Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : TOME DEUXIEME : PARTIE III

tome second partie II - tome deuxième partie IV

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

GRANDE CHRONIQUE

de

MATTHIEU PARIS

 

TRADUITE EN FRANCAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

ACCOMPAGNÉE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION
PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

 

TOME DEUXIEME ;

 

Paris,

Paulin, Libraire-éditeur,

33, rue de Seine-Saint-Germain.

 

1840.

 

 

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

(historia Major Anglorum).

 

 

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Le comte Jean, frère de Richard, aspire à la couronne. — Le roi de France veut s'emparer de la Normandie. — Il épouse Ingelburge et la répudie. — Tandis que le roi Richard, ainsi que nous l'avons vu, était détenu par l'empereur, le comte Jean son frère, apprenant le malheur qui lui était arrivé, et pensant qu'il ne reviendrait plus, fit alliance et amitié avec le roi de France Philippe ; poussé par un méchant dessein, il voulut se faire couronner en Angleterre à la place de son frère : mais il en fut empêché par la louable résistance des Anglais.

A cette époque, le roi de France Philippe déploya partout sa bannière contre le roi d'Angleterre, et entra avec une nombreuse armée en Normandie. Rang, sexe et âge, rien ne peut arrêter sa fureur. Gilbert de Vascueil l'appelle à Gisors, qu'il lui livre par trahison, ainsi que la chose était depuis longtemps convenue entre eux. Ensuite il soumet, soit par la trahison, soit par la force, tout le Vexin normand, le comté d'Aumale jusqu'à Dieppe et Vaudreuil, ainsi que les principaux châteaux. Il range aussi sous son obéissance la terre d'Hugues de Gournay, et de quelques autres qui s'étaient donnés à lui. Il vient assiéger Rouen avec ses chevaliers : mais la grande valeur du comte de Leicester, et le courage des habitants, l'obligent de se retirer avec honte et perte. Enfin il s'empare de la ville d’Évreux, et la donne en garde au comte Jean86.

Vers le même temps, le roi de France prit pour épouse une jeune fille d'une admirable beauté, qui était sœur du roi des Danois, et qui s'appelait lngelburge. Mais, quelque temps après son mariage, il la répudia, la relégua dans un monastère de religieuses à Soissons, et ordonna à tous les Danois qui étaient venus avec elle de retourner dans leur pays. Cette même année, Hubert Gaultier, évêque de Salisbury, fut élu canoniquement archevêque de Cantorbéry, et fut installé dans son siége la veille de Saint-Léonard. Un ordre du roi Richard confia à son habileté l'administration du royaume d'Angleterre, en remplacement de Gaultier, archevêque de Rouen, que le roi appela auprès de lui. Ce dernier passa en Allemagne et fut accompagné par la reine Aliénor, qui s'était mise en route pour revoir son fils.

Retour de Richard. — Phénomène céleste. — Soumission de Jean-sans-Terre. — Le roi passe en Normandie. — Il chasse les Français de Verneuil. — L'an de la nativité du Soigneur 1194, le roi Richard, après avoir donné la plus grande partie de sa rançon, et avoir livré des otages pour ce qui restait à payer, fut mis en liberté le jour de la purification de la bienheureuse Marie ; et après être sorti des prisons de l'empereur, il se dirigea tranquillement vers ses états. Accompagné de sa mère et du chancelier, il traversa le territoire du comte de Louvain, et arriva sur les bords de la mer Britannique, où il s'embarqua, et aborda en Angleterre au port de Sandwich, au milieu de l'enthousiasme de tous, le dimanche après la fête de saint George. A l'heure où le roi aborda avec les siens, qui était la seconde heure du jour et le moment où le soleil brille de tout son éclat, un corps lumineux parut au milieu d'un ciel serein, à quelque distance du soleil. Ce phénomène avait la longueur et la largeur du corps humain : son éclat était d'un blanc tirant sur le violet, à peu près de la couleur de l'iris. A la vue de ce prodige, plusieurs pensèrent qu'il annonçait le débarquement du roi. Aussitôt Richard partit pour Cantorbéry, et se rendit pieusement au tombeau du bienheureux Thomas : de là il arriva à Londres, où il fut reçu avec des transports de joie. Toute la ville était décorée et ornée magnifiquement : pour recevoir son roi elle avait déployé la plus grande pompe. Lorsque la nouvelle se fut répandue, les nobles, les vilains marchèrent dans une allégresse commune à la rencontre du roi. Ils avaient le plus vif désir de revoir, à son retour de la captivité, celui sur l'arrivée duquel ils ne comptaient plus. Geoffroi, surnommé Hakesalt, l'un des serviteurs de l'abbé de Saint-Albans Guarin, se présenta de sa part au roi Richard, à Westminster. IL apportait au roi, au nom dudit abbé, de riches présents en or et en argent, bien capables, non-seulement de satisfaire, mais encore de charmer la munificence royale. Le roi, mesurant l'amitié au cadeau, chargea Geoffroi de remercier l'abbé comme un ami infatigable et comme un bon père qui ne peut oublier son fils ; et il appela l'abbé son très-cher père, car il en avait l'habitude, à cause de l'amitié qui existait entre eux. Dès lors, le roi ayant conçu pour l'abbé une bienveillance plus grande qu'auparavant, le gratifia en toutes choses de son aide et de sa faveur. Le roi, après avoir demeuré un jour à peine à Westminster, se rendit ou bourg de Saint Edmond pour s'y mettre en prières, et de là marcha sur Nottingham, pour y assiéger et y prendre ceux qui avaient conspiré contre lui, et qui s'étaient unis au comte Jean. Déjà l'armée anglaise s'était emparée de tous les châteaux dudit comte ; celui seul de Nottingham tenait encore : il se défendait même vaillamment, et les assiégés faisaient des sorties frêquentes ; mais, lorsqu'ils furent bien certains de l'arrivée inattendue du roi, ils lui rendirent le château, se remettant, eux et tous leurs biens, à sa volonté et à sa merci. Il mit les uns en prison ; il imposa aux autres de fortes rançons, car la nécessité du moment le rendait très-avide d'argent. Deux projets le préoccupaient surtout : le premier, c'était de délivrer, du côté de l'empereur, les otages qu'il avait laissés à sa place ; le second, de lever aussitôt une armée nombreuse contre le roi de France, qui dévastait sa terre par les incendies et les rapines. C'est pourquoi, si, dans cette occasion, il exigea de l'argent de ses sujets avec plus d'avidité qu'il ne convient à un roi, on doit lui pardonner d'en avoir agi ainsi plutôt que de manquer à ses devoirs de souverain.

Après avoir en peu de temps soumis tous ses ennemis d'Angleterre, le roi Richard, par le conseil des grands de son royaume, et quoiqu'il s'y refusât d'abord, se fit couronner à Winchester pendant l'octave de Pâques. Hubert, archevêque de Cantorbéry,célébrait la messe, et Guillaume, roi d'Écosse, était présent. Il s embarqua ensuite à Porstmouth, le jour de la fêle de saint Nérée et de saint Achiliée ; il aborda en Normandie, et passa la nuit à Bruis ( ?)87. C'est là que le comte Jean, sou frère, poussé par une sage résolution, vint se présenter au roi en suppliant ; il se jeta humblement à ses pieds avec plusieurs chevaliers, et il implora la merci de sou frère en versant d'abondantes larmes. Il s'accusa, en beaucoup de choses, d'avoir été guidé par sa propre folie et par la malice des mauvais conseils, et avoua qu'il avait été poussé par une sorte d'entraînement inévitable : l'opinion commune étant que le roi ne reviendrait pas88. Richard, dont le caractère était généreux, s'apitoya sur le malheur de son frère et ne put retenir ses larmes. Il le releva de cette posture humiliante et lui rendît son ancienne bienveillance : cependant il ne restitua point tout d'abord au comte Jean les terres qui lui avaient été enlevées.

Le roi Richard, apprenant que le roi de France avait assiégé Verneuil, et que depuis huit jours il ne cessait de faire dresser des pierriers, de faire apporter de grosses pierres, de faire miner les murailles par des excavations souterraines, et de blesser les assiégés dans leurs membres ; Richard, dis-je, s'y rendit en toute hâte. Le grand jour de la Pentecôte approchait ; mais, pour que dans ce saint jour les Français ne pussent se vanter d'avoir remporté la victoire, ils apprirent à la tombée de la nuit, que le roi d'Angleterre s'était préparé pour le combat, et qu'il arriverait le lendemain matin. Cette nouvelle épouvanta les Français qui, ayant souvent éprouvé l'intrépidité de Richard, pensèrent qu'il valait mieux fuir que combattre, et abandonnèrent en effet leur camp à leur grand désavantage et opprobre.

Herbert, élu évèque de Salisbury. — Richard s'empare de Loches. — Le roi de France est repoussé de toutes les provinces anglaises. — Trêve. — Tournois en Angleterre. — Révolution à Constantinople. — Vers le même temps, Herbert, surnommé le Pauvre, archidiacre de Cantorbéry, fut élu canoniquement évêque de Salisbury. Il fut ordonné prêtre le samedi de la Pentecôte, et le lendemain consacré évêque à Westminster par Hubert, archevêque de Cantorbéry. Vers le même temps, le roi de France, en quittant Verneuil, détruisit avec rage un château qu'on appelle Fontaines, afin de ne pas rester sans rien faire, et il rentra dans ses états avec la gloire d'un succès, tout mince qu'il fût.

Après cela, le roi Richard, en se dirigeant vers Tours, reçut, à titre de présent, deux mille marcs d'argent des bourgeois de Neufchâtel, où repose le corps du bienheureux Martin. De là, il marcha vers le château de Loches, sur les frontières de la Touraine. Le roi de France se l'était fait livrer par les baillis du roi d'Angleterre à titre d'otage, pendant la captivité de ce dernier, et à une époque où ils n'osaient résister à ses sommations. Il l'avait confié à la garde de soixante chevaliers et de quatre vingts sergents, avec des provisions suffisantes. En ce moment le fils du roi de Navarre vint se joindre comme auxiliaire au roi d'Angleterre ; il lui amenait une nombreuse armée et un corps de cent cinquante arbalétriers qui lui servaient d'escorte. Les troupes de Richard dévastèrent le territoire de Geoffroy de Rancon89 et celui du comte d'Angoulême.

Quelque temps après, le roi de France, Philippe, entra dans le pays de Tours, et vint poser ses tentes près de Vendôme ; mais ayant appris par ses espions que le roi d'Angleterre arrivait, il décampa de grand matin et se rendit à Fréteval en toute hâte. Le roi d'Angleterre le poursuivit, et s'empara de tous les chariots et bagages du roi ainsi que de, ceux des comtes et barons qui combattaient avec lui. Il se rendit maître aussi de l'or, de l'argent, des machines de siége, des tentes et d'un immense butin qu'il emmena avec lui. Alors passant dans le Poitou, Richard fit en quelques jours reconnaître ses lois dans le territoire et le château de Taillebourg et dans toutes les possessions de ses adversaires, du comte d'Angoulême, par exemple, et de Geoffroy de Rancon ; en sorte que depuis le château de Verneuil jusqu'à Charroux90, il n'y eut plus aucun rebelle.

Vers la même époque, le roi de France envoya quatre messagers au roi d'Angleterre, pour lui proposer par artifice des paroles de paix. Il lui demandait d'épargner avec compassion les peuples qui étaient soumis à chacun d'eux. En effet, les deux rois avaient vidé leur bourse à force d'y puiser l'or et l'argent pour subvenir aux désastres de la guerre, et ils avaient déjà versé le sang de beaucoup de gens nobles des deux partis : c'est pourquoi il le priait de s'en remettre, pour les questions qui les divisaient, à l'examen de cinq personnes. Les seigneurs des deux royaumes ont confiance dans cet expédient, disait-il, et attendent que, les armes une fois déposées, les arbitres prononcent sur ce qu'il convient à chacun des rois de céder en bonne justice. Cette proposition plut très-fort au roi d'Angleterre, pourvu que le roi de France, accompagné de quatre chevaliers, consentît à paraître en champ clos devant le roi Richard, accompagné du même nombre de champions, afin qu'à nombre égal et avec les mêmes armes, ils se mesurassent corps à corps ; ce que le roi de France refusa de faire, au grand ébattement de plusieurs. Cette même année, Robert, comte de Leicester, fut pris par le roi de France et par le comte du Perche. Cette même année, Henri Maréchal, frère de Guillaume Maréchal l'aîné, devint évêque d'Exeter. Enfin, par la médiation d'hommes religieux, une trêve fut conclue entre le roi de France et d'Angleterre ; mais des deux côtés le commerce des marchands fut prohibé.

Vers le même temps, le roi Richard repassa en Angleterre et institua des tournois dans des lieux déterminés. Son motif était peut être celui-ci : les chevaliers des deux royaumes qui s'y rendraient en foule exerceraient leurs forces en courant en cercle les uns contre les autres ; de façon que s'ils avaient à faire la guerre aux ennemis de la croix ou à leurs voisins, ils deviendraient plus agiles au combat et plus lestes aux exercices militaires. A cette époque, un certain Alexis, fils de Manuel, anciennement empereur de Constantinople, réunit une troupe de gens armés, attaqua Cursac91 qui régnait alors à Constantinople, s'en empara, lui fit crever les yeux, puis le fit châtrer, l'enferma dans une prison perpétuelle et monta sur le trône à sa place.

Richard se plaint au pape de sa captivité en Autriche. — Le duc d'Autriche est excommunié. — Sa mort déplorable. — L'an de la nativité du Seigneur 1195, le roi Richard envoya une ambassade à la cour apostolique : les députés, admis en présence du seigneur pape, formulèrent devant lui une plainte ainsi conçue : «Saint père, notre seigneur, Richard, roi d'Angleterre, salue votre excellence et vous demande de faire justice de ce duc d'Autriche qui a mis la main sur lui au retour de son laborieux pèlerinage, qui l'a traité autrement qu'il ne convenait de l'être pour un prince tel que lui ; qui l'a vendu à l'empereur comme on vendrait un bœuf ou un âne ; qui enfin, de concert avec l'empereur, a frappé son royaume d'une rançon dont l'énormité est intolérable. Tous deux, quoiqu'ils fussent initiés aux lois de la foi chrétienne, ont prononcé contre un roi captif et malheureux une plus dure sentence que Saladin lui-même ne l'aurait fait, si notre seigneur, par semblable infortune, fût tombé dans ses mains ; et cependant pour le combattre il était parti de l'extrémité du monde, abandonnant un royaume qu'il venait d'obtenir, une patrie, des parents, des amis. Mais Saladin aurait su, à n'en pas douter, ce qu'il devait de déférence tant à la générosité et à la valeur du roi. qu'à la majesté royale ; tandis que cette nation barbare et intraitable s'est montrée sur ce point d'une brutale ignorance. Sans doute ils ont agi ainsi, pour que la prise d'un si grand roi leur fût comptée comme une louable victoire, eux qui n'auraient jamais osé l'attaquer de bonne guerre, s'il eût été entouré de sa vaillante armée ; ou bien ils pensent peut-être que l'humiliation du roi ne doit pas leur être attribuée ; ils disent que c'est là un effet de la main divine, qui n'a qu'à faire un geste pour que la roue de la fortune fasse monter les uns en haut, et précipite les autres en bas, abaisse celui-ci, élève celui-là. Mais ce qui émeut vivement notre seigneur le roi, c'est qu'on s'est emparé de lui au moment où, à l'abri de votre paix et de la protection que vous avez accordée aux pèlerins pour trois ans, protection octroyée et confirmée sous peine d'excommunication, il revenait de pèlerinage avec l'intention de retourner en Terre-Sainte ; c'est qu'ils l'ont mis en prison sous bonne garde, et lui ont imposé une énorme rançon. Que votre excellence veuille donc ordonner que les otages de notre seigneur le roi, livrés en gage pour la partie de la rançon qui reste à payer, et détenus encore aujourd'hui dans les fers, reçoivent du duc la permission de s'en aller librement. Qu'elle ordonne aussi au duc de restituer intégralement la somme qu'il a reçue de notre seigneur, malgré l'excommunication, et de donner satisfaction convenable pour l'injure qu'il lui a faite, à lui et aux siens.»

Après que les messagers royaux eurent donné connaissance au souverain pontife de ces plaintes et de beaucoup d'autres, le seigneur pape prononça par trois fois une admonition que le duc92 refusa d'entendre ; puis, se levant lui et ses cardinaux, il excommunia le duc nominalement, et généralement tous ceux qui avaient porté des mains violentes sur le roi et sur les siens. Il plaça sous l'interdit ecclésiastique toute la terre du duc. et donna mission à l'évêque de Vérone de faire publier, chaque dimanche et chaque fête, dans tout le duché d'Autriche, la sentence d'interdit et d'excommunication. Si le duc, lui dit-il, se résout à obéir à nos injonctions, ordonnez-lui, au nom de Dieu, de mettre en liberté tous les otages du roi d'Angleterre, de regarder comme nulles les conditions du traité, de rendre intégralement non-seulement ce qu'il a enlevé au roi par lui-même ou par les siens, mais encore ce qu'il a touché sur l'injuste rançon imposée au roi Richard ; enfin de faire conduire en sûreté les susdits otages dans leur pays ; qu'il ne retombe plus dorénavant dans de pareils attentats, et que, néanmoins, il donne satisfaction convenable pour les injures et les torts dont il s'est rendu coupable.»

L'évêque de Vérone transmit au duc les instructions qu'il avait reçues du pape ; mais le duc ayant accueilli avec mépris les ordres apostoliques, sa terre fut frappée d une stérilité comme on n'en avait jamais vu : la famine et la peste exercèrent de concert leurs ravages. Le fleuve même du Danube s'enfla tout à coup sur un point de son cours, et, dans l'inondation qui eut lieu, dix mille hommes furent engloutis. Ces calamités ne purent vaincre l'endurcissement du duc, et ne firent qu'augmenter sa fureur. Alors il fut lui-même frappé terriblement par le jugement de Dieu. En effet, le jour de saint Étienne, tandis qu'il faisait une partie de cheval avec ses compagnons, le cheval sur lequel le duc était monté fit un faux pas, et, en tombant, lui fracassa sans remède la jambe et le pied. Aussitôt la blessure devint noire : il s'ensuivit un gonflement qui ne put céder à tous les cataplasmes des médecins, et bientôt le duc souffrit d'intolérables douleurs : le feu qu'on appelle infernal s'était joint à l'enflure. Le duc, hors d'état de supporter les tourments qu'il endurait, voulut qu'on lui coupât le pied ; mais il fut obligé de se servir lui-même de l'instrument tranchant, tous s'y étant refusés, tant était grande l'horreur qui les glaçait. Cependant il n'échappa point pour cela à la douleur : bientôt ce feu abominable gagna la cuisse et le reste du corps. Enfin, il reconnut l'injustice et la méchanceté de sa conduite envers le roi et les siens ; sur le conseil des évêques qui étaient présents, il promit de délivrer les otages, s'engagea à remettre ce qu'il avait reçu sur la rançon du roi et sur ce qui restait encore à recevoir, et jura de se soumettre désormais aux censures ecclésiastiques. Alors les évêques présents, le voyant dans une position si fâcheuse et si désespérée, le relevèrent de la sentence d'excommunication, et l'admirent à la communion des fidèles. Peu après, il rendit le dernier soupir au milieu des plus atroces souffrances. Son corps resta longtemps sans être enseveli, et il fournissait déjà une horrible pâture aux vers ; car le fils du duc se refusait à exécuter la promesse de son père, lorsque, enfin, pressé par ses amis, il mit les otages en liberté, et leur accorda la permission de revenir dans leur patrie.

L'empereur Henri s'empare du royaume de Pouille et de Sicile. — Le roi de Maroc envahit l'Espagne. — Mort de l'abbé de Saint-Albans. — Faits divers.  — L'empereur Henri, à cette époque, subjugua les royaumes d'Apulie et de Sicile, après la mort de Tancrède, successeur illégitime de Guillaume. L'empereur, en effet, avait épousé la sœur du roi Guillaume, et le royaume revenait de droit à cette princesse93.

Vers le même temps, le très-puissant roi de Maroc, appelé ordinairement î'Admirable-du-Monde ou mieux l'Admiral-Murmelin94, qui veut dire l'admiral belliqueux et victorieux, aborda en Espagne, accompagné de trente rois et d'une innombrable armée. Il désola toutes les provinces qu'il traversa par le pillage et l'incendie, n'épargna ni sexe, ni rang, ni âge : ceux-là seuls trouvèrent grâce, qui reconnurent ses lois impies. Son armée se composait de seize fois cent mille combattants. L'arrivée soudaine de cette multitude fit trembler et épouvanta toute la chrétienté : un déluge d'eaux avait présagé cette invasion amenée par le courroux de Dieu. Les moissons avaient été détruites, et une famine terrible en résulta. (Ces barbares apprirent enfin que le pape avait réuni un concile, qu'il y avait proposé la prédication d'une croisade générale contre eux, et que le chef de l'expédition serait l'illustre roi des Anglais, Richard, dont la renommée avait rempli tout l'Orient, et inspiré la plus grande terreur aux Africains. Or, ils avaient eu connaissance de son emprisonnement et de sa délivrance, et savaient qu'à son retour il avait forcé le roi de France à la retraite ; aussi tous ces incrédules retournèrent-ils dans leur pays95.)

Cette même année, maître Guarin, renommé pour sa science et ses bonnes mœurs, abbé de l'église du bienheureux Albans, qu'il avait gouvernée onze ans huit mois et huit jours, ferma les yeux le troisième jour avant les calendes de mai. Il eut pour successeur maître Jean, dit de la Chapelle, homme de grande religion et de grande science, moine de cette même église, prieur de la chapelle de Wallingford, qui fut élu abbé le treizième jour avant les calendes d'août ; il reçut la bénédiction le troisième jour avant les calendes du même mois, des mains de Richard, évêque de Londres. Vers le même temps, le prieur de l'Hôpital, à Jérusalem, devint évêque de Bangor. Cette même année, mourut Hugues de Pusat, évèque de Durham, ainsi que Henri, évêque de Worcester.

Hubert, archevêque de Cantorbéry, légat du pape. — Le roi de France admonesté par le pape pour avoir répudié  Ingelburge. — Les évêques d'Angleterre excités à la prédication de la croisade. — Pieux zèle de Richard. — Vers le même temps, le pape Célestin écrivit en ces termes à tous les prélats d'Angleterre : «Célestin, évêque, à ses vénérables frères l'archevêque d'York, les évêques, abbés, prieurs et autres prélats d'églises institues dans le royaume d'Angleterre, salut, etc.... Comme nous sommes tenu, d'après les devoirs de sollicitude pastorale dont nous sommes chargé, de pourvoir à toutes les églises, et que nous considérons spécialement, pour le moment, l'église anglicane avec les yeux d'une attention paternelle, nous avons décidé pour son salut, et sur le conseil commun de nos frères, que notre vénérable frère Hubert, archevêque de Cantorbéry, dont les mérites, la vertu, la sagesse et la science, sont un sujet de joie pour l'église universelle, serait investi des fonctions de légat ; qu'il nous remplacerait dans tout le royaume d'Angleterre pour l'honneur de l'église, le salut et la paix du royaume ; et cela librement, sans qu'il ait besoin de s'arrêter à aucun privilége ou à aucune exception faite en votre faveur, ou en faveur de votre église, frère archevêque, ou en faveur de tout autre. C'est pourquoi, par l'autorité des présentes, nous vous recommandons à vous tous tant que vous êtes, et vous enjoignons par ce rescrit apostolique de témoigner audit Hubert, comme légat du saint-siége apostolique, l'honneur et le respect que vous lui devez.»

A peu près à la même époque, le pape Célestin écrivit, entre autres choses, cette lettre à l'archevêque de Sens : «....Aussi comme nous portons le roi de France spécialement dans les entrailles de notre charité, nous l'avons fait prier par la bouche de notre cher fils Ciucio96, sous-diacre, légat du saint-siége apostolique, et envoyé ad hoc, de traiter avec une affection maritale la reine qu'il avait éloignée de lui par une résolution mauvaise, et de ne pas prêter l'oreille aux paroles de ceux qui pensent qu'ils recueilleront beaucoup en semant parmi les hommes la haine et la discorde. C'est pourquoi, d'après le conseil de nos frères, nous déclarons nulle et de nul effet la sentence de divorce prononcée au mépris de tout droit, et recommandons, enjoignons même à votre fraternité, par ce rescrit apostolique, d'avoir grand soin, en vertu de l'autorité apostolique, de faire défense audit roi, dans le cas où il voudrait prendre une autre épouse, du vivant de celle-ci.»

Vers la même époque, le pape Célestin écrivit à Hubert, archevêque de Cantorbéry, et à ses suffragants, relativement à l'affaire de la Terre-Sainte, une lettre dont voici un passage : «Pour vous, mon frère l'archevêque et mes frères les évêques, à qui le soin et la sollicitude des âmes ont été confiés, engagez sans cesse, par vos ardentes prières au Seigneur, les populations qui vous sont soumises à prendre le signe de la croix et à s'armer pour confondre les persécuteurs de la foi chrétienne. Nous espérons en effet, et vous devez espérer comme moi, que le Seigneur, par le moyen de vos prédications et de vos prières, étendra le filet pour la capture. Ceux-là surtout se lèveront pour la défense du royaume chrétien d'Orient en qui Dieu se réjouira plutôt par la grandeur des mérites que par la confiance des armes ; ses ennemis seront dissipés, et ceux qui le haïssent fuiront devant sa lace. Quant à ceux qui, par amour pour la Divinité, se feront un devoir d'entreprendre ce laborieux pèlerinage et de le mettre à terme autant qu'il sera en eux, nous leur accorderons, en vertu de cette autorité que le Seigneur nous a conférée, la rémission de la pénitence que le ministère sacerdotal pourrait leur avoir imposée ; rémission que nos prédécesseurs ont accordée de leur temps ; en sorte que ceux qui entreprendraient ce pèlerinage avec un cœur contrit et un esprit humilié, et qui se mettraient en route en pénitence de leurs péchés, obtiennent, dans le cas où ils décéderaient dans la foi, indulgence plénière pour leurs crimes et espérance de la vie éternelle. Que leurs biens, à partir du jour où ils auront reçu la croix, eux et les leurs, soient placés sous la protection de l'église romaine, ainsi que des archevêques et autres prélats de l'église ; qu'ils n'éprouvent ni perte, ni contestation, ni enquête sur les biens qu'ils possédaient tranquillement à l'époque où ils auront pris la croix, jusqu'à ce qu'on ait quelque nouvelle certaine de leur retour ou de leur mort ; mais que leurs biens restent, pendant ce temps, intacts et libres de toute contestation ; que ceux qui auront pris sur leurs biens pour subvenir aux frais de l'entreprise obtiennent grâce pour leurs péchés, selon que leurs97 prélats le jugeront possible. C'est à vous, frère archevêque, que nous avons songé pour vous confier ce pieux fardeau, vous recommandant d'agir auprès de notre très-cher fils en Jésus-Christ, l'illustre roi d'Angleterre, qui a établi dans la Terre-Sainte une trêve de trois ans, afin qu'il envoie à la défense des lieux consacrés des chevaliers et des fantassins bien équipés. Ainsi donc ne vous faites faute d'exhortations assidues : parcourez la province d'Angleterre ; semez partout les prédications opportunes ou importunes, pour que beaucoup de gens défendent la chrétienté, prennent le signe de la croix, et aillent visiter la terre d'outre-mer.» Lorsque ces faits furent venus à la connaissance du roi, il se sentit enflammé d'un zèle ardent et enflamma par ses paroles les braves comme lui à entreprendre cette œuvre de la croix, à laquelle98 il avait déjà tant contribué. Il leur conseilla de s'armer sans tarder pour cette glorieuse expédition, et leur parla tant au nom du salut de leur roi et de celui de leurs propres âmes, qu'au nom de la glorification de l'église. Et comme il en trouva quelques-uns qui se montraient peu touchés de cet avertissement salutaire, il les réprimanda d'une manière gracieuse en prenant le rôle de prédicateur, et en répétant plusieurs fois aux assistans la parabole suivante.

Aventure d'un habitant de Venise. — En ce temps-là, il arriva à un habitant de Venise, riche et avare, une aventure digne d'être racontée ; et nous avons jugé bon de l'insérer dans cette histoire, à cause de la multitude des ingrats. Cet habitant, nommé Vitalis, était sur le point de marier sa fille, et voulait donner un festin splendide. Il alla donc chasser dans une forêt très-vaste et très-déserte, située au bord de la mer. Tandis qu'il errait seul, à travers les détours de la forêt, portant son arc tendu et ses flèches, et désirant vivement tuer quelques bêtes fauves, il tomba par malheur, dans une fosse, piége adroitement préparé pour prendre les lions, les ours et les loups ; il y trouva deux animaux féroces, un lion et un énorme serpent qui avaient été pris au méme piége ; mais tout affamés et cruels qu'ils étaient, ils ne firent aucun mal à Vitalis, qui leur avait opposé le signe de la croix. Il y resta toute la nuit et le jour suivant, criant, se lamentant douloureusement, et se désolant de la mort ignominieuse qui l'attendait. Il arriva pourtant, qu'un pauvre charbonnier qui demeurait dans la forêt entendit des cris et des gémissements qui semblaient venir de dessous terre, tandis qu'il était occupé à ramasser, de côté et d'autre, des brins de bois. Il marcha dans la direction de la voix, arriva au bord de la fosse, et y jetant les yeux : «Qui es-tu ? dit-il. Quel est celui que j'entends ?» Vitalis, ranimé et joyeux au delà de toute expression, se hâta de lui répondre : «Je suis un malheureux Vénitien, nommé Vitalis ignorant qu'il y avait ici des piéges et des fosses, j'y suis tombé, pour devenir sans doute la proie des bêtes féroces : je meurs de faim et de peur ; car il y a ici deux animaux, un lion et un serpent dont je redoute la cruauté. Jusqu'ici j'ai fait le signe de la croix qui porta le Seigneur, et le Seigneur m'a protégé. Ils ne m'ont pas fait de mal : et j'ai été sauvé pour t'être utile : tire-moi d'ici et tu t'en trouveras bien : je te donne la moitié de mes biens, c'est-à-dire cinq cents talents, car j'en possède mille.» Alors le pauvre homme : «Si les faits répondent aux paroles, je ferai ce que tu désires et ce que tu attends de moi.» Vitalis prononça aussitôt les serments les plus solennels, et prit en quelque sorte Dieu pour caution de sa parole et de sa promesse. Tandis qu'ils s'entretenaient, le lion fit un mouvement de queue et un saut joyeux, le serpent se roula doucement et avec grâce : ils semblaient chercher à intéresser le charbonnier et lui demander comme Vitalis leur délivrance. Le paysan retourna en toute hâte à sa cabane ; il s'y munit précipitamment d'une échelle et des cordes qu'il croyait nécessaires, revint à la fosse et y jeta l'échelle. Aussitôt le lion et le serpent montèrent, l'un après l'autre, à l'aide des échelons, s'approchèrent du pauvre homme, se roulèrent à ses pieds, lui témoignant leur joie, et en quelque sorte leurs actions de grâces pour leur délivrance. Vitalis monta le dernier, le pauvre lui tendit la main, et lui dit en l'embrassant : «Vive cette main ! Ah ! ah ! que je suis content : j'ai mérité que mes vœux fussent comblés.» Alors il le conduisit, jusqu'à ce qu'il l'eût remis dans son chemin. Lorsque Vitalis fut sur le point de le quitter, le pauvre Sylvain lui dit : «Quand et où vous acquitterez-vous envers moi ? Dans quatre jours, lui répondit Vitalis ; à Venise, dans mon palais : iT est bien connu et facile à trouver.» Sylvain retourna dans sa cabane pour y dîner. Au moment où il se mettait à table, voici que le lion qu'il avait délivré entre dans la hutte tenant à la gueule un faon, qu'il pose sur la table avec les signes de la plus grande douceur. Il venait apporter son présent en récompense du bienfait qu'il avait reçu, et il s'en alla avec tranquillité, sans rugir et sans faire la moindre manifestation hostile. Sylvain le suivit, tandis que l'animal jouait devant lui et lui léchait les pieds, afin de savoir où était sa tanière (car il s'étonnait d'une si grande douceur dans un lion) ; puis il revint pour dîner. Au moment où il se servait à manger, le serpent qu'il avait sauvé se présente, portant à sa gueule une pierre précieuse, qu'il pose devant Sylvain, comme devant son libérateur, et après l'avoir placée dans son assiette, il se roule autour de lui en spirales, semble l'applaudir en se jouant, comme s'il le remerciait pour le bienfait qu'il en avait reçu ; enfin il se retire en poussant un gracieux sifflement et sans lui faire le moindre mal. Fort surpris, Sylvain Le suivit aussi, afin de savoir où était sa caverne. Lorsque deux ou trois jours se furent écoulés, Sylvain emporta avec lui la pierre précieuse que le serpent lui avait apportée, et se rendit à Venise, pour réclamer de Vitalis l'exécution de sa promesse. Il le trouva à table avec les habitants ses voisins, et célébrant son heureuse délivrance. Sylvain le prit à l'écart et lui parlant bas (car il fit semblant d'être un étranger pour lui) : «Mon ami, dit-il, rendez-moi ce que vous me devez.» Vitalis le regardant de travers, lui répondit : «Qui es-tu ? que veux-tu ? — Je veux les cinq cents talents que vous avez promis et juré de me payer pour le service que je vous ai rendu. — Eh ! mais, à ce compte, tu t'enrichirais très-commodément avec un argent que j'ai amassé avec tant de peine et de fatigue.» En même temps, Vîtalis ordonna à ses valets de s'emparer de cet homme : «C'est un fou, s'écria-t-il, et sa témérité mérite la prison.» Sylvain, en entendant ces paroles, fit un brusque mouvement en arrière, et sortant de la maison, il se rendit au tribunal, où il raconta la chose tout au long aux juges de la ville. Comme sa narration leur paraissait incroyable, qu'ils hésitaient à y ajouter foi, il leur montra la pierre précieuse que le serpent lui avait donnée par reconnaissance. Aussitôt Un des habitants, connaissant la valeur de cette pierre, en fit l'acquisition pour une grosse somme. Enfin, pour dissiper tous les doutes des assistants, Sylvain prit avec lui quelques-uns des citoyens, et les conduisit à la tanière du lion et à la caverne du serpent. Ces animaux témoignèrent de nouveau leur gratitude à Sylvain comme à leur libérateur. Les juges de la ville ayant alors acquis la certitude de la vérité du fait, forcèrent Vitalis à payer ce qu'il avait promis, et à donner satisfaction pour l'outrage qu'il avait fait éprouver à Sylvain. Telle est l'histoire que l'illustre roi Richard se plaisait à raconter pour confondre les ingrats.

Richard à Poitiers. — Convention de Louviers entre le roi de France et Richard. — Le roi de France rompt la convention. — Hostilités. — L'an de la nativité du Seigneur 1196, le roi d'Angleterre Richard se rendit dans la ville de Poitiers, le jour de Noël. Le mois suivant, le jour de la fête de saint Hilaire, Philippe, roi de France, et Richard, roi d'Angleterre, eurent une entrevue à Louviers. Voici ce qui fut convenu entre eux : le roi de France renonça, en faveur du roi Richard et de ses héritiers, à toutes ses réclamations sur la ville d'Issoudun et sur ses dépendances, ainsi que sur les droits qu'il avait en Berri, en Auvergne et en Gascogne. Il lui restitua aussi le château d'Arques, le comté d'Aumale et plusieurs autres châteaux dont il s'était emparé après son retour de la Terre-Sainte, pèlerinage qu'il voulait recommencer. De son côté, le roi d'Angleterre se désista de toutes prétentions sur le château de Gisors et sur tout le Vexin Normand. Pour ratifier et confirmer ces conventions, des cautions furent données de part et d'autre, et il fut stipulé qu'en cas de dédit quinze mille marcs d'argent seraient payés. Peu après, le roi Richard ayant exercé ses nouveaux droits, le roi de France se repentit de l'arrangement auquel il avait consenti, et réunissant une nombreuse armée, vint mettre le siége devant Aumale. A cette nouvelle, le roi d'Angleterre fit confisquer à son profit tous les biens et possessions des abbés du grand monastère de Cluny, de Saint-Denis, du prieur de la Charité qui s'étaient constitués cautions du côté du roi de France, pour le traité dont nous avons parlé. Ceux-ci, qui s'étaient engagés à payer la somme au roi d'Angleterre, si le roi de France n'observait pas la convention, en voulurent beaucoup à ce dernier pour cette énorme violation de la foi promise. Cependant le roi de France s'était emparé du château d'Aumale et l'avait détruit. Le roi d'Angleterre lui donna trois mille marcs d'argent sur la somme stipulée, pour la rançon de ses chevaliers et de ses sergents, afin qu'ils eussent la permission de se retirer librement avec leurs chevaux et leurs armes. Ensuite le roi de France, enflé et glorieux de sa victoire, se saisit de Nonantcourt : le roi Richard, de son côté, prit le château de Jumiéges. Ainsi de jour en jour s'envenimait une inimitié sanglante entre les deux rois et les deux royaumes. Le vieil ennemi du genre humain semait le mauvais grain de la haine et l'ivraie de la discorde.

Sédition à Londres. — Mort de Guiilaume-Longue-Barbe. — A cette époque il s'éleva un différend et une querelle dans la cité de Londres, entre les pauvres et les riches, relativement à la perception d'un taillage que les officiers royaux avaient imposé au grand avantage du fisc. Les chefs de la bourgeoisie, qu'on appelle chez nous maires et aldermen, ouvrirent la délibération dans leur Husting, et cherchèrent à se décharger de tout paiement, ou bien à ne pas se fouler beaucoup, et à rejeter tout le fardeau sur les plus pauvres gens. Un certain Guillaume, fils de Robert, et surnommé à la barbe (car, d'après une coutume observée par sa famille, il négligeait de se raser la barbe, en haine des Normands), s'opposa vivement à cette répartition, et s'écria que les maires de la ville étaient traîtres au roi. Il en résulta une sédition violente, qui alla jusqu'à faire prendre les armes au peuple. Guillaume, en effet, excitait et animait contre le maire et les aldermen, une foule de pauvres et de gens d'humble condition. Mais il se trouva parmi eux des hommes pusillanimes et au cœur dégénéré : bientôt la société des habitants confédérés avec Guillaume, se trouva dissoute et hors d'état de résister aux oppresseurs. Profitant de l'inertie des humbles et des pauvres, le roi, les officiers royaux et les chefs de la bourgeoisie de Londres firent retomber tout le crime sur Guillaume. Bientôt il se vit cerné par des gens armés, que les justiciers avaient envoyés pour le prendre. Mais Guillaume qui était un homme de bonne race et de grande réputation dans la ville, et outre cela qui était grand, vigoureux et intrépide, se défendit à l'aide de son long couteau, et réussit à leur échapper. Il s'enfuit dans l'église de Sainte-Marie-des-Arcs, afin de se soustraire à la captivité ou à une mort imminente. Là il implora la paix et la protection du Seigneur, de la bienheureuse Vierge et de la sainte église : il assura qu'il n'avait eu d'autre motif en résistant à l'inique jugement des puissants, que de réclamer pour tous une charge égale, et de faire taxer chacun selon ses moyens. On n'écouta pas ses raisons ; les aldermen eurent gain de cause, et l'archevêque ordonna, non sans exciter de vifs murmures, que Guillaume fût tiré hors de l'église, afin de subir un jugement connue provocateur de sédition et perturbateur de la paix publique. Guillaume ayant appris cette nouvelle, se retira en toute hâte dans le clocher de l'église : car il savait bien que les maires auxquels il avait osé résister, en voulaient à sa vie. Ceux-ci, persévérant dans leur cruel projet, firent mettre le feu à l'église, qu'ils brûlèrent en grande partie, sans s'inquiéter d'un pareil sacrilége. Guillaume se vit contraint de descendre du clocher à demi suffoqué par la chaleur et par la fumée. Aussitôt il fut saisi, tiré violemment hors de l'église, et dépouillé de ses vêlements ; on lui garrotta les pieds, on lui lia les mains derrière le dos, enfin on l'attacha à la queue d'un cheval, et on le traîna ainsi jusqu'à la prison de la tour de Londres. Alors l'archevêque, dont la colère était excitée par les chefs de la bourgeoisie, et par les officiers royaux, ordonna qu'il fût à l'instant lié de nouveau à la queue du même cheval, et traîné de la tour de Londres, par les rues, jusqu'aux Ormes99 ; spectacle douloureux pour ses concitoyens et pour sa famille, qui était illustre dans la ville. Enfin il fut pendu au gibet avec une chaîne. Ainsi fut livré à une mort ignominieuse, et par ses concitoyens, Guillaume, surnommé longue barbe ou le barbu ; il périt pour avoir embrassé la défense de la vérité et la cause des pauvres. Si la cause fait le martyr, nul mieux que lui et à plus juste titre ne peut être appelé martyr. Neuf personnes de son voisinage ou de sa maison, qui avaient été les zélés compagnons de Guillaume dans cette affaire, furent pendus avec lui100. — Cette même année, Jean, doyen de Rouen, fut élevé à l'évéché de Worcester. Il reçut la consécration des mains de l'archevêque de Cantorbéry, le treizième jour avant les calendes de novembre.

La Normandie mise en interdit. — L'empereur et le chapitre de Citeaux. — Hugues de Chaumont, prisonnier, puis sauvé. — Brigandages des routiers au service de Richard. — L'évêque de Beauvais et son archidiacre prisonniers. — Débordement de la Seine.  — Cette même année, Richard, roi d'Angleterre, fortifia un château neuf dans l'île d'Andely, contre la volonté de Gaultier, archevêque, de Rouen ; et, comme il refusa d'interrompre ces constructions, malgré de fréquents avertissements, ledit archevêque, à l'instigation du roi de France, mit en interdit la Normandie tout entière, et se rendit ensuite à la cour de Rome.

Vers le même temps, l'empereur légua au chapitre de Cîteaux trois mille marcs d'argent, sur la rançon du roi Richard, destinés à la confection d'encensoirs d'argent pour toutes les abbayes de l'ordre. Mais les abbés, détestant l'empereur aussi bien que son présent, refusèrent d'accepter un don provenant d'un gain si honteusement acquis Le roi Richard, ayant appris cette conduite, en tint grand compte aux abbés qui, dans cette occasion, avaient fait taire leur avarice habituelle.

Cette même année, dans une rencontre qui eut lieu entre des chevaliers anglais et français, Hugues de Chaumont, ami intime et chéri du roi de France, fut pris et présenté au roi d'Angleterre. Celui-ci en confia la garde à Robert de Ros, lui recommandant de veiller sur lui comme sur sa propre vie. Robert, à son tour, donna secrètement la garde du prisonnier à Guillaume d'Espinet, son serviteur. A force de présents et de promesses plus magnifiques encore, Hugues corrompit Guillaume : il descendit du haut des murs et s'enfuit, au grand détriment du roi. Puis, joyeux et se moquant de ses gardiens, il salua du derrière le château de Bonneville sur la Touque, où il avait été renfermé. Le roi d'Angleterre fut violemment irrité et non sans raison contre Robert de Ros ; il exigea de lui douze ceuts marcs, pour le punir de sa négligence et de sa désobéissance aux recommandations royales : c'était la somme qu'il avait l'intention d'imposer à Hugues de Chaumont pour sa rançon. Quant à Guillaume d'Espinet, il le fit pendre.

Vers la même époque, le comte Jean, frère du roi Richard, que ledit roi excitait à guerroyer, quoiqu'il ne restât pas cependant dans l'inaction, et les féroces chefs de routiers Markade, Algais et Lupescare, provençaux de nation, qui comptaient pour rien l'effusion du sang humain, le pillage et l'incendie, portèrent, par les ordres du roi Richard, d'épouvantables ravages sur le territoire du roi de France, sans épargner les églises, sans s'occuper de l'âge ni du rang. Ils en voulaient surtout à Philippe, évêque de Beauvais, et à son archidiacre, qui, respectant beaucoup moins qu'il ne convenait les bornes imposées à leur état, se livraient avec assiduité aux travaux guerriers, et avaient fait supporter de grands dom mages au roi Richard. En effet, à la tète d'une armée nombreuse, ils s'étaient emparés par force de plusieurs châteaux appartenant au roi Richard, avaient mis la main sur ses chevaliers et sur ses sergents, avaient massacré ceux qui leur résistaient : ni jour ni nuit, ils ne cessaient de guerroyer de cette façon ; car ils étaient braves, puissants et de grande naissance. Un jour, lesdits Markade et Lupescare, chefs de ces bandes qu'on appelle routiers, sous les ordres du comte Jean, frère du roi Richard, firent une course de cavalerie aux portes de la ville de Beauvais, se livrant au pillage et s'emparant de ce qu'ils rencontraient. L'évêque de la ville, Philippe, et son archidiacre s'indignèrent de cette audace, et ils sortirent avec une troupe d'habitants armés de pied en cap pour repousser et punir vigoureusement les agresseurs. Guillaume de Mello que le roi de France chérissait à juste titre, à cause de sa valeur, se joignit à eux avec de braves et nombreux chevaliers, quoiqu'ils semblassent n'en avoir pas besoin, tant leurs cavaliers et leurs fantassins étaient bien armés et bien rangés. Un combat furieux s'engagea : beaucoup de gens des deux côtés restèrent sur la place. Enfin, dans cette mêlée, les Français eurent le dessous ; tous les personnages de marque furent pris. Parmi les fantassins, la plus grande partie fut tuée, les uns criblés de traits, les autres percés par la lance ou par l'épée, d'autres encore foulés aux pieds des chevaux. L'évêque de Beauvais et son archidiacre furent pris par Markade qui les présenta, tout armés qu'ils étaient encore, au roi Richard, en lui disant101 : «Roi Richard, je vous ai pris et je vous donne l'homme aux cantiques et l'homme aux répons ; tenez-les et gardez-les bien, si vous le savez faire.» Le seigneur pape, à qui le chapitre de Beauvais adressa des plaintes amères à ce sujet, écrivit gracieusement au roi Richard, lui demandant qu'il mît l'évêque en liberté, et, pour décider le roi à y consentir, il se servit, en parlant de l'évêque, des termes de très-cher frère, très-cher fils de lui-même et de l’Église. Le roi, par respect pour le pape, fit enlever à l'évêque son armure, et chargea les messagers de la lui présenter, en lui disant : «Voyez si c'est la tunique de votre fils ou non.» Alors le pape : «Celui-là n'est point mon fils ni le fils de l'église ; qu'il soit mis à rançon selon la volonté du roi, car c'est plutôt un soldat de Mars qu'un soldat du Christ.» Cette année, la Seine sortit de son lit habituel, et l'inondation effraya tellement les habitants de Paris, que le roi, abandonnant son palais, se retira à Sainte-Geneviève avec son fils Louis, et l'évêque Maurice à Saint-Victor.

Vision miraculeuse d'un moine. — Détails curieux. — Description du purgatoire, de l'enfer et du paradis.— A la même époque, un moine d'Evesham, étant tombé en langueur depuis un an et trois mois, souffrait d'une terrible incommodité : il avait un tel dégoût pour la nourriture et pour la boisson, que, pendant neuf jours durant, il ne se soutint qu'avec une petite portion d'eau tiède. Tout l'art des médecins ne pouvait le guérir ; il ne vivait que par l'esprit et ressemblait à un spectre : les remèdes de la médecine ne pouvaient rien à son mal. Il était donc étendu dans son lit, accablé d'une langueur et d'une faiblesse telles qu'il ne pouvait changer de place sans le secours de ses serviteurs. Lorsque le jour de la résurrection du Seigneur approcha, il se sentit un peu mieux et réussit à marcher dans l'infirmerie, appuyé sur un bâton. La nuit qui précéda le jour de la cène du Seigneur, il se rendit, appuyé sur son bâton et poussé par une dévotion ardente, dans l'église de l'abbaye, ne sachant s'il tirait sa force de son corps ou d'un pouvoir étranger à lui. Là, tandis que le couvent récitait l'office de nuit et chantait les louanges du Seigneur, le moine se sentit tellement rempli du sentiment de la miséricorde divine et de la grâce céleste, qu'il donna les signes d'une dévotion extraordinaire : en effet, depuis minuit jusqu'à la sixième heure du jour suivant il ne put s'empêcher de pleurer et de louer le Seigneur. Puis il fit venir auprès de lui, l'un après l'autre, deux des frères qu'on appelle en religion confesseurs. Il fit à chacun d'eux l'aveu des fautes même les plus légères, et des infractions quelles qu'elles fussent qu'il pouvait avoir faites aux règles de son ordre et aux commandements de son Dieu. Après s'être confessé avec une grande pureté et une parfaite contrition de cœur, il reçut l'absolution qu'il avait sollicitée en versant d'abondantes larmes et en manifestant le plus ardent désir. Ainsi il passa toute la journée dans une sainte dévotion, occupé à louer le Seigneur.

La nuit suivante, après avoir goûté quelques instants de sommeil, il sortit de son lit, lorsque les tablettes102 de bois eurent appelé la communauté à matines, et se dirigea vers l'église. Ce qu'il y lit, la suite du récit le montrera. Dans la journée, de grand matin (c'était le vendredi saint), les frères se rendaient à Prime et en se dirigeant vers l'église ils passèrent devant le chapitre. Là ils aperçurent le moine dont nous avons parlé, étendu nu-pieds et prosterné le visage contre terre devant le siége de l'abbé, où d'ordinaire les moines demandent pardon. On eût dit qu'il implorait un être invisible assis dans la stalle. A cette vue tous les frères stupéfaits accoururent et, en voulant le relever, ils le trouvèrent évanoui, privé de tout mouvement, les yeux profondément creusés et hagards. Il avait les yeux et les narines couverts de sang. Tous s'écrièrent qu'il était mort et que depuis longtemps le sang ne battait plus dans ses veines. Cependant après avoir observé qu'il respirait encore, quoique très-faiblement, ils lui baignèrent le visage, la poitrine et les mains avec de l'eau froide. Alors il éprouva un léger tremblement par tout le corps : ce tremblement cessa bientôt et il retomba dans une immobilité complète. Incertains de ce qu'ils devaient faire de cet homme, qui n'était pas tout fait mort, mais qu'ils ne pouvaient faire revenir à lui, les frères furent tous d'avis de le porter à l'infirmerie, où ils le placèrent dans son lit et confièrent aux gardiens le soin de veiller attentivement sur lui. On lui appliqua un emplâtre sur la poitrine, on lui piqua la plante des pieds avec un instrument aigu ; rien n'avait le pouvoir de le ranimer et il ne donnait toujours aucun signe de vie. Il resta de cette manière, immobile dans son lit, pendant deux jours, depuis le vendredi saint à minuit jusqu'au lendemain samedi à l'heure de complies. Mais à l'heure du samedi saint où le vent se réunit pour chanter complies, on remarqua un mouvement dans les cils des yeux du malade ; ou vit s'échapper de ses paupières comme des larmes qui coulaient doucement sur ses joues. Semblable à un homme qui pleure en dormant, il exhalait de fréquents soupirs du fond de sa poitrine, et peu après il fit entendre des sons caverneux, à peine intelligibles et qui mouraient dans son gosier. Enfin, peu à peu le sens lui revint et il se mit à invoquer la sainte Vierge en disant : «O sainte Marie ! ô sainte Marie, ma dame et maîtresse ! qu'ai-je fait pour perdre une si immense joie ?» Et il ne cessait de répéter les mêmes paroles : ce qui indiquait aux assistants qu'il se croyait privé de quelque grand bonheur. Ensuite, il sembla s'éveiller d'un sommeil profond, secoua la tête et se mit à pleurer amèrement et à verser des larmes entrecoupées de sanglots. Puis il se frappa les mains l'une contre l'autre, se serra les doigts, se souleva tout à coup, se mit sur son séant, et, cachant son visage sous ses mains et sur ses genoux, il ne cessa de se livrer aux plaintes douloureuses qu'il avait commencé de faire entendre. Les frères l'ayant supplié de prendre quelque chose après un jeûne et une abstinence si prolongés, il accepta un morceau de pain et s'absorba de nouveau dans les prières. Comme on lui demandait s'il espérait échapper à l'infirmité qui le tourmentait : Je vivrai assez, répondit-il ; car je suis déjà tout à fait guéri.» La nuit suivante, qui était celle de la résurrection de notre Seigneur, au moment où retentit le signal qui appelait à matines, il se rendit, sans s'appuyer sur rien, à l'église du monastère, et il entra dans le chœur, ce qu'il n'avait pas fait depuis onze mois. Dans la journée, lorsque les offices divins eurent été convenablement célébrés, il mérita d'être admis à la sainte communion.

Après ces faits surprenants, les moines se réunirent et lui demandèrent, avec toutes les instances d'une pieuse sollicitude, qu'il leur racontât pour les édifier ce qui lui était arrivé et ce qu'il avait vu pendant son sommeil. Car ils comprenaient que des choses étranges lui avaient été révélées, d'après les signes qu'ils avaient remarqués en lui, d'après les paroles qu'ils avaient entendues le jour précédent à son réveil, d'après les larmes continuelles qu'ils lui avaient vu verser. Il se refusa longtemps à leur demande ; mais comme ils insistaient vivement, il leur fit la narration qui va suivre, narration frêquemment entrecoupée par ses larmes et par ses gémissements. «Lorsque j'étais dans l'état de langueur prolongée où vous m'avez vu, je bénissais le Seigneur de cœur et de bouche, et je lui rendais grâce de ce qu'il daignait me châtier avec sa verge paternelle, moi, son serviteur indigne. J'avais laissé loin de moi toute espérance de recouvrer la santé, et ne songeais plus autant qu'il était en moi qu'à me prémunir au plus tôt contre les punitions de l'autre monde, alors que mon âme quitterait mon corps. Tandis que je méditais sérieusement sur ce sujet, je fus pris d'une tentation, celle de demander au Seigneur qu'il daignât me révéler d'une manière ou d'une autre ce que c'était que la vie future, et quelle était après cette vie la condition des âmes une fois sorties du corps, afin que cette connaissance me fît voir plus clairement ce que j'avais à espérer ou à craindre après ma mort, que je croyais si prochaine, et que, par ce moyen, je pusse faire des progrès dans l'amour de Dieu, tandis que je flottais entre la vie et la mort. Curieux de satisfaire ce désir qui m'obsédait, j'invoquais tantôt le Seigneur sauveur du monde, tantôt la glorieuse Vierge sa mère, tantôt tous les saints élus de Dieu ; mais j'espérais surtout obtenir la satisfaction de ma première demande par l'intercession du bienheureux confesseur saint Nicolas. Une nuit, au commencement du carême que nous venons de terminer, je dormais, lorsque je vis près de moi une apparition gracieuse et belle qui, s'adressant à moi dans les termes les plus doux, me dit : «Mon très-cher fils, la dévotion de tes prières est grande, et la persévérance de ton intention est grande aussi. Des supplications si assidues ne pourront rester sans effets devant la clémence du Rédempteur. Cependant continue pieusement les oraisons et aie l'esprit en repos, car sans nul doute le vœu de ta dévotion sera promptement comblé.» A ces mots l'apparition s'évanouit et le sommeil me quitta.

A mon reveil, cette vision se grava profondément dans ma mémoire. Au bout de six semaines, m'étant levé pour aller à matines la nuit qui précède la cène de notre Seigneur, et ayant reçu de vos mains les coups de discipline, comme vous pouvez vous en souvenir, je sentis dans tout mon être un tel attendrissement que, le jour suivant, je trouvai le plus grand charme à pleurer abondamment, ainsi que vous l'avez vu de vos propres yeux. La nuit suivante, qui était celle de la Parascève, presqu'à l'heure où je devais me lever pour aller à matines, je tombai dans un paisible sommeil et j'entendis une voix apportée je ne sais comment à mon oreille, qui me disait ; «Lève-toi, entre dans l'oratoire, approche-toi de l'autel qui est placé sous l'invocation de saint Laurent : derrière l'autel tu trouveras une croix, celle que le couvent adore le jour de la Parascève ; si tu n'en agis pas ainsi, tu ne pourras rien faire demain ; car il te reste une longue route à parcourir ; adore cette croix en l'honneur du Sauveur ; offre-lui le sacrifice d'un cœur contrit et humilié : sache pour sûr que l'holocauste de la dévotion plaira au Seigneur ; dans ce lieu même il répandra sur toi une rosée abondante.» Le sommeil s'étant dissipé, je me réveillai et j'allai rejoindre mes frères pour entendre matines ; je le croyais du moins. Comme ils étaient déjà réunis et que l'office était commencé, je rencontrai dans le vestibule de l'église un vieillard vêtu d'habits blancs, un de ceux qui, la nuit précédente, m'avaient infligé la discipline. Il m'invita par le geste accoutumé, à subir la pénitence ; nous entrâmes dans le chapitre, et quand nous eûmes accompli cet office, nous revînmes dans l'oratoire. Je me dirigeai seul vers l'autel qui m'avait été désigné en songe, j'ôtai ma chaussure, et me prosternant sur le pavé, je m'avançai vers le lieu où je devais trouver la croix du Sauveur. Je la trouvai en effet, ainsi que la chose m'avait été annoncée : aussitôt je fondis en larmes, je m'étendis de tout mon long sur le pavé et je l'adorai avec la plus grande ferveur. Tandis que je baisais à deux genoux le visage du crucifix sur les yeux et sur la bouche, je sentis sur mon front des gouttes qui coulaient doucement et en y portant la main, je m'aperçus à la couleur que c'était du sang ; je vis en outre qu'il s'échappait du crucifix autant de sang qu'il s'en échappe de la veine d'un homme à qui l'on a pratiqué une saignée. Je reçus dans la main je ne sais combien de ces gouttes de sang, et je m'en frottai les yeux, les oreilles et le nez. Enfin (j'ignore si j'ai péché en cela ) poussé par un désir invincible, j'avalai une de ces gouttes précieuses et je me proposai de garder le reste que j'avais recueilli dans ma main.

«Après avoir adoré ainsi la croix du Seigneur, j'entendis marcher derrière moi : c'était le vénérable vieillard qui m'avait infligé précédemment la discipline. Je laissai près de l'autel ma chaussure et mon bâton, je ne sais trop pourquoi ; je me rendis au chapitre, et, après avoir reçu comme la première fois, six coups de discipline, je fus absous. Le vieillard s'étant assis dans la stalle de l'abbé, je me prosternai devant lui ; il s'approcha de moi et me dit seulement : «Suis-moi.» Et m'ayant relevé pour que je me tinsse debout, il prit ma main droite avec autant de force que de douceur. Cette étreinte dura tout le temps que nous restâmes ensemble ; et alors je perdis le sentiment de moi-même et de mon existence. Nous marchâmes dans une route unie, en droite ligne du côté de l'orient, jusqu'à ce que nous fûmes arrivés dans une contrée fort vaste qui présentait un aspect horrible : le sol semblait marécageux et composé d'une boue durcie. Il y avait là une si grande multitude d'hommes ou plutôt d'âmes, que le nombre en dépasse l'imagination. Elle était exposée à des supplices de tout genre, dont l'horreur ne peut être racontée. J'y voyais une troupe innombrable des deux sexes, de toute condition, de toute profession et de tout rang : chacun de ces pécheurs était puni de divers tourments, selon la nature de sa profession et le genre de sa faute. J'ai vu, j'ai entendu dans ce vaste espace dont les bornes échappent à l'œil des troupes de malheureux misérablement réunis et joints par la ressemblance des crimes et la similitude des professions. Leurs souffrances étaient les mêmes, mais les cris qu'ils poussaient dans les supplices formaient un bruit discordant. A chacun de ces malheureux que je voyais puni pour leurs péchés, je remarquais parfaitement le genre de leurs fautes, la mesure et la nature du châtiment qu'ils subissaient, et comment, soit en se repentant de leurs péchés, soit par les prières des autres, ils mériteraient, dans cet exil terrible, de parvenir enfin à la céleste patrie ; car tous les habitants de ce lieu d'horreur avaient l'espérance d'être sauvés un jour. J'en voyais quelques-uns souffrant leur supplice avec constance. La conscience de la récompense qui les attendait leur faisait regarder comme légères les horribles souffrances qu'ils éprouvaient. J'en apercevais quelques-uns aussi qui quittaient avec précipitation le lieu de leur supplice, et qui s'engageaient aussitôt dans un chemin conduisant plus avant : au même instant s'élevait une flamme qui les brûlait cruellement ; des tourmenteurs accouraient armés de fourches, de fouets et d'autres instruments de supplices ; ils les repoussaient et se préparaient à exercer sur eux toute leur cruauté. Néanmoins ceux qui avaient été ainsi déchirés, brûlés et dont les membres étaient en lambeaux, finissaient par échapper103. Tous ceux de la même catégorie parvenaient plus loin, et à d'épouvantables tourments succédaient des tourments plus tolérables. Pour ceux qui n'avaient pas encore passé d'une grande souffrance à une épreuve plus cruelle, il s'en fallait de beaucoup que leur temps de misère fût fini. Chacun était traité selon qu'il avait en aide ou en empêchement ses mérites antérieurs, selon aussi que les bonnes œuvres de ses amis le secouraient. La variété des supplices dont j'ai été le témoin était infinie : ceux-ci étaient rôtis au feu, ceux-ci étaient frits dans des poêles, ceux-ci avaient la chair labourée par des ongles de fer qui mettaient à découvert la charpente osseuse ; ceux-ci étaient plongés dans des bains de poix et de soufre qui exhalaient une odeur affreuse, et où se trouvaient mêlés de l'airain, du plomb et d'autres métaux fondus ; ceux-là étaient rongés par les dents venimeuses de reptiles monstrueux ; ceux-là étaient lancés sur des pieux plantés très-près les uns des autres et surmontés de pointes de fer rouge. Les tourmenteurs les déchiraient avec les ongles de 1er, les meurtrissaient à grands coups de fouet, leur enlevaient la chair à force de tortures. Je reconnus parmi ces malheureux des gens que j'avais connus et avec qui j'avais été lié dans cette vie ; leur sort n'était pas le même pour tous : parmi eux se trouvaient des évêques, des abbés, et autres élevés en dignité, soit dans le clergé, soit dans les emplois séculiers, soit dans le cloître ; je remarquai que ceux qui avaient eu le moins de priviléges et d'honneurs dans leur vie terrestre souffraient les peines les moins lourdes. Je vous le dis en vérité ; je vis que ceux-là étaient tourmentés plus que les autres, et comme par une aggravation spéciale, que j'avais connus dans le monde prélats ou juges d'autrui. Il serait trop long de vous dire ce que chacun d'eux avait mérité, ce que chacun d eux souffrait, quoique j'aie observé clairement toutes ces choses. Aussi, Dieu en est témoin, si je voyais quelqu'un, eût-il tué mes amis les plus chers selon les affections charnelles, destiné à de pareils supplices, je subirais humblement104 la mort temporelle, s'il pouvait arriver que cette mort dût le délivrer ; tant les supplices auxquels j'ai assisté dans ce lieu terrible dépassent le terme et la mesure de la douleur, de l'angoisse, de l'amertume et de la misère.

«Lorsque nous eûmes traversé ce premier lieu de peines, nous arrivâmes, mon guide et moi, du côté opposé, sans avoir éprouvé aucun mal, et nous fûmes également sains et saufs dans les autres lieux de supplices dont je vais parler. Le second lieu de tortures où nous parvînmes était borné par une montagne dont la hauteur touchait aux nuages ; mais nous traversâmes cet obstacle avec autant de facilité que de rapidité. De l'autre côté de la montagne et à son pied s'étendait une vallée très-profonde et ténébreuse, entourée, à son autre extrémité, par une ceinture de rochers dont le regard ne pouvait embrasser l'étendue. Au fond de cette vallée se trouvait un fleuve ou un étang, je ne sais lequel, fort large et fort long, dont les eaux noires étaient horribles à voir, et qui exhalait en tourbillons une vapeur fétide et insupportable. D'un côté de cet étang, sur le flanc de la montagne, des bûchers avaient été construits, et la flamme s'en élevait jusqu'aux cieux ; de l'autre côté, sur le haut des rochers, se faisait sentir un froid atroce : la neige, la grêle, les vents furieux semblaient y sévir à l'envi. Ce froid terrible me parut être le plus cruel supplice que j'eusse vu jusque-là. La vallée dont je viens de parler, les flancs de chaque chaîne de montagnes, dont l'une était une fournaise et l'autre un glacier, étaient occupés par une aussi grande multitude d'âmes qu'on voit d'abeilles remplir la ruche, lorsque l'essaim est au complet. A cette vue, je conjecturai qu'en général, ces pécheurs étaient plongés dans le fleuve fétide ; qu'à leur sortie, ils devenaient la proie des flammes allumées sur le bord ; que ces flammes, en se succédant, les emportaient en l'air comme des étincelles échappées d'une fournaise, et qu'ils retombaient dans les profondeurs de l'autre rive où ils étaient entraînés par les vents, morfondus par les neiges, frappés par la grêle ; et puis que leur supplice recommençait ; qu'ils étaient de nouveau précipités par la violence de l'ouragan dans les flots fétides du fleuve, de nouveau exposés aux flammes dévorantes de l'incendie. Les uns étaient tourmentés par la chaleur ou par le froid plus longtemps que les autres ; ceux-là faisaient un plus long séjour dans les eaux fétides du fleuve ; d'autres enfin, ce qui est horrible à dire, étaient écrasés dans les flammes comme des olives sous le pressoir, et je voyais leur angoisse interminable. Tous ceux qui étaient tourmentés dans ce lieu subissaient cette loi commune, à savoir que le temps de la purgation de leurs fautes n'expirait que quand ils avaient traversé le lac sur tous ses points, depuis le commencement jusqu'à la fin. De grandes et nombreuses différences étaient établies dans le sort des suppliciés : à ceux qui avaient pour eux des mérites antérieurs ou de bonnes œuvres faites en leur nom après leur mort, étaient accordées des épreuves moins rudes et moins prolongées ; ceux qui avaient contre eux des fautes plus graves et qui étaient aidés par des prières moins ferventes, étaient punis plus cruellement et plus longtemps. Pour tous, cependant, le supplice allait en s'adoucissant, à mesure qu'ils approchaient de l'extrémité du lac ; car la peine la plus cruelle était celle qu'ils éprouvaient au commencement, quoique, relativement à chacun d'eux, il y eût des degrés dans le supplice : les tourments même les plus légers de ce lieu étaient plus cruels que les plus cruels tourments du lieu précédent. Dans ce second lieu de pénitence, je trouvai et je reconnus un bien plus grand nombre de gens avec qui j'avais été lié que dans le premier purgatoire ; j'adressai la parole à quelques-uns d'entre eux : j'envisageai et je reconnus surtout un orfèvre qui avait été mon ami dans ce monde. Mon guide, voyant que je l'examinais avec attention, me demanda si je le connaissais ; et, sur ma réponse affirmative, il me dit : «Si tu le connais, parle-lui.» Cet homme nous regarda à son tour, et nous reconnut ; mais, à la vue de celui qui nous conduisait, il fit un geste de plaisir que je ne peux rendre : il étendit les mains, le vénéra en se prosternant de tout son corps et le saluant pour les bienfaits qu'il avait reçus de lui. Il lui rendit des actions de grâces que je ne pouvais comprendre ; mais comme il répétait fréquemment : «Saint Nicolas, ayez pitié de moi,» et comme, de mon côté, j'avais admiré plusieurs fois le visage angélique de mon guide, je fus saisi d'une joie telle que je n'en avais jamais ressenti en reconnaissant en lui l'illustre saint Nicolas, celui que j'ai toujours aimé, vénéré et chéri, celui par qui j'espérais obtenir le salut de mon corps et de mon âme. Je demandai à l'orfèvre comment il se faisait qu'il eut sitôt traversé les épouvantables supplices que j'avais vus dans le premier purgatoire ; il me répondit : «Très-cher ami, toi et tous ceux qui me connaissaient dans le monde, avez vu que j'ai été privé, avant ma mort temporelle, de tous les secours de la foi chrétienne : je veux parler de la confession et du viatique. Vous m'avez regardé comme perdu ; car vous ignoriez que mon seigneur que voici, saint Nicolas, m'avait pris en pitié, et qu'il n'avait pas souffert que son malheureux serviteur subit la mort méritée d'une damnation éternelle. Depuis l'époque où j'ai été soumis aux peines du purgatoire, j'ai toujours été ranimé par sa très-clémente visite, comme je le suis encore aujourd'hui, et cela au moment où je subissais les plus cruels supplices. Cependant, comme, pendant ma vie, j'ai souvent commis des fraudes dans mon métier d'orfèvre, j'en porte maintenant la peine terrible : souvent je suis précipité sur un tas de pièces de monnaie ardentes qui me brûlent horriblement ; je suis forcé d'avaler des deniers chauffés au feu, qui me dévorent les entrailles. Le plus souvent il faut que je les compte, et alors, en passant par mes doigts, ils me brûlent les mains et me font pousser d'horribles cris.» Je lui demandai si les hommes, par un remède quelconque, pouvaient se soustraire à ce terrible supplice ; il me répondit en soupirant : «Si chaque jour les fidèles écrivaient avec le doigt sur leurs fronts et sur la région du cœur : Jésus de Nazareth, roi des Juifs, ils se conserveraient sans aucun doute exempts de toute peine, et entreraient après leur mort dans les lieux où règne une éclatante lumière.» Voilà ce qu'il m'apprit et beaucoup d'autres choses encore ; mais qu'il suffise de ce que je viens de dire, et laissez-moi continuer mon récit.

«Nous quittâmes, mon guide et moi, cette vallée de larmes que j'ai appelée le second purgatoire, et nous arrivâmes dans une plaine immense située dans les profondeurs de la terre, et dont l'accès semblait fermé à tout autre qu'aux démons qui torturent, et qu'aux âmes qui sont torturées. Sur cette plaine s'étendait un chaos épouvantable : c'était un mélange et comme un tournoiement d'une fumée de soufre, d'une vapeur intolérable et fétide, d'un noir tourbillon de poix enflammée ; et ce mélange s'élevant comme une montagne, remplissait ce vide horrible. Cette plaine était couverte d'une multitude de reptiles, en aussi grande quantité que les tuyaux de paille dont on jonche les cours des maisons. Ces bêles hideuses, monstrueuses, et dont l'imagination ne peut se figurer les formes étranges, effrayaient par le feu qui sortait de leurs naseaux et de leur gueule horriblement distendue. Leur insatiable voracité s'acharnait sur les malheureux pécheurs. De leur côté arrivaient des démons courant ça et là comme des furieux, et augmentant les supplices. Tantôt ils les coupaient par morceaux avec des instruments de fer rougis au feu ; tantôt ils leur enlevaient la chair jusqu'aux os ; tantôt ils les jetaient dans un brasier, et les faisaient fondre comme on fait fondre des métaux, ou les rendaient rouges comme la flamme elle-même. Ce que je vous dis des peines de ce troisième purgatoire est peu de chose, ou plutôt rien, j'en atteste le Seigneur. En effet, Dieu sait qu'en un instant ils subissaient plus de cent supplices différents, le voyais ces malheureux anéantis, puis reparaissant, perdant de nouveau toute forme humaine, puis reprenant une figure. Tel était le sort de ceux qu'une vie criminelle amenait en ce lieu. Leurs transformations étaient sans fin ; nul terme, nulle borne au renouvellement de leur supplice. L'incendie opéré par ce feu était de telle nature, que tous les moyens de combustion par nous connus, ne produisent qu'une chaleur tiède en comparaison. Quelques-uns étaient étendus sur des tas de vers écrasés, morts et coupés par morceaux, qui exhalaient au loin une puanteur si fétide et une odeur si empestée, que cette atroce invention excédait tous les supplices dont j'ai parlé. Il me reste à vous dire qu'il y a un supplice abominable, honteux et horrible plus que les autres, auquel dans ce lieu quelques-uns sont condamnés : ce sont ceux qui, dans leur vie mortelle, se sont rendus coupables de ce crime qu'un chrétien ne peut nommer, dont les païens mêmes et les gentils avaient horreur. Ces misérables étaient assaillis par des monstres énormes, qui paraissaient de feu, dont les formes hideuses et épouvantables dépassent tout ce que l'imagination peut concevoir. Malgré leur résistance et leurs vains efforts, ils étaient contraints de souffrir leurs abominables attouchements. Au milieu de ces hideux accouplements, la douleur arrachait à ces infortunés palpitants dès lamentations et des rugissements. Bientôt ils tombaient privés de sentiment et comme morts ; mais il leur fallait revenir à la vie et renaître de nouveau pour le supplice. J'ai horreur du récit que je vous fais et je suis confondu de l'obscénité du crime. Je ne savais pas jusque-là et je n'aurais pas même présumé que l'un et l'autre sexe se fussent jamais souillés de pareilles turpitudes. 0 douleur ! la foule de ces infâmes était aussi nombreuse que leur supplice était épouvantable. Dans cet horrible lieu je ne reconnus ni ne cherchai à reconnaître personne ; tant l'énormité du crime, l'obscénité du supplice et la puanteur qui s'exhalait m'inspiraient un insurmontable dégoût. Aussi me fut-il excessivement pénible de rester même quelques instants dans ce lieu, ou d'y regarder ce qui s'y passait. Pour vous taire une idée de ces lamentations, de ces plaintes, de ces hurlements, de ces cris poussés par chacun : «Malheur à moi, parce que j'ai péché, parce que je n'ai pas réparé mes fautes en me repentant !» enfin, de ce concert de sanglots qui redoublait avec le supplice, figurez-vous tous les humains ensemble poussant d'épouvantables et continuelles vociférations.

«Quoique je cherchasse à éviter autant qu'il était en moi cet affreux spectacle, je me trouvai cependant en présence d'un clerc que j'avais connu jadis. Dans son temps il était regardé comme le plus habile de ces gens que nous appelons légistes et décrétistes. Il s'était enrichi dans l'administration des revenus ecclésiastiques et chaque jour il avait vu s'augmenter sa fortune. En le trouvant exposé à ces épouvantables châtiments, je m'étonnai beaucoup du terrible malheur qui l'accablait : je lui demandai s il espérait obtenir bientôt miséricorde ; il me répondit : «Malheur à moi ! malheur à moi ! je sais que je n'obtiendrai pas miséricorde avant le jour du jugement : j'ignore même si je l'obtiendrai à cette époque. Car, depuis le moment où j'ai été jeté dans cet abîme de maux, mon châtiment ne fait que s'accroître et je suis de plus en plus tourmenté.» Alors je lui dis : «Et pourquoi à l'extrémité ne vous êtes-vous pas confessé de vos péchés et n'avez-vous pas fait pénitence ?» Mais lui : «J'avais l'espoir de recouvrer la santé ; le diable m'a trompé : j'ai rougi de confesser des crimes trop honteux, afin de ne pas encourir le mépris de ceux parmi lesquels j'avais vécu honoré et considéré quoiqu'à tort. J'ai confessé mes fautes les plus légères à un prêtre ; mais, quand il m'a demandé si j'en avais de plus graves à avouer, je lui ai dit de s'en aller, promettant de le rappeler si ma mémoire me fournissait quelques nouveaux péchés. Il partit, et il n'était pas encore bien loin lorsque je me sentis mourir ; mes serviteurs le rappelèrent, mais il ne trouva plus qu'un cadavre. De tous les genres de supplices que je souffre aujourd'hui, aucun ne me tourmente plus cruellement que le souvenir de ma déplorable erreur qui se représente à mes yeux : car je suis forcé maintenant de m'abandonner à la turpitude de mon ancien vice. Outre la violence d'un supplice impossible à rendre, je suis saisi d'une confusion plus intolérable encore, en me voyant aux yeux de tous chargé d'une ignominie si exécrable.» Au moment même où il parlait, je vis qu'on le torturait de toutes les manières ; bientôt il perdit toute forme à mes yeux et je n'aperçus plus qu'une masse liquide fondue comme le plomb par la violence du feu. J'interrogeai saint Nicolas, qui était à mes côtés, pour savoir s'il y avait quelque remède à de pareils tourments. Il me dit : «Quand viendra le jour du jugement la volonté du Christ sera faite ; car, seul il connaît le cœur de tous, et alors il rendra à chacun ce qu'il trouvera juste.» Cet exemple a fait, qu'en revenant de mon évanouissement, je me suis adressé au prêtre à qui je m'étais confessé seulemeut de fautes légères, et devant plusieurs assistants j'ai pris le Seigneur à témoin que j'avais dit toute la vérité, puisque nul, excepté Dieu, ne connaît les péchés des hommes.» (Je passe sous silence une foule d'autres supplices dont le moine fut témoin105, craignant, si j'entrais dans trop de détails, de fatiguer le lecteur dont l'esprit attend d'autres événements. Que cet extrait d'un récit beaucoup plus circonstantié lui suffise.)

«Maintenant que je vous ai raconté en partie ce que j'ai vu dans les différents purgatoires sur les peines des méchants, je dois vous parler de la consolation des bons et de l'éternelle gloire des bienheureux ; spectacle dont j'ai été le témoin oculaire. Après avoir traversé, comme je vous l'ai dit, les divers lieux de supplices et avoir assisté aux douleurs de tous ces malheureux, nous nous sommes dirigés vers l'intérieur, mon guide et moi. Feu à peu une lumière douce commença à poindre ; nous ressentîmes un incroyable bonheur à respirer une odeur suave qui s'exhalait de belles campagnes, où la verdure du printemps et des fleurs de toute espèce charmaient les yeux. Dans ces campagnes nous trouvâmes une multitude infinie d'hommes, ou plutôt d'âmes, qui, après avoir traversé de cruelles épreuves, se réjouissaient dans un heureux repos. Ceux qui se tenaient au bord de ces campagnes étaient revêtus d'habits blancs, mais d'une couleur peu éclatante. Il n'y avait sur ces habits ni noirceur ni tache, mais enfin ils n'étaient point d'une blancheur parfaite. J'aperçus là quelques personnes que je connaissais, et entre autres une abbesse qui venait de sortir du lieu des supplices : ses vêtements étaient sans taches, mais d'une blancheur équivoque. Je vis et je reconnus aussi dans ce lieu un prieur de mes amis qui partageait, délivré de toutes les peines du purgatoire, le tranquille repos des bienheureux : il était transporté d'une joie incomparable parce qu'il avait l'espérance certaine d'être bientôt récompensé par la vue de Dieu. J'y vis aussi un prêtre qui avait joint aux exemples d'une bonne vie une prédication si entraînante, qu'il avait préservé de tout péché mortel, non-seulement ses paroissiens, mais encore les populations d'alentour : Dieu l'avait aidé ; et maintenant une gloire ineffable lui était réservée à lui et à ceux qui lui devaient leur salut.

«De là nous nous avançâmes encore plus dans l'intérieur de ces lieux de délices. La lumière commençait à avoir plus de clarté, les parfums plus de douceur : les habits de ceux qui y demeuraient étaient plus blancs, et leur joie plus vive encore. Tous ceux qui séjournent en ce lieu sont inscrits comme citoyens de la Jérusalem céleste. Ils avaient traversé plus facilement les peines du purgatoire, parce que les vices mondains avaient eu moins de prise sur eux. Le langage est insuffisant pour retracer ce que nous vîmes en avançant encore : la faiblesse humaine ne peut en faire dignement le récit. C'est un spectacle que la parole ne peut rendre : ainsi que sur la terre, dans la sainte solennité de la passion du Seigneur, on voyait au milieu de tous ces esprits bienheureux ; dont la multitude était infinie, le Rédempteur du genre humain attaché au bois de la croix, saignant par tout le corps des coups de fouets qu'il avait reçus, couvert de crachats, couronné d'épines, percé de clous, blessé au côté par la lance. De ses pieds et de ses mains roulait un ruisseau de couleur pourpre ; le sang et l'eau dégouttaient de son côté. Sa sainte mère, non plus triste et inquiète, mais joyeuse et le regard serein, assistait à cette scène miraculeuse et ineffable. Qui peut se figurer avec quel empressement tous accouraient à ce spectacle ? Quelle dévotion dans tous les yeux ! quel concours d'adoration ! quelles actions de grâces pour tant de bienfaits ! Cette vue se gravait dans ma pensée ; la douleur et la dévotion se partageaient ma pauvre âme ; la stupeur et l'admiration me mettaient hors de moi-même : j'étais comme un homme qui a perdu la raison. Qu'est-ce que la dévotion de l'homme devant ces humiliations divines qui ont vaincu le diable, qui ont subjugué l'enfer, qui ont arraché au mauvais esprit ses armes et le butin des âmes ; qui ont relevé l'homme perdu ; qui ont délivré les humains des cachots du Tartare pour les placer dans le ciel parmi les chœurs des anges. Je crains de raconter tout ce que j'ai vu et entendu dans ce lieu, tant la chose est inouïe et peut paraître incroyable à beaucoup de gens. Enfin, après que quelque temps se fut écoulé dans cette contemplation céleste, la vision disparut tout à coup. Tous adorèrent le lieu où s'était passé le renouvellement du grand sacrifice, et retournèrent joyeux dans leurs demeures. Pour moi, en suivant mon guide qui s'avançait encore plus loin, je traversai, saisi d'admiration, le séjour des bienheureux. La blancheur de leurs habits était éclatante106, les odeurs suaves, et l'on entendait un harmonieux concert de voix qui chantaient les louanges de Dieu.

«Nous parcourûmes de nouveau un long espace. A chaque instant l'aménité des lieux devenait plus riante encore. Enfin, nous vîmes de loin comme un mur de cristal dont l'œil ne pouvait mesurer la hauteur ni embrasser l'étendue. A mesure que nous approchions, j'aperçus une porte qui jetait une clarté brillante. Elle était ouverte ; une croix seule en barrait le passage. Une foule immense s'approchait de cette porte ; ceux qui étaient les plus voisins désiraient entrer. La croix qui se trouvait au milieu de la porte107 s'élevait en l'air, et laissait ainsi l'entrée libre à ceux qui arrivaient, ou bien descendait sur le sol pour mettre obstacle à l'entrée de autres. Avec quelle joie entraient ceux qui étaient admis ! Avec quel respect s'arrêtaient ceux qui étaient exclus ! Je ne saurais vous dire avec quelle ardeur ils demandaient que la croix s'élevât en l'air ! Mon guide s'arrêta quelque temps avec moi dans cet endroit ; mais enfin lorsque nous arrivâmes près de la porte, la croix s'éleva et l'entrée parut libre. Mon compagnon passa le premier, je le suivis ; cependant tout à coup la croix descendit sur mes mains et sembla vouloir m'empêcher du marcher sur ses traces. A cette vue, je fus saisi d'effroi ; mais j'entendis alors ces paroles rassurantes de mon guide : «Ne crains rien, place seulement ta confiance dans le Seigneur et entre hardiment.» La confiance me revint : la croix ne m'arrêta plus et j'entrai. Que personne ne m'interroge sur les flots d'éblouissante clarté, sur les torrents de lumière qui se répandaient dans l'intérieur de ces lieux : ce sont choses que non-seulement ma bouche ne peut rendre, mais que même mon imagination ne me retrace que confusément. Cette splendeur douce et brillante me faisait subir, en la regardant, une espèce d'entraînement intime ; cette immensité de lumière me transportait hors de moi-même. Tout ce que j'avais vu jusqu'alors n'était rien en comparaison d'un pareil spectacle. En effet, cette splendeur, toute prodigieuse qu'elle fût, ne fatiguait pas la vue par un éclat trop fort, mais lui donnait plutôt de la vigueur. En regardant en bas, on ne voyait autre chose que la lumière, et ce mur de cristal dont j'ai parlé. Dans ce mur, depuis le bas jusqu'au haut, avaient été pratiqués des degrés d'une admirable beauté. Les âmes heureuses y montaient dès qu'elles avaient été introduites par la porte. Il n'y avait dans cette ascension nulle fatigue, nulle peine, nul retard, parce que le degré supérieur comme le degré inférieur était franchi avec une allégresse toujours croissante. En levant les yeux en haut, j'aperçus le Seigneur assis sur le trône de gloire, et à ses côtés notre Sauveur, sous la figure humaine. Les esprits bienheureux, au nombre de cinq cents ou de sept cents, qui, après avoir suivi le même chemin que nous, pouvaient s'élever jusqu'au trône céleste, montaient en cercle et adoraient le Seigneur avec des actions de grâces. Je suis fermement convaincu que ce que j'ai aperçu n'était pas encore le ciel des cieux, là où le Dieu des Dieux de Sion sera vu dans toute sa majesté réelle ; mais de ce point on doit monter sans difficulté ni délai à ce ciel rempli par l'éternelle vision de la Déité. Cependant tels étaient mes transports de joie, de bonheur, de calme intérieur et d'exaltation, que toutes les paroles inventées parles hommes ne peuvent rendre la joie du cœur qui m'inondait en ce lieu.

Lorsque j'eus assisté, par la vue et l'ouïe, à ces prodiges et à beaucoup d'autres, saint Nicolas me dit en peu de mots : «Tes vœux sont accomplis en partie, ô mon fils ; tu as vu autant que cela t'était possible, la condition de l'homme, les dangers de ceux qui faillissent, les supplices des méchants, la tranquillité de ceux qui sont délivrés, la joie de ceux à qui il est donné de parvenir à la cour céleste et enfin les mystères de la passion de notre Seigneur. Il faut que tu retournes maintenant à ce combat qu'on appelle la vie. Si tu persévères dans la crainte du Seigneur, tu éprouveras par toi-même ce que tu n'as vu qu'avec tes yeux ; et encore ton sort sera-t-il bien plus beau, si tu le présentes au jour du dernier appel avec la chasteté du corps et l'innocence de l'âme.» Tandis qu'il me parlait ainsi, j'entendis tout à coup le son admirablement doux d'une trompette. On eût dit que toutes les cloches de l'univers et tous les instruments qui résonnent, s'unissaient dans un même accord. Le son de cette trompette, d'une admirable douceur, et composé d'accents variés et mélodieux, avait autant de charme que de grandeur. A cette harmonie inaccoutumée, je restai attentif, immobile, le sens suspendu ; mais lorsqu'elle cessa, mon guide avait disparu. Peu à peu mes forces revinrent, mes yeux s'ouvrirent et recouvrèrent la faculté de voir : je n'éprouvais plus aucune atteinte de mon ancienne infirmité ; ma langueur m'avait entièrement quitté. J'étais fort et vigoureux, quoique triste et inquiet : et c'est alors que je me suis mis sur mon séant devant vous. Revenu tout à fait à moi, j'appris de vous, mes frères, que nous nous trouvions dans le saint jour de Pâques. Je remarquai le rapport certain qu'il y avait entre cette trompette à l'harmonie ineffable, et la solennité sainte où l'on célèbre le mystère du salut de l'homme ; c'est dans ce grand jour que sur la terre a été opéré ce mystère divin par Notre-Seigneur Jésus Christ ; celui qui, au même moment, a créé de rien le ciel et la terre ; celui qui est adoré et qui règne coéternellement avec le Père et avec l'Esprit-Saint dans l'infinité des siècles des siècles. Amen.»

Jean de Brienne nommé roi de Jérusalem. — Vers le même temps, Henri de Champagne, roi de Jérusalem, qui avait succédé au roi Guy, tomba du haut d'une fenêtre de la salle où il mangeait sur le pavé de la rue, et s'étant brisé la tête, rendit le dernier soupir. Il était neveu des deux rois de France et d'Angleterre, Philippe et Richard ; car il était fils d'une fille de Louis, roi de France, père de Philippe, qui l'avait eue de sa première femme Aliénor ; celle qu'avait ensuite épousée le roi des Anglais Henri, père du roi Richard. Après la mort dudit roi, les intérêts de la Terre-Sainte exigeaient qu'un nouveau roi fût nommé108. Les suffrages unanimes du clergé et du peuple se réunirent sur un illustre seigneur français, Jean de Brienne, fort expérimenté dans l'art militaire. Il fut couronné roi. Grâce à son habileté, les affaires du royaume prospérèrent entre ses mains.

Le roi d'Angleterre envoie à Rome des députés au sujet de l'interdit lancé par l'archevêque de Rouen sur la Normandie. — Paix entre cet archevêque et le roi. — Teneur du traité. — L'an de grâce 1197 le roi d'Angleterre Richard, se trouvant au château de Bure, en Normandie, fut dans une position désagréable et embarrassante, à cause de l'interdit lancé par l'archevêque de Rouen sur la province de Normandie. Les cadavres des morts gisaient sans sépulture dans les rues des villes et dans les carrefours. Un air empesté menaçait l'existence des vivants. Le roi envoya alors à la cour de Rome Guillaume, évèque d'Ély, son chancelier, et les évêques de Durham et d'Exeter109, pour y plaider sa cause contre ledit archevêque. Mais Guillaume, évèque d'Ély, en se rendant à Rome, expira à Poitiers. Il fut enterré dans l'abbaye du Pin, de l'ordre de Cîteaux, le quatrième jour avant les calendes de février. Les évêques dont j'ai parlé et qui devaient l'accompagner, continuèrent leur voyage commencé, et arrivèrent à Rome. Les deux parties ayant été citées en présence du seigneur pape, et ayant exposé leurs raisons, qui furent écoutées attentivement, le seigneur pape et les cardinaux délibérèrent longuement, et prenant en considération les torts et dommages que le roi pourrait éprouver en Normandie, si la place d'Andely n'était point fortifiée, ils conseillèrent à l'archevêque de se réconcilier à l'amiable avec son seigneur le roi, et de consentir à recevoir de lui une compensation suffisante pour ce qu'il perdait ; compensation qui serait fixée par des prud'hommes. Ils se fondaient sur ce que tout homme puissant et par conséquent le roi d'Angleterre, avait bien le droit de fortifier les endroits faibles de sa terre, de peur que cette négligence ne lui causât désagrément ou dommage. Les députés du roi et ceux de l'archevêque étant de retour, obtinrent que la sentence d'interdit fût levée et que la paix fût conclue.

Le traité de paix et concorde entre le seigneur roi d'Angleterre, et entre l'église et l'archevêque de Rouen, fut rédigé en ces termes : «Richard, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, etc. Comme la très-sainte et sacrée église est la seule et chère épouse du roi éternel, par qui les rois régnent et de qui les princes tiennent leur gouvernement, nous voulons lui rendre une dévotion et un respect d'autant plus grands, que nous savons avec plus de certitude que non-seulement la puissance royale, mais encore toute puissance vient du Seigneur Dieu. C'est pourquoi, de même que la vénérable église de Rouen brille au premier rang entre toutes les églises de notre terre, de même nous avons jugé bon, la regardant comme notre mère, de pourvoir dignement, par une juste compensation, à ses avantages et accroissements. Le bourg d'Andely et plusieurs lieux adjacents qui dépendaient de l'église de Rouen, ne se trouvant pas suffisamment munis, offraient à nos ennemis une entrée facile sur nos terres de Normandie. Par ce moyen, ils se livraient fréquemment et sans obstacles, dans ladite province, aux incendies, aux rapines et aux autres genres d'hostilités. Aussi, comme notre vénérable père Gaultier110, archevêque de Rouen, et le chapitre de cette église, ont pris en considération convenable le tort qui en pouvait résulter pour nous et pour notre terre, un échange a été conclu entre l'église de Rouen et l'archevêque Gaultier d'une part, et nous d'autre part, relativement au manoir d'Andely, sous cette forme : Ledit archevêque, sur l'avis et l'injonction de notre seigneur le pape Célestin III, et d'après l'assentiment du chapitre de l'église de Rouen, déclare s'abstenir de toute réclamation et nous céder perpétuellement à nous et à nos héritiers, ledit manoir d'Andely, ainsi que le château neuf de la Roche, la forêt, toutes les autres dépendances et libertés, excepté les églises et les prébendes des chevaliers, excepté aussi le manoir de Fresnes avec ses dépendances. Ledit archevêque, au nom de l'église de Rouen, tiendra111 toutes ces possessions pour lui et pour ses successeurs avec toutes libertés, libres coutumes et intégrité complète à perpétuité. Aussi, en échange dudit manoir d'Andely et de ses dépendances, nous nous désistons de toute réclamation à perpétuité, et accordons à l'église de Rouen, audit archevêque et à ses successeurs, tous les moulins que nous avons à Rouen112. A partir du jour de cet échange, ils lui appartiendront intégralement avec tous leurs accessoires et instruments de mouture, sans qu'on puisse retenir rien de ce qui regarde ou le moulin ou la mouture, et avec toutes les libertés et libres coutumes qu'ils ont d'ordinaire et doivent avoir. Faculté est retirée à tous de construire un moulin au détriment des moulins ci-désignés. Nous accordons en outre la ville de Dieppe et celle de Bouteille avec toutes dépendances et libertés, les manoirs de Louviers, la forêt d'Haliermont avec les mines de fer113 et toutes les autres dépendances et libertés. L'église de Rouen, ledit archevêque et ses successeurs posséderont toutes ces choses à perpétuité en échange dudit manoir d'Andely. Cet échange a été conclu à Rouen, l'an de grâce 1197 et de notre règne le huitième114.» A cette époque parut en France un fameux prédicateur, par la bouche de qui le Seigneur opérait les bonnes œuvres. Ce saint homme s'efforça surtout d'extirper l'usure de la France. Ce fléau était venu d'Italie115 en France, il y avait fait de grands ravages et le noble royaume de France en était souillé. Ce prédicateur avait nom Foulques116. Il envoya en Angleterre un homme religieux, l'abbé de Flaix, pour que le commerce n'eût plus lieu le jour du dimanche, L'abbé y étant arrivé, fit cesser ce scandale en plusieurs lieux. Vers le même temps, Robert de Shrewsbury fut consacré évêque de Bangor.

Richard transporte en Angleterre les reliques de saint Valéry. — Il brûle des vaisseaux anglais. — Il gagne à son parti le comte de Flandre et plusieurs autres. — Le roi de France est mis hors de combat et obligé de traiter avec le comte. — Traité rompu. — Diverses constitutions de Richard.— Vers le même temps, on annonça au roi Richard que des navires anglais avaient coutume d'aborder au port de Saint-Valery, et qu'ils amenaient des vivres destinés au roi de France et à ses autres ennemis. Il fit de ce côté une course de cavalerie, brûla le bourg, chassa les moines, et fit transporter en Normandie la châsse de saint Valery ainsi que les reliques. Dans le port, il trouva des vaisseaux anglais chargés de froment et de vivres : il fit pendre les matelots, livra les vaisseaux aux flammes et distribua les vivres à ses chevaliers.

Vers le même temps, le roi Richard, à force de présents, entraîna dans son parti plusieurs seigneurs puissants du royaume de France : il fournit à Baudouin, comte de Flandre, un secours de cinq mille marcs d'argent. Le comte, de son côté, s'engagea, en livrant des otages, à ne point entrer en composition avec le roi de France sans l'aveu de Richard. Les Champenois et les Bretons abandonnèrent aussi le parti du roi de France pour se joindre au roi Richard. Guillaume Crispin, connétable d'Eu117, se vit forcé de rendre ledit château au roi d'Angleterre qui s'empressa de le fortifier. Le roi de France rassembla des troupes, et vint mettre le siége devant la place. Pendant ce temps, le roi d'Angleterre entra à main armée dans l'Auvergne118, s'empara de dix châteaux qui appartenaient au roi de France, ainsi que de leurs nombreux défenseurs ; mais, avant que le roi d'Angleterre eût pu revenir en Normandie, le roi de France prit le château de Dangu119. Il accorda, pour une rançon de cinquante marcs d'argent, la vie et les membres, ainsi que la possession de leurs chevaux et de leurs armes, aux chevaliers qui se trouvaient dans la forteresse : il y mit garnison et la fortifia.

Cependant le comte de Flandre était venu mettre le siége devant le château d'Arras. A cette nouvelle, le roi de France s'y rendit avec une armée nombreuse. Au bruit de son arrivée, le comte leva le siége et se retira sur ses terres où le roi de France le poursuivit. Lorsque ce dernier se fut avancé dans les marais et dans les anses formées par la mer, le comte de Flandre, fit briser les ponts devant et derrière lui, et fit ouvrir les écluses ; en sorte que son ennemi ne pouvait ni avancer ni reculer, et que les vivres ne pouvaient parvenir jusqu'à lui. Dans cette fâcheuse position, le roi fit savoir au comte qu'il était venu dans l'intention de traiter à l'amiable avec lui, et de le faire renoncer à la foi qu'il avait jurée au roi d'Angleterre : «Vous êtes mon homme-lige, ajoutait-il, et, comme tel, attaquer ma couronne n'est chose ni permise ni convenable.» Il n'en fallut pas moins qu'avant d'obtenir du comte la permission de se retirer, le roi jurât de rendre tant au comte lui-même qu'au roi d'Angleterre tous les châteaux et autres droits qu'il avait obtenus dans la guerre. Il fut stipulé en outre que, pour l'exécution de ce traité, le comte et les deux rois de France et d'Angleterre se réuniraient à une entrevue entre Gaillon et Andely, la quatrième férie après l'exaltation de la sainte croix. Le roi, après avoir ainsi échappé à la captivité que lui préparait le comte, revint dans ses états. De retour à Paris, il reçut de son conseil l'avis de ne pas observer le traité ; et il ne se regarda pas comme tenu à l'exécution d'un serment qu'il avait fait par force et par contrainte.

Cette même année, sur les instances de Hubert, archevêque de Cantorbéry et justicier d'Angleterre, le jour de saint Edmund, roi et martyr, à Westminster, le roi Richard établit que dans toute l'Angleterre, dans les villes et hors des villes, les mesures de blé et autres graines auraient la même capacité ; que cette loi s'appliquerait surtout aux mesures d'huile et de vin, et que les marchands ne pourraient se servir que des mêmes poids. Il fut établi aussi que le drap fabriqué en laine dans tous les ateliers du royaume aurait deux aunes de largeur entre chaque lisière, et qu'il serait dans le milieu d'aussi bonne qualité que sur les côtés. Aucun marchand ne dut suspendre à la devanture de sa boutique des étoffes de couleur rouge ou noire, qui pussent tromper l'œil des chalands sur la qualité du drap qu'ils achetaient. Le droit de teindre (en couleur noire excepté) était restreint aux villes capitales ou aux bourgs ; et si quelqu'un était convaincu d'avoir enfreint cet arrêté, il devait être pris, mis en prison, et tout ce qui était à lui saisi au profit du fisc. Cette même année, Philippe, clerc du roi, Poitevin de nation et élu à Durham, fut consacré par le pape Célestin, dans le palais de Latran.

Othon, neveu de Richard, couronné roi d'Allemagne. — Innocent III, pape. — Fondation de l'ordre des Jacobins.  — Admirable pénitence de l'évêque de Chester. — Le pape restitue aux moines l'abbaye de Coventry. — L'an de grâce, 1198, qui est la neuvième année du règne de Richard, son neveu, Othon fut, par les soins dudit roi, couronné roi d'Allemagne ou de Germanie, à Aix-la-Chapelle : il venait d'épouser la fille du duc de Louvain. Le jour de son couronnement, il se mit à table avec elle sur le même siége ; mais elle ne fut pas couronnée ce jour-là. Le pape Célestin étant mort, Innocent III, son successeur, fut consacré pape et placé dans la chaire de  saint Pierre, le jour de l'installation120 du même saint. Innocent favorisa, en Italie, un nouvel ordre de prédicateurs qui voulurent être appelés Jacobites121, parce qu'ils avaient résolu d'imiter le genre de vie des apôtres. (Ce nom, dans le principe, était anticipé ; car il ne commença à leur être appliqué que quand maître Jean, physicien du roi de France, et qui était né en Angleterre, au bourg de Saint-Albans, leur eut donné une maison qu'il avait consacrée, à Paris, aux pèlerins qui avaient besoin d'hospitalité. Cette demeure était appelée la maison de saint Jacques, et c'est pour cela que ces prédicateurs sont aujourd'hui nommés Jacobites.122) Simples dans leur nourriture, modestes dans leurs habits, ils ne possédaient en propre ni or ni argent ni aucune autre chose : ils allaient par les villes, les bourgades et les châteaux, prêchant la parole de l'Évangile. Cette pauvreté volontaire leur fit en peu de temps de nombreux prosélytes dans tous les pays. ils se rendaient dans les villes capitales, au nombre de dix-sept, et y demeuraient sans s'occuper du lendemain : le soir, ils ne gardaient rien pour le matin. Ces prédicateurs de l'Évangile vivaient selon la règle évangélique : si l'abondance des aumônes fournissait quelque superflu à leur table, ils distribuaient sur-le-champ ce superflu aux pauvres. ils prêchaient l'Évangile, les pieds chaussés, dormaient tout habillés, s'étendaient sur des milles et reposaient leurs tètes sur des oreillers de pierre.

Cette même année, Hugues de Nunant, évèque de Coventry ou de Chester, en se dirigeant vers Rome, tomba gravement malade en Normandie. Ayant compris, aux envahissements du mal, que la mort était proche, il fit réunir autour de lui tous les religieux, abbés et prieurs qu'on put trouver en Normandie ; puis devant tous les assistants, il fit l'aveu, à haute voix, avec pureté, grande contrition de cœur et abondante effusion de larmes, de tous les péchés, crimes et énormités qui lui revenaient en mémoire. Il donna tant de marques de contrition et de repentir, que tous les témoins de cette scène ne purent retenir ni leurs sanglots ni leurs larmes. Il pleurait, il se lamentait, il joignait les mains, il adjurait tous les prélats, au nom de Dieu, de lui infliger une pénitence et une, satisfaction convenables pour de si nombreux et si énormes désordres. Les religieux qui entouraient son lit, voyant tout à la fois dans un évêque une vie si licencieuse et une si admirable contrition, se regardaient les uns les autres : tous se taisaient, ne sachant quel conseil lui donner ou que répondre sur-le-champ. Alors l'évêque leur dit : «Je sais, je sais qu'en apprenant de telles énormités, vous hésitez entre vous sur la pénitence à m'infliger ; mais, je vous en supplie au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, au lieu de m'infliger maintenant une pénitence et de m'accorder ensuite la rémission de mes péchés, ordonnez-moi de rester dans les peines du purgatoire jusqu'au jour du jugement, à la volonté de Dieu ; et peut-être serai-je sauvé par la miséricorde de notre Rédempteur, miséricorde qui l'emporte sur la sévérité du jugement.» Ce moyen fut adopté par tous les assistants qui s'en reférèrent pour lui à la clémence divine, qui désire que tous soient sauvés et qui veut que personne ne périsse. Puis l'évêque, devant tout le monde, se reconnut coupable, avec tous les signes du plus violent repentir, d'avoir, chassé les moines de Coventry, et d'avoir mis à leur place, pour comble de maux, des clercs peu religieux. Le seul moyen qui se présentât à lui, de donner satisfaction de cet attentat, ce fut de finir sa vie sous l'habit de ces moines qu'il avait persécutés autant que possible, poussé qu'il était par l'esprit malin ; qu'il avait forcés de mendier leur pain, qu'il avait enfin poursuivis de la haine la plus cruelle. Aussi il supplia avec de grandes lamentations l'abbé du Bec, qui était présent au milieu des autres, de lui procurer, en vue de la charité et pour la confusion du diable, l'habit des moines de Coventry ; afin qu'il eût pour patrons dans la vie future ceux dont il avait été le persécuteur en ce monde. Son vœu ayant été accompli, il distribua aux maisons religieuses et aux pauvres tout ce qu'il possédait en or, en argent, en pierreries et en objets précieux. Enfin, encouragé par tous les assistants, versant lui-même d'abondantes larmes, il expira avec plus de tranquillité n'aurait pu l'espérer123.

En ce moment se trouvait à la cour de Rome un moine de l'abbaye de Coventry, nommé Thomas, qui, après avoir été chassé, ainsi que nous l'avons dit, lui et ses frères par l'évêque Hugues, s'était efforcé d'intéresser le souverain pontife à la réunion des moines dispersés çà et là et au rétablissement de leur couvent. Quelques-uns des frères étaient morts : les autres, accablés d'ennui et pressés par la misère, avaient quitté Rome. Lui seul persévérait dans son entreprise, quoique maintes fois la plus grande détresse l'eût forcé de mendier son pain. Mais, lorsqu'il eut reçu la nouvelle désirée de la mort de l'évêque, il éleva son cœur vers le Seigneur, qui donne sa protection à ceux qui espèrent en lui et qui agissent avec persévérance. Un jour, tandis que le nouveau pape Innocent siégeait dans le consistoire avec ses cardinaux, ledit moine Thomas se présenta hardiment au milieu d'eux et remit entre les mains du pape une pétition où il exposait la nature de sa réclamation. Lorsque Innocent y eut jeté les yeux, il répondit sur-le-champ au moine : «Mon frère, est-ce que cette demande n'a pas été souvent repoussée par mes prédécesseurs Clément et Célestin ? N'ai-je pas été moi-même témoin de leur refus. Et toi, qui n'as pu les surprendre, crois-tu me trouver en démence ?» Puis il ajouta avec colère : «Retire-toi, mon frère, retire-toi : c'est en vain que tu attends.» En entendant ces paroles, le moine se mit à verser des larmes amères et reprit : «Très-saint-père, ma demande est juste et honnête en tout point : et je ne peux attendre en vain. Car j'attendrai votre mort comme j'ai attendu la mort de vos prédécesseurs ; sans doute votre futur successeur écoutera ma demande et y fera droit.» A ces mots, le pape resta stupéfait au delà de toute expression, et dit aux cardinaux qui l'entouraient : «Eh bien ! n'avez-vous pas entendu les paroles de ce diable intrépide ? il dit qu'il attendra ma mort comme il a attendu celle de mes prédécesseurs.» Puis, se tournant vers le moine : «Par saint Pierre, mon frère, tu n'attendras pas ma mort : dès ce jour ta demande est exaucée.» En effet, avant de prendre de la nourriture, le pape enjoignit à Hubert, archevêque de Cantorbéry, de se rendre en personne, aussitôt sa lettre reçue, à l'église de Coventry ; d'en expulser les clercs et d'y rétablir les moines. Alors ledit archevêque, appuyé de l'autorité du souverain pontife, chassa les clercs et y installa les moines le quinzième jour avant les calendes de février. Mais, comme le prieur de ce lieu était mort pendant l'exil de ses frères, Hubert leur donna pour prieur un certain Joibert, Normand de nation, à qui son habileté supérieure dans les affaires du siècle, avait valu le gouvernement de trois prieurés, ceux de Davintre, de Weneloc et de Bermundshei. Celui-ci, ayant réuni les moines en conseil, s'occupa de l'élection d'un évêque. Cette délibération commune eut pour résultat la nomination de Geoffroi de Muschamp. Vers le même temps, le prieur de Bermundshei étant mort, Hubert, archevêque de Cantorbéry, satisfît à l'avarice dudit Joibert, en ajoutant ce quatrième prieuré124 aux trois qu'il possédait déjà.

Faits divers. — Hubert, archevêque de Cantorbéry, révoqué des fonctions de justicier. — Combat entre les Anglais et les Gallois. — A la même époque, le dimanche où l'on chante : Réjouis-toi, Jérusalem, Eustache, doyen de Salisbury, reçut la consécration comme évêque d'Ély des mains de Hubert, archevêque de Cantorbéry, à Westminster, dans la chapelle de sainte-Catherine. Ensuite Geoffroi, élu à Coventry, fut consacré par le même archevêque de Cantorbéry, le onzième jour avant les calendes de juillet. Peu de temps auparavant, aux ides de mai, une pluie de sang était tombée sur les travailleurs qui élevaient une tour au manoir d'Andely, en Normandie. Elle annonçait peut-être la mort prochaine du roi Richard. Enfin, vers le même temps, Geoffroi, archevêque d'York, fit sa paix avec le roi Richard en Normandie. Celui-ci était irrité contre lui, à cause du soulèvement qui avait renversé son chancelier Guillaume, tandis qu'il était retenu dans les prisons de l'empereur.

A cette époque, une dissension et une querelle s'élevèrent entre l'archevêque de Cantorbéry et les moines de la Sainte-Trinité à Cantorbéry, relativement à une église que ledit archevêque avait construite récemment à Lambeth. En effet, les moines craignaient qu'il n'y transportât le siége cathédral ; (et, ce qui était pire, qu'il n'y instituât des chanoines réguliers à l'exclusion des moines, ce qui eût tourné à la honte et à l'opprobre de tout l'ordre monastique. Ils pensaient qu'en le laissant parvenir à son but, ce serait un signe injurieux d'ingratitude envers les moines qui l'avaient élu et envers les saints de l'église de Cantorbéry, dont la plupart avaient été moines125). Aussi ils partirent pour Rome et se plaignirent au pape Innocent que l'archevêque, contrairement à la nature de sa dignité, se fût constitué justicier d'Angleterre et juge de mort, en sorte que, négligeant les affaires ecclésiastiques, il donnait plus de soin qu'il ne convenait aux choses du monde, malgré cet avis de l'apôtre qui dit : Que personne d'entre les serviteurs de Dieu ne se mêle des affaires séculières. Ils accusèrent en outre l'archevêque d'avoir fait violer l'église de Sainte-Marie-des-Arcs, à Londres, parlèrent de Guillaume à la longue barbe, qui en avait été tiré par force, qui avait été lié à la queue d'un cheval, traîné dans les rues de la ville et enfin suspendu à un gibet. Les moines réussirent à dénigrer l'archevêque par ces accusations, qu'ils appuyaient en versant l'argent à pleines mains (argent que le pape ne se fit pas scrupule d'accepter, quoiqu'il provînt des offrandes que les pauvres déposaient sur la tombe du bienheureux Thomas.) Aussi le pape, en ayant pris connaissance, écrivit au roi d'Angleterre pour lui enjoindre, sous peine d'interdit, de destituer, aussitôt sa lettre reçue, ledit archevêque des fonctions de justicier, se fondant sur ce qu'il n'était pas permis aux évêques de se mêler d'affaires séculières. L'archevêque ayant donc été destitué, le roi Richard mit à sa place Geoffroi, fils de Pierre.

Vers le même temps, pendant le séjour du roi Richard dans les provinces d'outre-mer, Geoffroi, fils de Pierre, grand justicier d'Angleterre, réunit une nombreuse armée et se dirigea vers le pays de Galles, pour y secourir Guillaume de Brause et ses chevaliers que le roi des Gallois Waunuben126 tenait assiégés dans le château de Mathilde. Lorsqu'il y fut arrivé, il lui livra une bataille en plaine. (Tous les Gallois du pays s'étaient réunis, après avoir juré de tenir ferme, tant que le cœur leur battrait dans la poitrine, pour se défendre eux, leur patrie et leur liberté, contre l'insolence des Anglais. Ils avaient donc réuni contre les Anglais une nombreuse armée, et se préparaient à les attaquer de front, lorsque le grand justicier [Geoffroi fils de] Pierre, chevalier brave et prudent, arriva pour les combattre avec des troupes bien disciplinées et aguerries. Au moment où il engageait ses soldats à bien faire leur devoir, et où il cherchait à déterminer quelque homme intrépide à prendre les devants, pour porter le désordre dans la multitude qui formait l'avant-garde des ennemis ; un de ses sergents, nommé Gaultier de Hame, natif de Trumpington, prit la parole devant le justicier et les autres chefs : «Seigneur, dit-il, pourquoi quelque chevalier noble et fameux irait-il de gaieté de cœur s'exposer à un péril si imminent ? Convient-il et est-il bon qu'un personnage de marque soit si prodigue de sa vie ?Pour moi qui ne suis que votre pauvre sergent, si je meurs, il n'y aura pas grand mal, et les ennemis ne se réjouiront pas beaucoup de ma chute.» A ces mots, sans attendre de réponse, il s'élance sur un magnifique cheval qu'il possédait, lui enfonce les éperons dans les flancs, et se précipite la lance en arrêt sur le front de l'armée ennemie ; il renverse mortellement blessé le premier qu'il rencontre et qui paraissait un chef ; il tombe sur un second et met en pièces homme et cheval, il saisit hardiment un troisième par son casque, et le secoue si violemment, qu'il le laisse à demi mort sur la place. Puis se retournant, il crie à ceux qui l'avaient suivi : «Gens du du roi ! gens du roi ! approchez, frappez, nous triomphons !» Avant qu'il eût fini, les Gallois étaient en désordre, le premier corps de bataille des Anglais était entré dans leurs rangs, les ennemis tombaient massacrés à droite et à gauche127.) Aussi les Gallois, hors d'état de résister aux Anglais furent mis en fuite, et jetant leurs armes pour s'échapper plus facilement, ils animèrent les Anglais d'une nouvelle ardeur. On dit que plus de trois mille sept cents Gallois périrent dans cette déroule, sans compter les prisonniers et ceux qui étaient blessés mortellement. Du côté des Anglais il n'y eut qu'un seul mort, et encore fut-il blessé par un de ses camarades qui avait laissé partir sa flèche sans précaution. (Le sergent Gaultier, dont nous avons raconté le courage, fut aussi blessé au pied ; atteint légèrement, il ne boita que huit jours, et depuis ce temps, il passa le reste de sa vie auprès du justicier, qui honora de son amitié ce fidèle vassal.)

Combat entre le roi de France et le roi d'Angleterre. — Victoire mémorable de Richard à Gisors. — Noms des principaux prisonniers. — Trêve entre le roi de France et Richard. — Faits divers. — Vers le même temps, le roi de France Philippe, et le roi d'Angleterre Richard, se rencontrèrent entre Gaillon et Vernon. Dans ce combat, le roi de Fiance et les siens lurent mis en fuite, et grâce à la rapidité de leurs chevaux, qu'ils dirigeaient vers le château de Vernon, ils étaient près d'entrer dans cet asile, lorsque le roi Richard, qui les avait poursuivis l'épée dans les reins, arriva et leur prit vingt chevaliers et plus de soixante sergents. Vers le même temps, Richard, évêque de Londres, paya la dette commune à l'humanité.

A la même époque, l'illustre roi d'Angleterre Richard, ayant réuni toutes ses forces, prit d'assaut trois châteaux qui appartenaient au roi de France, ceux de Sérifontaine, de Boury et de Courcelles, aidé dans cette occasion par la grande valeur des Anglais. De son côté, le roi de France Philippe partit de Mantes avec quatre cents chevaliers, une foule de sergents et toutes ses communes128, pour secourir le château de Courcelles, dont il ignorait encore la prise. Le roi Richard, ayant sû par ses espions l'arrivée de Philippe, marcha à sa rencontre, et lui livra un combat en plaine, entre Coureelles et Gisors. Le roi de France ne pouvant soutenir ce choc terrible, chercha à gagner avec les siens le château de Gisors ; mais au moment où les fuyards se trouvaient sur le pont, ce pont se rompit, à cause de la foule qui s'y était précipitée, et le roi lui-même, ainsi qu'un grand nombre de Français, tomba avec son cheval et ses armes dans la rivière d'Epte, où, tout couvert de vase, il courut grand danger de mort ; mais pendant ce temps, une troupe de chevaliers d'élite, qui voulaient protéger la retraite de leur seigneur et le soustraire aux mains de Richard, qui le poursuivait, tournèrent bride et vinrent attaquer de front le roi Richard, avec une impétuosité furieuse, sans craindre de s'exposer au péril de mort pour délivrer leur seigneur129. Alors un combat terrible s'engage ; les épées étincellent en tombant sur les casques ; les éclairs brillent sous les coups qui redoublent. La pointe des lances s'enfonce dans la poitrine d'une foule de guerriers ; mais nous n'avons pas le temps de nous amuser à des descriptions La fureur des combattants ne cessa que quand le roi d'Angleterre tint en son pouvoir la troupe130 qui lui avait résisté. Dans cette mêlée, le roi Richard fit vider les arçons à trois chevaliers d'élite, Mathieu de Montmorency, Alain de Ruscy et Foulques de Gilernalles. Il les garda prisonniers, ainsi qu'une foule d'illustres barons français, dont voici les noms : Gallois de la Porte, Gérard de Chory, Philippe de Nanteuil, Pierre des Eschans, Robert de Saint-Denis, Thibault de Wallangard, Cédunal de Trie, Roger de Meulan, Aime Triers, Renaud de Ascy, Baudouin de Lérim, Thomas d'Asgent, Ferry de Paris, Pierre de Laton, Guy de Nevers, Froment de Champagne, Thierry d'Anceis, Hamfroy de Balon, Ébrard de Montigny, Funcard de la Roche, Gaultier le Roux, Ernulf de Kerny, Guillaume de Merlin, Jean de Gangis, Thibaut de Brienne ( ?), Roger de Beaumont, Gilbert de Brai, Pierre de Maidul, Jean de Cerny, Alard de Louviers, Raoul Valencel, Ferry de Bounay, Thomas de Castel, Guillaume de Rochemont, Thibaut de Miscy. Le roi Richard s'empara encore de cent chevaliers, outre ceux dont j'ai parlé, de deux cents chevaux couverts de fer, et enfin d'un si grand nombre de sergents, de cavaliers, de fantassins et d'arbalé-Ifiiers, que le nombre en était immense131. Après ce grand succès, le très-victorieux roi Richard invita à dîner ses amis et compagnons d'armes, qui n'avaient point déposé les armes depuis trois jours, et envoya des lettres à tous les prélats d'Angleterre, pour qu'ils glorifiassent le Seigneur, et qu'ils rendissent grâce au Dieu des armées, qui avait accordé à son serviteur indigne de remporter sur ses ennemis un si glorieux triomphe. Il distribua aussi à ses compagnons, les objets précieux du butin, afin que ceux qui avaient partagé le péril en partageassent le profit132.

Le roi de France Philippe, voyant que les forces du roi d'Angleterre s'accroissaient de jour en jour et que les siennes diminuaient dans la même proportion, se vit forcé d'envoyer secrètement133 des ambassadeurs au souverain pontife. Ils étaient chargés de lui dire qu'il désirait traiter avec le roi d'Angleterre, ou du moins différer les hostilités pour un temps, en concluant une trêve ; afin qu'au moyen de cette trêve, confirmée par l'autorité papale, les croisés des deux royaumes pussent accomplir le vœu de pèlerinage qu'ils avaient fait au Seigneur, et délivrer la terre de promission du joug des ennemis du Christ, avec sa coopération. Pour que ce projet pût s'exécuter avec sécurité et stabilité, le roi demandait que le pape envoyât dans les royaumes d'Occident un cardinal plénipotentiaire qui eût faculté, au besoin, de lancer sentence ou interdit contre celui des deux rois qu'il trouverait peu disposé pour la paix et la concorde. Statuant sur cette demande et sur beaucoup d'autres du même genre, le pape. Innocent qui désirait une croisade par-dessus tout, s'y décida, gagné plutôt par l'argent que par les prières [du roi de France] ; et il envoya le cardinal Pierre de Capoue pour établir la paix entre les deux rois. Lorsque le prélat fut arrivé auprès du roi de France, il prit pour compagnons, par le conseil de ce dernier, quelques évêques des deux royaumes, alla trouver le roi d'Angleterre, lui exposa à combien de malheurs les deux royaumes avaient été exposés, combien de misères ils auraient à souffrir encore si la paix n'était faite au plus tôt entre les deux souverains. Le roi Richard répondit avec colère qu'il n'était nullement tenu de faire quelque chose par égard pour le pape, à qui il avait adressé tant de fois des sollicitations pour qu'il obligeât le roi de France, par le moyen des censures ecclésiastiques, à lui rendre les terres et les châteaux dont il s'était injustement emparé, au mépris de son serment, tandis que lui Richard était occupé à combattre les ennemis de la croix dans la terre de promission, et à rendre aux lieux saints leur ancienne splendeur. «Pour recouvrer mon héritage, ajoutait-il, et puisque le pape me refusait son appui, j'ai été, obligé de dépenser des sommes énormes. C'est le roi Philippe qui mérite d'être accusé de parjure et d'encourir sentence d'excommunication : d'ailleurs qui me prouve que le roi de France veuille conclure une trêve avec moi ?» Alors le cardinal prit à part le roi d'Angleterre et lui confia, sous le sceau du secret, qu'il avait été envoyé par le pape sur les instances du roi de France lui-même, pour rétablir la paix entre eux. Il conseilla aussi au roi d'acquiescer en cette circonstance à la demande du seigneur pape ; lui disant d'avoir pour certain que le seigneur pape serait disposé à l'écouter favorablement, tant pour ses démêlés avec le roi de France que pour toutes les autres demandes qu'il pourrait lui adresser. Le roi Richard qui désirait ardemment que son neveu Othon, nommé récemment roi d'Allemagne, fût couronné par le pontife, céda aux prières et consentit à se prêter à la trêve, afin d'obtenir un titre auprès du pape pour la consécration de son neveu comme empereur. Les deux rois eurent donc une entrevue où ils jurèrent une trêve de cinq ans, aux conditions suivantes : il sera permis aux sujets des deux rois et aux marchands d'aller et de venir ; sans être inquiétés, sur le territoire et aux foires des deux royaumes ; permission de vendre et d'acheter librement est octroyée. Cette trêve conclue, le roi d'Angleterre envoya, à Rome l'abbé de Certsey134 et Raymond, moine de Saint-Albans ; (ce dernier s'était rendu récemment auprès du roi en Normandie, pour diverses affaires relatives à son église). Il les chargea de mener à bon terme la négociation dont nous avons indiqué l'objet. Pour aider aux frais nécessaires, le roi imposa dans toute l'Angleterre un tribut de cinq sols par chaque charruaige ou hyde de terre. Cette même année, le jour de sainte Marguerite, il veut un orage qui s'annonça par des coups de tonnerre, des éclairs et une pluie telle qu'on n'en avait jamais vu. (A cette époque, le roi eut recours à une ruse qui lui fut suggérée par des conseils pervers. Il feignit d'avoir perdu son sceau royal, eu fit fabriquer un autre et fit proclamer partout qu'ayant perdu son sceau il en avait un neuf, ajoutant que quiconque voulait conserver ce qui avait été accordé précédemment, eût à venir pour faire signer de nouveau ses titres, en donnant une certaine somme : faute de quoi les anciennes chartes seraient regardées comme nulles. Par cette fourberie insigne, il extorqua d'immenses richesses135).

Destruction de l'église de Lambeth — Faits divers. — Mort de Richard. — L'an de grâce 1199, Hubert, archevêque de Cantorbéry, fit raser à ses frais (ce qui lui causa du dépit, à lui et à beaucoup d'autres), l'église de Lambeth que son prédécesseur Baudouin avait fondée en l'honneur du bienheureux martyr Thomas, et que lui-même avait presque achevée. Il y fut contraint par l'ordre formel que les moines de Cantorbéry avaient obtenu du souverain pontife.

Vers le même temps, après la conclusion de la trêve dont nous avons parlé entre le roi de France Philippe, et le roi d'Angleterre Richard, ledit roi d'Angleterre tourna sa bannière et ses armes contre quelques barons rebelles du Poitou. Étant entré dans le duché d'Aquitaine, sur le territoire du vicomte de Limoges, il vint mettre le siége devant le château de Chaluz. Le septième jour avant les calendes d'avril, il y fut blessé par Pierre de Basile136 d'un trait qu'on prétendit empoisonné ; mais sans s'inquiéter nullement de sa blessure, il n'en continua pas moins à boire et à manger de tout ce qu'on servait à sa table. Pendant les douze jours qu'il survécut, il poussa vivement le siége du château, s'en empara, et mit sous bonne garde les chevaliers et les sergents qui le défendaient. Il fit occuper la place par une garnison à lui, et y éleva des fortifications suffisantes. Cependant la blessure qu'il avait reçue et qu'il n'avait nullement soignée, commença à produire de l'enflure. Des taches noires parurent aux bords Je la plaie : Richard éprouva bientôt des douleurs intolérables. Enfin ce roi très-prudent, voyant qu'il était en danger de mort, se prépara à quitter la vie en se confessant de tous ses péchés avec un cœur contrit, et en se fortifiant par le corps et le sang du Sauveur. Il pardonna à Pierre, celui qui l'avait frappé et qui avait causé sa mort, et il ordonna qu'on le laissât aller en liberté ; il voulut que son corps fût enseveli à Fontevrault aux pieds de son père, qu'il s'accusait d'avoir trahi, et il légua à l'église de Rouen son cœur invincible ; il voulut aussi que ses entrailles fussent déposées dans l'église de Chaluz, comme un présent qu'il faisait aux Poitevins. Il révéla à ses amis intimes, sous le sceau du secret, les motifs qui lui faisaient faire un tel partage de son corps : il donnait son corps à son père pour la raison que nous avons dite ; il faisait présent de son cœur aux habitants de Rouen pour l'incomparable fidélité qu'ils lui avaient toujours témoignée ; quant aux Poitevins dont il avait éprouvé la malveillance, il ne leur léguait que le réceptacle des excréments137, ne les jugeant pas dignes de posséder une autre partie de son corps. Après cette conversation, le mal ayant envahi la région du cœur, ce prince, livré aux travaux de Mars, le 8 avant les ides d'avril, le jour de mars, rendit le dernier soupir dans le château de Chaluz. Il fut enseveli à Fontevrault comme il l'avait ordonné de son vivant, et avec lui furent ensevelis, au jugement de plusieurs, la gloire et l'honneur de la chevalerie. On fit cette épitaphe sur sa mort et sur ses funérailles :

La terre de Poitou et le sol de Chaluz couvrent les entrailles138 du duc. Il a voulu que son corps fût renferme sous le marbre de Fontevrault. Neustrie, c'est toi qui possèdes le cœur invincible du roi. Cette vaste ruine s'est dispersée elle-même en trois lieux différents ; et cet illustre mort n'est pas de ceux qu'un seul lieu puisse contenir.

Un autre versificateur a composé ces vers élégants à l'occasion de ce trépas funeste et irréparable :

Le roi Richard, le pivot du royaume, est tombé à Chaluz : pour les uns il était terrible, pour les autres il était doux : pour ceux-ci c'était un agneau, pour ceux-là un léopard. Chaluz voulait dire chute de la lumière. Ce nom n'avait pas été compris dans les siècles passés : ce qu'il presageait était inconnu et c'était chose close aux yeux du vulgaire. Mais quand la lumière tomba, ce secret fut mis en lumière, comme pour compenser la lumière qui s'éteignait139.

Un autre encore fit, à ce sujet, ce distique satirique :

O Christ, Celui qui fit sa proie de tes calices est devenu la proie de la mort à Chaluz. Tu as rejeté de ce monde avec un peu d'airain (au bout d'une flèche ?) celui qui a pillé l'airain de tes croix140.

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(86) Adopté l'addition Joanni.

(87) Nous lirions plus volontiers Bure. Tout les historiens disent Barfleur.

(88) Nous adoptons la variante pour cette phrase, en supprimant non avant malitiam.

(89) De Ravenna, dit le texte ; mais c'est évidemment le même que celui dont il est question à l'année 1180.

(90Ad crucem Caroli. Le récit des historiens plutôt que le texte même nous fait adopter cette traduction.

(91) Isaac l'Ange. Alexis était son propre frère, quoique cet usurpateur eût rejeté le nom de ses pères pour le nom pompeux des Comnènes, dont il descendait par les femmes. Tous deux étaient fils d'Andronic l'Ange, et non de l'empereur Manuel.

(92 C'est-à-dire ses représentants ; car il n'était probablement pas présent, d'après ce qu'on lit plus bas.

(93) La postérité mâle légitime de Tancrède de Hauteville s'était éteinte par la mort de Guillaume H ; mais sa tante Constance, fille de Roger II, avait épousé Henri VI. L'habileté et la valeur du bâtard Tancrède retardèrent la conquête du royaume des Deux-Siciles. Après lui, sa femme et son fils en bas âge tombèrent du trône sans résistance. Henri marcha en vainqueur de Capoue à Palerme, viola les tombeaux, dispersa les ossements de Tancrède, fit périr dans d'affreux supplices le comte Giordano et les principaux défenseurs d'une cause malheureuse, et signala sans rougir cette cupidité insatiable dont il avait donné la preuve pendant la captivité de Richard.

(94Mirabilem mundi, admiralium Murmelin (Emir al moumenin), par corruption et vulgairement Miramolin.

(95) lntercalation fournie par le manuscrit de Cécil.

(96II y avait deux légats ; celui-ci et Melior, cardinal-prêtre, nommé par Fleury. Cincio est seulement désigné par l'initiale G. dans le texte.

(97) Adopte la var. suorum, au lien de sua.

(98) Nous lisons quod, au lieu de quos.

(99Ulmetum (ulmus), c'est sans doute le lieu connu sous le nom des ormes de Tyburn. Wendover dit ad Furcas propé Tiburcinam.

(100) Matt. Pâris omet ou ignore quelques circonstances de ce drame, remarquable en ce qu'il représente une des dernières luttes de la population vaincue contre les Normands. Les mots mêmes employés dans le texte indiquent combien était incomplète encore la fusion de la société. Maire (major) est un mot normand ; Aldermen, un mot saxon, comme hunting ; (maison du conseil). Guillaume à la longue barbe alla trouver le roi Richard sur le continent et se plaignit à ce prince, qui promit de faire justice et oublia sa promesse. Le Saxon organisa alors une société où s'engagèrent, dit-on, cinquante mille personnes, prépara des armes et des moyens de résistance, et harangua frêquemment cette multitude. Mais Hubert Gaultier, archevêque de Cantorbéry et grand justicier d'Angleterre, trouva moyen de semer la défiance et le découragement parmi les confédérés, et réussit à se faire livrer des otages. Dès lors tout le poids de l'animosité des Normands et de la haute bourgeoisie retomba sur Guillaume, qui fut pris dans l'église que Roger de Hoveden appelle Sainte-Marie de l'Arche (texte hic des Arcs). Mais le peuple, qui l'avait laissé périr, le révéra comme un saint. Le gibet fut enlevé et les morceaux en devinrent des reliques. La terre même qui avait touché le pied du bois fut regardée comme un objet sacré, et chacun voulut s'en procurer. Il y eut un pèlerinage assidu à ce lieu, où la piété des Saxons avait formé une excavation profonde ; et il fallut que les Normands employassent la force pour mettre un terme à ces honneurs, qui leur faisaient affront. (Voir M. Aug Thierry, livre XI, pag. 120 à 137.)

(101) Le manuscrit de Cecil diffère peu du texte que nous suivons. On y trouve seulement cette indication : Markade présenta son prisonnier à Richard eu lui disant, par dérision, dans la langue de son pays : Prias ai le canthathur e le respondethur.

(102Il paraît qu'on se servait de cet instrument dans les monastères et même dans les églises, avant l'usage général des cloches. — Καὶ κρούσαντος τοῦ κανονάχου τὸ ξύλον. Joann. Moschus in prato spirituali. cap. II.

(103 Nous lisons evadentes, au lieu d'evadente.

(104) Milites, nous proposons humiliter.

(105) Nous proposons et traduisons vidit. Car il nous semble que le passage que nous renfermons entre parenthèses est une réflexion de Matth. Pâris, comme l'indique lectoribus. Le récit recommence à l'alinéa.

(106) Hic consistentiam candor. Nous modifions légèrement le texte en lisant consistentium.

(107) Nous lisons et pour nec.

(108) Jean de Brienne ne fut pas le successeur immédiat de Henri de Charnpagne. Isabelle, veuve de ce dernier prince, épousa, sur l'avis du grand maître des Hospitaliers, Amaury, frère et successeur de Guy de Lusignan, dans l'Ile de Chypre, et ils furent proclamés tous deux roi et reine de Jérusalem et de Chypre.

(109) Le texte dit de Lisieux ; nous adoptons la variante.

(110) Nous lisons ici Walterus, pour l'initiale W. en avertissant qu'il faut modifier également le nom de Guillaume donné à cet archevêque dans la circulaire de Richard, année 1191.

(111) Retinuit : nous lisons retinebit.

(112) Ces moulins étaient appelés moulins de Robeq.

(113 Nous proposons ce sens pour le mol ferris.

(114) Voyez aussi, pour cette négociation, l'Hist. littér., art. Gautier de Coutantes. Cet archevêque de Rouen était l'oncle de Jean de Coutances, évêque de Worcester. Comme Célestin III avait été le médiateur de ce traité, son autorité fut aussi invoquée pour le confirmer : ce qui eut lieu par une bulle en date du 26 avril, rapportée par Raoul de Diceto.

(115) Matt. Pâris appelle constamment coursini ces usuriers plus connus en France sous le nom de Lombards. La critique moderne a déjà reconnu l'exactitude de la remarque de notre auteur qui, dans plusieurs passages, dit que les usuriers chrétiens étaient pires que les juifs. Et cependant les papes se firent les patrons et les chefs de ces banquiers si redoutés. Dès le treizième siècle, l'économie industrielle avait fait de grands progrès en Italie. On connaissait à Milan le papier-monnaie, et à Florence, les jeux de bourse. (Voy. M. Libri, Hist. des mathétn., tome II, pag. 265 et suiv. ainsi que les notes qui y sont jointes.) Au reste l'histoire du commerce et de la valeur de l'argent, au moyen-âge, est encore à faire, et offrirait sans nul doute beaucoup d'intérêt.

(116) Foulques, curé de Neuilly, celui qui prêcha avec tant d'ardeur la quatrième croisade. Il avait pour compagnon de sa mission Pierre de Roucy, prêtre du diocèse de Paris.

(117) Angi, mieux Augi.

(118L'Auvergne, à peu près indépendante sous des comtes nationaux, reconnaissait toutefois la suzeraineté des rois d'Angleterre comme ducs d'Aquitaine. En cette circonstance, Richard agit avec sa légèreté ordinaire. Il céda l'Auvergne à Philippe ; puis, quand le roi de France se fut saisi des meilleurs châteaux, il excita les Auvergnats à se révolter, et les abandonna à la vengeance de Philippe. Une nouvelle guerre ayant éclaté, Richard sollicita le comte d'Auvergne de se joindre à lui ; mais cette fois il n'y put réussir, et le comte répondit aux couplets satiriques de Richard par des vers malicieux et fiers :

Reis pus vos de mi chantatz
Trovata avetz chantador..
Anc non fuy vostre juratz
E conoissi ma folor.

Qu'ien no soiy reis coronatz
Ni hom de tangran ricor...
Pero Dieus m'a fag tan bon
Qu'entr'el Puey et Albusson
Puesc remaner entr'els mieus,

Qu'ien no soi sers ni Juzieus.

M. Augustin Thierry, qui nous fournit ces détails, ne parle pas de l'invasion de Richard en Auvergne. Au reste, nous ne nous arrêterons pas à relever toutes les omissions ou toutes les inexactitudes qu'on peut trouver dans le récit de Matthieu Pâris ; ce qui entrainerait des notes beaucoup trop multipliées. Nous nous bornerons à faire remarquer qu'en général les événements si variés et si rapides qui signalèrent la rivalité des deux rois sont traités avec confusion par les chroniqueurs contemporains, et avec quelque négligence par la plupart des historiens modernes.

(119) Dangu, ancien château de Normandie, à une lieue de Gisors. Dutillet, Recueil des Traictez, dit aussi que Philippe assiégea et prit Dangu. Mais le sens du paragraphe, comme l'analogie des noms, ne permettrait-il pas de lire de Angi (d'Eu.)

(120) Dies Cathedrœ, dit le texte. Nous doutons du sens.

(121) Jacobites ou plutôt Jacobins. Cet ordre est plus connu sous celui de dominicains ou frères prêcheurs. Il fut fondé par Dominique de Guzman, archidiacre d'Osina, en Vieille-Castille, qui prêcha la croisade des Albigeois conjointement avec un autre Espagnol, Diego d'Azebèz. Dominique et ses disciples furent chargés par Innocent III de rechercher dans la France méridionale les crimes d'hérésie et de sortilége ; c'est l'origine de l'inquisition, tribunal permanent, dont les membres étaient pris d'abord exclusivement parmi les dominicains. L'ordre des dominicains, favorisé par Innocent, ne fut confirmé et constitué définitivement qu'au concile de Latran, en 1215.

(122) Intercalation fournie par le manuscrit de Cécil.

(123) Fine insperato a peut-être le sens de fin imprévue, mort subite. Mais le mot quievit, a déterminé notre traduction.

(124) Évidemment ce ne peut être Bermondsey. Nous renvoyons à Dugdale (Monast. Anglic.) pour ce point peu important.

(125).lntercalation fournie parle manuscrit de Cécil.

(126) Wannuben, et selon les variantes Wamumuvem, Wenunuven, est probablement le nom du roi gallois. Mais le texte paraît fautif ou du moins le mot y est transposé.

(127Intercalation importante fournie par le manuscrit de Cécil.

(128) Voir la note II à la fin du volume.

(129) Une var. ajoute : more Francigenarum : avec la témérité française.

(130)  Arcem, évidemment Aciem.

(131 Matt. Pâris procède ici avec son exagération habituelle. Tous les historiens s'accordent à dire que Philippe Auguste n'avait avec lui que fort peu de monde.

(132) Nous adoptons et traduisons la variante pour ce passage.

(133) Adopté latenter, au lieu de lœtanter.

(134) Dans le comté de Surrey (Camden).

(135Nous traduisons dans le texte cette variante plus explicite. Du reste, ce moyen odieux avait déjà été employé par Richard avant son départ pour la croisade. (Voir plus haut.)

(136) On le trouve ordinairement appelé Bertrand de Gourdon. Malgré la prière de Richard, il fut pris et écorché vif par l'ordre de Markade.

(137) Stercora sua reliquit. Nous prenons le contenant pour le contenu.

(138) Le sens et la mesure exigent exta, au lieu d'extrà.

(139) Ces vers difficiles et prétentieux roulent sur un jeu de mots intraduisible entre Chalus et Casus lucis. Les voici tels qu'ils se trouvent dans le texte ; nous modifions seulement la ponctuation :

Ad Chalus cecidit rex regni cardo Richardus :
His ferus, his humilis, his agnus, his leopardus.
Casus prit lucis Chalus. fer secvla nomen
Non intellectum fuerat ; sed nominis omen
Non potuit : res clausa fuit ; sed, luce cadente,
Prodiit in lumen, pro casu lucis ademptœ
.

Nous suivons la variante pour ce dernier mot (le texte donne adeptiœ), sans répondre de notre interprétation.

(140)   Christe, tui calicis prœdo fit prœda Calucis

Ære brevi rejicis qui tullit œra crucis.

Il y a dans ces deux vers trois jeux de mots. Prœdo, prœda ; calicis, Calucis (génit. altéré de Chaluz) œre, œra : œre brevi, est une énigme. Intercalation fournie par le manuscrit de Cécil.