Œuvre mise en page par Patrick Hoffman
GRANDE CHRONIQUE
de
MATTHIEU PARIS
TRADUITE EN FRANCAIS
PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,
ACCOMPAGNÉE DE NOTES,
ET
PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION
PAR M. LE DUC DE LUYNES,
Membre de l'Institut.
TOME DEUXIEME ;
Paris,
Paulin, Libraire-éditeur,
33, rue de Seine-Saint-Germain.
1840.
GRANDE CHRONIQUE
DE
MATTHIEU PARIS
(historia Major Anglorum).
JEAN-SANS-TERRE.
Premiers actes de Jean. — Partisans d'Arthur. — Jean est reconnu en Normandie. — Lorsque le très-victorieux roi Richard fut allé où va toute créature, Jean son frère, comte de Mortain, retint auprès de lui, par la déférence qu'il leur témoigna et les présents qu'il leur promit, tous les serviteurs et tous les soldats1 à gage du feu roi. Il envoya aussitôt en Angleterre, Hubert, archevêque de Cantorbéry, et Guillaume Maréchal, pour qu'ils s'entendissent avec Geoffroi, fils de Pierre, grand justicier, et les autres seigneurs du royaume, à l'effet d'y proclamer et d'y maintenir ses droits. Ceux-ci étant arrivés dans le royaume, firent jurer fidélité au comte Jean, et s'étant réunis à Geoffroi, fils de Pierre, dans la ville de Northampton, ils y convoquèrent tous les seigneurs dont l'adhésion était douteuse: ils leur donnèrent leur foi que le comte Jean rendrait à chacun son dû. Sur cette assurance, les seigneurs jurèrent fidélité audit comte contre tous hommes. Ils envoyèrent aussi à Guillaume, roi d'Écosse, Eustache de Vescy, pour lui annoncer qu'à son retour en Angleterre, le comte Jean lui donnerait satisfaction pour son droit dans le royaume; le priant en attendant, de lui conserver fidélité et paix. Ainsi dans le royaume d'Angleterre, tout mouvement ou sédition se trouva prévenu. Tandis que ces choses se passaient en Angleterre, le comte Jean se rendit à Chinon, où il se fit remettre les trésors du roi défunt, que Robert de Turnham avait en garde; celui-ci lui rendit les châteaux de Chinon, de Saint-Savin et plusieurs autres forteresses dont il était gouverneur. Quant à Thomas de Fumais, neveu dudit Robert, il livra à Arthur2, comte de Bretagne, la ville et le château d'Angers, et se déclara pour le parti d'Arthur. Les seigneurs de l'Anjou, du Maine et de la Touraine, reconnurent aussi Arthur pour leur seigneur lige; déclarant qu'il était juste, d'après les coutumes de ces pays, qu'Arthur, fils du frère aîné, succédât à son oncle dans le patrimoine et dans l'héritage qui lui étaient dus, puisque Geoffroi, père dudit Arthur, eût recueilli cette succession, s'il avait survécu au feu roi Richard. En outre, Constance, mère d'Arthur, vint trouver à Tours le roi de France, et lui confia son fils, que le roi envoya aussitôt à Paris, bien escorté; il prit aussi sous sa garde toutes les villes et châteaux, qui appartenaient à Arthur. Mais le comte Jean et sa mère Aliénor ayant rassemblé une armée nombreuse, se rendirent au Mans, s'emparèrent de la ville et du château, firent démolir toutes les maisons bâties en pierre; et pour punir les habitants de s'être attachés à Arthur, ils les emmenèrent captifs, et les enfermèrent sous bonne garde. Après ce succès, le comte Jean passa le jour de Pâques à Beaufort, dans l'Anjou. Le lendemain, il envoya la reine Aliéner, avec Markade, assiéger la ville d'Angers: s'en étant emparés par force, ils la dévastèrent et emmenèrent ignominieusement les citoyens captifs. Pendant ce temps, le comte Jean se rendit à Rouen; et dans l'octave de Pâques, il reçut l'épée ducale de Normandie des mains de Gaultier, archevêque de Rouen, dans l'église cathédrale. Là, ledit archevêque, lui posa sur la tête, devant le maître-autel, un cercle d'or, au sommet duquel avaient été ciselées en rond des roses d'or artificielles. En présence du clergé et du peuple, le duc jura sur les reliques des saints et sur les sacrés Évangiles, qu'il défendrait la sainte église et les dignités de ladite église, de bonne foi et sans mal engin, et qu'il honorerait ceux qui en feraient partie; il jura aussi qu'il annulerait les lois injustes, s'il y en avait, et qu'il en établirait de bonnes. Vers le même temps, Guillaume, normand de nation, et chanoine de l'église. Saint-Paul, à Londres, fut consacré évêque de Londres, le dixième jour avant les calendes de juin, parles mains d'Hubert, archevêque de Cantorbéry, dans la chapelle de Sainte-Catherine. Couronnement du roi Jean. — Le roi Jean passe en Normandie. — Trêve avec le roi de France. — Vers le même temps, Jean, duc de Normandie, passa en Angleterre: il aborda le huitième jour avant les calendes de juin, à Shoreham, et le lendemain, veille de l'ascension de notre Seigneur, il arriva à Londres, pour s'y faire couronner. Les archevêques, les évêques, les comtes, les barons et tous les autres qui devaient assister à son couronnement s'y trouvèrent réunis. L'archevêque [de Cantorbéry] se leva au milieu des assistants, et dit: «Tous tant que vous êtes, écoulez. Que votre prudence sache que nul n'a de royaume en succession par droit acquis, s'il n'est élu unanimement, sous l'invocation de la grâce de l'Esprit saint, parla totalité du royaume, et choisi entre tous pour ce qu'il vaut par lui - même; à l'exemple et similitude de Saùl, le premier roi sacré, que le Seigneur mit à la tête de son peuple, sans qu'il fût fils de roi, ni même qu'il sortît de race royale; à l'exemple aussi de David, fils de Jessé, son successeur; l'un fut roi, parce qu'il était brave et propre à la dignité royale; l'autre, parce qu'il était saint et humble. Que de même, celui qui est au-dessus des autres dans le royaume par la bravoure soit au-dessus des autres par le pouvoir et l'autorité. Nous vous disons ces choses en vue du noble comte Jean, ici présent, frère de notre très-illustre roi Richard défunt, qui n'a pas laissé d'héritier sorti de lui. Comme il est prudent, brave et manifestement de noble race, nous l'avons élu unanimement, tous tant que nous sommes, sous l'invocation de la grâce de l'Esprit saint, tant à raison de ses mérites que de son origine royale.» L'archevêque était un homme d'un sens profond; il était regardé comme la colonne du royaume pour sa fermeté et sa sagesse incomparable. Personne n'osa contester ses paroles3: car on savait qu'il avait ses motifs pour présenter l'avènement de Jean sous ce point de vue. Le comte Jean lui-même et ses adhérents semblèrent approuver le discours du prélat; et bientôt les assistants, choisissant et prenant le comte pour leur roi, s'écrièrent: «Vive le roi!» Quelqu'un ayait demandé dans la suite à l'archevêque Hubert pourquoi il avait parlé de la sorte, il répondit qu'il avait des pressentiments secrets et confirmés par des prophéties infaillibles, que le roi Jean ferait honte un jour à la couronne et au royaume d'Angleterre, et qu'il précipiterait ses sujets dans un abîme de maux; que par conséquent, pour restreindre sa liberté d'agir, il était bon de lui faire entendre qu'il était roi par élection et non par droit héréditaire. L'archevêque, lui ayant placé la couronne sur la tète, l'oignit roi à Westminster, dans l'église du prince des apôtres, le jour de l'ascension de notre Seigneur, le 6 avant les calendes de juin, Philippe, évêque de Durham, ayant interjeté un appel sur lequel on passa outre, pour que le couronnement n'eût pas lieu en l'absence de Geoffroi, évêque d'York. Dans cette cérémonie, le roi Jean eut à prêter un triple serment: qu'il chérirait la sainte église et ceux qui en faisaient partie, et qu'il la maintiendrait saine et sauve contre les attaques des méchants; qu'il détruirait les mauvaises lois et en mettrait de bonnes à leur place; qu'il rendrait droite justice dans le royaume d'Angleterre. Enfin, l'archevêque l'adjura au nom de Dieu, et lui défendit formellement d'avoir la présomption d'accepter le titre de roi, s'il n'avait pas l'intention d'exécuter ce qu'il avait juré. Jean répondit en promettant d'exécuter de bonne foi, avec l'aide de Dieu, ce qu'il avait juré; le lendemain après avoir reçu les hommages et les serments de fidélité, il se rendit pieusement à l'église du bienheureux Albans, premier martyr d'Angleterre, pour s'y mettre en oraison. Il ne demeura que fort peu de temps en Angleterre, pour y régler avec le conseil des barons les affaires pressantes. Aux approches de la fête du bienheureux Jean-Baptiste, où l'on célèbre sa nativité, le roi Jean passa en Normandie. Lorsqu'il fut arrivé à Rouen, il se vit entouré d'une multitude de gens armés, soit à pied, soit à cheval, dont il accepta les services avec joie, il eut ensuite une entrevue avec le roi de France: une trêve y fut conclue, qui devait se prolonger jusqu'au lendemain de l'assomption de la Vierge Marie; dans cet intervalle, on devait aviser aux moyens de faire la paix. Cependant le comte de Flandre et plusieurs autres seigneurs français vinrent trouver le roi Jean à Rouen, et ils firent avec lui contre le roi de France un pacte d'amitié, comme ils en avaient fait un avec le roi Richard. Et s'étant donné réciproquement des garanties, ils se retirèrent chacun dans leurs domaines. Conférence entre le roi de France et le roi d'Angleterre. — Faits divers. — Othon, empereur d'Allemagne. — La France mise en interdit. — Vers le même temps, le roi de France ceignit le baudrier militaire au comte de Bretagne Arthur, le lendemain de l'assomption de la bienheureuse Marie; et, séance tenante, le même Arthur fit hommage au roi de France pour l'Anjou, le Poitou, la Touraine, le Maine, la Bretagne et la Normandie; de son côté, le roi promit à Arthur de l'aider fidèlement pour conquérir ces provinces. Ensuite une nouvelle entrevue eut lieu entre les deux rois, près du château de Boutavant et de celui de Gaillon. lis firent retirer les seigneurs des deux royaumes qui les avaient accompagnés, et ils s'entretinrent tète à tète l'espace d'une heure, personne, hors eux-mêmes, n'entendant leurs paroles. Dans cette entrevue, le roi de France demanda pour lui tout le Vexin, c'est-à-dire le territoire qui s'étend entre la forêt de Lyons et la Seine d'un côté, les rivières d'Andely et d'Eple de l'autre; se fondant sur ce que Geolfroi Plantagenet, comte d'Anjou, aïeul de Jean, l'avait donné à Louis-le-Gros, pour obtenir son aide dans la conquête de la Normandie sur le roi Étienne. Il réclama en outre, pour Arthur, le Poitou, l'Anjou, le Maine, la Touraine et la Normandie, et mit en avant beaucoup d'autres prétentions auxquelles le roi Jean ne voulait ni ne devait accéder: la conférence fut rompue, et ils se séparèrent en mauvaise intelligence. Lorsque les amis du roi de France lui demandèrent pourquoi il s'était montré si dur pour le roi Jean qui n'avait jamais mal agi envers lui4, il répondit que le roi Jean avait occupé la Normandie et les autres provinces sans sa permission, puisqu'après la mort du roi Richard, il aurait dû commencer par se présenter à lui, et par lui prêter hommage, ainsi que de droit. Après le départ du roi de France, Guillaume des Roches, noble chevalier, eut l'adresse d'enlever Arthur à la garde du roi de France, et le réconcilia avec le roi d'Angleterre, à qui il remit aussi la ville du Mans, que le roi de France lui avait confiée avec Arthur. Mais, le jour même, on avertit ledit Arthur que le roi d'Angleterre avait l'intention de se saisir de lui et de l'enfermer dans une prison perpétuelle; ce qui fit que le jeune prince s'échappa secrètement et retourna auprès du roi de France. A la même époque, l'élection du duc de Souabe et des autres prétendants ayant été cassée, Othon, roi d'Allemagne, fut reconnu par le pape Innocent et par tous les Romains et fut admis à prendre possession de l'empire romain. Son élection ayant été confirmée par le seigneur pape, Philippe, duc de Souabe, fut excommunié ainsi que tous ses adhérents, à moins qu'ils ne cessassent de persécuter Othon. Le Capitole et la ville de Rome tout entière retentirent de cette acclamation: «Vie et santé à l'empereur Othon.» Celui-ci, voyant son pouvoir reconnu, se souvint que c'était au roi Richard qu'il devait un aussi grand honneur, et il écrivit au roi Jean qu'il ne se pressât pas de faire la paix avec le roi de France, parce que, sous peu de temps, avec l'aide du Seigneur, il irait le secourir suivi de forces telles qu'il convenait à la grandeur impériale d'en amener. Vers le même temps, Pierre de Cappue, cardinal et légat du saint-siége apostolique, mit le royaume de France en interdit, à cause de l'emprisonnement de Frère Pierre de Douai, élu à Cambrai; mais, avant que la sentence eût été levée, Pierre fut délivré et mis en liberté par le roi de France. Vers le même temps, le même légat vint trouver le roi d'Angleterre et lui demanda, en le menaçant de l'interdit, qu'il donnât permission de s'en aller à l'évêque de Beauvais, détenu depuis deux ans dans une captivité très-rigoureuse. Mais comme ledit évêque avait été pris les armes à la main contre les règles de son ordre, ainsi qu'un chevalier ou qu'un routier, il dut, avant d'obtenir la liberté, satisfaire à la cupidité royale, en comptant et payant au fisc six mille marcs d'argent, poids de sterlings5. Ledit évêque dut jurer en outre qu'il ne porterait jamais, tant qu'il vivrait, les armes contre des chrétiens. Contestation entre les églises de Tours et de Dol. — Lettre du pape Nicolas a ce sujet. — Décision d'Innocent III. — Cette même année, à Rome, le pape Innocent jugea la vieille querelle des églises de Tours et de Dol par sentence définitive; l'archevêque de Tours exigeant soumission de la part de l'évêque de Dol et l'évêque de Dol s'y refusant. L'église de Dol est la métropole de la petite Bretagne; et ses prélats, à l'époque de saint Martin, longtemps avant lui et longtemps après lui, ainsi que les prélats des autres églises de la petite Bretagne, avaient été les suffragants de l'église de Tours. Mais voici le motif pour lequel, dans la suite, ils renoncèrent à cette obédience. Au temps où la nation des Angles vint dans la grande Bretagne pour la subjuguer, le roi des Bretons, Uterpendragon, se trouvait gravement malade et couché à Vérulamium6: en sorte qu'il ne pouvait défendre son royaume contre la fureur des Barbares; et les Angles idolâtres prirent bientôt une telle supériorité, qu'ils dévastèrent l'île d'une mer à l'autre, s'attaquant surtout aux saintes églises, qu'ils rasaient jusqu'au sol. Les pontifes et les prélats des églises, voyant la désolation de la patrie et la ruine de la sainte église, se retirèrent dans des lieux plus sûrs, ayant décidé en commun qu'il valait mieux se soustraire pour un temps à la rage des Barbares, que de rester sans profit pour personne au milieu de ces peuples rebelles à la foi chrétienne. Parmi eux se trouvait Sampson, archevêque d'York, homme d'une sainteté reconnue, qui se réfugia parmi les Bretons de l'Armorique, qui avaient, avec ceux de la grande Bretagne, communauté de race et d'origine. Il emporta avec lui le pallium qu'il avait reçu du pontife de Rome. Lorsqu'il y fut arrivé et qu'il eut été reçu honorablement par ses compatriotes, ceux-ci l'élevèrent à la dignité d'évêque de Dol, (cette église ayant perdu récemment son pasteur); l'élection, faite en commun, fut ratifiée par le roi du pays, et Sampson fut installé malgré sa résistance. Tant qu'il vécut, il se servit dans son église du pallium qu'il avait apporté d'York, et grand nombre de ses successeurs s'en servirent comme lui. C'est pourquoi les rois du pays, fiers d'avoir eu un archevêque dans leur province, ne permirent plus à leurs évêques, qui jusqu'alors avaient été suffragants de Tours, de reconnaître la suprématie de cette église; et établirent que désormais les prélats de la petite Bretagne n'auraient pas d'autre métropolitain que l'évêque de Dol. Plus de trois cents ans après, le pape Nicolas, sur les instances de l'archevêque de Tours, qui voulait réformer cet abus, écrivit à Salamon, roi des Bretons, une lettre qui se trouve dans Gratien, aux Décrets, Cause 5, Question 6, sous cette forme: «.... Or, il est dans la règle d'ordination de votre père [spirituel] et dans la loi de l'église, votre mère, que vous ne refusiez pas d'envoyer les évêques de votre royaume à l'archevêque de Tours et que vous ne dédaigniez pas de reconnaître sa juridiction. En effet, il est votre métropolitain et tous les évêques de votre royaume sont ses suffragants, comme les rescrits de mes prédécesseurs le montrent évidemment. Ils se sont déjà efforcés de ramener, par de fortes raisons, vos prédécesseurs qui s'étaient soustraits à l'obédience dudit archevêque; et nos décrets à cet égard n'ont pas manqué non plus...» Et plus bas: «Puisqu'il y a une grande discussion parmi les Bretons pour savoir qui doit être métropolitain, et puisque nul ne se souvient qu'il y ait eu jamais dans votre pays une église métropolitaine, vous serez libre, lorsque le Dieu tout-puissant aura rétabli la paix entre vous et notre cher fils le glorieux roi Charles, de juger plus aisément de notre décision. Si cependant vous y trouvez encore un sujet de discussion, empressez-vous d'en avertir le saint-siége apostolique, afin que, dans l'examen que nous ferons, nous apercevions plus clairement encore quelle doit être chez vous l'église archiépiscopale; et que, dès lors, toute contestation étant terminée, vos évêques reconnaissent sans délai à qui ils auront à obéir.» Malgré cette admonition adressée audit roi Salamon, il persista dans son projet; et, dans la suite, ses successeurs, ainsi que lui, se refusèrent à reconnaître la suprématie de l'église de Tours. La contestation dura sans interruption entre les deux prélats de Tours et de Dol jusqu'à l'année où nous sommes parvenus. A cette époque, le pape Innocent prononça une sentence définitive, qui portait que l'évêque de Dol, comme les autres évêques de Bretagne, devait obéir à l'archevêque de Tours et se conformera perpétuité à ses commandements canoniques. En prononçant cette sentence définitive, ledit pape, qui était un homme fort savant et un hardi jurisconsulte, commença ainsi: «Que le prélat de Dol s'afflige, et que celui de Tours se réjouisse.» La reine Aliénor envoyée pour marier Rlanche, princesse de Castille, a Louis, fils du roi de France. — Mariage. — Le roi Jean, après son divorce, épouse Isabelle.— L'an de grâce 1200, le roi de France, Philippe, et le roi d'Angleterre, Jean, eurent une entrevue après la fête de saint Hilaire, entre les châteaux de Boutavant7 et de Gaillon. Il y fut convenu entre les deux rois, sur l'avis des seigneurs des deux royaumes, que Louis, fils et héritier du roi de France, épouserait la fille d'Alphonse, roi de Castille, nièce du roi Jean. Le roi d'Angleterre, pour déterminer cette union, s'engagea à donner à Louis, avec sa nièce Blanche, un douaire qui se composerait de la ville et du comté d’Évreux, avec trente mille marcs d'argent. Le roi de France exigea en outre du roi d'Angleterre l'assurance qu'il ne donnerait à son neveu Othon ni secours d'hommes ni secours d'argent pour l'aider à conquérir l'empire: car il faut dire que Philippe, duc de Souabe, par la connivence et l'aide du roi de France, faisait audit Othon une guerre à outrance et ne s'embarrassait nullement de la sentence d'excommunication lancée contre lui par le pape. Les conventions dont nous avons parlé ayant été faites entre les deux rois, on prit terme pour la fête prochaine de saint Jean-Baptiste, afin qu'à cette époque elles eussent leur réalisation irrévocable. Au sortir de cette conférence, le roi Jean, espérant obtenir par ce mariage une paix de longue durée telle qu'il la souhaitait, envoya la reine Aliénor, sa mère, avec un sauf-conduit pour ramener la jeune fille à l'époque fixée. Pendant ce temps, le roi d'Angleterre repassa la mer et imposa sur chaque hyde de terre, dans tout le royaume, un tribut de trois sols d'aide. Après avoir terminé quelques autres affaires, il retourna de nouveau en Normandie. Sur ces entrefaites, la reine Aliénor revint avec la jeune fille qui devait épouser Louis et la présenta au roi d'Angleterre. Les deux rois se réunirent encore entre Gaillon (?)8 et Boutavant, le 11 avant les calendes de juillet. Le roi de France rendit au roi d'Angleterre la ville et le comté d'Évreux, ainsi que toutes les terres dont il s'était emparé pendant la guerre tant en Normandie que dans les autres provinces du roi d'Angleterre. Le roi Jean, séance tenante, fit hommage au roi de France, donna en même temps à Louis lesdites possessions et sa nièce en mariage, et, enfin, reçut l'hommage de Louis pour ses nouveaux domaines. Le lendemain, la jeune fille fut mariée à Louis, à Purmor9, en Normandie, par le ministère de l'archevêque de Bordeaux: car, à cette époque, le royaume de France se trouvait en interdit, au sujet de la reine Botilde, que le roi de. France avait répudiée. Aussitôt après son mariage, Louis emmena sa nouvelle épouse à Paris, au milieu de la joie et de l'enthousiasme tant du clergé que du peuple des deux royaumes. Vers le même temps, le divorce ayant été prononcé entre le roi d'Angleterre et sa femme Hawise, fille du comte de Glocester, parce qu'ils étaient parents au troisième degré de consanguinité, le même roi épousa, par le conseil du roi de France, Isabelle, fille du comte d'Angoulême, qui avait déjà été accordée à Hugues, surnommé le Brun, comte de la Marche10. Le dimanche qui précéda la fête de saint Denis, elle fut sacrée reine à Westminster: fatal mariage, qui fit grand tort au roi et au royaume d'Angleterre. Peu après, les deux rois, ayant eu une entrevue à Vernon, Arthur y fit hommage au roi d'Angleterre pour la Bretagne et pour ses autres possessions; mais, comme il soupçonnait quelque trahison de la part du roi Jean, il resta sous la garde du roi de France. Lettre venue du ciel touchant l'observation du dimanche. — Prédication d'Eustache de Flaix à ce sujet. — Miracles de cet abbé. — Vers le même temps, à Jérusalem, on aperçut une lettre venue du ciel au-dessus de l'autel de Saint-Siméon, au Golgotha, là où le Christ fut crucifié pour la rédemption du monde. Elle était suspendue en l'air, et tous ceux qui la virent pendant trois jours et pendant trois nuits, se prosternèrent sur le sol et prièrent le Seigneur miséricordieux de daigner leur manifester sa volonté. Le troisième jour après la troisième heure, l'archevêque Zacharie et le patriarche, qui priaient à genoux, se relevèrent et étendirent sur le saint autel une nappe où ils reçurent la missive céleste. L'ayant examinée, voici ce qu'ils y trouvèrent: «Moi, votre Dieu, qui vous ai commandé d'observer le saint jour du dimanche où je me suis reposé de mes œuvres, afin que tous les mortels aussi le consacrassent éternellement au repos, j'ai vu que vous ne l'observiez pas et que vous ne vous repentiez pas de vos péchés. Je vous l'ai dit dans mon Évangile: «Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas.» J'ai envoyé des hommes pour vous prêcher la pénitence, et vous n'avez pas cru. J'ai déchaîné contre vous les païens et les gentils qui ont versé votre sang sur la terre, et vous n'avez pas cru. Et comme vous n'avez pas observé le saint jour du dimanche, vous avez eu la famine pendant quelques jours, puis je vous ai rendu l'abondance, et vous n'en avez fait que pire. Je veux donc que depuis la neuvième heure du samedi jusqu'au lundi au lever du soleil, nul ne travaille, si ce n'est à ce qui est bon; et que si quelqu'un travaille, il se corrige en faisant pénitence. Et si vous n'obéissez pas à ce commandement, je vous le dis en vérité, et je vous le jure par mon siége et par mon trône, et par les chérubins qui le gardent, je ne vous enverrai plus d'autre lettre, mais j'ouvrirai les cieux, et, au lien de pluie, je ferai pleuvoir sur vous des pierres, des morceaux de bois et de l'eau chaude pendant les nuits, en sorte que personne ne pourra s'en préserver, parce que je détruirai tous les hommes méchants. Je vous le dis, vous mourrez de mort, à cause du saint jour de dimanche et des autres fêtes - de mes saints que vous n'aurez pas observés. J'enverrai contre vous des bêtes qui auront des têtes de lion, des cheveux de femme et des queues de chameau, et elles seront si affamées, qu'elles dévoreront votre chair; et vous voudrez fuir vers les sépulcres des morts et vous cacher par la crainte de ces bêtes; mais je déroberai à vos yeux la lumière du soleil et j'enverrai sur vous les ténèbres, afin que vous vous tuiez les uns les autres sans vous voir, et je retirerai ma face de vous, et je n'aurai pas merci avec vous; car je brûlerai vos corps et les cœurs de ceux qui n'observent pas le jour du dimanche. Écoutez ma voix, afin que vous ne périssiez pas sur la terre à cause du saint jour du dimanche. Retirez-vous loin du mal, et faites pénitence pour vos péchés. Si vous ne le faites pas, vous périrez comme Sodome et comme Gomorrhe. Sachez maintenant que vous êtes sauvés par les prières de ma très-sainte mère Marie, et par celles de mes anges saints qui intercédaient chaque jour pour vous. Je vous ai donné du froment et du blé en abondance, et vous ne m'avez pas obéi; car les veuves et les orphelins crient vers moi chaque jour, parce que vous n'avez pour eux aucune compassion; les païens ont de la compassion, et vous, vous n'en avez pas. A cause de vos péchés, je dessécherai les arbres qui portent du fruit; les fleuves et les fontaines ne fourniront plus d'eau. Je vous ai donné une loi sur le mont Sinaï, mais vous ne l'avez pas observée. Je suis venu ensuite vous en apporter moi-même une nouvelle, mais vous ne l'avez pas observée non plus: hommes pervers, vous ne respectez pas le jour du dimanche qui est celui où je suis ressuscité. Vous enlevez le bien d'autrui, et vous n'en avez nul souci. A cause de cela, j'enverrai contre vous des bétes plus cruelles que les autres, qui dévoreront les mamelles de vos femmes. Je maudirai ceux qui agissent injustement envers leurs frères; je maudirai ceux qui condamnent méchamment les pauvres et les orphelins. Vous m'avez abandonné et vous suivez le prince de ce monde. Entendez ma voix et vous aurez bonne miséricorde; mais vous ne renoncez pas aux œuvres mauvaises et aux œuvres du démon, puisque vous commettez des adultères et des parjures; c'est pour cela que les gentils vous entoureront, et ils seront comme des bêtes qui vous dévoreront.» Le patriarche et tout le clergé de la Terre-Sainte ayant réfléchi avec attention au contenu de cette lettre, résolurent, sur l'avis commun, de la soumettre au jugement du pontife de Rome, afin que tous adoptassent ce qu'il jugerait bon de faire. Lorsque la lettre fut venue à la connaissance du seigneur pape, il désigna sur-le-champ des prédicateurs qui se rendirent dans les différentes parties du monde, pour y prêcher la teneur de la missive divine, le Seigneur aidant et confirmant leurs paroles par une foule de miracles. Parmi eux se trouvait l'abbé de Flaix, nommé Eustache, homme religieux et d'un profond savoir, qui, étant venu en Angleterre, s'y distingua par beaucoup de prodiges. Il aborda non loin de la ville de Cantorbéry, et commença ses prédications dans une bourgade nommée Wi. Ce saint homme ayant béni une fontaine qui se trouvait dans ce lieu, le Seigneur, en faveur de ses mérites, accorda à cette fontaine la propriété de rendre la vue aux aveugles. Dès qu'ils en avaient goûté, les boiteux marchaient droit, les muets, par un bienfait céleste, recouvraient la parole et les sourds l'ouïe. Tout malade qui approchait de cette fontaine avec confiance et qui buvait de son eau, se voyait heureusement guéri. Une femme possédée par les démons et enflée comme par l'hydropisie, vint un jour trouver Eustache et lui demanda la santé. Il lui dit: «Ayez confiance, ma fille; rendez-vous à la fontaine de Wi, qui a été bénie par le Seigneur: buvez de son eau, et vous recouvrerez sur-le-champ la santé.» La femme s'y rendit, but de l'eau à la fontaine comme le lui avait recommandé l'homme de Dieu, et fut prise aussitôt de vomissements. A la vue de tous ceux qui s'étaient rendus à la fontaine pour y être guéris, elle rejeta deux gros crapauds tout noirs qui, comme de vrais démons qu'ils étaient, se transformèrent sur-le-champ en deux énormes chiens noirs qui apparurent bientôt sous la forme d'ânes. La femme resta d'abord stupéfaite, puis elle se mit à courir après eux, furieuse, et voulant les saisir; mais l'homme qui était préposé à la garde de la fontaine y puisa de l'eau, et la jeta entre la femme et les dénions, qui aussitôt s'évanouirent dans les airs, en laissant après eux une horrible puanteur. Dans le cours de ses prédications, le même homme de Dieu arriva au village de Humesnel, où l'on manquait d'eau douce. Cédant aux prières du peuple, il frappa avec son bâton une des pierres de l'église du lieu: une source abondante en jaillit, et beaucoup de gens qui en burent furent guéris des infirmités qui les tourmentaient, il continua sa route, passant de lieu en lieu, de province en province, de ville en ville. Il décida les uns à renoncer à l'usure; les autres à prendre la croix du Sauveur. Par ses prédications, il réveilla dans bien des cœurs le désir des œuvres pieuses. Il défendit que les foires et les marchés se tinssent le jour du dimanche et régla que toutes les affaires dont on s'occupait en Angleterre, le jour du Dimanche, seraient traitées dans la semaine, les jours suivants. Ainsi le peuple des fidèles dut consacrer le dimanche aux offices divins seulement, et s'abstenir complétement de toute œuvre servile. Mais, dans la suite des temps, la plupart revinrent à leurs anciennes habitudes, comme les chiens reviennent manger ce qu'ils ont vomi. Il enjoignit aussi aux pasteurs des églises, aux prêtres et aux fidèles qui leur étaient soumis, d'entretenir toujours un luminaire dans l'église devant l'eucharistie, afin que celui qui donne la clarté à tous ceux qui viennent au monde accorde la lumière éternelle en récompense d'une lumière temporelle. Il recommanda aussi aux riches, aux grands, et surtout aux bourgeois et aux marchands, d'avoir sur leur table le plat du Christ, à l'intention des pauvres, et d'adoucir la misère des indigents, en prenant sur leur superfluité habituelle. Il ordonna qu'on s'abstînt de toute œuvre servile le samedi après la neuvième heure, aussi bien que le dimanche. Enfin ce repos, figure de notre repos perpétuel, dut être observé le dimanche et la nuit suivante, espace de temps qu'on appelle le jour naturel11. Vers le même temps, une femme du canton de Norfolk, méprisant les avertissements de l'homme de Dieu, se mit à laver son linge un samedi après la neuvième heure. Au moment où elle s'occupait le plus activement de sa besogne, un homme d'un âge respectable, et qu'elle ne connaissait nullement, s'approcha d'elle et lui demanda sévèrement comment, après la prohibition de l'homme de Dieu, elle était assez audacieuse pour laver son linge après la neuvième heure, et pour violer le saint jour du samedi par un travail illicite. Il ajouta que, si elle ne cessait au plus tôt, elle ne serait pas longtemps sans ressentir la colère de Dieu et la vengeance du ciel. Mais cette femme, répondit à ces reproches, en s'excusant sur sa profonde misère; elle dit que c'était là son seul moyen de gagner sa pauvre vie, et que si elle interrompait son travail, elle serait en danger de mourir de faim. L'apparition s'étant évanouie, elle recommença à laver son linge avec plus d'ardeur qu'auparavant, et le fit sécher au soleil; mais la vengeance divine la punit bientôt: en effet, un cochon de lait de couleur noire parut tout à coup s'attacher à la mamelle gauche de cette femme; aucun effort ne put l'en arracher: à force de sucer, l'animal fit venir le sang, et réduisit à un épuisement affreux le corps de cette malheureuse. Réduite à un dénûment complet, elle se vit forcée de mendier son pain de porte en porte, jusqu'à ce qu'elle terminât misérablement sa misérable vie. Plusieurs furent témoins de sa mort, et apprirent à redouter la vengeance divine. Vers le même temps, dans la province de Northumberland, un homme du peuple dit à sa femme, un jour de samedi, de lui cuire du pain pour le lendemain. Celle-ci n'osa désobéir à son mari. Le lendemain, quand elle lui apporta le pain, celui-ci prit un couteau pour en couper; mais il arriva un miracle inouï jusqu'à ce jour. Du sang frais se montra à mesure que le couteau pénétrait dans le pain, et jaillit avec autant d'abondance que du corps d'un animal qu'on viendrait d'égorger. Lorsque le bruit de ce prodige se fut répandu, bien des gens se promirent d'observer la loi de Dieu. Geoffroi, archevêque d'York, est dépouillé de tous ses biens. — Faits divers. — A la même époque, Geoffroi, archevêque d'York, sur l'ordre du roi Jean, fut dépouillé de tous les biens de son archevêché. Jacques, vicomte d'York, et ses officiers, s'emparèrent violemment des manoirs des clercs et des possessions des religieux, et eurent l'audace de piller leurs biens. Ledit archevêque excommunia nominativement le vicomte Jacques, et généralement tous les complices de cette violence. Geoffroi s'était attiré la haine et la colère du roi. Les motifs de cette animosité étaient d abord l'opposition que Geoffroi avait mise à ce que le vicomte levât dans son diocèse les trois sols par charrue imposés à toute l'Angleterre pour l'aide du roi. En second lieu, il avait refusé de passer avec le roi en Normandie, pour mariera Louis la nièce dudit roi, et pour négocier la paix avec le roi de France. Enfin il avait excommunié ledit vicomte, et mis sous l'interdit ecclésiastique toute la province d'York. Vers le même temps, le roi Jean, après avoir terminé ses affaires dans les provinces d'outre-mer, repassa en Angleterre avec sa nouvelle épouse, et aborda à Douvres, le huitième jour avant les ides d'octobre. Lorsqu'ils furent arrivés à Londres, Geoffroi, archevêque d'York, fit sa paix avec le roi dans l'église de Westminster, en présence d'Hubert, archevêque de Cantorbéry, et des grands du royaume. A la même époque, le roi Jean fit savoir à Guillaume, roi d'Écosse, qu'il l'attendrait à Lincoln, la veille de Saint-Edmund, pour lui donner en ce lieu satisfaction sur son droit. Mort de Hugues, évèque de Lincoln. — Détails sur sa vie et ses miracles. — Entrevue des rois d'Angleterre et d'Écosse à Lincoln. — Nouveaux évèques. — Phénomène. — Vers le même temps, Hugues, de vénérable mémoire, évêque de Lincoln, à son retour d'outre-mer, fut pris des fièvres quartes, à Londres, dans l'église vieille, et le seizième jour avant les calendes de décembre, il termina par une fin glorieuse le cours de sa vie exemplaire. La sainte carrière qu'il fournit parmi les hommes peut servir à réformer les mœurs et à donner l'exemple des bonnes œuvres. Elle mérite que nous en parlions brièvement dans cet ouvrage. Ce saint homme naquit dans le fond de la Bourgogne; sa famille était obscure, et il dut son illustration à son caractère. Dès son enfance, il s'adonna à l'étude des lettres. Il fut confié, à l'âge de dix ans, aux chanoines réguliers, pour être élevé dans les sciences célestes. Au bout de seize ans, son caractère et son érudition méritèrent qu'on lui confiât les fonctions de prieur dans une abbaye. Tout lui ayant réussi jusqu'à ce jour, il résolut de réprimer avec fermeté les faiblesses et les tentations de la chair, et entra par la volonté du Seigneur dans l'ordre des Chartreux. Tout en conservant l'austère gravité do l'ordre, il se montra bienveillant et affable pour tous. et, peu de temps après, il fut nommé économe de la maison. Sur ces entrefaites, l'illustre roi d'Angleterre Henri, ayant construit en Angleterre une abbaye de l'ordre des Chartreux, désira ardemment la confier à l'homme de Dieu. A force de prières, il réussit à le fléchir et à lui faire accepter le gouvernement de cette abbaye. Installé dans son nouveau prieuré, Hugues ne songea qu'à augmenter chaque jour la sainteté de sa vie. Bientôt, parle mérite de ses pieuses conversations, il obtint la faveur du roi, qui se plaisait à s'entretenir avec lui. Depuis plusieurs années, le roi tenait dans sa main l'église de Lincoln, veuve des consolations pastorales. Pour racheter cette violation de pouvoir, Henri recourut à l'honorable moyen de faire élire le saint homme Hugues au gouvernement de cette église. Ainsi fut-il fait; mais quand l'homme de Dieu reçut la nouvelle de son élection, il répondit qu'il n'accepterait pas la dignité pontificale avant d'être bien assuré qu'il la tenait du consentement commun des chanoines de l'église de Lincoln, et avec la permission du prieur des Chartreux. Pour lui prouver que son désir était exaucé, le doyen de Lincoln, avec les principaux de l'église, vint trouver l'homme de Dieu. Celui-ci s'attira tellement leur affection dans le premier entretien qu'il eut avec eux, qu'ils souhaitèrent avec le zèle d'une dévotion sincère de l'avoir pour pasteur et pour père spirituel. Ils l'élurent sur-le-champ, afin que leur consentement lui fût notifié d'une manière plus cl encore; c'est alors qu'il accepta. La première nuit où, après avoir reçu la consécration pontificale, il s'endormit, ses prières étant achevées, et goûta le repos comme évêque, il entendit une voix qui lui disait: «Tu es sorti pour le salut de ton peuple et pour le salut avec le Christ, ton Dieu.» Le serviteur de Dieu, Hugues, après sa consécration, illustra tellement l'église par l'éclat de ses mérites, et réforma si bien par ses paroles et par ses exemples le peuple qui lui était confié, qu'on vit que le titre d'évêque lui avait été déféré justement. Il eut soin de n'introduire dans l'église cathédrale que des personnes élues, et construisit en pierres vivantes un temple au Seigneur. Il s'attachait avec tant de fermeté à briser les efforts du pouvoir séculier qui s'attaquait aux choses de l'église, qu'il semblait mépriser le péril pour ses biens ou pour sa vie; et cette conduite lui réussit, car il reconquit des droits perdus et délivra son église d'une servitude très-onéreuse. Ce saint homme avait coutume d'entrer dans les maisons de lépreux qui se trouvaient sur son passage; il embrassait les lépreux, quelque hideux que le mal les eût rendus, et laissait en partant d'abondantes aumônes. A cette occasion, Guillaume de pieuse mémoire, chancelier de l'église de Lincoln, voulut éprouver si la vanité n'avait pas de prise sur l'âme de l'évêque, et il lui dit: «Martin a guéri un lépreux en l'embrassant; vous, vous ne guérissez pas les lépreux que vous embrassez.» L'évêque lui répondit sur-le-champ: «Le baiser de Martin a guéri la chair d'un lépreux; mais le baiser d'un lépreux guérit mon âme.» Il montrait aussi un zèle si humain pour ensevelir les morts, qu'il ne négligeait jamais aucun de ceux à la sépulture desquels son ministère paraissait nécessaire. Il arriva qu'au temps où ce saint homme, comme un pasteur qui a soin de son troupeau, parcourait les paroisses de son diocèse, et était arrivé dans un village nommé Alcmundbury, des parents vinrent lui apporter leur enfant presque mort, et demandèrent avec larmes le secours du pontife. «Que voulez-vous?» leur dit l'évêque. Alors la mère de l'enfant: «Ce petit est notre fils: en jouant avec un morceau de lame de fer qui a plus d'un pouce en longueur et en largeur, il l'a approché de sa bouche comme font les enfants, et il l'a avalé. Ce morceau de fer s'est attaché à son gosier, et le met en danger de mort; le Seigneur t'a envoyé, saint père, pour que tu nous rendes notre fils qui est dans les convulsions de la mort.» L'évêque regarda l'enfant. lui toucha le gosier, bénit le malade, souffla sur lui, le marqua avec le doigt du signe de la croix, et le renvoya. Lorsque les parents eurent reçu leur enfant des mains de l'évêque, le morceau de fer sortit tout sanglant de son gosier, et le malade fut guéri sur l'heure. Une autre fois, tandis que le saint homme passait par un village qu'on appelle Cestrehunte, les parents d'un furieux qu'on était obligé d'attacher depuis trois semaines vinrent le supplier d'entrer dans leur maison et de bénir leur fils. Aussitôt le saint homme descendit de cheval et s'approcha de ce furieux. La tête de ce malheureux était attachée au jambage de la porte; de chaque côté ses mains et ses pieds étaient liés à des pieux fichés en terre. L'évêque fit lui-même de l'eau bénite dont il aspergea le malade, qui se moquait de lui en lui tirant la langue. Il lut au-dessus de lui l'évangile: «Au commencement était le Verbe,» lui donna sa bénédiction, et se retira. Lorsque l'évêque fut parti, le malade tomba dans un profond sommeil, et à son réveil la raison et la santé lui étaient revenues. Vers le même temps, le pieux pontife se trouvant à Lincoln le jour de la Parascève, et assistant à la construction de l'église métropolitaine dont il avait jeté les premiers fondements, portait sur ses épaules, ainsi qu'il le faisait souvent, un gros moellon et des pierres dans une hotte, lorsqu'un boiteux, soutenu sur deux béquilles, manifesta l'ardent désir de porter aussi une hotte avec le même fardeau, espérant recouvrer la santé par les mérites du bienheureux évêque. Enfin il obtint de celui qui présidait aux constructions qu'une hotte lui serait donnée. On y mit des pierres et un moellon que le boiteux porta à l'aide de ses béquilles. Peu de jours après, il ne se servit plus que d'une seule béquille; puis il rejeta la seconde, et bientôt ses jambes guéries le soutinrent assez pour qu'il aidât aux constructions en portant sa hotte sans s'appuyer sur rien. Après sa guérison, il s'attacha tellement à sa hotte, que rien ne pouvait l'en séparer. Une autre fois, dans la même ville de Lincoln, il arriva qu'un habitant tomba dans un tel état do folie, que huit hommes étaient chargés le garder. Tout lié qu'il était, il donnait les signes d'une si violente fureur, qu'il menaçait sa femme et ses enfants de les déchirer avec les dents. Enfin on l'attacha sur un chariot, et on l'amena à l'homme de Dieu. L'évêque, après l'avoir examiné, l'aspergea aussitôt d'eau bénite et adjura l'esprit malin de sortir de cet homme et de ne plus le tourmenter à l'avenir. En même temps le malade tomba à terre comme un homme qui va mourir; l'évêque l'aspergea d'eau bénite en grande quantité: alors ce furieux se leva, tendit vers le ciel ses mains encore liées, rendit grâces à Dieu et au bienheureux pontife. On le débarrassa de ses liens, et il retourna guéri dans sa maison. Une dame de Lincoln avait deux fils; l'un, qui était encore dans l'enfance, souffrait d'une forte tumeur au côté droit. Désespérant de le sauver, sa mère vint trouver le saint évêque et lui demanda qu'il donnât sa bénédiction au malade. Celui-ci imposa les mains sur le siége du mal, et renvoya l'enfant dont la tumeur disparut aussitôt, sans que depuis ce moment il en souffrît jamais, ni que sa mère en aperçût d'autre. Une autre fois, le second fils de cette même dame étant tombé gravement malade d'une jaunisse, elle se souvint du moyen de salut qu'elle avait employé, et présenta son fils à la bénédiction du saint évêque; le malade ayant été béni, recouvra la santé au bout de trois jours. Il y avait quatorze ans que saint Hugues était évêque, lorsqu'il se rendit à la Chartreuse, chef-lieu de l'ordre, pour y visiter, d'après son ardent désir, le prieur et les frères du monastère. De retour en Angleterre, il fut pris des fièvres quartes, à Londres, dans l'église vieille. Le roi Jean vint lui rendre visite; mais, avant de se retirer, il fut décidé, par les prédications du saint homme, à confirmer le testament dudit évêque, et il promit, au nom du Seigneur, qu'à l'avenir il aurait pour valables les testaments des prélats faits en état de raison. La maladie de l'évêque s'aggravant de jour en jour, il refusa constamment, quels que fussent ceux qui l'en priaient, de déposer, même pour un instant, le cilice qu'il avait toujours porté. Jusqu'à la mort, il observa la règle des chartreux dans toute sa rigueur, et enfin quand Dieu le voulut, il quitta tranquillement cette vie et s'endormit dans le Seigneur. Tandis que les habitants de Londres portaient le corps du saint homme à Lincoln, où il devait être enseveli, il arriva une chose étonnante à raconter: les cierges qui précédaient le corps et qui avaient été allumés à la sortie de la ville, brûlèrent constamment pendant quatre jours, et il n'y eut pas d'instant où la lumière d'aucun d'eux s'éteignît, quoique plusieurs fois la pluie et le vent eussent rendu le temps affreux. Aussi ne faut-il pas douter que le Seigneur n'ait préparé à cette âme la lumière perpétuelle, lui qui, par respect pour le corps qu'elle avait habité, ne permit pas que les lumières temporelles s'éteignissent. Le serviteur de Dieu Hugues, évêque de Lincoln, mourut l'an mil deux cent de l'incarnation du Verbe, le quinzième jour avant les calendes de décembre. Pendant ce temps, le onzième jour avant les calendes de décembre, le roi d'Angleterre Jean, et le roi d'Écosse Guillaume, accompagnés de la noblesse tant laïque que religieuse des deux royaumes, se réunirent à Lincoln. Le roi Jean, quoiqu'il en fût dissuadé par plusieurs, entra intrépidement dans la ville; ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait osé faire12. Lorsqu'il fut arrivé à l'église cathédrale, il offrit un calice d'or sur l'autel de saint Jean-Baptiste: c'était dans l'église de nouvelle construction dont ledit saint Hugues avait jeté les fondements. Ce même jour, Jean et le roi d'Écosse eurent une entrevue hors de la ville sur une montagne élevée, et là, en présence de tous les assistants, Guillaume, roi d'Écosse, fit hommage au roi Jean pour toutes ses possessions; puis il lui jura fidélité sur la croix que tenait Hubert, archevêque de Cantorbéry, quant à sa vie, ses membres et l'honneur de sa terre, contre tous hommes, devant tous les seigneurs du royaume. Ce même jour, arriva à Lincoln le corps du saint évêque Hugues, qui devait y être enseveli. Les deux rois marchèrent à la rencontre du corps de l'évêque, ainsi que trois archevêques Hubert de Cantorbéry, Geoffroi d'York, Bernard de Raguse (?)13, treize évêques, des comtes, des barons, et une multitude de clercs. Les deux rois, les comtes et les autres seigneurs portèrent la bière sur leurs épaules jusqu'au portique de l'église cathédrale. Le corps fut reçu à la porte de l'église par les archevêques déjà nommés et par les évêques, et il fut porté par les prélats jusque dans le chœur. On passa la nuit à veiller autour de l'évêque; car ce saint pontife, pendant sa vie, était animé d'un zèle si ardent pour ensevelir les morts, qu'il ne négligeait aucun de ceux à la sépulture desquels son ministère paraissait nécessaire. Aussi le Seigneur, qui sait récompenser les mérites des justes par une rétribution convenable, voulut qu'on rendit à ses restes tous les honneurs qui pouvaient récompenser la charité de l'évéque envers les morts. Avant que l'homme de Dieu fût enterré, tandis qu'on récitait pour lui les prières des trépassés, et lorsque l'évêque, comme cela se pratique pour les prélats, était couché dans sa bière, le visage découvert, la mitre en tête, des gants aux mains et l'anneau au doigt, revêtu enfin de tous ses ornements pontificaux, un chevalier fort connu des chanoines de l'église, dont le bras était tellement rongé par un ulcère que le mal avait mis l'os à nu, posa son bras sur le corps de l'évêque et lui toucha en pleurant le visage à plusieurs reprises, pour obtenir sa guérison: aussitôt le Seigneur, en faveur des mérites du saint, ferma la plaie; la chair et la peau de son bras reparurent. Le chevalier rendit grâces à Dieu et au saint prélat. Plusieurs fois il montra son bras entièrement guéri au doyen de l'église et à d'antres personnes dignes de foi. A la même heure, une femme qui n'y voyait plus d'un œil depuis sept ans recouvra la vue: ce qui causa l'admiration de tous ceux qui furent témoins de ce miracle. A la même heure, profitant du tumulte et de la confusion causés par le peuple qui se portait en foule au cercueil de l'homme de Dieu, un coupeur de bourses coupa l'escarcelle d'une femme; mais le bienheureux pontife parut en ce moment recouvrer la vie; de ses deux mains il saisit celles du voleur et lui serra fortement les doigts. Celui-ci jeta sur le pavé de l'église le fruit de son vol qu'il ne pouvait plus garder; et comme il prit en même temps l'air étrange d'un fou, tout le peuple se mit à se moquer de lui. Après avoir été quelque temps agité par l'esprit malin, il revint enfin à lui, resta immobile, se prit à pleurer amèrement et confessa sa mauvaise action à qui voulut l'entendre Enfin, n'ayant plus d'autre refuge, il se tourna vers les clercs et leur dit: «Ayez pitié de moi! ayez pitié de moi! vous qui êtes les amis de Dieu: Dès ce jour je renonce à Satan et à ses œuvres; j'ai été jusqu'ici son fidèle serviteur; mais priez le Seigneur pour moi, afin qu'il ne confonde pas celui qui se repent; qu'au contraire, il en agisse miséricordieusement avec moi.» Sur-le-champ on pria le Seigneur à son intention. Les liens de Satan furent rompus, ses mains furent délivrées; et, rendu à la santé, il remercia Dieu et le saint prélat. Après qu'on eut veillé avec les cérémonies requises autour du corps du pontife, les archevêques et les évêques dont nous avons parlé célébrèrent le lendemain des messes solennelles, et ensuite procédèrent à la sépulture, qui eut lieu près de l'autel de saint Jean-Baptiste, dans l'église neuve que Hugues lui-même avait fondée et construite en l'honneur de Marie, mère de Dieu. Ils lui rendirent les derniers devoirs avec tous les honneurs possibles; en sorte que ce paraissait un effet de la volonté divine qu'ils se trouvassent réunis tout exprès en cette occasion. Il fut enterré le huitième jour avant les calendes de décembre; et sa tombe est signalée par des miracles divins, pour peu qu'on invoque le saint évêque avec confiance. En effet, après les glorieuses funérailles de l'homme de Dieu, un enfant, qui était malade depuis quinze jours à Lincoln, expira après un redoublement de mal; et à l'instant même son corps devint aussi roide que s'il fût mort depuis plusieurs jours. A cette vue, une femme s'approcha, ferma les yeux de l'enfant et tira les membres comme on fait aux morts. Lorsqu'il fut resté dans cette position depuis l'heure où le coq chante jusqu'au point du jour, sa mère, qui, malgré ses larmes, n'avait point perdu la foi en perdant son fils, s'approcha du corps avec confiance, et prenant un de ces fils qui servent à faire des mèches de cierges14, elle se mit à mesurer son enfant dans tous les sens. Quand cela fut fait, elle dit en pleurant et avec la foi dans le cœur: «et pourtant, quand bien même mon enfant serait enseveli, Dieu pourrait lui rendre la vie par les mérites de saint Hugues.» Dans le courant de la journée on récita des prières et on fit des aumônes pour l'âme de ce petit, et on envoya chercher un prêtre dont la mère de l'enfant réclamait instamment la venue pour le moment des funérailles; mais, avant que le prêtre qu'on avait fait appeler fût arrivé, cette mère, si préoccupée du salut du son fils, rentra et le trouva plein de vie. Elle ne cessa dès lors de rendre gloire à Dieu et au saint prélat, aux mérites duquel elle attribuait ce miracle. Voilà le récit fort succinct que nous avions à faire sur ce pieux personnage. D'autres faits nous appellent ailleurs. A cette époque, Gilles de Brause fut consacré évêque de Hereford, le 8 avant les calendes d'octobre, à Westminster. Mauger fut nommé évêque de Worcester, et Jean de Gray, évêque de Norwich. Dans le même mois, peu avant la nativité du Seigneur, pendant la nuit, vers la première veille; on aperçut dans le ciel cinq lunes. La première au nord, la seconde au midi, la troisième à l'occident, la quatrième à l'orient, la cinquième semblait être au milieu des quatre autres; elle était entourée d'une infinité d'étoiles. Elle fit cinq ou six fois, avec son cortége d'étoiles, le tour des quatre lunes dont j'ai parlé. Ce phénomène, qui causa un grand étonnement à tous ceux qui le virent, dura l'espace d'une heure. Le roi Jean et la reine couronnés à Cantorbéry. — Aventure miraculeuse de Simon de Tournay. — Faits divers. — L'an de grâce 1201, le roi des Anglais, Jean, célébra la naissance du Sauveur à Guildeford et distribua à ses chevaliers une grande quantité de vêtements de luxe. Hubert, archevêque de Cantorbéry, en fit autant pour les siens à Cantorbéry et sembla lutter avec le roi de magnificence; ce qui inspira au roi un vif ressentiment. Jean, s'étant ensuite rendu dans le Northumberland, extorqua aux habitants de cette province une grosse somme d'argent: de retour à Cantorbéry, le roi se fit couronner avec la reine sa femme le jour de Pâques. Dans cette circonstance, l'archevêque de Cantorbéry déploya une magnificence qu'on pourrait qualifier de superflue. A la fête de l'Ascension qui suivit, le roi Jean publia à Teukesbury un édit général qui enjoignait aux comtes, aux barons et à tous ceux qui lui devaient service militaire, de se trouver à Porstmouth avec des chevaux et des armes pour se rendre avec lui dans les provinces d'outre-mer au jour de la Pentecôte prochaine. A l'époque fixée, beaucoup obtinrent la permission de rester, en payant au roi deux marcs d'argent par bouclier. Vers cette époque se trouvait à Paris un Français nommé maître Simon de Tournay15. C'était un homme d'une grande capacité et d'une mémoire prodigieuse. Après avoir gouverné avec honneur pendant dix ans l'école des arts (car il était fort habile dans le trivium et le quadrivium)16, c'est-à-dire dans les sept arts libéraux, il s'adonna à l'étude de la théologie; et au bout de quelques années d'un travail assidu il fit tant de progrès dans cette science, qu'il mérita à tous les titres de monter dans la chaire des maitres. Il expliquait avec la plus grande subtilité, discutait avec plus de subtilité encore, se tirait de questions fort difficiles et où personne ne s'était hasardé; son langage était clair et choisi. Il avait autant d'auditeurs que la grandeur de l'enceinte pouvait en contenir. Un jour, qu'il avait discuté avec la plus grande subtilité sur la Trinité, en mettant au jour des raisons profondes, il différa jusqu'au lendemain la décision de la controverse. Tous les écoliers en théologie de la ville se rendirent en foule et par troupes à la fameuse séance, curieux qu'ils étaient d'entendre la solution de ces questions inexplicables. L'instant venu, le maître prononça sa décision sur toutes les questions qu'il avait abordées la veille et qui paraissaient insolubles, et cela avec tant de clarté, tant d'élégance et en même temps une doctrine si orthodoxe, que tous les auditeurs restèrent stupéfaits. Après la leçon, ceux qui étaient le plus dans son intimité et ceux qui se montraient ses disciples les plus assidus, entourèrent le maître et lui. demandèrent d'écrire sous sa dictée les solutions qu'il venait de donner, lui disant que ce serait une perte irréparable si le souvenir d'une science si profonde venait à périr. Simon de Churnay, exalté par ces éloges et encore dans l'enivrement de son succès, leva les yeux au ciel, et se permettant une audacieuse plaisanterie: «Jésus, mon petit Jésus, s'écria-t-il, aujourd'hui j'ai rendu grand service à ta loi par la question que j'ai éclaircie; mais si je voulais te faire la guerre et me tourner contre toi, je trouverais des raisons et des arguments bien plus forts pour accabler ta religion et pour la réduire à rien.» A peine avait-il prononcé ces mots qu'il resta court: non-seulement il était devenu muet, mais idiot et complétement imbécile; désormais il ne put ni expliquer ni conclure, et il ne fut plus qu'un objet de dérision et de moquerie pour tous ceux qui avaient été témoins de sa vanité. Quand la vengeance divine se fut un peu apaisée, cet homme si savant mit deux ans pour apprendre à lire, et malgré tous les soins de son fils, qui cherchait à lui enseigner quelque chose17, il put à peine apprendre, retenir et réciter en balbutiant le Pater noster et le Symbole. Ce prodige rabattit l'arrogance des gens de l'école et mit un terme à leur orgueil. Maître Nicolas de Fernham, qui devint depuis évêque de Durham, homme d'un grand poids, fut témoin de ce fait: c'est sur son rapport et d'après son récit certain qu'à sa persuasion, je l'ai inséré dans cette histoire pour qu'un si grand miracle ne fût pas enseveli dans l'oubli. Son témoignage est tout à fait digne de foi. Le roi Jean et la reine passent en Normandie. — Le roi Jean vient à Paris. — Traité de paix. Après avoir célébré à Portsmouth la solennité de la Pentecôte, le roi et la reine sa femme s'embarquèrent, et, après une navigation difficile, abordèrent enfin en Normandie. Ensuite les rois d'Angleterre et de France eurent une entrevue près de l'île d'Andely, et ils y prirent des arrangements pour la paix. Trois jours après, le roi Jean, sur la demande du roi de France, se rendit à Paris. Il y demeura dans le palais du roi, Philippe s'étant retiré dans une autre demeure. Après y avoir été reçu avec tous les honneurs qui conviennent à un roi, Jean partit de Paris pour se rendre à Chinon. Vers le même temps, pour assurer la paix entre les deux rois, il fut convenu et confirmé par des chartes, que, si le roi de France violait en quelque point la paix dont nous avons parlé, les barons français qui s'étaient portés pour cautions du roi seraient déliés de leur serment de fidélité, et se rangeraient du côté du roi d'Angleterre pour faire la guerre au roi de France, et le forcer à rétablir la susdite paix. La même clause fut insérée pour le roi d'Angleterre. Cette année, d'épouvantables orages, des coups de tonnerre, des éclairs, des torrents de pluie mêlés de grêles, frappèrent vivement l'imagination des hommes, et causèrent des désastres en plusieurs lieux. Vers la même époque, sur les instances du pape Innocent, un impôt d'un quarantième fut levé sur tous les revenus ecclésiastiques, pour subvenir à la terre de promission, et tous ceux, grands comme petits, qui avaient déposé la croix, furent forcés de la reprendre, sous peine d'interdiction apostolique. Brouille entre le roi de France et le roi d'Angleterre. — Victoire mémorable de Mirebeau. — Le roi de France lève le siège du château d'Arques. — Mort d'Arthur de Bretagne. — Faits divers. — L'an de grâce 1202, le roi d'Angleterre Jean célébra la fête de Noël à Argentan en Normandie; et, dans le carême qui suivit, il y eut une entrevue entre les rois de France et d'Angleterre, près du château de Gaillon ('?). Le roi de France, animé contre le roi d'Angleterre d'une baine mortelle, lui enjoignit avec colère de rendre incontinent au comte de Bretagne Arthur toutes les terres qu'il occupait dans le pays d'outremer, c'est-à-dire la Normandie, la Touraine, l'Anjou et le Poitou; et il exigea beaucoup d'autres choses encore18. Mais le roi d'Angleterre répondit qu'il n'en ferait rien. L'entrevue n'ayant point eu de succès, le roi de France se présenta tout à coup le lendemain devant le château de Boutavant, qu'il prit d'assaut et qu'il rasa. De là il s'avança avec une troupe nombreuse vers la ville d'Eu, qu'il prit, ainsi que le château de Lyons et plusieurs autres châteaux. Il assiégea aussi pendant huit jours le château de Radepont; mais le roi d'Angleterre survint, et Philippe fut obligé de battre en retraite. Cependant peu de jours après, il ramena ses troupes devant Gournay, et brisa les barrières de l'étang. L'eau, en s'échappant, renversa la plus grande partie des murs d'enceinte. Tous ceux qui défendaient la place prirent la fuite, et le roi de France y entra et s'en empara sans aucun obstacle. De retour à Paris, il confia Arthur à la garde de seigneurs chargés de veiller sur lui, et lui donna deux cents chevaliers français qui devaient entrer à main armée dans le Poitou, et soumettre par leurs incursions guerrières tout ce pays à Arthur. Tandis qu'ils s'avançaient avec pompe et à grand bruit, ou vint leur annoncer que la reine Aliénor était renfermée avec peu de monde dans le château de Mirebeau. Aussitôt les Français, d'un commun accord, résolurent de diriger leurs attaques de ce côté, et vinrent mettre le siége devant ledit château. La ville, où ils trouvèrent fort peu de résistance, se rendit bientôt; mais ils ne purent obtenir la tour où la reine Aliénor s'était retirée avec quelques hommes d'armes. Ils s'occupèrent d'en faire le siége dans les règles, et. en ce moment, le parti d'Arthur se trouva renforcé par tous les seigneurs du Poitou et par les plus illustres chevaliers: parmi eux, on distinguait le comte de la Marche Hugues, surnommé le Brun, qui était l'ennemi déclaré du roi d'Angleterre, à cause de la reine Isabelle qu'il avait reçue en sa garde, s'engageant à la prendre pour épouse, avant que le roi d'Angleterre songeât à l'épouser. Ces secours rendirent nombreuse l'année d'Arthur, et les Français, désirant ardemment s'emparer de la tour de Mirebeau, poussaient vigoureusement les travaux du siége. La reine, se trouvant dans une position difficile, envoya en toute hâte des messagers au roi, qui demeurait alors en Normandie: elle le supplia et l'adjura, au nom de la piété filiale, de venir secourir sa mère désolée. A cette nouvelle, le roi se hâta de rassembler une puissante armée, marcha nuit et jour, parcourut la distance avec une inconcevable rapidité, et parut devant Mirebeau bien plus tôt qu'on n'aurait pu le croire. Lorsque les Français et les Poitevins eurent appris son arrivée, ils marchèrent en grande pompe à sa rencontre, pour engager la bataille avec lui. Les deux armées s'étant déployées et en étant venues aux mains, le roi Jean sut réprimer l'arrogante témérité de ses ennemis, et les mit tous en fuite: il les poursuivit même si rapidement et de si près, qu'il entra dans la place pêle-mêle avec eux19. Alors s'engagea dans la ville une mêlée furieuse; mais le courage éclatant des Anglais remporta bientôt l'avantage. Dans ce combat, furent pris deux cents chevaliers français, Arthur lui-même, tous les nobles poitevins et angevins: enfin, il n'échappa point un seul fantassin qui pût retourner chez lui et raconter ce désastre à ses compatriotes. Les prisonniers furent enchaînés, les fers aux pieds et aux mains, et placés sur des chariots à deux chevaux: nouvelle manière, et fort étrange pour eux, de ne pas voyager à pied. Le roi Jean envoya les uns en Normandie, les autres eu Angleterre, pour qu'ils fussent gardés dans des châteaux forts, et qu'il n'eût pas à redouter leur évasion. Quant à Arthur, il fut enfermé à Falaise, sous bonne garde. Tandis que ces choses se passaient au château de Mirebeau, le roi de France, avec une armée nombreuse, se rendit devant le château d'Arques, et se prépara à en faire le siége. Il disposa ses machines autour de la place, et, pendant quinze jours, à l'aide des pierriers et des balistes, s'efforça de battre les murailles en brèche. Les assiégés, de leur côté, résistaient avec vigueur: à coups de pierres et de traits, ils forçaient les ennemis à se tenir à distance; mais enfin le bruit de la prise d'Arthur et de ses amis étant parvenu aux oreilles du roi de France, il leva le siége en toute hâte et comme un furieux. Dans sa retraite, il détruisit et livra aux flammes fout ce qu'il rencontra sur son passage, incendia et réduisit en cendres les monastères des religieux. De retour à Paris, il passa dans l'inaction le reste de l'année. Quelque temps après, le roi Jean se rendit au château de Falaise, et se fit amener son neveu Arthur. Lorsque le jeune homme fut en sa présence, le roi lui adressa des paroles flatteuses, lui promit de le combler d'honneurs, l'exhorta enfin à renoncer à l'appui du roi de France et à le reconnaître, en lui jurant fidélité, pour son seigneur et oncle. Arthur, par une présomption insensée, répondit au roi avec, colère et menaces; il demanda la restitution du royaume d'Angleterre et de toutes les provinces que le roi Richard avait en sa possession au jour de son décès; il prétendit que toutes ces terres lui étaient dues de droit héréditaire, et affirma avec serment qu'à moins d'une prompte restitution de tout ce qu'il exigeait, son oncle ne jouirait jamais d'une paix solide. En entendant ces paroles, le roi Jean fut grandement troublé: il ordonna qu'Arthur fût conduit à Rouen, et renfermé plus étroitement encore dans la tour neuve. Mais, peu après, Arthur disparut tout à coup, sans que personne pût sa voir ce qu'il était devenu. Dieu veuille qu'il n'en soit pas ainsi que le rapporte la mauvaise renommée20! — Cette même année, le pape Innocent se proposa d'extorquer une somme énorme aux moines de Citeaux. Pour voiler son avarice, il aurait mis en avant les besoins de la Terre-Sainte; mais il fut frappé par la bienheureuse Vierge, et, saisi de crainte, il renonça à son dessein. Il avait aussi l'intention de lever dans toute l'Angleterre un tribut d'un quarantième sur les revenus pécuniaires, pour contribuer à l'expédition des croisés. A cette époque, mourut un homme illustre, Guillaume d'Estouteville. Cette même année, Jean, s'étant rendu en Angleterre, fut couronné à Cantorbéry par Hubert, archevêque de Cantorbéry21, le 18 avant les calendes de mai, et il repassa aussitôt en Normandie. Lorsqu'il fut arrivé, tout le royaume de France et toutes les provinces d'outre-mer n'avaient qu'une voix, relativement à la mort d'Arthur: l'opinion s accordait à dire que le roi Jean avait tué son neveu de sa propre main. Ce bruit fit perdre au roi beaucoup de partisans, qui le poursuivirent désormais, autant qu'ils le purent, de la haine la plus noire. Tarif du pain établi par le roi Jean. — Cette même année, le roi fit publier, par proclamation générale, l'assise suivante relative au tarif du pain, pour être observée inviolablement, sous peine de la hart: laquelle ordonnance fut vérifiée par le pannetier Geoffroi22, fils de Pierre, justicier d'Angleterre, et par le pannetier Robert (?) de Turnham; de telle sorte que les boulangers purent vendre comme il suit, et gagner sur chaque quartier23 trois deniers, sans compter le son et deux pains pour celui qui enfourne, ainsi que quatre oboles pour quatre serviteurs, un quart de denier pour deux petits gars, une obole pour le sel, une obole pour le levain, un quart de denier pour la chandelle, trois deniers pour le bois à brûler, et une obole pour le bluteau. Quand le froment se vend six sols, alors le pain blanc et bien cuit, au prix d'un quart de denier, pèsera seize sols de vingt ores24; et le pain fait entièrement de blé doit être bon et bien cuit, en sorte qu'on ne retranche rien [sur le poids], et il pèsera vingt-quatre sols25. Quand le froment se vend cinq sols et six deniers, le pain blanc pèsera vingt sols, et le pain fait entièrement de blé pèsera vingt-huit sols. Quand le froment se vend cinq sols, le pain blanc pèsera vingt-quatre sols, et le pain fait entièrement de blé, trente-deux sols. Quand le froment se vend quatre sols et six deniers, le pain blanc pèsera trente-deux sols, et le pain fait entièrement de blé, quarante-deux sols. Quand le froment se vend quatre sols, le pain blanc pèsera trente-six sols, et le pain fait entièrement de blé, quarante-six sols. Quand le froment se vend trois sols et six deniers, le pain blanc pèsera quarante-deux sols, et le pain fait entièrement de blé, cinquante-quatre sols. Quand le froment se vend trois sols, le pain blanc pèsera quarante-huit sols, et le pain fait entièrement de blé, soixante-quatre sols. Quand le froment se vend deux sols et six deniers, le pain blanc pèsera cinquante-quatre sols, et le pain fait entièrement de blé soixante-douze sols. Quand le froment se vend deux sols, le pain blanc pèsera soixante sols, et le pain fait entièrement de blé, quatre livres. Quand le froment se vend seize deniers, le pain blanc pèsera soixante-dix-sept sols, et le pain fait entièrement de blé, quatre livres et huit sols. Cette ordonnance fut proclamée dans tout le royaume. Hostilités du roi de France. — Le roi Jean est abandonné par les seigneurs d'Angleterre. — L'an de grâce 1205, le roi Jean célébra à Caen en Normandie les fêtes de Noël: et là, sans s'inquiéter des soins de la guerre, il passait les journées, assis avec la reine sa femme, à de splendides banquets, et prolongeait le sommeil du matin jusqu'à l'heure du dîner. Après la solennité de Pâques, le roi de France, ayant réuni une nombreuse armée, s'empara de plusieurs châteaux qui appartenaient au roi d'Angleterre. Il rasa les uns jusqu'au sol, et se réserva les plus forts sans y rien détruire. Des messagers vinrent trouver le roi Jean et lui dirent: «Le roi de France est entré à main armée sur votre terre; il vous a déjà pris tels et tels châteaux; il a emmené vos châtelains après les avoir attachés ignominieusement à la queue des chevaux; il dispose de vos possessions à son gré et sans obstacles.» Le roi Jean répondit seulement: «Laissez-le faire: je reprendrai en un jour tout ce qu'il m'a enlevé maintenant.» Ce message fut suivi de beaucoup d'autres semblables. A toutes les sollicitations il fit toujours la même réponse. Alors les comtes, les barons et les autres seigneurs d'Angleterre, qui jusque-là l'avaient servi fidèlement, entendant ces paroles et comprenant que son inertie était incorrigible, obtinrent permission de s'en aller, promettant de revenir bientôt. Ils retournèrent chez eux, abandonnant le roi en Normandie, seul avec quelques chevaliers. Hugues de Gournay rendit au roi de France le château de Montfort, où le roi Jean l'avait établi gouverneur, avec tous les honneurs attachés à ce titre; il y introduisit secrètement les Français, et ainsi il se tourna du côté du roi de France, abjurant 1a fidélité qu'il devait à son seigneur lige. Pendant ce temps, le roi d'Angleterre restait tranquille à Rouen. Tous le croyaient ensorcelé et frappé de quelque maléfice, en le voyant au milieu de tant de dommages et de tant d'humiliations conserver un visage joyeux, comme s'il n'avait pas sujet de s'alarmer. Quant au roi de France, suivi de troupes nombreuses, il se rendit à Vaudreuil, où il y avait un fort château dont il se prépara à faire le siége. Il avait déjà disposé ses machines autour de la place; mais avant qu'il eût donné l'assaut, Robert, fils de Gaultier, et Saër de Quincy, seigneurs à qui la garde du château avait été confiée, le rendirent au roi; et de même que ce château n'avait point souffert dans la plus petite pierre de ses murailles, de même ses défenseurs ne perdirent pas un seul cheveu de leurs têtes. Mais le roi de France, qui n'en était pas moins irrité vivement contre eux, les fit enchaîner étroitement et resserrer à Compiègne dans une rigoureuse captivité. Pour se soustraire à cette ignominie, il leur fallut payer une grosse rançon. La Normandie et les autres provinces d'outre-mer se trouvant sans aucun moyen de défense, le roi de France parcourut le pays en toute liberté et facilité, et soumit à ses lois une foule de châteaux. L'excellent château de la Roche, à Andely, que le roi Richard avait fondé et construit, fut asssiégé par le roi de France vers le même temps; mais la valeur et l'incomparable fidélité de Roger de Lasci, à qui la défense de la place avait été confiée, arrêtèrent les succès du roi de France, qui ne réussit qu'à bloquer les assiégés de manière à leur ôter tout moyen de subsistance. Pendant que ces choses se passaient, les uns parmi les vassaux normands abandonnaient ouvertement la cause du roi d'Angleterre, les autres lui paraissaient encore attachés; mais ce n'était qu'en apparence. Enfin le roi Jean, voyant la défection se mettre parmi les siens, et tous ses chevaliers l'abandonner, s'embarqua en toute hâte, et aborda à Porsmouth, le jour de saint Nicolas. Puis il accusa les comtes et les barons de l'avoir laissé seul au milieu des ennemis dans les provinces d'outre-mer, et prétendit que cet abandon avait causé le perte de ses châteaux et de ses terres. Il leur prit pour les punir la septième partie de leurs biens meubles, et il ne ménagea dans sa violence et dans sa rapacité ni les églises conventuelles ni les églises paroissiales. Il eut pour instruments de cette exaction, Hubert, archevêque de Cantorbéry, pour les biens ecclésiastiques; et Geolfroi, fils de Pierre, grand justicier d'Angleterre, pour les biens laïques: ceux-ci accomplirent leur mission sans épargner personne. Le roi de France, apprenant que le roi d'Angleterre avait quitté le continent, se présenta tour à tour, suivi d'une nombreuse armée, devant les villes et les châteaux qui appartenaient au roi Jean; il représentait aux bourgeois et aux châtelains que leur seigneur les avait abandonnés; il leur remontrait qu'il était le seigneur suzerain de toutes ces contrées: «C'est par lâcheté que le roi d'Anglelerre vous a quittés, disait-il; il est de mon droit, comme seigneur principal, de vouloir me conserver ma chose sans dommage: reconnaissez-moi donc pour seigneur, je vous en prie avec amitié, puisque vous n'en avez point d'autre. Agissez-en ainsi de bonne grâce, car je vous affirme et vous jure que si vous entreprenez guerre contre moi, et que si je vous prends à main armée, je vous ferai tous pendre ou écorcher vivants.» Après bien des négociations de pari et d'autres, bourgeois et châtelains convinrent unanimement qu'ils donneraient des otages au roi de France moyennant une trêve d'un an; et que si, dans ce laps de temps, ils n'étaient point secourus par le roi d'Angleterre, ils reconnaîtraient dorénavant le roi de France pour seigneur, et lui remettraient les villes et les châteaux. Après que cette convention fut faite, le roi de France retourna dans ses états. Cette même année, maître Guillaume, chanoine et précenteur de l'église de Lincoln, fut consacré évêque de cette même église, le jour de saint Barthélemy, apôtre, à Westminster, par Guillaume, évêque de Londres, Gilbert, évêque de Rochester, ayant formé appel, mais non pas opposition; en ce moment, l'archevêque de Cantorbéry, Hubert, était retenu par une grave maladie. Contributions militaires accordées au roi Jean. — Miracles de l'image de la Vierge à Sardenay. — Faits divers. — Conquêtes de Philippe-Auguste. — Inaction du roi Jean. — Phénomène céleste. — Pierre des Roches, évÊque de Winchester — L'an de grâce 1204, le roi Jean célébra la féte de Noël à Cantorbéry: Hubert, archevêque de Cantorbéry, fournit à tous les frais que nécessitait la réception du roi. Ensuite, le lendemain de la Circoncision, le roi et les seigneurs d'Angleterre s'assemblèrent à Oxford. On y accorda au roi, comme aide militaire, un impôt de deux marcs et demi par bouclier. Les évêques eux-mêmes, les abbés et toutes les personnes constituées en dignité ecclésiastique ne se retirèrent qu'en promettant de contribuer. Cette même année, à la troisième férie qui précède la solennité de Pâques, eut lieu un miracle digne d'admiration. Il a rapport à l'huile qui découle de l'image de la Vierge à Sardenay. Le voici: parmi les chevaliers chrétiens détenus dans le château de Damas, se trouvait un chevalier qui tira un jour de son armoire une fiole où il conservait de l'huile qui découle, à Sardenay, de l'image de la mère de Dieu. En considérant attentivement la fiole, au lieu de l'huile qu'il y avait mise et qui était aussi claire et aussi limpide que l'eau d'une fontaine, il aperçut comme une substance charnue séparée en deux portions; une moitié était attachée à la partie inférieure de la fiole, l'autre à la partie supérieure. Le chevalier, ayant pris son couteau, essaya de détacher une des moitiés et de les réunir. Mais, dès que la pointe du couteau eut touché cette huile, qui s'était faite chair, des gouttes de sang jaillirent au grand étonnement des chapelains, des chevaliers captifs et de tous ceux qui furent témoins du prodige. Connue bien des gens ignorent la véritable histoire de cette image miraculeuse, nous la raconterons à la louange de la mère de Dieu et pour ceux qui ne la connaissent pas, en remontant au commencement. Il y avait dans la ville de Damas, métropole de la Syrie, une vénérable dame qui, ayant pris l'habit de religieuse, ne s'occupa plus que de servir Dieu avec dévotion. Pour n'être point troublée dans ses occupations pieuses, elle voulut se soustraire au tumulte des villes, et se retira dans un lieu nommé Sardenay, éloigné de six milles de Damas. Là, elle se construisit une maison et un oratoire. en l'honneur de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, et elle y offrait pieusement l'hospitalité aux pauvres et aux pèlerins. Il arriva qu'un moine qui venait de Constantinople et qui se rendait à Jérusalem, pour y prier et pour visiter les saints lieux, passa par Sardenay et y fut reçu charitablement dans la maison de la religieuse. Lorsqu'elle eut appris que son hôte se rendait à la cité sainte, elle lui demanda humblement et pieusement qu'à son retour il lui rapportât de la sainte ville de Jérusalem une image, c'est-à-dire une feuille peinte, qu'elle placerait dans son oratoire et qui lui représenterait la mère de Dieu lorsqu'elle serait en prières. Le moine promit de lui rapporter fidèlement l'image qu'elle demandait. Lorsqu'il fut arrivé à Jérusalem et qu'il y eut terminé ses oraisons, il se prépara au retour, et ne se souvint plus de sa promesse il se mit en route; mais au moment où il sortait de de la ville, une voix qui venait du ciel lui dit: «Comment peux-tu revenir ainsi? où est l'image que tu as promise à la religieuse?» Le moine, à qui la mémoire revint alors, rentra dans la ville. Il se rendit au lieu où l'on vendait les images, acheta celle qui lui plut, et l'emporta. Bientôt il arriva dans un lieu qu'on appelle Gith, où se trouvait la caverne d'un lion très-féroce, qui avait dévoré beaucoup d'hommes: mais l'animal marcha à la rencontre du moine, se mit à lécher ses pieds d'un air soumis, et ne lui fit aucun mal, car le pèlerin était protégé par la grâce divine. Il tomba ensuite dans une embuscade de brigands; mais au moment où ils se préparaient à mettre la main sur lui, ils en furent empêchés par la voix d'un ange, qui les effraya au point, qu'ils ne purent plus ni parler ni remuer. Alors le moine considérant attentivement l'image qu'il portait, comprit qu'il y avait en elle quelque vertu divine, et il pensa eu lui-même à frustrer la religieuse et à rapporter l'image dans sa patrie; mais c'était un vain projet. Arrivé dans la ville d'Acre, il s'embarqua pour retourner, s'il le pouvait, dans sa patrie. Après avoir navigué plusieurs jours à pleines voiles, une tempête s'élevatout à coup, et le vaisseau se trouva dans un tel danger, que tous les passagers jetèrent leurs bagages à la mer. Le moine s'apprêtait à lancer, comme les autres, son sac dans les flots, lorsqu'un ange du Seigneur lui dit: «N'en fais rien, prends l'image et élève-la vivement vers le Seigneur.» Celui-ci obéit à l'ordre de l'ange, éleva l'image en l'air, et aussitôt la tempéte s'apaisa. Ignorant où l'orage les avait poussés, les passagers rentrèrent à Acre. Alors le moine comprenant la volonté de Dieu sur l'image, et désirant accomplir sa promesse, revint trouver la sainte femme, et en fut reçu avec hospitalité. Cependant elle ne le reconnut pas, à cause des hôtes différents qui se succédaient chez elle, et par conséquent elle ne lui redemanda pas l'image. Le moine voulut profiter de cet oubli, et songea de nouveau à rapporter l'image dans sa patrie. Le matin, après avoir pris congé, il entra dans l'oratoire pour s'y mettre eu prières; ses prières achevées, quand il voulut sortir, il ne put trouver la porte. Alors posant sur l'autel de l'oratoire l'image qu'il tenait, il aperçut la porte ouverte. Aussitôt il reprit l'image, voulut sortir de nouveau: il ne trouva pas plus d issue que la première fois. Enfin, le moine reconnaissant qu'il y avait dans cette image une vertu divine, la posa sur l'autel de l'oratoire, se rendit auprès de la sainte femme, et lui raconta en détail les faits miraculeux que nous venons de rapporter. «C'est la volonté divine, lui dit-il, que l'image reste en ce lieu et y reçoive les honneurs qui lui sont dus.»La religieuse reçut donc l'image, et bénit le Seigneur et sa sainte mère, à cause de tout ce que le moine lui avait révélé. Le moine résolut aussi de passer le reste de sa vie dans cet endroit; tant il était frappé des prodiges que le Seigneur avait opérés par l'image de sa sainte mère. L'image commença à être l'objet de la vénération dé tous, et dès ce jour on admira les merveilles qu'elle fit. La sainte femme ayant fait préparer un lieu qui lui semblait plus convenable pour recevoir l'image, pria un prêtre, qu'elle connaissait pour un homme irréprochable et qu'elle regardait comme plus digne qu'elle-même de se revêtir des habits consacrés, de s'approcher de l'image et de la transporter dans le lieu qui lui était destiné. Le prêtre craignait fort de la toucher; car depuis le moment où elle avait été déposée sur l'autel, elle avait laissé découler sans interruption une espèce d'huile de la plus grande limpidité. La religieuse avait essayé d'abord de faire disparaître cette humidité en l'essuyant avec un linge blanc; ensuite elle prépara un vase d'airain pour recevoir cette liqueur qu'elle distribuait aux malades au nom du Seigneur et de sa mère. Ceux-ci étaient aussitôt guéris de leurs diverses infirmités, et ils sont guéris encore aujourd'hui. Le prêtre dont nous avons parlé s'étant approché audacieusement pour changer l'image de place, n'eut pas plutôt touché la liqueur qui eu découlait, que ses mains furent desséchées: lui-même expira au bout de trois jours. Dans la suite personne, excepté la sainte femme, n'osa toucher l'image ou la changer de place. Celle-ci mit au-dessous de l'image un vase de verre pour que la liqueur qui découlait y fût reçue et servît au besoin des malades. Dans la suite des temps, il arriva une chose admirable à dire, et vraiment inouïe. Car, au grand étonnement de tous, on s'aperçut que des mamelles de chair avaient poussé à l'image et qu'elle s'était miraculeusement revêtue de chair. L'image avait revêtu cette nouvelle forme depuis les mamelles jusqu'aux pieds; et elle n'a pas cessé de laisser couler cette liqueur miraculeuse. Les frères du Temple vont en chercher et en rapportent chez eux quand ils ont trêve avec les païens, pour la distribuer aux pèlerins qui se rendent à Jérusalem, afin que ceux-ci proclament dans les différentes parties du monde les louanges de la mère de Dieu. Une partie du monastère de Sardenay est habitée par des moines qui y célèbrent l'office divin; mais c'est aux religieuses que sont conférés l'honneur et le commandement, en mémoire de la sainte femme qui, la première, habita dans ce lieu et y fonda un oratoire sous l'invocation de la bienheureuse Marie mère de Dieu. Il arriva à cette époque, que le-Soudan de Damas, qui était borgne, fut attaqué d une infirmité qui se jeta sur l'œil qui lui restait et le rendit tout à fait aveugle. On lui parla de cette image par laquelle Dieu opérait de si grands miracles; il se rendit en ce lieu et entra dans l'oratoire. Tout païen qu'il était, il eut confiance dans le Seigneur, crut fermement que l'image de la Vierge lui rendrait la santé, et, se prosternant sur le sol, il y resta longtemps en prières. Quand il se releva, il aperçut la lampe allumée qui brillait suspendue devant l'image de Marie, mère de Dieu, et il se réjouit d'avoir recouvré la vue. Il glorifia donc le Seigneur, lui et tous ceux qui furent témoins de ce miracle; et comme le premier objet qui avait frappé ses regards était la lumière de la lampe, il fit vœu au Seigneur de donner désormais, par an, soixante mesures d'huile pour entretenir les luminaires de cet oratoire, où il avait recouvré la vue par les mérites de la bienheureuse mère de Dieu. Cette même année, le seizième jour avant les calendes de mai, après minuit, eut lieu une éclipse de lune qui dura fort longtemps. Simon de Wells fut nommé évêque de Chicester. Baudouin, comte de Flandre, devint empereur de Constantinople. L'abbaye de Beaulieu fut fondée par le roi. La ville de Rouen qui, moyennant une somme d'argent, avait obtenu une suspension d'armes, tomba définitivement sous la domination française. Vers cette époque, l'armée du roi de France, qui assiégeait depuis près d'un an le château de la Roche à Andely, renversa, au moyen des mineurs, une grande partie des murs. Roger, constable de Chester, brave et illustre chevalier, repoussait vivement les Français qui voulaient pénétrer dans le château. Enfin les vivres lui manquèrent, et quand il se vit réduit à une si grande disette qu'il n'avait pas à manger même pour un seul repas, il aima mieux mourir les armes à la main que par la famine; il s'arma donc lui et ses compagnons, monta à cheval, et fit une sortie. Ils tuèrent un grand nombre des assiégeants, et ne furent pris qu'avec beaucoup de peine. Le château de la Roche à Andely tomba ainsi au pouvoir du roi de France, la veille des nones de mars. Roger de Lasci et ses compagnons, conduits en Franco par ordre du roi, furent retenus sous libre garde, à cause de la bravoure qu'ils avaient montrée dans la défense du château. A cette nouvelle, tous les châtelains des provinces d'outre-mer, ainsi que les bourgeois et autres sujets du roi d'Angleterre, envoyèrent des députés en Angleterre pour lui remontrer dans quel embarras ils se trouvaient: «La trêve va expirer, disaient-ils, et il faudra ou que nous rendions nos villes et nos châteaux au roi de France, ou que nous laissions périr les otages que nous lui avons donnés.» Le roi Jean leur répondit lui-même ou leur fit répondre qu'ils n'avaient aucun secours à attendre de lui et qu'ils s'arrangeassent comme ils l'entendraient. Alors, privées de toute consolation et de tout espoir de secours, les provinces de Normandie, de Touraine, d'Anjou, de Poitou, avec leurs villes, leurs châteaux et autres places, excepté La Rochelle, Thouars et Niort, tombèrent sous le domaine du roi de France. Lorsqu'on vint annoncer ce malheur au roi d'Angleterre, il n'en continua pas moins la vie de délices qu'il menait avec son épouse: en la possédant, il croyait tout posséder. Il comptait, en outre, sur les grosses sommes d'argent qu'il avait ramassées; avec cet argent il espérait reprendre toutes les terres qu'il avait perdues. Cette même année, aux calendes d'avril, à la première veille de la nuit, du côté du nord et du côté de l'orient, le ciel parut d'un rouge si ardent, que tous pensaient voir un incendie véritable, et ce qu'il y a d'étonnant, c'est que, malgré cette couleur de feu, on distinguait les étoiles qui brillaient. Ce phénomène dura jusqu'à minuit. Vers le même temps expira Godefroi, évéque de Winchester; il eut pour successeur Pierre des Roches, chevalier fort expérimenté dans la guerre. Élu évêque par la faveur du roi Jean, il partit pour Rome; il y sema les présents avec libéralité, et revint à Winchester pour s'y faire consacrer. Il fut en effet [consacré] cette année même, à la fin du temps pascal, le jour de saint Marc évangéliste26. Faits divers. — Armement inutile du roi Jean. — Mort d'Hubert, archevêque de Cantorbéry: — Élection de son successeur non confirmée. — L'évêque de Norwich est élu à son tour. — L'an de grâce 1205, le roi Jean célébra les fêtes de Noël à Teukesbury, mais il n'y passa qu'un jour. Dans ce même mois de janvier, la terre fut gelée très-fortement. Cette gelée, qui dura depuis le dix-neuvième jour avant les calendes de février jusqu'au onzième jour avant les calendes d'avril, suspendit tous les travaux d'agriculture: aussi, dans l'été qui suivit, le blé se vendit-il douze sols les huit boisseaux27. Cette même année, vers la Pentecôte, le roi Jean réunit une armée nombreuse, comme s'il allait passer la mer; et malgré l'opposition de l'archevêque de Cantorbéry et de beaucoup d'autres, il fit rassembler à Porstmouth une grande multitude de vaisseaux. Ensuite le roi, accompagné de peu de monde, s'embarqua aux ides de juillet et se confia aux flots en faisant déployer toutes les voiles; puis, changeant brusquement de résolution, il aborda le troisième jour à Studland près de Warham. Le roi, de retour, extorqua des sommes énormes aux comtes, aux barons, aux chevaliers et aux religieux, prétendant qu'on avait refusé de le suivre dans les provinces d'outre-mer et de l'aider à reconquérir son héritage. Vers le même temps, le château de Chinon se rendit, la veille de la fête de saint Jean-Baptiste. Vers le même temps, Hubert, archevêque de Cantorbéry, mourut à Lenham le troisième jour avant les ides de juillet, au grand contentement du roi Jean, qui le soupçonnait d'être intimement lié avec le roi de France. Après la mort de l'archevêque et avant même que son corps eût été enseveli, quelques jeunes moines du couvent de Cantorbéry, sans demander le consentement du roi, élurent archevêque un certain Regnault, sous-prieur dudit couvent. Quand l'élection fut faite, au milieu de la nuit, ils entonnèrent l'hymne Te Deum laudamus, et installèrent le sous-prieur d'abord devant le maître-autel, ensuite dans le siége archiépiscopal; car ils craignaient que si le roi venait à savoir l'élection qu'ils méditaient et qu'il n'y consentît pas, il ne cherchât à y mettre obstacle. Aussi, cette nuit même, le sous-prieur leur donna-t-il caution juratoire qu'il ne divulguerait pas son élection sans la permission ou sans des lettres spéciales du couvent, et qu'il ne montrerait à personne les lettres de créance dont il était en possession. Alors Regnault, ayant pris avec lui quelques moines du couvent, se rendit à la cour de Rome. Toutes ces précautions étaient gardées, afin que le roi ignorât l'élection jusqu'à ce qu'on pût la publier, si les moines de Cantorbéry parvenaient à faire approuver de la cour de Rome le choix qu'ils avaient fait. Mais dès que Regnault eût abordé en Flandre, il ne tint pas le serment qu'il avait prêté; il se déclara sans ménagement archevêque élu de Cantorbéry, annonça qu'il se rendait en cour de Rome pour y faire confirmer ladite élection, montra enfin à tout venant les lettres de créance qu'il avait reçues du couvent, se figurant que c'était là un bon moyen d'avancer ses affaires. Lorsqu'il fut arrivé à Rome, il notifia sur-le-champ son élection au seigneur pape et aux cardinaux, et faisant parade à tout le monde de ses lettres de créance, il prétendit exiger du seigneur pape qu'il confirmât son élection par un effet de la bienveillance apostolique: le pape lui répondit sans tarder qu'il voulait délibérer jusqu'à plus ample information. En même temps le pape Innocent écrivit en ces termes aux suffragants de l'église de Cantorbéry, pour protéger les moines de ladite église:28 «Innocent, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères tous les suffragants de l'église de Cantorbéry, salut et bénédiction apostolique. Au temps de la loi de Moïse, tout imparfaite qu'elle fût, les parents selon la chair étaient l'objet d'un si grand respect et d'une si grande vénération de la part de leurs enfants selon la chair, que celui qui leur disait une parole injurieuse était condamné à mourir de mort d'après l'ordre du Seigneur. A plus forte raison, maintenant que nous sommes gouvernés par cette loi de grâce qui, toute rougie du sang très-précieux de Jésus-Christ, nous a ouvert les portes du paradis, il convient de veiller à ce que nous n'encourions pas damnation de mort en transgressant cette loi, et d'y faire d'autant plus attention qu'il est d'autant plus certain que le supplice de l'âme est plus à redouter que celui du corps. Si donc nous devons avoir tant de respect pour nos parents selon la chair, que sera-ce de nos parents selon l'esprit? De même que l'esprit l'emporte en dignité sur le corps, les parents spirituels ne devront-ils pas de même obtenir de nous plus de respect et de vénération que les parents charnels? Nous avons commencé par vous dire ces choses, mes frères, parce que, d'après le désir de votre salut qui doit nous animer, nous craignons que la tribulation présente suscitée par vous (on le dit du moins) à l'église de Cantorbéry, votre mère, que vous devez honorer comme telle, n'engendre pour vous péril des âmes, et pour ladite église un détriment tel que les maux auxquels donneront lieu vos prétentions fâcheuses, ne puissent être guéris dans un long intervalle de temps. C'est pourquoi nous vous avertissons instamment, vous engageons dans le Seigneur tous tant que vous êtes, et vous recommandons par cet écrit apostolique de faire attention à ce qui convient dans cette affaire à votre honneur et à votre salut, et de ne pas molester à tort l'église de Cantorbéry, votre mère, dont vous êtes tenus de défendre avec fidélité les honneurs et les droits, de peur qu'elle ne se plaigne à juste titre et qu'elle ne vous dise: «J'ai nourri des fils et je les ai élevés; et eux non-seulement ne me connaissent plus, mais encore me persécutent très cruellement.» Ce n'est pas qu'en vous parlant ainsi je prétende vous détourner d'exercer vos droits; mais notre pieuse affection nous fait craindre qu'en ne vous renfermant pas dans les limites établies par vos pères, vous n'agissiez en cette occasion de manière à blesser les droits d'autrui29, préoccupés que vous êtes de vos propres droits. Au reste, mes frères, que le Seigneur tout-puissant illumine vos âmes; qu'il fasse que vous écartiez tout sujet de discussion et que vous ne refusiez pas à votre mère l'obéissance et le respect que vous lui devez: souvenez-vous, enfin, de ne pas agir contre ce précepte de la loi divine et de la loi naturelle: «Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît.» Donné à Rome, à Saint-Pierre, le sixième jour avant les ides de décembre, l'an huitième de notre pontificat.» Cependant, les moines de Cantorbéry, ayant appris que leur sous-prieur avait violé le serment qu'il avait fait; qu'aussitôt après son arrivée en Flandre, il avait divulgué son élection et découvert ce qu'il devait tenir secret, furent vivement irrités contre lui et députèrent sur-le-champ au roi quelques moines de leur couvent pour lui demander la permission de se choisir un pasteur convenable. Le roi la leur accorda volontiers et même sans aucune condition. Seulement il les prit à part, leur fit entendre que l'évêque de Norwich était son conseiller le plus intime, que seul de tous les prélats d'Angleterre il était initié à ses pensées les plus secrètes, qu'il serait fort avantageux pour lui et pour son royaume qu'ils parvinssent à l'élever à l'archiépiscopat de Cantorbéry. Il pria donc les moines de faire part de son désir à leur couvent, eux et les clercs qu'il chargerait de les y accompagner; enfin, il promit toute sa faveur royale à leur couvent, si son vœu était exaucé. Les moines, de retour, exposèrent au chapitre le désir et la demande du roi. Le couvent, pour se réconcilier avec le roi qu'il avait offensé, s'assembla aussitôt. Jean, évêque de Norwich, fut élu d'un commun accord, et quelques moines du couvent furent députés vers le nouvel élu, qui se trouvait alors à York, pour quelques affaires dont le roi l'avait chargé, afin de l'engager à se rendre à Cantorbéry en toute hâte. Les députés, s'étant mis en roule, rencontrèrent: l'évêque Jean à Nottingham. Après avoir terminé les affaires du roi, il s'était dirigé vers le midi; il alla trouver le roi, et, tous ensemble, partirent pour Cantorbéry. Le lendemain, au milieu de la foule réunie dans l'église métropolitaine, en présence du roi, au vu et su de tous, le prieur de Cantorbéry proclama l'élection de Jean de Gray, évêque de Norwich; les moines vinrent le chercher en chantant l'hymne Te Deum laudamus, le portèrent au maître-autel et le placèrent enfin dans le siége archiépiscopal. Telle fut l'origine de la discorde dont nous aurons à nous occuper et qui causa pour des siècles un dommage et des malheurs irréparables à l'Angleterre. Cela fait, le roi, en présence de tous les assistants, mit le nouvel élu en possession de tous les biens appartenants à l'archevêché: puis chacun se relira chez soi. De cette élection, il s'ensuivit un nouveau scandale pire que le premier, comme la suite des faits nous le montrera évidemment. Controverse au sujet de l'élection de l'archevêque de Cantorbéry. — Le roi Jean conduit une armée à La Rochelle. — Attaque et prise de Montauban. — Le légat du pape en Angleterre. — Trêve de deux ans entre le roi d'Angleterre et le roi de France. — L'an de grâce 1206, le roi Jean célébra la fêle de Noël à Oxford, et, vers le même temps, dépêcha à la cour de Rome quelques moines de l'église de Cantorbéry, à la tête desquels se trouvait maître Élie de Brantefeld. Le roi Jean leur donna de fortes sommes sur le trésor public pour qu'ils obtinssent à tout prix du seigneur pape la confirmation de l'élection faite en faveur de l'évêque de Norwich. De leur côté, les évêques suffragants de l'église de Cantorbéry envoyèrent des ambassadeurs à Rome pour exprimer au seigneur pape leurs vifs motifs de plainte. «Les moines de l'église de Cantorbéry, disaient-ils, ont eu la présomption et la hardiesse de proclamer l'élection qu'ils avaient faite sans que nous y eussions participé, tandis que, d'après le droit commun et l'antique. coutume, nous devons assister comme eux à ladite élection.» En outre, les ambassadeurs dont nous avons parlé, alléguaient des décrets, s'appuyaient sur des exemples, et produisaient des témoins ainsi que des preuves testimoniales par écrit, pour prouver que les suffragants, de concert avec les moines, avaient élu trois métropolitains. De son côté, le chapitre de Cantorbéry prétendait que, par un privilége spécial des pontifes romains, et d'après l'usage ratifié depuis longtemps, il pouvait faire les élections sans le concours des évêques; ce qu'il offrait de prouver par des témoins compétents. Après avoir entendu les raisons des deux parties, et avoir examiné attentivement les témoignages pour ou contre, le seigneur pape fixa pour le prononcé de la sentence le douzième jour avant les calendes de janvier, pour qu'alors ils vinssent entendre la réponse que la justice lui aurait dictée. Cette même année, le roi d'Angleterre Jean réunit une armée nombreuse à Porstmouth, dans la semaine de la Pentecôte, et s'étant embarqué, le septième jour avant les calendes de juillet, il aborda à La Rochelle le septième jour avant les ides de juillet. A cette nouvelle, les habitants de ce pays se réjouirent, se rendirent avec empressement auprès du roi et lui firent de grandes promesses d'aide et de secours. Le roi s'avança alors avec plus de confiance, et soumit à ses lois une grande partie de cette contrée. Enfin il parut devant Montauban, château très-fort où s'étaient enfermés tous les nobles et chevaliers du pays, et surtout beaucoup de seigneurs du royaume ennemi. Le roi Jean se disposa aussitôt à en faire le siége. Pendant quinze jours ses pierriers, ses balistes, ses machines battirent les murs en brèche. Les chevaliers anglais qui, dans cette occasion, méritèrent les plus grands éloges, montèrent à l'assaut, donnant et recevant des coups terribles. Enfin les Anglais l'emportèrent, et les assiégés étant aux abois, le château si bien fortifié de Montauban fut pris, lui dont jadis Charlemagne n'avait pu s'emparer après un siége de sept ans30. Le roi d'Angleterre, dans la lettre qu'il écrivit aux justiciers, aux évêques et aux autres seigneurs du royaume, marqua les noms de tous les nobles et illustres hommes qui furent pris dans ce château avec leurs chevaux, leurs armes et des dépouilles immenses. Ce château fut pris le jour de saint Pierre dit aux liens. Cette même année, Jean de Ferentino, légat du saint siége apostolique vint en Angleterre. Il la parcourut et y ramassa une grosse somme d'argent. Enfin il tint un concile à Reading, la veille de la fête de saint Luc, évangéliste. Puis, après avoir fait préparer ses bagages avec la plus grande précaution et avoir adressé de prudentes recommandations à ceux qui les escortaient, le voyageur gagna la mer en toute hâte et remercia l'Angleterre en lui tournant le dos. Vers le même temps, des religieux dans les pays d'outremer prirent à cœur de rétablir la paix entre les deux rois, et, à force de négociations, firent conclure, le jour de la Toussaint, une trêve de deux ans. Alors le roi Jean revint en Angleterre, et aborda à Porstmouth la veille des ides de décembre. Cette même année, Guillaume, évèque de Lincoln, la veille de l'Ascension, alla où va toute créature. Cette même année, Jocelin de Wells fut nommé à Reading évêque de Bath, et fut consacré par le ministère de Guillaume, évêque de Londres. Sentence du pape Innocent notifiée aux évêques suffragants de l'église de Cantorbéry. — Vers la même époque, le pape Innocent, notifia sa sentence en ces termes aux évêques suffragants de l'église de Cantorbéry: «Que les causes importantes de l'église soient portées au saint siége apostolique, c'est ce que commande l'autorité canonique et ce qu'un usage approuvé de tous confirme. Or, comme une discussion s est élevée entre vous et nos chers fils le prieur et les moines de l'église de Cantorbéry au sujet du droit d'élection de l'archevêque, vous avez expose d'une part que d'après le droit commun, et d'après l'antique coutume, vous deviez concourir avec eux à l'élection de l'archevêque de Cantorbéry; ils ont répondu, d'autre part, que d'après le droit commun, d'après un privilége spécial et d'après un usage antique et approuvé, ils avaient le droit d'élire l'archevêque de Cantorbéry sans vous: la question contestée a été plaidée devant nous dans toutes les formes requises et par procureurs convenables, et nous avons écoute attentivement les raisons que les parties ont alléguées en notre présence. Vos députés ont présenté des decrets et des exemples, ont produit différents témoins et exhibé des preuves testimoniales tendant à prouver que, de concert avec les moines, vous aviez élu trois métropolitains; lettres et témoignages d'où il est aussi résulté qu'en aucun lieu ou qu'en aucun temps vous n'avez célébré d'élection pareille sans leur concours. Les témoins produits du côté des moines ont prouve légitimement que le prieur et le couvent de l'église de Cantorbéry, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, ont célébré, dans leur chapitre, l'élection de leurs archevêques sans votre concours, et ont obtenu du saint siége apostolique la confirmation d'élections ainsi faites. De plus, nous et nos prédécesseurs leur avons accordé un bref de privilége qui établit, qu'à la mort de l'archevêque de Cantorbéry, nul ne devra être nommé dans le chapitre par surprise, astuce ou violence, et que le légitime élu sera celui sur qui se seront réunis les suffrages unanimes de la plus grande et de la plus saine partie du couvent, qui aura pourvu à l'élection selon le Seigneur et selon les statuts des saints canons. C'est pourquoi, après avoir entendu ces raisons et beaucoup d'autres alléguées devant nous, et après y avoir mûrement réfléchi; considérant qu'il est de toute évidence que vous ne pouvez, comme vous le prétendez, faire élection sans le concours des moines, et que votre élection sans leur concours n'est pas valable, tandis que l'élection faite par les moines sans votre concours est valable, puisqu'elle a mérité [souvent] d'être confirmée par le siége apostolique; voyant enfin qu'il est nécessaire de nous prononcer pour l'une ou l'autre partie, ayant pris l'avis commun de nos frères, nous vous imposons, à vous et à vos successeurs, silence perpétuel sur le droit que vous prétendiez avoir dans l'élection de l'archevêque de Cantorbéry, et nous déclarons, par sentence définitive, les moines de Cantorbéry hors de toute réclamation ou attaque de votre part ou de celle de vos successeurs; décidant, en vertu de l'autorité apostolique, que les moines de l'église de Cantorbéry et leurs successeurs à l'avenir, ont droit d'élire l'archevêque sans votre concours. Donné à Rome, à Saint-Pierre, le douzième jour avant les calendes de janvier, l'an neuvième de notre pontificat» Voyage de Thurcill au purgatoire, a l'enfer et au paradis. — Cette année, dans le village de l'évêché de Londres qu'on appelle Tidstude, vivait un homme simple, adonné aux travaux rustiques, et aussi hospitalier que la médiocrité de sa fortune le lui permettait. Un soir, la veille de la fête des apôtres Simon et Jude, tandis qu'il préservait de l'inondation son petit champ qu'il venait d'ensemencer le jour même, et creusait des rigoles pour détourner les eaux, il aperçut tout à coup, en levant les yeux, un homme encore éloigné et qui paraissait se diriger vers lui: en l'apercevant, il se mit à réciter l'oraison dominicale; le visiteur qui s'était approché presque aussitôt, lui dit qu'il désirait lui parler quand sa prière serait achevée. L'oraison terminée, ils se saluèrent. Alors le nouveau venu lui demanda: «Chez lequel de vos voisins pourrai-je le mieux trouver l'hospitalité pour cette nuit?» Le villageois répondit en lui citant quelques-uns de ses voisins et en vantant leur zèle hospitalier; mais à chaque nom qu'il citait, le nouveau venu refusait d'entrer sous leur toit. Le villageois comprenant que l'étranger connaissait le caractère de ses voisins, se mit à le supplier instamment de daigner venir chez lui. «Ta femme, lui répondit son interlocuteur, a déja donné l'hospitalité à deux pauvresses. Celle nuit je me rendrai dans ta maison pour te conduire à ton patron, le bienheureux Jacques, que tu invoques si souvent avec ferveur. Car je suis Julien l'hospitalier, et je suis envoyé vers toi afin que des secrets qui sont ignorés des hommes vivants dans la chair, te soient révélés. Rends-toi au plus tôt dans ta maison et prépare-toi au voyage.» A ces mots, l'apparition qui lui avait parlé, disparut. Thurcill (tel était le nom de cet homme) se hâta de retourner à son logis, se lava les pieds, et trouva chez lui les deux pauvres femmes comme le lui avait annoncé saint Julien. Ensuite il se coucha hors de la chambre dans un lit que, par continence, il avait préparé à part et s'endormit. Lorsque tous les habitants de la maison goûtèrent le repos du sommeil, saint Julien se présenta, et réveillant notre homme, il lui dit: «Me voici, ainsi que je te l'avais promis; partons, il est temps. Que ton corps repose dans ce lit, ton âme seule doit venir avec moi, et pour que ton corps ne paraisse pas mort, je lui enverrai le souffle qui indique la vie.» Ils quittèrent alors la maison: Thurcill suivait saint Julien qui lui montrait la route. Tandis qu'ils marchaient dans la direction de l'orient, au centre du monde (comme son guide l'avouait lui-même), ils entrèrent dans une basilique d'une structure admirable, dont le dôme était seulement soutenu sur trois colonnes. Cette basilique était grande et fort spacieuse. Tout autour se trouvait une galerie sans murailles comme dans un cloitre de moines. Cependant, du côté nord, il y avait un mur assez peu haut, puisque son élévation ne dépassait pas six pieds, et qui se trouvait joint au faîte de la basilique par trois colonnes. Au milieu de la basilique il y avait une sorte de grand baptistère d'où s'échappait une flamme vive qui ne brûlait pas, mais qui répandait sans interruption, sur toute la basilique et sur tous les lieux d'alentour, une splendeur éclatante semblable aux feux du soleil à midi. Cette splendeur provenait de la dîme des justes, ainsi que saint Julien l'apprit à son compagnon. Lorsqu'ils entrèrent dans la basilique, saint Jacques se présenta à eux avec une espèce de mitre sur la tète. En apercevant le pèlerin, objet de son message, il dit à saint Julien et à saint Domnin31, qui étaient les gardiens de ce lieu, de montrer à son pèlerin les lieux de supplices des méchants ainsi que les demeures des justes. Alors saint Julien annonça à celui qu'il avait amené que cette basilique était la demeure des âmes à leur sortie du corps, et qu'on fixait en ce lieu, tant aux âmes qui devaient être damnées, qu'à celles qui devaient être sauvées en passant par le purgatoire, le séjour que Dieu leur avait destiné, d'après leurs mérites. Ce lieu avait été construit miséricordieusement par le Seigneur Sauveur sur les instances de la glorieuse Vierge Marie, afin que toutes les âmes retrempées dans le Christ, pussent s'y réunir aussitôt après leur sortie du corps sans être inquiétées par les démons, et y attendre leur jugement selon leurs œuvres. Dans cette basilique, due à sainte Marie et qu'on appelle la congrégation des âmes, Thurcill vit beaucoup d'âmes justes qui étaient complétement blanches et qui avaient des figures de jeunes gens. Ayant été conduit au delà du mur septentrional, il aperçut un grand nombre d'âmes qui se tenaient près de ce mur. Elles étaient couvertes de taches blanches et de taches noires. Les unes avaient plus de blanc que de noir; chez les autres, c'était le contraire. Celles en qui le blanc dominait, se tenaient très-près du mur; celles qui en étaient le plus éloignées, n'avaient en elles rien de blanc, et présentaient un spectacle hideux. Non loin du mur se trouvait l'entrée du puits de la géhenne: de ce puits s'échappaient continuellement une fumée et une vapeur noire, qui allaient s'engouffrer dans des cavernes, en offusquant le visage des assistants: cette fumée provenait des dîmes injustement gardées, ou des dîmes injustement levées sur les fruits de la terre. Cette odeur fétide causait d'inexprimables angoisses, eu soulevant le cœur de tous ceux qui étaient coupables de ce péché. Dès que Thurcill fut arrivé dans ce lieu, cette puanteur l'affecta si violemment, que l'ayant sentie par deux fois, il toussa par deux fois comme s'il eût été pris à la gorge. Plus tard, ceux qui à Tidstude étaient couchés près de son corps, affirmèrent qu'au même moment son corps avait toussé semblablement par deux fois. Alors saint Julien: «I! parait, dit-il, que tu n'as pas payé exactement la dîme de ta moisson: c'est pour cela que tu as senti cette puanteur,» et comme l'autre s'en excusait sur sa pauvreté, le saint reprit: «Ton champ aurait produit des fruits plus abondants, si tu avais payé tes dîmes exactement,» et le saint lui recommanda de se confesser de ce péché publiquement dans l'église, et d'en recevoir l'absolution d'un prêtre. Dans la partie orientale de la basilique dont nous avons parlé, se trouvait une immense fournaise allumée entre deux murs. L'un de ces murs s'élevait du côté du septentrion, l'autre du côté du midi; ils étaient séparés en largeur par un vaste espace, et s'étendaient en longueur, bien loin du côté de l'orient, jusqu'à un étang d'une prodigieuse grandeur. Dans cet étang étaient plongées les âmes qui venaient de passer par le feu expiatoire. L'eau de cet étang était incomparablement salée et froide, comme cela fut ensuite prouvé à Thurcill. Il y avait ensuite un grand pont tout planté de pieux et de pointes de fer, que devait traverser quiconque voulait arriver à la montagne de la joie. En gravissant cette montagne, on arrivait à une vaste église, d'une admirable structure, et qui paraissait assez grande pour contenir tous les habitants du monde. Le bienheureux conduisit son compagnon à travers le feu, et sans que celui-ci fût aucunement blessé, jusqu'à l'étang dont nous avons parlé, et ils s'avancèrent par la route qui, à partir de la basilique, s'étendait au milieu des flammes. Ce feu était alimenté par des combustibles qui ressemblaient à du bois: on eût dit la flamme qui embrase un four violemment chauffé, tant elle remplissait tout cet espace avec une égale intensité. Elle brûlait plus ou moins longtemps, selon la mesure de leurs fautes, les âmes noires et les âmes tachées de noir. A leur sortie du feu, les âmes descendaient dans cet étang si froid et si salé, sur un signe de saint Nicolas, qui présidait à ce purgatoire. Les unes étaient plongées entièrement, les autres jusqu'au cou, celles-ci jusqu'à la poitrine et aux bras, celles-là jusqu'au nombril et aux reins; d'autres jusqu'aux genoux, d'autres enfin jusqu'à la cheville des pieds. Après l'épreuve de l'étang, reste le passage du pont: ce pont conduit au vestibule, et est en face de l'église dont nous avons parlé, du côté de l'occident. En traversant ce pont, les âmes vont ou difficilement et lentement, ou librement et vite, sans éprouver ni aucun délai ni aucune angoisse dans ce passage. Or il y en qui ne sortent de ce feu qu'après avoir été brûlées par lui pendant plusieurs années. Ceux qui ne sont aidés ni par des messes spéciales ni par des aumônes faites à leur intention, ceux qui pendant leur vie n'avaient pas cherché à racheter leurs péchés par des œuvres de miséricorde envers les pauvres, ceux-là, lorsqu'ils arrivaient au pont et qu'ils désiraient le traverser, pour obtenir le repos tant souhaité, s'avançaient nu-pieds sur des pieux, sur des clous aigus, dont le pont était hérissé, et ressentaient d'horribles douleurs. Ne pouvant supporter plus longtemps l'atroce souffrance qui leur déchirait la plante des pieds, ils cherchaient dans leur épuisement à s'aider avec leurs mains. Mais aussitôt leurs mains étaient percées de clous, et dans l'angoisse qui les dévorait, ils tombaient à plat ventre, se roulaient sur les pointes de fer, et arrivaient enfin, en se traînant, à l'extrémité du pont, tout couverts de sang, et ne formant plus qu'une plaie. Cependant, dès qu'ils étaient arrivés dans le vestibule de l'église, ils ne pensaient plus qu'à l'heureuse entrée qui leur était promjse, et oubliaient complétement les maux terribles qu'ils avaient soufferts. Après avoir vu ces choses, saint Julien et celui qu'il avait amené revinrent à travers les flammes à la basilique de la bienheureuse Marie, et là, ils s'arrêtèrent avec les âmes blanches qui venaient d'arriver: pour les rendre plus blanches encore, saint Julien et saint Domnin les aspergèrent d'eau bénite. Le matin du samedi, vers la première heure, l'archange saint Michel et les apôtres Pierre et Paul arrivèrent pour distribuer aux âmes rassemblées au dedans ou au dehors de l'église, les demeures que Dieu leur avait fixées, à chacune selon ses mérites. Saint Michel emmena toutes les âmes blanches, à travers les flammes du purgatoire et les autres lieux du supplice, sans qu'elles ressentissent aucune douleur, jusqu'à l'entrée de cette grande basilique, qui est sur la montagne de joie, et qui dans sa partie occidentale a une porte toujours ouverte. Quant aux âmes qui étaient tachées de blanc et de noir, et qui assiégeaient hors de la basilique le mur septentrional, le bienheureux Pierre les introduisit dans le feu expiatoire, sans examiner préalablement leurs œuvres, et les fit passer par une porte qui se trouvait à l'orient de la basilique, afin que les flammes de la fournaise pussent faire disparaître les taches dont le contact du péché les avait souillées. Cependant le bienheureux apôtre Paul s'assit à l'extrémité du mur septentrional, dans l'intérieur de la basilique: hors du mur, en face de l'apôtre, se tenait le diable avec ses satellites. Le trou aux flammes dévorantes, qui était l'entrée du puits de la géhenne, s'ouvrait aux pieds du diable. Une balance parfaitement juste était suspendue au mur entre l'apôtre et le diable. Un des plateaux de cette balance pendait en dehors, en face du diable. L'apôtre avait à la main deux poids, l'un plus gros, l'autre plus petit, mais tous deux aussi brillants que l'or: le diable en avait aussi deux qui étaient ternes et de couleur de suie. Les âmes complétement noires s'approchèrent alors l'une après l'autre, avec grande crainte et grand tremblement: car on allait peser leurs œuvres bonnes et mauvaises, et elles devaient assister à ce spectacle. En effet, les poids dont nous avons parlé servaient à peser les œuvres de chaque âme, selon qu'elle avait fait le bien ou le mal. Lorsque le plateau penchait du côté de l'apôtre, et que les poids qu'il y avait mis l'emportaient, l'apôtre emmenait l'âme, et l'introduisait dans le feu du purgatoire, par la porte orientale qui touchait à la basilique, pour qu'elle expiât ses crimes. Au contraire, lorsque l'autre plateau était le plus pesant et penchait du côté du diable, celui-ci, avec ses satellites, se saisissait de l'âme malheureuse, qui jetait des cris, et qui maudissait son père et sa mère, Leur reprochant de l'avoir engendrée pour une éternité de supplices. Les démons la précipitaient, avec de grands éclats de rire, dans le puits profond et enflammé qui se trouvait aux pieds du diable. On trouve, dans les écrits des saints pères, cet équilibre entre le bien et le mal très-souvent mentionné. Le jour de samedi, vers le soir, tandis que saint Domnin était avec saint Julien dans la basilique dont j'ai parlé, un démon arriva du côté de l'occident: il était monté sur un cheval tout noir dont il hâtait la course; il le forçait avec des applaudissements dérisoires à parcourir une foule de cercles. A cette vue, une troupe d'esprits malins allèrent en grand nombre à la rencontre de la proie qu'on leur amenait, lui prodiguant l'insulte et la moquerie. Saint Domnin ordonna alors au démon de s'approcher et de lui dire quelle était l'âme qu'il amenait. Comme celui-ci tardait à répondre, tant il était content d'avoir en son pouvoir cette malheureuse âme, le saint prit aussitôt un fouet et en appliqua quelques bons coups sur le démon, qui le suivit alors jusqu'au mur septentrional, là où les mérites des âmes avaient été pesés. Le saint demanda au démon quelle était cette âme qu'il avait tourmentée ainsi en la prenant pour monture. Celui-ci répondit: «C'est un seigneur du royaume d'Angleterre, mort la nuit précédente sans être confessée! sans avoir reçu le corps du Seigneur. Entre autres crimes dont il s'est rendu coupable, il s'est montré surtout fort cruel envers les hommes, et en a réduit un grand nombre à la dernière misère; il a agi ainsi principalement à l'instigation de sa femme, qui l'a toujours poussé à l'inhumanité. J'ai transformé cette âme en cheval, parce qu'il nous est permis de donner la forme que nous voulons aux âmes des damnés; et maintenant je descendrais avec elle dans le lieu des supplices éternels. si la nuit qui précède le dimanche n'allait venir: c'est le moment où il faut que nous donnions nos représentations théâtrales, et où nous devons châtier les âmes malheureuses par des supplices plus cruels encore.» Après avoir ainsi parlé, le démon fixa les yeux sur Thurcill, et dit au saint: «Quel est ce villageois qui se tient à vos côtés? — Ne le connais-tu pas?» reprit le saint. Alors le démon: «En effet, j'ai vu cet homme dans l'église de Tidstude, au comté d'Essex, le jour de la dédicace de cette église.» Le saint lui dit: «Sous quel habit t'étais-tu introduit dans cette église? — Sous l'habit d'une femme, répondit le démon. Je m'étais avancé jusqu'au baptistère; mais, quand je voulus dépasser la balustrade, je rencontrai un diacre tenant à la main son goupillon; il m'aspergea d'eau bénite, et aussitôt je me mis à fuir en poussant un grand cri: je ne fis qu'un saut depuis l'église jusqu'à la prairie, qui en est éloignée d'environ deux stades.» Thurcill affirma que lui et la plupart des paroissiens avaient entendu ce cri, mais sans en connaître nullement la cause. Saint Domnin dit ensuite au démon: «Nous voulons aller avec toi pour assister à vos jeux. — Si vous voulez venir avec moi, répondit le démon, gardez-vous d'amener ce villageois avec vous; car, à son retour parmi les siens, il dévoilerait aux vivants ce qui se passe parmi nous, les raffinements de supplices que nous tenons secrets, et cela nous ferait perdre bien des gens qui pratiquent nos œuvres. — Va et hâte-toi, reprit le saint. Saint Julien et moi nous te suivons.» Le démon marchait le premier; les saints le suivaient, accompagnés de Thurcill, caché derrière eux. Ils arrivèrent par un chemin qui allait, en montant, à une plaine du côté du nord. Sur le revers de cette montagne, se trouvait une vaste maison couleur de suie et entourée de vieux murs: il y avait dans cette maison plusieurs grandes cours remplies de siéges32 de fer rougis au feu. Or, ces siéges, hérissés de clous et auxquels étaient adaptés des cercles de fer chauffés à blanc, étaient placés en haut et en bas, à droite et à gauche. Des hommes et des femmes, sans distinction de rang, y étaient misérablement assis; de tous côtés, ils étaient percés par les clous ardents; les cercles de fer rouge les maintenaient sur ces siéges de douleur et les brûlaient horriblement. Ces siéges étaient si nombreux, et la multitude de ceux qui y étaient placés était telle, que le langage ne peut suffire à les compter. Ces cours étaient entourées par des murs de fer entièrement noirs, et, près de ces murs, se trouvaient d'autres siéges où les démons, assis en rond comme à un joyeux spectacle, se moquaient les uns les autres des tourments de ces malheureuses âmes, et leur reprochaient leurs anciens péchés. Sur le revers de la montagne dont nous avons parlé et non loin de l'entrée de cet affreux séjour, s'étendait un mur haut de cinq pieds, au-dessus duquel on voyait parfaitement tout ce qui se passait dans ce lieu de supplices. Saint Julien et saint Domnin se placèrent en dehors, regardant par dessus le mur et voyant l'horrible spectacle de l'intérieur. Le villageois était caché entre eux et voyait aussi parfaitement tout ce qui se passait. Lorsque les ministres du Tartare eurent pris place à ce spectacle récréatif, le chef de la cohorte infernale dit à ses satellites: «Que l'orgueilleux soit arraché de son siége, et qu'il vienne jouer devant nous.» A ces mots, un malheureux fut amené par les démons: il était couvert d'un vêtement noir, et il reproduisit, au grand plaisir des démons qui applaudissaient à l'envi tous les gestes habituels à l'homme orgueilleux. Il redressait la fête, se présentait la face haute, regardait de travers et les sourcils froncés, prononçait impérieusement des paroles vaniteuses; il haussait ses épaules, qui ne semblaient pas pouvoir supporter ses bras, croisait ses bras sur sa poitrine, rejetait la tête en arrière; son visage pâlissait, ses yeux enflammés annonçaient la colère; il approchait son doigt de son nez, et semblait faire de grandes menaces. Cet orgueil grotesque, qui naissait sans motif, faisait pousser de grands éclats de rire aux esprits impurs. Au moment où il se glorifiait de ses babils et serrait son manteau autour de lui, comme c'est l'usage33 des vaniteux; ses vêtements parurent tout à coup être de feu, et brûlèrent le corps de ce malheureux. Ensuite les démons, armés de fourches et de crocs de fer rouge se jetèrent avec fureur sur lui et le déchirèrent, membre à membre. Un des démons fit bouillir dans une poêle de la graisse, de la poix et d'autres corps huileux, et arrosa avec le liquide brûlant les membres en lambeaux du malheureux. A chaque aspersion du démon, les membres faisaient entendre un bruit semblable à celui que fait l'eau froide versée dans du sang bouillant. Après que les membres divisés eurent été ainsi brûlés, ils se réunirent, recomposèrent un tout, et l'orgueilleux reprit sa première forme. Bientôt les forgerons de l'Erèbe s'approchèrent du malheureux avec des marteaux et trois lames de fer rouge garnies de trois rangs de clous. Sur la partie antérieure du corps, à droite et à gauche, ils lui appliquèrent deux de ces lames, et lui enfoncèrent dans la chair les clous rougis à grands coups de marteau. Ces lames partaient des pieds, couvraient les jambes et les cuisses, et se prolongeaient jusqu'aux épaules, en se recourbant sur le col. La troisième lame fut appliquée depuis les parties de la génération jusqu'au sommet de la tête, en passant sur le ventre. Lorsque le malheureux eut subi très-longtemps les supplices que nous avons détaillés, il fut traîné cruellement jusqu'à son siége; on l'y assujettit, et des clous, longs de cinq doigts et chauffés à blanc, le torturaient horriblement de toutes parts. Enfin, on l'emmena hors de ce lieu de supplices, et on le replaça sur le siége qu'il s'était fabriqué lui-même de son vivant: il était réservé à de nouvelles tortures. Après lui, un prêtre fut arraché cruellement de son siége enflammé, et amené par les ministres d'iniquité devant les esprits impurs pour leur servir de jouet. Aussitôt ils lui fendirent le gosier par le milieu, et en tirèrent la langue, qu'ils coupèrent à la racine. Cet homme n'avait récité, lorsqu'il le pouvait, ni messes ni prières pour le peuple qui lui était confié, et, en récompense des biens temporels qu'il en avait reçus, il ne lui avait été utile ni par de saintes exhortations ni par l'exemple des bonnes œuvres. Les démons le déchirèrent ensuite membre à membre, ainsi qu'ils avaient fait pour l'orgueilleux, et quand son corps eut repris sa forme, ils le replacèrent sur son siége de douleurs. Ils amenèrent ensuite un chevalier qui avait passé sa vie à massacrer des innocents, à se battre dans les tournois, et à commettre des rapines. Ce chevalier, armé de toutes pièces, était monté sur un cheval noir: et toutes les fois qu'il lui faisait sentir l'éperon, ce cheval rendait par la bouche et par les naseaux une flamme mêlée de fumée et de cette puanteur qu'exhale la poix. C'était un supplice pour son cavalier. La selle était hérissée de très-|ongs clous rougis au feu. La cuirasse, le casque, l'écu et les bottines étaient de feu, et en même temps d'un poids accablant pour celui qui les portait. Ce qui s'ajoutait au supplice déjà terrible d'être brûlé jusqu'aux os. Cependant le chevalier faisait prendre le galop à son coursier, et dirigeait sa lance contre les démons qu'il rencontrait, et qui se moquaient de lui; mais tandis qu'il donnait une représentation de ses anciens exercices militaires, il fut jeté en bas de son cheval, et déchiré par les démons, qui l'arrosèrent de l'abominable mélange dont j'ai parlé. Quand ses membres brûlés se furent réunis, on cloua sur eux les trois lames que j'ai décrites. Enfin, il fut entraîné violemment vers son siége, ayant recouvré la vie pour de nouveaux supplices. (Ils entraînèrent aussi, pour servir de jouet, un marchand qui s'était servi de fausses balances et de faux poids, et quelques-uns de ceux qui, en tirant violemment dans leurs boutiques des étoffes neuves, les déchirent en long ou en large, puis les recousent avec adresse et les vendent dans des lieux qu'ils ont soin de tenir obscurs. Ces misérables furent arrachés de leurs siéges, et forcés de reproduire les manœuvres frauduleuses qu'ils employaient: ce qui les couvrait de honte et ce qui aggravait leur supplice: or les démons les torturaient comme les précédent34.) A la suite de ces marchands on amena dans l'assemblée un homme fort habile dans les lois mondaines, après qu'on l'eut arraché avec de grandes tortures de son siége qu'il s'était fabriqué lui-même pendant (de) longues années, en vivant dans le crime et [en vendant] la justice. Cet homme avait occupé le premier rang parmi les plus fameux [légistes] d'Angleterre; mais il venait de terminer misérablement sa vie, l'année même où cette vision eut lieu. Comme il mourut sans avoir en aucune façon disposé de ses biens, tout ce qu'il avait enlevé à autrui par son insatiable rapacité fut confisqué et complétement pillé. Il avait coutume de siéger dans l'échiquier du roi, et se faisait donner des présents par chacune des deux parties. Dès qu'il fut amené devant les esprits immondes sur cet affreux théâtre, l'ironie et les insultes des démons le forcèrent à représenter les actes de sa vie passée. Alors il se tournait tantôt à droite, tantôt à gauche, engageant les uns à exposer leur plainte, fournissant aux autres des moyens contradictoires; et en même temps, il présentait à celui-ci et à celui-là ses mains habituées à recevoir des présents, comptait l'argent qu'il venait d'obtenir, et le mettait dans sa bourse. Lorsque les démons se furent amusés quelque temps du spectacle de ce malheureux, les pièces d'argent devinrent tout à coup brûlantes, et elles lui causèrent de cruelles douleurs, parce qu'il était forcé de les mettre toutes rouges dans sa bouche et de les avaler. Lorsqu'il les eut avalées, deux démons s'approchèrent avec une roue de chariot en fer, hérissée tout autour de piquants et de clous: ils la firent tourner cruellement sur le dos du pécheur, le lui écrasèrent par une rotation rapide et flambloyante, et le forcèrent à rejeter en vomissant et avec d'horribles angoisses les pièces de monnaie qu'il avait avalées avec tant de douleur. Lorsqu'il les eut rejetées, un démon les lui fit ramasser pour qu'il les avalât une seconde fois avec les mémes souffrances. Ensuite, les ministres du Tartare entrèrent en fureur, et exercèrent sur lui toutes les tortures dont nous avons parlé. Sa femme aussi était attachée sur un siége ardent et hérissé de pointes; parce qu'elle avait fait prononcer dans plusieurs églises l'excommunication, à cause d'un certain anneau qu'elle avait placé par mégarde dans son écrin, et qu'elle prétendait lui avoir été volé. Comme elle avait été prévenue par une mort subite, elle n'avait jamais été absoute de cet abus de pouvoir. On amena ensuite, pour servir de spectacle aux démons furieux, un homme et une femme adultères. Il furent obligés de s'unir dans un accouplement hideux, et de reproduire les poses les plus lascives et les gestes les plus impudiques. Cette scène les couvrait de honte et leur attirait les reproches des démons. Ensuite ils devinrent comme furieux, se déchirèrent et se mordirent l'un l'autre. Cet amour des sens qui les enflammait auparavant semblait s'être changé en cruauté et en haine. Bientôt la troupe furieuse les déchira membre par membre, et épuisa sur eux tous les précédents supplices. Les fornicateurs qui parurent ensuite éprouvèrent des tortures pareilles, mais tellement abominables, que l'écrivain doit garder le silence. Parmi d'autres malheureux, deux hommes de la race des calomniateurs furent amenés par les démons. Leurs bouches étaient horriblement fendues jusqu'aux oreilles, et quand ils approchaient leurs visages, ils se lançaient des regards furieux. Alors, on leur mit dans la bouche deux fers rougis au feu qui formaient l'extrémité d'une même lance, et chacun d'eux, rongeant ce fer avec d'horribles grimaces, arrivait rapidement au milieu du bois de la lancer alors, leurs visages se rencontraient; ils se déchiraient à belles dents, et faisaient couler leur sang sous leurs morsures. On. amena enfin, parmi beaucoup, d'autres, des voleurs, des incendiaires, des violateurs des lieux saints. Ils étaient placés par les ministres du Tartare sur des roues de fer ardent, garnies de pieux et de piquants; et ces roues avaient été chauffées si violemment qu'elles lançaient une pluie d'étincelles. Ces malheureux étaient entraînés dans leur tournoiement et souffraient d'horribles tortures. Non loin de l'entrée de l'enfer souterrain, Thurcill aperçut quatre autres places. La première contenait d'innombrables fournaises et d'énormes chaudières remplies jusqu'au bord de poix et d'autres matières bouillantes. Les âmes y étaient entassées et la force de l'ébullition faisait venir à la superficie des tètes qui semblaient être celles de poissons noirs, puis les rejetait au fond. La seconde place contenait aussi des chaudières; mais celles-là étaient remplies de neige et de glace congelée. Les âmes qui y étaient plongées ressentaient l'intolérable tourment d'un froid atroce. Les chaudières qui se trouvaient dans la troisième place contenaient de l'eau sulfureuse bouillante et d'autres liqueurs qui jettent une odeur et une fumée fétides. Elles étaient réservées spécialement aux âmes qui avaient fini leur vie dans de fétides débauches. Dans la quatrième place, il y avait des chaudières pleines d'une eau très-noire et très salée, et l'âcreté de cette eau aurait suffi pour enlever instantanément l'écorce d'un morceau de bois qu'on y aurait plongé. Dans ces chaudières étaient jetés en masse les pécheurs, les homicides, les voleurs, les ravisseurs, les femmes empoisonneuses, les riches qui avaient accablé leurs hommes d'injustes exactions. Ils étaient condamnés à bouillir sans cesse, et les démons étaient là avec des fourches de fer chauffées à blanc pour les rejeter dans les chaudières ardentes s'ils tentaient de s'en échapper. Ceux qui avaient bouilli pendant sept jours dans les liqueurs brûlantes étaient plongés le huitième jour dans l'horrible froid de la seconde place; et au contraire ceux qui avaient souffert le tourment du froid étaient jetés dans la poix bouillante: semblablement ceux qui avaient bouilli dans l'eau salée avaient à subir l'épreuve du soufre fondu et fétide. Ces changements dans les supplices avaient constamment lieu de huit jours en huit jours. Après avoir assisté à ces terribles spectacles, l'aurore du dimanche commençant à poindre, saint Julien et saint Domnin accompagnés de Thurcill, se dirigèrent vers la montagne de joie; ils traversèrent le feu du purgatoire, l'étang, le pont semé de piquants, et ils arrivèrent au vestibule qui se trouvait dans la partie occidentale du temple dont nous avons parlé. Ce temple, situé sur la montagne, avait une porte vaste et brillante toujours ouverte; c'était par là que saint Michel introduisait les âmes complétement blanches. Dans ce vestibule étaient réunies toutes les âmes qui avaient accompli leur expiation: elles attendaient avec le plus ardent désir qu'il leur fût permis de faire leur heureuse entrée dans ce temple. Hors du temple, dans la plaine méridionale, Thurcill aperçut une infinité d'âmes qui toutes, les regards tournés vers la basilique, se fatiguaient à attendre et à désirer les prières des amis qu'elles avaient laissés sur la terre. C'était là ce qui pouvait leur mériter l'entrée de la basilique; et plus chaque âme trouvait un aide spécial dans le souvenir des vivants, plus elle approchait de la basilique. Dans ce lieu, Thurcill reconnut bien des gens avec qui il avait été lié et même tous ceux qu'il n'avait vus autrefois que très légèrement. A chaque âme que Thurcill examinait, saint Michel lui disait par combien de messes elle pourrait être délivrée et admise à entrer dans le temple. Toutes les âmes qui attendaient en ce lieu n'avaient à subir aucune peine: leur seule anxiété, consistait dans le désir où elles étaient d'obtenir quelque secours spécial de la part de leurs amis. Néanmoins toutes les âmes qui attendaient ainsi, avançaient de jour en jour plus près de la basilique: ce qu'elles devaient aux prières que l'église catholique récite pour les morts en général. Le villageois ayant été introduit dans le temple par saint Michel, aperçut beaucoup d'âmes blanches qui avaient appartenu à des hommes et à des femmes qu'il avait connus pendant leur vie. Toutes montaient les degrés du temple et paraissaient goûter des transports de joie. A mesure que ces âmes montaient les degrés du temple du côté de l'orient, il remarqua qu'elles devenaient plus blanches et plus brillantes. Dans la grande basilique se trouvaient de magnifiques demeures où résidaient les âmes des justes, plus blanches que la neige. Leurs visages et leurs couronnes brillaient éclairés comme par des rayons d'or. Chaque jour, à heure fixe, ils entendaient les concerts des cieux: on eût dit les accords réunis de tous les instruments connus. Cette harmonie, par sa douceur suave, anime et nourrit tous ceux qui habitent dans ce temple, aussi bien que s'ils étaient alimentés par les mets les plus délicats. Les âmes qui restaient en dehors de la basilique, dans le vestibule, n'étaient pas encore dignes d'entendre ces célestes concerts. C'est dans ce temple que la plupart des saints avaient en quelque sorte fixé leur domicile; c'est là qu'ils recevaient avec joie ceux qui, après le Seigneur, les avaient invoqués spécialement, pour présenter ensuite ces âmes, dont ils étaient les patrons, devant le trône de Dieu. Thurcill et ses guides se dirigèrent bientôt vers la plaine qui s'étendait à l'orient du temple, et parvinrent dans un lieu délicieux, émaillé des fleurs les plus variées; les plantes, les arbres et les fruits y exhalaient de suaves parfums. Ce lieu était arrosé par une fontaine limpide, qui se partageait en quatre ruisseaux de liqueur et de couleur différentes. Au-dessus de cette fontaine s'élevait un arbre superbe, dont les rameaux étaient immenses et la hauteur prodigieuse. Cet arbre était abondamment chargé de fruits de toute espèce qui charmaient la vue et l'odorat. Sous cet arbre, près de la fontaine, était étendu un homme dont les formes étaient belles et gigantesques. il était revêtu depuis les pieds jusqu'à la poitrine d'une tunique de diverses couleurs, tissue avec un art infini; d'un œil il semblait rire et de l'autre il semblait pleurer. «Tu vois, dit saint Michel, le premier père du genre humain, Adam: en riant d'un œil, il manifeste la joie qu'il ressent pour l'ineffable glorification de ceux de ses enfants qui doivent être sauvés; en pleurant de l'autre, il annonce la douleur que lui causent ceux de ses enfants qui doivent être repoussés et damnés par le jugement du Dieu de justice. Le vêtement dont il est couvert ne forme pas encore une tunique complète: c'est le vêtement d'immortalité et de gloire dont il a été dépouillé à cause de sa première désobéissance. Mais depuis Abel, le juste d'entre ses fils, jusqu'aujourd'hui, ce vêtement a été refait par les générations de justes qui se sont succédé. Selon que ces élus ont brillé par différentes vertus, ce vêtement s'est composé de diverses cou leurs. Quand le nombre des élus sera complet, la robe de gloire et d'immortalité sera aussi achevée; alors le monde finira. » En quittant ce lieu et en s'avançant un peu, ils arrivèrent à une porte extrêmement brillante, ornée de diamants et de pierres précieuses. Le mur d'enceinte rayonnait comme s'il était d'or. Aussitôt qu'ils eurent passé sous cette porte, ils virent un temple d'or beaucoup plus magnifique que le premier. Tout y était si beau, si charmant, si éclatant de splendeur, qu'en comparaison les lieux qu'ils avaient vus d'abord semblaient avoir perdu tout leur prix. Thurcill, en entrant dans ce temple, aperçut sur le côté une espèce de chapelle dont l'éclat était admirable, et où résidaient trois vierges belles d'une ineffable beauté. C'étaient, ainsi que le lui apprit l'archange, sainte Catherine, sainte Marguerite et sainte Osithe. Tandis qu'il était occupé à les contempler avec admiration, saint Michel dit à saint Julien: «Hâte-toi de faire rentrer cette âme dans son corps; car si tu ne la ramènes promptement sur la terre, ton protégé sera étouffé par la quantité d'eau froide que ceux qui entourent son lit ne cessent de lui jeter au visage.» A ces mots, Thurcill reprit, sans savoir comment, ses sens corporels et se retrouva dans son lit. Il y avait deux jours et autant de nuits qu'il était plongé dans cette extase; et depuis le soir de la sixième férie jusqu'au soir du dimanche suivant, il était resté dans ce sommeil léthargique. Le lendemain au matin, il se hâta de se rendre à l'église; le prêtre et les autres paroissiens qui l'avaient vu peu auparavant dans cet état d'anéantissement lui demandèrent instamment de vouloir bien leur raconter ce qui lui avait été révélé. Thurcill, à cause de la simplicité de son esprit, s'en excusa constamment, jusqu'à ce que saint Julien lui eût apparu et lui eût commandé de raconter tout ce qu'il avait vu: «Car il ne l'avait entraîné, lui dit-il, au-delà de ce monde que pour qu'il publiât ce qu'il avait vu et entendu.» Dès lors le villageois obéit aux ordres sacrés. Le jour de la Toussaint et d'autres fois encore, il raconta sa vision gravement, clairement et en bon anglais: ce qui causa une grande surprise à tous ceux qui l'entendirent. Tous admiraient l'éloquence extraordinaire de cet homme qui, jusqu'alors, n'avait paru qu'un paysan pauvre d'esprit et tout à fait étranger à l'art de la parole. Thurcill ne cessa point de raconter la vision qu'il avait eue; et chacun, en l'écoutant, se lamentait et poussait de profonds soupirs. Geoffroi, archevêque d'York, refuse l'impôt établi par le roi Jean. — Faits divers. — Ordre des frères mineurs. — L'an de grâce 1207, le roi Jean célébra la fête de Noël à Winchester en présence des grands du royaume. Puis, à l'époque de la Purification de la bienheureuse Marie, il imposa dans toute l'Angleterre un treizième sur tous les biens meubles et autres, et les ecclésiastiques et prélats y furent compris tout aussi bien que les laïques; tous murmuraient. mais personne n'osait résister. L'archevêque d'York, Geoffroi, fut le seul qui, non-seulement ne se prêta pas à cette mesure, mais encore s'y opposa ouvertement; il quitta secrètement l'Angleterre, et en se retirant il lança sentence d'anathème spécialement sur ceux qui exerceraient cette rapine dans l'archevêché d'York, et généralement sur tous les envahisseurs de l'église ou des choses ecclésiastiques. Vers le même temps, le sixième jour avant les calendes de février, un vent violent qui survint tout à coup renversa les édifices, déracina les arbres et engloutit les troupeaux de gros et de menu bétail sous des monceaux de neige. Cette même année, l'empereur Othon se rendit en Angleterre, eut une entrevue avec le roi son oncle, et revint dans ses états, après avoir reçu dudit roi un présent de cinq mille marcs d'argent. Vers le même temps, des prédicateurs, qu'on appelle les frères Mineurs, commencèrent à paraître, et, favorisés par le pape Innocent, ils se répandirent sur la terre. Ils séjournaient dans les villes et dans les cités au nombre de dix-sept; ils ne possédaient rien absolument, vivaient selon l'Évangile, se contentaient pour leur nourriture et pour leurs habits, du strict nécessaire, marchaient nu-pieds, et donnaient à tous un exemple frappant d'humilité. Les dimanches et fêtes, ils sortaient de leurs habitations, allaient prêcher dans les églises paroissiales l'évangile du Verbe, mangeant et buvant ce qu'ils trouvaient chez ceux envers qui ils s'acquittaient35 du soin de la prédication. Les frères Mineurs étaient d'autant plus éclairés dans la contemplation des choses célestes, qu'ils étaient plus étrangers aux affaires de ce monde et aux délices des sens. Chez eux, on ne garde pour le lendemain aucune espèce d'aliment, afin que tous les actes extérieurs soient d'accord avec cette pauvreté intérieure qui est le vœu de leur âme. Le pape casse la double élection de l'archevêque de Cantorbéry. — A la place des deux prétendants, on élit le cardinal Étienne de Langton. — Suites curieuses de cette promotion. — Négociations et lettres entre le roi et le pape. — Faits divers. — Naissance de Henri (III). — Vers la même époque, les moines de l'église de Cantorbéry parurent devant le seigneur pape, pour faire décider par lui leurs prétentions scandaleuses. En effet, une partie des moines, munie de lettres de créance, présenta Regnault, sous-prieur de Cantorbéry, comme élu à la dignité d'archevêque, et demanda instamment, ainsi qu'elle l'avait fait plusieurs fois, la confirmation de cette élection. L'autre partie des moines du même couvent, également munie de lettres de créance, présenta Jean, évêque de Norwich: mais ceux-ci alléguaient que l'élection du sous-prieur était nulle pour plusieurs motifs: d'abord parce qu'elle avait été faite pendant la nuit, clandestinement et sans le consentement du roi, ensuite parce que la majeure et la plus saine partie du couvent n'y avait pas assisté. S'appuyant sur ces raisons, ils demandèrent au pape de confirmer l'élection qui avait été faite à la clarté du jour, en présence et de l'aveu du roi, confirmée enfin par les témoins nécessaires. Celui qui portait la parole pour le sous-prieur, voyant que le pape avait écouté attentivement ces raisons et y réfléchissait, allégua de son côté que la seconde élection était nulle et de nul effet, parce que, quelle que fût la première élection, légitime ou non, elle eût dû être cassée avant qu'on procédât à une seconde; aussi n'en persistait-il pas moins à ce que la première élection fût reconnue pour bonne. Enfin, après de longues discussions de part et d'autre, le seigneur pape ayant compris que les deux parties ne pouvaient s'accorder sur la personne, et que d'ailleurs les deux élections étaient vicieuses et n'avaient point été faites selon les statuts des sacrés canons, les cassa l'une et l'autre, sur l'avis de ses cardinaux. Il défendit à chacun des prétendants d'aspirer désormais à la dignité d'archevêque, et le leur interdit par sentence définitive et apostolique. Voilà en quelques mots la cause et l'origine d'une grande querelle. Le roi Jean s'était engagé verbalement auprès des douze moines députés par le couvent de Cantorbéry, à accepter celui qu'ils éliraient, mais en même temps il avait été convenu entre le roi et eux, sous la foi du serment, et par promesse solennelle, qu'ils n'éliraient en aucune façon un autre que Jean, évèque de Norwich. Ils avaient aussi des lettres du roi. Mais lorsqu'ils eurent compris que l'élection de Jean de Gray déplaisait au pape et avait été cassée par lui, ils se rendirent aux suggestions des cardinaux et du seigneur pape, qui les assurèrent que liberté leur serait donnée d'élire qui ils voudraient, et de tenir cette élection secrète, pourvu qu'ils choisissent un homme capable et surtout un Anglais. Alors, par le conseil du pape, ils élurent maître Étienne de Langton, cardinal, qui tenait le premier rang dans la cour de Rome, et qui n'avait point son pareil pour les mœurs et la science. Le pape ne pouvait manquer de soutenir le nouvel archevêque dans les tribulations de toute espèce qu'il eut à subir. Le seigneur pape36, après avoir cassé les deux élections dont nous avons parlé, n'avait pas voulu que le troupeau du Seigneur restât plus longtemps sans pasteur; il engagea donc les moines de Cantorbéry qui avaient été envoyés vers lui relativement aux affaires de ladite église, à élire maître Étienne de Langton, prétre-cardinal, homme (nous l'avons dit) fort instruit dans les lettres, prudent, et de mœurs irréprochables; assurant en outre aux moines que ce choix serait fort avantageux tant pour le roi lui-même que pour toute l'église anglicane. Les moines répondirent à cela en alléguant qu'il ne leur était point permis de faire une élection canonique sans le consentement du roi et celui de leur couvent. Mais le pape leur arrachant en quelque sorte la parole de la bouche, leur dit: «Sachez que vous avez plein pouvoir dans l'église de Cantorbéry, et que le consentement des princes n'est pas requis pour les élections qui se font à la cour apostolique. C'est pourquoi nous vous commandons, à vous dont le nombre et la qualité suffisent pour légitimer l'élection, et cela en vertu de l'obéissance que vous nous devez et sous peine d'anathème, d'élire pour archevêque celui que nous vous donnons comme le père et le pasteur de vos âmes.» Les moines, craignant d'encourir sentence d'excommunication, cédèrent enfin, quoique à contre-cœur et en murmurant. Seul d'eux tous, maître Élie de Brantefeld, qui était venu à Rome au nom du roi et de l'évêque de Norwich, refusa de participer à l'élection. Tous les autres portèrent à l'autel le nouvel élu en chantant l'hymne: Te Deum laudamus. Ensuite, le quinzième jour avant les calendes de juillet, Langton fut sacré par le pape lui-même dans la ville de Viterbe. Vers la même époque, le pape Innocent, désirant disposer l'esprit du roi Jean en faveur de son protégé, et sachant que ledit Jean était cupide et en même temps fort curieux et fort amateur de pierres précieuses, lui envoya un présent de pierreries avec une lettre qui servait d'explication: «Innocent, pape, troisième du nom, à Jean, roi d'Angleterre, etc. Parmi les richesses terrestres que l'œil mortel voit avec envie et désire comme les plus précieuses, nous pensons que l'or fin et les pierreries obtiennent le premier rang. Quoique votre excellence royale abonde en richesses de cette nature cl en beaucoup d'autres, nous avons destiné à voire grandeur quatre anneaux d'or où sont enchâssées diverses pierres précieuses, en signe de notre bienveillance et de notre tendresse. Et, afin que vous regardiez plutôt ce que ce présent signifie que ce qu'il vaut, nous désirons spécialement que vous en considériez la forme, le nombre, la matière et la couleur. La rondeur de l'anneau marque l'éternité, qui n'a ni commencement ni fin. Ainsi votre prudence royale a dans cette figure de quoi s'élever des choses terrestres aux choses célestes, de quoi passer du temporel à l'éternel. Le nombre de quatre forme un carré qui marque la fermeté d'un cœur que l'adversité ne peut abattre ni la prospérité élever; ce qui arrive glorieusement quand il est soutenu par les quatre vertus principales, je veux dire la justice, la force, la prudence et la tempérance: la justice qu'on exerce dans les jugements, la force dont on a besoin dans les événements fâcheux, la prudence qui sert de guide dans les conjonctures douteuses, la tempérance qui modère le cœur dans la bonne fortune. Par l'or, qui est la matière des anneaux, est marquée la sagesse qui excelle parmi tous les dons du ciel, comme l'or parmi les métaux. Aussi le prophète a-t-il dit: «L'esprit de sagesse reposera sur lui, etc.;» et il n'y a rien en effet de plus nécessaire à un roi: ce qui fit que le pacifique roi Salomon la demandé à Dieu préférablement à toute autre chose, comme le meilleur moyen de bien gouverner son peuple. Enfin le vert de l'émeraude vous marque la foi, la pureté du saphir l'espérance, le rouge du grenat, la charité, la clarté de la topaze les bonnes œuvres; car le Seigneur a dit: «Que votre lumière luise.» Vous avez donc dans l'émeraude de quoi vous élever à croire, dans le saphir de quoi vous encourager à espérer, dans le grenat de quoi vous porter à aimer, dans la topaze de quoi vous exciter à agir; jusqu'à ce que, ayant monté par degrés de vertus en vertus, vous parveniez à voir le Dieu des dieux dans la céleste Sion.» Ce présent, ayant été offert au roi, parut d'abord lui plaire; mais peu de jours après, comme la suite du récit le fera voir, l'or pur se changea en scorie et en dérision, les pierreries en gémissements, l'amour en rancune37. Ce présent fut suivi d'une nouvelle lettre adressée par le pape Innocent au roi d'Angleterre, par laquelle il l'exhortait humblement et pieusement à recevoir avec bonté maître Étienne de Langton, prètre-cardinal de Saint-Chrysologone, élu canoniquement à l'archevêché de Cantorbéry: «c'est un homme, disait-il, qui est né dans votre royaume. Non-seulement il a mérité le titre de maître par sa science dans les lettres séculières, mais encore il a été jugé digne d'être docteur en théologie. Son caractère et ses mœurs sont encore bien au-dessus de sa vaste science. Enfin, sa personne sera de la plus grande utilité tant à votre âme qu'à votre corps.» Après avoir ainsi cherché à obtenir le consentement du roi par des paroles aussi gracieuses que persuasives, il écrivit au prieur et aux moines de Cantorbéry, leur enjoignant, en vertu de la sainte obédience, de reconnaître ledit archevêque pour leur pasteur, et de lui obéir humblement dans les choses temporelles comme dans les choses spirituelles. Lorsque les lettres du seigneur pape furent parvenues au roi d'Angleterre, il entra dans le plus violent courroux, tant à cause de la promotion de maître Étienne que pour l'annulation de l'élection faite en faveur de l'évêque de Norwich. Il brûla de se venger sur les moines de Cantorbéry, qu'il accusait de trahison; il leur reprocha d'avoir, au mépris de tousses droits et sans sa permission, élu d'abord leur sous-prieur; d'avoir ensuite nommé l'évêque de Norwich, pour pallier leur faute et lui donner en quelque sorte satisfaction; d'avoir reçu de l'argent sur le fisc, pour couvrir les frais de leur voyage et pour obtenir du siége apostolique la confirmation de la nouvelle élection faite en faveur dudit évêque; d'avoir enfin, pour comble d'iniquité, élu à Rome Étienne de Langton, son ennemi public, et de l'avoir fait sacrer archevêque. Aussi, transporté de fureur et d'indignation, il envoya Foulques de Canteloup et Henri de Cornouailles, chevaliers cruels et dépourvus de toute humanité, avec des hommes d'armes, pour chasser d'Angleterre ou pour punir de la peine capitale les moines de Cantorbéry, comme criminels de lèse-majesté. Ils se hâtèrent d'obéir aux ordres de leur seigneur, partirent pour Cantorbéry, entrèrent l'épée nue dans le monastère, ordonnèrent, au nom du roi et d'un ton furieux, au prieur et aux moines de sortir sur-le-champ du royaume d'Angleterre, comme traîtres à la majesté royale; et ils affirmèrent avec serment que, s'ils refusaient de le faire, ils mettraient le feu tant au monastère qu'aux autres bâtiments, et les brûleraient eux et leurs édifices. Les moines agirent avec trop de précipitation, et se retirèrent tous sans qu'on leur fît aucune violence et sans qu'on mît la main sur eux. Il n'en resta que treize que la maladie retenait à l'infirmerie, et qui ne pouvaient marcher. Aussitôt ils passèrent en Flandre, et ils furent reçus honorablement dans l'abbaye de Saint-Bertin et dans d'autres monastères d'outremer. Ensuite, par l'ordre du roi, des moines de Saint-Augustin vinrent prendre possession de l'église de Cantorbéry où ils furent installés par les soins de Foulques, qui pillait et confisquait tous les biens des moines chassés. Les perres tant de l'archevêché,que du couvent restèrent incultes. Les religieux dont j'ai parlé quittèrent leur monastère et allèrent en exil, la veille des ides de juillet38. Les moines de Cantorbéry ayant été chassés de cette manière, le roi d'Angleterre Jean, envoya au pape des messagers chargés de lui remettre une lettre de reproches et de menaces: «C'est peu d'avoir rejeté, à notre honte, l'élection de l'évêque de Norwich; vous avez fait consacrer archevêque de Cantorbéry un certain Étienne de Langton, homme qui nous est tout à fait inconnu, et qui a longtemps demeuré en France parmi nos ennemis déclarés; et ce qui est encore plus contraire et préjudiciable aux libertés de notre couronne, vous avez pris sur vous de faire élire cedit Étienne, sans requérir notre consentement, que ces moines auraient dû demander. Nous ne saurions assez nous étonner comment vous en particulier, et toute la cour de Rome en général, avez pu oublier combien notre amitié royale vous a été jusqu'ici nécessaire, et que vous n'ayez pas fait réflexion que vous tirez plus de profit du seul royaume d'Angleterre que de tous les autres pays d'en deçà les Alpes. Au reste, soyez persuadé que nous combattrons jusqu'à la mort, s'il le faut, pour les prérogatives de notre couronne, et que nous sommes fermement décidé à ne nous relâcher en rien touchant l'élection et la promotion de l'évêque de Norwich, que nous regardons comme très-utile pour nous.» Enfin il concluait en disant Si vous vous refusez à notre vœu, nous fermerons la route de la mer à tous ceux qui voudraient aller à Rome; de peur que notre terre ne perde ses ressources, et que nous ne soyons affaiblis pour en repousser nos ennemis. Et même, comme nous avons, tant en Angleterre que dans les autres pays de notre obéissance, des archevêques, des évêques, et d'autres sortes de prélats d'une capacité et d'une instruction profondes, nous empêcherons, si la nécessité nous y oblige, qu'on aille mendier auprès d'étrangers des décisions ou des jugements qui peuvent être rendus chez nous.» Lorsque les députés du roi eurent annoncé sa réponse à l'audience du seigneur pape, il écrivit en ces termes au roi d'Angleterre: «Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très-cher fils en Jésus-Christ, Jean, illustre roi d'Angleterre, salut et bénédiction apostolique. Nous vous avions écrit relativement à l'affaire de l'église de Cantorbéry une lettre humble, attentive et bienveillante, pleine d'exhortations et de prières: vous nous avez répondu (ce que je dis n'est pas pour vous offenser) presque en nous menaçant, et en nous adressant des reproches pleins d'opiniâtreté et d'insolence. Tandis que nous nous étions attaché à avoir pour vous plus de déférence que nous n'y sommes tenu, vous ne vous êtes pas attaché à avoir pour nous la simple déférence à laquelle vous êtes tenu; et vous n'avez point fait attention à ce qui était de convenance. Vous dites que votre amitié nous est très-nécessaire: mais la nôtre ne vous l'est pas moins. Tandis que dans cette occasion nous vous accordons un honneur que nous n'avons accordé à aucun prince, vous cherchez à porter atteinte à l'honneur qui nous est dû autant que jamais aucun prince n'a prétendu le faire en pareille occasion; vous vous appuyez sur de frivoles prétextes, en assurant que vous ne pouvez donner votre consentement à l'élection que les moines de Cantorbéry ont faite de notre cher fils maître Étienne, prêtre-cardinal du titre de Saint-Chrysologone, disant qu'il a demeuré parmi vos ennemis, et que sa personne vous est tout à fait inconnue Certes on peut appliquer ici le proverbe de Salomon: «En vain le filet est tiré devant les yeux des oiseaux ailés.» Car notre avis est qu'on doit non-seulement ne pas lui faire un crime, mais plutôt lui faire un titre de gloire de ce que, dans les études auxquelles il s'est adonné longtemps à Paris, il a fait assez de progrès pour mériter d'être docteur, non-seulement dans les sciences libérales, mais encore dans la théologie. Comme en outre de bonnes mœurs viennent se joindre à son érudition, il a été jugé digne d'obtenir une prébende à Paris. Aussi sommes-nous fort étonné, qu'un homme de si grand renom, qui est né dans votre royaume, vous soit inconnu même de réputation, surtout puisque vous lui avez écrit trois fois depuis que nous l'avons promu à la dignité de cardinal; lui disant que vous aviez eu l'intention de l'appeler auprès de vous pour faire partie de vos conseils intimes, et que vous vous réjouissiez de le voir élevé à un plus haut rang. Vous auriez dû plutôt faire attention qu'il est né dans votre terre, de parents qui vous étaient fidèles et dévoués, et qu'il avait été pourvu d'une prébende dans l'église d'York, qui est bien plus illustre et plus importante que celle de Paris. D'où il est prouvé que ledit Étienne vous chérit, vous et votre royaume, d'affection sincère, par des motifs de chair et de sang, et par égard pour son bénéfice et office ecclésiastique. Vos députés nous ont exposé un autre motif, à cause duquel vous n'avez pas donné votre consentement à l'élection: c'est que votre consentement n'a pas été requis par ceux qui devaient le requérir de vous, et ils nous ont assuré, que les lettres par lesquelles nous vous engagions à nous envoyer des procureurs pour cette affaire ne vous sont point parvenues. Les moines de Cantorbéry, quoiqu'ils se soient présentés à vous pour d'autres affaires, n'ont demandé votre consentement ni par lettres ni par message. Aussi vos députés nous ont-ils supplié, avec grande instance, de daigner accorder un délai convenable, puisqu'il nous avait plu de vous réserver cette distinction honorifique, je veux dire la demande du consentement royal faite par les moines de Cantorbéry, formalité qui n'avait pas été remplie: pendant ce délai, elle devait l'être, afin qu'on ne semblât pas déroger à votre droit. Enfin, quand ils se sont adressés à la personne même de l'élu, et cela publiquement, ils auraient mieux fait de se taire. En effet, quand même leurs griefs eussent été vrais, cela n'aurait pu empêcher la promotion. Quoiqu'on n'ait pas coutume d'attendre le consentement des princes pour les élections qui se font à Rome, deux moines cependant furent envoyés avec la mission spéciale de requérir votre assentiment; mais ils ont été retenus à Douvres, sans pouvoir exécuter leur mandat; et les lettres par lesquelles nous demandions que vos procureurs fussent dirigés vers nous, ont été remises, à vos gens pour qu'ils vous les présentassent fidèlement. Et nous, qui avons pouvoir sur ladite église de Cantorbéry, nous avons daigné invoquer dans cette affaire la bienveillance royale. Notre courrier qui vous a présenté nos lettres apostoliques a remis aussi à votre sublimité royale, relativement au consentement requis, des lettres du prieur et des moines qui ont célébré ladite élection, sur l'ordre de tout le chapitre de Cantorbéry. Après toutes ces démarches, nous avons jugé qu'il n'était plus besoin de solliciter le consentement royal, et nous avons agi, sans dévier à droite ou à gauche, selon que nous le marquent les statuts canoniques des saints Pères, qui veulent qu'on n'apporte39 ni retard ni difficulté à de légitimes dispositions, quand elles ont pour but de donner un pasteur au troupeau du Seigneur qui en a été longtemps privé. Maintenant suggère qui voudra à votre discrétion, ou à votre royale prudence, un motif qui puisse vous empêcher en quelque façon, de donner les mains à la consommation de cette affaire. Quant à nous, nous ne pouvons différer plus longtemps, sans perdre de notre réputation, et sans mettre notre conscience en péril, de ratifier une élection canonique, faite unanimement sans violence ni dol, et s'appliquant à une personne convenable. C'est donc à vous, mon très-cher fils, à vous, envers qui nous avons eu plus de déférence que nous n'y étions tenu, de vous efforcer d'avoir envers nous la simple déférence qui nous est due, afin que vous méritiez plus abondamment la faveur de Dieu et la nôtre: songez qu'en agissant autrement, vous vous mettriez dans un embarras tel, que vous ne pourriez plus vous en tirer facilement; songez aussi qu'il faut que celui-là soit victorieux devant qui s'inclinent tous les êtres40 célestes, terrestres et infernaux; «devant celui dont nous occupons la place sur la terre, tout indigne que nous en sommes. Ne vous laissez donc pas dominer par les conseils de ceux qui ne désirent que de vous mettre dans un état fâcheux; parce qu'il est beaucoup plus commode de pêcher en eau trouble. Au contraire, rapportez-vous-en à notre bon plaisir, qui ne peut que vous procurer louange, gloire et honneur. En effet, il serait dangereux pour vous de vous révolter contre Dieu et l'église en cette occasion. C'est une cause pour laquelle le bienheureux martyr et glorieux pontife Thomas a versé dernièrement son sang; souvenez-vous surtout que votre père et votre frère, d'illustre mémoire, alors rois d'Angleterre, ont été forcés à la fin de renoncer aux iniques coutumes [de Clarendon] entre les mains des légats du saint-siége apostolique. Mais si vous acquiescez humblement à ce que nous attendons de vous, nous aurons soin de veiller suffisamment pour vous et pour les vôtres, à ce qu'il ne vous arrive à cet égard aucun préjudice. — Donné au palais de Latran, l'an dixième de notre pontificat.» Vers le même temps, Simon, évêque de Chicester, mourut. Tous les biens des moines de Cantorbéry furent confisqués, le jour de la translation de saint Swithun. Cependant Geoffroi, archevêque d'York, avait quitté secrètement le royaume, ne voulant pas consentir à l'exaction du treizième. Le soleil subit une éclipse qui dura depuis la sixième heure jusqu'à la neuvième. Cette même année la lune en subit une semblable. Cette même année, le jour de saint Remy, la reine Isabelle donna au roi Jean son fils aîné, qui fut appelé Henri, du nom de son aïeul, le jour de la lune étant XI, un jour de lundi, la lettre dominicale se trouvant être G41. Faits divers. — Le pape admoneste le roi Jean au sujet de son refus de reconnaître l'archevêque de Cantorbéry. — Le royaume d'Angleterre est interdit. — L'an du Seigneur 1208. le roi Jean célébra la nativité du Christ à Windsor, et distribua à ses chevaliers beaucoup de vêtements de fête. Puis, le lendemain de la purification de la bienheureuse Marie, la lune éprouva une éclipse: elle parut d'abord d'un rouge sanglant et ensuite complétement noire. Vers le même temps, Philippe, évêque de Durham, et Geoffroi, évêque de Chester, payèrent tribut à la nature humaine et cessèrent d'être corporellement. Cette même année, Isabelle, reine d'Angleterre, donna au roi Jean un fils légitime qu'elle appela Richard. Cette même année, le pape Innocent, voyant le cœur du roi Jean tellement endurci, que ni la douceur des avertissements ni la sévérité des menaces ne pouvaient l'amener à reconnaître Étienne pour archevêque de Cantorbéry, fut touché de douleur, et, sur le conseil de ses cardinaux, donna mission à Guillaume, évêque de Londres, à Eustache, évêque d'Ély, à Mauger, évêque de Worcester, d'aller trouver le roi et d'appeler son attention avec une pieuse sollicitude sur l'état de l'église de Cantorbéry. Ils devaient l'exhorter au nom du Seigneur à se laisser vaincre par Dieu, parce que c'était une victoire que d'être vaincu ainsi, et que par ce moyen il s'attirerait la laveur du Dieu dont on peut dire que celui qui le sert est roi. Dans le cas où ils le trouveraient rebelle et opiniâtre à cet avis (comme cela eut lieu en effet), ils lanceraient l'interdit sur tout le royaume d'Angleterre et lui annonceraient au nom de l'autorité apostolique, que si ce moyen ne suffisait pas pour le corriger de son opiniâtreté, le pape appesantirait encore sa main sur lui; parce qu'il fallait nécessairement que celui-là fût vainqueur, qui, pour le salut de la sainte église, avait dompté le diable et les anges rebelles et enlevé leur proie aux cachots du Tartare. Le pontife écrivit aussi des lettres apostoliques aux évêques suffragants de l'église de Cantorbéry et aux autres prélats de ce diocèse, leur commandant, en vertu de l'obéissance qu'ils lui devaient, de reconnaître pour leur père et pasteur ledit archevêque et d'avoir soin de lui obéir avec la charité convenable. Les évêques de Londres, d'Ély et de Worcester allèrent trouver le roi Jean d'après l'ordre qui leur avait été transmis. Ils lui exposèrent fidèlement le message apostolique, le supplièrent humblement et en versant des larmes d'avoir le Seigneur devant les yeux, de rappeler dans leur église l'archevêque et les moines de Cantorbéry, de les honorer et de les aimer avec charité parfaite, d'éviter le scandale d'un interdit, afin que celui qui récompense les mérites daignât augmenter sa puissance temporelle et lui accordât après sa mort la gloire qui n'a point de fin. Mais, au moment où les évêques qui parlaient dans son intérêt allaient continuer, le roi entra en fureur, vomit des torrents de blasphèmes contre le pape et contre ses cardinaux, et jura par les dents de Dieu que si eux ou d'autres avaient l'audace de mettre ses terres en interdit, il renverrait sur-le-champ au pape tous les prélats, clercs ou prêtres ordonnés d'Angleterre et confisquerait tous leurs biens; ajoutant qu'il ferait arracher les yeux et couper le nez à tous les Romains quels qu'ils fussent qui se trouveraient dans ses états, afin qu'à ces marques d'ignominie on les distinguât entre toutes les nations. Puis, s'adressant aux évêques eux-mêmes, il leur ordonna de sortir au plus vite de sa présence, s'ils voulaient éviter quelque scandaleux châtiment corporel. Les trois évêques s'étant retirés et voyant que le repentir ne germait pas dans le cœur du roi, ne craignirent point, dans le carême suivant, d'exécuter la sentence du souverain-pontife, et le premier lundi de la passion de notre Seigneur, qui tombait le dixième jour avant les calendes d'avril, ils lancèrent l'interdit général sur toute l'Angleterre; et cet interdit, selon le bref formel du pape, devait être observé sans aucune exception et nonobstant tout privilége. Alors en Angleterre tous les sacrements ecclésiastiques furent suspendus, excepté la confession et le viatique pour les moribonds et le baptême pour les enfants. Les corps de ceux qui mouraient étaient portés hors des villes et des bourgs et jetés comme des chiens dans les ornières ou dans les fossés, sans que les prêtres leur accordassent le secours de leurs prières. Que dirai-je? Guillaume, évêque de Londres, Eustache, évêque d'Ély, Mauger, évêque de Worcester, Jocelin, évêque de Bath, et Gilles, évêque de Hereford, quittèrent secrètement l'Angleterre; pensant qu'il valait mieux éviter pour un temps la colère du roi irrité que de rester sans profit pour personne dans une terre interdite. Le roi Jean ordonne la confiscation de tous les biens du clergé. — Il s'assure de la fidélité et de l'appui des grands du royaume. — Refus de Guillaume de Brause. — Faits divers.— Le roi d'Angleterre devint furieux à la nouvelle de l'interdit. Il envoya ses vicomtes et autres ministres d'iniquité dans toutes les contrées du royaume avec ordre de déclarer tant aux prélats qu'aux personnes de leur juridiction et avec les menaces les plus terribles, qu'ils eussent à quitter le royaume sur-le-champ et à aller demander au pape qu'il leur fit rendre justice. Il mit les évêchés, les abbayes, les prieurés sous la garde des laïques, et fit confisquer tous les revenus ecclésiastiques. Mais en cette occasion la généralité des prélats agit avec grande sagesse; ils déclarèrent qu'ils ne sortiraient de leurs monastères qu'expulsés par la violence. Les officiers royaux, étant instruits de cette résolution, ne voulurent faire violence à aucun d'eux, car ils n'avaient point d'ordres du roi à cet égard. Mais ils se saisirent de tous leurs biens au profit du roi et leur donnèrent à peine, sur ce qui leur appartenait, de quoi se nourrir et se vêtir. Les greniers des clercs furent fermés partout sur l'ordre du roi et devinrent la propriété du fisc. Les concubines des prêtres et des clercs furent saisies dans toute l'Angleterre par les officiers royaux et forcées à payer de grosses rançons. Tout religieux ou tout homme appartenant à l'église qui était rencontré voyageant sur les routes, était jeté à bas de son cheval, dépouillé, maltraité par les gens du roi et il n'y avait personne qui rendit justice aux opprimés. Un jour, tandis que le roi Jean se trouvait sur les limites du pays de Galles, les officiers d'un certain vicomte lui amenèrent, les mains liées derrière le dos, un brigand qui avait volé et tué un prêtre sur la grand'route; ils demandèrent au roi ce qu'il fallait faire de cet homme. Il leur répondit aussitôt: «Il m'a débarrassé d'un de mes ennemis, lâchez-le et laissez-le aller.» Les parents de l'archevêque et ceux des évêques qui avaient prononcé l'interdit furent saisis par l'ordre du roi: on les dépouillait de tous leurs biens et on les jetait dans les prisons. Au milieu de ces calamités, les évêques dont nous avons parlé passaient leur temps au delà de la mer, vivant dans l'abondance et les plaisirs. Ils ne se présentaient point comme un rempart pour la maison du Seigneur, et justifiaient cette parole du Rédempteur: «Lorsqu'ils ont vu le loup venir à eux, ils ont laissé là les brebis, et se sont enfuis.» Au milieu de ces œuvres de violence et d'impiété, le roi Jean commença à réfléchir et à craindre que le seigneur pape, ne se contentant pas de l'interdit, n'appesantît sa main sur lui en l'excommuniant nominalement, ou en déliant les seigneurs anglais du serment de fidélité. Aussi, pour ne pas paraître avoir rien perdu de sa puissance royale, il envoya une troupe de gens armés vers les plus puissants barons, et surtout vers ceux dont il suspectait la fidélité, et il exigea d'eux des otages afin de pouvoir les maintenir dans le devoir, si par la suite ils tentaient d'abjurer sa cause. Beaucoup d'entre eux acquiescèrent aux ordres du roi, et livrèrent à ses officiers les uns leurs fils, les autres leurs neveux et leurs proches parents selon la chair. Les gens du roi s'étant présentés à Guillaume de Brause, noble seigneur, et lui ayant demandé des otages comme ils avaient fait aux autres, ils rencontrèrent un obstacle auquel ils ne s'attendaient pas. lin effet, l'épouse de Guillaume, nommée Mathilde, leur coupa la parole en s'écriant avec l'emportement de la femme: «Je ne confierai pas mes enfants à votre maître le roi Jean, lui qui a tué lâchement son neveu Arthur qu'il aurait dû garder honorablement.» Son mari ayant entendu cette parole, réprimanda Mathilde et dit: «Vous avez tenu contre notre seigneur le roi le langage d'une femme folle. Si je l'ai offensé en quelque point, je suis prêt à lui donner satisfaction comme à mon seigneur et maître, par moi-même et sans otages, en me présentant au jugement de sa cour et de mes pairs les barons, au jour et au lieu qui me seront assignés.» Les messagers, de retour auprès du roi, lui racontèrent ce qu'ils avaient entendu. Le roi, violemment courroucé, envoya secrètement ses chevaliers et ses sergents pour s'emparer de Guillaume et de toute sa famille, et pour les lui amener au plus vite. Mais Guillaume, averti par ses amis, s'était réfugié en Irlande avec sa femme, ses enfants et ses proches. Cette même année, les moines blancs qui avaient observé l'interdit dans le principe, prirent ensuite sur eux, d'après l'ordre de leur principal abbé, de célébrer les offices divins. Mais lorsque cette témérité fut parvenue à la connaissance du souverain pontife, celui-ci les suspendit à leur grande confusion. Cette même année, Philippe, duc de Souabe, qui disputait l'empire à Othon, fut tué. Faits divers. — Paix entre le roi Jean et le roi d'Écosse. — L'an du Seigneur 1209, le roi d'Angleterre Jean, passa les fêtes de Noël à Bristol, et là interdit dans toute l'Angleterre la chasse aux oiseaux. Henri, duc de Souabe42, s'étant rendu en Angleterre et s'étant présenté au roi Jean au nom d'Othon, roi d'Allemagne, en obtint une grosse somme d'argent pour subvenir aux besoins dudit Othon, et se hâta de retourner dans son pays. Cette même année, par la médiation d'Étienne, archevêque de Cantorbéry, la permission de célébrer une fois par semaine les offices divins fut accordée aux églises conventuelles d'Angleterre; mais les moines blancs furent exceptés de cette faveur, parce qu'après avoir observé d'abord l'interdit, ils avaient ensuite célébré les offices sur l'ordre de leur principal abbé, mais sans l'aveu du pape. Vers le même temps, Louis, fils aîné et légitime héritier de Philippe, roi de France, reçut à Compiègne le baudrier militaire des mains de son père, et cent autres seigneurs furent créés chevaliers avec lui. Vers la fête de saint Michel, le roi Jean transporta son échiquier de Westminster à Northampton, en haine des gens de Londres. Vers le même temps, le roi Jean ayant rassemblé une nombreuse armée, dirigea ses armes et ses bannières du côté de l'Écosse. Étant arrivé dans la province de Northumberland, il rangea ses troupes en bataille près d'un château qu'on appelle Norham. Lorsque le roi d'Écosse reçut cette nouvelle, il craignit de se mesurer avec le roi Jean, dont il connaissait le caractère emporté et cruel. Il marcha à sa rencontre, et offrit de traiter dé la paix. Mais le roi d'Angleterre entra en fureur et lui reprocha amèrement d'avoir donné asile dans son royaume à ses fugitifs et à ses ennemis déclarés, et de leur avoir accordé aide et faveur à son grand préjudice; quand le roi d'Angleterre eut exhalé ainsi sa colère, des amis communs interposèrent leur médiation, et la bonne harmonie fut rétablie aux conditions suivantes: Le roi d'Écosse donnera au roi d'Angleterre, pour le bien de la paix, onze mille marcs d'argent; pour plus grande sécurité, il livrera ses deux filles en otages, afin que, par ce moyen, une paix plus solide soit conclue. Le roi d'Angleterre, en quittant le château de Norham, le quatrième jour avant les calendes de juillet, ordonna que dans toutes les forêts d'Angleterre, les broussailles fussent brûlées et les fossés comblés, livrant ainsi les fruits de la terre aux ravages des bêtes fauves. Ensuite il reçut l'hommage de tous les hommes libres-tenanciers, et voulut que, dans tout le royaume, les enfants de douze ans vinssent lui jurer fidélité; après quoi il leur donna le baiser de paix et les renvoya. Les Gallois aussi (chose inouïe jusqu'alors!) se rendirent auprès du roi à Woodstock, et lui firent hommage; mais leur séjour fut aussi onéreux aux riches qu'aux pauvres. Cette même année, Othon, fils du duc de Saxe et neveu du roi d'Angleterre, fut sacré à Rome empereur romain par le pape Innocent III, le quatrième jour avant les nones d'octobre. Dispersion de l'université d'Oxford. — Le roi Jean est excommunié nominativement. — Sa cruauté. — Il est encouragé dans sa résistance par un théologien nommé le Maçon. — Consécration de l'évêque de Lincoln. — Vers le même temps, un clerc qui s'occupait d'études libérales tua à Oxford, une femme par accident; et voyant qu'elle était morte, il pourvut à son salut par la fuite. Le gouverneur de la ville et beaucoup d'autres accoururent, et, à la vue de la femme morte, ils se mirent à chercher le meurtrier dans sa maison; car elle la louait au clerc dont j'ai parlé et à trois autres clercs de ses amis. Ne trouvant pas le véritable coupable, ils s'emparèrent des trois autres clercs qui ne savaient pas même de quoi il s'agissait, et ils les jetèrent en prison. Peu de jours après, sur l'ordre du roi d'Angleterre, et au mépris des libertés ecclésiastiques, on les conduisit hors de la ville, et on les pendit. A la nouvelle de cette iniquité, trois mille clercs, tant maîtres qu'écoliers, quittèrent Oxford; en sorte qu'il ne resta plus personne dans l'université. Les uns se retirèrent à Cambridge, les autres à Reading, et s'y livrèrent à l'étude des lettres. L'université d'Oxford fut complétement déserte. Cette même année, Hugues, archidiacre de Wells et chancelier du roi, fut élu, par les soins dudit roi, à l'évêché de Lincoln. Aussitôt après l'élection faite, il reçut du roi la libre disposition de tout l'évêché. Il y avait déjà près de deux ans que le roi Jean, à cause de l'interdit, exerçait dans toute l'Angleterre une persécution furieuse et infatigable tant contre les gens d'église que contre plusieurs laïques: on ne pouvait plus espérer qu'il voulût se corriger ou donner satisfaction. En6n le pape Innocent ne put souffrir plus longtemps que de tels excès restassent impunis. Aussi; sur l'avis de ses frères les cardinaux, il songea à extirper radicalement le scandale de l'église, et donna mission aux évêques de Londres, d'Ely et de Worcester, de lancer l'excommunication sur le roi Jean nominalement, et de faire publier solennellement, chaque dimanche et chaque jour de fête, dans toutes les églises conventuelles d'Angleterre, la sentence qui devait le rendre pour tous un objet d'horreur dont on évite le contact. Mais, quand les évêques dont j'ai parlé eurent transmis aux évêques, leurs confrères, et aux autres prélats d'Angleterre qui étaient restés en Angleterre l'ordre apostolique, et qu'ils les eurent chargés de publier la sentence, la crainte qu'inspirait le roi, ou le désir de conserver sa faveur lès rendit tous muets, comme des chiens qui n'osent aboyer. Aussi ils différèrent de remplir le devoir qui leur avait été imposé, et n'exécutèrent nullement le mandat apostolique, selon les règles du droit. Néanmoins la sentence fut bientôt connue: elle se répandit dans les rues et dans les places publiques. Partout où les hommes s'assemblaient, elle était l'objet des entretiens les plus secrets, et passait de boucbe en bouche. Un jour que Geoffroi, archidiacre de Norwich, siégeait à Westminster dans l'échiquier, relativement aux affaires du roi, il se mit à s'entretenir à voix basse avec ses collègues assis près de lui, sur la sentence lancée contre le roi, et dit qu'il n'était point sûr à des bénéficiers d'être plus longtemps les officiers d'un roi excommunié; et, à ces mots, il retourna chez lui sans demander son congé. Peu de temps après, ces faits étant venus à la connaissance du roi, il fut violemment courroucé, et envoya le chevalier Guillaume Talbot avec une troupe d'hommes d'armes qui se saisirent de l'archidiacre, le chargèrent de lourdes chaînes et le jetèrent dans un cachot. Au bout de quelques jours, sur l'ordre du roi Jean, on le revêtit d'une chape de plomb, et le malheureux expira tant par la faim qu'on lui avait fait souffrir que par la pesanteur d'un pareil fardeau. A l'époque de l'interdit, un faux théologien, maître Alexandre dit le Maçon, s'était introduit dans les conseils du roi. Cet homme, par ses encouragements iniques, ne contribuait pas peu à entretenir le rai dans ses dispositions cruelles. Il disait que le fléau qui désolait l'Angleterre ne provenait pas de la faute du roi, mais des désordres commis par les sujets. Il prétendait qu'un roi était la verge de la fureur du Seigneur; qu'un prince était fait pour gouverner ses peuples et ses autres sujets avec une verge de fer, et pour les briser tous comme un vase de potier; pour mettre dans les entraves \es pieds des puissants, et pour attacher les fers aux mains de ses nobles. Il ajoutait qu'il n'appartenait pas au pape de s'immiscer dans les affaires laïques des rois ou des princes, ou de se mêler du gouvernement, et il s'appuyait sur quelques arguments vraisemblables, en répétant que le Seigneur n'avait donné au prince des apôtres, Pierre, d'autre puissance que celle qui doit s'exercer sur l'église et sur les choses ecclésiastiques. Par ces raisonnements spécieux et d'autres semblables, il s'attira tellement la faveur du roi, que ce même roi dépouilla par violence plusieurs religieux de leurs bénéfices pour les lui donner. Mais, dans la suite, lorsque le pape eut été informé de la perversité de cet homme, il eut soin qu'on le dépouillât de tous ses biens et de tous ses bénéfices, et il fut bientôt réduit à une si grande misère, que, vêtu de mauvais haillons et couvert de honte, il se vit forcé de mendier son pain de porte en porte. En le voyant ainsi, bien des gens disaient pour se moquer: «Voici l'homme qui n'a pas pris le Seigneur pour aide, mais qui a mis son espoir dans, la multitude de ses richesses et sa force dans sa vanité. Maintenant, qu'il soit toujours en haine au Seigneur, et que son souvenir disparaisse de la terre, parce qu'il ne s'est pas souvenu de ce que c'était que la miséricorde! C'est pourquoi Dieu le détruira à la fin, sa prière lui sera réputée à péché, et son habitation sera rasée de la terre des vivants.» Vers le même temps, Hugues, élu à Lincoln, obtint du roi la permission de passer en France pour s'y faire consacrer par l'archevêque de Rouen; mais il n'eut pas plutôt abordé en Normandie, qu'il alla trouver Étienne, archevêque de Cantorbéry, et après lui avoir promis obéissance canonique, il fut consacré par lui, le treizième jour avant les calendes de janvier. Lorsque le roi en eut été informé, il mit la main sur l'évêché de Lincoln, et en détourna à son profit tous les revenus. Le roi confia aussi son sceau à Gaultier de Gray, et le nomma chancelier. Dans ces nouvelles fonctions, Gaultier ne songea qu'à faire en tout la volonté du roi. Exactions sanglantes contre les Juifs. — Histoire d'un juif de Bristol. — Démêlé entre l'empereur Othon et le pape. — Excommunication d'Othon. — L'an 1210 de la nativité du Sauveur, aux fêtes de Noël, le roi Jean tint sa cour à Windsor. Malgré la sentence prononcée contre lui, tous les seigneurs d'Angleterre étaient présents et communiquaient avec lui. Ce n'est pas qu'ils n'eussent point connaissance de cette sentence, qui, sans avoir été publiée hautement, ne s'était pas moins répandue de bouche en bouche et d'oreille en oreille dans toutes les contrées d'Angleterre; mais c'est que le roi tendait des embûches, et faisait tout le mal possible à ceux qui refusaient devenir. Ensuite, sur l'ordre du roi, on se saisit de tous les juifs d'Angleterre, hommes et femmes; on les emprisonna et on les maltraita cruellement, jusqu'à ce qu'ils eussent payé sur leurs biens ce qu'exigeait la rapacité du roi. Quelques-uns d'entre eux, exposés à d'affreuses tortures, donnaient tout ce qu'ils possédaient et promettaient plus encore, afin d'échapper à tant de supplices. Il y en eut un à Bristol, qui, après avoir subi des tortures de toute espèce, refusait constamment de se racheter et de mettre fin à ses douleurs. Le roi ordonna alors à ses bourreaux de lui arracher tous les jours une dent mâchelière, jusqu'à ce qu'il eût payé dix mille marcs d'argent. Pendant sept jours il se laissa arracher sept dents, en souffrant d'intolérables angoisses; mais le huitième jour, au moment où les bourreaux allaient se mettre à l'œuvre, ce juif, tardif conservateur d'instruments si utiles, donna l'argent qu'on lui demandait, afin qu'il lui fût permis, après avoir perdu sept dents, de garder la huitième. A cette même époque, Othon, empereur des Romains, se souvint du serment qu'il avait fait lorsque le pape l'avait élevé à l'empire, et par lequel il s'était engagé à conserver les dignités de l'empire, et à recouvrer, selon son pouvoir, les droits qui en auraient été détachés. Il chargea, en conséquence, les hommes loyaux de l'empire de faire une enquête sur ses châteaux seigneuriaux, et s'efforça de ramener en son pouvoir tout ce qui, d'après l'enquête, paraissait appartenir à l'empire. Cette mesure fit naître une grande discussion entre le seigneur pape et ledit empereur, parce qu'à l'époque où l'empire était vacant, le pape s'était emparé de plusieurs châteaux et autres possessions qui étaient du ressort de la dignité impériale. Aussi l'empereur, eu voulant recouvrer ce qui était sien, s'attira la haine injuste du pape. L'empereur Othon ne ménagea pas non plus Frédéric, roi de Sicile, qui, également pendant la vacance de l'empire, s'était saisi de quelques forteresses et les avait gardées. A ce sujet, le pape Innocent adressa à l'empereur Othon lettre sur lettre, et message sur message pour l'exhorter à cesser de persécuter l'église romaine et à ne pas dépouiller de son héritage le roi de Sicile, dont la tutelle avait été confiée au saint siège apostolique. On assure que l'empereur répondit ainsi aux messagers pontificaux: «Si le souverain pontife désire posséder injustement ce qui appartient à l'empire, qu'il me délie du serment que lui-même m'a fait prêter à l'époque de ma consécration; serment par lequel je m'engageais à faire recouvrer à la dignité impériale les droits qui en avaient été détachés.» Le pape ne voulut pas délier l'empereur du serment qu'il avait prêté, et que tous les empereurs sont tenus de jurer sur les saints Évangiles le jour de leur consécration. L'empereur, de son côté, refusa de se dessaisir des droits impériaux qu'il avait déjà en grande partie recouvrés à la tête d'une armée puissante. Le pape lança alors contre l'empereur une sentence d'excommunication, et délia du serment de fidélité tous les seigneurs d'Allemagne et tous ceux de l'empire romain; ce qui augmenta encore la haine et la colère du roi Jean. Le roi Jean conduit une armée en Irlande. — Nouvelles cruautés et nouvelles exactions du roi. — Cette même année, le roi d'Angleterre Jean réunit à Pembroke, dans le pays de Galles, une nombreuse armée. Il partit pour l'Irlande, et y aborda le huitième jour avant les ides de juin. A son arrivée dans la ville de Dublin, plus de vingt rois du pays se rendirent auprès de lui, saisis de la plus vive terreur, lui firent hommage et lui jurèrent fidélité. Cependant quelques autres rois du pays restèrent chez eux et dédaignèrent de venir trouver le roi, parce qu'ils occupaient des positions où ils ne craignaient point d'être forcés. Le roi fit publier en Irlande les lois et coutumes anglaises; il y établit des vicomtes et d'autres officiers qui devaient rendre la justice au peuple de cette île d'après les lois anglaises. Déjà Jean de Gray, évêque de Norwich, qu'il avait établi justicier dans ce pays, avait fait fabriquer le denier irlandais conformément au poids de la monnaie anglaise, et avait ordonné que l'obole aussi bien que le quart d'as fussent fondus dans des moules ronds. Le roi Jean voulut qu'en Irlande comme en Angleterre la monnaie fût la même pour tous et d'un usage commun, et que, dans ses trésors, on reçût le denier frappé dans l'une et l'autre contrée. Le prophète Merlin avait prédit cette forme ronde donnée à la monnaie, quand il disait: «Ce qui sert aux échanges du commerce sera coupé en deux: la moitié sera ronde.43» Après avoir ainsi organisé le gouvernement, le roi Jean s'avança dans le pays avec une nombreuse armée. Il s'empara de plusieurs forteresses dont ses ennemis étaient maîtres: car Gaultier de Lasci, noble baron, et beaucoup d'autres, redoutaient de tomber entre ses mains et fuyaient devant sa face. Enfin le roi étant venu dans un canton d'Irlande qu'on appelle Meath, assiégea et prit, dans une forteresse du pays, Mathilde, épouse de Guillaume de Brause, ainsi que Guillaume son fils, et la femme de ce dernier. Les captifs s'étant échappés secrètement, furent repris dans l'île de May et présentés au roi qui les fit charger de lourdes chaînes, les envoya en Angleterre, les fit renfermer sous bonne garde dans le château de Windsor, où ils moururent tous de faim par son ordre. Alors le roi Jean, ayant fait reconnaître ses lois dans la plus grande partie de l'Irlande, remonta triomphant sur ses vaisseaux, et aborda en Angleterre, le troisième jour avant les calendes de septembre, puis s'étant rendu à Londres en toute hâte, y fit convoquer tous les prélats d'Angleterre. Vinrent à cet appel général, les abbés, les prieurs, les abbesses, les templiers, les hospitaliers, les gardiens des possessions de l'ordre de Cîteaux et des autres ordres d'outre-mer, quels que fussent leur rang et leur règle; et le roi Jean exigea d'eux une rançon si énorme et une si horrible dilapidation des choses ecclésiastiques, que la somme qu'il leur extorqua monta, dit-on, à plus de cent mille livres sterling. Les moines blancs d'Angleterre44 durent contribuer à ce taillage, et durent payer à part au roi, bon gré, malgré, et nonobstant tout privilège, une somme de quarante mille livres d'argent, (et il ne souffrit pas que les abbés des moines blancs se rendissent au chapitre annuel de leur ordre, de peur que leurs plaintes ne soulevassent le monde entier contre lui. Ceux qui donnèrent au roi Jean ces conseils de rapiner à Sainte-Brigite de Londres, étaient Guillaume Bruer, Robert de Turnham, Regnault de Cornouailles et Richard du Marais, qui, tous, périrent malheureusement45.) Enfin, si l'on racontait en détail cette série d'exactions, il y aurait de quoi arracher des larmes aux yeux des tyrans eux-mêmes, et exciter l'indignation chez tous ceux qui en entendraient le récit. Cette même année, Gaultier de Gray fut élu évêque de Chester, et Henri, archidiacre de Stafford, évêque d'Exeter. Une foule de juifs, pour se soustraire à la persécution, abandonnèrent le royaume. Le roi Jean soumet le pays de Galles. — Députés du pape Regnault, comte de Boulogne, proscrit par le roi de France. — Mort de Guillaume de Brause. — Les sujets du roi déliés du serment de fidélité. — Noms de ses principaux conseillers. — L'an de grâce 1211, le roi d'Angleterre Jean, à l'époque de Noël, tint sa cour à York, en présence des comtes et barons du royaume. Cette même année., le même roi réunit une nombreuse armée à Leominster (?)46, et entra dans le pays de Galles, le 8 avant les ides de juillet. Suivi de forces puissantes, il pénétra dans l'intérieur du pays jusqu'au Snowdon, détruisant tout sur son passage. Il soumit sans obstacle les rois et les seigneurs du pays. Il se fit livrer vingt-huit otages qui devaient répondre de leur fidélité à l'avenir; puis, le jour de l'assomption de la bienheureuse Marie, il revint victorieux à Leominster. De là, il se rendit à Northampton où il fut joint par deux députés que le pape lui envoyait avec des lettres apostoliques. C'était le sous-diacre Pandolphe, conseiller intime du seigneur pape, et frèreDurand de la milice du Temple. Ils venaient pour rétablir la paix entre la royauté et le sacerdoce. Sur les exhortations des députés, le roi consentit volontiers à ce que l'archevêque et les moines de Cantorbéry, ainsi que les évêques bannis d'Angleterre, revinssent dans le royaume sans être inquiétés. Mais quand il fut question des torts que ceux-ci avaient soufferts et de leurs biens confisqués, le roi refusa de donner satisfaction à l'archevêque et aux évêques; et les députés revinrent en Gaule sans avoir rien conclu. Ensuite le roi Jean imposa un escuage de deux marcs d'argent à tous les chevaliers qui n'avaient point fait partie de l'expédition dans le pays de Galles. Cette même année mourut un noble seigneur, un illustre chevalier, Roger, constahle de Chester. Vers le même temps, Regnault, comte de Boulogne, homme d'une grande bravoure et d'une grande expérience dans la guerre, fut injustement chassé de son comté et privé de tous ses biens par Philippe, roi de France. Après l'expulsion du comte, le roi de France fit épouser à son fils Philippe la fille et la légitime héritière dudit Regnault, et lui donna le comté de Boulogne en propriété perpétuelle. Regnault étant venu en Angleterre, fut reçu honorablement par le roi Jean, qui lui donna par une largesse vraiment royale trois cents livrées47 de terre, pour lesquelles ledit comte fit hommage et jura fidélité au roi. Léolin, prince de Nortwalles, est forcé à la soumission. Robert de Turnham meurt à cette époque. Vers le même temps, le vieux Guillaume de Brause, qui, fuyant devant le roi d'Angleterre Jean, s'était sauvé d'Irlande en Fiance, mourut à Corbeil48 la veille de saint Laurent. Son corps fut porté à Paris et enseveli honorablement dans l'abbaye de Saint-Victor. Cette même année, le pape Innocent, voyant que le roi d'Angleterre Jean avait dédaigné les avis salutaires des députés qu'il lui avait envoyés, et courroucé de son opiniâtreté extraordinaire, délia du serment de fidélité et de la soumission qu'ils avaient jurée au roi les princes et autres, grands comme petits, qui étaient du ressort de la couronne d'Angleterre; défendant formellement, et sous peine d'excommunication, à tous en général et à chacun en particulier, de communiquer en aucune façon avec lui, soit dans les repas, soit dans les conseils, soit dans les entretiens. A l'époque de l'interdit, le roi était entouré d'iniques conseillers que je nommerai ici en partie: Guillaume, frère du roi et comte de Salisbury, Albéric de Ver, comte d'Oxford, Geoffroi, fils de Pierre, justicier d'Angleterre; trois évêques courtisans Philippe, évêque de Durham, Pierre, évêque de Winchester, Jean, évêque de Norwich, Richard du Marais, chancelier du roi, Hugues de Neuilly, grand forestier,49 Guillaume de Wrotham, gardien des ports maritimes, Robert de Vieux-Pont et Hyon son frère, Brien de l'lsle, Geoffroi de Luci, Hugues de Bailleul et Bérard son frère, Guillaume de Canteloup et Guillaume son fils, Foulques de Canteloup, Regnault de Cornouailles, vicomle de Kent, Robert de Braibroc et Henri son fils, Philippe de Vletores, Jean de Bassingburn, Philippe Marci, châtelain de Nottingham, Pierre de Maulei, Robert de Gaugi, Gérard d'Athies et Ingelard son neveu, Foulques et Guillaume Bruer, Pierre, fils de Hérebert, Tbomas Basset, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer: tous s'efforçaient de plaire au roi, et en toute occasion lui donnaient non pas des conseils dictés par la raison, mais ceux qu'ils savaient devoir lui plaire. Vers le même temps, Geoffroi, archevêque d'York, quitta ce monde et eut pour successeur Gaultier. Mort du comte d'Albemarle et de l'abbé de Saint-Edmond, Sampson, qui avait construit un aqueduc et fait beaucoup de bien à son église. Alexandre, fils du roi d'Écosse, est créé chevalier. — Nouvelles hostilités des Gallois. — Le roi Jean est averti d'une trahison contre sa personne. — Prophétie d'un ermite. — L'an du Seigneur 1212, le roi Jean passa les fêtes de Noël à Windsor, et dans le carême suivant, le dimanche où l'on chante: Réjouis-toi, Jérusalem, le même roi ceignit le baudrier militaire à Alexandre, fils et légitime héritier du roi d'Écosse. C'est à Londres, à Sainte-Brigitte et dans le repas donné à l'occasion de la fête des hospitaliers de Clarkenvell, que cette cérémonie eut lieu. Cette même année, Mauger, évêque de Worcester, exilé et proscrit d'Angleterre, parce qu'il défendait les libertés de l'église anglicane et qu'il désirait la justice expira à Pontigny. Vers le même temps, les Gallois sortirent à main armée des lieux où ils étaient cachés, s'emparèrent de quelques châteaux appartenant au roi d'Angleterre, coupèrent la tête à tous les chevaliers et sergents qu'ils y rencontrèrent, désolèrent une foule de bourgades qu'ils livrèrent aux flammes, et se retirèrent chez eux chargés de dépouilles et de butin, sans avoir perdu un seul homme. Lorsque ce fait fut parvenu à la connaissance du roi d'Angleterre, il entra dans une grande colère, et réunissant une immense armée de chevaliers et de soldats, cavaliers ou fantassins, il se prépara à dévaster tout le pays de Galles et à en exterminer les habitants, Lorsque le roi fut arrivé à Nottingham à la tête de ces forces nombreuses, il fit saisir vingt-huit enfants qui lui avaient été livrés comme otages par les Gallois l'année précédente, et pour se venger de cette attaque, les fit tous pendre avant son dîner. Ensuite il se mit à table; mais tandis qu'il buvait et mangeait, il reçut un message du roi d'Écosse qui lui donnait avis d'une trahison méditée contre lui: bientôt arriva un autre messager envoyé par la fille dudit roi Jean, femme du prince de Galles Léolin; et ce second messager lui remit des lettres semblables aux premières, en lui disant que leur contenu était secret. Après son diner, le roi se retira dans, un lieu écarté et se fit exposer la teneur de ces lettres. Quoiqu'elles vinssent toutes deux de pays différents, elles lui mandaient cependant la même chose. Mais le roi Jean s'étant rendu à Chester sans s'inquiéter de ces avis menaçants, reçut de nouveau des messages et des lettres qui lui disaient que s'il persévérait dans son expédition commencée, il serait ou massacré par ses propres barons, ou livré à la haine des Gallois. A cette nouvelle, le roi fut saisi d'inquiétude et de consternation; il se souvint que les seigneurs anglais avaient été déliés de leur serment de fidélité, et il commença à ajouter foi aux lettres qui lui étaient remises. Alors changeant fort à propos de dessein, il licencia son armée, se rendit à Londres et envoya, vers tous les seigneurs dont la fidélité lui était suspecte, des messagers chargés de leur demander des otages. C'était un moyen de reconnaître ceux qui voudraient ou non obéir à ses ordres. Les seigneurs, n'osant résister aux injonctions du roi, remirent leurs fils, leurs neveux et leurs parents à sa volonté; et la colère du roi Jean se calma pour quelque temps. Cependant Eustache de Vesci et Robert fils de Gaultier, accusés de la trahison dont j'ai parlé et devenus suspects au roi, quittèrent l'Angleterre: Eustache passa en Écosse, et Robert en France. Vers la même époque, il y avait dans la province d'York un ermite, nommé Pierre, qui avait grande réputation de sagesse parce qu'il avait souvent prédit l'avenir. Entre autres choses qui lui avaient été révélées sur le roi Jean par l'esprit de prophétie, il affirmait et proclamait hautement, publiquement et devant tous ceux qui voulaient l'entendre: «Que Jean ne serait plus roi à l'Ascension prochaine ni plus tard; et que, ce jour-là, la couronne d'Angleterre serait transférée à un autre.» Le roi, ayant été informé des paroles de l'ermite, se le fit amener, et lui demanda: «Est-ce que je dois mourir ce jour-là? Par quel autre moyen perdrai-je mon trône?» Celui-ci se contenta de répondre: «Sachez, pour sûr, qu'au jour que j'ai dit, vous ne serez plus roi; et si je suis convaincu de mensonge, faites de moi ce qu'il vous plaira.» Alors, le roi lui dit: «Je te prends au mot,» et il le donna en garde à Guillaume d'Harcourt, qui l'enferma à Corfe, sous bonne garde et chargé de fers, jusqu'à ce que l'événement eût prouvé s'il avait dit vrai. Cette prophétie se répandit bientôt dans les provinces les plus éloignées, et tous ceux qui en eurent connaissance y ajoutèrent autant de foi que si c eût été parole venue du ciel. Il y avait à cette époque beaucoup de seigneurs dans le royaume d'Angleterre, dont le roi s'était fait des ennemis en violant leurs femmes et leurs filles; d'autres qu'il avait réduits à la dernière misère par ses criantes exactions; plusieurs enfin, dont il avait exilé les parents et les amis selon la chair, en s'emparant de leurs héritages; en sorte qu'il avait autant d'ennemis déclarés qu'il avait de grands dans son royaume. C'est ce qui fit qu'à cette époque ils se réjouirent beaucoup en se voyant déliés du serment de fidélité: ils envoyèrent même au roi de France si ce que la renommée raconte est vrai, une charte à laquelle étaient apposés les sceaux de tous les seigneurs, pour l'engager à venir sans crainte en Angleterre; lui promettant qu'il y serait reconnu roi sur-le-champ, et couronné avec gloire et honneur. Le roi d'Angleterre est déclaré déchu du trône. — Faits divers. — Incendie à Soufhwark. — Vers la même époque, Étienne, archevêque de Cantorbéry, Guillaume, évêque de Londres, et Eustache, évêque d'Ély, partirent pour Rome; ils exposèrent au seigneur pape les énormités et tyrannies de tout genre dont le roi Jean s'était rendu coupable depuis le moment de l'interdit jusqu'au présent jour, en faisant sans relâche au Seigneur et à la sainte église une guerre impie et cruelle. Aussi suppliaient-ils humblement le seigneur pape de daigner jeter un regard de pieuse commisération sur l'église d'Angleterre et de la secourir: car elle était à l'extrémité. Alors le pape, douloureusement affecté de la désolation du royaume d'Angleterre prit conseil de ses cardinaux, des évêques et autres prud'hommes, et déclara, par sentence définitive, que le roi d'Angleterre Jean était déchu du trône, et que le pape devait désigner un roi plus digne pour lui succéder. Afin d'exécuter cette sentence, le seigneur pape écrivit au très-puissant roi de France, Philippe; l'engageant à se charger de cette entreprise pour la rémission de tous ses péchés, et à chasser le roi d'Angleterre d'un trône et d'un royaume que lui, Philippe et ses successeurs posséderaient à perpétuité. Il écrivit eu outre à tous les seigneurs, chevaliers et autres gens de guerre établis dans divers pays «de prendre la croix pour détrôner le roi d'Angleterre; de suivre le roi de France qui serait le chef de l'expédition, et de travailler à venger l'injure de la commune église.» Il déclara aussi que tous ceux qui contribueraient de leurs biens ou de leur personne à la ruine de ce roi orgueilleux seraient placés sous la protection de l’Église, tout aussi bien que ceux qui vont visiter le tombeau du Seigneur, et qu'ils auraient paix, tant pour leurs biens que pour leurs personnes et pour le salut de leurs âmes.» Cela fait, le seigneur pape envoya en France le sous-diacre Pandolphe, [nonce] à latere, accompagné de l'archevêque et des évêques plus haut nommés, afin de veiller à l'exécution des mesures qui venaient d'être prises. Mais Pandolphe, avant de partir, eut avec le pape un entretien secret et sans témoins, dans lequel il lui demanda quelle conduite il devrait tenir dans le cas où la pénitence aurait germé dans le cœur du roi d'Angleterre, et où il voudrait donneur satisfaction au Seigneur, à l'église romaine et à tous ceux qui étaient intéressés dans cette affaire. Le pape remit à Pandolphe un traité de paix tout rédigé qui, si le roi se décidait à l'accepter, le ferait rentrer en grâce auprès du saint-siége apostolique. Ce traité de paix sera plus bas rapporté tout au long. Vers le même temps, le roi fit saisir Geoffroi de Norwich, un de ses clercs, homme fidèle, prudent et distingué, et lui fit subir dans le château de Nottingham un supplice recherché, jusqu'à ce que mort s'ensuivît. A cette vue, maître Guillaume de Neccolo, ami dudit Geoffroi, et illustre comme lui, se sauva en France, et resta longtemps caché à Corbeil, craignant d'être tué aussi injustement que Geoffroi. Vers le même temps, le roi Jean, qui de roi était devenu tyran, appela auprès de lui, pour lui servir d'instrument dans sa haine contre les barons, un aventurier, nommé Falcaise, a qui il avait donné dans la Marche de Galles une forteresse à garder. Il savait que c'était un homme prêt à tous les crimes. Ce Falcaise était un exécrable routier, Normand de nation, et bâtard50. Il dépassait toujours en cruauté les ordres qu'il avait reçus, comme nous en aurons l'exemple plus bas. Ce caractère l'avait rendu cher au roi, qui lui fit épouser une noble dame, Marguerite de Redviers et l'investit eu même temps de toutes les terres qui appartenaient à celle-ci. Cette même année, l'église de Sainte-Marie de Southwark, à Londres, le pont de Londres dans tout l'espace compris entre trois piliers, la chapelle élevée sur le pont furent victimes d'un incendie. Le feu traversa la Tamise et ravagea une grande partie de la ville et une partie du faubourg de Southwark. Mille personnes environ, hommes, femmes et enfants, y périrent. Cet incendie arriva pendant la nuit de la translation de saint Benoît. NOTES (1) J'ai renoncé pour ce passage au sens ordinaire de milites. Sans doute on doit entendre ici les routiers et Brabançons mercenaires, ainsi que les Gallois. (2) Richard, pendant son séjour en Sicile, avait désigné Arthur pour son héritier présomptif; mais, en mourant, il songea à maintenir l'unité de l'empire anglais au profit d'un frère, que pourtant il méprisait, et il éloigna de sa succession un jeune prince, dévoué, lui et sa mère, à l'influence française. Les peuples de l'Anjou, du Maine, de la Touraine, et même du Poitou, se séparèrent de Jean, moins par amour pour Arthur que par désir d'obtenir enfin cette indépendance pour laquelle ils avaient si longtemps combattu contre Henri II et Richard. Quant à Philippe-Auguste, il se servit d'Arthur comme d'un instrument utile à ses desseins et à ses intérêts, disposant de l'héritage du jeune duc de Bretagne comme d'une chose à lui, le forçant à se réconcilier avec son oncle, le soulevant ensuite contre Jean, et recueillant enfin cette vaste succession, objet de son ambition constante. (3) Elles le furent cependant par les critiques modernes. Hallam (Const. d'Angl.) prétend que l'avénement de Jean ne fut pas considéré en Angleterre comme une usurpation. «La question de succession, dit-il, entre un oncle et le fils de son frère aîné n'était pas encore réglée, même par rapport aux héritages privés, comme nous l'apprend Glanville.» Carie rejette les paroles d'Hubert, comme une invention de Matt. Pâris. Dans une charte de la première année de son règne, Jean s'intitule roi par droit héréditaire et par le consentement et la faveur du clergé et du peuple. Mais, à notre avis, cela ne prouve rien contre l'authenticité des paroles de l'archevêque. (4) Matt. Pâris ignorait-il ou voulait-il oublier le massacre de la garnison d’Évreux? (5) Voir la note III à la fin du volume. (6) Verulam, lieu cité par tous les géographes, qui le placent près de Saint-Albans. (7) Château construit par Richard pour tenir en alarmes les possessions du roi de France (bouter en avant). (8) Ce lieu est appelé dans le texte tantôt Wailim, tantôt Guletune, tantôt Games. (9) Aujourd'hui Portmort, village sur la Seine à trois lieues environ des Andelys. — Matt. Pâris appelle ici Botilde la reine qu'il nomme plus haut Ingelburge. (10) Isabelle était alliée à la maison de France par sa mère Adélaïde de Courtenay, fille de Pierre, fils de Louis VI. La jeune fille, selon l'usage du temps, avait été donnée en garde au comte de la Marche, qui devait l'élever jusqu'à ce qu'elle fût en âge nubile. Le comte céda sa fiancée en frémissant; et cet affront entraîna bientôt un nouveau soulèvement des Poitevins, auquel le roi de France ne resta pas étranger, et qu'il avait peut-être préparé à dessein par ce mariage, comme les termes de Matthieu Pâris semblent l'indiquer. (11) On distingue le jour naturel du jour artificiel: le jour naturel est l'espace de temps que met la terre à présenter toute sa surface aux rayons du soleil dans son mouvement de rotation sur elle-même: ce qui forme, pour nous, le jour et la nuit. Le jour artificiel est simplement l'espace de temps pendant lequel le soleil nous éclaire. Le jour naturel ou solaire se divise en jour astronomique et jour civil. Le jour civil est déterminé par rapport à son commencement et à sa fin, selon l'usage de chaque nation. On sait que, pour nous, il commence à minuit. (12) Nous n'avons pu retrouver l'origine de cette opinion populaire, fondée sans doute sur une légende analogue à celle de Frédeswithe pour Osford. (13) Raguensis, dit le texte; mais la chose parait difficile à admettre; nous proposerions Glascuensis ou Rothomagensis, Glascow ou Rouen. Nous n'avons pu vérifier ce fait. (14) Nous adoptons pour ce passage la variante: Accepta filo candelis faciendis idoneo. C'était en effet un vieil usage, conforme à la naïve piété du moyen âge, d'étendre un enfant malade ou mort sur la chasse nu sur la tombe d'un saint, et d'offrir à ce même saint un cierge ex voto de la longueur de l'enfant. Un usage analogue consistait à suspendre les enfants malades aux châsses des saints et à égaler le poids de l'enfant par du froment, des pains ou autres objets que les parents voulaient offrir à Dieu ou aux saints. Matt. Pâris rappelle ce second usage dans un autre passage. C'était ce qu'on nommait contrepoiser. «Jeanne N, pour le contrepoids de son enfant, deux Solz.» (Voir le Glos. de Charpentier, aux mots mensurare et ponderare. (15) Simon cognomento Churnay. D'après les autorités citées par Oudin, nous n'hésitons pas à lire ici Tournay, comme plus bas nousjisons, mais selon la variante, Nicolas de Fernham au lieu de Nicolas de Fulii. Thomas de Cantinpré, dans son livre de Apibus, chap. XLVIII, raconte cette anecdote avec des circonstances différentes: selon lui Simon de Tournay aurait dit: Moyses primo judaïcum populum infatuavit, secundo, Jesus Christus a suo nomine Christianos, tertio gentilem populum Mahometus, et aurait été frappé de mutisme de telle sorte: ut solum Aleidis concubinœ suœ nomen pronuntiare valeret, nec Boetium, olim sibi familiarissimum nominare quidem posset. Oudin, d'après un autre témoignage contemporain, celui de Henri Gandave, archidiacre de Tournay, disculpe Simon de ces accusations. Il est possible que Nicolas de Fernham ait été induit en erreur par quelque faux récit et que Thomas de Cantinpré, qui était de l'ordre des prêcheurs, soit bien aise de diffamer un grand défenseur d'Aristote et un adversaire des ordres nouveaux. Quoi qu'il en soit, Duboulay et Cavé sont tombés dans une étrange erreur en ajoutant au Churnay de Matt. Pâris le surnom tout gratuit de Thervay. Ce chanoine de Tournay, professeur à Paris, et auteur d'ouvrages curieux florissait encore en 1216 au rapport de Ducange. (Voy. Cas. Oudin Commentarius descript. eccl. in-fol. Leipsik, 1722, tom. III, col. 26 et suiv.) (16) Le trivium comprenait la grammaire, la rhétorique, la dialectique; le quadrivium, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique: l'un répondait aux lettres, l'autre aux sciences. Remarquons que la musique n'était encore que le chant d'église, et que l'astronomie était confondue avec l'astrologie. Cette division des études élémentaires est attribuée à Boèce. Au-dessus du trivium et du quadrivium se plaçait la philosophie scolastique, c'est-à-dire l'application de la dialectique à la théologie. L'ensemble des études et des connaissances au treizième siècle fut résumé par le dominicain Vincent de Beauvais dans une vaste composition encyclopédique appelée Speculum majus. (17) Quodam. Nous lisons quoddam. (18) Arthur faisait bon marché de l'unité de l'empire anglais. Jean et sa mère, la vieille Eléonore, rejetèrent des propositions qui les eussent réduits à l'Angleterre; alors la guerre recommença. Jean avait assiégé et pris Driencourt, château qui appartenait au comte d'Eu, frère du comte de la Marche. Les deux frères se plaignirent à Philippe, qui cita Jean devant la cour des pairs, et le fit condamner par défaut. Il fit reparaître Arthur sur la scène politique, lui donna en mariage sa fille Marie, âgée de cinq ans, et le fit proclamer comte des Bretons, des Angevins et des Poitevins, pendant que lui-même envahissait la Normandie. (19) Les Bretons avaient promis d'envoyer aux insurgés poitevins et à Arthur cinq cents chevaliers et quatre mille fantassins. Arthur eut le tort de ne pas attendre ce secours. Mais Matt. Pâris est contredit par la plupart des historiens dans la manière dont il raconte la défaite d'Arthur. Lorsque Guillaume des Roches, sénéchal du Poitou et général des troupes d'Arthur, vit le roi Jean arriver soudainement devant Mirebeau, il négocia avec lui soit par trahison, soit par fausse politique, et introduisit le roi dans la ville à la pointe du jour. Le jeune duc et les autres seigneurs furent surpris dans leur lit. (20) Matt. Pâris rapporte lui-même plus bas le brait populaire qui accusait Jean d'avoir poignardé son neveu de sa propre main, et d'avoir jeté le cadavre avec une pierre dans la Seine. Mais rien ne prouve que Jean, irrité des paroles hautaines d'Arthur, alors enfermé à Falaise, ait envoyé ordre, de l'avis même de son conseil, à Hubert de Bourg (d'autres disent à Guillaume de Bray), de tuer le jeune homme, ou du moins de lui crever les yeux, ordre qui n'aurait pas été exécuté. Toutefois Shakespeare, s'emparant de cette tradition, y a trouvé les matériaux d'une des plus belles scènes de sa pièce (Vit et Mort du roi Jean, acte IV, scène 1re). Selon le père d'Orléans, Jean, aprè avoir commis le crime, aurait fait répandre le bruit que son neveu s'était noyé eu voulant s'évader par une fenêtre de la tour de Rouen. Nous retrouvons encore cette tradition dans Shakespeare. Voici la scène qu'il place à Northampton: (Arthur parait sur les murs de saprison, déguisè en mousse.) Le mur est bien haut! Je vais sauter en bas. 0 terre! prends pitié de moi et ne me blesse pas. Peu de gens me connaissent, ou plutôt personne; et d'ailleurs ce travestissement me rend tout à fait méconnaissable. Je suis effrayé, cependant je vais risquer. Si je puis toucher la terre sans me briser, je trouverai mille nouveaux moyens pour m'évader. Autant fuir et mourir que rester ici pour mourir. (Il se précipite et se brise les membres.) Hélas! le cœur de mon oncle est dans ces pierres. Ciel, reçois mon âme; et toi, Angleterre, conserve mon corps! (Vie et mort du roi Jean, scène VI.) (21) C'était la troisième fois qu'il, se faisait couronner. On prétend que Jean, qui n'aimait point l'archevêque depuis le moment où il lui avait refusé le titre de roi légitime et héréditaire, était bien aise de vexer Hubert en l'obligeant aux dépenses considérables qu'entraînait une pareille cérémonie; mais ce ne pouvait être là son principal motif; et Jean, devenu le seul maître par un crime malheureusement trop probable, espérait sans doute imposer silence aux murmures par un appareil imposant, et faire croire que la volonté divine confirmait sa victoire. (22) Je lis: Pistorem Galfridum, filium Petri justitiarium, etc., au lieu de pistorem Galfridi filii P. justitiarii. (23) Mesure de huit boisseaux désignée plus bas sous le nom de quarterium londinense, comme mesure de blé uniforme. Le quartier était censé peser cinq cent douze livres. Le profit net du boulanger devait être de trois pence. On forma une échelle des prix du blé, en portant à deux shillings le prix le plus bas du quartier et à six shillings le plus haut. A chacun de ces prix correspondait le prix du pain ou de la quantité qui devait en être donnée pour un farthing (quadrans). (Voy. la table dans Lingard, note, 3e vol., p. 46.) La livre était ou monnaie divisée en 20 shillings ou 240 pence; ou poids divisé en 12 onces ou 240 penny weights (deniers de poids). En 1256, une nouvelle taxe fut établie du prix de 1 shilling à 12 shillings le quartier; et comme le profit du boulanger était fixé à une plus petite somme, le poids du pain fut un peu augmenté. (Voir la note III à la fin du volume.) (24) Ponderabit sexdecim solidos de viginti lora (texte hic. Les autres éditions donnent également cette leçon, qui nous parait fautive. Il est évident qu'il faut lire ora, ancienne monnaie danoise dont le nom survécut à la conquête des Normands. Toutefois Spelman et Sommer y voient non pas une monnaie, mais plutôt un poids (unciam) de 20 deniers. On trouve dans le Domesday book: Tale manerium reddit 10, 20, vel 50 libras denariorum de 20 in ora. Au reste, la valeur de l'ora varie selon les différentes chartes: tantôt l'ora vaut seize deniers; tantôt quinze ores font une livre; tantôt vingt ores égalent deux marcs d'argent. (Voy. Ducange, Gloss. adverb. Ora, et les auteurs qu'il cite.) Hallam évalue l'ora à cinq shillings. (25) On voit clairement dans cette charte, malgré le silence de Ducange et des autres glossaires, que le solidus, comme la libra, était non-seulement une valeur numéraire, mais aussi un terme usité pour désigner un certain poids; ce qui prouve l'analogie naturelle et ordinaire des poids et des monnaies. On trouve dans les Capitulaires de Charlemagne, centum solidos ponderis, cent sols pesant. Dans l'ordonnance qui nous occupe, on doit entendre par ces mots, punis et frumentum, fréquemment répétés, pain valant un quart de denier (panis de quadrante), quartier de froment (quarterium frumenti). Remarquons aussi que moins le froment est cher, plus le pain, dont le prix est invariable (quadrans), augmente en poids; et cela dans une proportion de 8, 8, 8, 10, 10, 12, 16, 18, 20, et 15 pour le dernier cas, entre les deux espèces de pain, pain blanc et pain tout blé, c'est-à-dire de toute espèce de farine. Or, cette dernière qualité était celle qu'on estimait le moins, puisqu'au même prix de vente le pain tout blé pèse beaucoup plus que l'autre. Ce calcul facile prouve aussi qu'il fallait vingt sols pesant pour faire une livre pesant. Le glossaire du texte assure en cette occasion qu'on doit entendre, par pain de toto blado, le pain fait avec la farine telle qu'elle arrive moulin, avant qu'elle ait été passée au crible. (26) 25 avril. (27) Le Glossaire donne à summa (charge d'une bête de somme) le même sens qu'à quarterium, et par conséquent la même valeur comme mesure (huit boisseaux). Le blé se trouvait donc d'une cherté excessive, puisque dans l'ordonnance précédente sur le pain, le législateur a pris comme point de départ, et, par conséquent, pour le taux le plus élevé, le cas où les huit boisseaux se vendaient six sols. (28) Cette lettre est placée à sa date réelle (8 déc. 1205) Innocent III ayant été élu le 8 janvier 1198. Mais pour en comprendre le but, il faut connaître les faits exposés à la page 372 (chapitre suivant). (29) Alix faciatis injuriant: nous pensons que la chancellerie romaine laisse avec intention dans le vague les réclamations du chapitre dont il sera question tout à l'heure. Peut-être même Innocent III indique-t-il qu'il saurait prendre l'initiative dans l'élection, le cas échéant. (30) Matt. Pâris prend la légende et la poésie chevaleresque pour de l'histoire. Le type du héros dans l'épopée féodale n'est point Charlemagne, mais Roland, mais Renaud, et le fameux poëme d'Arioste est dans cet ordre d'idées «l'idéal est placé dans un homme seul, dans Renaud, Renaud de Montauban, le héros sur sa montagne, sur sa tour; dans la plaine les assiégeants, roi et peuple, innombrables contre un seul et à peine rassurés. Ce roi, cet homme-peuple, fort par le nombre et représentant l'idée du nombre, ne peut être compris de cette poésie féodale; il lui apparaît comme un lâche. Déjà Charlemagne a fait une triste figure dans l'autre cycle, il a laissé périr Roland; ici il poursuit lâchement Renaud, Gerard de Roussillon; il prévaut sur eux par la ruse. Il joue le rôle du légitime et indigne Eurysthée, persécutant Hercule et le soumettant à de rudes travaux.» M. Michelet, Histoire de France, tom. II dern. chap., pag. 643. Voy. aussi le passage de Guillaume au court nez qu'il cite en note, manuscrit de Gérard de Nevers. (31) l)omnius, nous lisons Domninus. saint Domnin, martyr au temps de Maximien. (32) Sudibus, nous lisons sedibus, à cause de ce qui suit. (33) Manicasque consuendo constringeret, nous donnons le sens probable en lisant manicamque consueto constringeret. (34) Intercalation fournie par le manuscrit de Cotton et le texte de Wendover. (35) Imprudebat, nous lisons impendebant. (36) Matt. Pâris expose le fait; puis donne les détails. Il procède ainsi quelquefois. (37) il y a là plusieurs jeux de mots intraduisibles en français: aurum-scoriam; obrizum-derisum; gemmœ-gemitus; amor-rancorem. (38) Nous adoptons l'addition. (39) Auferatur, évidemment afferatur. (40) Genu, nous lisons genus. (41) On entend par lettre dominicale la lettre de l'alphabet qui sert à marquer les dimanches pendant le cours de l'année. Il y en a sept: A, B, C, D, E, F, G; et c'est pour trouver l'ordre de ces lettres qu'a été inventé le cycle solaire, parce qu'au bout de vingt-huit ans les lettres dominicales reviennent dans le même ordre. Ces sept lettres dominicales se suivent et se succèdent pour marquer le dimanche par un ordre contraire et rétrograde, en sorte qu'en supposant A la lettre dominicale d'une année, G devenait la lettre dominicale de l'année suivante, ensuite F puis E, etc., en remontant jusqu'à A. En effet, supposé A la lettre du trois cent soixante-cinquième jour de l'année (dimanche), A sera aussi la lettre du lundi, premier jour de l'année suivante, et le dimanche, septième jour de cette même année, tombera sous la lettre G. Ce cercle s'achèverait en sept ans, si l'année bissextile ne dérangeait l'ordre des lettres, en exigeant deux lettres dominicales pour l'année intercalaire, l'une jusqu'au bissexte (24 février), et l'autre pour le reste de l'année, ce qui a donné lieu au cycle solaire. La réforme du calendrier sous Grégoire XIII a troublé l'ordre des lettres dominicales, de telle sorte que la lettre A de l'ancien calendrier répond à la lettre D du nouveau. (Voir le Dict. de Trévoux, art. Lettre dominicale.) (42) Nous pensons qu'il s'agit de Henri 1er, duc de Lothier et de Brabant, qui avait embrassé le parti d'Othon. (43) Voir la note III sur les monnaies à la fin du volume. (44) Les moines de Clteaux, ainsi nommés parce qu'ils portaient l'habit blanc, par opposition aux moines noirs, les bénédictins. Saint-Albans était une abbaye de bénédictins. (45) Intercalation fournie par le manuscrit de Cotton. (46) Album monasterium, dit le teste. Ne retrouvant pas ce lieu dans Camden, nous donnons la traduction la plus probable. (47) Chaque livrée exprimait un revenu annuel d'une livre d'arpent (Voir la note 2 à la page 406 du premier volume.) (48) Ebulam, nous adoptons la var. Cortulam. (49) Protofesturius, nous lisons Protoforestarius. (50) Les commentateurs de Shakespeare ont pensé que ce personnage qui revient souvent dans le récit de Matt. Pâris lui avait fourni les principaux traits de son Philippe Faulconbridge. (Vie. et Mort du roi Jean) On sait que Richard Cœur-de-Lion avait laissé un fils naturel Philippe, qui fut vicomte de Cognac. Ce caractère parait en effet emprunté au récit de Matt. Pâris et à une ancienne pièce, The troublesome Reign of King John, imprimée en 1611, attribuée à tort à Shakespeare et dont on croit que Shakespeare a profité pour la sienne.
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