé sur un passage qui, modifié légèrement, nous semble donner le vrai sens. Au lieu de quid Archaritana, quid vêtus Proretha, quid Spinacius nauclerus que nous avions corrigé, afin de trouver un sens à ces mots, nous lisons: quid Anconitania Marchia, quid Venetus proreta, quid Pisanus nauclerus? et nous traduisons: et la Marche d'Ancône, et les timoniers de Venise, et les matelots Pisant?

Cette phrase doit être ainsi rectifiée, et par conséquent la note à laquelle elle donne lieu dans le texte.

 

(51) Culvertagium, cuverta: en français culvert, cuivert, cuvert. Les glossaires ne s'accordent pas sur l'origine de ce terme. Les uns voient dans cuivert le mot couvert (coopertus, tectus, ignotus), synonyme d'estrange, mescru, méconnu, (aubin). «De hons mesconnu en terre de gentilhons.» Établiss. de saint Louis. «De home estrange et ouvert.» Coutume d'Anjou. «Mors fait franc homme de cuivert.» Hélinand, Poème de la mort. De là l'expression: couvrir le feu de son fivatter.» (Confisquer.) D'autres font dériver cuivert de culum vertere, ou par analogie du vieux mot français cuivert (colombe, petit d'une colombe). Ce mot aurait donc servi à désigner la lâcheté. Mais une foule de passages prouvent évidemment qu'on attachait à cette épithète l'expression la plus injurieuse. On trouve dans le roman de la Guerre de Troyes:

Culvert, fe telle, Satl anas,
Vil honteos, et renoiez
, etc.

et dans celui d'Alexandre:

Puis li dis en reprouche, ne s'en pot atenir:
Outré cuivert vielhart, dieux te puist maleir;
Tu voloies ma nièce avoir à ton plésir;
Or convient tu lesses un autre o lui jésir
.

Nous ne multiplierons pas les citations.

(52) Ce mot se représente fréquemment. C'est sans doute la maison que les templiers avaient à Londres, et qui, comme le temple de Paris, servait de demeure aux banquiers de l'ordre et aux banquiers étrangers. C'est du moins de ce lieu que Jean et Henri III datent un grand nombre de leurs ordonnances fiscales. C'est là aussi qu'ils ordonnent souvent le dépôt des sommes qui leur reviennent. Voir au texte passim. Nous ne serions même pas éloigné de croire que ce lieu était quelquefois le siège de l’Échiquier.

(53) Grande plaine entre Cantorbéry et Douvres.

(54) C'était à proprement parler la mise hors la loi: outlaw (saxon), en latin exlex, en anglais moderne outlawry. Ce terme est synonyme de celui de banni, forbanni, forban. Par extension Outlaw, comme forban, a fini par désigner un brigand retranché de la société pour ses crimes. Mais dans les premiers temps de la conquête, le brigandage avait une couleur patriotique qui attachait une longue célébrité aux noms de Robin Hood, de Petit-Jean, d'Adam Bel, de Clément de la Vallée, de William Cloudesly, et de tant d'autres outlaw intrepides chercheurs d'aventures, vivant gais et libres au jour le jour sous le bois verdoyant où l'on n'a d'ennemis que l'hiver et l'orage, comme dit Shakespeare.

(55) Le grand justicier ne mourut que le 2 octobre de cette année. Ce qui suit rend cette remarque nécessaire.

(56) Matt. Paris omet ici un fait avéré: c'est que Jean remit sa couronne à Pandolphe qui la garda cinq jours. La tradition était si bien établie que Shakespeare l'a conservée.

(57Korfe ou Korfe-Castle sur la baie de Pool.

(58) Le comte de Flandre était alors ce fameux Ferrand, fils de don Sanche roi de Portugal, à qui Philippe-Auguste avait fait épouser l'aînée des deux héritières du comte Baudouin, devenu empereur de Constantinople.

(59) Swine (texte, hic.) probablement Sluis, l’Écluse. D'autres historiens disent Dam, qui en est tout près.

(60Nous ne pouvons admettre le mot ducem que donne le texte. Le titre de comte convient également aux seigneurs de Holland en Angleterre, et aux souverains de Hollande sur le continent.

(61) Philippe-Auguste, pour empêcher les ennemis de détruire à leur profit cet armement formidable, brûla lui-même les vaisseaux qui lui restaient. Ils étaient, dit-on, au nombre de mille. Plusieurs historiens portent à dix-sept cents voiles le nombre total de l'armement rassemblé dans le port de Gravelines. Quelque petits qu'on doive supposer ces bâtiments, ils indiquent cependant de combien de ressources la royauté capétienne pouvait déjà disposer. Cet effort de Philippe-Auguste pour remettre en honneur la marine totalement négligée depuis Charlemagne, est remarquable malgré son mauvais succès.

(62Philippe ne quitta pas la partie sans se venger de l'échec qu'avait éprouvé sa flotte à Dam. Il imposa de fortes rançons aux villes opulentes, telles que Bruges, Ypres, Gand et Courtray; détruisit les fortifications de plusieurs autres places, et couvrit de ruines la Flandre du midi.

(63) En latin scota Uum. Ce mot dérive naturellement de scot, scotum, tribut, prestation (le gloss. du texte dit deor), et de ola, ale, ancienne boisson d'orge fermentée, commune à tous les peuples germains. Les habitants de la forêt ou des environs se trouvaient dans l'obligation de venir boire à la taverne que tenait le forestier ou l'officier royal, sous peine de perdre les bonnes grâces d'un homme à qui le code arbitraire et barbare des forêts donnait une si redoutable importance.

(64) Séculiers par opposition à conventuels. En effet ceux-là seuls étaient regardas comme entièrement séparés du siècle, qui vivaient à l'ombre des monastères et avaient fait vœu de religion.

(65) L'autre texte à l'an 1100 donne: Qui justus esse debet: leur défenseur naturel.

(66 Nous ne pouvons que proposer cette traduction pour le mot Arumpnia, que donne le texte

(67 Les Albigeois, héritiers des doctrines manichéennes, croyaient que Dieu avait d'abord créé Lucifer et ses anges. Lucifer s'étant révolté contre Dieu, fut banni du ciel et produisit le monde visible sur lequel il régnait. Dieu, pour rétablir l'ordre, créa un second fils, Jésus-Christ, qui devait être le génie du bien comme Lucifer était le génie du mal. Bientôt les Albigeois se divisèrent en plusieurs sectes: les Vaudois ou pauvres de Lyon, qui méprisaient les richesses du clergé catholique, et se vouaient à une pauvreté oisive; les Apostoliques qui se vantaient d'être le seul corps mystique de Jésus-Christ; les Popelicains qui détestaient l'Eucharistie, le mariage et les autres sacrements; les Aymeristes qui annonçaient l'établissement futur d'un culte purement spirituel, et niaient l'existence de l'enfer et du paradis, persuadés que le péché trouve en soi sa peine et la vertu sa récompense. Aussi les croisés ne sachant que distinguer dans cette confusion, les appelèrent tous du nom d'une ville, Albigeois. (Voy. M. Michaud: Hist. des Crois., etM. Michelet, Hist. de France, tome II.) Les historiens modernes ont vengé les Albigeois des reproches que l'ignorance ou la haine adressait à leurs mœurs. Jamais une secte ne se présente aux hommes en faisant ouvertement appel aux passions des sens. Matt. Pâris ne parle pas du meurtre du légat Pierre de Castelnau, qui fut poignardé dans une hôtellerie sur les bords du Rhône, au mois de janvier 1208, par un des chevaliers de Raymond VI, meurtre qui rappelle celui de Thomas Becket. Ce crime fut cependant la cause immédiate de la guerre terrible qui allait dévaster la Gaule méridionale.

(68 Le légat et le chef spirituel de cette nouvelle croisade était Arnaud abbé de Citeaux.

(69)  Bituricensis voudrait plutôt dire Bourges; mais ce serait contraire au témoignage de tous les historiens. D'ailleurs Biterra (Béziers) s'en rapproche beaucoup.

(70A quatre lieues de Béziers.

(71) On doit entendre du côté des catholiques assiégeants, car si l'on comprenait du côté des catholiques qui se trouvaient dans la ville, il faudrait se rappeler le mot féroce de l'abbé de Citeaux qui, dans l'embarras ou l'on était de distinguer les hérétiques des orthodoxes, s'écria: Tuez-les tous, le Seigneur connaîtra bien ceux qui sont à lui.»

(72Il n'y a jamais eu qu'un évêché à Saintes.

(73Ce fait singulier est rapporté par M. Michaud et par l'auteur du Chapitre des Croisades. Ces enfants n'étaient pas seulement Français, mais aussi Allemands; des clercs et même des prétres s'étaient mis à leur tête. Un grand nombre de vagabonds avaient porté à cinquante mille cette jeunesse enthousiaste qui voulait délivrer le tombeau du Christ. Ceux d'Allemagne périrent presque tous de faim et de misère; ceux de France qui purent arriver à Marseille, furent trompés par deux marchands nommés Hugues de Fer et Guillaume Porc. Ces deux scélérats, après avoir promis à ces enfants de les conduire gratuitement en Palestine, les firent monter sur sept de leurs vaisseaux. Deux périrent en route, et les enfants qu'ils portaient furent noyés. Les autres enfants qui échappèrent au naufrage furent vendus comme esclaves en Égypte. (Voy. la lettre de M. Jourdain à M. Michaud.)

(74Qvod trojicientes. Nous adoptons la variante quasi transfretaturi.

(75Dolente. Le sens nous parait plus naturel avec volente.

(76) La plupart des historiens révoquent en doute cette ambassade. Cependant, à part même les assertions formelles de Matt. Pâris, ce que nous savons de Jean ne rend pas le fait improbable. Il était allié secrètement aux Albigeois et leur avait envoyé un corps de troupes sous les ordres de Savary de Mauléon. Des seigneurs de sa cour défendirent contre Montfort Castelnaudary et Marmande. Il témoigna une grande colère à ceux, de ses barons qui étaient allés guerroyer contre Raymond son beau-frère. Or, l'alliance des Albigeois était plus odieuse peut-être à cette époque que celle des Almohades. Quoiqu'il en soit, le passage a semblé assez remarquable à M. Michelet, pour qu'il l'ait traduit en grande partie. Tom. II, pag. 511, note.) — Lingard, tout en admettant le fait, croit devoir le placer pendant l'interdit, et se fonde sur un autre passage de Matt. Pâris (Vie de l'abbé Jean Ier, page 72), dans lequel il est fait allusion à cette ambassade, qui appartiendrait ainsi à l'année ou 1212 au plus tard. Lingard, pour seconde raison, dit que cette ambassade précéda la grande bataille de Muradel ou de Tolosa qui détruisit la puissance de Mohammed-Al-Nessir (livrée en 1212). Voy. le texte un peu plus loin. Mais ici s'élèverait la question de déterminer la date de cette bataille placée par plusieurs historiens, entre autres par Bigland, au mois de juillet 1210.

(77 Malefica, dit le texte.

(78) Zelotypavit consanguineos.... filias corrupit nubiles.... (Texte hic.) Nous adoptons, pour cette phrase, l'interprétation de M. Michelet. En effet, zelotypare exprime ordinairement envier la femme, d'autrui, commettre un adultère. Faisons remarquer cependant qu'il n'y a point suas filias, et qu'on peut comprendre également dont il a souillé les sœurs et les filles.

(79) Curia, en vieux langage curtes, la cour du monastère, dans le sens d'atrium, ambitus, tucinctus domûs, dit Ducange:

Curia planities in terris; curia regum:
Sed curtis proprie dicitur canonicorum.

Ce mot veut quelquefois dire aussi le chapitre, et souvent la mense ou métairie d'un monastère.

(80) Johannes de cella, dit le texte. Nous traduisons ainsi d'après le sens que nous donnons ordinairement à cella. Jean, né d'une pauvre famille près du village de Stodham, avait fait de brillantes études à l'université de Paris et avait été prieur de Wallingford avant d'être abbé de Saint-Albans, dont dépendait l'église (cella) de Wallingford. Chapelle est souvent pris aussi dans ce sens.

(81) Subarrare, svbarare, fouir, creuser par dessous, par extension jeter les fondements.

(82) On suit que l’évêché de Toulouse ne fut érigé en archevêché qu'en 1317, par le pape Jean XXII.

(83La première de ces abbayes est à deux lieues d'Orléans, la seconde à six lieues de Pezénas.

(84 De la Garonne, sans doute, qui passe à Muret.

(85) Il est difficile d'admettre cette version puisque la bataille fut livrée le matin. Don Pèdre avait passé la nuit-avec une de ses maîtresses, et il était si fatigué, que lorsqu'il entendit la messe avant le combat, il ne put rester debout durant l’Évangile; mais il mourut héroïquement. Quand Montfort lui-même le vit couché par terre, il ne put dissimuler son émotion. (Voy. M. Michelet, tom. II, pag. 504, 505.)

(86) De domnis episcoporum et abbatis. Je propose et traduis ablatis.

(87) Illa non formosa sed famosa subjectio.

(88) Nous avons relevé à la note de la page 462 l'omission de Matt. Pâris. En effet, cette humiliante cérémonie eut lieu deux fois, d'abord dans l'entrevue de Douvres, 15 mai 1215, et ensuite vers la fin de l'année, à Saint-Paul, comme le dit notre auteur, à Wesminster, selon d'autres, la phrase, archiepiscopo conquerente et reclamante, que nous avons complétée par les mots de Cantorbéry, phrase vague et peu motivée à l'endroit où elle est placée, devrait être mise ici. En effet, Étienne Langton protesta solennellement devant le cardinal Nicolas contre le nouvel engagement que prenait le roi Jean; et cet acte d'hostilité envers le pouvoir papal explique parfaitement la conduite d'Innocent III, qui donne à son légat le pouvoir de disposer de tous les bénéfices vacants, au mépris des prétentions de l'archevêque.

(89) Ce ne peut être le bourg de ce nom à quatre lieues Est de Vervins. Le P. Daniel, conformément au texte de Matt. Pâris, met Bruncham et ajoute en note: «Probablement Bouchain.»

(90Mais Novant est près de Loches. Il est évident qu'il faut lire Vouvant qui n'est qu'à une lieue de Mervant, au-dessus de Fontenay.

(91) Var. Herdington. Ce serait le même que celui dont il est question à l'ambassade envoyée au Miramolim.

(92Stephanus dans le texte. Ce ne peut être l'archevêque lui-même; mais il est naturel de supposer qu'il avait chargé son frère de le représenter.

(93) Le texte donne seulement les initiales A et G.

(94Le texte dit plus haut huit mille livres sterling; or, nous savons qu'une livre monnaie d'argent, égalait un marc et demi d'argent; il s'agit donc de la même somme que celle stipulée dans la convention de Douvres. Le marc, d'après l'opinion de Gibbon, répondrait en valeur à deux livres sterling actuelles. (Voir la note III À la fin du volume).

(95) Ce même abbé est désigné plus haut sous le nom de Guillaume.

(96Lisez comte. Guillaume ler, comte de Hollande, combattait à Bouvines comme vassal de l'Empire.

(97) Voir la note II à la fin du volume.

(98) Il était frère naturel du roi Jean par Rosamonde Clifford.

(99Philippe-Auguste avait fait aussi prisonniers deux comtes allemands ceux de Tecklembourg et de Dortmund, qui furent rachetés comme celui de Salisbury. Quant au comte de Boulogne, qui avait fomenté avec ardeur cette ligue redoutable, il fut enfermé étroitement a Péronne. Ferrand fut conduit à Paris et exposé à la risée du peuple. On connaît les vers populaires:

 Quatre ferrans
Portent Ferrand
Bien enferré.

Le roi de France garda au Louvre son turbulent adversaire, qui resta quinze ans prisonnier. Sa femme Jeanne différait sans cesse de payer sa rançon, et Louis VIII, comme Philippe-Auguste, encourageait la fille de Baudouin dans cette odieuse politique. Jeanne gouvernait seule, et dans l'intérêt de la France. Par ce moyen, la Flandre était neutralisée.

(100) Voir la note IV à la fin du volume.

(101) Personis. Nous adoptons la variante prisonibvs.

(102Probablement Saint-Martin de Tours.

(103 Cistatonensis, dit le texte. Nous proposons et traduisons Santonensis. Une variante donne à tort christamensis.

(104) C'est le dimanche de Quasimodo, comme Pâques fleuries est le dimanche des Rameaux.

(105) L'exemple de la famille de Meulan (page 321 du premier volume), prouve qu'il était d'usage dans quelques grandes familles que les deux frères portassent le même titre.

FIN DU TOME DEUXIÈME.

(106) Probablement une des îles Hières. Nous n'avons pu retrouver sur les cartes ce nom et les deux suivants, ni même aucune approximation.

(107) Ce port est appelé par Brompton Kerleche, par Hoveden Portekere, et par Matt. Pâris Portuswere. Nous avons traduit ce dernier mot par Porto-Venere. Mais nous pensons, après plus mûre comparaison des textes, qu'il faut, malgré la similitude des noms, lire ici Porto-Ercolo.

(108) La flotte, retenue en Portugal, n'arriva à Marseille qu'à l'octave de l'Assomption. N'y trouvant pas Richard, elle y resta huit jours pour se refaire, et cingla ensuite directement vers Messine en passant par le détroit de Bonifacio et en touchant à l'île Stromboli. Il faut donc lire dans le texte Anglorum rege non inventa; car Matt. Pâris ne peut se contredire aussi étrangement.

(109) Brompton place à Mélito l'anecdote que M. Aug. Thierry met aux environs de Messine. Richard ayant voulu prendre un épervier à un paysan, celui-ci tira son couteau et appela ses voisins à son aide. Le roi voulut se servir de son épée qui se brisa entre ses mains, et il fut forcé de prendre la fuite poursuivi à coups de bâton et de pierres. (Hist. de la Conq., tome IV, liv. IX.) Le père d'Orléans admet en tous points le récit de Brompton. (Rév. d'Angl., tome I, page 267. )

(110) Cette ville est appelée la Baignare par Brompton, Labamare par Diceto, Lemba Maris par Matt. Pâris.

(111) Il est difficile de se faire une idée exacte de ce qu'étaient ces griffons. Vinisauf, qui paraît bien instruit des faits contemporains relatifs aux Orientaux, dit que les griffons étaient presque tous fils des Sarrazins, anciens habitants de l'Ile. D'après Brompton ils étaient détestés des Italiens et on pouvait les maltraiter et les tuer sans que nul s'en inquiétât. Hoveden donne une autre indication également curieuse: c'est qu'après la prise de Messine cent mille Sarrazins hommes, femmes et enfants se retirèrent dans les montagnes redoutant les projets de Henri VI et les armes de Richard, et qu'ayant appris là conclusion de la paix entre Richard et Tancrède, ils revinrent se mettre au service et à la disposition du roi sicilien. Mais si ces griffons étaient Sarrazins, comment occupaient-ils à titre de moines le monastère où Richard établit ses magasins? Brompton lui-même raconte que pendant un orage un globe de feu fut aperçu parles Anglais au sommet du clocher du monastère, et que les griffons Ibi Deo jugiter servitutes leur dirent que ce phénomène avait toujours lieu en temps d'orage. Richard n'avait donc pas chassé ces moines malgré la tache de leur origine. M. Aug. Thierry appelle ces religieux des moines grecs et il a probablement en vue l'explication que donne Ducange au mot Griffones. En effet, ce commentateur rappelle que les Latins, voulant contenir les Grecs du Péloponèse, quand ils s'établirent à Athènes, construisirent un château qu'ils appelèrent Mate-Griffons. (Voy. à ce sujet les ingénieuses conjectures d'Eus. Salverte: Essai philosophique sur les noms d'hommes, tome il, page 141.) Nous pensons, en rassemblant ces indications, qu'on peut voir dans les Griffons une race mêlée de Grecs et de Sarrazins, et que la plupart de ces métis, haïs et dédaignés, servaient comme aventuriers dans les armées des rois normands.

(112) Matt. Pâris ne dit pas un mot de ce fait rapporté par Roger de Hoveden, et qui prouverait plus contre Tancrède que contre Philippe aux yeux de l'historien impartial.

(113 Ludovicus in primis ad comprimendam ejas modi tyrannidem prœdonum et seditiosorum auxilium totam per Galliam deposcere coactvs est episcoporum. Tunc ergo communitas in Francid popularis instituta est à prœsulibus ut presbyteri comitarentur regi ad obsidionem vel pugnam cum vexillis et parochianis omnibus (Hist. Norm., lib. XI et XII.) Nous n'avons pas besoin d'avertir que notre but étant ici de présenter seulement quelques notions sommaires sur ces milices, nous nous sommes borné à résumer l'excellent chapitre du père Daniel. (Hist. de la Milice française, tome 1er, chap. III.)

(114) En effet, le roi convoquant les communes pour le service comme il convoquait ses vassaux, chaque commune comme chaque chevalier banneret représentait un effectif dont le commandement lui appartenait.

(115) Les numismates pensent que ce que les glossateurs appellent des colombes sont réellement des aigles, dont la figure représente plus ou moins imparfaitement l'aigle impérial qui leur servait de type.

(116) Le marc chez les Saxons était aussi appelé mancuse (manu cusa), mais on ne frappait guère que des marcs d'or dont la valeur est incertaine. (Voyez le glossaire de Spelmann au mot marca.)

(117)  rees {Cydopœdia, London, 1819, au mot penny) affirme que le denier d'argent fut la plus grande monnaie d'argent frappée en Angleterre jusqu'à Édouard III, et que sa valeur ne varia pas jusqu'au règne de ce prince. Cela confirme l'opinion de la plupart des numismates qui pensent que le sol d'argent ne fut jamais frappé, et était seulement monnaie de compte.

(118Rien dans le mot obolus, et dans la manière dont il est ordinairement présenté, n'indiquerait qu'on doive y voir le half penny, si outre le passage de Matt. Pâris sur la monnaie irlandaise à l'année 1240, nous ne trouvions dans Charpentier ce renseignement précieux: Obolus, dimidius scrupulus. Item obolus dicitur medalia (maille), scilicet medietas nummi. (Gloss., ad verb. Obolus.)

(119) Le farthing était anciennement appelé fourthing comme étant la quatrième partie d'un entier ou penny. Le farthing d'or, monnaie usitée dans tout le moyen âge, contenait en valeur la quatrième partie d'un noble ou 20 deniers d'argent, et en poids la sixième partie d'une once d'or. Il est mentionné dans le statut 9 de Henri V, chap. 7, où il est ordonné que juste et bon sera le poids du noble, du demi noble et du farthing (liard d'or.) Encyclop. de Rees au mot Farthing. On sait qu'il n'y avait pas encore de monnaie de cuivre, et si la monnaie de billon existait déjà, il n'en est nulle part question dans Matt. Pâris.

(120) Quant au type, le type saxon continua à prévaloir de 1190 à 1279, la plupart des monnaies irlandaises présentant des tétes de face enfermées dans un triangle. (Voyez Joachim Lelewel, tome Ier, Numismatique du moyen-âge considérée sons le rapport du type.)

(121) Gibbon, dont les indications sont ordinairement precises, évalue le solidus à trois schillings et le marc à deux livres sterling (Hist. de la Décad., tom. XI, pag. 542, de la traduction de M. Guizot, note.). Le rapport serait alors facile à établir d'après la table que nous donnons, en admettant toutefois cette évaluation comme rigoureuse.

(122) Ou Cuson, près de Chatellerault; ce château qui appartenait au comte de la Marche ne figure plus sur les cartes.