Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : TOME DEUXIEME : PARTIE II

tome deuxième, partie I - tome deuxième partie III

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

 

GRANDE CHRONIQUE

de

MATTHIEU PARIS

 

TRADUITE EN FRANCAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

ACCOMPAGNÉE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION
PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

 

TOME DEUXIEME;

 

Paris,

Paulin, Libraire-éditeur,

33, rue de Seine-Saint-Germain.

 

1840.

 

 

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

(historia Major Anglorum).

 

 

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RICHARD Ier.

 

Premiers actes de Richard. — Il est reconnu en Normandie. — La reine Éléonore sort de prison. — Explication d'une prophétie de Merlin. — Après la mort du roi Henri second, Richard, son fils, fît saisir Étienne de Turnham, sénéchal d'Anjou, et le fit enfermer dans un cachot, jusqu'à ce qu'il eût livré les châteaux et les trésors du roi défunt, dont il était le gardien. Quant à tous les serviteurs de son père, dont il connaissait la fidélité, il les garda honorablement près de lui, et récompensa chacun selon son mérite, pour le dévouement qu'il avait montré au roi Henri, depuis longues années. Son frère Jean s'étant présenté à lui, il le reçut aussi avec honneur; puis se rendant en Normandie, il arriva à Rouen. Là, le treizième jour avant les calendes d'août, en présence des évêques, comtes, barons et chevaliers, il reçut le glaive, insigne qui l'établissait duc de Normandie, des mains de l'archevêque, devant l'autel de la bienheureuse vierge Marie. Après que le clergé et le peuple lui eurent juré fidélité, il confirma libéralement à son frère Jean les terres que son père lui avait données en Angleterre, et qui se composaient d'une terre rapportant quatre mille marcs, et de tout le comté de Moreton1. Il accorda en outre l'archevêché d'York à son frère [naturel] Geoffroi, qui jadis avait été nommé évêque de Lincoln; celui-ci y ayant envoyé aussitôt ses clercs avec des lettres du duc, mit l'archevêché sous sa main, et en éloigna ceux qui le gardaient au nom du feu roi et d'Hubert Gaultier. doyen de cette même église. Trois jours après son avènement au duché de Normandie, Richard eut une entrevue avec le roi de France, entre Chaumont et Trie. Dans cette entrevue, le roi de France réclama le château de Gisors et toute la province adjacente. Mais comme sa sœur Aliz devait être l'épouse du duc, ledit roi se désista pour un temps de ses prétentions, moyennant quatre mille marcs, qui lui furent promis par le duc, outre la somme stipulée dans le précédent traité et promise par le feu roi.

Cependant la mère de Richard, la reine Aliénor, qui pendant seize années avait été éloignée du lit de son époux et détenue dans une étroite prison, reçut de son fils la permission d'agir comme bon lui semblerait. Et l'ordre fut en même temps donné aux principaux du royaume d'obéir à toutes les volontés de la reine. Sitôt que ce pouvoir lui eut été accordé, elle délivra de captivité tous les prisonniers détenus eu Angleterre: car elle avait appris par expérience combien il est dur pour les hommes de souffrir les tourments de la captivité. Alors se trouva expliquée la prophétie de Merlin, qui commence ainsi: «L'aigle....» Cette désignation s'applique à la reine: d'abord, parce que, comme une aigle, elle étendit en quelque sorte ses deux ailes sur deux royaumes, à savoir, la France et l'Angleterre; ensuite il y a allusion entre l'aigle, connue pour sa rapacité, et cette beauté fameuse qui entraîna après elle les âmes et les corps. Le roi de France s'en sépara pour cause de parenté: le roi d'Angleterre fit divorce avec elle, et l'enferma dans une étroite prison, à cause de la défiance qu'elle lui inspirait. Ainsi des deux parts, elle se trouva l'aigle de l'alliance rompue2.» Merlin ajoute: «Et elle se réjouira de sa troisième couvée.» Ces paroles trouvent ainsi leur explication: le premier né de la reine, nommé Guillaume, mourut encore dans L'enfance. Son second fils, Henri, celui qui devint roi, et qui fit la guerre à son père, paya aussi tribut à la nature. Son troisième fils, Richard, celui qu'indiquent ces mots troisième couvée», fut la joie de sa mère, puisqu'il la délivra, ainsi que nous l'avons dit, des horreurs d'une longue prison, et la traita honorablement comme il convenait.

Arrivée de Richard en Angleterre. — Ses libéralités envers son frère Jean. — Mort de l'évèque d'Ély. — Après avoir tout disposé sur le continent, et rendu à chacun des hommes son dû, le duc Richard se rendit à Barfleur. Là il s'embarqua, et aborda à Portsmouth, aux ides d'août. Le bruit de son arrivée s'étant répandu en Angleterre, le clergé et le peuple s'en réjouirent. Quoique quelques-uns eussent vu avec douleur la mort du roi Henri, ils se consolèrent, en répétant les paroles suivantes:

«Je vais dire une chose miraculeuse: le soleil s'est couché, et cependant la nuit n'est pas venue.»

Aussitôt après son débarquement, le duc se rendit à Winchester, où il fit peser et inventorier tous les trésors de son père. On y trouva plus de neuf cent3 mille livres en or et en argent, sans compter les meubles, les joyaux et les pierres précieuses. Ensuite, il se dirigea vers Salisbury, et de là passa de ville en ville, rendant à chacun son dû, octroyant et donnant libéralement des terres à ceux qui n'en avaient pas. Il fit épouser à son frère Jean la fille de Robert, comte de Glocester; lui donna ce comté, ainsi que les châteaux de Marleborough, de Luttgershall, de Pecq, de Bolesonere, de Nottingham et de Lancastre, avec les honneurs qui y étaient attachés, et avec la tutelle4 de Guillaume Peverel, en lui confirmant ces dons par une charte. Alors le comte Jean épousa la fille du comte de Glocester, malgré la défense de Baudouin, archevêque de Cantorbéry, qui prohibait ce mariage, parce qu'ils étaient parents au troisième degré de consanguinité5. Vers le même temps, Geoffroi, évêque d'Ély, mourut sans testament, le douzième jour avant les calendes de septembre. Aussi on confisqua, au profit du trésor royal, les trois mille marcs d'argent et les deux cents marcs d'or qu'il laissa, sans compter son trésor particulier, qui se composait de meubles précieux, de joyaux et d'or.

Cérémonie du couronnement de Richard. — Le duc Richard se rendit à Londres, lorsque tout fut préparé pour son couronnement. Là, il trouva réunis les archevêques de Cantorbéry, de Rouen et de Trêves, par qui, après son adhésion à la croisade, il avait été absous sur le continent pour avoir porté les armes contre son père. L'archevêque de Dublin était aussi présent, avec tous les évêques, comtes, barons et seigneurs du royaume. L'assemblée étant au complet, il reçut le diadème avec les cérémonies suivantes. Les archevêques, les abbés et les clercs se présentèrent d'abord revêtus de leurs chapes, qui servent au chœur, la croix, l'eau bénite et les encensoirs en tète; ils s'avancèrent jusqu'à la porte de l'appartement intérieur, et conduisirent le duc en procession solennelle jusqu'au maître-autel, dans l'église de Westminster. Au milieu des évêques et des clercs marchaient quatre barons, portant des candélabres avec des cierges allumés. Après eux venaient deux comtes dont l'un portait le sceptre royal surmonté du sceau en or, et l'autre, verge royale ayant à son extrémité une colombe. Après eux venaient deux autres comtes, avec un troisième au milieu, lesquels portaient des épées renfermées dans des fourreaux d'or et qu'on avait tirées du trésor royal. Ils étaient suivis par six comtes et barons portant une table de marqueterie sur laquelle étaient placés les insignes et les vêtements royaux. Venait ensuite le comte de Chester, qui tenait élevée une couronne d'or enrichie de pierreries. Enfin paraissait le duc Richard, ayant à sa droite un évêque et un autre évêque à sa gauche; au-dessus d'eux quatre barons soutenaient un dais en soie supporté lui-même par quatre bâtons dorés. Le cortége étant parvenu devant l'autel, Richard, en présence du clergé et du peuple, jura, la main étendue sur les saints Évangiles et sur les reliques d'un grand nombre de saints, que pendant tous les jours de sa vie il conserverait à Dieu, à la sainte église et à ses prêtres la paix, l'honneur et le respect; il promit en outre de rendre bonne justice au peuple qui lui était confié, de réformer les coutumes mauvaises et iniques s'il s'en trouvait dans son royaume et d'observer les bonnes. Ensuite on le dépouilla de ses habits excepté des braies6 et de la chemise qui fut décousue aux épaules à cause de l'onction qu'il allait recevoir. En effet, l'archevêque de Cantorbéry Baudouin, quand Richard eut chausse des sandales tissues d'or, l'oignit comme roi avec l'huile sainte en trois endroits, à la tète, à l'épaule et au bras droit avec les formules de prières usitées en pareille circonstance; puis il lui posa sur la tète un voile de lin consacré, et plaça dessus le bonnet. Alors on le revêtit de ses habits royaux, de la tunique et de la dalmatique, et l'archevêque lui ceignit le glaive qui sert à réprimer les ennemis de l'église; ensuite deux comtes lui chaussèrent les éperons et lui mirent sur les épaules le manteau royal. En même temps l'archevêque lui adressa une allocution au nom de Dieu et lui défendit même d'accepter la couronne s'il n'avait la ferme volonté de tenir les serments qu'il avait faits. Richard répondit qu'avec l'aide de Dieu il les observerait tous de bonne foi; puis, comme on lui remettait la couronne qui était sur l'autel, le roi la donna à l'archevêque qui la plaça lui-même sur la tête du roi, lui mit le sceptre dans la main droite, la verge royale dans la main gauche, et ainsi couronné, il fut conduit à sa place parles évêques et les barons, les candélabres, la croix et les trois épées en tête. On commença aussitôt à célébrer une messe solennelle. Quand ou fut arrivé à l'offertoire de la messe, les deux évêques vinrent le prendre pour le conduire à l'offrande et le ramenèrent: même cérémonie au baiser de paix7. Enfin lorsque la messe eut été chantée avec pompe et que tout se fut passé dans l'ordre, les évêques dont j'ai parlé reconduisirent le roi portant la couronne en tète, le sceptre à la main droite, la verge royale à la main gauche, puis ils rentrèrent dans le chœur en procession. De retour à son palais, le roi déposa ses vêtements royaux, prit des habits plus légers et une couronne moins lourde, et se dirigea ensuite vers la salle du festin. L'archevêque de Cantorbéry était placé sur un siége plus élevé que les autres à la droite du roi, et ensuite venaient les autres archevêques, les évêques, les comtes, les barons, chacun selon son rang et sa dignité. Des représentants du clergé et du peuple avaient pris part aussi à ce festin qui fut très splendide. Le vin répandu en profusion inonda les murailles et le pavé. Ce couronnement eut lieu un jour de dimanche, le 3 avant les nones de septembre. Les offices des prélats et des seigneurs qui leur sont attribués par les antiques droits et coutumes et qu'ils revendiquent comme des priviléges, lors de la cérémonie du couronnement des rois, se trouvent énumérés dans les rôles de l'échiquier.

Désobéissance des Juifs. — Ils sont égorgés à Londres et dans plusieurs autres villes. — Beaucoup de Juifs assistèrent à ce couronnement, malgré la défense du roi. Le jour précédent, un édit avait interdit généralement aux Juifs et aux femmes de paraître à la cérémonie, parce qu'on redoutait les artifices magiques auxquels se livraient, à l'époque du couronnement des rois, les Juifs et quelques sorcières mal famées. Des gens du cortége s'étant aperçus que quelques Juifs (dont l'habitude est de faire ce qu'on leur a défendu) s'étaient glissés pour leur malheur dans la foule, mirent la main sur eux et les dépouillèrent. Les officiers royaux, de leur côté, les bétonnèrent de la bonne façon, et les jetèrent hors de l'église à demi morts. Alors la populace de la ville, apprenant le traitement fait aux Juifs par les gens du roi, se précipita indistinctement sur tous ceux qui étaient restés chez eux, en tua une multitude, tant hommes que femmes, détruisit et brûla leurs maisons, pilla leur or, leur argent, leurs papiers et leurs vêtements précieux. Ceux qui échappèrent se réfugièrent dans la tour de Londres, ou chez des amis dont les maisons étaient placées dans des lieux plus sûrs. Cette persécution, qui fut apaisée avec peine, même au bout d'un an, commença à l'époque de leur jubilé, que les anciens Juifs appelaient l'année de rémission, et qui devint pour eux l'année de la désolation. Le lendemain, le roi apprenant l'attentat commis contre les Juifs, le prit à cœur comme si lui-même en avait été victime: il fit saisir et pendre trois d'entre les coupables, et quelques autres qui s'étaient distingués par leur emportement dans l'émeute. Un fut pendu parce qu'il avait volé dans la maison d'un chrétien, les deux autres, parce qu'ils avaient mis le feu à un bâtiment de la Cité, et que cet incendie avait consumé quelques maisons appartenant à des chrétiens. Cependant sur différents points du royaume, les chrétiens connaissant le traitement fait aux juifs à Londres, se jetèrent partout sur eux, en firent un affreux carnage, et joignirent le pillage à ces massacres sans pitié. Le roi, le lendemain de son couronnement, après avoir reçu l'hommage et le serment de fidélité des grands de son royaume, avait cependant défendu qu'on leur fît aucune violence, et leur avait garanti sécurité pour leurs personnes dans toutes les villes d'Angleterre, 'toutes les marchandises dont on faisait commerce dans le royaume furent soumises à une loi irrévocable, l'unité de poids et de mesure. Le magnifique et libéral roi Richard donna cent marcs d'argent, qui devaient être touchés annuellement, aux moines de Cîteaux, qui venaient de contrées éloignées pour assister au chapitre général, et il leur confirma ce don par une charte. Ce revenu dut être perçu sur l'église que le roi avait à Scarborough8.

Nomination de plusieurs évêques. — La veille de l'exaltation de la sainte croix, à Pipewell, le roi Richard se rendant aux avis des archevêques, des évêques et des autres grands de l'état, accorda libéralement à son frère Geoffroi l'archevêché d'York, à Godefroi de Lucy, l'évêché de Winchester, à Richard, archidiacre d'Ély, l'évêché de Londres; à Hubert Gaultier, celui de Salisbury, à Guillaume de Longchamp, celui d'Ély. Les nouveaux prélats ayant été élus dans le rite exigé, ne tardèrent pas à être consacrés comme évêques9: il faut remarquer cependant qu'au moment où les élections venaient d'être terminées, Baudouin, archevêque de Cantorbéry, défendit à Geoffroi, élu à York, de recevoir de tout autre que de lui-même l'ordination sacerdotale et la consécration épiscopale; et il en appela sur ce point au saint-siége apostolique.

Déposition d'officiers royaux. — Orgueil de l'évèque de Durham. — Prédiction de Godrik. — Faits divers. — Vers le même temps, le roi Richard dépouilla de leurs bailliages le justicier Ranulf de Glanville et presque tous les vicomtes d'Angleterre ainsi que leurs officiers, qu'il obligea tous à lui payer une grosse rançon. Sous prétexte de délivrer la terre promise de la domination des infidèles, Richard mettait en quelque sorte tout en vente: donations, châteaux, villages, forêts, métairies, vicomtés et autres choses semblables; c'est ce qui fit que Hugues de Pusat, évêque de Durham, homme fastueux et mondain, acheta pour lui et pour son église un domaine du roi appelé Sedgefield avec le Wapentak10, et toutes ses dépendances, ainsi que le comté de Northumberland, sa vie durant. Il prit en effet le titre de comte lorsque le roi lui eut ceint le glaive, insigne de sa nouvelle dignité. En lui conférant l'épée, le roi se mit à rire et dit à ceux qui l'entouraient: «D'un vieil évêque j'ai fait un jeune comte.» Enfin, pour comble de scandale, l'évêque Hugues donna au roi Richard mille marcs d'argent, afin d'obtenir le titre de justicier d'Angleterre et d'être dispensé du voyage de la Terre-Sainte. Pour ne trouver d'opposition nulle part, il envoya à Rome une grande somme d'argent, et comme la cour apostolique ne manque jamais à qui la paie bien, il obtint d'elle la permission de rester, quoiqu'il eût d'abord fait spontanément le vœu de pèlerinage. Ainsi un évêque, séduit par l'amour des choses mondaines, renonça à la croix du Seigneur. Par cette conduite de l'évéque de Durham, se trouva accomplie la prophétie du saint ermite Godrik que ledit évêque était allé visiter au commencement de sa promotion et à qui il avait demandé ce que l'avenir lui réservait et quelle serait la durée de sa vie. «Il appartient à Dieu, aux saints apôtres, et à ceux qui leur ressemblent, mais non pas à moi, avait répondu l'ermite, de déterminer votre état futur et la durée de votre vie; car moi je fais ici pénitence pour mes péchés. et je pleure parce que je ne suis qu'un misérable pécheur. Je puis cependant vous dire qu'avant votre mort vous serez frappé d'une cécité qui durera sept ans.» Après avoir quitté l'homme de Dieu, l'évêque réfléchit souvent à la réponse qu'il en avait reçue. Fort rassuré par ces paroles, il ne songea qu'à consulter des médecins et à user pour ses yeux des remèdes qui pouvaient le mieux les conserver, attachant la durée de sa vie à la durée de sa vue. Néanmoins lorsque au bout de plusieurs années il fut atteint de la maladie dont il mourut et qu'il demanda avec inquiétude aux médecins ce qu'il avait à faire, ceux-ci lui donnèrent unanimement le conseil de pourvoir au salut de son âme, et cela avec d'autant plus de diligence qu'il devait se préparer à une mort prochaine. A ces mots, l'évêque s'écria: «Godrik m'a trompé puisqu'il m'avait promis une cécité de sept ans avant de mourir.» Mais ses amis, dont l'esprit était éclairé, lui répondirent: «Le saint vous a dit avec raison que vous seriez aveugle et vous l'avez été: vous qui étiez pontife de Dieu et pasteur des âmes vous avez par orgueil et à prix d'argent recherché les vains titres de comte et de justicier; vous avez désiré les honneurs mondains, et vous leur avez sacrifié la gloire d'un pieux pèlerinage. Oui, le saint a dit vrai, en vous menaçant de au cécité; bien plus, vous êtes tombé tout entier dans les ténèbres par un aveuglement qui est plutôt l'aveuglement de l'esprit que l'aveuglement du corps, et celui-là est avec raison beaucoup plus dangereux que l'autre.» Cette même année, mourut Guillaume de Mandeville, et cette mort fut un sujet de douleur pour beaucoup de gens. Aux nones de mars d'horribles coups de tonnerre se firent entendre, et la foudre causa de grands ravages.

Combats livrés devant Ptolémaïs. — Cette même année, le 1 octobre, une bataille fut livrée entre les chrétiens et les Sarrasins. Le roi de Jérusalem, les templiers, les hospitaliers, le marquis de Montferrat, les Francs avec Thibaut leur général, Pierre de Léon, le landgrave avec les Teutons et les Pisans, formaient, toutes troupes réunies, quatre mille hommes combattant à cheval et cent mille11 fantassins du côté des chrétiens. Saladin avait avec lui cent mille chevaux et une nombreuse multitude de fantassins. Armés du signe de la sainte croix les chrétiens engagèrent la bataille vers la troisième heure du jour. Dieu favorisant leur parti, ils repoussèrent les païens jusque dans leur camp, les poursuivirent l'épée dans les reins, brisèrent et mirent en pleine déroute sept bataillons d'infidèles, tuèrent Baudouin, fils de Saladin, blessèrent mortellement son frère Thacaldin, et massacrèrent en outre cinq cents hommes de bonnes troupes. Tandis qu'ils combattaient victorieusement de cette manière, cinq mille cavaliers sortent du camp à l'improviste et tombent sur les chrétiens. A cette vue, Saladin anime et encourage les siens. Pressés de chaque côté par les païens, les chrétiens, bon gré mal gré, se voient obligés de rentrer dans leurs tentes: ils perdirent dans cette journée le grand-maître du Temple et plusieurs gens de marque.

Accord de Richard avec le roi d'Écosse. — Vers le même temps, Guillaume, roi d'Écosse, fit hommage au roi d'Angleterre Richard, pour les possessions qu'il avait en Angleterre. Le roi lui rendit les citadelles de Berwick et de Roksbourg. De son côté, ledit roi d'Écosse donna au roi d'Angleterre dix mille marcs d'argent pour le rachat de ces places, pour la renonciation dudit roi à l'hommage et allégeance imposés au royaume d'Écosse, et pour la confirmation de cette nouvelle charte. Vers le même temps, le roi Richard donna à son frère Jean les comtés de Cornouailles, de Devon, de Sommerset et de Dorset12. Il assigna à sa mère Aliénor, outre son douaire accoutumé, des honneurs et des terres nombreuses.

Richard promet de partir pour la croisade. — Il règle le gouvernement du royaume pendant le temps de son absence. — Au mois d'octobre, Rotrou, comte du Perche, vint en Angleterre de la part du roi de France, annoncer au roi Richard et à ses barons anglais, que le roi et les seigneurs français, convoqués en assemblée générale à Paris, y avaient juré de se trouver tous, par la volonté de Dieu, à Vezelay, et que le départ pour Jérusalem était irrévocablement fixé aux fêtes de Pâques. En témoignage de ce serment, le roi Philippe envoyait sa charte au roi d'Angleterre, et lui demandait d'en faire autant lui et ses barons, pour être assuré de sa présence au rendez-vous donné. Le roi d'Angleterre convoqua les évêques et les grands du royaume à Westminster. Les ambassadeurs prêtèrent serment sur l'âme du roi de France qu'il partirait définitivement; et au nom de Richard, le comte Guillaume, son maréchal, jura sur l'âme de son roi que ledit roi, au terme fixé et avec l'aide de Dieu, se trouverait à Vezelai avec le roi de France pour se rendre ensemble à la Terre-Sainte. Munis de cette promesse, les ambassadeurs retournèrent chez eux.

Vers le même temps, le cinquième jour de décembre, le roi Richard passa par Cantorbéry, où il jeûna, veilla, pria, fit des offrandes, et promit d'observer, pour l'honneur de l'église et selon le désir constant du martyr, les libertés que le bienheureux Thomas avait défendues au prix de son sang. De là, étant parti pour Douvres afin de s'y embarquer, il aborda en Flandre, la veille de Sainte-Lucie. Dans la traversée il fit vœu de bâtir en Terre-Sainte une chapelle en l'honneur du martyr, afin que le bienheureux Thomas fût son guide et son patron sur terre et sur mer, vœu qu'il accomplit dans la suite à Ptolémaïs comme nous le dirons plus bas. Il fut reçu en Flandre avec grande joie et liesse par le comte Philippe, que le roi emmena en Normandie avec lui. En partant, Richard avait partagé le gouvernement de l'Angleterre entre Hugues évêque de Durham, Guillaume, évêque d'Ély, son chancelier, Hugues Bardolf et Guillaume Bruer, en les chargeant d'observer les bonnes et louables coutumes d'Angleterre, et de rendre à tout plaignant exacte justice. Mais ceux qu'il avait investis de la plus grande autorité, étaient Hugues, évêque de Durham, et Guillaume, évêque d'Ély. L'évêque de Durham avait la haute justice depuis le grand fleuve Humber13 jusqu'à la mer d'Écosse; l'évêque d'Ély avait la haute justice depuis le fleuve Humber jusqu'aux côtes méridionales et jusqu'à la mer de Gaule. Il avait aussi sous sa garde le sceau du roi et la tour de Londres. L'évêque de Durham supportait avec peine le pouvoir de l'évêque d'Ély, et commençait à comprendre que le roi ne l'avait pas établi justicier par zèle pour la justice, mais pour lui extorquer de l'argent, comme nous l'avons dit. Aussi le chancelier et lui étaient-ils rarement d'accord, selon le mot du poëte:

Tout homme au pouvoir ne peut souffrir de rival....

Consécration des évêques élus. — Jean-sans-Terre relevé de l'interdit. — Exactions de Richard. — Cette même année, aux calendes de novembre, Godefroi de Lucy. élu à Winchester, et Hubert Gaultier, élu à Salisbury, reçurent la consécration épiscopale des mains de Baudouin, archevêque de Cantorbéry, dans la chapelle de sainte Catherine, à Westminster.

Vers le même temps, Jean, frère du roi, se plaignit amèrement devant le légal du pape et devant les évêques de ce que, malgré l'appel qu'il avait interjeta en cour de Rome, l'archevêque de Cantorbéry avait mis toute sa terre sous interdit, pour avoir épousé la fille du comte de Glocester, qui était sa parente au troisième degré. Le légat écouta sa plainte, confirma son appel, et leva la sentence d'interdit lancée sur ses possessions. — Vers le même temps on leva dans toute l'Angleterre un impôt général du dixième sur les biens meubles, sous prétexte d'employer ce subside aux besoins de la Terre-Sainte. Cette exaction violente qui mécontenta le clergé et le peuple, n'était sous le nom d'aumône, qu'un acte de véritable rapacité. Ce ne fut pas assez de cette vexation que l'Angleterre eut alors à subir: le roi, dont l'avidité cherchait tous les moyens de se procurer de l'argent, feignit d'avoir perdu le sceau royal, et en fit fabriquer un neuf. Alors il fit publier et proclamer dans chaque comté, par la voix des crieurs, que quiconque désirait posséder en sécurité les biens qu'il tenait par charte, eût à venir au plus tôt faire signer ces chartes du nouveau sceau. Il fallut par conséquent qu'une foule de personnes, ne trouvant plus le roi en Angleterre, passassent la mer, et entrassent en Composition avec lui, au prix qu'il lui plut, pour obtenir que le nouveau sceau fût appliqué sur les chartes déjà signées. Vers le même temps, Richard, élu à Londres, et Guillaume, élu à Ély, furent consacrés à Lambeth, la veille des calendes de janvier.

Accord du roi de France et du roi d'Angleterre pour le voyage de Jérusalem. — Teneur de la convention. — Richard Ier obtient du pape le titre de légat pour Guillaume Longchamp. — L'an de la nativité du Christ 1190, le roi d'Angleterre, Richard, arriva à Bure14, en Normandie, vers les fêtes de Noël, et il y tint cour plénière, avec les barons de cette province. Après les fêtes de Noël il y eut une entrevue entre les rois de France et d'Angleterre, au gué de saint Remy, et il fut convenu entre eux que, sous la conduite du Seigneur, ils partiraient de compagnie pour le voyage de Jérusalem. Le pacte d'alliance fut confirmé par caution juratoire, le jour de la fête de saint Hilaire, en présence des évêques et des grands de chaque royaume. Ce pacte fut ensuite rédigé par écrit sous cette forme: Moi, Philippe, roi de France, je garderai bonne foi à Richard, roi d'Angleterre, comme à mon ami et féal pour sa vie, ses membres et l'honneur de sa terre. Et moi, Richard, roi d'Angleterre, j'agirai de même à l'égard du roi de France, pour sa vie et ses membres, comme à l'égard de mon seigneur et ami. Nous établissons que chacun de nous portera aide à l'autre, si besoin en est pour la défense de sa terre, ainsi que chacun de nous défendrait la sienne propre, et la maintiendrait intacte.» Les comtes et barons des deux royaumes jurèrent qu'ils ne s'écarteraient pas de la fidélité promise aux deux rois, ni n'exciteraient guerre jusqu'à ce que les deux rois fussent revenus de leur pèlerinage, et eussent séjourné en paix dans leurs terres pendant quarante jours. Chacun des deux rois jura la même chose pour son compte. Les archevêques et les évêques des deux royaumes jurèrent qu'ils lanceraient sentence d'excommunication contre les transgresseurs de ce pacte. Il fut établi en outre que si l'un des deux rois mourait en route, celui qui survivrait disposerait de l'argent et des hommes du défunt, pour continuer le service de Dieu. Comme le traité conclu entre les deux rois ne pouvait avoir toute sa force au terme précédemment fixé, ils convinrent d'un délai, jusqu'à la nativité de saint Jean-Baptiste, époque où définitivement les deux rois, ainsi que tous ceux qui avaient pris la croix, devaient se trouver au rendez-vous de Vezelay, afin de se mettre en route pour le pèlerinage de Terre-Sainte. Enfin il fut statué que quiconque oserait venir à l'encontre dudit pacte, serait puni dans sa terre par l'interdit ecclésiastique, et dans sa personne par la peine de l'excommunication. Ces conventions faites, l'assemblée fut rompue. Vers le même temps, Baudouin, archevêque de Cantorbéry, tint un concile à Westminster, et là, disant adieu à ses frères, il se mit en route pour Jérusalem en superbe équipage.

Le roi d'Angleterre Richard envoya au pape Clément des ambassadeurs chargés de parler au nom de Guillaume, évêque d'Ély15; ils obtinrent un rescrit conçu en ces termes: «Clément, évêque, etc., d'après le recommandable désir de notre très-cher fils en Jésus-Christ, Richard, illustre roi d'Angleterre, nous avons jugé bon, en vertu de l'autorité apostolique, de confier à votre fraternité les fonctions de légat, dans toute l'Angleterre et le pays de Galles, vous donnant pouvoir, tant dans l'archevêché de Cantorbéry que dans celui d'York, et même dans ces contrées de l'Irlande, où le noble sire Jean, comte de Mortain, frère du roi, tient puissance et seigneurie. Donné aux nones de juin, l'an troisième de notre pontificat.»

Absolution de l'évèque de Coventry. — Massacre de Juifs en Angleterre. — Résolution héroïque des Juifs d'York. — (Cette même année, Baudouin, archevêque de Cantorbéry, écrivit à l'évêque de Londres, eu ces termes: «Pendant notre séjour à Rouen, nous avons suspendu du service divin notre frère Hugues, évêque de Coventry, qui avait recherché et obtenu la charge de vicomte: ce qui est contre la dignité de l'état épiscopal. Comme depuis, il nous a fermement promis de résigner cet office de vicomte entre les mains du roi, et de ne plus s'immiscer, à l'avenir, dans des affaires de cette nature, il a mérité que nous lui accordions le bénéfice d'absolution. Nous vous envoyons donc ledit évêque, avec des lettres de nous, vous recommandant de vous adjoindre l'évêque de Rochester et le chapitre de Cantorbéry, de fixer audit évêque Hugues un lieu et un jour déterminés, et de ne pas oublier de statuer, ainsi qu'il vous semblera juste, sur les articles qui ont motivé sa suspension16.»)

Cette même année, beaucoup de gens qui se disposaient en Angleterre à faire le voyage de Jérusalem, résolurent de faire d'abord la guerre aux Juifs. Tous les Juifs qu'on trouva dans leurs maisons, à Norwich, furent massacrés: quelques-uns trouvèrent un refuge dans la citadelle. Plus tard, aux nones de mars, à Stanford, il y en eut beaucoup de tués à l'époque de la foire. Le quinzième jour avant les calendes d'avril, dans le bourg de Saint-Edmund, il y en eut, dit-on, cinquante-sept d'égorgés. Enfin, partout où se trouvaient des Juifs, ils tombèrent frappés par la main des croisés. Ceux-là seuls échappèrent, qui trouvèrent un asile derrière les murailles des forteresses. Ces cruautés contre les Juifs n'étaient pas approuvées des hommes éclairés, puisqu'il est écrit: «Ne les tuez pas, de peur qu'un jour ils n'oublient mon peuple.»

Cette même année, au temps du carême, le dix-septième jour avant les calendes d'avril, les Juifs de la ville d'York, au nombre de cinq cents, sans compter les petits enfants et les femmes, redoutant contre eux un soulèvement des habitants, s'enfermèrent dans la tour, avec le consentement du vicomte et du châtelain lui-même. Ceux qui étaient chargés de la garder la leur ayant redemandée, les Juifs ne voulurent pas la rendre: mais voyant qu'on assiégeait la tour sans relâche le jour et la nuit, ils rentrèrent en eux-mêmes, et offrirent une grande somme d'argent pour obtenir la vie sauve. Le peuple refusa de l'accepter. Alors un des leurs, savant dans leur loi, se leva et dit: «Enfants d'Israël, écoutez-mon conseil. Mieux vaut mourir pour notre loi, que de tomber dans les mains de nos ennemis. C'est notre loi qui l'ordonne.» Tous adoptèrent cet avis. Chaque chef de famille se saisit d'un rasoir bien aiguisé et commença par couper la gorge à sa femme, à ses fils, à ses filles et à tous les siens. Puis ils jetèrent du haut des murailles, sur la tète des chrétiens, ces morts qu'ils avaient sacrifiés aux démons. Quant à eux, ils s'enfermèrent avec le reste des cadavres dans la citadelle, et y mettant le feu, ils se brûlèrent eux-mêmes avec le palais du roi. De leur côté, les habitants et les soldats détruisirent par l'incendie les habitations des Juifs, anéantirent les cédules de créance et se partagèrent les trésors.

Impôt ordonné par l'évèque d'ÉIy. — L'archevêque d'York, Geoffroi, est ordonné prêtre. — A la même époque, Guillaume, évêque d'Ély, chancelier du roi et justicier d'Angleterre, exigea pour le service du roi, de chaque ville du royaume, deux palefrois et autant de chevaux de charge; de chaque abbaye, un palefroi et un cheval de charge. Vers le même temps, Jean, évêque de Withern17, suffragant de l'église d'York, ordonna prêtre Geoffroi qui avait été élu archevêque d'York. Vers le même temps, ledit élu Geoffroy, fut confirmé par le pape Clément, qui écrivit à ce sujet au chapitre d'York, et terminait en disant. «Nous vous avertissons tous tant que vous êtes, et nous vous recommandons par cet écrit apostolique de vous empresser de rendre à celui-ci, comme à votre prélat, honneur et respect, afin qu'à cause de cela vous puissiez paraître louables aux yeux de Dieu et des hommes. Donné au palais de Latran18, aux nones de mars, l'an troisième de notre pontificat.»

Disposition de l'armée des chrétiens au siége d'Acre. — Les chefs de l'armée de Saladin. — Vers le même temps, l'armée des chrétiens devant Acre était disposée de la manière suivante. Devant la montagne de Musard, le long de la mer, s'étendaient les lignes des Génois, des hospitaliers et du marquis de Montferrat; venaient ensuite et successivement Henri, comte de Champagne, Guy de Dampierre, le comte de Brienne, le comte de Bar, puis le comte de Châlons19, puis Robert de Dreux et l'évêque de Beauvais, puis l'évêque de Besançon. A partir de ce point, du côté de la plaine, s'élevaient les tentes du comte Thibaut, du comte de Clermont, d'Hugues de Gournay et d'Othon de Trésoni, de Florent de Haugi et de Gaulcelin de Ferrières, puis les quartiers des Florentins, puis ceux de l'évêque de Cambray et non loin l'évêque de Salisbury avec tous les Anglais; après eux le grand maître d'hôtel de Flandre avec Jean de Nesles, Eudes de Ham et les Flamands. Se présentaient ensuite le seigneur d'Issoudun, le vicomte de Turenne; près d'eux le roi de Jérusalem, Hugues de Tabari avec ses frères, puis les templiers, puis Jacques d'Avesnes, puis le Landgrave et le comte de Gueldre accompagnés des Allemands, des Daces, des Teutons et des Frisons. Au milieu d'eux le duc de Souabe avait placé ses tentes sur la colline de Mahameria. Le Turon était occupé par le patriarche, l'évêque de Césarée20, l'évêque de Bethléem, le vicomte de Châtellerault, Regnauld de la Flèche et Humfroi de Thoron, et les changeurs de l'armée. A l'extrémité, du côté du port, se tenaient l'archevêque de Pise avec les Pisans, et enfin les Lombards. Vers cette époque, au commencement du siége d'Acre, un chapelain nommé Guillaume, Anglais de nation et ami de Raoul de Diceto21, doyen de Londres, fit vœu, en se rendant à Jérusalem, de construire à ses frais, s'il entrait heureusement dans le port d'Acre, une chapelle en l'honneur du bienheureux martyr Thomas, et d'y joindre le terrain consacré d'un cimetière: ce qu'il fit. Beaucoup de concurrents se présentant pour desservir cette chapelle, le jugement des chrétiens y établit ce même Guillaume sous le titre de prieur. Ce dernier se montra le fidèle soldat du Christ: il s'occupait surtout de soulager les pauvres, et il pourvoyait avec un soin infatigable à la sépulture de ceux qui mouraient tant de leur fin naturelle que moissonnés par le glaive.

Celui qui commandait à Acre au nom de Saladin s'appelait Karacoush. Il avait été revêtu de l'armure militaire de la main de Corboran, au siége d'Antioche; c'était lui qui avait élevé Saladin. Il avait sous ses ordres Gemaladin, Gurgi, Suchar, Simcordoedar, Belphagessemin, Fecardincer et Cerautegadin22. Les principaux chefs de l'armée de Saladin étaient ses quatre frères, Saphadin, Felkedin, Sefelselem, Melcallade23; ses trois fils, Methalech, Meralis, Melcalethis; ses deux neveux, Neheaedin et Benesemedin; après eux Conlin, Élaisar, Bederim, Mustop, Hazadinnersel. Tous ces chefs ont sous leur pouvoir les provinces de Roum (?), de Korasan et de Bir24; les Persans, les Turcs, ceux d'Emèse, Alexandrie, Damiette, le pays d'Alep, le pays de Damas, toute la terre jusqu'à la mer Rouge et au delà du côté de la Barbarie. Métalech gouverne la Babylonie, et les quatre frères de Saladin gouvernent l'Abyssinie, l'Yémen, le pays des Maures et la Nubie; l'émir Élaisar, le pays d'Ascalon; l'émir Bederim, Nazareth, Naplouse et Ramla; Mustoplice, Manith et Hazadinnersel, Montréal, Krach25, le Kurdistan (?), et une partie de l'Arménie; au-dessus de tous règne et commande Saladin.

Les machines de guerre des chrétiens détruites par les Sarrasins. — Trahison de quelques chrétiens. — Pouvoirs donnés à l'évêque d'Ély. — Cette même année, les Sarrasins, assiégés dans la ville d'Acre, lancèrent du haut des murs le feu grégeois sur trois machines que les chrétiens avaient construites à grands frais pour soumettre la ville. En un instant elles furent brûlées complétement et réduites en cendres, le troisième jour avant les nones de mai. Vers le même temps, Ansier de Montréal avait trahi la cause des chrétiens ainsi que l'évêque de Beauvais, le comte Robert son frère, Guy de Dampierre, le Landgrave et le comte de Gueldre. Ils avaient reçu de Saladin trente mille besants et cent marcs d'or. Le Landgrave eut en outre quatre chameaux, deux léopards, et quatre éperviers26. Corrompus par ces présents et par d'autres encore, il différèrent l'assaut et laissèrent brûler les ouvrages qu'ils avaient construits. Vers le même temps, Richard, roi d'Angleterre, écrivit à tous ses féaux, en Angleterre, une lettre dont voici la teneur: «Richard, par la grâce de Dieu, etc. Nous vous recommandons et vous enjoignons d'obéir en tout, si vous nous aimez, nous et notre royaume, et si vous tenez à vous-mêmes et à tout ce que vous possédez, à notre amé et féal chancelier, l'évêque d'Ély, sur tous les points qui sont de notre ressort, et d'agir à son égard comme vous agiriez envers nous, si nous étions dans le royaume, sur tout ce qu'il vous commandera en notre nom. Fait sous nos yeux à Bayeux.»

Justiciers choisis par Richard pour la flotte qui se rendait à la Terre-Sainte. — La charte qui leur fut donnée. — Vers la même époque, Richard, roi d'Angleterre, sur l'avis de ses barons, choisit Girard, archevêque d'Auch, Bernard, évêque de Bayeux27, Robert de Sable, Richard de Canville et Guillaume de Forêt, qu'il établit justiciers sur toute la flotte d'Angleterre, de Normandie, de Bretagne et de Poitou, qui devait se rendre à la Terre-Sainte. Il leur donna une charte ainsi conçue: «Richard, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, à tous ses hommes qui doivent aller par mer en Terre-Sainte, salut. Sachez que, sur l'avis de nos prud'hommes, nous avons établi les règlements suivants: Que celui qui aura tué un homme sur le vaisseau, soit lié au mort et jeté à la mer; que celui qui aura tué un homme sur terre, soit lié au mort et enterré avec lui. Si quelqu'un a été convaincu d'avoir tiré un couteau pour frapper un autre, ou de l'avoir frappé jusqu'au sang, qu'il ait le poing coupé. Que celui qui aura frappé avec la paume de la main, soit plongé trois fois dans la mer. Si quelqu'un prononce contre son compagnon opprobre, insulte ou malédiction de Dieu, qu'il lui paie autant d'onces d'argent qu'il l'aura insulté de fois. Si quelqu'un est dénoncé et convaincu pour vol, qu'on lui verse sur la tête de la poix bouillante, et qu'on y secoue de la plume d'oreiller28 afin de le reconnaître; qu'il soit ensuite abandonné sur la première terre où le vaisseau touchera.» Il fit prêter serment à tous d'observer ces constitutions et d'obéir aux justiciers que nous avons nommés. Ensuite il ordonna aux chefs de sa flotte de mettre à la voile aussitôt et de venir le retrouver à Marseille.

Les rois de France et d'Angleterre à Vezelay. — Leur départ pour la Terre-Sainte. — Accident arrivé à Lyon où les deux rois se séparent. — Richard refuse d'aller à Rome. — Vers le même temps, les deux rois de France et d'Angleterre se réunirent pendant l'octave de saint Jean-Baptiste à Vezelay, où repose le corps de sainte Marie-Magdeleine, et ils s'y arrêtèrent deux jours. Le roi d'Angleterre y reçut la besace et le bourdon dans l'église de Saint-Denis29. Ensuite les rois s'étant mis en marche avec leur armée, se rendirent à Lyon sur le Rhône. Au moment où ils venaient de traverser le pont du Rhône avec la plus grande partie de leurs troupes, ce pont s'écroula et fit tomber dans les flots plusieurs individus hommes et femmes. A Lyon, les deux rois se séparèrent à cause de la trop grande multitude qui les accompagnait; car cette masse d'hommes ne pouvait être contenue dans le même lieu. Aussi le roi de France se dirigea-t-il vers la cité de Gênes, et le roi d'Angleterre vers Marseille. Lorsqu'il y fut arrivé, il trouva un grand nombre de pèlerins qui, ayant demeuré longtemps dans cette ville, avaient dépensé tout leur argent. Le roi Richard en retint la plupart auprès de lui, et les incorpora dans son armée. Cependant il resta huit jours à Marseille, attendant à chaque instant l'arrivée de sa flotte. Trompé dans son espoir, il loua dix vaisseaux de haut bord et neuf galères bien armées sur lesquelles il s'embarqua, fort inquiet du retard de sa flotte. Mais, pour qu'on ne pût l'accuser d'inaction, il passa, accompagné d'une troupe nombreuse et bien armée, par l'île de Saint-Étienne, par Aquilée (?), par Noirmont (?)30, par l'île de Saint-Honorat, par la ville de Nice et par celle qu'on nomme Vintimille. De là, il se rendit au château qu'on appelle Savone (?), et s'y entretintle même jour avec le roi de France, qui y était tombé malade. Le quatorzième jour du mois d'août, le roi d'Angleterre se rendit à Porto-Fino, et y resta cinq jours. Là, le roi de France lui envoya demander qu'il lui prêtât cinq galères. Le roi d'Angleterre lui en offrit trois que le roi de France refusa. Le 24 août, le roi d'Angleterre arriva à Porto-Venere, qui se trouve à moitié chemin entre Marseille et Messine, et ainsi parcourant divers lieux, il arriva à l'embouchure du Tibre dont l'entrée est défendue par une fort belle tour. Là, Octavien, évêque d'Ostie, vint se présenter au roi, et lui dit que le seigneur pape serait charmé de le voir à Rome; mais le roi refusa, reprocha à Octavien sa simonie, s'emporta contre la concupiscence romaine, et, entre autres réprimandes, il lui dit que la cour papale avait reçu sept cents marcs pour la consécration de l'évêque du Mans, quinze cents marcs d'argent pour nommer légat Guillaume, évêque d'Ély, et une somme énorme de l'archevêque de Bordeaux, qui était accusé par ses clercs du crime de simonie. Le roi Richard ayant donc refusé d'aller à Rome, entra dans l'Apulie près de Capoue.

Paix entre Tancrède, roi de Sicile, et Richard Ier. — Arthur, neveu de Richard, est choisi pour son héritier. — Faits divers. — Mort de Frédéric Barberousse. — Vers le même temps, Tancrède, roi de Sicile, qui avait succédé au roi Guillaume, fit la paix avec le roi Richard. Il lui donna vingt mille onces d'argent et vingt mille onces d'or pour qu'il se relâchât de toutes ses prétentions; pour qu'il n'élevât plus aucune réclamation à cause du testament que le roi Guillaume avait fait en faveur du roi Henri, père de Richard; et, enfin, pour qu'eût lieu le mariage stipulé entre Arthur, duc de Bretagne, et la fille dudit roi Tancrède. C'est alors que le roi Richard institua pour son héritier légitime ce même Arthur, dans le cas où il viendrait à mourir sans enfants. Après la conclusion de ce traité, Richard se hâta de continuer sa route. Vers le même temps, la reine Aliénor, qui voulait d'abord accompagner le roi son fils à la croisade, passa à Montejan, et, après avoir traversé les plaines d'Italie, elle rejoignit enfin son fils. Mais, quand elle eut resté quatre jours auprès de lui, elle obtint la faculté de retourner en Angleterre, et elle partit, laissant Bérengère, fille du roi de Navarre, que le roi Richard devait prendre pour épouse; car ledit roi avait donné dix mille livres au roi de France, pour qu'il n'élevât plus aucune réclamation au sujet du mariage de sa sœur. Par le même traité, Philippe se désista à perpétuité de toutes les prétentions qu'il avait sur le château de Gisors et sur tout le Vexin. Cette même année, Frédéric, empereur des Romains, dans la quarantième année de son règne, s'était mis en route pour Jérusalem: il traversa la Bulgarie, arriva à Iconium; mais, au moment où il se dirigeait d'lconium vers Antioche, et pendant que son armée traversait heureusement le fleuve Sélef, son cheval le renversa dans les eaux: il s'y noya31.

Apparition de Thomas aux chefs de la flotte de Richard Ier. — Arrivée de la flotte à Marseille. Cette même année, la flotte du roi d'Angleterre, après avoir éprouvé de violentes tempêtes, se dirigea vers Lisbonne, dépassa une pointe de terre qui s'avance dans la mer, et qu'on nomme Godesler32, se trouva avoir Saint-Matthieu de Finistère à sa gauche, et la grande mer par laquelle on va à Jérusalem, à sa droite. Après avoir côtoyé à gauche le Poitou et la Gascogne, la flotte entra dans la mer d'Espagne, où le jour de l'ascension du Seigneur elle fut assaillie par une épouvantable tempête qui en un moment sépara les vaisseaux les uns des autres. Au plus fort de l'orage, pendant que tous les passagers, plongés dans l'angoisse, criaient vers le Seigneur, le bienheureux martyr Thomas, archevêque de Cantorbéry, apparut visiblement par trois fois à trois personnes qui se trouvaient sur le vaisseau des habitants de Londres, et leur dit: «N'ayez point peur, car le bienheureux martyr Edmond, le saint confesseur Nicolas et moi, avons été envoyés par le Seigneur, pour protéger cette flotte du roi d'Angleterre. Si les hommes et les chefs de cette flotte se gardent des œuvres mauvaises et font pénitence de leurs fautes passées, le Seigneur leur accordera une route heureuse, et dirigera leurs pas dans ses sentiers.» Après avoir fait entendre ces paroles par trois fois, l'apparition s'évanouit, et la tempête cessa aussitôt. Sur ce vaisseau étaient montés Guillaume, fils d'Osbert, et Geoffroi l'orfèvre, et avec eux plusieurs citoyens de Londres. Après avoir dépassé Lisbonne et le cap Saint-Vincent, ils arrivèrent près de la ville de Sylves. C'était à cette époque la ville qui bornait les possessions chrétiennes en Espagne. La foi du Christ y était établie tout récemment, puisque Sylves n'avait été arrachée par les chrétiens aux mains des infidèles que l'année précédente. Lorsqu'ils eurent navigué quelque temps en vue de la ville, et qu'ils eurent connu, à des signes certains, qu'elle était habitée par des chrétiens, le vaisseau monté par les habitants de Londres y aborda, et les nouveaux-venus furent reçus avec de grands honneurs par l'évêque et par tous les fidèles. Il y avait sur ce vaisseau plus de quatre-vingts soldats bien armés que le peuple de la ville et le roi de Portugal retinrent à leur service, en crainte de l'empereur de Maroc. Ils leur donnèrent toute sûreté pour le paiement de la solde fixée, et ils fournirent de plus avec luxe et abondance à tous leurs besoins. Dix autres vaisseaux du roi d'Angleterre qui avaient été dispersés de côté et d'autre avec les chefs qui les montaient, arrivèrent enfin à la ville de Lisbonne, guidés par le Seigneur, et y entrèrent en remontant le fleuve qu'on appelle le Tage. Bientôt l'archevêque d'Auch, Robert de Sable, Richard de Canville, et Guillaume de Forêt en partirent avec la flotte; ils naviguèrent entre l'Afrique et l'Espagne; et après plusieurs tempêtes abordèrent à Marseille pendant l'octave de sainte Marie, avec toute la flotte qui leur avait été confiée. Ils y trouvèrent le roi d'Angleterre, et s'y arrêtèrent quelque temps pour les réparations dont la flotte avait besoin.

L'archevêque de Cantorbéry et quelques autres abordent à Tyr. — L'évêque de Norwich achète son absolution au pape et revient en Angleterre. — Conflit entre les deux armées à Messine. — Vers le même temps, Baudouin, archevêque de Cantorbéry, Hubert, évêque de Salisbury, et Ranulf de Glanville, jadis justicier d'Angleterre, qui s'étaient joints au roi Richard pour se rendre à Jérusalem, prirent le chemin direct, laissèrent à gauche la Sicile; et enfin après beaucoup de périls, ils abordèrent à Tyr vers la fête de saint Michel. Quant à Jean, évêque de Norwich, il alla trouver le pape, et lui offrit une somme d'argent que le seigneur pape reçut de grand cœur. Alors ayant vidé ses coffres de peur qu'ils ne fussent trop lourds, et ayant obtenu facilement la permission de rebrousser chemin, il revint absous en Angleterre. Mais cette conduite était honteuse, et cet exemple dangereux pour l'armée des croisés.

Vers le même temps, le roi de France Philippe aborda à Messine, le seizième jour avant les calendes d'octobre, et fut logé dans le palais du roi Tancrède. Lorsque Richard arriva à son tour, le neuvième jour avant les calendes du même mois, il ne put obtenir l'entrée de la ville, car les Français craignaient que les vivres ne pussent suffire aux armées si nombreuses qui accompagnaient les deux rois. Le roi Richard, à cette nouvelle, envoya ses maréchaux aux chefs de la ville pour leur demander qu'ils fissent établir un marché où les vivres seraient vendus au prix coûtant à son armée, sans quoi il était exposé à mourir de faim. Les chefs de la ville voulurent ouvrir leurs portes à un si grand prince, et le recevoir honorablement. Mais les Français orgueilleux (et tout orgueilleux ne peut souffrir de rival) s'y opposèrent formellement, et ils coururent en armes sur le rempart, pour fermer toutes les entrées. Le roi Richard, enflammé de colère, et non sans raison, ordonna à ses chevaliers de s'armer, d'attaquer les ennemis, et d'ouvrir le passage pour lui et pour eux. Ceux-ci, obéissant à l'ordre de leur roi, attaquèrent vivement les portes, et entrèrent de force, après avoir tué quelques Français. Ceux qui avaient eu à souffrir de cette violence, en ayant porté la nouvelle au roi de France, celui-ci en conçut contre Richard un profond ressentiment, qu'il garda toujours vif et implacable dans son cœur. Quoiqu'il le dissimulât, ce ressentiment ne fit qu'augmenter de jour en jour. Le vieil ennemi des hommes sut l'allumer et l'entretenir.

Premières opérations de Richard en Sicile. — Règlements pour l'église en Normandie. — Vers le même temps, c'est-à-dire le huitième jour avant les calendes d'octobre, le roi de France s'embarqua; mais comme le vent lui était contraire, il rentra le jour même à Messine. La veille des calendes d'octobre, le roi Richard passa le fleuve nommé Phare33 et prit en Calabre un lieu très-fortifié qu'on nomme Bagnara. Il y établit sa sœur Jeanne, jadis reine de Sicile. Le lendemain il s'empara d'un château entre la Calabre et Messine, château qu'on appelle le monastère des Griffons. Les Griffons y ayant attaqué Hugues-le-Brun, comte de la Marche, furent repoussés par le roi Richard. Alors ils s'enfermèrent dans la ville, se portèrent sur les remparts et sur les murailles, tuèrent au roi beaucoup d'hommes et de chevaux, et en blessèrent plus encore. Richard, irrité, brisa les portes de la ville, s'en empara de force, et y établit ses hommes, le quatrième jour avant les nones d'octobre. Le troisième jour avant les nones du même mois, les chefs de la ville lui donnèrent des otages pour le maintien de la paix. Ensuite il fortifia dans ce lieu un château qu'il appela Mategrive34. A cette époque, un concile provincial fut tenu à Westminster, sous la présidence de Guillaume, évêque d'Ély, légat du saint-siége apostolique, aux ides d'octobre; mais on y fit fort peu de chose, ou pour mieux dire rien, relativement à l'édification de l'église d'Angleterre.

A cette époque aussi, l'église de Dieu, en Normandie, fut délivrée du long joug de la servitude, de l'aveu et par le bon vouloir du glorieux roi Richard. Il fut décidé, en premier lieu, et octroyé par le roi, que les clercs ne seraient saisis en aucun cas par le pouvoir séculier, comme cela avait lieu ordinairement, si ce n'était pour homicide, vol, incendie, ou énormité de pareille sorte. Ceux-ci, sur la première rêquisition des juges ecclésiastiques, devront être remis, sans réclamation et sans délai, à la cour ecclésiastique pour y être jugés. Item, toutes les affaires généralement relatives au manque de foi, ou à la transgression de serment, devront être traitées dans la cour ecclésiastique. Item, les affaires relatives aux dots ou donations, à cause de noces35, quand il s'agira de meubles, ou de choses qui se meuvent, devront être déférées à l'église. Item, dans les églises conventuelles, les abbés, ou prieurs, ou abbesses, devront être élus avec l'assentiment de leur évêque. Item, aucune enquête juridique n'aura lieu dans la cour séculière, si l'on peut prouver, par charte ou par toute autre manière, que la possession contestée aux ecclésiastiques provient d'aumône; mais il faudra en référer aux juges ecclésiastiques. Item, le partage des biens laissés par testament se fera par l'autorité de l'église, et la dixième partie n'en sera point soustraite comme auparavant. Item, quant aux biens des clercs, s'ils ont la réputation d'avoir été usuriers, de quelque manière qu'ils soient morts, rien n'en pourra revenir au pouvoir séculier; mais ces biens seront distribués en œuvres pieuses par l'autorité épiscopale. Item, tout ce que les laïques auront cédé en donations pendant leur vie, ou auront aliéné à un titre quelconque, ne pourra être révoqué après leur mort, même quand ils auraient la réputation d'avoir été usuriers. Quant aux biens qui ne se trouveront pas aliénés après la mort du propriétaire, ils seront confisqués, s'il est prouvé que celui-ci ait été usurier à l'époque de sa mort. Item, si un mort a eu un certain gage, dont il ait retiré son principal, la portion libre de ce gage reviendra à celui qui s'était engagé ou à ses héritiers. Même chose aura lieu à l'égard des portions de sa femme et de ses enfants, après la mort de ceux-ci. Si quelqu'un a été surpris par une mort subite, ou par tout autre accident, en sorte qu'il n'ait pu disposer de ses biens, la distribution de ses biens sera faite par l'autorité ecclésiastique.

Mort de Baudouin, archevêque de Cantorbéry. — Résistance de la ville d'Acre. — Accusations contre Richard. — Vers le même temps, Baudouin, archevêque de Cantorbéry, étant tombé malade sous les murs d'Acre, et se voyant à l'extrémité, légua tous ses biens à l'entretien de la Terre-Sainte. Après sa mort, Hubert, évêque de Salisbury, nommé par lui son exécuteur testamentaire, distribua fidèlement les biens du défunt, d'après ses pieuses intentions. Il s'occupa surtout de ceux qui veillaient à la sûreté du camp. Pendant longtemps, et comme l'avait décidé l'archevêque en son vivant, il paya la solde à vingt chevaliers et à cinquante sergents. Il prit aussi soin des pauvres, abaissa ses regards sur ceux qui avaient besoin de secours, et remplit enfin tous les devoirs d'un bon prélat36. Cependant la ville d'Acre résistait vigoureusement à des assauts qui se multipliaient de toutes les manières; car elle était munie de bons remparts, pleine de soldats, et bien garnie de vivres. En outre, Saladin harcelait sans cesse les assiégeants, avec son immense armée, et faisait le plus de mal possible aux chrétiens, qui voyaient la désertion se mettre dans leurs rangs, et qui ne pouvaient enlever leurs morts. Cependant les chrétiens, plaçant dans le Christ leur confiance et leur consolation, espéraient être en état de soutenir les fatigues et les incommodités du siége jusqu'à l'arrivée des deux rois, pourvu, toutefois, que cette arrivée eût lieu à la prochaine fête de Pâques; autrement toutes les ressources leur auraient manqué, et l'espérance d'être secourus par les hommes se serait évanouie pour eux37. On assure (faut-il le croire?) que le roi Richard reçut secrètement, devant Acre, des dons et des présents de Saladin. C'étaient des pierreries fort précieuses, des trésors, de l'or épuré par le feu, de première qualité et d'une grande valeur, et un hoqueton38 assez léger, impénétrable à tout javelot. Cependant le roi Richard, pour s'excuser de son avarice, disait à ses serviteurs: «Laissez-le perdre en prodigalités ce qui est à lui.»

Orgueil de Guillaume, évêque d'Ély. — Son avarice. — Vers le même temps, Guillaume, évéque d'Ély, justicier d'Angleterre et légat du siége apostolique, fit environner la tour de Londres d'un fossé très-profond, espérant pouvoir conduire dans la ville les eaux de la Tamise. Mais, après d'énormes dépenses prises sur le fisc, il fut obligé de renoncer à ce travail inutile. Ce chancelier était en ce moment l'homme le plus puissant de l'occident: il était à la fois le roi et le pontife d'Angleterre. Néanmoins il comptait pour rien cette élévation: non content de la dignité épiscopale, il montra bientôt qu'il portait son ambition plus haut. Dans la première des lettres qu'il écrivit, il prouva cette vanité et cet orgueil qu'il étalait impudemment; il disait: «Guillaume, par la grâce de Dieu, évêque d'Ély, chancelier du seigneur roi, justicier de toute l'Angleterre, et légat du saint-siége apostolique, salut, etc.» Il se servait de toutes ces dignités acquises à prix d'argent pour exercer d'intolérables exactions. Il voulait remplir ses coffres, qu'il avait vidés afin d'obtenir de si hautes charges. Il prètait son argent au mois, pour que cet argent lui revînt accru par les usures qu'il extorquait. En remplissant les fonctions de légat, fonctions qu'il avait achetées pour mille livres d'argent, il se conduisit avec tant de violence qu'il était devenu insupportable à toutes les églises d'Angleterre, tant couvents que cathédrales. Il ne voyageait jamais qu'accompagné de quinze cents chevaux, d'une foule de clercs, et entouré d'une haie d'hommes d'armes: il se plaisait à outrepasser l'appareil permis à un évêque. Il avait à sa table tous les jeunes gens de race noble, qu'il avait alliés par mariage à ses nièces et aux jeunes filles de sa famille. On s'estimait heureux d'être admis dans sa familiarité: il n'y avait pas de terre à vendre qu'il ne l'achetât; d'église ou d'abbaye vacante qu'il n'en disposât ou ne la retînt entre ses mains; de châteaux ou de manoirs à garder qu'il n'en devînt le maître, soit à prix d'argent, soit par l'effroi qu'il inspirait. Par ces moyens et d'autres semblables, il était pour tout le monde un objet de terreur. L’Angleterre se taisait devant sa face, et il n'y avait personne qui murmurât: car tout le monde était à lui. Il se faisait suivre par:

Un cortége de musiciennes courtisanes, de charlatans,

De mendiants, d'histrions, de farceurs et autres gens

de même espèce39;

Tous l'accompagnaient au son des instruments et des chansons: et cet homme, sur la terre, voulait être loué, comme Dieu dans le ciel est célébré par les cantiques des anges. Il semblait, dans toute sa conduite, vouloir rivaliser avec le Seigneur. Nous n'oublierons pas, dans la suite du récit, et quand il sera temps, de montrer comment cet orgueil fut abaissé. En vertu du titre de légat qu'il avait obtenu du pape, il tint un concile à Londres dans l'église de Westminster. Le cinquième jour avant les calendes d'avril, moururent Guillaume, évêque de Worcester, et Guillaume, abbé de Westminster.

Morts illustres au siège d'Acre. — Départ du roi de France. — Richard aborde en Chypre et détrône Isaac. — Son mariage avec Bérengère. — Faits divers. — L'an de la nativité du Seigneur 1194, après la mort du vénérable Baudouin, archevêque de Cantorbéry, de nobles et braves seigneurs moururent au siége d'Acre: Ranulf de Fougères, Robert, comte du Perche, Thibaut de Blois, le comte Étienne son frère, le comte Frédéric, fils de l'empereur Frédéric, le comte de Ferrières, Robert, comte de Leicester, (Ranulf de Glanville, Raoul de Hauterive, l'archidiacre de Colchester, et une foule d'autres avec eux, qui furent emportés, dit-on, par un air pestilentiel. Cependant les deux rois de France et d'Angleterre étaient toujours en Sicile, jusqu'à ce qu'arrivât l'époque du printemps, alors que la mer offre moins de dangers)40. Cette même année, le pape Clément, après avoir occupé la chaire romaine pendant un41 an et deux mois, expira, et eut pour successeur Célestin, appelé précédemment Hyacinthe.

Cette même année, le quatrième jour avant les calendes d'avril, le roi de France s'embarqua à Messine, et se dirigea en ligne droite vers Jérusalem. Le roi Richard partit glorieusement à son tour, le quatrième jour avant les ides d'avril. Sa flotte était composée de treize vaisseaux de haut bord, qui présentaient au vent une triple rangée de voiles; il avait en outre cent vaisseaux de charge et cinquante galères à trois rangs de rames. Après vingt jours de navigation, il toucha à Rhodes, et, dix jours après, il aborda dans l'île de Chypre. Cursac42, qui en était maître et qui prenait le titre d'empereur, se présenta sur le rivage avec une troupe nombreuse de soldats, pour interdire le débarquement au roi. Il se saisit de plusieurs croisés dont les vaisseaux avaient échoué sur le rivage; il les dépouilla et les jeta en prison pour qu'ils y mourussent de faim. A cette nouvelle, l'illustre roi d'Angleterre entra dans un violent courroux; il présenta la bataille à l'ennemi, remporta la victoire en un instant, s'empara de Cursac, qu'il enchaîna, et devint maître de la fille unique de l'empereur, ainsi que de l'île entière et de toutes les places fortes. Cursac était convenu avec le roi qu'il ne serait pas chargé de chaînes de fer: le roi, fidèle observateur de sa parole, le fit charger de chaînes d'argent et enfermer dans un château près de Tripoli, qu'on appelle Margeth43. Quant à la fille de Cursac, il la donna en garde aux deux reines, et veilla à ce qu'elle fût traitée avec égards. Le roi Richard, dans sa sagesse, avait voulu aborder en Chypre sans nuire à personne, avec l'intention de se refaire lui et les siens, et de se procurer des vivres frais, après les fatigues et les ennuis d'un voyage sur mer. Mais comme ledit Cursac s'était opposé à ce qu'on entrât sur son territoire; comme il avait défendu à ses sujets de vendre aucunes provisions à l'armée du roi d'Angleterre et de faire aucun commerce avec elle, Richard avait été indigné, et l'avait chassé du trône en punition des outrages qu'il en avait reçus. Richard ayant obtenu toutes les richesses de l'île et y ayant établi des gouverneurs à son gré, y célébra son mariage44 avec la fille du roi de Navarre nommée Bérengère, que la reine Aliénor avait amenée au roi pendant son séjour en Sicile. Vers le même temps, pendant les solennités de Pâques, quatrième férie, le pape Célestin consacra empereur Henri, fils de l'empereur Frédéric. Vers le même temps, le comte de Flandre Philippe, qui avait accompagné le roi de France à la Terre-Sainte, mourut sans enfants.

Geoffroi, archevêque d'York, consacré à Tours. — Se rend en Angleterre. — Il est emprisonné à Douvres. — Puis mis en liberté. — Éclipse de soleil. — A la même époque, sur un ordre exprès du souverain pontife, Barthélemy, archevêque de Tours, consacra Geoffroi élu archevêque d'York. Celui-ci, après sa consécration, fit voile vers l'Angleterre, et aborda à Douvres avec les siens. Matthieu de Clare, gouverneur du comté, avait reçu peu auparavant de Guillaume, évêque d'Ély et chancelier, une lettre ainsi conçue: «Si celui qui a été élu à York ou quelqu'un de ses messagers aborde à l'un des ports de votre bailliage, faites-le saisir, jusqu'à ce que nous vous ayons fait savoir notre volonté à ce sujet; et nous vous enjoignons semblablement de faire saisir toutes les lettres du seigneur pape ou de quelque autre grand personnage qui auraient été apportées par cette voie.» Matthieu de Clare, apprenant le débarquement de l'archevêque, s'occupa d'exécuter les ordres qui lui avaient été transmis, et y fut décidé par la sœur de l'évêque d'Ély, laquelle avait alors le château sous sa garde. Pendant six jours45, il le fit méchamment assiéger dans le prieuré de Saint-Martin, et il le tint si étroitement serré, qu'à peine, dans cet espace de temps, Geoffroi et ses amis purent-ils se procurer des vivres obtenus de la charité publique. Cependant la malice de ces perfides ayant été poussée au comble, les soldats de l'évêque d'Ély se précipitèrent dans ladite église, accompagnés d'une multitude de gens armés d'épées ou de bâtons, et ils déclarèrent formellement à l'archevêque qu'il eût à sortir du royaume au plus tôt et à faire voile vers la Flandre, s'il ne voulait qu'il lui arrivât pire mal. L'archevêque s'y étant refusé, fut arraché de l'autel, quoiqu'il eût l'étole au cou et la croix à la main, fut tiré par les pieds, par les jambes, par les bras; sa tète heurta violemment sur le pavé, et enfin il fut traîné jusqu'à la citadelle par un chemin boueux, par des lieux remplis d'immondices, lui, ses clercs et tous les religieux qui étaient venus le voir à son arrivée: alors il fut jeté en prison et gardé étroitement pendant huit jours. A cette nouvelle, l'évêque de Londres se rendit en toute hâte auprès du chancelier, et, après beaucoup de supplications, il obtint enfin la liberté de l'archevêque, en mettant son évêché en gage. L'archevêque étant sorti de prison, se rendit à Londres où il fut reçu en procession solennelle par l'évêque de Londres, par le clergé et le peuple de la ville qui le comblèrent de témoignages de respect. Cette arrestation violente fut (comme nous le verrons dans la suite) une des principales causes de la chute du chancelier. L'archevêque excommunia alors tous ceux qui l'avaient outragé et qui avaient osé porter sur lui des mains impies et violentes.

Cette même année, au mois de juin, la veille de saint Jean-Baptiste, un jour de dimanche, le jour de la lune étant XXVII46, le soleil étant entré dans le signe de l'Écrevisse, il y eut une éclipse de soleil qui commença à la septième heure du jour et qui dura jusqu'à la huitième.

Le roi de France à Saint-Jean d'Acre. — Richard s'y rend à son tour. — Prise du vaisseau le Dromant. — Prise de la ville. — Vers le même temps, le roi de France Philippe débarqua à Saint-Jean-d'Acre, le douzième jour avant les calendes d'avril. Le roi Richard mit à son tour à la voile dans l'île de Chypre, après s'être abondamment pourvu de vivres. En effet, apprenant que l'armée des croisés souffrait sous les murs d'Acre d'une famine et d'une disette terribles, en sorte qu'un setier de froment se vendait soixante marcs, il chargea plusieurs vaisseaux de nombreuses provisions, et se bâta d'aller porter remède à tant de misère et de souffrances. Pendant qu'il naviguait vers Acre avec un vent favorable, il rencontra, le huitième jour avant les ides de juin, un gros vaisseau nommé Dromant, que Saphadin, soudan de Babylone et frère de Saladin, envoyait chargé de richesses de Beryte à Acre, pour porter secours aux assiégés. Ce vaisseau était défendu par le feu grégeois, par un grand nombre de vases remplis de serpentins enflammés47, et il était monté par quinze cents guerriers. Aussitôt le roi Richard fit armer ses soldats: le vaisseau est entouré par les galères chrétiennes, et un combat acharné s'engage. Cependant le navire sarrasin, n'étant pas secondé par le vent, restait immobile; alors un des rameurs du roi Richard, habile plongeur, nage sous les flots et s'approche du Dromant qu'il perce en plusieurs endroits. Bientôt l'eau s'élance en bouillonnant, et remplit non-seulement la carène et la sentine du Dromant, mais encore les sabords et le pont. Le vaisseau fut pris sans espoir d'échapper; et le roi fit noyer treize cents de ceux qui le montaient, s'en réservant deux cents en vie pour en tirer rançon.

Le roi Richard, après avoir fait transporter sur ses galères les dépouilles du Dromant, s'approcha, poussé par un bon vent, de la ville d'Acre, but de son voyage. Enfin, le sixième jour avant les ides de juin, il entra dans le port au son des clairons et au bruit des trompettes. Le fracas de tous les joueurs d'instruments remplissait le rivage, et retentissait dans tous les lieux d'alentour. Cette entrée triomphale, qui annonçait dignement l'arrivée d'un grand prince, ranima le courage des chrétiens, et jeta au contraire la terreur dans l'âme des Sarrasins assiégés48. Alors le roi Richard donna à tous la preuve de sa générosité, en distribuant des vivres à cette armée affamée. Les deux rois, accompagnés de leurs chevaliers et soldats, disposèrent autour de la ville leurs pierriers et leurs machines. Jour et nuit ils battirent les murailles à coups de pierres énormes, et bientôt la consternation se mit chez les infidèles, qui perdirent l'espoir de pouvoir résister plus longtemps. Enfin ils délibérèrent et résolurent de traiter de la paix; elle fut conclue, à condition que Saladin rendrait pour leur rançon la vraie croix, dont il s'était emparé dans la guerre, qu'il mettrait en liberté quinze cents captifs chrétiens, au choix des vainqueurs, et que les infidèles paieraient de plus, pour assurer la paix, sept mille besants. Alors la ville fut remise aux deux rois, le quatrième jour avant les ides de juillet, avec toutes les armes et toutes les richesses qu'elle contenait: les Sarrasins eurent seulement la vie sauve. Quand arriva le jour fixé pour les restitutions, Saladin n'accomplit aucune de ses promesses. En punition de cette violation du traité, deux mille six cents Sarrasins eurent la tète coupée49. On n'en épargna que les principaux, qui furent chargés de fers et mis à la disposition des rois.

Jalousie de Philippe-Auguste. — Il veut revenir en France.  — Motifs de dissension entre les deux rois. — Après la prise de la ville d'Acre, le roi de France se disposa à retourner dans ses états, comme si le but de la croisade était atteint. Il ressentait au fond du cœur un violent dépit de voir que tout ce qui se faisait de grand dans l'armée chrétienne était attribué au roi Richard; aussi, prétextant la pauvreté et la pénurie de ses finances, il annonça qu'il ne pouvait rester plus longtemps. L'illustre roi d'Angleterre Richard, qui désirait ardemment mettre à terme la grande affaire de l'expédition, promit au roi de France de partager avec lui, par moitié, tout ce qu'il possédait en or, en argent, en amas de vivres, en chevaux, en armes et en vaisseaux, s'il voulait rester et travailler avec lui à chasser de la Terre-Sainte les ennemis du Christ. Mais le roi de France, qui avait juré de revenir, et qui avait pris irrévocablement cette détermination, malgré les réclamations des siens et au milieu de la consternation de toute l'armée, s'embarqua accompagné de peu de monde, pour revenir dans son royaume. Il y avait en outre entre les deux rois une cause secrète de dissension. Le roi de France voulait et s'était mis en tête de donner au marquis de Montferrat la ville d'Acre et toutes les villes, châteaux ou terres qui seraient prises par la Suite, et d'établir ledit marquis, roi de la Terre-Sainte. Le marquis avait épousé la fille du roi Amaury, sœur de la reine de Jérusalem, morte récemment. Le roi Richard s'était constamment opposé à ce projet. Il lui remontrait, avec raison, qu'il était plus juste de rendre au roi Guy un royaume, dont il était depuis longtemps dépouillé, que d'y établir un autre du vivant même de Guy, puisqu'il était constant d'ailleurs, qu'il avait perdu son royaume, non point par lâcheté, mais plutôt par trop de courage, en affrontant avec une année peu nombreuse une multitude d'ennemis, et en succombant dans une terrible bataille, où il avait été pris, lui et la sainte-croix, par les Sarrasins. Nous avons déjà dit qu'il existait entre les deux rois des semences de discorde, qui dataient de la querelle élevée à Messine, et ce désaccord, longtemps dissimulé, s'était encore accru à l'occasion d'un jeu de cannes50. En partant, le roi de France laissa le duc de Bourgogne avec mille hommes d'armes51, sous prétexte d'aider le roi Richard, mais en effet pour le trahir méchamment: car il lui donna en par tant des instructions de trahison. Chaque jour le roi de France voyait tous les pèlerins, qui se rendaient en foule à la Terre-Sainte, se mettre sous la protection du roi Richard. Chaque jour la réputation de son rival augmentait. Richard était plus riche en trésors, plus libéral à octroyer des présents, accompagné d'une armée plus nombreuse, plus ardent à attaquer les ennemis: aussi Philippe, redoutant pour sa propre gloire cette concurrence désavantageuse, voulait s'embarquer au plus tôt52. Ce qui décidait encore Philippe à hâter son départ, c'était la mort du comte de Flandre, dont ledit roi de France convoitait la terre. Enfin, après avoir prêté caution juratoire qu'il n'envahirait point à main armée la terre du roi d'Angleterre ou celle des autres seigneurs qui restaient avec lui, il partit. Le roi Richard, resté seul, fit déblayer les fossés d'Acre, réparer les brèches des murs, et y établit une bonne garnison.

Richard continue la guerre. — Il rend compte des opérations de l'armée à l'archevêque de Rouen. — Après avoir mis Acre en état de défense, le glorieux Richard sortit fièrement de la ville à la tête de ses compagnons d'armes, la veille de l'assomption de la bienheureuse Vierge, pour assiéger et soumettre les villes maritimes. Il fit placer ses tentes en vue de l'armée de Saladin, qui était près de là, dans le lieu même où avaient été décapités, ainsi que nous l'avons dit, les deux mille six cents Sarrasins qui faisaient partie de la garnison de Ptolémaïs. Dès que les Sarrasins qui occupaient les villes maritimes eurent appris l'expédition de Richard, ils craignirent d'être victimes de sa colère, comme l'avaient été ceux de Ptolémaïs; et, ne comptant pas être secourus par Saladin, qui avait refusé de payer la rançon stipulée pour la garnison d'Acre, ils abandonnèrent leurs villes et prirent la fuite, à la nouvelle de l'arrivée du roi. C'est ce que firent ceux qui habitaient Cayphas, Césarée, Arsuth, Joppé, Ascalon et Gaza. Ainsi par la volonté de Dieu, tout le pays qui formait la côte maritime fut pris par les chrétiens qui s'y établirent; mais ce ne fut pas sans de grandes peines, car les cavaliers de Saladin voltigeaient sur les flancs de l'armée chrétienne, et tombaient vigoureusement sur l'arrière-garde dans les lieux étroits et de difficile abord. Aussi y eut-il souvent des morts de chaque côté. Après avoir établi des garnisons dans les villes que j'ai nommées, l'illustre roi Richard rentra triomphant dans Acre.

Mais ce que nous racontons ici sera mieux compris si nous reproduisons la lettre que le roi écrivit à ce sujet à Guillaume, archevêque de Rouen: «Richard, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, etc.... Vous saurez qu'après le départ du roi de France pour ses états, et la réparation des ruines et brèches de la ville d'Acre, nous nous sommes dirigés vers Joppé, afin de travailler pour la cause du Christ et pour l'accomplissement de notre vœu. Nous étions accompagnés du duc de Bourgogne avec les Français, du comte Henri avec les siens, et de beaucoup d'autres comtes et barons. Mais comme entre Acre et Joppé il y a un grand espace et une longue route à parcourir, nous sommes descendus à Césarée avec de grandes peines et de grandes fatigues. Saladin lui-même, en nous attaquant en chemin, a perdu plusieurs de ses soldats. L'armée du Christ, après s'être reposée quelque peu à Césarée53, a repris sa marche. Notre avant-garde précédait et devait prendre les mesures du camp près d'Arsuth. En ce moment, Saladin et ses païens sont tombés avec impétuosité sur notre arrière-garde; mais, par la grâce favorable de la miséricorde divine, ils ont été mis en fuite, quoiqu'ils n'eussent en tête que quatre corps de bataille, et poursuivis dans leur fuite l'espace d'une lieue. La veille de la fête de la bienheureuse Marie, les nôtres ont fait près d'Arsuth un si grand carnage d'illustres Sarrasins, que depuis quarante ans Saladin n'avait pas éprouvé un pareil désastre. Enfin, guidés par le Seigneur, nous sommes arrivés à Joppé; nous avons fortifié la ville par des fossés et par des murs, ayant bien l'intention d'avancer l'affaire de la croisade, selon notre pouvoir, dans tous les lieux où nous pourrions parvenir. Depuis le jour de sa défaite, Saladin n'a plus osé attaquer les chrétiens de près; mais il se tient toujours caché, en embuscade, comme un lion dans sa caverne, afin d'égorger les amis de la croix ainsi que des agneaux qui tombent sous le couteau. Ayant appris que nous nous dirigions en toute hâte vers Ascalon, il a détruit cette ville, et l'a complétement rasée. Il semble privé de conseils et de secours; déjà il renonce à défendre la Syrie et nous l'abandonne: c'est pourquoi nous avons bon sujet d'espérer que dans peu, avec la protection de Dieu, l'héritage du Seigneur sera pleinement recouvré. Portez-vous bien, portez-vous bien.»

Le roi Richard donne le royaume de Jérusalem à son neveu Henri. — Il achète toutes les reliques de la Terre-Sainte. — Le roi Richard étant rentré, comme nous l'avons vu, à Ptolémaïs, donna à son neveu Henri le royaume de Jérusalem, avec la femme du marquis de Montferrat, héritière de ce royaume, comme sœur de la feue reine de Jérusalem. Guy de Lusignan, l'ancien roi de ce pays, consentit à céder ses droits: et pour l'établissement de la paix, l'île de Chypre, dont le roi [Isaac] avait été dépouillé par le roi Richard, fut abandonnée à Guy, qui dut prêter hommage. Or, le marquis de Montferrat venait d'être tué à Tyr par les Assissins Sarrasins: aussi le royaume de Jérusalem revenait-il à sa femme par droit héréditaire, comme nous l'avons dit plus haut.

Lorsque Guy, roi de Jérusalem, eut été pris avec la sainte croix dans la bataille de Tiberiade, et que Saladin fut venu mettre le siége devant Jérusalem, les habitants qui occupaient la ville étaient tombés dans la consternation; et, désespérant de pouvoir résister à Saladin, s'étaient empressés de lui rendre la ville. Celui-ci n'avait permis à personne d'en sortir qu'il n'eut payé auparavant dix besants pour rançon: les riches se rachetèrent, mais il y eut encore quatorze mille hommes à Jérusalem qui n'avaient pas le moyen de se racheter. Les premiers, compatissant à leur malheur, disposèrent, sur l'avis commun, des croix d'or et d'argent, des calices et des reliquaires54. Ils dépouillèrent le Saint-Sépulcre de sa garniture précieuse, prirent dans les églises tous les ornements qui s'y trouvaient, et rachetèrent les pauvres. Les habitants réunirent aussi toutes les reliques des saints qu'ils purent trouver dans les lieux consacrés, et ils les déposèrent dans quatre grands coffres d'ivoire. Saladin les ayant aperçus au milieu du butin de la ville conquise, voulut savoir ce qu'ils contenaient, et ordonna qu'on les fît porter à Bagdad et qu'on les remît au calife, afin que les chrétiens ne se glorifiassent plus sur des os de morts, et qu'ils ne s'imaginassent plus avoir pour intercesseurs dans le ciel ceux dont ils vénéraient les os sur la terre. Cependant le prince d'Antioche, le patriarche et d'autres fidèles, ne voulant pas être privés d'un si grand trésors promirent, sous la foi du serment, de racheter ces reliques pour cinquante deux mille besants; et ils s'engagèrent à les remettre entre les mains de Saladin, s'ils ne pouvaient acquitter cette somme au temps fixé. il arriva donc que le prince d'Antioche emporta avec lui lesdites reliques, dans un coffre scellé; mais quand le terme fixé par Saladin approcha, tous les fidèles de la chrétienté tombèrent dans une grande douleur et dans une grande consternation. Le prince d'Antioche allait se voir forcé de rendre les reliques à Saladin, bien scellées, comme il les avait reçues. Le glorieux roi d'Angleterre Richard, se trouvant à Furbie (?), apprit l'embarras des chrétiens; il s'informa des conditions du traité, et bientôt paya la somme à Saladin, pour le rachat desdites reliques, gages sacrés qu'il garda pieusement, afin que les saints dont il avait racheté les restes sur la terre, des mains des impies, servissent, par leurs prières dans le ciel, au salut de son âme. Le coffre qui les contenait était d'une telle capacité et d'une telle lourdeur, que, pour le porter un peu de temps, quatre hommes suffisaient à peine.

On découvre les restes du roi Arthur. — Disgrâce du chancelier d'Angleterre. — Suites de cet événement. — Fuite du chancelier. — Son déguisement. — Anecdote relative à un aigle marin. — Cette même année, furent découverts près de Glaston55 les ossements du fameux roi de Bretagne Arthur56. Ils étaient enfermés dans un sarcophage de la forme la plus antique, à côté duquel s'élevaient deux vieilles pyramides qui portaient une inscription; mais la barbarie du langage et la mutilation des lettres rendaient cette inscription illisible. Voici à quelle occasion cette découverte eut lieu. En creusant la terre pour ensevelir un moine qui pendant sa vie avait manifesté le plus vif désir d'avoir ce lieu pour sépulture, on trouva un sarcophage surmonté d'une croix de plomb sur laquelle étaient tracés ces mots: «Ci-gît l'illustre roi des Bretons Arthur, enterré dans l'île d'Avalon.» Ce lieu, entouré de marais de toutes parts, s'appelait en effet, dans les temps anciens, l'île d'Avalon, c'est-à-dire l'île des fruits. Cette même année, Robert, chanoine de l'église de Lincoln, et fils de Guillaume, sénéchal de Normandie, fut consacré évêque de Worcester à Cantorbéry, par Guillaume, légat du saint-siége apostolique.

A cette époque, des plaintes violentes et multipliées, causées par l'orgueil du chancelier et par les injustices dont il avait accablé beaucoup de gens, furent portées aux oreilles du roi, qui écrivit en ces termes à quelques grands d'Angleterre. «Richard, roi d'Angleterre, à Guillaume, maréchal; à Geoffroi, fils de Pierre; à Hugues Bardolf et à Guillaume Bruer, pour valoir en circulaire57, salut. S'il arrive que notre chancelier, à qui nous avons confié les affaires de notre royaume, ne gère pas fidèlement, nous vous autorisons à agir comme vous l'entendrez sur ce qu'il y aura à faire dans le royaume, vous donnant pouvoir tant sur nos échutes58 que sur tous autres droits.» Vers le même temps, Guillaume, archevêque de Rouen, se rendit en Angleterre avec des lettres du roi qui portaient: «Richard par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, à Guillaume, maréchal, et autres pour valoir en circulaire, salut. Sachez que nous chérissons notre vénérable père Guillaume, archevêque de Rouen: il vient d'être rappelé de Terre-Sainte par le consentement du souverain pontife, et nous avons jugé bon de vous l'envoyer pour qu'il protége et dirige notre royaume. Aussi nous vous recommandons et vous enjoignons formellement de traiter nos affaires en prenant son avis, voulant et ordonnant que, tant que nous serons en ce pèlerinage, tout soit fait par lui d'après votre conseil, par vous d'après le sien.» Cette même année mourut le pape Clément, qui eut pour successeur Célestin. Ce dernier couronna Henri empereur, la veille de saint Jean-Baptiste59.

Hugues de Nunant ayant expulsé les moines de l'église de Coventry, y établit des clercs séculiers. Vers le même temps, à l'instigation du comte Jean, frère du roi d'Angleterre, les seigneurs du royaume se trouvèrent réunis an pont de Loedon60, entre Reading et Windsor, le premier samedi après la fête de saint Michel, pour aviser aux grandes et difficiles affaires du roi et du royaume. Le lendemain, les archevêques de Rouen et d'York, ainsi que tous les évêques qui s'étaient rassemblés à Reading afin d'assister à l'entrevue, excommunièrent dans la forme la plus terrible, à la lueur des cierges, tous ceux qui avaient donné conseil, aide ou ordre pour que l'archevêque d'York fût tiré hors de l'église, indignement traîné dans les rues, enfin jeté en prison; et nominalement Albert de Marines et Alexandre Puintil. Le lundi suivant, ledit comte Jean, dont le chancelier redoutait la violence, lui offrit, pour dissiper sa méfiance, de venir à une entrevue dans un lieu sûr, près dû château de Windsor, comme lui-même l'avait demandé; et il lui fit remettre auparavant un sauf-conduit par l'èvêque de Londres. Mais le chancelier, ne se contentant pas de cette assurance, prit aussitôt la fuite et alla s'enfermer dans la tour de Londres. Le comte, apprenant la fuite du chancelier, se rendit à son tour à Londres; mais, au moment où il voulut entrer dans la ville, il en fut empêché par plusieurs chevaliers de la suite du chancelier, qui, armés de toutes pièces et l'épée nue, se jetèrent sur lui et sur les siens: ils tuèrent même un noble seigneur appelé Roger de Planes. Le mardi, ledit comte Jean tint séance dans l'église de Saint-Paul, avec les archevêques, les évêques, les comtes et les barons, en présence du chancelier. Après de longs débats, tous jurèrent fidélité au roi Richard: le comte Jean le premier, les deux archevêques et les évêques après lui, enfin tous les comtes et barons qui composaient l'assemblée. Le jeudi suivant, une entrevue eut lieu dans la partie orientale de la tour de Londres, en présence des seigneurs dont nous avons parlé, et qui tous avaient décidé unanimement qu'il n'était plus possible de laisser le gouvernement de l'Angleterre à un homme qui couvrait de honte l'église de Dieu, et qui réduisait le peuple à la misère; car le chancelier et ses satellites avaient commis dans le royaume de si épouvantables rapines, que pas un chevalier ne pouvait garder son baudrier plaqué d'argent, ni une femme son collier, ni un noble son anneau d'or, ni un juif ses marchandises ou son argent. Ils avaient tellement pillé le trésor du seigneur roi, qu'au bout de deux ans, il n'y avait plus que les clefs aux cassettes et des sacs vides dans les coffres. Alors il fut stipulé que tous les châteaux dont le chancelier avait arbitrairement confié la garde à ses satellites seraient restitués, à commencer par la tour de Londres: le chancelier jura de se conformer à cette décision. Après cette capitulation, il sortit de la tour de Londres avec toutes ses richesses, le jeudi de la semaine suivante, et se rendit à Bermundshei, après avoir traversé la Tamise: ses deux frères Henri et Osbert furent donnés en otages, jusqu'à la reddition des châteaux; lui-même avait juré de ne pas sortir du royaume avant d'avoir fait cette remise. De là il se rendit à Cantorbéry, et quitta pour la croix de pèlerin la croix de légat qu'il avait portée pendant un an et demi, depuis la mort du pape Clément, au grand préjudice tant de l'église de Rome que de l'église d'Angleterre; ensuite il se dirigea vers Douvres, accompagné de Gilbert, évêque de Rochester, et de Henri de Cornouailles, vicomte de Kent. Là, il essaya de se dérober aux yeux des matelots, en recourant à un nouveau genre de ruse: d'homme il se fit femme et changea l'habit de prêtre en un habit de coureuse. Par-dessus ses vêtements d'homme, il mit une jupe de femme de couleur verte, endossa une cape de même couleur, se couvrit la tête d'un voile épais, comme en portent les femmes, et descendit sur le rivage, tenant, comme une marchande, un ballot de toile sous le bras. Le prélat, ainsi transformé, alla s'asseoir sur une pierre au bord de la mer, attendant que le vent permît de mettre à la voile. Un matelot, voyant une femme, s'approcha pour badiner avec elle; mais, sous la jupe, il remarqua avec étonnement un haut de chausses; aussitôt il se mit à crier: «Accourez, accourez tous! venez voir une chose fort drôle, un homme en femme!» A sa voix, une troupe de femmes accourut, et lui demanda malignement le prix de la toile qu'elle avait à vendre. Comme le chancelier ne répondait rien, faute de savoir un seul mot d'anglais, elles se mirent à bavarder entre elles, et, se doutant de quelque tour, elles soulevèrent le voile qui lui couvrait la bouche et le menton; puis, se baissant pour lui voir le bas de la figure, elles aperçurent un visage, d'homme dont la barbe noire était fraîchement rasée; elles crièrent à leur tour: «Holà! ici! que nous lapidions cet animal monstrueux, qui n'est ni d'un sexe ni d'un autre!» A leur voix, il se fit un grand concours d'hommes et de femmes: les uns lui enlevèrent le voile qui lui couvrait la tête, les autres le jetèrent parterre, et le tirant par les manches et par le capuce, le traînèrent ignominieusement à travers le sable et les cailloux, au grand détriment de la dignité pontificale. Enfin ses serviteurs accourent pour délivrer leur maitre, ils n'y réussissent pas; la populace le poursuit avec une joie cruelle, l'accable d'outrages et de soufflets, le couvre de crachats, l'entraîne par les rues, et finit par l'enfermer dans une cave attenante à la prison de la ville. Ainsi il devint pour tout le peuple un objet de risée. Plût à Dieu que dans cette aventure l'homme seul eût été maltraité, et que la dignité sacerdotale n'eût point été souillée! Celui qui avait traîné l'archevêque d'York fut traîné à son tour; celui qui l'avait saisi fut saisi; celui qui l'avait enchaîné61 fut enchaîné; celui qui l'avait emprisonné fut emprisonné; afin que cette indigne violence fût punie par une juste ignominie. Après avoir de cette façon compromis les otages, violé le serment qu'il avait fait de ne pas sortir du royaume avant d'avoir fait la remise des châteaux, le chancelier obtint enfin la permission de passer en Normandie, le quatrième jour avant les calendes de novembre.

Cette même année, un jeune homme qui faisait partie de la maison de l'évêque de Londres, avait un aigle de mer qu'il avait dressé à poursuivre de près les crécerelles. Aussi, au son de cet instrument que les moissonneurs appellent Thabur62, une crécerelle partit tout à coup, et prit son vol à tir d'ailes. L'aigle, se trompant de direction, arrêta un loup marin et un brochet qui nageaient sous les eaux, s'en saisit et traîna sur la plage cette proie d'une nouvelle espèce, l'espace de quarante pas environ. L'évêque, étonné de la nouveauté d'un fait si extraordinaire, envoya au comte Jean, le onzième jour avant les calendes de novembre, le loup marin et l'aigle mémorable dans les siècles futurs.

Mort de Regnault élu archevêque de Cantorbéry. — Retour du roi de France. Richard prend le château de Daroun. — D'accord avec le duc de Bourgogne, il se dirige vers Jérusalem. — Faits divers. — L'an de l'incarnation de notre Seigneur 1192, Regnault, évêque de Bath, qui avait été élu archevêque par le chapitre de Cantorbéry, expira le jour de Noël, quarante-neuf jours après celui de sa nomination. Il fut enterré à Bath, dans son église, près du maitre autel.

Vers le même temps, le roi de France, de retour de son pèlerinage, fut reçu à Paris en procession solennelle, le sixième jour avant les calendes de janvier.

Cette même année, après la solennité de Pâques, le roi Richard se rendit au château de Daroun, qui est sur la limite des possessions chrétiennes, du côté de Babylone63. Il l'assiégea cinq jours, le prit de force, et permit aux assiégés de se retirer, moyennant une grosse rançon.

Après cette victoire, le duc de Bourgogne et les chevaliers qu'il commandait comme général et chef suprême, en vertu de l'autorité du roi de France, vint se joindre au roi Richard. Ce dernier lui avait précédemment donné, dans la fète de Pâques, trente mille besans pour qu'il agît vigoureusement et de concert avec lui contre les ennemis du Christ. Tous deux, après en avoir conféré, résolurent de marcher définitivement sur Jérusalem. Le roi Richard était arrivé avec toute son armée à Châtel-Ernauld64 et à Betonoble, près d'Emmaûs, lorsque quelques Bédouins qui s'étaient voués à son service vinrent lui annoncer qu'une nombreuse troupe de marchands, appelée vulgairement caravane, se dirigeait de Babylone vers Jérusalem, avec sept mille chameaux chargés de toutes sortes de richesses, et surtout de vivres65: froment, dattes, figues, raisins cuits au soleil, et autres choses semblables. Cette caravane était conduite par cinq guerriers d'élite détachés de l'armée de Saladin. Le roi, accompagné de quelques hommes d'armes, s'élança à la rencontre du convoi, l'attaqua près de la Citerne Trouble66, s'empara des chameaux, ainsi que des richesses qu'ils portaient, dont il fit libéralement la distribution à son armée; la plus grosse part cependant fut donnée aux Normands, qu'il affectionnait plus que tous les autres. Ensuite il revint au château dont nous avons parlé, et mit avec prudence des garnisons dans les villes et dans les châteaux d'alentour.

Le duc d'Autriche se rend à la Terre-Sainte. — Comment il est accueilli. — Il quitte la Terre-Sainte. — Vers le même temps, le duc d'Autriche se rendit à la Terre-Sainte pour accomplir son vœu de pèlerinage, servir fidèlement le Seigneur dans l'armée chrétienne, et y adorer la trace des pas du Sauveur. Il avait fait prendre les devants à ses maréchaux, pour qu'ils lui préparassent des logements et tout ce qui était nécessaire. Un chevalier, Normand de nation, et familier du roi Richard, survint précipitamment, et avec la sotte et bouillante jactance de son pays, prétendit qu'il avait plus de droit sur ce logement que qui ce fût, puisqu'il y était arrivé le premier, et qu'il avait retenu la place pour lui et ses compagnons. Des deux parts on en vint aux injures, et le bruit arriva aux oreilles du roi. Richard, dont l'esprit partial était tout disposé à donner gain de cause au Normand, se mit en colère contre les vassaux du duc: il ne se rappela pas les paroles douces et modérées du Sauveur: «Je descendrai et je verrai.» Il ordonna avec précipitation, et au mépris de toute convenance, que la bannière du duc, placée comme signal sur le logement, fût jetée dans un égout. Lorsque le duc, chassé du lieu qu'il avait choisi, et poursuivi par les huées du Normand, eut appris ce nouvel outrage, il alla se plaindre au roi; mais il n'y gagna que des railleries. Alors le duc, méprisé par le roi, se tourna vers le roi des rois, et invoqua en pleurant le seigneur Dieu, demandant à celui qui a dit: «C'est à moi qu'est réservée la vengeance, et je l'exercerai,» qu'il le consolât d'un si grand affront, en punissant et en abaissant l'orgueilleux. Bientôt après le même duc, couvert de confusion et la rougeur au front, se hâta de revenir dans ses états. Richard eut honte plus tard de son emportement, quand il lui fut amèrement reproché.

Avis donnés à Richard par une religieuse. — Le duc de Bourgogne séduit par les présents de Saladin. — Colère de Richard. — Départ du duc. — Un ermite prédit à Richard qu'il ne délivrera pas la Terre-Sainte. — Cependant le roi Richard était revenu vainqueur et joyeux avec tout son butin à Chatel-Ernauld, qui est éloigné de Jérusalem de trois milles seulement. Alors il exhorte vivement chacun des chefs à marcher sur Jérusalem, et à l'assiéger en ce moment où l'armée est abondamment fournie de vivres et de provisions, ainsi que d'animaux pour le transport des fardeaux. Il leur rappelle tous les bienfaits dont la clémence divine les a comblés dans le cours de leur pèlerinage. Le roi était surtout encouragé à l'entreprise par une religieuse Syrienne de nation qui habitait à Jérusalem: cette femme lui faisait passer des avis sur l'état intérieur de la ville: elle lui mandait que les Sarrasins étaient devenus timides; que le bruit de son arrivée les avait plongés dans la consternation; que toutes les portes étaient bouchées avec de la terre, excepté la porte de Saint-Étienne, du côté du nord, contre laquelle elle lui conseillait de diriger les efforts de son armée. Elle lui envoyait enfin une clef avec laquelle le roi pouvait ouvrir la serrure. Mais au moment où tous les chefs avaient résolu d'assiéger Jérusalem, le duc de Bourgogne tint conseil avec les templiers et les chevaliers français, et fut détourné de ce projet: on lui remontra qu'il tomberait, lui et tous les Français, dans la disgrâce du roi de France, si le roi Richard triomphait d'unie si grande et si fameuse cité, par leur secours, et qu'il ne leur reviendrait à lui et aux siens aucune portion de la gloire causée par la prise de Jérusalem, quand bien même ils l'auraient conquise eux-mêmes.

Cependant des messagers furent envoyés par le duc à Saladin: ce qu'ils firent, les faits et œuvres qui vont suivre nous l'expliquent. Le roi d'Angleterre était alors à Châtel-Ernauld, le duc avec les siens à Betonoble. Une nuit, un espion du roi Richard, appelé Jumas, entendit des pas de chameaux et d'hommes qui descendaient la montagne. Il se glissa à leur suite, et il s'aperçut que c'étaient des messagers envoyés au duc par Saladin avec cinq chameaux chargés d'or, d'argent, de trésors, de ballots de soie et autres présents. L'espion revint en grande hâte au camp du roi, lui raconta tout, et se faisant accompagner par quelques chevaliers de Richard, il alla se poster en embuscade sur la route par laquelle les messagers devaient s'en retourner; ils furent en effet saisis et amenés au roi. Richard en fit mettre un à la torture et lui arracha l'aveu de tout ce que Saladin avait envoyé ou fait dire au duc. Au lever de l'aurore, le roi, après avoir fait mettre à l'écart les messagers, manda auprès de lui le duc, le patriarche et le prieur de Bethléem. Après les avoir amenés dans un lieu retiré, le roi jura aussitôt en leur présence et sur les saintes reliques, qu'il était prêt, lui et son armée, à marcher sur Jérusalem, à s'en emparer ainsi que de la ville de Béryte(?), sans la possession de laquelle le roi de Jérusalem ne peut être couronné, à exécuter enfin ce qu'ils s'étaient tous proposé, ce qu'ils avaient juré même d'accomplir. Le roi, après avoir prêté ce serment, demanda au duc d'en faire autant que lui. Celui-ci s'y refusa; aussitôt le roi entra dans une furieuse colère; il l'appela traître, lui reprocha les dons qu'il avait reçus de Saladin, ainsi que leurs ambassades et leurs confidences réciproques. Comme le duc s'en défendait et niait la vérité de ces accusations, le roi fit amener les messagers que l'espion avait arrêtés en route; puis lorsqu'ils eurent été introduits et qu'ils eurent eux-mêmes porté formellement témoignage, il or donna à ses serviteurs de les percer de flèches à la vue de toute l'armée, qui s'étonna fort de cet acte de cruauté, ignorant ce qu'avaient fait ces hommes et d'où ils venaient. Le duc, convaincu de trahison, couvert de honte et la rage dans le cœur, se dirigea en toute hâte vers Acre accompagné des Français. Mais, à cette vue, le roi Richard manda aux gouverneurs de la ville qu'ils n'y laissassent entrer aucun Français. Ceux-ci furent obligés de camper hors de la ville.

La nuit qui suivit le départ du duc, un religieux vint trouver le roi Richard, et lui fit part du désir d'un saint ermite qui voulait recevoir sa visite. Richard se leva au milieu de la nuit, et se faisant accompagner de cinq cents hommes d'armes, il se rendit à la demeure de l'homme de Dieu. Ce dernier demeurait depuis longues années sur une montagne près de Saint-Samuel, et il avait le don de prophétie. Depuis le jour où la croix du Seigneur avait été prise et la Terre-Sainte perdue, il ne vivait plus que d'herbes et de racines: sa tête n'était couverte que par ses cheveux épars, et il avait une barbe en désordre. Le roi, après l'avoir longtemps considéré avec admiration, lui demanda ce qu'il désirait de lui. Joyeux de l'arrivée du roi, l'ermite le conduisit dans son oratoire, et enlevant une pierre de la muraille, il tira de la cachette une croix de bois longue d'une coudée, qu'il présenta pieusement au roi, en lui affirmant qu'elle était faite avec le bois de la vraie croix du Sauveur. Il dit au roi, entre autres choses, que, malgré sa noble et courageuse conduite, il ne lui était pas réservé de délivrer la Terre-Sainte; et pour que le roi ne pût pas douter de la vérité de ses paroles, Cela est aussi vrai, ajouta-t-il, qu'il est vrai que dans sept jours je ne serai plus de ce monde.» Richard l'emmena avec lui dans son camp afin de voir si l'événement justifierait la prophétie. L'ermite expira en effet le septième jour, comme il l'avait prédit.

Mort misérable du duc de Bourgogne. — Richard va au secours de Joppé. — Il bat, avec une poignée de soldats, soixante-deux mille infidèles. — Le lendemain, Richard leva son camp, et suivant la même route que le duc de Bourgogne, il vint placer ses tentes près de celles du duc, hors de l'enceinte d'Acre. Après s'être reposé là trois jours avec son armée fatiguée, il vit arriver des députés, que ceux de Joppé envoyaient à la reine [Bérengère?]; ils annoncèrent avec douleur que Saladin, avec toute son armée, était venu assiéger Joppé, et qu'à moins d'un prompt secours qui délivrât les habitants, la ville ne pouvait manquer d'être bientôt prise, et les chevaliers et sergents chargés de la défendre, massacrés par les infidèles. A cette nouvelle, toute l'armée fut saisie de terreur et de tristesse; Richard, lui-même, partageant la consternation générale, chercha à se rapprocher du duc de Bourgogne, qu'il avait offensé, et voulut le ramener à la paix par des démarches qu'il tenta lui-même, ou qu'il fit tenter par d'autres. Le duc, dédaignant toutes leurs prières, et sans s'occuper de leur demande, partit pour Tyr, la nuit même, avec les siens. Mais à son arrivée, frappé par la main terrible du Seigneur, il perdit la raison, et termina sa vie par une mort misérable.

Après la mort ignominieuse du duc, le roi Richard, accompagné de peu de monde, s'embarqua en toute hâte sur des navires à éperons, et s'empressa d'aller porter secours aux assiégés de Joppé. Mais les vaisseaux, contrariés par le vent, et poussés en sens inverse par la fureur des flots, semblaient devoir aborder en Chypre. A cette vue, ceux qui étaient restés à Acre crurent un instant que Richard avait l'intention de retourner dans ses états. Mais le roi et ceux qui étaient avec lui ramèrent vigoureusement, et fendant les flots de côté, afin de triompher de la violence des vents, abordèrent enfin au port de Joppé avec trois vaisseaux seulement, le troisième jour, aux premiers feux de l'aurore. Pendant ce temps, Saladin, par des assauts réitérés, avait forcé la ville et eu avait massacré tous les défenseurs infirmes ou blessés, à qui leur épuisement n'avait pas permis de prendre la fuite. Cinq67 chevaliers plus hardis, à qui le roi avait confié la garde de la ville, cherchèrent un asile dans le château et s'occupèrent d'en faire remise aux infidèles, avant qu'il fût pris de force et d'assaut. Ils eussent exécuté ce projet, si le patriarche, qui restait libre de ses mouvements entre les deux armées, ne fût venu leur dire que, quand bien même ils auraient reçu de Saladin la permission de se retirer sans être inquiétés, les soldats de Saladin avaient juré de les mettre tous à mort, pour venger leurs amis et leurs parents à qui, en plusieurs occasions, le roi d'Angleterre avait fait couper la tête sans pitié. Cette nouvelle, qui leur annonçait un grand danger de mort, les mit dans un terrible embarras. Ils voyaient leur petit nombre, la multitude et la férocité de leurs ennemis, et n'espéraient plus être secourus par le roi. Mais lorsqu'ils apprirent le débarquement de Richard, leur courage se ranima et ils se défendirent avec intrépidité. Le roi, sachant qu'après un furieux combat entre les assiégeants et les assiégés, le château de la ville n'était pas encore pris, s'élança aussitôt tout armé, ainsi que les siens, hors de son navire, et se jeta audacieusement au milieu des troupes ennemies, comme un lion qui égorge à droite et à gauche. Les Turcs, surpris, cédèrent à ce choc impétueux, et, pensant qu'il avait amené avec lui une armée nombreuse, abandonnèrent leurs lignes de siége en toute hâte, s'exhortant mutuellement à la fuite, et s'annonçant les uns aux autres l'arrivée de leur terrible ennemi. Ils ne s'arrêtèrent, dans leur déroute, qu'à leur entrée dans la ville de Ramla: Saladin, monté sur son char, les précéda tous dans sa fuite rapide. Le roi, après la défaite des infidèles, fit audacieusement planter ses tentes dans une plaine hors de la ville, à la grande et soudaine joie des assiégés.

Le lendemain, lorsque Saladin apprit que le roi était arrivé avec une petite armée et qu'il n'avait avec lui que quatre-vingts chevaliers et un corps de quatre cents arbalétriers, il entra dans une violente fureur et s'indigna contre ses troupes, en voyant que tant de milliers d'hommes s'étaient laissé battre par une poignée de soldats. Alors, pour les combler de honte, il fit le dénombrement de ses troupes, qui s'élevaient à soixante-deux mille; il leur ordonna, par un édit souverain, de retourner au plus vite à Joppé, et de lui amener, le lendemain, le roi vivant et prisonnier. Richard et les siens avaient passé la nuit dans leurs tentes, ne soupçonnant aucun événement funeste. Au point du jour, toute cette race de mécréants arrive et entoure le camp du roi. Afin de couper toute retraite du côté de la ville, une grande partie des Sarrasins va se poster entre Joppé et les tentes du roi. Réveillés en sursaut par le bruit et par les clameurs, l'illustre Richard et tous les chrétiens furent plongés dans la stupeur en se voyant cernés de tous côtés par les ennemis du Christ. A ce péril soudain et imprévu, le roi revêt aussitôt son armure, monte à cheval avec la légèreté d'un oiseau, et, loin de craindre aucunement la mort, il anime, par des paroles d'encouragement, les siens à bien combattre. La multitude des ennemis semble accroître son audace: alors il s'élance intrépidement au milieu des Sarrasins, accompagné de onze cavaliers, qui seuls avaient des chevaux. Sa lance se brise; il tire aussitôt son épée du fourreau, et semble lancer la foudre par les coups vigoureux qu'il assène sur les casques des ennemis. Il fait vider les arçons à plusieurs Sarrasins, et donne leurs chevaux arabes à ses chevaliers qui combattaient à pied. Ceux-ci montent avec agilité sur leurs nouveaux coursiers, et toujours guidés par le roi, sèment la mort à droite et à gauche dans les rangs ennemis, et tuent sans pitié tous ceux qui se présentent à eux. Les païens, en tombant, poussent d'affreux mugissements, et rendent au milieu des flots de leur sang leurs âmes, que les démons emportent. En tête marchaient les arbalétriers, qui, dans cette journée, méritèrent les plus grands éloges. Leur incomparable courage repoussait le choc des ennemis, dont l'audace et la férocité tombaient peu à peu. En effet, tandis que les Sarrasins cherchaient à se garantir de leurs traits, ils ne voyaient pas venir68 les assaillants et ne pouvaient éviter leur choc. L'intrépidité que le roi déploya dans cette journée, le courage de ses chevaliers, tant de milliers d'ennemis obligés de quitter le champ de bataille, tout cela donnerait lieu à un récit qui paraîtrait incroyable, si l'on ne faisait attention que la main de Dieu était là. Qui croirait en effet que quatre-vingts chevaliers, luttant un jour entier contre soixante-deux mille hommes, exposés aux coups de tant de flèches, aux atteintes de tant de lances, aient pu l'emporter tellement sur leurs ennemis, que non seulement ils échappèrent sains et saufs, mais que même ils ne reculèrent point d'un pas du poste qu'ils s'étaient choisi? Qui pourrait imaginer qu'ils renversèrent partout leurs adversaires, et qu'ils remportèrent, par la fuite de leurs ennemis, une victoire aussi heureuse qu'inespérée, si l'on ne voyait dans cet événement un effet de la puissance de Dieu et de la protection qu'il accorde aux siens? Enfin, ceux qui étaient restés dans la ville de Joppé pour la garder, s'apercevant que le roi et les siens ont été invincibles, sortent de la ville et tombent par derrière sur les ennemis: cette attaque soudaine, l'infatigable activité de Richard et des siens, portent dans leurs rangs le plus affreux désordre. Ils tournent dos, après avoir perdu une grande partie des leurs, et vont se cacher dans les antres et dans les cavernes.

L'armée des chrétiens va au secours de Richard. — Saladin tranche la tête d'un croisé. — Peste. — Le roi se dispose à revenir dans ses états. — Trêve entre les chrétiens et les infidèles. — (Saladin, en apprenant cette étonnante victoire, ne put s'empêcher, quoique malgré lui, de rendre gloire au Christ, Seigneur et Dieu des chrétiens; il ajouta que de tous les princes de l'univers, le plus digne, sans contredit, d'admiration, serait le roi Richard, s'il était moins prodigue de sa propre vie; car il prétendait qu'un roi ne devait pas s'exposer à tous les périls qui se présentaient; mais si quelque illustre souverain, s'écriait-il, avait avec lui mille compagnons-d'armes pareils au roi Richard, en peu de temps il soumettrait le monde entier69). Pendant ce temps, l'armée qui était restée à Ptolémaïs, apprit que le roi, à Joppé, était entouré de tous côtés par les ennemis, et qu'il était en grand danger de succomber si on ne lui portait secours en toute hâte. Alors la crainte et le chagrin s'emparèrent si bien de tous les chrétiens, qu'ils méditaient dejà de fuir. Cependant les plus braves chevaliers de l'armée se réunirent et se demandèrent s'ils devaient faire quelques démonstrations pour secourir le roi. Enfin ils partirent d'un commun accord pour Césarée; mais ils n'osèrent pas aller plus loin par la crainte que les ennemis leur inspiraient. Quand ils eurent appris en ce lieu la victoire inespérée du roi, ils furent transportés de la joie la plus vive et rendirent des actions de grâces au Seigneur, qui délivre ceux qui sont à lui. Cette bataille fut livrée le jour de la féte de saint Pierre, surnommé aux liens. Le même jour, Saladin, comme pour se venger de sa défaite, se fit amener un captif chrétien, jadis prince d'Antioche, et qu'une longue captivité avait affaibli. Alors le regardant d'un œil courroucé, il lui dit: «Si par la protection de ton Dieu il arrivait que je fusse enchaîné devant toi comme tu l'es aujourd'hui devant moi, que ferais-tu?» Le captif ayant gardé quelque temps le silence, Saladin l'adjura de nouveau de ne lui déguiser en rien sa pensée. Alors le prisonnier lui répondit avec fermeté: «Vous subiriez de ma part une sentence capitale; comme vous êtes le plus cruel ennemi de mon Dieu, aucun trésor ne pourrait vous racheter; et comme vous persistez dans votre loi qui est bonne pour des chiens, je vous couperais la tète de ma propre main, quoique vous soyez roi et que vous ne soyez pas mon inférieur.» Je ne pense pas que tu aies jamais un tel pouvoir, reprit Saladin, aussi je te condamne par ta propre sentence, et c'est moi qui vais te couper la tête au même instant.» Il se fit alors apporter son sabre nu. Le captif bondit de joie, et s'approchant de lui avec un visage serein, il lui tendit le cou en disant: «Voilà ce que j'ai souhaité; prenez ma tête, vous n'aurez rien de plus. Je me glorifie et du motif qui cause ma mort et de la grandeur de celui qui va me frapper.» Aussitôt Saladin fit tomber la tête du captif dont les mains étaient liées derrière le dos. Qui peut douter que ce ne soit là un glorieux martyr? (Ce fait a été raconté par un témoin oculaire, maître Ranulf Besace, physicien du roi Richard, qui fut attaché dans la suite à l'église de Saint-Paul à Londres, mais qui, à cette époque, était chargé de veiller sur la santé du roi, car il fournit une longue carrière. Il était venu avec un sauf-conduit de Saladin visiter et soigner quelques captifs malades. Il vécut encore plus de soixante ans, privé fort longtemps de la vue70).

Après avoir remporté cette admirable victoire, le roi Richard rentra à Joppé où il demeura sept semaines. Pendant ce temps un maladie pestilentielle, provenant d'un air corrompu, fit courir de grands dangers au roi et à presque tous les siens. Tous ceux qui furent frappés de ce fléau contagieux moururent en peu de temps; mais le Seigneur accorda la santé au roi et le garda sain et sauf. Cependant Richard voyait diminuer peu à peu son trésor qu'il avait distribué inconsidérément et d'une main trop libérale à ses chevaliers: les troupes de Français et d'autres qu'il avait louées pour un an, et qu'il avait gardées auprès de lui à grands frais, songeaient à le quitter depuis la mort du duc de Bourgogne. Sa propre armée diminuait considérablement et par les combats qu'elle avait livrés, et par les ravages de la peste; les forces des ennemis augmentaient au contraire de jour en jour. Aussi les frères du Temple, les Hospitaliers et les autres chefs qui étaient avec lui, lui conseillèrent-ils de retourner pour le moment dans ses états, afin d'y faire une nouvelle levée d'hommes et d'argent qui lui permît de revenir plus riche et mieux accompagné faire le siége de la sainte cité: engagement qu'il devait prendre en prêtant caution juratoire. Ce qui déterminait encore Richard à se rendre à ces raisons, c'est qu'on lui avait appris que le comte son frère, qu'il avait laissé en Angleterre, cherchait à le supplanter dans ce royaume. Les faits qui suivirent, prouvèrent en effet que tel était son vouloir. Mais comme le départ d'un si grand prince et d'une si belle armée ne pouvait se faire sans grand danger pour ceux qui restaient, et sans grand dommage pour le territoire conquis, à la demande et sur l'avis des deux armées, une trêve fut conclue entre les chrétiens et les païens: elle devait courir à partir de Pâques prochain et durer l'espace de trois ans. Cette convention déplut beaucoup à Dieu parce que le désaccord des chrétiens en était cause.

Départ du roi. — Tempête. — Circonstances de ce voyage.  — Aventures en Allemagne. — Richard à Vienne. — Pendant la saison d'automne, les navires étant prêts et toutes choses convenablement disposées, le roi Richard s'embarqua donc avec la reine sa femme, sa sœur Jeanne, reine de Sicile, et les autres seigneurs. Ils cinglaient à travers la mer Méditerranée, lorsque tout à coup s'éleva une affreuse tempête qui assaillit violemment les passagers au moment où ils allaient aborder: plusieurs furent submergés; plusieurs eurent leurs vaisseaux brisés et furent jetés sur le rivage presque nus et privés de tout. Un petit nombre aborda heureusement au port du salut. Ceux qui avaient échappé aux périls de la mer, rencontrèrent sur le rivage des troupes ennemies qui le bordaient: ils furent saisis, dépouillés sans pitié, et plusieurs eurent à payer une grosse rançon. Nulle part aucun moyen de fuir: on eût dit que la terre et que la mer conspiraient contre les fugitifs de la croix; ce qui prouve fort clairement que le Seigneur n'avait nullement été satisfait de les voir partir sans qu'ils eussent atteint le but de leur pèlerinage, lui qui avait résolu de les glorifier sur cette terre au bout de quelque temps, en les rendant vainqueurs de leurs ennemis et en leur accordant la délivrance de ces saints lieux pour lesquels ils avaient entrepris un si pénible voyage. En effet, dans le carême qui suivit le départ des croisés, Saladin, cet ennemi de la chrétienté, ce conquérant de la Terre-Sainte, termina sa vie criminelle par une mort misérable. Si les croisés eussent été plus perséverants, ils se seraient emparés très-facilement de la Terre-Sainte: car les fils et les parents de Saladin se divisèrent après sa mort, et se disputèrent à main armée l'héritage paternel.

Le roi Richard, accompagné de quelques-uns des siens, après avoir souffert aussi de la violence de la tempête, se trouva, au bout de six semaines, à la hauteur des côtes de Barbarie, éloigné de Marseille d'environ trois journées de marche. Alors, ayant appris que le comte de Saint-Gilles et d'autres seigneurs sur les terres desquels il devait passer, s'étaient unanimement ligués contre lui et avaient préparé partout des embûches sur ses pas, il se décida à regagner ses états en traversant la Germanie incognito, et fit tourner les voiles de ce côté. Enfin, il prit terré sur les côtes d'Esclavonie, près d'une ville appelée Zara, n'ayant pour compagnons que Baudouin de Béthune, maître Philippe, son clerc, Anselme, son chapelain, et quelques frères du Temple. Aussitôt ils envoyèrent un messager au château le plus voisin pour obtenir un sauf-conduit du seigneur de la province, qui se trouvait être le neveu du marquis de Monferrat. Le roi Richard, à son retour, avait acheté à un négociant de Pise, pour la somme de neuf cents besants, trois pierres précieuses de la nature des escarboucles, et qu'on appelle vulgairement rubis. Pendant la traversée, il avait fait enchâsser un de ces rubis dans un anneau d'or qu'il chargea ledit messager de remettre au seigneur du château. «Qui sont ceux qui t'envoient me demander passage?» demanda le seigneur de Zara au messager. — «Des pèlerins revenant de Jérusalem,» répondit-il. Et comme le seigneur insistait pour savoir leurs noms: «L'un s'appelle Baudouin de Béthune, reprit le messager, et l'autre Hugues, le marchand qui vous offre cet anneau.» Le seigneur ayant considéré longtemps l'anneau avec attention: «Ce n'est pas Hugues qu'il se nomme, s'écria-t-il, c'est le roi Richard;» et il ajouta: «Quoique j'aie juré de me saisir de tous les pèlerins qui aborderaient sur mes côtes, et de ne recevoir aucun présent de leur part, je ne veux point l'arrêter, parce que c'est un prince magnifique et qu'il m'a honoré de ses dons sans me connaître; je lui renvoie son présent et le laisse libre de partir.» Le messager, de retour, raconta cette aventure au roi. Richard et ses compagnons, fort inquiets, firent seller leurs chevaux, sortirent secrètement de la ville pendant la nuit, et cheminèrent quelque temps sans obstacle. Cependant le seigneur de Zara, après leur départ, avait envoyé prévenir son frère que le roi d'Angleterre devait passer sur son territoire, et qu'il pouvait le prendre. Le roi était à peine entré dans la ville où commandait le frère du seigneur dont nous avons parlé, que ce dernier lit venir auprès de lui un homme en qui il avait la plus grande confiance. C'était un Normand nommé Roger, natif d'Argentan, qui lui était attaché depuis vingt ans, et qui même avait épousé sa nièce. Il lui donna aussitôt commission de visiter avec le plus grand soin toutes les hôtelleries où les pèlerins s'arrêtaient, et de voir s'il ne reconnaîtrait pas le roi d'Angleterre au langage ou à quelque autre signe, lui promettant, s'il réussissait à le faire saisir, la moitié de sa ville à gouverner. Le Normand, ayant parcouru toutes les hôtelleries, finit par découvrir le roi. Richard essaya d'abord de cacher qui il était; mais enfin, poussé à bout par l'importunité des prières et par les larmes de cet homme qui ne le cherchait que pour le sauver, il fut contraint de tout avouer. Roger le conjura en pleurant de prendre sur-le-champ la fuite, et lui fournit même une très-bonne monture; puis il retourna vers son seigneur, lui dit que la nouvelle de l'arrivée du roi n'était qu'un faux bruit, et qu'il n'avait trouvé qu'un certain Baudouin de Béthune et quelques autres qui revenaient de pèlerinage. Le seigneur, furieux, les fit tous arrêter; mais le roi était sorti secrètement de la ville, accompagné seulement de Guillaume de l'Étang et d'un valet qui savait parler la langue allemande. Pendant trois jours et autant de nuits, ils voyagèrent sans prendre de nourriture. Enfin, pressé par le besoin, Richard s'arrêta dans une ville d'Autriche, nommée Vienne71, près du Danube; pour comble de malheur, celui qui y régnait alors était le duc d'Autriche [Léopold].

Le duc d'Autriche se venge de l'injure que lui a faite Richard à Saint-Jean-d'Acre. — Le roi prisonnier. — Consécration de l'évêque de Bath. — Après être arrivé en Autriche, le roi Richard envoya son valet à la ville de Vienne, pour qu'il y échangeât sa monnaie étrangère et qu'il rapportât des vivres aux voyageurs mourant de faim. Celui-ci étant venu au change, étala plusieurs besants d'or, et prit un air de dignité et des manières d'homme de cour; aussitôt les habitants l'arrêtèrent et lui demandèrent qui il était: il répondit qu'il était le domestique d'un riche marchand qui devait arriver dans trois jours. Mis en liberté sur cette réponse, il se rendit le plus secrètement possible au logis du roi, et lui conseilla de partir au plus vite, lui racontant ce qui lui était arrivé; mais le roi, après avoir éprouvé tant de fatigues sur mer, désira prendre du repos et demeura encore quelques jours. Cependant le serviteur dont nous avons parlé se présentait souvent au marché public pour y acheter les objets nécessaires. Le jour de saint Thomas, apôtre, on remarqua à sa ceinture des gants du seigneur roi qu'il y avait mis imprudemment; à cette vue, les magistrats de la ville le firent saisir de nouveau: ils le mirent à la torture, l'exposèrent à divers tourments, le couvrirent de blessures, et menacèrent de lui couper la langue, s'il ne révélait sur-le-champ la vérité. Contraint par d'intolérables supplices, il leur raconta la chose telle qu'elle était. Aussitôt les magistrats font prévenir le duc: l'hôtellerie du roi est cernée; les hommes d'armes le pressent de se rendre de bon gré. A toutes les clameurs qu'ils poussaient dans leur langage barbare, Richard restait impassible; mais, sentant que tout son courage personnel ne pouvait rien contre cette foule d'ennemis, il dit qu'on fît venir le duc, et déclara qu'il ne se rendrait qu'à lui seul. Lorsque le duc se présenta, le roi marcha à sa rencontre et lui remit son épée et sa personne. Le duc, joyeux de cette bonne prise, emmena le roi en le traitant avec égards; mais il ne l'en fit pas moins enfermer dans une prison où des soldats d'élite le gardaient de très-près jour et nuit, et l'épée nue. On doit croire que ce malheur arriva au roi Richard par la volonté du Dieu tout puissant, volonté que nous ne pouvons comprendre; soit que Dieu voulût punir les péchés que la faiblesse humaine avait fait commettre au roi, soit qu'il voulût châtier ses sujets de leurs fautes, soit que ce fût un moyen d'amener Richard à se repentir et à donner satisfaction dans son cœur, pour la conduite qu'il avait tenue envers le roi Henri, son père selon la chair. En effet, il l'avait assiégé dans la ville du Mans, avec l'aide et le conseil du roi de France, tandis qu'il était couché et malade; et, s'il ne l'avait pas réellement frappé avec un glaive parricide, au moins n'est-il pas douteux que, par ses attaques réitérées, il l'avait forcé de quitter la ville, et qu'il avait causé sa mort par les chagrins qu'il lui donnait. Cette même année, Savaric, archidiacre de Northampton, fut élu évêque de Bath; il partit pour Rome où il fut ordonné prêtre, et, le treizième jour avant les calendes d'octobre, il reçut la consécration des mains d'Alban, évêque d'Albano.

Le duc d'Autriche vend son prisonnier à l'empereur. — Courage du roi. — Accusations portées contre lui. — Il les repousse avec habileté. — L'an de la nativité du Christ 1195, le roi Richard, après être resté quelque temps sous la garde du duc d'Autriche, fut vendu par lui à Henri, empereur des Romains, pour une somme de 60,000 livres d'argent, poids de Cologne. L'empereur fit emmener son prisonnier, la troisième férie après la fête des Rameaux, et le fit garder avec le plus grand soin. Afin de déterminer le roi à payer une somme énorme pour sa rançon, il lui donna pour prison une forteresse du pays des Triballiens72. Jusqu'alors, quiconque avait mis le pied dans cette prison, n'en était plus sorti. (La province où cette forteresse est située renferme trois vallées très-profondes et très-sombres: c'est là que les vieillards ou les malades étaient ordinairement précipités par leurs fils qui croyaient accomplir un devoir religieux. Les vieillards étaient amenés sur des chars ornés pompeusement, selon la dignité de chacun; puis ils assistaient à un dernier repas, faisaient leurs adieux, et étaient lancés au fond de ces précipices73.)

Aussi Aristote, au livre V, a dit: C'est une vertu d'égorger son père, chez les Triballins.» Et un poête après lui:

Il y a des lieux, il existe des hommes chez qui c'est la coutume d'égorger les vieillards.

Dans tous les lieux où Richard s'arrêta sur la route, il se vit entouré d'une foule nombreuse de chevaliers et de sergents, qui le gardaient jour et nuit l'épée nue. Des gens apostés environnaient le lit du roi et ne permettaient à personne de passer la nuit avec lui. Ces vexations ne purent altérer la sérénité du prince. Celui qui se montrait terrible et intrépide, dans l'action, savait se montrer aussi aimable et joyeux dans ses paroles, selon que l'exigeaint les temps, les lieux, les choses et les personnes. Que de fois il couvrit ses gardiens de ridicule, en se moquant d'eux? Que de fois il s'amusa à les enivrer? Que de fois il défia en jouant ces hommes au corps gigantesque? Ce sont là des détails que je laisse à d'autres le soin de raconter.

L'empereur, qui depuis longtemps avait des motifs d'inimitié et de colère contre le roi, ne daigna ni l'admettre en sa présence ni lui parler: mais il rassembla contre lui et contre les siens plusieurs motifs d'accusation, qu'il se proposait bien de faire valoir. Enfin, par la médiation d'amis communs, et principalement par celle de Henri, abbé de Cluny, et de Guillaume, chancelier du roi, l'empereur se décida à convoquer les évêques, les ducs et les comtes de l'Allemagne: il fit traduire le roi devant eux, et l'accusa en leur présence sur plusieurs chefs: il se plaignit d'abord d'avoir perdu le royaume de Sicile et d'Apulie, qui lui revenait de droit héréditaire après la mort du roi Guillaume, et cela par le conseil et l'aide du roi Richard. Pour acquérir ce royaume, disait-il, il avait levé une grosse armée qui lui coûtait beaucoup d'argent, et Richard lui avait d'abord promis de lui prêter fidèle appui, pour enlever ce royaume à Tancrède. Eu second lieu, il élevait des plaintes au sujet du roi de Chypre, qui lui était uni par quelques liens de parenté. Richard l'avait chassé injustement de son royaume, et avait donné son île à un étranger pour de l'argent. En troisième lieu, il l'accusa de la mort du marquis de Montferrat, héritier [du royaume de Jérusalem], et prétendit qu'il avait été tué par les Assissins74, sur les trahisons et machinations de Richard. Il l'accusa aussi d'avoir envoyé des gens chargés de tuer le roi de France, son seigneur, à lui Richard, et envers qui, dans leur commun pèlerinage, il n'avait pas gardé la fidélité qu'il devait, comme le serment juré en avait fait une loi pour tous deux. Enfin il lui reprocha de l'avoir outragé dans la personne du duc d'Autriche, son cousin, dont il avait fait jeter la bannière dans un égout, à Joppé, et qu'il avait couvert, lui et ses Teutons qui voulaient visiter la Terre-Sainte, d'injures et d'humiliations. Le roi d'Angleterre, sommé par l'empereur de répondre sur ces accusations et sur d'autres de même nature, se leva aussitôt et prit la parole au milieu de l'assemblée. Alors il réfuta avec tant de noblesse et d'habileté les différents reproches qu'on lui adressait, que tous l'écoutèrent avec admiration et respect, et que bientôt il ne resta plus dans le cœur des assistants aucun doute sur son innocence. En répondant par ordre à tous les points, il présenta à l'appui, des assertions et une argumentation si justes, qu'il fit tomber clairement tous les reproches qu'on lui adressait, sans pour cela déguiser en rien la vérité. Il repoussa avec fermeté l'imputation de trahison quelle qu'elle fût, et le reproche qu'on lui faisait d'avoir comploté la mort du marquis ou du roi: il jura que sur de telles insinuations il serait toujours prêt à prouver son innocence, par les moyens que la cour impériale jugerait convenables. Enfin, lorsqu'il eut longuement plaidé sa cause, avec l'habileté d'un homme vraiment éloquent, eu présence de l'empereur et des princes de l'empire, l'empereur fut saisi d'admiration en entendant la noble défense de Richard: il se leva, le fit venir auprès de lui et se jeta dans ses bras75. Désormais il se montra doux et affable envers lui: depuis lors il ne cessa de traiter le roi avec les égards les plus bienveillants.

Le Vieux de la Montagne essaie de disculper Richard du meurtre du marquis de Monferrat. — (Le76 roi Richard se voyant injustement accusé de la mort du marquis, comme nous l'avons dit, envoya une ambassade solennelle au chef des Assissins, le priant d'écrire au duc d'Autriche ou à l'empereur une lettre qui témoignât de son innocence à ce sujet; il en obtint la lettre suivante: «A Limpold, duc d'Autriche, le Vieux de la Montagne, salut. Attendu que plusieurs rois et princes, dans les pays d'outre-mer, imputent à Richard, roi et seigneur d'Angleterre, la mort du marquis, je jure par le Dieu qui règne éternellement, et par la loi que nous observons, que le roi Richard n'a eu aucune participation à ce meurtre. La canse de la mort du marquis est celle-ci: un de nos frères, qui était parti de Satalie77 sur un vaisseau pour venir vers nous, fut poussé par la tempête sur les côtes de Tyr; le marquis le fit saisir et tuer, et s'empara de tout son argent. Nous envoyâmes alors des députés audit marquis, pourquoi s'accordât avec nous relativement à l'argent de notre frère; mais il s'y refusa, méprisa nos députés, et voulut rejeter la mort de notre frère sur Regnault, seigneur de Sidon; cependant nous fîmes tant, par nos amis, que nous obtînmes la certitude que le marquis lui-même l'avait fait tuer et l'avait dépouillé; nous lui envoyâmes de nouveau un messager nommé Edriz, qu'il voulut faire jeter à la mer; mais les amis que nous avions à Tyr le firent sauver promptement; il revint vers nous eu toute hâte, et nous raconta tout. Dès ce moment nous résolûmes la mort du marquis, et nous envoyâmes à Tyr deux de nos frères qui le tuèrent ouvertement et presque sous les yeux de tout le peuple de la ville. Telle a été la cause de la mort du marquis; et nous vous le disons en vérité, le seigneur roi Richard est totalement étranger à cette mort; c'est à grand tort et fort injustement qu'on veut mal au roi Richard à ce sujet; sachez pour sûr que nous ne tuons aucun homme par le désir d'une récompense ou d'une somme d'argent quelconque, mais seulement quand il nous a offensés le premier; sachez que nous avons fait les présentes en notre maison et château de Messiac, à la mi-septembre, en présence de nos frères, et les avons scellées de notre sceau, l'an 1500 après Alexandre78.)

Impôts levés en Angleterre pour payer la rançon du roi.  — Faits divers. — On songea alors, par la médiation d'amis communs, à traiter de la rançon du roi. Après de longues négociations on finit par convenir que pour ladite rançon, cent quatre-vingt mille marcs d'argent, poids de Cologne, seraient payés à l'empereur. Cette somme devait être soldée avant la délivrance du captif; et l'on devait encore y ajouter tous les frais que cette négociation avait causés à l'empereur et aux autres, avant la convention faite. Le jour des apôtres Pierre et Paul, les évêques, ducs et barons promirent en prêtant serment, que du moment où le roi aurait payé ladite somme, il pourrait en liberté regagner ses états. La nouvelle de cet accord fut portée en Angleterre par Guillaume, évêque d'Ély, chancelier du roi, qui était chargé aussi d'une lettre du seigneur roi, et d'une bulle d'or de l'empereur. Aussitôt après son arrivée, les justiciers royaux rendirent un édit par lequel tous les évêques et clercs, comtes et barons, abbés et prieurs devaient contribuer pour un quart de leur revenu à la rançon du roi. On enleva pour cette œuvre pieuse les calices d'or et d'argent. Jean, évêque de Norwich, prit dans tout son diocèse la moitié du prix des calices, et donna [aussi] au roi la moitié des biens acquis. Guarin, abbé de Saint-Albans79, tira de tous ceux de son église et de son diocèse une somme de cent marcs. L'ordre de Cîteaux, qui jusqu'alors avait été libre de tout impôt, donna toute sa laine pour la rançon du roi. Enfin aucune église, aucun ordre religieux ne fut dispensé de contribuer à cette délivrance. Le rang, le sexe n'étaient pas un motif d'exemption. Ce grand malheur fut présagé par des orages épouvantables, des inondations, des coups de tonnerre accompagnés d'éclairs terribles, qui se répétèrent trois ou quatre fois par mois pendant l'hiver. Cette année fatale fut suivie par une infertilité qui frappa les fruits de la terre et les fruits des arbres.

Vers le même temps, Hugues évêque de Chester, s'était mis en route pour aller trouver le roi avec de grands présents qu'il s'était plu à lui réserver. Mais la nuit, pendant son sommeil, il fut attaqué près de Cantorbéry, et dépouillé de tous ses biens. Mathieu de Gare, gouverneur de Douvres, qui avait prêté son appui aux voleurs, fut excommunié par l'archevêque: on ignore s'il donna satisfaction.

Mort de Saladin. — Son frère Saphadin lui succède, après avoir tué ses neveux. — Partage de l'empire entre ses fils. — Vers le même temps, Saladin, cet ennemi juré de la vérité et de la croix, fut frappé par la main vengeresse de Dieu; il mourut subitement dans un festin à Nazareth80: son frère Saphadin s'empara aussitôt de son empire. Avec lui se trouvaient sept fils de Saladin81, contre lesquels les fils de Noradin, que Saladin avait privés de l'héritage paternel, se soulevèrent bientôt avec la multitude des Persans. Il est bon pour la clarté de ce récit, de dire quelques mots de ces deux frères Saladin et Saphadin, de leur race, de la succession de leurs enfants. Cette famille, en effet, l'emportait en habileté sur tous les princes du paganisme. Saladin mourut, nous l'avons dit, laissant neuf fils héritiers de son empire. Saphadin, son frère puîné, tua tous ses neveux, à l'exception d'un seul qu'on appelait Noradin: celui-ci occupait le territoire d'Alep avec toutes les villes, forteresses et châteaux d'alentour, au nombre de plus de deux cents. Saphadin, après s'être emparé du royaume de son frère et s'être débarrassé de ses neveux, choisit sept d'entre les quinze fils qu'il avait, et leur partagea cet héritage acquis par l'homicide. Au premier de ses fils, nommé Melealin, il donna Alexandrie, Babylone, le Caire, Damiette, Canise82 (?), avec toute l'Égypte, s'en réservant la suzeraineté. Son second fils, nommé Coradin, eut Damas, Jérusalem et tout le territoire des chrétiens, qui renferme plus de trois cents villes, châteaux et forteresses, sans compter les bourgades. Le troisième fils Melchiphaïs, occupa la terre de la Chamelle83, avec toute la province, qui comprend plus de quatre cents villes et forteresses, sans compter plus de six cents bourgades. Le quatrième fils Mehemodain, gouverna l'Asie et plus de cinq cents forteresses84. Le cinquième, nommé Methisemachat, eut sous son pouvoir le territoire de Sarcho, où mourut Abel. Là se trouvent plus de neuf cents villes, forteresses et châteaux, sans compter les bourgades. Le sixième fils, nommé Machinoth, règne sur la terre de Bagdad: c'est là qu'habite le pape des Sarrasins, qu'ils appellent calife. Dans leur religion, il est craint et respecté par eux comme le pontife romain l'est par nous. Ce calife ne se laisse voir que deux fois par mois. Alors, accompagné de ses sectateurs, comme le pape de ses cardinaux, il se rend à la Mosquée, où réside Machomet, le dieu des Agaréniens85. Là, inclinant la tête, le cortége fait une oraison selon le rite de la loi sarrasine, puis mange et boit avant de sortir du temple: ensuite le calife retourne, la couronne en tête, à son palais. On va visiter et adorer ce Machomet, comme le peuple chrétien visite et adore le Christ mort sur la croix. Or, cette ville de Bagdad, où est le temple de Machomet, et où réside le calife, est regardée comme la capitale de la race des Agaréniens, ainsi que Rome est la capitale de la chrétienté. Le septième fils de Saphadin, nommé Saluphat, n'eut pas de terre en héritage; mais il dut rester avec son frère Melealin, et porter son étendard. Chacun de ses frères fut aussi chargé de lui payer par an mille [livres] sarrasines, et cent bezans [d'or], et de lui fournir deux destriers complétement harnachés. Saphadin leur père, toutes les fois qu'il venait les visiter, avait la tête couverte d'un voile de soie rouge. Ses fils venaient à sa rencontre en se prosternant quatre fois à terre et en lui baisant le pied. Alors celui-ci leur donnait sou visage et sa main à baiser. Chaque année il restait trois jours avec chacun d'eux. Tous ses fils avaient au doigt un anneau sur lequel était sculpté le portrait de leur père. Quand Saphadin montait à cheval, il avait toujours la tète couverte, et ne montrait son visage que dix fois dans l'année. Quand il devait recevoir les ambassadeurs d'un prince, il chargeait ses esclaves armés de les introduire le premier jour dans son palais; le lendemain il leur rendait réponse, selon l'objet de leur mission, et ne se les faisait présenter qu'au bout du troisième jour.  Quant à ses huit autres fils, leur père leur assigna des revenus, de cette façon: deux d'entre eux étaient préposés à la garde du saint sépulcre. Ils touchaient toutes les offrandes que les pèlerins déposaient sur le tombeau, et se les partageaient; ce qui formait un revenu de vingt mille livres sarrasines. Quatre autres fils avaient le revenu du Nil, et ce revenu s'élevait à plus de quarante mille [livres] sarrasines. Les deux plus jeunes frères, à cause de la chasteté de leur âge, étaient chaque jour présentés à Mahomet, et ils percevaient toutes les offrandes faites à Mahomet; ce qui leur valait trente mille livres sarrasines. Saphadin avait quinze fils et autant de femmes: il couchait alternativement avec chacune; quand l'une d'elles avait enfanté un fils, il couchait avec elle, à la vue de toutes les autres. Si l'une de ces quinze femmes mourait, il en reprenait aussitôt une autre, selon la coutume de sa loi. Cette loi que les Sarrasins prétendent avoir été écrite par Mahomet, est contenue dans un livre qu'ils appellent Alcoran: al en arabe veut dire tout, et choran veut dire loi. Cette nation profane observe inviolablement les préceptes de ce livre, comme nous autres chrétiens observons le texte de l'Évangile.

suite

NOTES

(1 C'était réellement le comté de Mortain, en Normandie; mais on disait Moreton ou Morton en Angleterre. Il en était de même des grands propriétaires d'origine française, qui gardaient le titre même, après avoir perdu leurs fiefs en France: le comte d'Aumale (d'Albemarle); le baron d'Aubigny (d'Albiny), de Neuilly (de Nevil), etc.

(2) Ce sont probablement les termes mêmes de la prophétie.

(3) Nongenta, peut-être faut-il lire nonaginta.

(4 Onus veut ordinairement dire tribut, prestation. Mais je crois plus naturel le sens que j'ai adopté ici.

(5) A la même époque quelques chanoines de l'église d'York élurent Geoffroy, frère (naturel) du duc (Richard). Après avoir chanté une hymne d'actions de grâces, ils confirmèrent la charte d'élection en y apposant leurs sceaux. Cependant maître Barthélemy, official d'Hubert Gaultier, doyen de cette même église, et qui avait été choisi l'un des premiers pour veiller à ce que l'élection n'eût point lieu en l'absence de l'évêque de Durham e du dit doyen Hubert Gaultier à qui il appartenait d'y assiste», interjeta appel en cour de Rome.» Cette intercalation, fournie par le texte de Wendover, ne mentionnant qu'une circonstance d'un fait déjà connu, nous a semblé pouvoir être rejetée en note. — Il paraîtrait aussi, d'après deux variantes, qu'Hubert Gaultier avait été élu lui-même par une portion du chapitre d'York.

(6 Au lieu de baccas, nous lisons braccas: braies, haut-de-chausses.

(7Ad pacem, dit le texte. «Paix est aussi ce qu'on va baiser par vénération à l'église, soit en allant à l'offrande, soit lorsqu'on se souhaite la paix l'un l'autre après la consécration. Quand un prélat officie, il donne à baiser son anneau. Le curé donne à baiser la patène après le Pax Domini. On donne au clergé à baiser des images ou reliquaires, et on dit de toutes ces choses qu'on baise la paix. En cet endroit de la messe, on se donne le baiser de paix, selon le cérémonial romain, etc.»

(Dict. de Trévoux, art. Paix.)

(8Nous adoptons la variante.

(9 Nous modifions ici légèrement le texte, puisque leur consécration ne fut pas immédiate et n'eut lieu qu'à la fin de cette année 1189 {Voyez plus bas).

(10) Même signification que Hundred (centurie): de wapen-tack, arma tangere. — Nous aurons occasion de revenir sur ce mot.

(11)  Il faut ajouter évidemment millia.

(12) Adopté la variante pour cette phrase.

(13Adopté l'addition Humbrœ.

(14Château près de Caen.

(15 Nous adoptons la variante pour cette phrase.

(16) Intercalation fournie parle manuscrit de Cotton et le texte de Wcndover. Nous ne traduisons que ce qui est en dehors du texte de Matthieu Pâris.

(17) En latin Caudida casa, ville d'Écosse, au pays de Galloway.

(18) Adopté l'addition.

(19) Calunsis comes. Guillaume, comte de Châlons-sur-Saône, figurait en effet parmi les croisés.

(20) Ou d'Accaron, qui est le vieux nom de Césarée.

(21 Adopté Diceto, au lieu de Ciiseto. Il s'agit de l'historien de ce nom.

(22) Même observation pour tous ces noms que pour ceux des chefs de l'armée de Corboran, à la première croisade. (Page 170 du premier volume.)

(23 On lirait volontiers Melek-Adhel, s'il ne fallait pas réserver à ce prince le nom de Saphadin, que lui donnent tous les historiens des croisades. Nous avons cherché à mettre quelque ordre dans ce passage mal orthographié et mal ponctué, pour lequel les autres éditions ne fournissent pas de secours.

(24Birenses nous semble bien indiquer les habitants du Diarbeck, dont Bir est la capitale. Nous ne pouvons que proposer avec doute Roum pour Joramenses.

(25 Ou mieux Karrac; car Krach est aussi le nom de Montréal. Il y avait deux villes du nom de Karrac ou Krach, comme l'atteste la lettre du templier Thierry à Henri II, dans Roger de Hoveden.

(26Ne serait-ce pas quatre de ces faucons de chasse si précieux? Douze faucons blancs furent au moyen âge la rançon d'un roi.

(27) Barvia n'a point de sens. Nous lisons Bajocia.

(28)  Nous traduisons cette phrase avec l'addition de la variante.

(29 Cette assertion n'est pas admissible, et l'on doit soupçonner quelque faute de texte. Le roi de France alla prendre le bourdon bénit à l'abbaye de Saint-Denis, et le roi d'Angleterre à celle de Saint-Martin de Tours. On remarqua, comme un mauvais augure, que Richard, en voulant s'appuyer sur le bourdon, le rompit.

(30 Plusieurs points de cet itinéraire sont contestables. Pour ne pas multiplier ici les remarques, nous renvoyons à la note 1, à la fin du volume.

(31) Une version, généralement accréditée, parce qu'elle établit un rapprochement entre le héros macédonien et Frédéric Barberousse, prétend que ce dernier prince mourut pour s'être baigné tout en sueur dans le Cydnus. Mais Frédéric ne pénétra pas si loin en Asie; et l'autre version, celle qui est conforme au récit de Matt. Pâris, a été reconnue pour la seule qu'on put admettre.

(32Nous adoptons cette variante.

(33 Les opérations de Richard en Sicile présentent des faits historiques assez difficiles à éclaircir. (Voir la note I à la fin du volume.) Ici nous ne faisons que traduire.

(34) Allusion sans doute à la défaite des Griffons.

(35) Quœstiones de dote vel donattone propter nuptias. (Texte hic.) On voit que le droit canon accepte les termes du droit romain. Nous renvoyons aux Institutes de Justinien, lib. II, tilul. VII, 5, et au Commentaire de M. Ducaurroy, pour l'explication de ce genre de contrat. Rappelons seulement qu'on entendait par là la donation faite par le fiancé à la fiancée ou par le mari à l'épouse, et que c'était en quelque sorte un échange de la dot. La donation propter nuptias différait essentiellement des présents réciproques faits entre fiancés (sponsalitia largitus), lesquels n'avaient d'effet que si le mariage était contracté. Au moyen âge, la donation propler nuptias se confond souvent avec le douaire (dotalitium), et en Allemagne, nous la trouvons appelée morgengave (morganaticum, morganegiba), don du matin, défini ainsi dans une charte de 1163: Pretium in maue quando surrexit (uxor) de lecto.» Nous voyons, dans le passage du texte, que le tribunal ecclésiastique se réserve les procès soulevés par suite de conventions matrimoniales. Cependant cet usage, en France du moins et au treizième siècle, n'était point absolu; car on lit dans un arrêt du parlement de Pâris, à l'année 1269: «Comme, selon la coutume de France, les dames ont la faculté de s'adresser pour leurs douaires à la cour qu'elles voudront, soit à la cour ecclésiastique, soit à la cour du seigneur féodal, soit à la cour du seigneur supérieur, etc.» La donation propter nuptias est souvent désignée sous les noms d'agentiamentum, antefactum, augmeutum dotis, quelquefois même simplement sous celui de dot, comme on le voit ici.

(36 Adopté l'addition pour cette phrase.

(37) Nous donnons, pour ce passage, plus de développement au texte, en suivant les variantes de Cotton et de Wendover.

(38Alcatto, dit le texte.

(39) Horace, livre I, satire 2.

(40) Tout le passage compris entre parenthèses est intercalé d'après les variantes.

(41Nous ne pouvons nous expliquer cette erreur. Clément fut pape trois ans et trois mois, de 1187 à 1191. D'ailleurs on lit dans les lettres précédentes: L'an troisième de notre pontificat.»

(42 Ce prince, nommé Isaac, appartenait par sa mère à la famille impériale des Comnènes. L'empereur Manuel l'avait fait gouverneur de l'Ile de Chypre; mais ce gouverneur se révolta, prit même la qualité d'empereur, et, sous le faible règne d'Isaac l'Ange, il demeura maître absolu de cette île. Richard, après l'avoir vaincu, se fit couronner roi de Chypre en présence de Guy et de Geoffroi de Lusignan.

(43) Probablement Margat.

(44) Richard devait d'abord épouser Aliz, sœur de Philippe. Mais quand il eut prouvé par témoins que Henri II, selon son usage, avait séduit ou violé cette jeune fille commise à sa garde, le roi de France, comme on l'a vu, dispensa Richard de sa promesse, moyennant une pension de dix mille livres et lui octroya à ce prix, dit Roger de Hoveden, licence d'épouser la femme qu'il voudrait.

(45) II nous a paru nécessaire, pour la clarté du récit, de traduire la fin de cet alinéa, en intercalant les additions à mesure.

(46) Il est évident qu'il faut entendre ici ce qu'on appelle vulgairement l'âge de la lune, et non ses quartiers. Pour trouver l'âge de la lune, disent les computistes, à un ou deux jours près, il faut ajouter l'épacte courante au nombre des jours du mois dont il s'agit et au nombre des mois écoulés depuis le mois de mars inclusivement. Si ces trois nombres ajoutés ensemble ne dépassent point trente, c'est le jour de la lune; s'ils vont au delà, on retranche trente jours.

(47) Adopté ignitorum, au lieu d'ignotorum.

(48) La variante ajoute: superbia Franrorvm obgrunnivit: la vanité des Français en grogna.

(49) Geoffroi de Vinisauf donne à peu près le même nombre. Roger de Hoveden dit cinq mille. Le duc de Bourgogne et surtout Richard signalèrent leur cruauté en cette circonstance. On assure que Richard exerça son adresse en décapitant de sa main plusieurs prisonniers; mais Jacques de Vitry assure que Philippe-Auguste consentit à rendre la liberté à ses prisonniers, moyennant rançon.

(50«Pendant le cours du siége, dit M. Michaud, on célébra dans la plaine de Ptolémaïs plusieurs tournois, où les musulmans furent invités. Les champions des deux partis, avant d'entrer en lice, se haranguaient les uns les autres. Le vainqueur était porté en triomphe, et le vaincu, racheté comme prisonnier de guerre. Dans ces fêtes guerrières, qui réunissaient les deux nations, les Francs dansaient souvent au son des instruments arabes, et leurs ménestrels chantaient ensuite pour faire danser les Sarrasins.» Nous ne pensons pas néanmoins que ce soit une de ces joutes qui ait donné lieu au ressentiment dont il s'agit ici, et nous trouvons dans la chron. de Brompton et dans le Père d'Orléans (Hist.des Rév. d'Angl.) un renseignement très-circonstancié, qui explique évidemment la brève indication du texte. Un soir, à Messine, Richard s'amusa à rompre des cannes avec Guillaume des Barres, chevalier français. Irrité de ce que celui-ci n'avait pas eu la complaisance de se laisser abattre de cheval, il lui adressa de dures paroles, et lui défendit de reparaître en sa présence. Quelques instances que pût faire Philippe-Auguste, Richard refusa de pardonner à des Barres, et donna un nouvel exemple de cette opiniâtreté hautaine qui devait ruiner l'amitié de deux rois.

(51) Tous les historiens disent dix mille soldats et cinq cents chevaliers.

(52) Nous n'avons traduit de l'intercalation que ce qui n'était point dans le texte de Matthieu Pâris.

(53) Il y a Ioppen dans le texte; mais c'est une faute évidente.

(54) Nous lisons philacteria, au lieu de philaterna.

(55) Glasconiam, évidemment Glastoniam.

(56) M. Aug. Thierry révoque en doute, avec raison, l'authenticité de cette découverte. Il raconte ainsi ce fait, qu'il place à l'année 1189: Du neveu du roi, nommé Henri de Sully, gouvernait le couvent de Glastonbury, situé au lieu même où la tradition populaire racontait que le grand chef cambrien s'était retiré pour y attendre la guérison de ses blessures. Cet abbé publia tout à coup qu'un barde du pays de Pembroke avait eu des révélations sur la sépulture du roi Arthur; et l'on commença des fouilles profondes dans l'intérieur du monastère, en ayant soin d'enclore le terrain où se faisaient les recherches, pour écarter les témoins suspects. La découverte ne manqua pas, etc.» Tom. IV, page 23. — Arthur n'était pas mort, disait-on. On l'avait vu au pied du mont Etna, ou dans les forêts de la Basse-Bretagne. Il reviendrait pour délivrer glorieusement la race cambrienne. Quoique les conquérants appelassent cet espoir patriotique l'erreur ridicule des brutes Bretons», ils n'en conservaient pas moins un vague effroi, que cette découverte devait faire cesser, en détruisant une superstition populaire.

(57Patribus salutem (texte hic). Nous adoptons la variante apparibus, confirmée d'ailleurs par le texte de Raoul de Diceto. Ducange voit dans ce mot apparibus une formule usitée surtout par la chancellerie romaine pour signifier une lettre dont les copies conformes doivent être répandues (une circulaire), et y lit à paribus, ίσοτύπως. Il cite même, pour exemple, la lettre de Richard. Cependant la nature de la phrase nous ferait douter de cette interprétation. Ne peut-on pas voir dans apparibus le même mot que comparibus {pares, pairs)? N'est-ce point là un titre d'honneur donné à des tenanciers immédiats qui, égaux en droits, sont dans des circonstances plus favorables pour s'unir sans rivalité? Ce qui semble le prouver, c'est qu'il y a plus bas: aliis Angliœ patribus (lisez apparibvs ) On sait qu'en Angleterre le titre de pairs resta commun à tous les grands barons qui tenaient à raison d'hommage; et si quelques chroniqueurs anglais et écossais parlent de pairs restreints au nombre de douze, ils ajoutent ad modum Franciœ, sans qu'on puisse y voir aucune modification légale et reconnue de la pairie primitive.

(58) Proprement droits casuels. Nous renvoyons à Ducange, pour les nombreux sens du mot Eschaeta. Sa signification la plus ordinaire est saisie des biens meubles ou immeubles pour forfaiture, refus de service militaire ou autre délit. La fiscalité anglo-normande avait fait de l'échute la principale source du revenu royal.

(59) Ce fait est déjà mentionné plus haut.

(60Ou plutôt au pont du Loddon, petite rivière en Barkshire, qui se jette dans la Tamise.

(61) Nous traduisons ligatus, ligaverat, au lieu de lignatus, lignaverat.

(62C'est très-probablement le même mot que taburcinus, tambour ou tambourin. Ripatores, que nous traduisons par moissonneurs, répond à reapers plutôt qu'à ripiers (ripariï), nom donné aux marchands de marée qui parcouraient les rues à cheval. Nous ne voyons cependant pas de rapport naturel entre ripator et thabur.

(63) On sait que les historiens des croisades nommaient Babylone le vieux Caire eu Égypte. On ne devra donc pas s'étonner, si l'on voit, dans la suite, Matt. Pàris appeler sultan de Babylone le sultan d'Égypte.

(64) On l'appelait aussi la Roche-Arnaud. La nature du passage nous fait penser qu'il s'agit du lieu nommé Château-Bernard à la page 297 du premier volume [Henri II - Victoire de Foulques, roi de Jérusalem. — Affaires de Palestine.]. (Bernardi au lieu d'Ernaldi. ) — Il y avait aussi une autre Nebo au delà du Jourdain, probablement la même que Bethnopolis (tribu orientale de Manassé.) Voir Lamartinière.

(65) Nous adoptons, pour cette phrase, les additions et variantes.

(66 Trois variantes donnent rubeam au lieu de turbatam.

(67 Si l'on maintient quinque, il faut entendre avec une troupe d'hommes d'armes.

(68 Nous adoptons la variante incircumspectius, pour cette phrase un peu confuse.

(69) Nous n'avons pas voulu négliger cette intercalation, qui confirme ce que nous savons du caractère de Saladin.

(70Matt. Pâris revient plus tard sur ce détail et assure l'avoir entendu de la bouche de Ranulf lui-même.

(71) Gynatia, dit le texte. Nous n'avons pu maintenir cette étrange leçon, devant l'unanimité des témoignages historiques.

(72Richard fut transféré de Vienne à Worms. Philippe-Auguste, depuis l'assassinat du marquis de Montferrat, crime dont il accusait le roi d'Angleterre, ne se montrait plus en public qu'entouré de sergents d'armes, pour se garantir du poignard des assassins. Il songeait à mettre à profit l'absence de Richard, et excitait habilement l'esprit remuant et ambitieux de Jean-sans-Terre. Aussi, quand il apprit la captivité de Richard, «il écrivit aussitôt à l'empereur, dit M. Aug. Thierry, pour le féliciter de sa prise et l'engager à la garder avec soin, parce que, disait-il, le monde ne serait jamais en paix si un pareil brouillon réussissait à s'évader. En conséquence, il proposait de payer une somme égale ou même supérieure à la rançon du roi d'Angleterre, si l'empereur voulait le lui donner en garde.»

(73Cet usage barbare subsistait encore parmi plusieurs bordes slaves et venèdes au commencement du quatorzième siècle; nous ignorons comment Matt. Pâris peut placer Worms ou Haguenau dans le pays des anciens Triballes.

(74Nous adoptons la variante. Néanmoins le mot Arsacidœ du texte est remarquable, puisqu'il semblerait indiquer qu'on connaissait déjà l'existence des Assissins de Perse.

(75Cette réconciliation, apparente toutefois, fut hâtée par la complaisance que mit Richard à se reconnaître vassal de l'empereur et à flatter la vanité du prétendu successeur des Césars. De son côté, Henri VI lui donna, par charte authentique, le Viennois, le Lyonnais, Marseille, Arles, provinces et villes sur lesquelles il n'avait que des droits incertains et contestés, ou pour mieux dire repoussés par les habitants. Mais celui que les Normands d'Italie surnommaient le Cyclope se laissait rarement guider par la bonne foi et la générosité. Il fallut que la seconde diète, tenue à Haguenau, usât de son pouvoir pour faire mettre Richard en liberté; et, pendant que ce prince attendait à Anvers un vent favorable, Henri VI, gagné par les intrigues de Philippe et de Jean-sans-Terre, l'aurait fait arrêter de nouveau, si Richard n'eût été averti À temps de cette trahison.

(76)  Tout cet alinéa compris entre parenthèses forme une intercalation importante fournie par le texte de Wendover.

(77 Saltelcia. Nous lisons Saltaleia.

(78) Cette bizarre dépêche qu'on prétendait autographe et qui était écrite en caractères hébraïques, grecs et latins, ne fut publiée qu'en 1195, pendant la guerre de Richard et de Philippe Auguste. Guillaume de Longchamp, redevenu chancelier, l'envoya officiellement aux princes étrangers et aux moines qui étaient connus pour s'occuper de rédiger la chronique du temps; sa fausseté manifeste ne fut-point remarquée dans un temps où la critique historique et la connaissance des mœurs orientales étaient peu répandues en Europe. Elle affaiblit même à ce qu'il semble l'effet moral des imputations du roi de France. Cette lettre se trouve aussi dans les Script, rer. Francic, tome XVII, avec de légères variantes. Elle y porte pour date MDV. ab Alexandro. (Voy. M. Aug. Thierry, tome IV, liv. XI, et les notes de M. Michaud, Hist. des Crois.)

(79) Nous adoptons l'addition pour cette phrase.

(80) II est certain que Saladin mourut à Damas, au commencement de mars 1193. Vertot, dans son Histoire des chevaliers de Malte, raconte que Saladin, en expirant, fit distribuer également ses aumônes aux sectateurs des trois religions juive, chrétienne et mahométane, et qu'il fit déployer un drap mortuaire au lieu d'étendard, pour avertir les hommes de l'instabilité de la grandeur humaine. Mais Gibbon, d'après le silence des historiens orientaux, doute de la vraisemblance de cette relation.

(81) Fuerunt autem cum eo septem filii Salaadini: contra quos, etc. Peut-être faut-il lire Saphadini: ce qui signifierait simplement, Saphadin aidé de ses sept fils. Autrement cette phrase nous semble incompréhensible. Matt. Pâris veut-il dire que sept fils de Saladin secondaient les projets ambitieux de Saphadin? Pourquoi en compte-t-il neuf un peu plus bas? Nous savons que Saladin laissa seize ou dix-sept enfants mâles et une fille. De tous ces fils, trois seulement eurent un état considérable: Aziz fut sultan du Caire; Afhdal, sultan de Damas, avec Jérusalem et la Palestine; Dhaher eut en partage Alep et Bosra; c'est sans doute celui qui est désigné dans le texte sous le nom de Noradin. Un quatrième fils fut établi à Hama. La famille de Shiracouh domina à Emesse; un petit-fils d'Ayoub, à Balbek; divers émirs, dans les villes de la Syrie septentrionale et de la Mésopotamie, entre autres à Tell-Bascher, Kafartab, Adjiloun, etc. Malek-Adel (Saphadin) eut les contrées au delà de l'Euphrate (Mésopotamie proprement dite). Après s'être emparé de presque tout l'empire de Saladin, par la violence, il est vrai, mais non pas aussitôt après là mort de son frère, comme le dit Matt. Pâris, il abdiqua volontairement.

(82) Canisia, dit le texte. Nous n'avons retrouvé aucune explication sur ce nom qui semble se rapprocher de Kéné, l'ancienne Coptos. Peut-être faut-il lire simplement Thanis.

(83Le texte donne Gemella; mais nous lisons Kamela qui revient plusieurs fois dans le texte de Matt. Pâris et dans les lettres qu'il cite. Tout en adoptant la traduction suivie par Vertot et par d'autres écrivains, nous ne prétendons pas fixer exactement la position de ce pays. Lamartinière, dans son dictionnaire, parle d'un peuple nommé Camelitœ, cité par Strabon, et qui habitait, dit ce géographe, à trois journées de l'Euphrate. Raynildi, d'après Jordan, dit que les Tartares furent défaits par le soudan d'Égypte, en 1282, dans le pays de Calamela, en Syrie. Nous inclinerions donc à penser que ce nom était donne au pays qui s'étend au nord de Damas jusqu'à l'Euphrate.

(84 Nous ne savons d'après quelle relation Matt. Pâris donne les noms et les états des fils de Malek-Adel. Les quatre premiers, qui seuls jouent un rôle dans l'histoire des croisades, sont appelés différemment dans Vertot, et dans le chap. des Croisades: «Melic-el-Kamel, l'aîné de tous, dit Vertot, eut l'Égypte, et Coradin, la Syrie; Haran, ville de la Mésopotamie, fut le partage d'Achrof, et Bostra en Arabie, celui de Salech-Ismari.» Dans l'autre ouvrage, nous trouvons: «Kamcl, son fils aîné, eut l'Égypte, la Palestine, une grande partie des villes de la Syrie et de la Mésopotamie; Moadham-Scharfeddin-lssa, nommé mal à propos Conradin, fut sultan de Damas; Nodgemeddin fut roi de Khelath; Scheha beddin-Ghazi obtint le royaume de Miafarekin.»

(85) Fils d'Agar, c'est-à-dire Ismaéliens. Les musulmans n'ont jamais adoré Mahomet comme un Dieu. Mais Matt. Pâris partage l'opinion accréditée de son temps, lui qui plus bas, donne à l'article arabe al le sens teutonique de tout. Au reste, lex est la traduction exacte de Coran, en remontant à l'étymologie (leaere. lire.)