Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : TOME TROISIEME : PARTIE I

tome second partie V - tome troisième partie II

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

 

IMPRIMERIE DE SCHNEIDER ET LANGRAND,

Rue d'Erfurth, 1, près l'Abbaye.

 

 

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

 

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

 

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

 

TOME TROISIÈME.

 

PARIS,

PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

33, RUE DE SEINE-SAlNT-GERMAIN.

1840.

 

 

(1) GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

(historia major anglorum).

 

 

précédent

 

SUITE DE JEAN-SANS-TERRE.

 

Les barons assiègent Northampton. — Londres leur ouvre ses portes. — Le roi Jean est forcé de négocier. — L'archevêque et Guillaume Maréchal n'ayant pu, en aucune façon, obtenir le consentement du roi, reçurent de lui l'ordre de retourner vers les barons, à qui ils racontèrent exactement tout ce que le roi leur avait dit. Les barons, apprenant la réponse du roi, mirent à la tète de leur armée Robert, fils de Gaultier, qui prit le titre de maréchal de l'armée de Dieu et de la sainte église. Alors, tous courant aux armes, marchèrent sur Northampton. Lorsqu'ils y furent arrivés, ils mirent aussitôt le siège devant (2) la place. Mais, après des attaques infructueuses qui durèrent quinze jours, et qui produisirent peu ou point de résultat, ils se décidèrent à lever leur camp. En effet, ils avaient tenté le siège sans être pourvus de pierriers et des autres machines de guerre; aussi se retirèrent-ils vers le château de Bedfort, non sans être confus de ce mauvais succès, et après avoir perdu entre autres le fils de Robert Gaultier, qui, ayant eu la tête percée d'un trait d'arbalète, périt misérablement, au grand chagrin de plusieurs.

Lorsque leur armée parut devant le château de Bedfort, elle y fut reçue avec égards par Guillaume de Beauchamp. Dans cette ville, les barons furent joints par des députés que leur envoyaient les bourgeois de Londres, et qui étaient chargés de leur dire que, s'ils voulaient entrer dans la ville, ils n'avaient qu'à s'y rendre en toute hâte. Transportés de joie à cette bonne nouvelle, ils levèrent aussitôt leur camp et vinrent jusqu'à Ware; puis, ayant marché toute la nuit, ils parurent au point du jour devant Londres, et, ayant trouvé les portes ouvertes, ils y entrèrent dans le plus grand ordre, pendant que les habitants assistaient aux messes solennelles. C'était le neuvième jour avant les calendes de juin, le plus prochain dimanche avant l'ascension de Notre-Seigneur. Ce succès fut dû à ce que les riches de la ville favorisaient le parti des barons, et que dès lors les pauvres n'osaient élever la voix. Les barons étant donc entrés à Londres par la porte d'Aldesgate, établirent des gardiens à eux à chacune des portes, et furent dé- (3) sormais les maîtres absolus dans la ville1. Lorsque les bourgeois leur eurent donné sûreté, les révoltés envoyèrent des lettres aux comtes, barons et chevaliers qui semblaient encore, en Angleterre, être attachés à la cause du roi, quoique ce ne fût qu'en apparence, les exhortant avec menaces, s'ils tenaient à conserver sans dommage tous leurs biens et toutes leurs possessions, à abandonner un roi parjure, à se ranger fidèlement de leur parti, à tenir ferme avec eux pour les libertés et la paix du royaume, et enfin à combattre efficacement: ils leur déclarèrent en même temps que s'ils refusaient d'agir ainsi, ils les regarderaient comme ennemis publics, dirigeraient contre eux leurs armes et leurs bannières, et ne se (4) feraient faute de détruire leurs châteaux, de brûler leurs maisons et leurs édifices, de ravager leurs viviers, leurs réserves de chasse et leurs vergers. Voici en partie les noms de ceux qui n'avaient point juré les libertés susdites: Guillaume Marechal, comte de Pembroke, Ranulf, comte de Chester, Guillaume, comte de Salisbury, Guillaume, comte de Warenne, Guillaume, comte d'Albemarle, Henri, comte de Cornouailles, Guillaume d'Albinet2, Robert de Vieux-Pont, Pierre, fils d'Herebert, Brien de l'isle, Gilbert de Luci, Gilbert de Furnival, Thomas Basset, Henri de Braibrok, Jean de Bassingburn, Guillaume de Ganteloup, Henri de Cornehull, Jean, fils d'Hugues, Hugues de Nevil, Philippe d'Albiny, Jean Maréchal, Guillaume Bruer. Lorsque tous ces seigneurs eurent reçu la lettre des barons, la plus grande partie d'entre eux se rendit à Londres, et s'y confédéra avec les barons révoltés, abandonnant tout à fait le roi. Alors cessèrent les séances de l'échiquier et celles que tenaient les vicomtes en Angleterre; car il n'y avait plus personne qui voulût payer tribut au roi ou lui obéir en quoi que ce fût. Vers le même temps le roi, cachant sous un visage serein la haine qu'il ressentait contre les barons, et les pensées de vengeance qui couvaient au fond de son cœur, fit fausser, vulgairement contrefaire, les sceaux des évêques, et écrivit en leur nom à toutes les nations, que tous les Anglais (5) étaient des apostats méritant l'exécration du monde entier, et que quiconque voudrait les attaquer à main armée, comme apostats, recevrait de la main de leur roi, avec l'assentiment et l'autorité du pape, les terres et les possessions qu'ils occupaient; mais les nations étrangères refusèrent d'ajouter foi à de pareilles imputations, parce qu'il était constant que de tous les chrétiens les Anglais étaient les plus fervents. Aussi, quand la vérité fut connue, on détesta universellement des attentats et des mensonges si odieux, et ainsi le roi Jean tomba dans les pièges qu'il avait tendus.

Le roi Jean, se voyant abandonné de tout le monde, au point que son escorte royale, jadis si brillante, se composait de sept cavaliers tout au plus, craignit que les barons n'attaquassent ses châteaux, et ne s'en emparassent sans difficulté, puisqu'ils ne trouveraient aucun obstacle. Une haine implacable s'éleva contre eux dans son cœur; mais il résolut de faire pour le moment avec ses barons une paix trompeuse, afin que plus tard, quand il en aurait retrouvé les moyens, il pût profiter de leur désunion pour se venger, et exercer sa fureur contre chacun d'eux, ne pouvant sévir contre tous ensemble. Il leur envoya donc Guillaume Maréchal, comte de Pembroke, avec d'autres députés dignes de créance, et leur manda que pour le bien de la paix, l'élévation et l'honneur de son royaume, il leur accorderait gracieusement les lois et libertés qu'ils demandaient. Il leur fit dire aussi qu'ils fixassent un lieu et un jour convenables (6) pour qu'on pût s'assembler et arriver à ce résultat. Les députés du roi, s'étant rendus en toute hâte à Londres, annoncèrent de bonne foi aux barons les intentions astucieuses du roi. Ceux-ci, transportés de la joie la plus vive, donnèrent rendez-vous au roi dans la prairie située entre Staines et Windsor, pour le quinzième jour de juin. Le roi et les barons se trouvèrent à l'entrevue au jour et au lieu fixés; mais les deux partis campèrent séparément, et l'on commença la discussion relative à la paix et aux libertés susdites. Ceux qui traitèrent au nom du roi étaient Étienne, archevêque de Cantorbéry, Henri, archevêque de Dublin, Guillaume, évêque de Londres, Pierre, évêque de Winchester, Hugues, évêque de Lincoln, Jocelin, évêque de Bath, Guillaume, évêque de Worcester, Gaultier, évêque de Coventry, Benoist, évêque de Rochester, maître Pandolphe, familier du seigneur pape, frère Amaury, maître de la milice du Temple en Angleterre, les nobles hommes Guillaume Maréchal, comte de Pembroke, le comte de Salisbury, le comte de Warenne, le comte d'Arondel, Alain de Galloway, Guarin, fils de Gerold, Pierre, fils d'Herebert, Thomas Basset, Matthieu, fils d'Herebert, Alain Basset, Hugues de Nevil, Hubert de Bourg, sénéchal du Poitou, Robert de Ropesle, Jean Maréchal, Philippe d'Albiny. Quant à ceux qui se trouvaient du côté des barons, il n'est ni nécessaire ni possible de les énumérer, puisque toute la noblesse d'Angleterre réunie en un seul corps, ne pouvait tomber sous le calcul. Lorsque les (7) prétentions des révoltés eurent été débattues, le roi Jean, comprenant son infériorité vis-à-vis des forces de ses barons, accorda sans résistance les lois et libertés qu'on lui demandait, et les confirma par la charte que voici:

Grande charte3. — «Jean, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, etc. Qu'il vous soit notoire que nous, en vue de Dieu, pour le salut de notre âme et de celles de nos ancêtres et héritiers, pour l'honneur de Dieu et l'exaltation de la sainte église, pour la réformation de notre royaume, sur l'avis de nos vénérables pères Étienne, archevêque de Cantorbéry, primat de toute l'Angleterre et cardinal de la sainte église romaine, Henri, archevêque de Dublin, Guillaume, évèque de Londres, Pierre, évêque de Winchester, Jocelin, évêque de Bath et de Glaston, Hugues, évêque de Lincoln, Gaultier, évêque de Worcester, Guillaume, évêque de Coventry, Benoist, évêque de Rochester, de maître Pandolphe, sous-diacre et familier du seigneur pape, de frère [Amaury], maître de la milice du Temple en Angleterre, et des nobles hommes Guillaume Maréchal, comte de Pembroke, Guillaume, comte de Salisbury, (8) Guillaume, comte de Warenne, Guillaume, comte d'Arondel, Alain de Galloway, connétable d'Écosse, Guarin, fils de Gerold, Pierre, fils d'Herebert, Hubert de Bourg, sénéchal du Poitou, Hugues de Nevil, Matthieu, fils d'Herebert, Thomas Basset, Alain Basset, Philippe d'Albiny, Robert de Ropesle, Jean Maréchal et Jean, fils de Hugues et autres, nos féaux, avons sur toutes choses accordé à Dieu et confirmé par cette présente charte, pour nous et pour nos héritiers à jamais: 1. Que l'église d'Angleterre sera libre et jouira de ses droits et libertés sans qu'on y puisse toucher en aucune façon: et nous voulons qu'on observe cette concession qui appert de ce que la liberté des élections étant regardée comme un point capital et très-important pour l'église d'Angleterre, nous l'avions accordée de notre pure et spontanée volonté avant même le différend qui a éclaté ouvertement entre nous et nos barons; que nous l'avions confirmée par une charte; que nous avions obtenu qu'elle fût confirmée par le pape Innocent III, et que nous entendons aujourd'hui que ladite charte soit observée de bonne foi par nous et par nos héritiers à jamais. 2. Nous avons aussi accordé à tous nos hommes libres du royaume d'Angleterre, pour nous et pour nos héritiers, à jamais, toutes les libertés spécifiées ci-dessous, pour être possédées par eux et par leurs héritiers, comme les tenant de nous et de nos héritiers. 3. Si quelqu'un de nos comtes ou de nos barons, ou autres tenant de nous en chef sous la redevance du service militaire, vient à mourir, et qu'à l'époque (9) de son décès, son héritier ait l'âge plein et doive le relief, cet héritier paiera pour son héritage selon l'ancienne taxe: c'est-à-dire l'héritier ou les héritiers d'un comte, pour l'entière baronnie de ce comte, cent livres; l'héritier ou les héritiers d'un baron pour l'entière baronnie, cent marcs; l'héritier ou les héritiers d'un chevalier pour le fief entier de ce chevalier, cent sols au plus. Quiconque devra moins donnera moins, selon l'ancienne taxe des fiefs. 4. Si un héritier de cette sorte se trouve n'avoir pas l'âge plein, et qu'il doive tomber en garde, son seigneur ne pourra prendre la garde de sa personne ou de sa terre avant d'avoir reçu son hommage par-devant sa cour4; et après que cet héritier aura été en garde et sera parvenu à l'âge de vingt et un ans, il sera mis en possession de son héritage sans relief ni paiement. Que s'il est fait chevalier pendant sa minorité, sa terre n'en demeurera pas moins sous la garde du seigneur, jusqu'au temps ci-dessus fixé. 5. Celui qui aura en garde les terres d'un héritier de cette sorte encore mineur, ne pourra prendre sur ces mêmes terres que des issues, des coutumes et des services raisonnables, sans détruire ni dévaster les biens des tenanciers, ni rien de ce qui appartient à l'héritage. Que s'il arrive que nous commettions la garde de ces terres à un vicomte ou à tout autre à la charge de. nous rendre compte des issues de ces terres, et qu'il (10) y fasse quelque destruction ou dévastation, nous le forcerons à amende et nous confierons la terre à deux hommes loyaux et discrets du même fief qui en seront responsables envers nous de la même manière. 6. Le gardien, tant qu'il conservera la garde de la terre, devra maintenir en bon état les maisons, parcs, garennes, étangs, moulins et autres dépendances de la terre, au moyen des revenus de cette même terre, en rendre compte à l'héritier lorsqu'il sera en âge plein, et lui restituer sa terre entière bien munie de charrues et autres instruments, autant du moins qu'il en aura reçu. La même chose sera observée dans la garde qui nous appartient des archevêchés, évèchés, abbayes, prieurés, églises et autres dignités vacantes; excepté que ce droit de garde ne pourra pas être vendu. 7. Les héritiers seront mariés sans disparagement, et de façon qu'avant la célébration du mariage, on en réfère aux proches, selon leur degré de parenté avec l'héritier. 8. La veuve, aussitôt après la mort de son mari et sans difficulté aucune, aura son douaire, une somme fixe pour son entretien, et son héritage, sans qu'elle soit tenue de rien payer pour, sa dot, pour son douaire ou pour l'héritage qu'elle aura acquis, et que son mari et elle auront possédé jusqu'au jour du décès du mari. Elle pourra demeurer dans la principale maison de son mari pendant quarante jours depuis celui du décès. Dans ce laps de temps, on lui assignera sa dot en cas qu'elle n'ait pas été réglée auparavant. Mais si cette maison est un château, et qu'elle quitte ce château, on devra aussitôt lui assi- (11) gner quelque autre demeure convenable où elle puisse séjourner décemment jusqu'à ce que sa dot soit réglée comme nous venons de le dire. Pendant ce temps, on prendra sur les biens communs de quoi pourvoir raisonnablement à son entretien. Or on lui assignera pour sa dot la troisième partie de toutes les terres possédées par son mari pendant qu'il était en vie; à moins qu'à la porte de l'église elle n'ait été dotée en moindre portion. 9. On ne pourra contraindre aucune veuve à prendre un nouveau mari tant qu'elle voudra rester dans l'état de viduité; mais elle sera obligée de donner sûreté qu'elle ne se remariera pas sans notre consentement si elle relève de nous, ou sans le consentement du seigneur de qui elle relèvera, si elle relève d'un autre que de nous. 10. Ni nous ni nos baillis ne ferons saisir les terres ou les revenus de qui que ce soit, pour dettes, tant que les chattels présents du débiteur suffiront pour payer la dette et qu'il paraîtra prêt à satisfaire son créancier; et ceux qui auront cautionné ce débiteur ne seront tenus à rien tant que le débiteur capital sera en état de payer. 11. Que si le débiteur capital manque à payer, soit qu'il n'ait pas de quoi, soit qu'il ne veuille pas le pouvant, on exigera la dette des cautions qui, si elles le désirent, auront droit sur les biens et les rentes du débiteur jusqu'à concurrence de la dette qui aura été payée pour lui, à moins que le débiteur capital ne montre qu'il est quitte envers ces mêmes cautions. 12. Si quelqu'un a emprunté quelque chose à des juifs, plus ou moins, et qu'il meure avant d'avoir (12) acquitté sa dette, cette dette ne pourra pas produire d'intérêts à la charge de l'héritier s'il est mineur et tant qu'il demeurera en minorité, de qui que ce soit qu'il relève. Que si la dette vient à tomber entre nos mains, nous nous contenterons de garder le gage-meuble stipulé dans le contrat. 13. Si quelqu'un meurt étant débiteur de juifs, sa veuve aura son douaire sans être obligée de rien rendre sur cette dette. Et si le défunt a laissé des enfants qui n'aient pas l'âge plein, on pourvoira à leur nécessaire selon le bien immeuble de leur père, et du surplus la dette sera payée, sauf toutefois le service dû au seigneur. Les autres dettes dues à d'autres qu'à des juifs, seront payées de la même manière. 14. Nous n'établirons aucun escuage ou autre impôt d'aide dans notre royaume sans le consentement de notre commun conseil du royaume; si ce n'est pour le rachat de notre personne, pour armer notre fils aîné chevalier et pour marier une fois seulement notre fille aînée: auxquels cas nous lèverons seulement une aide raisonnable. 15. Il en sera de même à l'égard des subsides que nous lèverons sur la ville de Londres, et la ville de Londres jouira de ses anciennes libertés et libres coutumes tant sur la terre que sur l'eau. 16. Nous voulons et accordons encore que toutes les autres cités, villes et bourgs, que les barons des cinq ports et tous les ports jouissent de toutes leurs libertés et libres coutumes. 17. Quand on devra tenir le commun conseil du royaume pour asseoir les aides autrement que dans les trois cas plus haut spécifiés, et pour asseoir les es- (13) cuages, nous ferons sommer les archevêques, évèques, abbés, comtes et hauts barons du royaume chacun en particulier et par lettres de nous. 18. Nous ferons en outre sommer en général, par nos vicomtes et nos baillis, tous autres qui tiennent de nous en chef quarante jours au moins avant la tenue de l'assemblée, pour un jour fixe et pour un lieu fixe, et dans toutes les lettres de sommation nous déclarerons les causes de cette sommation. 19. Les sommations étant faites de cette manière, on procédera sans délai à la décision des affaires selon les avis de ceux qui se trouveront présents, quand même tous ceux qui auraient été sommés n'y seraient pas. 20. Nous défendons aussi pour l'avenir, à quelque seigneur que ce soit, de lever aucune aide sur ses hommes libres, si ce n'est pour le rachat de son corps, pour armer son fils aîné chevalier, pour marier une fois seulement sa fille aînée, auxquels cas il ne devra lever qu'une taxe modérée. 21. On ne pourra contraindre personne à plus de service qu'il n'en doit naturellement à raison de son fief de chevalier ou de toute autre tenure libre. 22. La cour des communs plaids ne suivra plus notre personne, mais elle demeurera fixe en un lieu certain. Les procès relatifs à l'expulsion de possession, à la mort d'un ancêtre ou à la dernière présentation [aux églises] ne seront jugés que dans les provinces dont les parties dépendront, et de la manière suivante: nous, ou (si nous sommes absent du royaume) notre grand justicier, enverrons une fois tous les ans dans chaque comté des justiciers qui, de concert avec les che- (14) valiers des mêmes comtés, tiendront leurs assises dans la province même. 23. Les procès qui ne pourront être terminés dans ces dites assises ouvertes par nos justiciers à leur arrivée dans les comtés, seront terminés par les mêmes justiciers ailleurs sur leur roule, et les affaires qui, pour leurs difficultés, ne pourront pas être décidées par les juges susdits, seront portées à la cour du banc du roi. 24. Toutes les affaires qui regardent la dernière présentation aux églises, seront portées à la cour du banc du roi et y seront terminées. 25. Un tenancier libre ne pourra pas être mis à l'amende pour de petites fautes, si ce n'est proportionnellement au délit, ni pour de grandes fautes, si ce n'est selon la grandeur du délit, sauf ses moyens indispensables de subsistance; il en sera usé de même, à l'égard des marchands, auxquels on ne pourra enlever ce qui leur est nécessaire pour entretenir leur commerce. 26. Semblablement, les vilains tant de nos domaines que des domaines d'autrui, ne pourront être mis à l'amende s'ils tombent sous notre merci que sauf leurs moyens de gagnage5. Aucune des susdites amendes ne sera imposée que sur le serment de douze hommes du voisinage, loyaux et de bonne réputation. 27. Les comtes et barons ne seront mis à l'amende que par leurs pairs et selon la qualité de l'offense. 28. Aucune personne ecclésiastique ne sera mise à une amende proportionnée au revenu de son bénéfice; mais seulement aux biens laïques (15) qu'elle possède et selon la qualité de sa faute. 29. On ne contraindra aucune ville ou aucune personne [par la saisie des meubles] à faire construire des ponts sur les ravins6, à moins qu'elles n'y soient obligées par un ancien droit. 30. On ne fera aucune digue aux eaux des ravins qu'aux endroits qui en ont eu du temps de Henri Ier, notre aïeul. 31. Aucun vicomte, constable, coroner ou autre notre bailli, ne pourra tenir les plaids de la couronne. 32. Les comtés (shires), hundreds, wapentacks, trethings, resteront fixés aux anciennes fermes et sans aucun accroissement, les terres de notre domaine particulier exceptées. 33. Si quelqu'un tenant de nous un fief laïque meurt et que le vicomte ou bailli produise des lettres patentes de sommation pour faire voir que le défunt était notre débiteur, il sera permis à notre vicomte ou à notre bailli de saisir et d'enregistrer ses chattels trouvés dans le même fief, jusqu'à la concurrence de la somme due et cela par l'inspection de loyaux hommes, afin que rien ne soit détourné jusqu'à ce que ce qui nous sera clairement dû soit payé;- le surplus sera laissé entre les mains des exécuteurs du testament du défunt. S'il se trouve (16) que le défunt ne nom devait rien, tous ses chattels devront revenir à la succession dudit défunt, sauf les portions raisonnables de sa femme et de ses enfants. 34. Si quelque homme libre meurt sans faire de testament, ses chattels seront distribués par les plus proches parents et les amis sur l'inspection de l'église, sauf pour chacun ce que le défunt devait. 35. Aucun de nos baillis ou constables ne prendra les grains ou autres chattels d'une personne qui ne sera pas du canton où le château est situé, à moins qu'il ne le paie comptant ou qu'il ne soit auparavant convenu avec le vendeur du temps du paiement. Mais si le vendeur est du canton même, il sera payé dans les quarante jours. 36. Aucun chevalier ne sera contraint [par la saisie de ses meubles] à donner de l'argent sous prétexte de la garde d'un château, s'il offre défaire le service en personne ou s'il fournit quelque autre homme honorable en cas qu'il ait une excuse valable pour s'en dispenser lui-même. 37. Si nous conduisons ou envoyons un chevalier à l'armée, il sera dispensé de la garde d'un château autant de temps qu'il fera son service à l'armée par notre ordre, à raison du fief pour lequel il doit service militaire. 38. Aucun bailli, vicomte ou autre notre officier, ne prendra par force ni chevaux ni chariots pour porter notre bagage qu'en payant le prix stipulé par les anciens règlements, savoir: dix deniers par jour pour un chariot à deux chevaux, et quatorze deniers par jour pour un chariot à trois chevaux. 39. Aucun chariot (17) possédé en propre par un ecclésiastique, un chevalier ou une dame, ne sera pris par nos baillis; ni nous ni nos baillis ni d'autres ne prendrons du bois à autrui pour nos châteaux ou autres usages que de l'aveu de celui à qui le. bois appartiendra. 40. Nous ne tiendrons les terres de ceux qui seront convaincus de félonie que pendant un an et un jour. Après quoi nous les remettrons entre les mains du seigneur féodal. 41. Tous les filets à prendre des saumons et autres poissons tendus dans la Tamise, dans la Midway et autres rivières d'Angleterre, excepté sur les côtes de la mer, seront entièrement enlevés. 42. A l'avenir on n'accordera pins aucun ordre appelé prœcipe relativement à quelque tenement, ordre par lequel un homme libre puisse perdre son procès. 43. Il y aura une seule et même mesure par tout le royaume pour le vin et pour la bière ainsi que pour le grain, et cette mesure sera conforme à celle dont on se sert à Londres. Tous les draps teints, le russet et le hauberget, auront la même largeur, savoir: deux aunes entre les lisières. Il en sera pour les poids de même que pour les mesures. 44. On ne prendra rien à l'avenir pour les ordres d'enquête à celui qui désirera qu'enquête soit faite touchant la perte de la vie ou des membres de quelqu'un; mais ils seront accordés gratis et ne seront jamais refusés. 45. Si quelqu'un tient de nous par ferme de fief soit socage soit burgage et quelque terre d'un autre, sous la redevance d'un service militaire, nous ne prétendrons point, à l'occasion de ce fié-ferme, ou de ce socage ou de ce burgage à (18) la garde de l'héritier ou de sa terre qui appartient au fief d'un autre; nous ne prétendrons pas même à la garde de ce fié-ferme ou de ce socage ou de ce burgage, à moins que ce fié-ferme ne soit sujet à un service militaire. 46.Nous ne prétendrons point avoir la garde d'un héritier ou de la terre qu'il tient d'un autre, sous l'obligation d'un service militaire, en prétextant qu'il nous doit petite sergeantie, c'est-à-dire qu'il a charge de noue fournir couteaux de guerre, flèches ou autres choses de cette espèce. 47. Aucun bailli à l'avenir n'obligera personne à se purger par serment sur sa simple accusation et sans produire pour la soutenir des témoins dignes de foi. 48. Aucun homme libre ne sera pris ni emprisonné ni dépossédé de ce qu'il tient librement, ou de ses libertés, ou de ses libres coutumes, ni ne sera mis hors la loi, ni exilé, ni privé7 de quelque chose en aucune façon, ni nous ne marcherons contre lui ni ne l'enverrons en prison que par le légal jugement de ses pairs ou8 par la loi du pays. 49. Nous ne vendrons ni ne refuserons ni ne différerons le droit et la justice à personne. 50. Tous les marchands, s'ils ne sont publiquement prohibés, auront garantie et sécurité de sortir d'Angleterre, de venir en Angleterre, d'y demeurer, d'aller et de venir tant par terre que par eau, d'acheter, de vendre selon les anciennes coutumes, sans qu'on puisse (19) imposer sur eux aucune maltôte, excepté en temps de guerre et quand ils seront d'une nation en guerre avec nous. 51. S'il se trouve de tels marchands dans le royaume au commencement d'une guerre, ils seront mis en séquestre sans aucun dommage de leurs personnes ou de leurs biens, jusqu'à ce que nous ou notre grand justicier soyons informés de la manière dont nos marchands sont traités chez la nation qui est en guerre contre nous; et si les nôtres sont bien traités, ceux-ci le seront aussi parmi nous. 52. Il sera permis à l'avenir à toutes personnes de sortir du royaume et d'y revenir en toute sûreté et liberté par terre et par eau, sauf le droit de fidélité qui nous est dû; excepté toutefois en temps de guerre et pour peu de temps, selon qu'il sera nécessaire pour le bien commun du royaume; excepté encore ceux qui auront été emprisonnés et proscrits selon les lois du royaume, et les peuples qui seront en guerre avec nous aussi bien que les marchands d'une nation ennemie, comme en l'article précédent. 53. Si quelqu'un relève d'une terre qui nous soit venue par eschute, comme par exemple du domaine de Wallingford, de Boulogne9, de Lancastre, de Nottingham ou de tous autres de pareille nature, qui sont en notre possession et qui sont des baronnies, et qu'il vienne à mourir, son héritier ne donnera pas d'autre relief ou ne sera tenu d'aucun autre service que de celui auquel il serait obligé envers le baron si la baronnie était en (20) la possession du baron. Nous tiendrons ladite baronnie de la même manière que l'ancien baron la tenait avant nous. Nous ne prétendrons point, pour raison de ladite baronnie ou eschute, avoir aucune eschute ou aucune garde d'aucun des vassaux, à moins que celui qui possède un fief relevant de cette baronnie10 ne relève aussi de nous en chef pour un autre fief. 54. Ceux qui ont leurs habitations hors des forêts, ne seront point obligés à l'avenir de comparaître devant nos justiciers des forêts sur des sommations générales, mais seulement ceux qui sont intéressés dans le procès, ou qui sont cautions de ceux qui ont été arrêtés pour malversation concernant nos forêts. 55. Tous les bois qui ont été réduits en forêts par le roi Richard, notre frère, seront rétablis en leur premier état, les bois de nos propres domaines exceptés. 56. Aucun homme libre ne pourra plus ni donner ni vendre aucune partie de sa terre, à moins qu'il ne lui en reste assez pour pouvoir faire le service dû au seigneur et qui appartient audit fief. 57. Tous les patrons d'abbayes qui ont des chartes de quelqu'un des rois d'Angleterre, contenant droit de patronat pu qui possèdent ce droit de temps immémorial, auront la garde de ces abbayes lorsqu'elles seront vacantes, ainsi qu'ils doivent l'avoir selon qu'il a été déclaré ci-dessus. 58. Que personne ne (21) soit saisi ni emprisonné sur l'appel d'une femme pour la mort d'aucun autre homme que du propre mari de cette femme. 59. Qu'à l'avenir la cour du comté soit tenue11 de mois en mois, à moins que ce ne soit dans les lieux où la coutume est de mettre un plus grand intervalle entre les sessions. 60. Aucun vicomte ou bailli ne tiendra son turn d'enregistrement que deux fois l'an, savoir: après les fêtes de Pâques et après la Saint-Michel: ce sera aussi dans les lieux dus et accoutumés. Alors l'inspection des cautions, qui sont d'obligation mutuelle entre nos francs hommes, se fera à cette époque de la Saint-Michel sans aucun empêchement; de telle manière que chacun ait les mêmes libertés qu'il avait ou qu'il avait coutume d'avoir au temps du roi Henri Ier notre aïeul, et celles qu'il a pu acquérir depuis. 61. Que ladite inspection des cautions entre nos francs hommes se fasse de manière à ne pas porter atteinte à notre paix et que le trething soit entier comme il doit l'être. 62. Que le vicomte ne cherche à léser personne et qu'il se contente des droits que le vicomte avait coutume de prendre pour faire son inspection au temps du roi Henri notre aïeul. 63. Qu'à l'avenir il ne soit permis à qui que ce soit de donner sa terre à une maison religieuse, pour la tenir ensuite en fief de cette maison. 64. Il ne sera point permis aux maisons religieuses de recevoir des terres de cette manière pour les rendre ensuite aux propriétaires à condition de relever des monastères. Si à l'avenir quel- (22) qu'un entreprend de donner sa terre à une maison religieuse et qu'il en soit convaincu, le don sera nul et la terre donnée sera confisquée au profit du seigneur. 65. Le droit d'escuage sera perçu à l'avenir selon la coutume pratiquée au temps du roi Henri notre aïeul: que les vicomtes ne songent pas à vexer qui que ce soit, mais qu'ils se contentent de leurs droits ordinaires. 66. Toutes les libertés et privilèges que nous accordons par la présente charte, pour être observés dans le royaume à l'égard des rapports entre nous et tous nos vassaux, seront observés de même par les clercs et par les laïques à l'égard des rapports entre eux et leurs tenanciers, sauf les libertés et libres coutumes des archevêques, évêques, abbés, prieurs, templiers, hospitaliers, comtes, barons, chevaliers et tous autres tant ecclésiastiques que séculiers, dont ils jouissaient avant cette charte. — Témoins, etc., etc.».

Les libertés et libres privilèges sur les forêts qui, à cause de leur longueur, n'ont pu être rédigés dans le même écrit que les libertés dont nous venons de parler, font l'objet d'une charte à part que voici12:

(23) Charte des libertés et privilèges sur les forêts. — Nomination de vingt-cinq barons chargés de faire observer les deux chartes. — «Jean, par la grâce de Dieu roi d'Angleterre, etc... Sachez qu'en vue de Dieu, pour le salut de notre âme et des âmes de nos successeurs, pour l'exaltation de la sainte église, et pour la réformation de notre royaume, nous avons de notre libre et franche volonté accordé, pour nous et pour nos successeurs, les libertés ci-dessous spécifiées, pour être observées et maintenues à perpétuité dans notre royaume d'Angleterre. 1. Premièrement tout ce que le roi Henri notre aïeul a mis en forêts sera examiné par probes et loyaux hommes, et, s'il se trouve qu'il ait réduit en forêts d'autres bois que ceux qui lui appartenaient en propre, au détriment de celui à qui était le bois, lesdits bois seront remis en leur premier état. S'il a réduit en forêts ses propres bois, ils resteront forêts, sauf le droit de pâturage et autres droits à ceux qui avaient coutume d'en jouir. 2. Ceux qui ont leurs habitations hors des forêts ne seront point obligés, à l'avenir, de comparaître devant nos justiciers des forêts sur des sommations générales, mais seulement ceux qui sont intéressés dans le procès ou qui sont cautions de ceux qui ont été arrêtés pour malversation concernant nos forêts. Tous les bois qui ont été réduits en forêts par le roi Richard, (24) notre frère, seront rétablis dans leur premier état, les bois de nos domaines propres exceptés. 3. Les archevêques, évêques, abbés, prieurs, comtes, barons, chevaliers et tenanciers libres, qui ont des bois dans quelqu'une de nos forêts, posséderont ces bois de là même manière qu'ils les possédaient à l'époque du couronnement dudit roi Henri notre aïeul, ils seront pour toujours déchargés de l'imputation d'avoir pourpris, fait dégât13, ou converti ces bois en terres labourables [sans permission] depuis ce temps-là jusqu'au commencement de la seconde année après notre couronnement. Mais ceux qui à l'avenir auront pourpris, fait dégât ou converti ces bois en terres labourables sans notre permission, seront responsables des dégâts, usurpations et défrichements. 4. Nos inspecteurs parcourront les forêts pour les examiner de la même manière qu'on le pratiquait à l'époque du couronnement dudit roi Henri notre aïeul, et non autrement. 5. L'enquête ou l'examen touchant les chiens qui sont dans les forêts, et qui n'ont point les ongles rognés, ne sera fait à l'avenir qu'au moment de l'inspection, c'est-à-dire de trois ans en trois ans; et cela sur le vu et témoignage de loyaux hommes, et non autrement. Celui dont le chien sera trouvé en ce temps-là sans avoir les ongles rognés sera condamné à une amende de trois sols. On ne prendra point, à l'avenir, un bœuf pour réparation de (25) cette offense. Il suffira, pour que le chien soit dans le cas prévu par les statuts, que les trois ongles du pied de devant soient rognés, sans14 qu'on doive lui couper la pelote inférieure. On n'observera cette ordonnance concernant les chiens que dans les lieux où elle était observée à l'époque du couronnement du roi Henri notre aïeul. 6. Qu'aucun officier ou garde de forêts ne tienne, à l'avenir, de tavernes à bière; qu'il ne fasse aucune collecte de gerbes, soit d'avoine, soit de froment; qu'il n'exige ni agneaux ni jeunes porcs, ni n'établisse aucune sorte d'imposition. Que par l'avis et sur le serment de douze inspecteurs des forêts, à l'époque de l'inspection, on établisse autant de forestiers pour la garde des forêts qu'il sera jugé raisonnablement suffisant pour la garde de chaque forêt. 7. A l'avenir, dans le royaume, les tenanciers libres d'une forêt ne tiendront leur cour ou assemblée que trois fois l'an, savoir: au commencement de la quinzaine avant la fête de saint Michel, quand les officiers nommés agistes vont marquer les lieux que les troupeaux doivent occuper pour y paître; la seconde fois vers la fête de saint Martin, quand les mêmes agistes vont recevoir le paiement pour la pâture des troupeaux. Dans ces deux assemblées, les seuls forestiers, verdiers et agistes seront obligés de comparaître, et nulle autre personne n'y sera contrainte. La troisième assemblée sera tenue au commencement de la quinzaine avant la fête de (26) saint Jean-Baptiste, relativement à l'état de nos bêtes fauves15. A cette dernière n'assisteront que les forestiers et les verdiers, et nul autre ne sera contraint de s'y trouver. 8. Les forestiers et les verdiers s'assembleront, en outre, tous les quarante jours de l'année, pour examiner les malversations commises, tant concernant la pâture que concernant les bêtes fauves; et ceux qui les auront commises seront saisis pour comparaître devant les susdits forestiers. Mais ces assemblées ne pourront se tenir que dans les comtés où c'est la coutume qu'elles soient tenues. 9. Tout homme libre pourra à sa volonté recevoir du bétail [étranger] sur son propre bois dans la forêt, et aura la liberté de recevoir le paiement pour la pâture. 10. Nous accordons même que tout homme libre puisse mener ses pourceaux à travers nos bois royaux, librement et sans obstacle, pour les faire paître dans son propre bois ou ailleurs où bon lui semblera. Et si les pourceaux de quelque homme libre ne font que passer une nuit dans nos forêts, il ne sera point inquiété pour cela, à l'effet de perdre quelque chose sur son avoir. 11. Nul, à l'avenir, ne sera condamné à perdre la vie ou les membres pour avoir pris de notre venaison. Toutefois, si quelqu'un est saisi et convaincu d'avoir pris de notre venaison, qu'il soit mis à grosse rançon, s'il a de quoi se racheter; s'il n'a pas (27) de quoi se racheter, qu'il soit enfermé dans nos prisons pendant un an et un jour. Si, après un an et un jour, il peut trouver des cautions, il sortira de prison; s'il n'en trouve pas, il sera banni de notre royaume d'Angleterre. 12. Tout archevêque, évêque, comte, ou baron, sommé de se rendre à notre cour, pourra, en passant dans nos forêts, prendre un daim ou deux en présence d'un forestier; mais, si le forestier est absent, il fera sonner du cor, afin qu'il ne semble pas qu'il dérobe le daim. Il lui sera permis de faire la même chose en revenant. 13. Chaque homme libre, à l'avenir, pourra sans obstacle faire construire un moulin dans le bois ou sur la terre qu'il possède dans une de nos forêts. Il y pourra faire une garenne, un étang, une marlière, un fossé, le convertir en terre labourable, à condition qu'il ne ménagera pas de retrait de gibier sur cette terre labourable, et de manière à ne nuire nullement à son voisin. 14. Tout homme libre pourra avoir dans ses bois des aires d'autours, d'éperviers, de faucons, d'aigles et de hérons. Semblablement, le miel qui sera trouvé dans ses bois lui appartiendra. 15. Aucun forestier, à l'avenir, s'il n'est forestier de fief nous rendant ferme pour son bailliage, ne prendra droit de chemin. Ce droit sera de deux deniers par chariot pour la moitié de l'année, et de deux deniers aussi pour l'autre moitié; par cheval portant charge, une obole pour la moitié de l'année, et une obole aussi pour l'autre moitié; encore ce droit ne sera-t-il exercé (28) que sur ceux qui, en vertu d'une permission, vont et viennent dans leur bailliage et hors de leur bailliage, à titre de marchands, tantôt pour acheter des bûches, du bois à bâtir, des écorces ou du charbon; tantôt pour les aller vendre ailleurs, où ils voudront; pour toute autre charrette ou bête de somme, qu'on ne prenne aucun droit de cheminage, et que ce droit ne soit perçu que dans les lieux où il a dû être perçu, et où c'est la coutume de temps immémorial. Quant à ceux qui portent sur leur dos des bûches, écorces ou charbon pour vendre, quoiqu'ils vivent de ce métier, qu'on n'exige d'eux, à l'avenir, aucun droit de cheminage. Nos forestiers ne pourront exiger aucun droit de cheminage dans les autres bois que dans nos bois royaux. 16. Tous ceux qui ont été mis hors la loi pour offense commise dans nos forêts, au temps du roi Henri notre aïeul jusqu'à notre couronnement, seront reçus en grâce sans empêchement, pourvu qu'ils donnent bonnes cautions de ne pas, à l'avenir, se rendre coupables de forfaiture relativement à nos forêts. 17. Aucun châtelain ou autre ne pourra tenir de plaid touchant la verdure ou le gibier de nos forêts; mais tout forestier [en chef] qui tient de nous la forêt en fief pourra informer sur les contraventions relatives, tant à la verdure qu'à la venaison, [en faisant saisir les meubles de l'offenseur], et remettre l'affaire aux verdiers de la province. Procès-verbal étant dressé et scellé du sceau des verdiers, l'affaire sera portée devant le grand forestier, à l'époque où il viendra dans le pays pour tenir sa cour, et c'est par lui que (29) le procès sera terminé. 18. Toutes les coutumes et libertés susdites que nous accordons ici pour être observées dans le royaume à l'égard des rapports entre nous et nos vassaux, seront observées de même par tous dans le royaume tant clercs que laïques, à l'égard des rapports entre eux et leurs tenanciers.»

«Or, comme nous avons accordé toutes ces libertés en vue de Dieu et pour la réformation de notre royaume, nous voulons les maintenir en pleine et entière stabilité; et, afin d'assoupir complètement la discorde survenue entre nous et nos barons, nous leur donnons et octroyons les garanties qui suivent: Les barons choisiront vingt-cinq barons du royaume, ceux qu'ils voudront, qui devront observer, maintenir, et faire observer la paix et les libertés que nous leur avons accordées, et que nous avons confirmées par la présente charte; en sorte que si nous avons lésé quelqu'un en quelque chose, soit par nous-mêmes, soit par notre justicier, ou si nous avons violé l'un des articles de la présente paix et sécurité, et que le tort soit prouvé à quatre barons parmi les vingt-cinq, ces quatre barons viennent vers nous, ou vers notre justicier, dans le cas où nous serions hors du royaume, et, nous remontrant la transgression, nous demandent de donner sans délai réparation. Si nous ne corrigeons pas ledit abus (ou du moins notre justicier, dans le cas où nous serions hors du royaume) dans l'espace de quarante jours, à partir du moment où le fait nous aura été déféré, les quatre barons susdits pourront porter l'affaire devant (30) les vingt et un barons restant, et alors ces barons, à l'aide de la commune du pays, nous contraindront et nous molesteront de toutes les manières possibles; par exemple, en s'emparant de nos châteaux, de nos terres, de nos possessions, et par autres manières qu'ils pourront, jusqu'à ce que la réparation qui leur semblait convenable ait été faite; sauf toutefois notre personne, celle de la reine notre femme, et celles de nos enfants. Quand réparation aura été faite, ils veilleront sur notre conduite comme auparavant. Quiconque voudra tenir une terre jurera que, pour l'exécution de toutes les choses susdites, il obéira aux ordres des vingt-cinq barons, et qu'il nous molestera de concert avec eux selon son pouvoir. Et nous donnons publiquement et librement permission de prêter ce serment à quiconque le voudra faire, et jamais nous ne défendrons à personne de jurer pareille chose. S'il arrive que parmi nos propres vassaux il y en ait qui, de leur plein gré, veuillent jurer aux vingt-cinq barons de s'unir à eux pour nous contraindre ou nous molester, nous les mettrons à même de faire ce serment, selon qu'il est dit plus haut. Si, relativement aux différentes choses dont l'exécution est confiée aux vingt-cinq barons, il s'élevait dissension entre eux sur quelque point, où que quelques-uns d'entre eux ayant été sommés n'aient point voulu, ou n'aient point pu assister à la délibération, on regardera comme bon et valable ce que la majeure partie d'entre eux aura décidé et ordonné, aussi bien que si les vingt-cinq avaient tous (31) consenti. Les vingt-cinq barons devront jurer d'observer fidèlement, et de faire observer, selon tout leur pouvoir, les articles plus haut spécifiés. Nous ne tenterons d'établir, ni par nous ni par d'autres, rien de ce qui pourrait ou révoquer ou affaiblir quelque point des présentes concessions et libertés; et s'il advenait quelque chose de pareil, ce serait regardé comme nul et non valable, et nous n'en tirerions profit ni par nous ni par d'autres. Nous remettons pleinement à tous, et pardonnons tous les mauvais desseins, griefs ou sujets de ressentiment qui peuvent s'être élevés entre nous et nos hommes, tant clercs que laïques, depuis l'époque de la discorde. Et pour mieux nous lier nous-mêmes, les quatre châtelains de Northampton, de Kenilworth, de Nottingham et de Scarborough, s'engageront par serment, envers les vingt-cinq barons, à faire, concernant les susdits châteaux, ce que la totalité ou la majorité des vingt-cinq barons leur recommandera et ordonnera. Que dans ces châteaux soient toujours établis des châtelains qui soient fidèles et ne veuillent pas transgresser leur serment. Nous renverrons du royaume tous les étrangers, tous les parents de Gérard de Athies, à savoir: Ingelard, André et Pierre, Guy de Chanceles, Guy de Ciguini, l'épouse dudit Gérard avec tous ses enfants, Geoffroi de Martenni et ses frères, Philippe Marci16 et ses frères, Guy, son neveu, Falcaise, ainsi que tous les Flamands et routiers qui sont préjudi- (32) ciables au royaume17. En outre, nous remettons pleinement à tous les clercs et laïques; pardonnons pleinement, autant qu'il est en nous, tous les excès commis à l'occasion de cette discorde, depuis la fête de Pâques de l'année dernière, qui était la seizième de notre règne, jusqu'au rétablissement de la présente paix. De plus, en témoignage des garanties données aux concessions spécifiées plus haut, nous voulons qu'il soit dressé des lettres-patentes par le seigneur Étienne, archevêque de Cantorbéry, par le seigneur Henri, archevêque de Dublin, par le seigneur Pandolphe, sous-diacre et familier du seigneur Pape, et par les évêques susdits. Nous voulons aussi et ordonnons formellement que l'église anglicane soit libre, et que tous les hommes de notre royaume aient et tiennent toutes les libertés, coutumes et droits susdits, bien et en paix, librement et tranquillement, pleinement et entièrement, pour eux et pour leurs (33) héritiers, de nous et de nos héritiers, en tous objets et lieux, à perpétuité, selon qu'il est dit. Enfin, il a été juré, tant de notre côté que du côté des barons, que nous observerions toutes les conventions susdites de bonne foi et sans mal engin: témoins les personnes plus haut nommées et beaucoup d'autres. Donné de notre main, au pré qu'on appelle Runnymead, entre Staines et Windsor, le quinzième jour du mois de juin, l'an dix-septième de notre règne.» Cette même année aussi, le roi Jean accorda les libres élections à toutes les églises d'Angleterre pour se concilier encore plus l'affection des prélats et des seigneurs. Le roi, les seigneurs et les prélats, de concert, s'engagèrent à faire confirmer par le pape cette dernière charte et concession, en sorte que, pour plus grande sûreté, la charte royale fut insérée dans la confirmation papale, et que le sceau du pontife y fut apposé. Les vingt-cinq barons choisis furent: le comte de Clare, le comte d'Albemarle, le comte de Glocester, le comte de Winchester, le comte de Hereford, le comte Roger, le comte Robert, le comte Maréchal le jeune, Robert, fils de Gaultier (le père), Gilbert de Clare, Eustache de Vescy, Hugues Bigod, Guillaume de Mowbray, le maire de Londres, Gilbert de Ros, le constable de Chester, Richard de Percy, Jean, fils de Robert, Guillaume Malet, Geoffroi de Say, Roger de Mowbray, Guillaume de Huntinfeld, Richard de Muntfichet, Guillaume d'Albiny. Ces vingt-cinq barons jurèrent sur leurs âmes, avec l'agrément du roi, qu'ils observeraient lesdites concessions de tous leurs (34) efforts, et contraindraient le roi à les maintenir, si par hasard il voulait revenir sur ce qu'il avait donné. Voici les noms de ceux qui jurèrent d'obéir aux ordres des vingt-cinq barons: le comte de Clare, le comte d'Arondel, le comte de Warenne, Henri Doili, Hubert de Bourg, Mathieu, fils d'Herebert, Robert de Pinkeni, Roger Huscarl, Robert de Neubourg, Henri de Pont-Audemer, Raoul de la Haie, Henri de Brantefeld, Guarin, fils de Gérold, Thomas Basset, Guillaume de Rokelant, Guillaume de Snintioham, Alain Basset, Richard de Redviers, Hugues de Benneval, Jourdain de Sacqueville, Raoul Musgard, Richard Sibflervast, Robert de Ropesle, André de Beauchamp, Gaultier de Dunstable, Gaultier Foliot, Falcaise18, Jean Maréchal, Philippe d'Albiny, Guillaume de Parc, Raoul de Normanville, Guillaume de Percy, Guillaume Agoilun, Enger de Pratest, Guillaume de Cirent, Roger de la Zouch, Roger, fils de Bernard, Godefroi de Cracumbe, qui tous jurèrent d'obéir aux ordres des vingt-cinq barons.

Le roi Jean ordonne aux vicomtes du royaume de faire exécuter la grande charte. — Charte du roi au sujet des élections de l'église: elle est confirmée par des lettres d'Innocent III. — Après avoir octroyé ces deux chartes, le roi d'Angleterre Jean envoya dans tous les pays d'Angleterre ses lettres patentes, ordonnant formellement à tous les vicomtes de son (35) royaume de faire jurer aux hommes de leurs bailliages, de quelque condition qu'ils fussent, l'observation des lois et libertés susdites, et de leur faire prendre l'engagement d'obliger et de contraindre, selon leur pouvoir, le roi lui-même, en s'emparant de ses châteaux, à exécuter tous les articles, tels qu'ils étaient contenus dans la charte. Cela fait, beaucoup de nobles du royaume vinrent trouver le roi Jean, faisant valoir des prétentions sur des terres, des possessions et des gardes de châteaux; choses, disaient-ils, qui leur étaient dues de droit héréditaire. Mais le roi demanda un délai jusqu'à ce que de loyaux hommes eussent prouvé par serment ce qui revenait à chacun en bonne justice; et, afin de mener cette affaire à terme, il leur donna jour à tous pour le dix-sept avant les calendes d'août, à Westminster. Cependant il rendit à Étienne, archevêque de Cantorbéry, le château de Rochester, avec plusieurs autres, qui, d'après d'anciens droits, devaient être remis à sa garde. Alors l'assemblée fut rompue, et les barons revinrent à Londres avec les chartes susdites.

Le roi Jean, voulant donner à l'inviolable observation du traité, force, durée, et sécurité plus grande, envoya des députés au seigneur pape Innocent, pour le prier instamment de daigner être favorable à la pieuse concession et confirmation qu'il avait faite, et de la confirmer à son tour par acte scellé de son sceau. Comme Jean était devenu le vassal respectueux du pape, et un roi apostolique, il mérita que le pape fit droit avec empressement à sa demande dans les (36) termes qui suivent: «Innocent, évèque, à tous ses vénérables frères et chers fils les prélats d'églises établis en Angleterre, salut et bénédiction apostolique. Nous exaltons par de justes louanges la magnificence du Créateur, lui qui, admirable et terrible dans ses desseins sur les enfants des hommes, a souffert quelque temps que le souffle de la tempête se déchaînât comme en se jouant sur le sol de son jardin, c'est-à-dire sur la terre, afin de nous montrer notre infirmité et notre insuffisance; lui qui, aussitôt qu'il l'a voulu, a dit au vent du nord: «Souffle;» et au vent du midi: «Ne t'y oppose pas;» et qui, commandant aux vents, a calmé la mer en apaisant la tempête dans les airs, afin que les matelots arrivassent au port tant souhaité. En effet, une grave querelle s'agitait depuis longtemps entre la royauté et le sacerdoce en Angleterre, non sans grand péril et grand dommage, relativement aux élections des prélats; mais celui à qui rien n'est impossible, et qui souffle où il lui plaît, a fait sentir sa coopération adorable, et notre très-cher Jean, l'illustre roi d'Angleterre, libéralement, de sa pure et spontanée volonté, par le consentement commun de ses barons, pour le salut de son âme et pour celui de ses prédécesseurs et successeurs, nous a fait cette concession confirmée par sa propre lettre, à savoir: Que désormais dans chaque comme dans toute église et abbaye, cathédrale et conventuelle, de tout le royaume d'Angleterre, les élections de prélats, quels qu'ils soient, grands comme petits, seraient libres à perpétuité. Ayant donc cela pour bon et pour (37) valable, nous confirmons, en vertu de l'autorité apostolique, cette concession faite à vous et par vous à vos églises et à vos successeurs, selon le contenu des lettres du roi qui ont été sous nos yeux, et la fortifions par l'approbation du présent écrit. Cependant, pour la rendre plus stable et pour en perpétuer la mémoire, nous avons fait insérer dans les présentes les susdites lettres du roi dont voici la teneur:

«Jean, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, seigneur d'Irlande, duc de Normandie et d'Aquitaine, comte d'Anjou, aux archevêques, évêques, comtes, barons, chevaliers, baillis, et à tous ceux qui ces lettres verront, salut. Puisque entre nous et nos vénérables pères Étienne, archevêque de Cantorbéry, primat de toute l'Angleterre- et cardinal de la sainte église romaine, Guillaume, évêque de Londres, Eustache, évêque d'Ély, Gilles, évêque de Héreford, Jocelin, évêque de Bath et de Glaston, Hubert, évêque de Lincoln, pleine paix a été faite par la grâce de Dieu et par pure et libre volonté des deux côtés, sur les torts et dommages qu'ils avaient soufferts au temps de l'interdit, nous voulons non-seulement leur donner satisfaction autant que nous pouvons le faire selon Dieu, mais encore pourvoir salutairement et utilement, à perpétuité, à l'église anglicane tout entière. D'où il suit que, quelles qu'aient été les coutumes observées jusqu'ici dans l'église anglicane sous notre règne et sous le règne de nos prédécesseurs; quelques droits que nous nous soyons arrogés jusqu'ici, à l'avenir, dans toute et dans chaque église et abbaye, (38) cathédrale et conventuelle de tout le royaume d'Angleterre, les élections de prélats, quels qu'ils soient, grands comme petits, seront libres à perpétuité; sauf, pour nous et pour nos héritiers, la garde des églises et des monastères vacants, qui sont de notre ressort. Nous promettons, en outre, que nous n'empêcherons, ni ne permettrons, ni ne ferons en sorte que les nôtres empêchent que, dans toute et dans chaque église et abbaye, lorsqu'il y aura vacance de prélats, les électeurs ne se choisissent librement qui ils voudront pour pasteur, après nous avoir toutefois demandé, à nous et à nos héritiers, la permission d'élire, que nous ne refuserons ni ne différerons d'accorder. Et si par hasard il arrive que nous refusions ou que nous différions, que les électeurs n'en procèdent pas moins à une élection canonique; que, semblablement après l'élection faite, notre consentement soit requis; et nous ne le refuserons pas, à moins que nous n'ayons à avancer contre ladite élection et à prouver légitimement quelque motif raisonnable qui nous empêche de consentir. C'est pourquoi nous voulons et ordonnons formellement que, dans la vacance des églises ou des monastères, personne ne vienne ou n'ose venir en quelque façon à l'encontre de la présente concession et constitution. Et si quelqu'un vient à l'encontre en quelque temps, qu'il encoure la malédiction du Dieu tout-puissant et la nôtre. Fait en présence de Pierre, évêque de Winchester, de Guillaume Maréchal, comte de Pembroke, de Guillaume, comte de Warenne, de Ranulf, comte de (39) Chester, de Saër, comte de Winchester, de Geoffroi de Mandeville, comte de Glocester et d'Essex, de Guillaume, comte de Ferrières. de Guillaume Bruer, de Guarin, fils de Gérold, de Guillaume de Canteloup, de Hugues de Nevil, de Robert de Ver, de Guillaume de Huntinfeld. Donné par la main de maître Richard du Marais, notre chancelier, le quinzième jour du mois de janvier au Temple-Neuf à Londres, l'an seizième de notre règne.

«Qu'aucun homme ne se permette donc de violer cette ordonnance, à laquelle nous donnons confirmation, et n'ait la hardiesse téméraire d'y contrevenir. Car si quelqu'un ose attenter à pareille chose, qu'il sache qu'il encourra l'indignation du Dieu tout-puissant et des bienheureux Pierre et Paul, ses apôtres. Donné à Latran, le troisième jour avant les calendes d'avril, l'an dix-huitième de notre pontificat.»

Les routiers tournent le roi en dérision. — Il se repent d'avoir octroyé la grande charte. — Soupçons et plaintes des barons. — Lorsque tous ces règlements furent terminés et approuvés des deux parts, tout le monde fut transporté de joie. On croyait que Dieu avait touché miséricordieusement le cœur du roi; qu'il lui avait arraché son cœur de pierre et avait mis à la place un cœur de chair; qu'enfin, un changement tant désiré serait opéré en lui par la main du Très-Haut. Tous comme chacun espéraient voir l'Angleterre délivrée par la grâce de Dieu du joug ægyptien qui l'opprimait depuis si longtemps; d'abord (40) par la protection de l'église romaine, sous les ailes de laquelle ils pensaient être à l'ombre et pouvoir jouir de la paix et de la liberté, défendus qu'ils seraient par le bouclier de la milice de Dieu dont le service est une royauté; ensuite, à cause de l'humiliation du roi qu'on avait souhaitée, parce qu'on pensait qu'elle inclinerait son âme à la mansuétude et à la paix. Mais il en arriva bien autrement, ô honte! ô douleur! bien autrement qu'on ne devait l'espérer. On croyait que la fortune allait présenter le nectar en souriant, tandis qu'elle préparait des breuvages pleins de fiel et de poison. Car voici que, par les artifices du diable, qui d'après sa vieille coutume trouble toujours la joie des hommes, les fils de Belial, je veux dire ces exécrables routiers, qui aimaient bien mieux la guerre que la paix, se mirent à souffler aux oreilles du roi des paroles de discorde. Ils grognaient sourdement, l'accablaient de railleries, et lui disaient d'un air moqueur: «Voici le vingt-cinquième roi en Angleterre; voici celui qui n'est plus roi, pas même un roitelet, mais l'opprobre des rois; il devrait préférer n'être pas roi que d'être roi de cette façon. Voici le roi sans royaume, le seigneur sans seigneurie; voici celui dont la vue fait vomir19, parce qu'il est devenu (41) corvéable; voici la cinquième roue à un chariot, le dernier des rois, un roi de rebut. Pauvre homme, sert de dernière classe, à quelle misère et à quel esclavage te voilà réduit! Tu as été roi, tu n'es plus que de la lie; tu as été le plus grand, tu es maintenant le plus petit. N'est-ce pas qu'il n'y a pas de plus grand malheur que d'avoir été heureux?... » Ainsi les routiers excitaient le ressentiment du roi, et ils attisaient par leur souffle les étincelles d'un feu infernal.

Alors, le roi Jean, trop sensible aux railleries de ces abominables routiers, que, selon son habitude constante, il avait rendus puissants pour sa propre perte, au détriment de ses sujets naturels, changea de dispositions; son cœur se laissa séduire par les conseils les plus pervers: tant il est facile de mettre en mouvement un esprit qui vacille, et de précipiter dans le crime celui qui incline vers le mal. Le roi se mit à pousser de profonds soupirs; il séchait d'une rage et d'une fureur concentrée; il se lamentait sans cesse, et répétait avec désespoir: «Malédiction sur la misé- (42) rable et impudique mère qui m'a engendré! Pourquoi m'a-t-on bercé sur les genoux? Pourquoi m'a-t-on nourri avec le lait des mamelles? Pourquoi m'a-t-on laissé croître pour mon malheur? on aurait dû m'égorger plutôt que de me présenter des aliments!» Puis il grinçait des dents, roulait des yeux hagards et farouches, saisissait, comme un homme en délire, des bâtons et des morceaux de bois qu'il rongeait avec les dents et qu'il brisait après les avoir rongés. Ses gestes désordonnés annonçaient clairement la colère ou plutôt la rage qui l'agitait. Sur-le-champ, dans la nuit même, il expédia secrètement des lettres adressées à Philippe Marci, constable du château de Nottingham, poitevin de nation, ainsi qu'à tous ses chers étrangers en qui il avait placé sa confiance et son âme, pour leur recommander de bien munir leurs châteaux de vivres, de les entourer de bons fossés, de les garnir de sergents soudoyés, de mettre en état les arbalètes et les machines, de fabriquer des traits; tout cela, cependant, prudemment et sans menaces ostensibles, de peur que les barons, n'en ayant connaissance, ne cherchassent à mettre obstacle aux desseins que sa colère méditait. Mais comme il n'y a rien de si secret qui ne soit découvert, ces mauvais préparatifs et ces machinations dangereuses forent révélés aux barons parle rapport des allants et venants. Alors ils députèrent vers le roi quelques-uns des plus sages d'entre eux pour connaître en diligence si ce qu'on disait était vrai. Les messagers devaient, par des paroles douces et de salu- (43) taires conseils, calmer l'indignation du roi et le faire renoncer à son projet inique avant qu'il fût mis méchamment à exécution; mais le roi reçut les barons avec un visage serein, et cachant sa haine au fond de son cœur, il les assura positivement, en jurant par les pieds de Dieu, qu'il ne nourrissait contre eux aucune fâcheuse pensée. C'est ainsi que, par cette fausse protestation et en se détournant pour rire à son aise, il apaisa frauduleusement les murmures qui commençaient à s'élever contre lui. Cependant, comme un homme violemment irrité se trahit toujours à quelque signe, les barons en avaient vu assez, avant même que la conférence fût rompue, pour sentir que le cœur du roi était ulcéré et que son visage se détournait d'eux. Dans leur préoccupation, ils réfléchissaient aux terribles événements qui allaient se passer, et disaient: Malheur à nous! ou plutôt malheur à toute l'Angleterre, qui, au lieu d'avoir un roi sincère, est opprimée par un tyran perfide qui tend de tous ses efforts à détruire ce misérable royaume! Il nous a déjà soumis à Rome et à l'église romaine pour que nous trouvions protection en elle; nous devons craindre, au contraire, d'être à l'avenir injurieusement foulés aux pieds20. Voici le premier exemple d'un roi qui, loin de vouloir soustraire son cou à la servitude, place lui-même sa tête sous le joug.» C'est ainsi qu'ils se lamentaient en quittant le roi et en retournant chez eux.

 (44) Le roi Jean se retire secrètement dans l'ile de Wight. — Les barons se préparent à célébrer des tournois. — Lorsque les barons, comme nous l'avons dit, eurent abandonné l'entrevue, le roi d'Angleterre Jean resta seul. De ses propres vassaux il n'avait plus avec lui que sept cavaliers tout au plus. Il passa la nuit à Windsor, couché, mais sans pouvoir dormir; et, le lendemain, avant le jour, il se retira secrètement dans l'île de Wight21, couvert de confusion, et plongé dans la plus grande consternation. Là, il resta quelque temps tourmenté par un cruel embarras, tournant et retournant, dans son esprit, tous les moyens dont il pourrait se servir pour se venger des barons. Il était enflammé par la colère, qu'un saint définit ainsi: La colère, c'est le désir de se venger.» Peu lui importait d'être confondu avec les esprits de confusion, pourvu qu'il se vengeât. Enfin, après de longues réflexions, il résolut de faire servir à la ruine de ses ennemis les deux glaives, comme l'apôtre Pierre, c'est-à-dire le glaive spirituel et le glaive temporel; afin que, s'il échouait d'un côté, il triomphât certainement de l'autre. Or, pour frapper avec le glaive spirituel, il envoya à la cour romaine Pandolpbe, sous-diacre du seigneur pape, avec quelques autres députés, chargés, au mépris du ser- (45) ment sacré que lui-même avait récemment prêté, de faire intervenir l'autorité apostolique, pour rendre nulles les prétentions des barons. Il envoya aussi Gaultier, évêque de Worcester et chancelier d'Angleterre, Jean, évêque de Norwich22, Richard du Marais, Guillaume Gernon et Hugues de Boves, avec son sceau, tous pour lever des troupes dans les pays d'outre-mer; ils devaient promettre terres, vastes possessions, riches trésors; et, pour inspirer plus de créance, si besoin était, donner à tous ceux qui voudraient venir, des chartes, comme gages de sûreté et de solde militaire. Il fixa à ses députés, pour lieu, Douvres, et pour jour, la fête de saint Michel, afin qu'ils vinssent le trouver avec tout ce qu'ils pourraient ramasser d'hommes d'armes. En outre) pour la plus grande ruine et confusion de lui-même et de tout le royaume, il envoya des lettres à tous ses capitaines de châteaux, en Angleterre, pour leur recommander de se bien munir en vivres, en armes de toute espèce et en soldats; de façon qu'ils se trouvassent aussi bien approvisionnés que s'ils avaient un siège à soutenir le lendemain. Quant à lui, accompagné de quelques serviteurs appartenant à l'évêque de Norwich, et dont (46) il avait mendié l'appui, il se mit à faire le métier de pirate, et chercha à s'attirer la faveur des matelots des cinq ports. Ainsi caché, quoique au grand jour, dans l'île de Wight et sur le bord de la mer, sans faste ni appareil royal, tantôt sur les ondes, tantôt mêlé aux matelots, il passa pendant trois mois une vie solitaire à méditer sa trahison. Cependant, on portait divers jugements sur cet iuconnu: les uns le regardaient (et c'était le plus grand nombre) comme un pêcheur, les autres comme un marchand; ceux-là comme un pirate et un brigand; quelques-uns comme un transfuge. On fut fort étonné, en Angleterre, de cette absence prolongée; on avait beau chercher le roi, on ne le trouvait pas. Enfin, ou crut qu'il s'était noyé ou qu'il avait péri de toute autre façon, soit par sa propre main, soit par la main des autres. Le roi Jean recueillait tous ces bruits dans son cœur, et attendait en silence le retour des députés, dont il avait envoyé les uns à la cour de Rome et les autres sur le continent, pour y lever des troupes et lui ramener des ennemis amis et aimés.

Cependant, les barons, qui demeuraient à Londres, comme s'il ne leur restait plus rien à faire, convinrent entre eux, de se réunir à Stanford pour un tournoi. Aussi écrivirent-ils en ces termes à Guillaume d'Albiny, noble et irréprochable seigneur: «Robert, fils de Gaultier, maréchal de l'armée de Dieu et de la sainte église, à l'honorable homme Guillaume d'Albiny, salut. Vous savez bien qu'il est fort avantageux pour vous et pour nous tous de gar- (47) der la ville de Londres qui est notre asile, et combien il serait déshonorant et fâcheux pour nous si nous la perdions par notre négligence. Sachez aussi, pour certain, que nous sommes bien informés des espérances de certaines gens qui n'attendent que notre éloignement de ladite ville pour s'en emparer aussitôt. C'est pourquoi, d'un commun avis, nous avons différé le tournoi qui devait avoir lieu à Stanford, et l'avons remis au premier lundi après la fête des apôtres Pierre et Paul, jusqu'au premier lundi après les octaves susdites. Ce tournoi aura lieu près de Londres, sur la bruyère, entre Staines et le bourg de Hounslow; et nous avons pris cette résolution en vue de notre sûreté et de la sûreté de ladite ville. Aussi, nous vous recommandons et prions vivement de venir audit tournoi, assez bien pourvu de chevaux et d'armes pour en retirer honneur. Celui qui aura fait les plus grandes prouesses recevra, en récompense, un ours qu'une dame enverra pour ce tournoi. Portez-vous bien.» Telles étaient les occupations oiseuses et frivoles des barons, qui ignoraient que des pièges subtils leur étaient tendus.

Le pape convoque un concile général. — Le roi Jean soumet au pape ses griefs contre les barons. — Cette même année, le pape Innocent appela en concile général, à Rome, les prélats de l'église entière; c'est-à-dire les patriarches, les archevêques, les évêques, les primiciers, les archidiacres, les doyens des églises cathédrales, les abbés, les prieurs, les templiers et les  (48) hospitaliers, les sommant de comparaître en présence du seigneur pape dans la ville de Rome, aux calendes de novembre, s'ils voulaient éviter la vengeance canonique.

Vers le même temps, des députés du roi d'Angleterre se présentèrent à Rome devant le seigneur pape; ils se plaignirent à lui, des rébellions et outrages que les barons d'Angleterre avaient excités contre ledit roi, en exigeant de lui certaines lois et libertés iniques qu'il ne convenait pas à la dignité royale de confirmer. «La discorde s'étant mise entre eux, dirent les députés, et le roi et les barons s'étant réunis plusieurs fois pour traiter de la paix, ledit roi a protesté plusieurs fois devant eux que le royaume d'Angleterre appartenait spécialement à l'église romaine, à titre de domaine; qu'il ne pouvait ni ne devait, par conséquent, rien établir de nouveau sans la permission du seigneur pape, ou rien changer dans le royaume à son préjudice. Mais, quoiqu'il eût interjeté appel et qu'il se fût mis lui et son royaume sous la protection du saint siège apostolique, les barons, sans s'inquiéter aucunement de l'appel, se sont emparés de la ville de Londres, capitale du royaume, qui leur a été livrée par trahison, et en sont encore aujourd'hui les maîtres. Après cela, ils ont couru aux armes, sont montés à cheval, et ont exigé du roi la confirmation des libertés susdites. Lui, qui redoutait leur attaque, n'a pas osé leur refuser ce qu'ils demandaient.» Les députés dont nous avons parlé présentèrent, en outre au seigneur pape quelques articles extraits de ladite  (49) charte, et rédigés par écrit, principalement ceux où le roi était fortement intéressé. Le pape, les ayant lus attentivement, fronça le sourcil avec colère, et répondit d'un air étonné: «Hé quoi! les barons d'Angleterre s'efforcent de détrôner un roi qui a pris la croix, et qui s'est mis sous la protection du saint-siége apostolique; ils veulent transférer à un autre le domaine de l'église romaine! Par saint Pierre! nous ne pouvons laisser un tel attentat impuni.» Alors le pape, après en avoir délibéré avec ses cardinaux, condamna et cassa par sentence définitive la charte de libertés accordée au royaume d'Angleterre; et, en témoignage de cette décision, il fit passer au roi d'Angleterre le privilège qui suit:

Le pape annule les libertés de l'Angleterre. — Injonction du pape aux barons. — «Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les fidèles en Jésus-Christ qui ces lettres verront, salut et bénédiction apostolique. Notre très-cher fils en Jésus-Christ, l'illustre roi d'Angleterre Jean, avait vivement offensé Dieu et l'église: aussi avions-nous jeté sur lui les liens de l'excommunication, et avions-nous placé son royaume sous l'interdit ecclésiastique. Alors, par l'inspiration miséricordieuse de celui qui ne vent pas que le pécheur périsse mais qu'il se convertisse et qu'il vive, ledit roi est rentré dans son cœur, et a satisfait humblement à Dieu et à l'église; et cela si pleinement, que non-seulement il a donné compensation pour les dommages et restitution pour les  (50) choses enlevées, mais encore qu'il a octroyé liberté entière à l'église anglicane. Bien plus, après la levée des deux sentences, il a fait don de son royaume, tant d'Angleterre que d'Irlande, au bienheureux Pierre et à l'église romaine, le recevant de nous en fief sous le tribut annuel de mille marcs, et nous prêtant serment de fidélité, ainsi qu'il appert par son privilège scellé du sceau d'or. Désirant plaire encore davantage au Dieu tout-puissant, il a reçu pieusement le signe de la croix qui vivifie, afin de partir au secours de la Terre-Sainte, expédition pour laquelle il faisait de grands préparatifs. Mais l'ennemi du genre humain qui voit toujours d'un œil d'envie les actes louables, a soulevé contre le roi, par ses artifices perfides, les barons d'Angleterre; en sorte que renversant toute idée reçue, ils se sont insurgés contre lui après sa conversion et sa réconciliation avec l'église, eux qui le soutenaient alors qu'il offensait l'église. Cependant des sujets de dissension s'étant élevés entre eux, et plusieurs jours ayant été fixés pour traiter de la paix, une ambassade solennelle nous a été envoyée de part et d'autre. Nous nous sommes soigneusement occupé de cette affaire avec les députés, et après pleine délibération, nous les avons chargés de lettres pour Étienne, archevêque de Cantorbéry, et pour les évêques anglicans, par lesquelles nous leur recommandions et leur enjoignions de s'intéresser activement et de faire œuvre efficace pour rétablir entre le roi et ses hommes vraie et pleine concorde: ils devaient déclarer nulles, en vertu de (51) l'autorité apostolique, toutes les conspirations et conjurations, s'il en avait été ourdi depuis l'époque de la discorde qui divisait la royauté et le sacerdoce; ils devaient défendre, sous peine d'excommunication, que nul à l'avenir osât méditer pareilles choses; ils devaient avertir prudemment les seigneurs et nobles hommes d'Angleterre, et s'employer efficacement pour que ceux-ci cherchassent à s'attirer la bienveillance du roi par des témoignages manifestes de piété et d'humilité; que, s'ils croyaient avoir quelque chose à lui demander, ils ne fissent pas d'insolentes, mais d'humbles réclamations; qu'ils lui conservassent son honneur royal; qu'ils lui fournissent les services accoutumés qu'eux et leurs prédécesseurs avaient fournis à lui et à ses prédécesseurs, puisqu'ils ne doivent pas dépouiller le roi sans jugement pour obtenir plus facilement ce à quoi ils tendent: de plus, par nos lettres, nous avons prié et averti ledit roi, et l'avons fait prier et avertir par ledit archevêque et lesdits évêques, lui enjoignant, en rémission de ses péchés, de traiter avec bienveillance les seigneurs et les nobles, et d'admettre avec clémence leurs justes demandes, afin que les barons apprissent en se réjouissant que la grâce divine l'avait converti à de meilleures dispositions, et qu'ils se fissent un devoir, eux et leurs héritiers, de reconnaître promptement et respectueusement pour seigneurs lui et ses héritiers; en sorte que dans le cas où la concorde ne pourrait se rétablir, ils obtinssent pleine sûreté de venir, de demeurer et de se re- (52) tirer, et qu'ayant présenté leurs raisons dans la cour du roi, la dissension fût assoupie selon les lois et coutumes du royaume. Mais avant que les députés fussent de retour avec ces sages et justes recommandations, les barons se sont dégagés entièrement du serment de fidélité: eux qui, lors même que le roi les eût injustement lésés, n'auraient pas dû agir ainsi contre lui, se sont montrés à la fois juges et exécuteurs dans leur propre cause: vassaux, ils ont conspiré publiquement contre leur seigneur; chevaliers, contre leur roi; et c'est non-seulement avec d'autres, mais encore avec ses ennemis les plus déclarés qu'ils ont osé prendre les armes contre lui; envahissant et dévastant ses terres, s'emparant même de la ville de Londres, capitale du royaume, qui leur a été livrée par trahison Or, sur ces entrefaites, les députés étaient revenus; le roi offrit alors aux barons de leur rendre pleine justice selon la forme de notre mandai; mais eux, repoussant23 cette proposition, se sont disposés à de plus grandes violences. C'est pourquoi le roi lui-même en a appelé à notre audience, leur offrant de leur rendre justice devant notre tribunal, dont ressort le jugement de cette affaire à raison du droit de seigneurie que nous possédons; mais eux s'y sont complètement refusés. Il leur a offert ensuite de s'en rapporter à quatre prud'hommes, choisis tant par lui que par eux, et qui, de concert avec nous, termineraient la querelle, promettant qu'avant tout (53) il réformerait les abus quels qu'ils fussent, introduits sous son règne en Angleterre; mais eux n'ont pas daigné accéder à cette offre. Enfin ledit roi leur a déclaré que puisque la suzeraineté du royaume appartenait à l'église romaine, il n'avait ni le droit ni le pouvoir d'y rien changer à notre préjudice sans notre mandat spécial. Aussi en a-t-il appelé de nouveau à notre audience, se plaçant lui et son royaume avec tous ses honneurs et droits sous la protection apostolique; et comme aucun moyen ne lui réussissait, il a réclamé de l'archevêque et des évêques l'exécution de notre mandat, les a sommés de défendre les droits de l'église romaine, et de le protéger lui-même selon la forme du privilège octroyé aux croisés. Mais comme ceux-ci ne voulaient rien faire de tout cela, il s'est vu abandonné de tout aide et conseil, et n'a plus osé refuser ce qu'on osait lui demander. D'où il suit que, forcé par la violence et par la crainte qui pouvait troubler l'homme le plus ferme, il est entré en composition avec les barons: composition non-seulement vile et honteuse, mais encore illicite et inique, qui entraine une déplorable violation et diminution de son droit et de son honneur. C'est pourquoi, comme le Seigneur nous a dit, par la bouche du prophète: «Je t'ai établi au-dessus des nations et au-dessus des royaumes, afin que tu arraches et détruises, que tu bâtisses et que tu plantes...;» et par la bouche d'un autre prophète: «Romps les associations de l'impiété et délie les faisceaux trop lourds...» nous ne voulons passer plus longtemps sous silence une (54) méchanceté si audacieuse qui tourne au mépris du siège apostolique, au détriment des droits du roi, à l'opprobre de la nation anglaise, au grand péril de toute la croisade: péril qui serait imminent, si, en vertu de notre autorité, nous ne réformions tout ce qui a été extorqué à un si grand prince croisé, et quand bien même il voudrait observer ce traité. En conséquence, au nom du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, par l'autorité des apôtres Pierre et Paul, et par la nôtre, sur l'avis commun de nos frères, nous réprouvons complètement et condamnons cette charte, défendant, sous peine d'anathème, que ledit roi prenne sur lui de l'observer ou que les barons avec leurs complices en exigent l'observation; déclarant nulles et cassant tant la charte elle-même que les obligations ou cautions quelles qu'elles soient, faites pour elle ou relativement à elle; voulant enfin qu'en aucun temps cette charte ne puisse avoir aucune force. Donné à Anagni, le neuvième jour avant les calendes de septembre, l'an dix-huitième de notre pontificat.»

Après avoir annulé de cette manière. les libertés susdites, le même pape écrivit en ces termes aux barons d'Angleterre: Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, aux nobles hommes d'Angleterre. Puissent-ils être inspirés par un meilleur avis. Plût à Dieu que dans la persécution que vous avez soulevée audacieusement contre votre24 seigneur le roi, vous (55) eussiez fait plus grande attention à votre ancien serment de fidélité, aux droits du saint-siége apostolique, au mandat contenu dans notre provision et au privilège octroyé à ceux qui ont pris la croix! car sans nul doute vous n'eussiez pas commis une action que tous ceux qui en entendent parler détestent comme un crime, surtout puisque vous vous êtes érigés vous-mêmes en juges et en exécuteurs dans votre propre cause; puisque d'ailleurs ledit roi était prêt à vous rendre dans sa cour, par la décision de vos pairs, pleine justice selon les lois et les coutumes du royaume; ou bien devant notre tribunal, dont ressort le jugement de cette affaire à raison du droit de seigneurie que nous possédons; ou bien encore devant arbitres qui devaient être choisis de part et d'autre et qui auraient agi dans cette cause de concert avec nous. C'est pourquoi comme vous n'avez daigné accéder à aucune de ces propositions, il en a appelé à notre audience, s'est placé lui et son royaume, avec tous ses droits et honneurs, sous la protection apostolique, et a protesté publiquement que puisque la suzeraineté de ce royaume appartenait à l'église romaine, il n'avait ni le droit ni le pouvoir d'y rien changer à notre préjudice comme le traité (et quel traité!) auquel vous l'a forcé d'accéder par violence et par crainte est non seulement vil et honteux, mais encore tellement injuste et illicite, qu'il doit être à juste titre réprouvé de tous, surtout à cause de la manière dont il a été obtenu, nous qui avons office de veiller temporellement et spirituellement sur le roi et sur le royaume, (56) nous vous recommandons et enjoignons par ce rescrit apostolique, et dans les intérêts de la droite foi, de faire de nécessité vertu, en renonçant par vous-mêmes à ce funeste traité, et en donnant satisfaction audit roi et aux siens pour les dommages et outrages qu'ils ont soufferts; afin que ledit roi, apaisé par des témoignages manifestes de respect et d'humilité dé votre part, réforme de lui-même tous les abus qu'il peut corriger en bonne justice. De notre côté nous l'y engagerons efficacement. Car si nous ne voulons pas qu'il soit privé de son droit, nous voulons aussi qu'il cesse de vous tourmenter, pour que le royaume d'Angleterre, sous notre suzeraineté, n'ait pas à gémir de coutumes mauvaises et d'exactions iniques. Et ce qui aura été réglé de cette manière sera ferme et stable à perpétuité. Que celui-là vous inspire qui veut que personne ne périsse! qu'il vous fasse acquiescer à nos salutaires conseils et à nos recommandations, de peur que si vous en agissiez autrement vous ne tombiez dans quelque état fâcheux dont vous ne pourriez vous tirer qu'à grand'peine. Enfin, pour ne pas parler des autres motifs de notre décision, nous ne pouvons dissimuler en aucune façon le péril grave auquel serait exposée toute l'affaire de la croisade: péril qui serait imminent si, en vertu de notre autorité, nous ne réformions toutes les concessions extorquées de cette manière à un si grand prince et à un prince croisé quoique lui-même veuille que ce traité soit observé. C'est pourquoi, tandis que l'archevêque et les évêques d'Angleterre seront réunis en notre présence à l'oc- (57) casion du concile général que nous nous proposons de célébrer, principalement pour terminer l'affaire de la croisade, députez vers notre cour des procureurs convenables, et remettez-vous-en sans crainte à notre bon plaisir; parce que, Dieu aidant, nous aviserons aux moyens d'extirper du royaume d'Angleterre les vexations et les abus, de contenter le roi lui-même dans son droit et honneur, et de faire que le clergé et que tout le peuple se réjouissent de la liberté et de la paix qui leur sont dues. Donné à Anagni le neuvième jour avant les calendes de septembre, l'an dix-huitième de notre pontificat.» Mais lorsque, par les intrigues du roi Jean, les seigneurs anglais eurent reçu ces lettres aussi commonitoires que comminatoires, ils refusèrent de renoncer à leur entreprise, s'insurgèrent de nouveau, pressèrent vivement le roi, et appliquèrent au pape cette parole du prophète: «Malheur à vous qui justifiez l'impie, etc...»

Guillaume d'Albiny met en état de défense le château de Rochester. — Le roi Jean, assiège cette place. — Arrivée des routiers. — Mort de Hugues de Boves. — Orage. — Aventure d'un moine de Saint-Albans. — Sur ces entrefaites, le noble seigneur Guillaume d'Albiny ayant reçu lettre sur lettre des seigneurs qui habitaient à Londres et ayant été vivement réprimandé de ce qu'il différait de venir, partit le jour de saint Michel, laissant le château de Belver25 bien et suffisam- (58) ment muni d'armes et de provisions de toute espèce et confié à la garde de ses féaux. Il arriva à Londres, où il fut accueilli avec grande joie par les barons, qui aussitôt, ayant tenu conseil, résolurent de fermer au roi tous les chemins par lesquels il aurait pu passer pour venir assiéger Londres; ils firent choix d'une troupe intrépide à laquelle ils donnèrent pour chef ledit Guillaume d'Albiny, comme un homme brave et fort expérimenté dans la guerre, et il gèrent cette troupe de s'emparer du château chester.

Peu de temps auparavant, le roi avait confié ce château à la fidélité de l'archevêque; mais je ne sais, Dieu seul le sait, par quel motif il le livra aux ennemis du roi. Lorsque les chevaliers y furent entrés, ils trouvèrent le lieu complètement dépourvu, non-seulement d'armes et de vivres, mais encore de toute espèce de provisions: il n'y avait absolument que ce qu'ils avaient apporté avec eux. Aussi plusieurs seigneurs commencèrent à se repentir et songèrent à quitter le château. Mais Guillaume d'Albiny leur prodigua les exhortations, ranima leur courage, et leur persuada qu'il y aurait lâcheté à abandonner cette entreprise. Alors tous ses compagnons, enflammés par ses paroles, approvisionnèrent le château avec les seuls vivres qu'ils purent trouver dans la ville de Rochester, et en entassèrent le plus possible. Or ces chevaliers étaient au nombre de sept fois vingt avec les gens de leur suite, et il ne leur restait plus assez de temps pour pouvoir ou faire du butin dans la pro- (59) vince, ou se prémunir par quelques fortifications nouvelles.

Après que Guillaume d'Albiny et ses compagnons eurent occupé, comme nous l'avons dit, le château de Rochester, le roi d'Angleterre Jean, au bout de trois mois de séjour, sortit de l'île de Wight et navigua jusqu'à Douvres. Là, les messagers qu'il avait envoyés dans les pays d'outre-mer vinrent le rejoindre, et lui amenèrent de divers pays une foule de chevaliers et de gens d'armes, dont la vue inspira à tout le monde la terreur et l'effroi. Du Poitou et de la Gascogne étaient venus des seigneurs fameux à la guerre, Savary de Mauléon et les deux frères Geoffroi et Olivier de Bouteville, accompagnés d'une troupe nombreuse de chevaliers et de gens d'armes: tous promirent de servir fidèlement le roi. Du Brabant et du pays de Louvain étaient venus aussi des hommes intrépides, Gaultier Burck26, Gérard de Sotin et Godeschall, avec trois corps d'hommes d'armes et d'arbalétriers qui avaient soif surtout de sang humain. En outre l'ar- (60) mée du roi était grossie de gens venus de Flandre et d'autres contrées d'outre-mer, tous avides du bien d'autrui, vraie nuée de chauves-souris27, ramas d'exilés, d'excommuniés, d'homicides, pour qui la patrie était un lieu d'exil et non pas de refuge. Le roi était désespéré; en s'attachant à lui ils lui rendirent l'espérance de résister aux rebelles. Lorsque le roi Jean eut appris que Guillaume d'Albiny et ses compagnons étaient entrés dans le château de Rochester, il se dirigea de ce côté en toute hâte, suivi de la multitude dont nous avons parlé, et trois jours après leur entrée dans le château les assiégés se virent privés de tout moyen de sortir et entièrement enfermés. Le roi disposa autour du château les pierriers et les autres machines et fit lancer sans relâche une grêle de pierres et de traits. De leur côté les assiégés soutenaient ces assauts avec fermeté; ils se défendaient vigoureusement, repoussaient les ennemis loin de leurs murs, et s'ils avaient eu autant de moyens de défense que les assiégeants avaient de moyens d'attaque, ils auraient pu se rire de tous leurs efforts.

Pendant ce temps, Hugues de Boves, brave chevalier, mais homme superbe et injuste, se présenta au port de Calais en Flandre28 avec une multitude innombrable de gens d'armes qu'il conduisait au secours du roi d'Angleterre. S'étant embarqué avec (61) toute sa troupe, il fît voile vers Douvres. Mais tout à coup une violente tempête s'éleva, et avant qu'on eût atteint le port désiré, la flotte fit naufrage, et tous furent noyés dans la mer. Hugues fut rejeté sur le rivage non loin du port de Yarmouth (?) avec une foule de chevaliers et de sergents. En divers lieux sur cette côte et dans chaque port on trouva une si grande quantité de cadavres d'hommes et de femmes, que l'air était infecté par la puanteur qui s'en exhalait. On trouva aussi un grand nombre de petits enfants qui avaient été noyés dans leurs berceaux et rejetés sur le rivage: ce qui fut pour beaucoup de personnes horrible spectacle. Tous furent livrés en pâture aux bêtes de la mer et aux oiseaux du ciel; en sorte que de quarante mille hommes pas un n'échappa vivant. Hélas! hélas! quelle cause de ruine c'était pour l'Angleterre que ce roi Jean, dissipateur des biens du royaume et fauteur de la discorde; il avait appelé à lui toute cette multitude d'étrangers qui devaient s'établir en Angleterre avec leurs femmes et enfants, et pour leur donner la terre en possession perpétuelle, il aurait expulsé du royaume et complètement banni les indigènes. En effet, ce roi cruel ou plutôt ce tyran couvert de sang avait déjà donné au chef de cette émigration, à ce Hugues de Roves, trompeur et transfuge, les provinces de Norfolk et de Suffolk: le bruit courut qu'il l'en avait investi par une charte. Mais la grâce divine fit échouer dans l'intérêt public son funeste projet. Lorsque la nouvelle de ce désastre fut parvenue au roi, il fut (62) saisi d'une violente colère, et ne prit pas de nouri'iture de la journée: jusqu'au soir il ne put contenir ses transports furieux, il se lamentait amèrement et se rongeait le cœur. La nuit où périt Hugues de Boves, un orage épouvantable s'éleva contre toute prévision. Le vent et la pluie se mêlaient aux grondements de la foudre et aux éclairs. Il arriva qu'un moine de Saint-Albans, qui demeurait à Bingham et qu'on nommait Robert de Westun, se trouva obligé, en vertu de l'obédience, de se rendre à Norwich. Tandis qu'il était en route cet orage éclata: c'était au milieu de la nuit, et il aperçut comme une armée innombrable de cavaliers montés sur de grands chevaux tout noirs, et tenant à la main des flambeaux de soufre. On ne pouvait les compter; et cet étrange cortège se rangea autour du moine dans un certain ordre. (Des flammes semblaient attachées à la crinière, à la croupe et aux chapes de ces chevaux fantastiques. Une flamme s'étant attachée au bas du capuce de Robert, en dehors de sa chape, un des garçons de son escorte voulut l'abattre avec un bâton, mais la flamme s'attacha alors à l'extrémité de ce bâton. Au reste, presque toutes ces apparitions s'évanouirent en quelques instants29.)

Indolence des barons. — Prise du château de Rochester. — Générosité de Guillaume d'Albiny. — Vers le même temps, lorsque les barons d'Angleterre eurent appris que Guillaume d'Albiny et ses  (63) compagnons étaient assiégés dans le château de Rochester, ils furent grandement troublés: car avant que ledit Guillaume se déterminât à occuper le château, ils avaient juré, la main sur les très-saints Evangiles, que s'il arrivait qu'il s'y trouvât assiégé, ils se réuniraient tous pour faire lever le siège selon leur pouvoir. Aussi les assiégés, se voyant réduits à l'extrémité, répétaient-ils en se lamentant et en soupirant: «O parjure, ô perfide Robert fils de Gaultier! où sont tes trompeuses promesses, tes protestations et tes serments?» Aussi les barons, pour ne pas paraître oublier tout à fait le serment et la foi donnée, prirent tous ensemble les armes, mais trop tard, et ils se mirent en route pour le bourg de Dartford, annonçant l'intention de forcer le roi à lever le siège. Mais un vent du midi, vent très-doux et qui n'a jamais incommodé personne, leur ayant soufflé au visage, ils rebroussèrent chemin, comme s'ils eussent rencontré un rempart d'épées, et laissèrent leur tentative inachevée. D'après ce principe, qu'il ne faut pas se fier à tout vent, ils tournèrent dos à Guillaume et à ses malheureux compagnons et retournèrent dans leur asile. Revenus à Londres, ils passèrent leur temps à banqueter en commun, à boire, à jouer gros jeu, à se livrer à tous les plaisirs, tandis qu'ils abandonnaient les assiégés de Rochester exposés au péril de mort et à tous les genres de misères. En effet, lorsque le roi eut appris avec quelle ostentation les barons s'étaient mis en route pour lui faire lever le siège, avec quelle honte et quelle ignominie ils s'étaient retirés, (64) il leur appliqua l'histoire de la montagne qui accouche d'une souris, devint plus audacieux et envoya de toutes parts des brigands chargés de ramasser des vivres pour la subsistance de l'armée. Pendant ce temps, les assiégés n'avaient de repos ni jour ni nuit. Car au milieu des pierres lancées par les machines et les frondes tournoyantes, au milieu des traits décochés par les archers et les arbalétriers, les chevaliers et les sergents montaient résolument à l'assaut, et quand ceux-là étaient fatigués, de nouveaux combattants leur succédaient et renouvelaient L'attaque; en sorte que par ces assauts sans cesse renaissants, les assiégés n'avaient pas un moment de relâche. Désespérant tout à fait d'être secourus par les barons, ils s'efforçaient de différer la mort qui les menaçait: car ils né redoutaient pas peu la basse tyrannie du roi qui ne savait pas épargner les vaincus. Aussi pour ne pas succomber sans vengeance et pour faire acheter chèrement à Jean sa victoire, ils trouvèrent dans leurs âmes, comme des lions blessés, un courage intraitable, et ils firent un grand carnage des assaillants. Déjà le siège durait depuis plusieurs jours à cause de la valeur et de l'intrépidité des assiégés qui rendaient, sans se lasser, traits pour traits, pierres pour pierres, et qui obligeaient les ennemis de se tenir à distance du mur et des remparts. Enfin le roi, voyant qu'un grand nombre des siens étaient morts et que tous ses instruments de guerre avaient peu de résultat, eut recours aux mineurs qui finirent par renverser une grande partie des murailles. Cependant les assiégés  (65) manquaient de vivres et se voyaient forcés de manger leurs destriers et leurs chevaux de prix. Alors les troupes du roi s'étant précipitées en grand nombre vers les brèches des murailles, obligèrent les défenseurs du château à l'abandonner, non sans avoir perdu beaucoup des leurs dans les assauts continuels et opiniâtres qu'elles livrèrent. Les assiégés s'étant retirés dans la tour, les troupes du roi entrèrent dans le château par les brèches des murailles et pressèrent vivement les ennemis; mais Guillaume d'Albiny avec ses compagnons, les força par une attaque impétueuse de sortir du château. Enfin, le roi dirigea aussi des mineurs contre la tour. Ceux-ci, avec grand'peine, renversèrent un pan de muraille et ouvrirent une entrée aux assaillants, et comme l'armée du roi s'efforçait d'y pénétrer, les assiégés la maltraitèrent beaucoup et la forcèrent de nouveau à lâcher pied. Mais Guillaume d'Albiny et les autres seigneurs de sa suite en étaient venus au point qu'il ne leur restait plus une seule bouchée à manger, et mourir de faim leur paraissait trop ignoble, à eux qui n'avaient pu être vaincus par les armes. Aussi, après s'être concertés, ils sortirent tous de la tour sans presque avoir reçu la moindre blessure, excepté un seul chevalier qui était mort d'un coup de trait, et ils vinrent se présenter au roi le jour du bienheureux André apôtre. Le siège durait depuis trois mois environ; et le roi, furieux d'avoir perdu tant d'hommes et d'avoir dépensé tant d'argent à l'attaque de Rochester, ordonna qu'on suspendît au gibet tous les seigneurs qui s'étaient (66) rendus, sans les avoir aucunement à merci. Mais un illustre seigneur, Savary de Mauléon, ne craignit pas de tenir tête au roi et de lui dire: «Seigneur roi, la guerre n'est pas finie et vous devez réfléchir attentivement à toutes les diverses chances de la guerre. Si aujourd'hui vous faites pendre ces gens-ci, nous pourrons, moi ou d'autres nobles de votre armée, tomber entre les mains des barons nos adversaires, qui auront leur tour et nous feront pendre à votre exemple; que, dans votre intérêt, pareille chose n'arrive pas; car à ce prix personne ne voudrait combattre pour votre service.» Alors le roi, quoiqu'à contre-cœur accéda aux conseils de Savary et d'autres hommes sages, et il envoya dans le château de Korf, pour y être détenus sous bonne garde, Guillaume d'Albiny, Guillaume de Lancastre, Guillaume de Emeford, Thomas de Muleton, Osbert Giffard, Osbert de Bobi, Odinel d'Albiny et autres seîgneurs. Quant à Robert de Chaurni, Richard Giffard et Thomas de Lincoln, il les dirigea vers le château de Nottingham, et vers d'autres lieux où ils devaient être emprisonnés. Mais il fit pendre au gibet tous les sergents, n'exceptant30 que les arbalétriers qui pendant le siège avaient [cependant] tué un grand nombre de chevaliers et de sergents. La prise de Rochester affaiblit beaucoup le parti des barons.

Un jour, pendant le siège du château de Roches- (67) ter, le roi et Savary faisaient le tour de la place pour en reconnaître les endroits faibles. Un arbalétrier très-adroit de Guillaume d'Albiny les ayant reconnus, lui dit: «Vous plairait-il, mon seigneur, que je tue avec ce trait que voici tout prêt, ce roi cruel qui est notre ennemi acharné?» Guillaume lui répondit: «Non, non; garde-t'en bien, exécrable gourmand! ne causons point la mort de l'oint du Seigneur.» Et comme le soldat répliquait: «Mais il ne vous épargnerait pas en pareille occasion.» «— Qu'il en soit ce que le Seigneur voudra, repartit Guillaume; le Seigneur disposera de moi, et non pas lui.» En cela il était semblable à David épargnant Saül alors qu'il pouvait le tuer. Plus tard, le roi Jean eut connaissance de la générosité de Guillaume; mais il ne l'en aurait pas plus épargné pour cela, puisqu'il l'aurait fait pendre si on l'eût laissé agir.

Excommunication générale des barons d'Angleterre. — Élection de Simon de Langton à l'archevêché d'York. — Elle est cassée par le pape. — Suspension d'Étienne, archevêque de Cantorbéry. — Vers le même temps, le pape Innocent, voyant que les barons révoltés refusaient de cesser la guerre qu'ils faisaient au roi, les excommunia et confia à l'évêque de Winchester, l'abbé de Reading, et à Pandolphe, sous-diacre de l'église romaine, l'exécution de la sentence conçue en ces termes: «Innocent, évêque, etc., à Pierre, évêque de Winchester, à l'abbé de Reading, et à (68) Pandolphe, sous-diacre de l'église romaine, salut et bénédiction apostolique. Nous sommes fort étonné et courroucé que notre très-cher fils en Jésus-Christ, l'illustre roi d'Angleterre Jean, ayant satisfait plus même que nous ne l'espérions au Seigneur et à l'église et surtout à notre frère Étienne, archevêque de Cantorbéry et aux évêques ses suffragants, quelques-uns d'entre eux aient agi moins convenablement qu'il ne fallait dans l'affaire de la sainte croisade; qu'ils n'aient eu aucun respect pour le mandat du saint-siége apostolique et pour le juste serment de fidélité qu'ils avaient prêté; qu'ils n'aient prêté audit roi ni aide ni faveur contre les perturbateurs de son royaume, devoir qui est évidemment du ressort de l'église romaine à raison de son droit de seigneurie; qu'enfin, ils se soient montrés confidents, pour ne pas dire acteurs dans cette inique conjuration; car celui qui s'abstient d'empêcher un crime qui lui est connu, encourt naturellement le soupçon d'y avoir participé. Voilà donc comment les pontifes dont j'ai parlé défendent le patrimoine de l'église romaine! voilà donc comment ils protègent les croisés! voilà donc comment ils résistent à ceux qui cherchent à faire manquer la croisade! Sans nul doute ils sont pires que les Sarrasins, ceux qui veulent chasser de ses états le roi de qui on pouvait le mieux attendre la délivrance de la Terre-Sainte. C'est pourquoi, afin que l'insolence de pareilles gens ne puisse prévaloir au point de causer danger, non-seulement pour le royaume d'Angleterre, mais encore ruine pour les autres (69) royaumes, et par-dessus tout la mise à néant de l'expédition projetée, nous, au nom du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, en vertu de l'autorité de ses apôtres, Pierre et Paul et de la nôtre, enfermons dans les liens de l'excommunication tous les perturbateurs du roi et du royaume d'Angleterre avec leurs complices et fauteurs et plaçons leurs terres sous l'interdit ecclésiastique; enjoignant de la manière la plus stricte audit archevêque et à ses coévêques en vertu de l'obédience, de faire publier solennellement notre sentence dans toute l'Angleterre chaque jour de dimanche et de fête, au son des cloches, jusqu'à ce que ces perturbateurs aient satisfait à leur seigneur le roi sur les dommages et outrages qu'ils lui ont fait subir, et qu'ils soient revenus fidèlement à son obéissance. Ces prélats devront enjoindre de plus de notre part, à tous les vassaux du roi, au nom de la rémission de leurs péchés, de prêter aide et conseil audit roi contre de pareils pervers. Et si quelqu'un des évêques néglige d'exécuter notre Commandement, qu'il sache que nous le suspendons de son office ecclésiastique et que nous dispensons ceux qui lui sont soumis de lui obéir; parce qu'il est juste que les inférieurs n'obéissent pas à celui qui dédaigne d'obéir à son supérieur. Afin donc que notre mandat ne puisse être entravé par les tergiversations de personne, nous avons jugé bon de vous confier la poursuite de l'excommunication lancée contre les rebelles ainsi que les autres soins relatifs à cette affaire: vous recommandant par ce rescrit apostolique de procéder (70) sur-le-champ et comme bon vous l'entendrez, sans vous inquiéter d'aucune espèce d'appel.»

Vers la même époque, les chanoines de l'église d'York, privés depuis longtemps de pasteur, obtinrent du roi la permission de procéder à une élection et se réunirent à cet effet. Quoique le roi les eût fortement priés de choisir pour pasteur Gaultier de Gray, évêque de Worcester, ils s'en excusèrent et refusèrent de l'élire sous prétexte qu'il était illettré. Alors ils procédèrent à l'élection et choisirent maître Simon de Langton, frère de l'archevêque de Cantorbéry, espérant trouver en lui la science qu'on appelle sagesse, c'est-à-dire une science relevée par un parfum de bonnes mœurs; comptant de plus sur l'assentiment du seigneur pape. Mais lorsque cette élection eut été notifiée au roi, il envoya à la cour romaine des députés chargés de faire valoir à l'audience du seigneur pape les allégations suivantes contre ladite élection. «L'archevêque de Cantorbéry, dirent-ils, est l'ennemi public du roi d'Angleterre, puisqu'il a été l'instigateur et le conseiller de là révolte des barons d'Angleterre contre ledit roi. C'est pourquoi si ledit Simon, qui est frère dudit archevêque, est promu à l'archevêché d'York, la paix du roi et du royaume ne pourra durer longtemps.» En prétextant ces inconvénients et d'autres semblables, ils entraînèrent le pape dans leur parti; c'est ce qui lit qu'il écrivit en ces termes au chapitre d'York: «Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, etc. Lorsque maître Simon de Langton, avec quelques autres chanoines d'York, s'est trouvé (71) dernièrement en notre présence, nous lui avons interdit de vive voix de chercher à obtenir l'archevêché d'York, parce que nous ne le souffririons point pour de bonnes raisons; et lui s'est conformé respectueusement à noire avis, autant que faire se peut en paroles. Aussi sommes-nous obligé de nous étonner et de nous courroucer en voyant que son ambition l'a aveuglé au point que, sachant bien qu'après notre défense et sa promesse expresse, il ne pouvait être élu de bon droit, il ait donné son consentement à une élection telle, qu'à défaut de tout autre obstacle, elle eût été regardée comme nulle par nous. Mais pour qu'en cette occasion il ne s'élève pas en Angleterre une erreur pire que la première et pour que l'église d'York ne reste pas plus longtemps sans pasteur, nous vous recommandons, sur l'avis commun de nos frères et par ce rescrit apostolique et vous enjoignons formellement, en vertu de l'obédience, d'envoyer quelques-uns d'entre vous munis des pleins pouvoirs de toute la communauté au prochain concile, nonobstant l'élection que vous avez faite et tout appel (car nous ne voulons ni ne devons souffrir des insolences et des machinations de cette espèce); nonobstant aussi toute tergiversation et prétexte qui pourrait être allégué: ils devront se trouver en notre présence d'ici aux calendes de novembre au plus tard, afin d'élire ou de demander de notre aveu pour pasteur une personne convenable. D'ailleurs, nous veillerons à vous pourvoir d'un prélat convenable et nous punirons sévèrement par l'excommu-(72) nication les opposants ou les rebelles, s'il s'en trouve. Quant à maître Simon, qui a consenti à l'élection faite à son égard, nous voulons le punir en châtiment de sa présomption, et le déclarons notoirement indigne31 à l'avenir d'être élevé à aucune dignité pontificale, sans une dispense spéciale du saint-siége apostolique. Donné aux ides de septembre, l'an dix-huitième de notre pontificat.»

A la même époque, Pierre, évêque de Winchester; et maître Pandolphe, s'adressèrent personnellement à l'archevêque de Cantorbéry et lui ordonnèrent formellement, au nom du seigneur pape, de transmettre aux suffragants de l'église de Cantorbéry la sentence du saint-siége apostolique, lancée généralement à Rome contre les barons d'Angleterre, et qui devait être publiée par les évêques; lui enjoignant aussi, pour ce qui le regardait, de la faire publier dans tout le diocèse de Cantorbéry chaque jour de dimanche et de fête. L'archevêque était sur le point de s'embarquer pour se rendre à Rome et assister au concile. Aussi demanda-t-il un délai jusqu'à ce qu'il eût obtenu un entretien avec le seigneur pape. Quant à la publication de la sentence, il assura avec fermeté que, pour arracher cet arrêt contre les barons, on avait tu la vérité: que, par conséquent, il ne la publierait en aucune façon jusqu'à ce qu'il eût connu à cet égard la volonté du souverain pontife et de sa bouche même. Alors les députés chargés d'exécuter (73) l'arrêt, voyant que l'archevêque refusait d'obéir aux ordres du seigneur pape, usèrent de l'autorité dont ils étaient investis et lui interdirent l'entrée de l'église et la célébration des divins mystères. Celui-ci observa humblement la suspension prononcée contre lui et se rendit en cet état à la cour apostolique. Ensuite l'évêque de Winchester, avec son collègue Pandolphe, déclarèrent excommuniés tous les barons d'Angleterre qui cherchaient à dépouiller le roi de son royaume, et renouvelèrent à chaque jour de dimanche et de fête la sentence déjà prononcée. Mais les seigneurs, se fondant sur ce qu'aucun d'eux n'avait été désigné nominalement dans le bref du seigneur pape, n'observèrent pas ladite sentence et la regardèrent comme nulle et de nul effet.

Concile général tenu à Rome par le pape Innocent. — Accusation contre Étienne, archevêque de Cantorbéry. — Sa suspension est confirmée. Cette même année, c'est-à-dire, l'an de l'incarnation mil deux cent quinze, un saint et universel synode fut célébré à Rome, dans l'église du saint Sauveur dite Constantine, au mois de novembre. Il fut présidé par le seigneur pape Innocent III, l'an dix-huitième de son pontificat. Quatre cent douze évêques y assistèrent. Au nombre des principaux prélats se trouvaient deux patriarches, celui de Constantinople et celui de Jérusalem. Celui d'Antioche, arrêté par de graves infirmités, ne put venir; mais il envoya, pour le remplacer, l'évêque d'Antarade (?). Le patriarche (74) d'Alexandrie, placé sous la dépendance des Sarrasins, fit ce qu'il put en envoyant à sa place son diacre Germain. Il y avait soixante-dix-huit primats et métropolitains, plus de huit cents abbés et prieurs. Ceux qui devaient agir au nom des archevêques, des évêques, des abbés, des prieurs et des chapitres absents, n'étaient pas en si grand nombre. Les députés de l'empereur de Constantinople, du roi de Sicile, élu empereur des Romains, du roi de France, des rois d'Angleterre, de Hongrie, de Jérusalem, de Chypre, d'Aragon; ceux envoyés par d'autres princes et seigneurs de provinces, formaient aussi une foule nombreuse. Lorsque tous furent réunis dans l'église dont nous avons parlé, et que chacun eut pris place dans le rang assigné selon la règle des conciles généraux, le pape ouvrit la séance par un discours d'exhortation; ensuite on lut en plein concile soixante articles qui plurent aux uns et que les autres trouvèrent fort onéreux. Enfin le pape, prenant de nouveau la parole relativement à l'affaire de la croisade et à l'abaissement de la Terre-Sainte, s'exprima ainsi: «Pour que rien32 ne soit oublié de ce qui peut contribuer au succès des affaires de Jésus-Christ, nous voulons et commandons que les patriarches, archevêques, évêques, abbés, prieurs, et autres qui sont chargés du soin des âmes, répètent soigneusement aux peuples qui leur sont confiés des paroles d'exhortation à prendre la croix; (75) qu'au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, seul unique et éternel vrai Dieu, ils supplient les rois, les ducs, les princes, les comtes, les marquis, les barons et autres seigneurs, aussi bien que les communes des cités, des villes et des bourgs, de fournir au moins, s'ils ne marchent pas en personne au secours de la Terre-Sainte, un nombre suffisant de guerriers, leur donnant, selon leurs moyens, de quoi subsister pendant trois ans; le tout à rémission de leurs péchés, ainsi qu'il est spécifié dans les lettres générales. Nous voulons aussi que ceux-ci là mêmes participent à cette rémission, qui feront construire des navires pour l'expédition. S'il y a des gens qui refusent et qui se montrent mal disposés, qu'on leur déclare en notre nom, et qu'ils sachent qu'ils nous répondront de cette ingratitude au jour du redoutable jugement prononcé par le juge inexorable. Qu'ils considèrent auparavant quel sera l'état et la sécurité de leur conscience, lorsqu'il leur faudra comparaître devant le Dieu seul engendre, et devant le Fils de Dieu, à qui son père a remis tout dans les mains: eux qui, dans cette occasion, auront refusé de le servir en refusant de servir le crucifié, qui est son propre fils, celui par la munificence de qui ils vivent, par le bienfait de qui ils se nourrissent, par le sang de qui ils ont été rachetés. Pour nous, voulant donner l'exemple aux autres, nous accordons et donnons pour cette œuvre trente mille livres, outre une flotte, qui nous sera fournie, tant par cette ville que par les contrées (76) voisines, et que nous mettrons à la disposition des croisés; ajoutant de plus, trois mille marcs d'argent, qui proviennent des aumônes de quelques fidèles, et qui sont entre nos mains. Désirant que les autres prélats des églises et que tous les clercs participent avec nous au mérite et à la récompense, nous établissons que tous, tant sujets que prélats, consacreront pendant trois ans, au secours de la Terre-Sainte, le vingtième des provenances ecclésiastiques; ne faisant exception que pour ceux qui, ayant pris ou devant prendre la croix, partiront eu personne. Pour nous et pour nos frères les cardinaux de la sainte église romaine, nous contribuerons pleinement du dixième. Nous établissons aussi que tous, soit clercs, soit laïques, après avoir pris la croix, auront sécurité sous la protection du bienheureux Pierre et sous la nôtre; que tous leurs biens resteront sous la défense des archevêques, des évêques et de tous les prélats de l'église de Dieu; en sorte que ces biens demeurent entiers et libres, jusqu'à ce qu'on ait des nouvelles certaines de la mort ou du retour des possesseurs. Si quelques-uns des croisés, à leur départ, ont été astreints par serment à payer intérêts, que leurs créanciers soient forcés par les châtiments ecclésiastiques à leur remettre leur serment et à renoncer à demander les intérêts. Nous établissons la même chose pour les Juifs, qui seront forcés par le pouvoir séculier à en agir ainsi. Que les prélats des églises qui se montreront négligents à rendre la justice, soit aux croisés, soit à leurs fondés de pouvoir, (77) soit à leurs hommes, sachent qu'ils encourront grave punition. Sur le conseil d'hommes prudents, nous déclarons que les croisés aient à se tenir prêts pour les calendes du mois de juin de l'année prochaine33, que ceux qui voudront prendre la route de mer se réunissent dans le royaume de Sicile, les uns à Brindes, les autres à Messine. Avec la grâce de Dieu, nous nous proposons de nous y trouver en personne, pour qu'avec notre aide et conseil, l'armée chrétienne reçoive des instructions salutaires, et parle munie de la bénédiction du Seigneur et-des apôtres. Nous qui sommes investi par la miséricorde du Dieu tout-puissant de l'autorité des apôtres Pierre et Paul, d'après le pouvoir que Dieu nous a donné, tout indigne que nous en sommes, de lier et de délier, nous accordons à tous ceux qui contribueront à cette louable expédition, de leurs personnes et de leurs biens, pleine rémission de leurs péchés dont ils se seront confessés de bouche, étant véritablement contrits de cœur, et nous leur promettons dans la rétribution des justes une part au salut éternel. Quant à ceux qui auront contribué à l'entreprise, non point de leurs propres per- (78) sonnes, mais de leurs biens, et en fournissant, selon leurs moyens, des hommes convenables, ou à ceux qui y auront pris part, non de leurs propres biens, mais de leurs propres personnes, nous leur accordons aussi pleine rémission de leurs péchés. Nous voulons aussi que ceux-là participent à cette indulgence, qui auront contribué convenablement sur leurs biens au secours de la Terre-Sainte, ou qui auront donné à cet égard aide et conseil opportuns. A tous ceux, enfin, qui partent pour la croisade, le saint et universel synode fait une part de bonnes œuvres, pour qu'elle leur soit comptée dignement pour le salut. Ainsi soit-il.»

Dans ce concile, les procurateurs du roi d'Angleterre qui étaient l'abbé de Beaulieu, Thomas de Herdington et Godefroi de Cracumbe, ces deux derniers chevaliers, agirent contre Étienne, archevêque de Cantorbéry, et l'accusèrent formellement de connivence avec les barons d'Angleterre, disant que par son aide et par ses conseils, il soutenait les barons dans le projet de détrôner le roi; qu'après avoir reçu les lettres du saint-siége apostolique qui lui enjoignaient de réprimer par la censure ecclésiastique les barons révoltés contre le roi, il s'était excusé de le faire, qu'alors l'évêque de Winchester et ses co-délégués lui avaient interdit l'entrée de l'église et la célébration des divins mystères; qu'enfin, malgré cet état de suspension, il s'était rendu au concile et s'était évidemment montré rebelle aux ordres apostoliques. A ces allégations et à beaucoup d'autres de (79) cette nature, l'archevêque parut convaincu et couvert de confusion; il ne répondit rien, et se borna à demander d'être absous de la suspension. On dit que le pape indigné lui fit cette réponse: «Par saint Pierre, mon frère, vous ne recevrez pas si facilement le bénéfice d'absolution, vous qui avez de si nombreux et de si grands torts non-seulement envers le roi d'Angleterre, mais encore envers l'église romaine. Nous voulons délibérer avec nos frères en plein conseil pour savoir de quelle manière nous punirons un excès si téméraire.» Enfin, après avoir pris à ce sujet l'avis des cardinaux, il confirma, par la lettre suivante, la sentence de suspension lancée contre ledit archevêque.

«Innocent, évêque, à tous les suffragants de l'église de Cantorbéry, salut. Nous voulons qu'il vous soit notoire à tous que nous avons pour bonne et valable la sentence de suspension, prononcée par notre vénérable frère Pierre, évêque de Winchester, et par notre cher fils le sous-diacre Pandolpbe, notre familier, élu à Norwich, contre Étienne, archevêque de Cantorbéry, en vertu de l'autorité apostolique dont ils étaient investis; nous ordonnons que cette sentence soit observée inviolablement, jusqu'à ce que ledit archevêque, qui s'y soumet lui-même humblement, ait mérité d'en être relevé selon la forme usitée dans l'église canonique, en changeant un lien pour un autre. C'est pourquoi nous vous recommandons et enjoignons, à vous tous tant que vous êtes, par ce rescrit apostolique, d'observer fermement ladite sen- (8) tence; et jusqu'à ce qu'elle soit levée, vous autres évêques ne devrez obéir en rien audit Étienne. Donné à Latran, la veille des nones de novembre.» Cela fait, les chanoines de l'église d'York présentèrent au seigneur pape maître Simon de Langton, et demandèrent qu'il confirmât son élection. Le pape leur dit: «Vous savez que nous ne le regardons pas comme élu, et que nous avons de bons motifs pour ne pas souffrir qu'il soit élevé à une si haute dignité. Et comme surtout cette élection a été célébrée malgré notre défense, nous la cassons absolument et la condamnons à jamais, déclarant que ledit Simon ne peut être désormais ni nommé ni élu à aucune dignité pontificale, sans une dispense spéciale du saint-siége apostolique.» Cette élection ayant donc été cassée, le seigneur pape commanda aux chanoines de procéder à une nouvelle élection; sinon, qu'il leur procurerait un pasteur convenable. Alors les chanoines, se souvenant des démarches faites auprès d'eux, demandèrent pour pasteur Gaultier de Gray, évêque de Worcester, se fondant sur la pureté de sa chair: «car, disaient-ils, il est resté vierge depuis. l'instant où il est sorti du ventre de sa mère jusqu'au présent jour.» On prétend que le pape leur répondit: «Par saint Pierre, la virginité est une grande vertu, et nous vous le donnons pour pasteur.» Ledit évêque reçut le pallium, et revint en Angleterre, après s'être engagé à payer à la cour romaine dix mille livres sterling, poids légal. A la fin, lorsque le concile fut dissous, le pape extorqua à (81) chaque prélat de grosses sommes d'argent qu'il fallut payer non-seulement en abandonnant les richesses du voyage, mais encore en empruntant aux usuriers à de dures conditions. Peu après, les chevaliers Thomas de Herdington et Godefroi de Cracumbe arrivèrent en Angleterre, et étant venus trouver le roi qui s'était déjà emparé du château de Rochester, comme nous l'avons dit, ils lui rapportèrent ces joyeuses nouvelles. Le roi, apprenant que les barons d'Angleterre étaient excommuniés, l'archevêque de Cantorbéry suspendu, Simon son frère, cassé, Gaultier de Gray promu à l'archevêché d'York; se voyant de plus maître absolu du château de Rochester, ne put contenir sa joie; il leva sur-le-champ son camp et se rendit en toute hâte à Saint-Albans. Lorsqu'il y fut arrivé, il entra dans le chapitre en présence du couvent, fit lire à haute voix les lettres qui suspendaient l'archevêque de Cantorbéry, et exigea formellement du couvent qu'il confirmât ledit arrêt en y apposant le sceau de la communauté, et qu'il le fît publier dans toutes les églises d'Angleterre tant cathédrales que conventuelles. On doit se souvenir ici de ces mots du poëte: «Le puissant supplie l'épée au poing.» Le couvent consentit aux exigences de Jean, quoique sans doute à contre-cœur. Aussitôt le roi, suivi de quelques-uns de ses conseillers, se retira à l'écart dans le cloître derrière le chapitre, et là s'occupa des moyens de confondre ses ennemis, c'est-à-dire les seigneurs d'Angleterre, et de fournir la solde à cette nuée d'étrangers qui combattaient pour (82) son service. Enfin le roi partagea ses troupes en deux armées: l'une devait servir à réprimer les incursions des barons qui demeuraient à Londres; à la tête de l'autre, il porterait le fer et la flamme dans les provinces septentrionales d'Angleterre, et détruirait tout ce qui se présenterait à sa rencontre. Ces choses se passèrent à Saint-Albans, le treizième jour avant les calendes de janvier. L'armée qu'il laissa dans le midi était commandée par des guerriers fameux: c'étaient Guillaume, comte de Salisbury, propre frère du roi; Falcaise, homme sans entrailles et sans miséricorde; Savary de Mauléon, brave mais cruel, avec ses Poitevins; Guillaume Bruer, courageux et expérimenté, avec tous ses hommes; Gaultier Burk, assassin et homme de sang, avec ses ignobles et exécrables Flamands et Brabançons, souillés de tous les crimes. Il y avait avec eux d'autres chefs que, pour le moment, je me dispense de nommer, afin d'être plus bref.

Le roi Jean dévaste le nord de l'Angleterre. — Les provinces du midi sont dépeuplées par ses lieutenants. — Faits divers. — Le roi Jean, de roi devenu tyran, ou plutôt ayant dépouillé le caractère de l'homme pour prendre la férocité de la bête, quitta le bourg de Saint-Albans et emmena avec lui, du côté du nord, Guillaume, comte d'Albemarle, Philippe d'Albiny, Jean Maréchal, et plusieurs chefs d'outre-mer, Gérard de Sotin, Godeschall avec les Flamands, les arbalétriers et d'autres nations (83) perverses qui ne craignaient pas Dieu et qui ne respectaient pas les hommes. Après avoir passé la nuit au bourg de Dunstable, il partit avant le jour, et se dirigea vers Northampton ravageant toutes les habitations. Il avait partagé ses troupes en plusieurs corps qui entraient à main armée dans les édifices des barons, les brûlaient, se chargeaient de dépouilles, emmenaient les animaux, détruisaient tout ce qu'ils rencontraient, et laissaient après eux un horrible spectacle. Pour comble de désolation et de méchanceté, le roi ordonna à ses incendiaires de brûler les haies sur leur passage, d'incendier les villages afin que les dommages de ses ennemis (si tant est qu'on puisse appeler ses ennemis ceux qui essayaient de le rappeler à la douceur et à la justice) lui réjouissent la vue, et que le pillage pût rassasier les abominables ministres de ses iniquités. Tous ceux qu'on rencontrait hors de l'église ou du cimetière, de quelque condition, de quelque âge, de quelque rang qu'ils fussent, étaient saisis, livrés à toutes sortes de supplices, et forcés de payer de grosses rançons: c'est la maxime du poëte: «Les Grecs se ressentent du furieux délire des rois.» Les querelles des princes retombaient sur les pauvres innocents. Lorsque les châtelains qui demeuraient dans les châteaux forts des barons apprenaient l'arrivée du roi, ils laissaient les châteaux vides, et, empressés de pourvoir à leur salut, ne songeaient qu'à se cacher. Ils abandonnaient aux ennemis les provisions, les dépouilles, et tout ce qui garnissait les places. Le roi Jean laissa (84) des corps de troupes dans tous les châteaux qu'il trouva vides, et arriva à Nottingham accompagné de ses exécrables satellites.

Pendant ce temes, Guillaume, comte de Salisbury, Falcaise, et les autres gens de guerre dont nous avons parlé, que le roi avait détachés de son armée en se séparant d'eux à Saint-Albans, établirent à Windsor, à Hartford, à Berkamsted, des châtelains et des soldats nombreux et bien armés; leur donnant mission d'observer ceux qui entreraient à Londres, ceux qui en sortiraient, et de chercher à couper les vivres aux barons. Cela fait, ils parcoururent les provinces d'Essex, de Hartford, de Middlesex, de Cambridge, de Huntingdon, se livrant aux rapines et au pillage, à l'exemple d'Holopherne, général de l'armée des Assyriens; mettant les villes à contribution, se saisissant des hommes, incendiant les édifices des barons, détruisant les parcs et les garennes, coupant les arbres fruitiers: ils portèrent même la flamme jusque dans les faubourgs de Londres, et y firent un butin inestimable. Lorsque des messagers venus de divers lieux racontaient tous; ces malheurs aux barons, ceux-ci se regardaient mutuellement et se bornaient à dire: «Le Seigneur nous a donné, le Seigneur nous a ôté: il faut prendre nos maux en patience.» Et, quand, au milieu des détails qu'on leur donnait sur les abominations commises par les impurs satellites du roi Jean, on leur parlait de leurs femmes et de leurs filles livrées en jouets à ces misérables, ils gémissaient et s'écriaient: «Voilà (85) donc les belles actions de ce très-cher fils en Jésus-Christ, comme dit le pape. Son vassal qu'il protège si bien subjugué d'une façon nouvelle un noble et libre royaume comme le nôtre. O douleur! n'est-il pas manifestement en faute, celui qui, loin de secourir un peuple désolé, répand son venin sur la congrégation des pauvres que nous devons appeler l'Église. Le crime a d'autant plus d'éclat que celui qui le commet est plus haut placé.» Ils employaient ainsi leur bouche à prononcer ces plaintes et d'autres paroles de désespoir, sans garder de mesure. Vers le même temps, Falcaise s'empara de la forteresse de Hamstape qui appartenait à Guillaume Manduit, et la détruisit le quatrième jour avant les calendes de décembre. Le même jour fut prise, par les châtelains de Rochester, la forteresse de Tunbridge, qui appartenait au comte de Clare. Vers le même temps, Falcaise, ayant paru devant le château de Bedfort, demanda aux gardiens de le lui livrer: ceux-ci obtinrent une trêve de sept jours; mais comme, pendant cet espace de temps, leur seigneur Guillaume de Beauchamp ne vint pas les secourir, ils rendirent le château audit Falcaise, le quatrième jour avant les nones de décembre. Le roi, qui goûtait fort les violences de Falcaise, pour qui le bien et le mal étaient tout un, lui donna en récompense le château de Bedfort, et pour épouse une noble dame. Marguerite de Redviers, avec toutes les possessions dont celle-ci était héritière, ainsi que les terres de beaucoup de barons anglais. Par là il aggravait encore les haines (86) soulevées contre lui. Cette même année, Guillaume de Cornebull fut consacré évêque de Chester, le jour de la conversion de saint Paul; maître Benoît, précenteur de l'église de Saint-Paul à Londres, fut consacré évêque de Rochester, le huitième jour avant les calendes de mars; maître Richard, doyen de Salisbury, fut aussi consacré à Chicester.

Le château de Beauvoir est livré au roi. — Détails sur les atroces cruautés exercées par Jean et par ses mercenaires. — L'an de grâce qui est l'année dix-huitième du règne du roi Jean, ledit roi passa le jour de Noël au château de Nottingham; le lendemain il leva son camp et se rendit à Langar, où il passa la nuit. Le lendemain matin il envoya une ambassade solennelle au château de Belver, et exigea, avec de grandes menaces, que ceux qui y étaient enfermés le lui rendissent. Les gardiens du château étaient Nicolas, clerc, et fils de Guillaume d'Albiny, Guillaume de Stodham, et Hugues de Charneles, chevaliers, qui tinrent aussitôt conseil avec leurs compagnons d'armes sur ce qu'il y avait à faire; car on leur avait annoncé, au nom du roi, que si l'on opposait la moindre résistance34 à la reddition du château, Guillaume d'Albiny n'aurait plus à manger et mourrait de la mort la plus honteuse. Les assiégés étaient dans le plus cruel embarras et ne savaient à quoi se résoudre. Enfin, après avoir délibéré en com- (87) mun, ils furent tous d'avis qu'il valait mieux racheter leur seigneur d'une mort ignominieuse, en rendant le château, que d'essayer de le défendre, pour perdre à la fois seigneur et château. Alors Nicolas d'Albiny et Hugues de Cbarneles, ayant pris avec eux les clefs du château, allèrent trouver le roi à Langar, et lui rendirent le château, à condition qu'il agirait miséricordieusement envers leur seigneur, et qu'eux-mêmes auraient la permission d'y rester en paix, protection et sécurité, avec leurs armes et leurs chevaux. Le lendemain, qui était le jour de saint Jean évangéliste, le roi Jean entra dans le château, dont il remit la garde à Geoffroi et à Olivier de Bouteville, tous deux frères et Poitevins de nation. Il reçut de tous ceux qui s'y trouvaient serment de fidélité et de féal service, et il leur accorda à tous des lettres patentes qui leur garantissaient l'indemnité de leurs biens et possessions.

Cependant un corps détaché de l'armée du roi étant venu à Dwinton, forteresse appartenant à Jean de Lascy, la trouva déserte; elle fut aussitôt rasée sur l'ordre du roi. Cela fait, le roi sépara en plusieurs corps ses exécrables aventuriers, et pénétra dans les provinces du nord35, brûlant les édifices des barons, emmenant les bêtes par troupeaux, pillant, dévastant tout par l'épée, détruisant enfin ce qui se présentait à lui, sans égard pour le Seigneur ni pour la pitié (88) due aux pauvres. Ces satellites de Satan, ces ministres du diable, rassemblés, à cet effet, des contrées les plus éloignées, couvraient la face de l'Angleterre comme une nuée de sauterelles. Pour les plus humbles habitants de ces contrées, le soupçon de posséder quelque chose était un arrêt de mort; des supplices raffines forçaient celui qui n'avait rien à avouer qu'il avait quelque chose, et à se procurer de quoi payer. Partout on voyait courir ces meurtriers couverts de sang humain, ces voleurs de nuit, ces incendiaires, ces fils de Belial, qui, l'épée au poing, voulaient faire disparaître de la surface de la terre depuis l'homme jusqu'au dernier mouton, et anéantir tout ce qui était nécessaire aux besoins humains. Ils parcouraient, leurs couteaux nus à la main, les villages, les maisons, les cimetières, les églises, et dépouillaient tout le monde, sans épargner ni les femmes ni la faiblesse des enfants et des vieillards. Ce qu'ils ne pouvaient dévorer, ils le livraient aux flammes ou le gâchaient de telle sorte qu'il devenait impossible de s'en servir. Ceux même qu'on ne pouvait accuser de rien, ces misérables les traitaient d'ennemis du roi; partout où ils les rencontraient, ils les traînaient pêlemêle en prison, où ils étaient chargés de fers et obligés de se racheter moyennant de grosses sommes. Les prêtres, au pied des autels, portant en main le signe de la sainte croix, ou consacrant le corps du Sauveur, tout couverts qu'ils étaient de leurs habits sacrés, et malgré le respect que devait inspirer leur présence à l'autel, étaient saisis brutalement, tortu- (89) rés, dépouillés, blessés; il n'y eut ni pontife, ni prêtre, ni lévite, qui pût verser sur ces blessures l'huile ou le vin. Les chevaliers et les autres hommes, de quelque état qu'ils fussent, étaient exposés aux mêmes violences, jusqu'à ce qu'ils eussent livré leur argent. Les uns étaient pendus par les reins et par les organes de la génération; les autres par les pieds et les jambes; ceux-là par les mains, les pouces et les bras. On jetait aux yeux de ces malheureux du sel fondu dans du vinaigre; et ces victimes ne comprenaient pas qu'elles souffraient à l'exemple du Dieu créé, et que c'était un martyre pareil à celui du Christ. D'autres attachés sur des trépieds et sur des grils, étaient exposés à des charbons ardents; puis leurs corps à demi-consumés étaient plongés sous la glace; ainsi que dans les supplices de l'enfer, on passe d'une chaleur ardente à un froid excessif. Dans ces tortures ils rendaient l'âme ou ne conservaient qu'un souffle de vie; et tandis qu'au milieu des tourments ils poussaient des cris et d'horribles gémissements que la douleur leur arrachait, il n'y avait personne qui eût pitié d'eux; les bourreaux ne demandaient pas autre chose que de l'argent: mais c'était ce que les patients n'avaient pas, et on refusait de les croire dans leur désespoir. Quelques-uns qui n'avaient rien promettaient beaucoup, afin de retarder par quelques instants d'un trop court délai, les supplices qu'ils avaient déjà endurés. Enfin, c'était en Angleterre une persécution générale; les pères étaient vendus, pour les tortures, par leurs enfants; les frères (90) par les frères; les citoyens par les citoyens. Les foires et les marchés avaient cessé; le peu qu'on vendait se vendait dans les cimetières, et encore ce n'était pas sans des scènes de désordre. L'agriculture était morte. Au milieu de tous ces outrages qui s'adressaient aux barons, ceux-ci restaient à Londres comme des femmes en mal d'enfant couchées dans leurs lits. Leur grande affaire était de boire et de manger, et de savoir si on leur présenterait quelque nouveau ragoût qui pût aiguiser leur gourmandise et réveiller leur appétit dédaigneux. Mais tandis qu'ils dormaient, le roi ne s'amusait pas à dormir, et faisait rentrer sous son pouvoir leurs terres, leurs possessions, leurs châteaux et leurs forteresses, depuis la mer du Midi jusqu'à la mer d’Écosse. Le roi, disposant à son gré, comme nous l'avons dit, des possessions des barons, donna toute la terre entre la rivière-de Tees et l’Écosse, avec les châteaux et dépendances, à Hugues de Bailleul et à Philippe de Hulecotes, leur assignant un corps de chevaliers et d'hommes d'armes suffisant pour la défense du territoire. Dans le canton d'York il établit pour gardiens des châteaux et des terres, Robert de Vieux-Pont, Brien de l'isle, et Geoffroi de Luci, avec un corps d'hommes d'armes. A Guillaume, comte d'Albemarle, il donna les châteaux de Rokingbam, de Sawey, et celui de Bingham, qui appartenait à Guillaume de Coleville. A Falcaise, il confia les châteaux d'Oxford, de Northampton, de Bedfort et de Cambridge; à Ranulb l'Allemand, celui de Berkamsted, et le château de Hartford à Guillaume (91) de Goderville, chevalier du vasselage de Falcaise. Le roi donna mission à tous ces chefs, ainsi qu'aux autres qui tenaient pour lui en Angleterre, de détruire, au nom de la conservation de leurs personnes et de leurs biens, toutes les possessions des barons, châteaux, édifices, villages, parcs, garennes, étangs, moulins, arbres fruitiers, et d'achever, avec une fureur pareille, l'œuvre que lui-même avait déjà commencée. Ceux-ci posèrent pas résister aux ordres du roi, et se conformèrent si bien à ses instructions, que la dévastation des édifices et des possessions des seigneurs formait un spectacle lamentable pour tous ceux qui en étaient témoins. Leur cruauté en était venue au point que celui qui n'était pas le plus méchant était regardé comme bon, et que celui qui nuisait pas autant qu'il pouvait nuire paraissait rendre service. Ensuite le roi Jean, enflammé d'un violent courroux, se dirigea vers les contrées d'Écosse, en deçà de la mer, et, après s'être emparé du château de Berwick et de plusieurs autres qui passaient pour imprenables, il railla le roi d'Écosse Alexandre, et, se moquant de ce que ce dernier était roux, il s'écria: «C'est ainsi, c'est ainsi que nous ferons fuir de sa tanière le renard au poil roux.» Il eût commis dans ce pays beaucoup de ravages et de dévastations, s'il n'eût été rappelé par une affaire importante qui ne souffrait point de délai. A son retour du nord de l'Angleterre, le roi laissait tout le pays si bien soumis à son autorité, qu'il ne restait plus au pouvoir des barons que deux châteaux tout au plus, celui de (92) Montsorel, et un autre qui appartenait à Robert de Ros, dans la province d'York. Après avoir tout subjugué en massacrant tout, le roi Jean redescendit vers le midi, en longeant le pays de Galles. Là il agit avec sa cruauté habituelle contre tous ses adversaires, assiégea et prit un grand nombre de châteaux appartenant à ses ennemis. Les uns furent démolis; il garda pour lui les autres, et y mit garnisons d'hommes d'armes.

Excommunication nominale et spéciale des barons d'Angleterre. — Exécution de la sentence. — L'île d'Ély dépeuplée. — Vers la même époque, sur les instances du roi d'Angleterre, le souverain pontife excommunia, nominalement et spécialement, par la lettre suivante les barons d'Angleterre qu'il avait excommuniés d'abord en général: «Innocent, évêque, etc., à l'abbé d'Abingdon, archidiacre de Poitiers, et à maître Robert, officiai de l'église de Norwich, salut. Nous voulons qu'il vous soit notoire que, dans le dernier concile général, nous, au nom du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, par l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et par la nôtre, avons excommunié et anathématisé les barons d'Angleterre, ainsi que leurs complices et fauteurs, qui poursuivent Jean, l'illustre roi d'Angleterre, croisé et vassal de l'église romaine, et qui cherchent à lui enlever un royaume qui appartient manifestement à l'église romaine. De plus, nous excommunions et anathématisons tous ceux qui ont (93) donné aide et secours pour molester ou attaquer ledit roi, et pour arrêter ceux qui marchaient à sa défense; et nous plaçons sous l'interdit ecclésiastique les terres des susdits barons. En outre, voyant qu'ils n'en ont pas moins persévéré dans leur inique projet, et qu'ils sont devenus, sur ce point, pires que les Sarrasins, nous aggravons sur eux le poids de notre colère; déclarant que si quelque clerc, de quelque rang ou de quelque ordre qu'il soit, prend sur lui de violer lesdites sentences d'excommunication ou d'interdit, il ait à se regarder comme frappé du glaive d'anathème, et comme déposable de tout office ou bénéfice, s'il ne vient au plus tôt à résipiscence. C'est pourquoi nous recommandons et enjoignons à votre discrétion, par ce rescrit apostolique, de faire publier lesdites sentences par toute l'Angleterre, et de les faire observer inviolablement au nom de notre autorité, indépendamment de toute considération de rang et d'appel. Néanmoins, nous voulons et ordonnons, que certains barons d'Angleterre que notre vénérable frère l'évêque de Winchester, et nos chers fils l'abbé de Reading et maître Pandolphe, notre sous-diacre et familier, délégués par nous, ont déclarés excommuniés personnellement, parce qu'ils étaient les plus coupables dans cette affaire, à savoir: les habitants de Londres, qui ont été les principaux auteurs de cette machination perverse, et Robert, fils de Gaultier, le comte de Winchester, Robert son fils, Geoffroi de Mandeville et Guillaume son frère, le comte de Gare et Gilbert, son fils, Henri, comte de Hereford. Richard (94) de Percy, Eustache de Vescy, Jean, constable de Chester, Guillaume de Mowbray, Guillaume d'Albiny, Guillaume, son fils, Robert de Ros et Guillaume, son fils, Pierre de Brus, Roger de Creissy, Jean, son fils, le comte Roger Bigod, Henri, son fils, Robert de Ver, Foulques, fils de Guarin, Guillaume Malet, Guillaume de Montaigu, Guillaume, fils de Maréchal, Guillaume de Beauchamp, Simon de Kime, Roger de Montbégon, Nicolas d'Estouteville, ainsi que les autres désignés nominalement dans la sentence des susdits juges, soient excommuniés avec leurs complices et fauteurs, en vertu de l'autorité apostolique; que vous les fassiez déclarer publiquement comme tels dans toute l'Angleterre, et comme gens dont le commerce doit être évité par tout le monde; que vous fassiez renouveler cette sentence solennellement chaque jour de dimanche et de fête; que vous en prononciez l'observation inviolable; que vous déclariez sous l'interdit ecclésiastique la ville de Londres; que vous punissiez les contradicteurs par la sentence ecclésiastique, sans vous embarrasser d'aucun appel; qu'enfin, vous annonciez publiquement l'excommunication et la suspension de maître Gervais, chancelier de Londres, qui, au rapport des juges dont nous avons parlé, s'est montré le persécuteur le plus ardent du roi et des siens, lui assurant qu'il sera puni d'un plus grand châtiment, s'il ne donne satisfaction convenable. Que si tous ne..., etc.» Donné à Latran, le dix-septième jour avant les calendes de janvier, l'an dix-huitième de notre pontificat.

(95) Lorsque cette lettre fut parvenue aux juges à qui elle était adressée, ils écrivirent en ces termes à toutes les églises cathédrales ou conventuelles d'Angleterre: «Innocent, évêque, etc. En vertu de l'autorité de ce mandat, nous vous recommandons et enjoignons formellement de déclarer excommuniés les barons d'Angleterre, ainsi que leurs complices et fauteurs qui persécutent le seigneur Jean, roi d'Angleterre, et tous ceux qui ont donné aide et secours pour molester et attaquer ledit roi, ou pour arrêter ceux qui marchaient à sa défense; vous ordonnant aussi de prononcer la mise en interdit ecclésiastique des terres de ces mêmes barons. Non-seulement vous déclarerez excommuniés ceux qui sont nommés personnellement dans le précédent rescrit du seigneur pape, mais encore tous les autres qui sont désignés nominalement dans la sentence des précédents juges, à savoir: Gaultier de Norton, Osbert, fils d'Alain, Olivier des Vallées, Henri de Braibroke, Robert de Ropesle, Guillaume de Hobregge, Guillaume de Manduit, Maurice de Gant, Robert de Brakley, Adam de Lincoln, Ranulf de Mandeville, Guillaume de Lanvaley, Philippe, fils de Jean, Guillaume de Tuinton, Guillaume de Huntingfeld, Alexandre de Puinton, Richard de Muntfichet, Robert de Gressey, Geoffroi, constable de Meauton, Guillaume, archidiacre de Hereford, Jean de Fereby, Ranulf, chapelain de Robert fils de Gaultier, Alexandre de Sutton, Guillaume de Coleville, Robert, son fils, Osbert de Bobi, Osbert Giffard, Nicolas de Stanville, Thomas de Muleton, les (96) citoyens de Londres, maître Gervais, leur chancelier; plaçant publiquement la ville de Londres sous l'interdit ecclésiastique. Vous aurez soin de faire publier les sentences d'excommunication et d'interdit dans vos églises, tant conventuelles que paroissiales, qui dépendent de vous, de les faire renouveler solennellement chaque jour de dimanche et de fête; exécutant soigneusement chaque article du mandat apostolique, et l'observant fermement autant qu'il est en vous; sous peine d'encourir la peine canonique réservée aux désobéissants. Portez-vous bien.» Ces sentences d'excommunication et d'interdit publiées bientôt dans toute l'Angleterre parvinrent à la connaissance de tout le monde. La seule ville de Londres, siège des révoltés, en fit si peu de cas, que les barons ne voulurent les observer, ni les prélats les publier. Ils disaient, en général, que ces lettres avaient été obtenues par de fausses suggestions, et que, par conséquent, elles n'étaient d'aucun poids: s'appuyant surtout sur ce que le soin de régler les affaires laïques n'appartient pas au pape, puisque le Seigneur n'a donné d'autre pouvoir à l'apôtre Pierre et à ses successeurs que celui de gouverner les choses ecclésiastiques. «Pourquoi, s'écriait-on, l'insatiable cupidité des Romains? Qu'ont de commun les évêques de Rome et notre chevalerie? Ce sont là des successeurs de Constantin et non pas de Pierre. Ils n'imitent Pierre ni dans ses mérites ni dans ses œuvres, et ils ne doivent pas lui être assimilés pour la puissance: Dieu est juste dans la récompense des mérites.

(97) «O honte! De sales ribauds, qui ne savent ce que c'est que la bravoure et la générosité, d'ignobles usuriers, des simoniaques, prétendent régenter le monde avec leurs excommunications. Ah! combien ils diffèrent de Pierre ceux qui agissent en son nom!...» Ainsi, chacun exprimait sa douleur en levant les yeux au ciel. Or personne à Londres ne tint le moindre compte de la sentence d'excommunicaiion et d'interdit. On célébra, comme à l'ordinaire, les mystères divins dans toute la ville; les cloches sonnèrent, et les offices furent chantés à haute voix.

Vers le même temps, Gaultier Burk, avec ses Brabançons, entra dans l'île d'Ély du côté d'Herebey, arrachant tous ceux qui s'étaient retirés dans les églises du pays et les forçant par de cruels supplices à payer de grosses rançons. Il n'y avait plus d'asile où mettre en sûreté sa personne et ses biens. En effet, le comte de Salisbury, Falcaise et Savary de Mauléon qui se trouvaient dans le comté, entrèrent à leur tour dans l'île par le pont de Slunteney, La glace permettant de pénétrer partout, ils se livrèrent aux plus affreux ravages, dépouillant toutes les églises, ravageant enfin tout ce qu'avaient laissé les brigands précédents. Ils entrèrent l'épée nue dans l'église cathédrale. la livrèrent au pillage et à la profanation; ils l'auraient même brûlée, si le prieur du lieu ne l'avait rachetée pour deux cent neuf marcs d'argent. Le seigneur Étienne lui-même, homme aimable et libéral, et irréprochable en toutes choses, fut tiré violemment hors de l'église; noble et pieux, il fut mal- (98) traité par des êtres vils et impies: il perdit tout ce qu'il avait, ses chevaux, ses livres, ses meubles et toute sa vaisselle. Ce qui est triste à dire, il ne racheta son corps des supplices raffinés dont on le menaçait, qu'en donnant cent marcs d'argent. Dans l'île d'Ély, quinze chevaliers avec une foule d'hommes de diverse condition, furent pris. Les plus nobles et les plus riches chevaliers s'échappèrent, quoiqu'à grand'peine, à la faveur de la glace qui leur servait de pont. Les uns se cachèrent, les autres parvinrent à gagner Londres. Quelques-uns d'entre eux furent saisis sur les chemins: n'ayant pas de chevaux, ils étaient tombés de lassitude et n'avaient pu continuer leur route. Ainsi tout ce qui se trouvait dans l'île était exposé aux rapines de ces brigands: de nobles et illustres dames devenaient le jouet de ces misérables.

Les barons élisent pour roi d'Angleterre Louis, fils de Philippe-Auguste. — Plaintes contre le roi Jean. — Plaintes contre le pape. — A cette époque, les barons qui avaient déjà perdu tout ce qu'ils chérissaient le plus au monde, et qui, se voyant hors d'état de recouvrer par leurs propres forces ce qui leur avait été enlevé, désespéraient d'un meilleur avenir, ne savaient à quoi se résoudre; ils maudissaient la fraude, les tergiversations et l'infidélité du roi, et disaient en gémissant et en soupirant: «Malheur à toi, Jean, le dernier des rois, l'abomination des princes anglais, la ruine de la noblesse d'Angleterre. Hélas! pauvre Angleterre, déjà si désolée, et (99) qui le sera plus encore! Hélas! Angleterre! Angleterre! toi, jusqu'ici la reine des nations par tes richesses, tu es mise sous le tribut. Non-seulement tu es dévastée par la flamme, par la famine et le fer, mais encore tu es courbée et tu gémis sous le joug d'étrangers et d'ignobles esclaves: rien n'est plus déplorable que d'être soumis à une servitude imposée par des serfs. Nous avons lu que beaucoup de rois, même de faibles princes ont combattu jusqu'à la mort pour la délivrance du peuple qu'ils gouvernaient. Toi, Jean, de lugubre mémoire pour les siècles futurs, tu n'as songé, tu n'as travaillé qu'à rendre esclave ton royaume libre de toute antiquité, et qu'à entraîner les autres avec toi sous le joug, comme la queue du serpent a entraîné la moitié des étoiles du firmament36. Mais c'est toi-même que tu as déshonoré tout le premier. De roi libre, tu es devenu tributaire, fermier, vassal de servitude. Tu as revêtu de ton propre seing l'acte qui condamnait le. plus noble des états à un esclavage éternel, sans qu'il puisse jamais se dégager de ces entraves humiliantes, à moins que celui-là ne daigne avoir pitié de nous qui nous a délivrés, nous et le monde entier, de notre antique esclavage sous le joug du péché. Et que dirons nous de toi, pape? toi qui devais être le père de la sainteté, le miroir de la piété, le gardien de la justice, le défenseur de la vérité; toi qui devais servir de flambeau et d'exemple, tu te mets du côté d'un pa- (100) reil homme, tu le loues, tu le protèges; mais tu ne le défends quand il a recours à toi, cet homme qui épuise les trésors de l'Angleterre et qui ruine la noblesse britannique, qu'afin d'engloutir toutes choses dans le gouffre de l'avarice romaine: aussi ce que tu donnes pour motif et pour excuse te rendra criminel et t'accusera devant Dieu.» C'est ainsi que les barons, pleurant et se lamentant, maudissaient le roi et le pape; mais ils commettaient un énorme péché, car il est écrit: «Tu ne maudiras pas ton prince»; et ils manquaient de véracité et de respect en traitant d'esclave l'illustre Jean, roi d'Angleterre, puisque servir Dieu c'est régner. Enfin ils se déterminèrent à choisir pour roi quelque homme puissant à l'aide duquel ils pussent recouvrer leurs anciennes possessions, pensant qu'ils ne pourraient trouver de maître plus cruel que ne l'était Jean, et raisonnant d'après cet argument désespéré:

Le comble du malheur mène à la tranquillité: car alors on ne redoute point d'événement plus fâcheux.

Après avoir hésité longtemps sur celui qu'ils devaient choisir, ils s'accordèrent unanimement à mettre à leur tête Louis, fils de Philippe, roi de France, et à le reconnaître pour roi d'Angleterre. Voici quelle était leur espérance: le roi Jean ne marchait qu'environné d'une foule d'étrangers venus d'outre-mer, dont le plus grand nombre étaient vassaux de Louis et de son père; si, par l'ordre de ces derniers, ledit roi se trouvait privé et dépouillé des secours étrangers, (101) il resterait sans force et presque seul, et, faisant de nécessité vertu, il reviendrait peut-être à de meilleurs desseins. Cet avis ayant emporté tous les suffrages, on envoya une ambassade solennelle, composée du seigneur Saër, comte de Winchester, et de Robert, fils de Gaultier, avec des lettres munies du sceau de tous les barons, au roi Philippe et à son fils; ils devaient supplier instamment le père d'envoyer son fils en Angleterre pour y régner, le fils d'y venir pour être aussitôt couronné. Sur-le-champ les députés partirent en grande hâte, et étant venus trouver le roi de France et son fils Louis, ils leur présentèrent les lettres dont j'ai parlé. Après les avoir lues et examinées avec attention, le roi répondit aux députés qu'il n'enverrait pas son fils avant d'avoir reçu des barons, pour plus grande sécurité, vingt-quatre bons otages au moins et de la plus haute noblesse du royaume. A ces mois, les députés revinrent en grande hâte auprès des barons, et leur rapportèrent la réponse qu'ils avaient reçue. Ceux-ci ne pouvant faire autrement, livrèrent les otages au roi de France, et les remirent à sa disposition en aussi grand nombre qu'il l'avait demandé. L'arrivée des otages, qui furent enfermés sous bonne garde à Compiègne, donna quelque confiance à Louis, et il commença à faire sans délai les préparatifs d'une expédition qui lui plaisait fort. Mais comme une entreprise de si grande importance exigeait que rien ne fût fait à la légère, il fit prendre les devants à quelques-uns de ses chevaliers, les chargeant de le précéder en Angleterre, (102) pour rendre l'espérance aux barons et sonder leur fidélité. Voici leurs noms: c'étaient le châtelain de Saint-Omer, le châtelain d'Arras, Hugues Chacun; Eustache de Neuilly, Baudouin Bretel, Guillaume de Wimes, Gilles de Melun, Guillaume de Beaumont, Gilles de Hersi, Bisec de Fersi. Tous, avec une nombreuse suite de chevaliers et de vassaux, remontèrent la Tamise jusqu'à Londres, où ils furent reçus avec grande joie par les barons, le troisième jour avant les calendes de mars. Vers le même temps, Étienne, archevêque de Cantorbéry, ayant donné caution à Rome de se présenter au jugement du seigneur pape relativement aux griefs articulés contre lui, fut relevé de la sentence de suspension, mais à condition qu'il ne rentrerait pas en Angleterre avant que la paix eût été pleinement rétablie entre le roi et ses barons.

Renouvellement de l'excommunication des barons contumaces. — Vers le même temps, aux approches de la fête de Pâques, l'abbé d'Abingdon et ses codélégués, ayant appris l'opiniâtreté des barons et des bourgeois de Londres, étendirent leurs mains sur eux; et renouvelant l'édit d'excommunication, ils donnèrent mission à toutes les églises conventuelles d'Angleterre de publier sous cette forme la sentence prononcée: «Henri, par la grâce de Dieu, abbé d'Abingdon, etc., accomplissant le mandat apostolique qui nous était confié, ainsi que la teneur des lettres que nous vous avons récemment transmises vous (103) l'a prouvé plus pleinement, nous avons envoyé non pas une fois, mais plusieurs, aux chapitres de Saint-Paul et de Saint-Martin, à Geoffroi de Bocland, doyen de cette église, et au couvent de la Sainte-Trinité, à Londres, nos lettres qui contenaient les termes mêmes du rescrit du seigneur pape; leur ordonnant formellement, en vertu de l'autorité apostolique, de faire publier avec soin et observer inviolablement les sentences d'excommunication et d'interdit lancées contre ceux qui persécutent le seigneur roi et contre les habitants de Londres. Mais ils ont osé traiter avec assez d'irrévérence et de mépris le mandat apostolique pour négliger par rébellion de publier ou même d'observer lesdites sentences. En communiquant sciemment avec des excommuniés dans la célébration des divins mystères, ils se sont montrés les violateurs des arrêts du seigneur pape et ils ont paru complètement en toutes choses se moquer ouvertement de ses ordres. Les faits sont constants d'après les lettres patentes du chapitre de Saint-Paul et de Saint-Martin, d'après le rapport des clercs et des messagers du même doyen, lettres et messagers envoyés à nous spécialement, et enfin d'après d'autres preuves suffisantes qui nous en donnent pleine certitude. En outre, quelques seigneurs du royaume de France, avec une troupe armée de chevaliers et de vassaux, sont venus à Londres; nous voulons sans aucun doute que ceux-là aussi soient enveloppés dans la même sentence d'excommunication; car c'est au mépris des droits du seigneur roi et de la sainte église romaine qu'ils (104) ont envahi le royaume d'Angleterre, le ravageant chaque jour et le tenant subjugué en partie: ce qui est notoire pour tout le monde en Angleterre et pour beaucoup de gens en d'autres pays. C'est pourquoi, en vertu de l'autorité apostolique dont nous sommes investis pour cette affaire, nous déclarons excommuniés les susdits seigneurs à savoir, le châtelain de Saint-Omer et ses compagnons, qui ont donné aide et secours contre le roi pour occuper et envahir le royaume d'Angleterre; de plus, ledit doyen ainsi que tous les chanoines et clercs de quelque dignité ou ordre qu'ils soient, faisant partie des églises susdites et de la ville de Londres, qui auront eu connaissance du mandat et qui, ou se seront absentés ou auront agi de quelque manière que ce soit, pour qu'il ne leur parvînt pas: vous enjoignant, en vertu de la même autorité, de déclarer publiquement excommuniés tous ceux que nous venons de désigner, de faire publier pareille chose dans toutes vos paroisses en nommant personnellement le doyen tout aussi bien que les seigneurs que nous venons de désigner. Songez à accomplir assez soigneusement la présente recommandation, ainsi que celle contenue dans les premières lettres qui vous ont été transmises, pour que vous ne puissiez être accusés de négligence auprès du seigneur pape (ce dont Dieu vous garde), mais plutôt être loués pour votre exactitude. Portez-vous bien.»

Lettre de Louis de France aux habitants de Lon- (105) dres. — Tournoi. — Le pape défend à Louis de descendre en Angleterre. — Négociation du légat à ce sujet avec Philippe-Auguste. — Vers le même temps, Louis écrivit en ces termes aux barons et aux bourgeois à Londres: «Louis, fils aîné du roi Philippe, à tous ses féaux et amis qui demeurent à Londres, salut et sincère affection. Sachez pour sûr qu'au dimanche de Pâques prochain nous serons à Calais, prêts à passer la mer avec la grâce de Dieu. Comme vous vous êtes conduits bravement et vigoureusement dans toutes mes affaires, je vous rends grâces abondamment, vous priant instamment et vous requérant très-vivement de tenir ferme pour moi comme vous l'avez toujours fait. Nous voulons que vous soyez certains que nous arriverons bientôt à votre secours: nous vous prions aussi instamment d'ajouter créance à ces présentes, sans vous inquiéter de toute autre suggestion, lettre ou message; car nous pensons que vous recevrez à ce sujet quelque fausse lettre ou quelque message trompeur. Portez-vous bien.» Vers le même temps, les barons et les chevaliers nouvellement arrivés du royaume de France, sortirent de Londres pour se mesurer à cheval dans le jeu d'armes qu'on appelle tournoi. Ils n'étaient armés que de leurs lances et couverts que d'une cotte piquée37. Ils passèrent une partie de la journée à faire des passes de chevaux et à se frapper de leurs lances en jouant. Mais un des Français, en dirigeant la lance (106) qu'il tenait contre Geoffroi de Mandeville, blessa mortellement le comte38 sans le vouloir. Ledit comte expira peu de jours après, au grand regret et chagrin de beaucoup de gens; et en mourant il pardonna sa mort à celui qui l'avait frappé.

Vers le même temps, maître Gallon, envoyé par le seigneur pape, se rendit en France pour défendre à Louis, au nom de l'autorité apostolique, de descendre en Angleterre. Admis en présence du roi Philippe, il lui présenta des lettres du seigneur pape, qui priaient ledit roi de ne pas permettre, à son fils Louis d'entrer à main armée en Angleterre, ou d'inquiéter le roi d'Angleterre en quoi que ce fût, niais au contraire de le protéger, de le défendre et de le chérir comme vassal de l'église romaine; ajoutant que son royaume appartenait à l'église romaine à raison du droit de seigneurie. Le roi de France, en lisant cette lettre, répondit sur-le-champ: «Le royaume d'Angleterre n'a jamais été le patrimoine de saint Pierre, ni ne l'est, ni ne le sera. Le roi Jean, il y a bien longtemps de cela, voulut priver injustement du royaume d'Angleterre son frère le roi Richard. A ce sujet il fut accusé de trahison, convaincu devant son propre frère, et condamné par jugement dans la cour dudit roi Richard; la sentence fut même prononcée par Hugues de Pusat, qui était évêque de Durham. Il n'a donc jamais été véritablement roi, ni n'a pu donner de royaume. Mais, en supposant (107) qu'il ait été véritablement roi, il a forfait son royaume par la mort d'Arthur; pour lequel fait il a été condamné dans notre cour. Enfin, aucun roi ni aucun prince ne peut donner son royaume sans le consentement de ses barons, qui sont tenus de défendre ce royaume, et si le pape a résolu de faire prévaloir une pareille erreur, il donne à tous les royaumes l'exemple le plus pernicieux.» Aussitôt ce ne fut qu'une voix unanime parmi les seigneurs qui protestèrent qu'ils tiendraient ferme pour ce principe jusqu'à la mort: à savoir qu'un roi ou qu'un prince ne pouvait par sa seule volonté donner son royaume ou le rendre tributaire; en sorte que les nobles du royaume devinssent serfs. Ces choses se passèrent à Lyon39, le quinzième jour après Pâques.

Le lendemain, par les soins du roi de France, Louis parut à l'assemblée, et après avoir jeté sur le légat un regard de travers, vint s'asseoir à côté de son frère. Alors le légat se mit à prier avec de grandes instances Louis de ne pas se rendre en Angleterre pour attaquer ou pour occuper le patrimoine de l'église romaine, et le roi son père (ainsi qu'il avait fait la veille) de ne pas permettre à son fils d'y aller. Le roi de France répondit aussitôt au légat: «J'ai toujours été dévoué et fidèle au seigneur pape et à l'église romaine: jusqu'ici je me suis employé efficacement à ses affaires et à ses intérêts. Aujourd'hui ce ne sera ni par mon conseil ni par mon aide que mon fils (108) Louis fera quelque tentative contre l'église romaine. Cependant, s'il a quelque prétention à faire valoir sur le royaume d'Angleterre, qu'il soit entendu, et que ce qui sera juste lui soit accordé.» Alors un chevalier, que Louis avait chargé de parler en son nom, se leva et prit la parole au milieu de l'assemblée: «Seigneur roi, c'est une chose connue de tous, que ce Jean, qu'on appelle roi d'Angleterre, pour avoir tué en trahison, et de ses propres mains, son neveu Arthur, a été condamné à mort dans votre cour par jugement de ses pairs; que depuis les barons d'Angleterre, à cause des nombreux homicides et des autres énormités dont il s'est rendu coupable dans ce pays, n'ont plus voulu qu'il régnât sur eux. Aussi ils ont entrepris de lui faire la guerre, afin de le chasser irrévocablement du trône. En outre, le roi souvent nommé, sans l'aveu de ses barons, a cédé son royaume au seigneur pape et à l'église romaine, pour en être investi de nouveau et le tenir à titre de vassal et sous la condition d'un tribut annuel de mille marcs. Or, s'il n'a valablement pu donner à personne la couronne d'Angleterre sans l'agrément des barons, il a valablement pu s'en dessaisir: du jour où il a résigné sa couronne, il a cessé d'être roi, et le royaume a été vacant. Comme il appartient aux barons de pourvoir au royaume vacant, ils ont choisi le seigneur Louis, à raison de sa femme, dont la mère, qui est reine de Castille, est seule vivante de tous les frères et sœurs du roi d'Angleterre.» De son côté, le légat exposa que Jean était croisé; que, d'après les statuts du con- (109) cile général, il avait droit à être maintenu en paix pendant quatre années, et que tout ce qui était à lui devait rester en sûreté sous la protection du saint-siége apostolique. Louis ne tarda pas à répondre par son interprète: «Avant d'avoir pris la croix, le roi Jean avait déclaré la guerre au seigneur Louis. Dans cette guerre, il a assiégé et il a détruit le château de Bouchain (?); il s'est emparé semblablement de la ville d'Aire, qu'il a incendiée en grande partie. Il en a emmené captifs une foule de chevaliers et de sergents qu'il tient encore aujourd'hui dans ses prisons. Il a assiégé aussi le château de Lens et y a tué beaucoup de gens. Il a dévasté, par le fer et par la flamme, le comté de Guines, qui est un fief-lige du seigneur Louis. Aujourd'hui encore, après avoir pris la croix,  il est en guerre avec le seigneur Louis; d'où il suit que ce dernier peut lui faire justement la guerre.» Sans se contenter de ces raisons, le légat n'en défendit pas moins, comme il l'avait fait précédemment, et cette fois sous peine d'excommunication, à Louis d'oser entrer en Angleterre, et à son père de lui permettre d'y aller. Sur cette menace, Louis s'adressa à son père et lui dit: «Seigneur, quoique je sois votre homme lige pour le fief que vous m'avez assigné dans le pays d'en deçà de la mer, il ne vous appartient pas de rien décider relativement au royaume d'Angleterre. Aussi je m'en rapporte au jugement de mes pairs pour savoir si vous devez me forcer à ne point poursuivre mon droit, et surtout un droit de telle nature que vous ne pouvez me rendre justice. Je vous (110) prie donc de ne me gêner en rien dans la poursuite de mon droit; car je combattrai, s'il le faut, jusqu'à la mort pour l'héritage de mon épouse.» A ces mots, Louis quitta l'assemblée avec les siens. Ce que voyant, le légat demanda au roi de France de lui donner un sauf-conduit jusqu'à la mer. Le roi lui répondit: «Je vous donnerai volontiers un sauf-conduit pour les terres que j'ai en propre; mais, si par malheur vous tombez dans les mains du moine Eustache ou des autres hommes de mon fils Louis qui gardent les abords de la mer, vous ne m'imputerez pas les événements fâcheux qui pourraient vous arriver.» A ces mots, le légat se retira avec colère de la cour du roi.

Louis entre en Angleterre. — Le légat du pape l'y suit. — Louis subjugue le midi du royaume. — Peu après, la veille de la fête de saint Marc évangéliste, Louis vint trouver son père à Melun et lui demanda avec larmes de ne point s'opposer à son départ. Il ajouta qu'il avait juré par serment aux barons d'Angleterre de venir à leur secours. Aussi préférait-il être excommunié pour un temps, par le pape, que d'encourir l'accusation de fausseté. Le roi, voyant que la résolution de son fils était bien prise et que son inquiétude était extrême, s'associa à ses désirs, d'intention, de volonté, et de souhait; mais prévoyant l'incertitude des événements futurs il ne lui donna pas ouvertement son assentiment. Ce fut non pas en lui prodiguant les exhortations et les conseils, mais seu- (111) lement en le laissant faire, qu'il lui octroya la permission de partir. Seulement, en le quittant, il lui donna sa bénédiction. Alors Louis, après avoir envoyé à la cour de Rome des députés chargés d'exposer devant le seigneur pape les prétentions qu'il élevait sur le royaume d'Angleterre, se mil en route en toute hâte, accompagné des comtes, barons, chevaliers et sergents en grand nombre qui s'étaient engagés comme lui à l'expédition d'Angleterre, et se dirigea vers la mer pour prévenir l'arrivée du légat en Angleterre. Tous les Français étant arrivés au port de Calais, y trouvèrent six cents navires et quatre-vingts coquets bien équipés, que le moine Eustache avait rassemblés en attendant l'arrivée de Louis. L'armée, s'étant embarquée sans délai, se confia aux flots navigua à pleines voiles jusqu'à l'île de Thanet, où elle aborda le douzième jour avant les calendes de juin, dans un lieu qu'on appelle Stanhore40. Le roi Jean se trouvait alors à Douvres avec son armée; mais comme il n'était entouré que de mercenaires étrangers et de chevaliers venus d'outre-mer, il n'osa pas s'opposer au débarquement de Louis, de peur que, s'il était forcé d'en venir à une bataille, ils ne l'abandonnassent pour passer du côté de Louis. Aussi aima-t-il mieux reculer pour un temps que d'engager une lutte douteuse. Le roi prit donc la fuite devant la lace de Louis, laissant le château de Douvres sous la garde de Hubert de Bourg, et il ne s'arrêta (112) que lorsqu'il fut arrivé dans sa retraite à Guilford, puis à Winchester. Louis, apprenant que personne ne se présentait pour lui résister, débarqua à Sandwich, et sur-le-champ conquit toute la province, à l'exception du château de Douvres. Puis, dirigeant sa marche du côté de Londres, il reçut en chemin la soumission du château de Rochester. Enfin il arriva à Londres, où il fut accueilli avec enthousiasme par tous les barons. Les susdits barons et les bourgeois qui attendaient sa venue avec impatience lui prêtèrent hommage et lui jurèrent fidélité. Louis, de son côté, jura, la main sur les saints Évangiles, qu'il rendrait à chacun d'eux leurs bonnes lois ainsi que les héritages qu'ils avaient perdus. Peu de temps après, c'est-à-dire le dix-huit avant les calendes de juillet, il pénétra dans l'intérieur du pays, et subjugua sans la moindre difficulté toute la province circonvoisine. Il écrivit aussi au roi d’Écosse et à tous les seigneurs d'Angleterre qui ne lui avaient pas encore fait hommage, de venir lui jurer fidélité ou de quitter dans le plus bref délai le royaume d'Angleterre. Que-dirai-je de plus? Guillaume, comte de Warenne, Guillaume, comte d'Arondel, Guillaume, comte de Salisbury, Guillaume Maréchal le jeune, avec beaucoup d'autres, abandonnèrent le parti du roi Jean et obéirent à cet édit, comme s'ils avaient pleine confiance que Louis dût réussir à s'emparer de l'Angleterre. Ledit Louis établit pour son chancelier maître Simon de Langton, dont les exhortations déterminèrent les bourgeois de Londres, aussi bien que tous les barons excommuniés, (113) à faire célébrer les offices divins. Louis donna lui-même son consentement à cette action.

Vers le même temps, le légat Gallon, ayant été informé des progrès de Louis en Angleterre, voulut se montrer le fidèle exécuteur du mandat apostolique. Il le suivit, traversa la mer, couverte de vaisseaux ennemis, sans qu'il lui arrivât le moindre mal, et parvint à joindre le roi Jean à Glocester. Le roi le reçut avec de grands témoignages d'allégresse, et mit en lui tout son espoir de résister à ses ennemis. Le légat convoqua tous les évêques, abbés et clercs qu'il put réunir. Il excommunia, au son des cloches et à la lueur des cierges, Louis nominalement, ainsi que ses complices et fauteurs, et principalement maître Simon de Langton; ordonnant aux évêques et à tous autres de publier la sentence dans toute l'Angleterre chaque jour de dimanche et de fête. A cela, maître Simon de Langton et maître Gervais de Hobregge, précenteur de l'église de Saint-Paul à Londres, ainsi que plusieurs autres, dirent qu'ils en avaient appelé pour le droit et le maintien de Louis, et qu'ils regardaient la sentence comme nulle et vaine. Vers le même temps, à l'exception des seuls Poitevins, tous les chevaliers et sergents qui étaient venus du pays de Flandre et des autres contrées d'outre-mer, quittèrent le service du roi Jean: les uns s'attachèrent à Louis, les autres retournèrent dans leur pays.

A cette époque, Louis, étant sorti de la ville de Londres avec une nombreuse chevalerie, envahit à main armée la province de Kent, et, ne trouvant pas (114) de résistance, la soumit tout entière, hormis le château de Douvres. De là il s'avança et conquit celle de Sussex avec les villes et les forteresses qu'elle contenait. Dans ce pays, un jeune homme, appelé Guillaume de Colingham, refusa de jurer fidélité à Louis, et, ayant réuni mille archers, il gagna les lieux déserts et couverts de forêts dont ce pays abonde. Pendant tout le temps que dura l'invasion des Français, il leur fit une guerre acharnée et en tua plusieurs milliers. Louis, ayant ensuite paru devant Winchester, reçut la soumission de la ville, du château de la ville, du château de l'évêque et de tout le canton. Hugues de Nevil vint le trouver, lui rendit le château de Marlborough et lui fit hommage. Ensuite, Louis, s'étant rendu à Odiham, forteresse de l'évêque de Vinchester, mit le siège devant la tour. Il n'y avait dans cette place que trois chevaliers et dix sergents qui se préparèrent à une bonne défense. Le troisième jour après que les Français eurent disposé leurs machines autour de la place et eurent livré plusieurs assauts opiniâtres, les trois chevaliers et autant de sergents sortirent de la tour, tirent prisonniers parmi les assaillants autant de chevaliers et de vassaux qu'ils étaient eux-mêmes, et rentrèrent dans la tour sans avoir été blessés. Au bout de quinze jours ils rendirent la place à Louis, à condition qu'ils conserveraient leurs chevaux et leurs armes; puis ils sortirent tous les treize, à la grande admiration des Français. Toutes les provinces du midi tombèrent donc au pouvoir de Louis, à l'exception des (115) seuls châteaux de Douvres et de Windsor, qui, bien munis de chevaliers, se préparaient à une vigoureuse résistance. Pendant ce temps, Guillaume de Mandeville, Robert fils de Gaultier, et Guillaume de Huntingfeld, suivis d'une nombreuse troupe de chevaliers et de vassaux, soumirent à Louis les provinces d'Essex et de Suffolk. De son côté, le roi Jean mit tous ses soins à bien garnir de chevaliers, de provisions et d'armes, les châteaux de Wallingford, de Korfe, de Warham, de Bristol, de Devises et quelques autres qu'il serait trop long d'énumérer.

Députés envoyés par Louis à Rome. — Leur réception. — Ils accusent le roi Jean, et présentent plusieurs objections. — Innocent III défend la cause de son vassal. — Vers le même temps, les députés que Louis avait envoyés à la cour romaine lui écrivirent en ces termes: «A leur très-excellent seigneur, Louis, fils aîné du seigneur roi de France, N., seigneur de Corbeil, Jean de Montviset (?) et Geoffroi (?) Limeth, ses députés, salut et fidèle obéissance. Que votre excellence sache que nous sommes arrivés à la cour de Rome, un dimanche dans le mois de Pâques, sans avoir rien souffert ni dans nos personnes, ni dans nos biens. Le même jour, nous avons été aussitôt admis auprès du pape. Loin d'être gai41, il nous a reçus d'un air chagrin. Quand, après lui avoir présenté nos lettres, nous l'eûmes salué de votre part, il nous répondit: «Votre seigneur n'est pas digne (116) de recevoir notre salut.» Et aussitôt je repris la parole: «Je crois, saint père, qu'après avoir entendu les raisons et les excuses de notre seigneur, vous le jugerez digne de recevoir votre salut comme bon chrétien, bon catholique, et dévoué à vous et à l'église romaine.» Pour ce jour-là nous nous retirâmes de la présence du seigneur pape; mais, au moment où nous nous retirions, le seigneur pape nous dit avec beaucoup de bonté, qu'il nous entendrait volontiers, quand et toutes les fois que nous le voudrions. Le mardi suivant, le seigneur pape envoya un de ses serviteurs vers notre logis pour que nous vinssions le trouver; nous nous y rendîmes aussitôt, et alors, après que nous lui eûmes exposé notre message, il prononça plusieurs paroles contre nous, paroles qui paraissaient condamner votre entreprise et vos raisons; puis, en finissant son discours, il se frappa la poitrine avec un profond soupir, et s'écria en gémissant: «Malheur à moi! car dans cette affaire l'église de Dieu ne peut échapper à la confusion. Si le roi d'Angleterre est vaincu, nous sommes confondu dans sa confusion, puisqu'il est notre vassal, et que nous sommes tenu de le défendre. Si le seigneur Louis est vaincu (ce qu'à Dieu ne plaise), l'église romaine est blessée de sa blessure, qui nous serait aussi sensible que si elle nous était faite à nous-mêmes; puisque nous l'avons toujours regardé et regardons encore comme le bras droit de l'église romaine dans toutes ses nécessités, comme sa consolation dans les afflic- (117) tions, comme son refuge dans les persécutions.» Il termina en protestant qu'il aimerait mieux mourir que de voir qu'il vous arrivât le moindre mal dans cette affaire. Alors nous nous sommes retirés ce jour-là. Maintenant, sur le conseil de quelques-uns des cardinaux, nous attendons le jour de l'Ascension, de peur qu'il ne soit statué quelque chose contre vous; car ce jour-là le pape a coutume de renouveler ses sentences; et le pape nous a dit qu'il attendrait les députés du seigneur Gallon. Portez-vous bien.»

La première accusation que les députés dont nous avons parlé, portèrent contre le roi d'Angleterre, en présence du seigneur pape, ce fut qu'il avait tué en trahison, de ses propres mains, son neveu Arthur, par le pire genre de crime que les Anglais appellent meurtre; pour lequel fait ledit roi avait été condamné à mort dans la cour du roi de France, par jugement de ses pairs. A ce grief, le pape répondit que les barons de France n'avaient pu le juger à mort, parce qu'il était roi, oint de l'huile sainte, et par conséquent leur supérieur; que les barons comme ses inférieurs n'avaient pu le condamner à mort, parce que celui qui est le plus haut placé ne peut être condamné par celui qui lui est inférieur, et que la plus grande dignité absorbe en quelque façon la moindre; qu'en outre, il paraît contre le droit civil et canonique de porter sentence de mort contre une personne absente, qui n'a pas été citée, et qui n'a été ni convaincue, ni n'a avoué. A cela les députés répondirent: «C'est la coutume du royaume de France que le roi ait juridiction (118) absolue sur tous ses hommes-liges: or, le roi d'Angleterre était son homme-lige à titre de comte et de duc: donc quoiqu'il fût ailleurs roi et sacré, il n'en était pas moins comme comte et comme duc sous la juridiction du seigneur roi de France. Si étant comte et duc, il a commis un crime dans le royaume de France, il a pu et a dû être jugé à mort par ses pairs. Bien plus, s'il n'eût été ni duc, ni comte, ni homme-lige du roi de France, et qu'il eût commis un crime dans le royaume de France, les barons auraient pu de même le juger à mort, à raison du crime commis dans le royaume. Autrement, si le roi d'Angleterre, parce qu'il est roi et sacré, ne pouvait «être jugé à mort, il pourrait entrer impunément dans le royaume de France, et tuer les barons de France, comme il a tué Arthur.»

Voici la vérité dans cette affaire42: Réellement le roi Jean ne fut dépossédé de la Normandie ni justement ni dans les formes. En effet, ledit roi se voyant dépouillé, non par la justice mais par la violence, envoya demander restitution au roi de Fiance Philippe, par des ambassadeurs solennels et bien choisis: c'étaient Eustache, évêque d'Ély, et Hubert de Bourg, hommes habiles et éloquents. Il lui faisait dire qu'il viendrait volontiers à sa cour pour obéir et répondre, selon le droit, à toutes choses relatives à cette affaire, mais qu'il demandait un sauf-conduit. (119) Le roi Philippe répondit, mais avec la colère sur le visage et dans le cœur: «J'y consens, qu'il vienne en paix sain et sauf.» Alors l'évêque: «Et pour revenir, seigneur? — Soit, reprit le roi, si le jugement de ses pairs le lui permet.» Et comme les ambassadeurs du roi d'Angleterre le suppliaient de lui accorder un sauf-conduit pour aller et pour revenir, le roi de France s'écria avec emportement et en prononçant son juron ordinaire: «Non, par tous les saints de France, si son jugement s'y oppose.» L'évêque alors insista sur les dangers qui pourraient le menacer à son arrivée et dit: «Seigneur roi, le duc de Normandie ne peut venir à votre cour sans que le roi d'Angleterre n'y vienne, puisque le duc et le roi sont une seule personne; ce que ne permettrait en aucune façon le baronage d'Angleterre, quand bien même le roi le voudrait. En effet, vous n'ignorez pas qu'il encourrait danger d'être pris ou tué. — Qu'est cela, seigneur évêque? reprit le roi de France; on sait bien que le duc de Normandie, qui est mon tenancier, s'est emparé par violence de l'Angleterre; mais est-ce une raison parce qu'un vassal a eu quelque accroissement de puissance, pour que le seigneur capital en souffre? Nullement.» Les députés, ne pouvant rien répondre de raisonnable à cet argument, revinrent trouver le seigneur roi d'Angletèrre, et lui rapportèrent ce qu'ils avaient vu et entendu. Le roi ne voulut s'exposer ni à des événements fâcheux, ni au jugement des Français qui ne l'aimaient point, et (120) craignit surtout qu'on ne lui reprochât le meurtre honteux d'Arthur, selon cette parole d'Horace:

«... Les traces des pas que je vois ici m'effraient. J'aperçois bien les pas de ceux qui sont allés vers toi, mais nullement de ceux qui sont u revenus...»

Les seigneurs de France n'en procédèrent pas moins au jugement que légalement ils n'auraient pas dû prononcer, parce que celui qu'ils jugeaient était absent et voulait bien comparaître, s'il l'eût pu. Aussi, si le roi Jean fut dépossédé par ses adversaires, il ne fut pas dépossédé légalement.

Le pape répondit donc aux paroles des députés français: Beaucoup d'empereurs, de princes, et même de rois de France sont convaincus dans l'histoire d'avoir tué beaucoup d'innocents, et cependant nous ne lisons pas qu'aucun d'eux ait été puni de mort a pour ce fait. D'ailleurs lorsque Arthur a été pris au château de Mirebeau, il n'était pas innocent, mais réellement coupable envers son seigneur et oncle, à qui il avait juré hommage et allégeance. II a pu, en conséquence et de bonne justice, être mis ignominieusement à mort sans jugement.»

La seconde objection contre le roi Jean fut que, cité maintes fois, il n'avait pas comparu personnellement pour obéir au droit, et n'avait pas même envoyé à la cour de France quelqu'un qui répondit suffisamment pour lui. Le pape dit à cela que si le roi d'Angleterre s'était montré rebelle en ne venant ni n'envoyant à sa place, étant cité, (121) on ne condamnait ni on ne devait condamner personne à mort pour cause de rébellion; que par conséquent les barons de France n'avaient pu le juger à mort, mais seulement le punir d'une autre manière; par exemple, en le privant de son fief. Les députés répondirent: «C'est la coutume du royaume de France que, du moment où quelqu'un est accusé devant son juge naturel d'un aussi cruel homicide que celui qu'on appelle meurtre, si ledit accusé ne comparaît pas, se serait-il même excusé de la manière légitime, on le regarde comme convaincu, et on le juge comme tel sur tout point, le condamnant même à mort, ainsi que s'il était présent.» Le pape répondit à cela: «Un traité a pu être fait entre le roi de France et Le duc de Normandie, ou bien une antique coutume peut exister, qui autorise le duc de Normandie à ne se rendre à la citation du roi de France que sur la marche des deux pays. Par conséquent, si étant cité [ailleurs] il n'a pas comparu, ce n'est point un délit qu'il a commis, et il n'a pu pour cela être puni de telle façon.» Le pape ajouta: «En admettant qu'une sentence ait été portée contre le roi d'Angleterre, cette sentence n'a pas été mise à exécution, puisqu'il n'a pas été tué: aussi les enfants qu'il a eus après ladite sentence doivent lui succéder au trône; car le roi d'Angleterre n'a commis ni le crime de lèse-majesté, ni le crime d'hérésie, les seuls qui entraînent l'exhérédation des fils à cause de la faute du père.» A cela les députés répondirent: «C'est la coutume dans le royaume de (122) France que, du moment où quelqu'un a été con damné à mort, les enfants qu'il a eus après la sentence de condamnation ne puissent lui succéder. Quant à ceux qu'il a eus avant la sentence, ils sont en droit de lui succéder.» Cependant les députés ne voulurent point discuter sur cet article. Alors le pape: «J'admets que le roi d'Angleterre ait été jugé à mort et que les enfants nés de sa chair soient enveloppés dans la condamnation; ce ne serait pas une raison pour que Blanche dût lui succéder: car il y a de plus proches héritiers; par exemple, les enfants du frère aîné. La sœur d'Arthur, et Othon, comme fils d'une sœur aînée, se trouvent dans ce cas. J'admets encore que la reine de Castille doive succéder, sera-ce pour cela Blanche, sa fille? non, certes, car le mâle doit être préféré, et alors ce serait le roi de Castille; et s'il n'y avait aucun mâle, on devrait encore préférer la reine de Léon, comme l'aînée.» Les députés répondirent: «Les enfants du frère ne doivent pas succéder du moment où ce frère ne vivait plus à l'époque de la sentence; et ainsi la nièce de Jean, qui est la sœur d'Arthur, ne doit pas succéder, parce qu'elle n'est pas dans la ligne descendante, étant fille du frère. Semblablement à l'époque de la sentence la mère d'Othon ne vivait plus, donc elle n'a pas succédé, donc Othon ne doit pas succéder. Mais la reine de Castille, qui était sœur, vivait à cette époque, et par conséquent a succédé: donc la reine de Castille étant morte, ses enfants ont succédé (123) et ont dû succéder.» Le pape répéta que dans ce cas ce serait le roi de Castille qui devrait succéder comme enfant mâle, ou la reine de Léon comme l'aînée. Les députés dirent à leur tour: «Quand il y a plusieurs héritiers qui doivent succéder à quelqu'un, et quand celui qui doit succéder en premier lieu garde le silence, un autre héritier doit être investi de l'héritage, selon la coutume ordinaire; sauf cependant le droit du premier héritier, s'il venait à réclamer. Aussi notre seigneur Louis entre dans le royaume d'Angleterre comme dans un royaume sien: et si quelque parent plus proche élève des réclamations à cet égard, le seigneur Louis agira comme il le doit.»

Alors le pape prétendit que le royaume d'Angleterre lui appartenait en propre, et qu'il en était en possession comme seigneur, à raison de la fidélité qui lui avait été jurée par serment, et à raison aussi du tribut qu'il avait déjà perçu dans le royaume; que, par conséquent, comme il n'avait commis de crime en aucune façon, Louis ne devait pas lui déclarer la guerre ni le dépouiller par la guerre du royaume d'Angleterre, surtout puisque le roi d'Angleterre possédait plusieurs terres tenues en fief du roi de France, sur lesquelles ledit Louis pouvait lui faire la guerre. A cela les députés répondirent: «Il a été entrepris guerre et juste bataille contre le roi d'Angleterre, avant que ce royaume appartînt au seigneur pape; car Guillaume Longue-Épée, et beaucoup d'autres avec lui, sont venus du royaume d'Angleterre (124) avec une troupe nombreuse et armée. Ils ont causé beaucoup de dommages et de dégâts au seigneur Louis sur sa propre terre. C'est pourquoi notre seigneur peut faire juste guerre au roi d'Angleterre.» Le pape reprit: «Quoique le roi d'Angleterre, mon vassal, ait fait tort à Louis, celui-ci ne devait cependant pas lui faire la guerre; mais il devait porter plainte devant le seigneur supérieur qui est le pape, et à qui le roi d'Angleterre est soumis comme vassal.» Les députés répondirent: «C'est la coutume que du moment où le vassal d'un seigneur fait la guerre à quelqu'un, de sa propre autorité, celui à qui la guerre a été faite peut la faire à son tour à l'agresseur, et de sa propre autorité, sans qu'il soit tenu de porter plainte devant le seigneur dudit vassal; et que si le seigneur veut défendre son vassal tant qu'il soutient pareille guerre, le seigneur est réputé aussi comme faisant guerre.» — Le pape déclara que dans le concile général il avait été statué que pour le secours de la Terre-Sainte une paix ou une trêve de quatre années devait exister entre tous ceux qui seraient en discorde, et que, par conséquent, dans cet espace de temps, Louis ne devait pas faire guerre dans le royaume d'Angleterre. Les députés répondirent qu'à son départ de France Louis n'avait pas été requis de paix ni de trêve, et qu'ils ne pensaient pas que quand même il en eût été requis, il eût voulu se tenir en paix ou en trêve, tant la méchanceté du roi d'Angleterre était grande. Le pape reprit: «Le roi d'Angleterre est croisé; comme (125) tel, d'après la constitution du concile général, le roi et tout ce qui est à lui doivent être sous la protection de l'Église.» Les députés répondirent que le roi d'Angleterre avait fait la guerre au seigneur Louis avant d'avoir pris la croix; qu'il lui avait causé plusieurs dommages et s'était emparé de ses châteaux. «Il retient encore dans les fers, dirent-ils, ses chevaliers et ses sergents. Jusqu'à présent il est en guerre avec le seigneur Louis, et il n'a voulu faire avec lui ni paix ni trêve, quoiqu'il en ait été requis maintes fois.» Le pape dit ensuite que sur le commun conseil du concile général il avait excommunié les barons d'Angleterre et tous leurs fauteurs, et que le seigneur Louis s'était mis dans le cas d'encourir la sentence. Les députés répondirent: «Louis n'aide ni ne favorise les barons d'Angleterre, mais il poursuit son droit, et ledit Louis ni ne croit ni ne doit croire que le seigneur pape ou un si illustre concile veuille excommunier quelqu'un injustement; car à l'époque où la sentence a été prononcée, le seigneur pape ignorait que Louis eût des droits sur le royaume d'Angleterre, et le seigneur Louis ne croit pas qu'après que ses prétentions sont devenues notoires, le concile puisse lui enlever son droit.» Enfin, le pape dit qu'après la sentence portée contre le roi d'Angleterre par les barons de France, le roi de France et son fils Louis ne l'avaient pas moins appelé roi, traité comme roi, et avaient conclu des trêves avec lui comme avec le vrai roi d'Angleterre. A cela les députés répondirent qu'après la sentence portée (126) par les barons contre le roi, ni Philippe ni Louis ne l'avaient jamais regardé comme roi, mais l'avaient appelé roi déposé, comme quand on parle d'un abbé déposé ou de tout autre dans le même cas. Enfin, le pape déclara qu'il statuerait sur cette affaire avant l'arrivée des députés du seigneur Gallon.

Louis dévaste les provinces de l'est de l'Angleterre. — Il assiège le château de Douvres. — Vers cette époque, Louis, suivi d'une multitude nombreuse, fit des courses de cavalerie dans l'orient de l'Angleterre. Il dépouilla horriblement les villes et villages des comtés d Essex, de Suffolk et de Norfolk. Ayant trouvé le château de Norwich abandonné, il y mit garnison. Il se saisit de Thomas de Bourg, frère de Hubert de Bourg, qui était châtelain dudit château et qui avait pris la fuite; mit sous le tribut tout ce pays, détacha un nombreux corps d'armée contre la ville de Lynn43, dont il s'empara et dont il emmena les habitants captifs pour les forcer à payer de grosses rançons. Cela fait, les Français revinrent à Londres avec un butin et des dépouilles immenses. Gilbert de Gant s' étant rendu à Londres auprès de Louis, celui-ci l'investit par le glaive du comté de Lincoln et l'y envoya sur le-champ pour qu'il réprimât les incursions des châtelains de Nottingham et de Newark, qui, dans toute la contrée, livraient aux flammes les maisons et les magnifiques édifices des (127) barons et s'appropriaient les terres des susdits barons. Vers le même temps, Robert de Ros, Pierre de Brus et Richard de Percy, soumirent à Louis la ville d'York et tout le canton. Gilbert de Gant et Robert de Ropesle s'emparèrent de la ville de Lincoln et de toute la province, à l'exception du château, imposant au comté un tribut annuel. Ensuite ils envahirent le Holland44, le pillèrent et le rendirent tributaire. Le roi d'Écosse soumit à Louis toute la province de Northumberland, excepté les châteaux que Hugues de Bailleul et Philippe de Hutecotes défendirent avec grande valeur contre les incursions des ennemis. Telles étaient les provinces qui, soumises à Louis, lui avaient juré fidélité. Vers le même temps, le légat Gallon exigea des procurations45 dans toute l'Angleterre des églises cathédrales et des maisons religieuses; à savoir cinquante sols pour chaque procuration. Il séquestra aussi tous les bénéfices des clercs et (128) des religieux qui avaient donné aide et faveur à Louis et aux barons, et s'en attribua les profils à lui et à ses clercs.

Cette même année, aux approches de la Nativité de saint Jean-Baptiste, Louis, ayant été réprimandé par son père, qui lui disait que s'avancer dans le pays en laissant derrière soi le château de Douvres, c'était ne point connaître la guerre, réunit une nombreuse armée de chevaliers et de vassaux, et vint mettre le siège devant le château de Douvres. Il avait envoyé auparavant un message à son père pour lui demander un pierrier, qu'on appelle en français malveisine. Les Français firent jouer contre le château cette machine ainsi que beaucoup d'autres et battirent les murailles sans relâche; mais Hubert de Bourg, brave et fidèle chevalier, cent quarante autres chevaliers et les nombreux sergents qui se trouvaient dans le château, firent une vigoureuse défense et tuèrent une foule d'assiégeants, jusqu'à ce que les Français, effrayés de leurs pertes, eussent enlevé loin du château leurs tentes et leurs machines. Louis, transporté de colère, jura en maugréant qu'il ne quitterait pas la place avant d'avoir pris le château et d'avoir fait pendre tous ceux qui y étaient enfermés. Les Français construisirent en ce lieu, devant l'entrée du château, des cabanes et des bâtiments pour effrayer les assiégés, en sorte que ce lieu présentait l'apparence d'un marché. Ils espéraient forcer à capituler par la famine et par un siège non interrompu ceux qu'ils n'avaient pu soumettre par les armes.

(129) Les barons anglais font la guerre au roi Jean. — Représailles. — Le roi d'Écosse fait hommage à Louis. — Louis devient suspect aux barons. — Vers le même temps, une partie des barons qui demeuraient à Londres firent des courses de cavalerie, ravagèrent toute la province de Cambridge et s'emparèrent même du château. Ils chargèrent de fers et emmenèrent avec eux vingt sergents qu'ils y avaient trouvés. De là, s'avançant, ils parcoururent les provinces de Norfolk et de Suffolk, les pillant, ainsi que toutes les églises. Ils obligèrent aussi à payer de grosses rançons les villes de Yarmouth (?), Dunwich et Ipswich. Enfin ils entrèrent à Colchester, où ils firent du butin, et commirent de semblables excès; puis ils rentrèrent dans Londres, leur repaire habituel.

Fiers de ces succès, les barons rassemblèrent une nombreuse armée et vinrent camper devant le château de Windsor, qu'ils assiégèrent. Celui qui commandait cette chevalerie était le comte de Nevers, de la race du traître Guenelon46 Les Français appro- (130) chèrent leurs machines des murailles et tentèrent l'assaut avec opiniâtreté. Ingelard d'Athies, homme très-expérimenté dans la guerre, avait été établi gardien et capitaine du château avec soixante chevaliers et leur suite. Tous, résistant avec intrépidité, cherchaient à éloigner les ennemis de leurs murs. Lorsque le roi Jean eut appris que les châteaux de Douvres et de Windsor étaient assiégés, il réunit une grande armée, qu'il composa des garnisons de ses châteaux, et avec elle, pendant un mois entier, il parcourut les terres des comtes et des barons, livra aux flammes leurs édifices et les fruits de la terre; enfin, causa les plus grands dommages à ses adversaires. Il entra dans les provinces de Norfolk et de Suffolk, et s'acharna avec une rage pareille sur les biens du comte d'Arondel, de Roger Bigod, de Guillaume de Huntingfeld, de Roger de Cressy et autres seigneurs. Lorsque ces nouvelles furent parvenues aux barons, qui avançaient peu dans le siège de Windsor, ils résolurent de lever le siège pour couper tout moyen de retour au roi Jean, qui était déjà parvenu sur la côte de Suffolk, où il se livrait au pillage et aux rapines. Alors, sur le conseil du comte de Nevers, (131) qui, disait-on, avait été corrompu par les deniers du roi d'angleterre, ils abandonnèrent le siège pendant la nuit, et, laissant leurs tentes, marchèrent en toute, hâte du côté de Cambridge, pour envelopper ledit roi et lui fermer la route. Mais, avant que les barons fussent arrivés à Cambridge, le roi Jean, averti par les habiles espions qui étaient à son service, eut l'adresse de se retirer à Stanford. De là il regagna le nord en toute hâte, et, apprenant que le château de Lincoln était assiégé, il marcha sans délai à son secours. Mais Gilbert de Gant et les autres seigneurs du nord, qui étaient occupés au siégé, prirent aussitôt la fuite, redoutant sa présence autant que la foudre. Quant aux barons qui s'étaient mis à la poursuite du roi, lorsqu'ils se virent joués, ils se livrèrent aux rapines et au pillage, et se vengèrent en dévastant le pays. Puis, ils rentrèrent à Londres chargés de dépouilles et de butin, commirent des chevaliers à la garde de la ville, et allèrent rejoindre Louis devant Douvres. Cependant le roi Jean, s'étant porté vers les frontières du pays de Galles, assiégea et prit les châteaux des barons, qu'il fit tous raser jusqu'au sol. Dans la fureur qui l'animait, il détruisit les édifices et les vergers des mêmes barons, et laissa après lui d'horribles traces de son passage. Vers le même temps, Alexandre, roi d’Écosse, vint trouver Louis à Douvres, accompagné d'une nombreuse armée, à cause de la crainte que lui inspirait le roi Jean, et il lui fit hommage pour sa terre qu'il devait tenir en fief du roi d'Angleterre. Tandis que ledit roi se ren- (132) dait auprès de Louis, il passa par le château Bernard, situé dans le canton d'Haliwerfolk, et qui était un fief d'Hugues de Bailleul. Le roi d'Écosse, accompagné des seigneurs du pays, fit le tour du château pour voir s'il était prenable de quelque côté, lorsqu'un arbalétrier de la place lança un trait qui vint frapper au front Eustache de Vesci, seigneur illustre et puissant: celui-ci eut la tête traversée et expira sur-le-champ. Ledit Eustache avait épousé une sœur du roi d Écosse. Aussi ledit roi, les seigneurs de sa suite et tous les barons, furent très consternés de cette mort. Le roi Alexandre, après avoir fait hommage à Louis, comme nous l'avons dit, retourna dans ses états.

Il arriva qu'à cette époque, le vicomte de Melun, noble seigneur du royaume de France, qui avait accompagné Louis en Angleterre, tomba gravement malade dans la ville de Londres. Lorsqu'il sentit que la mort était proche, il fit appeler auprès de lui quelques barons anglais qui étaient restés à Londres pour la garde de la ville, et quand ils furent réunis, il leur fit l'aveu suivant: «Je déplore la désolation et la ruine à laquelle vous êtes destinés. Car vous ignorez combien de périls vous menacent: en effet, Louis, ainsi que seize comtes et barons du royaume de France, a juré que, s'il réussissait à conquérir l'Angleterre et à se faire couronner roi, il condamnerait à un exil perpétuel, et ferait disparaître de la terre, comme traître à leur seigneur, tous les barons anglais qui combattent maintenant avec lui, et qui poursuivent le roi Jean. Et, pour que vous ne puissiez (133) en douter, moi, qui vais mourir dans quelques instants, je vous jure, sur le salut de mon âme, que je suis un de ceux qui ont fait ce serment avec Louis. Aussi, je vous conseille, sur toutes choses, de pourvoir, dans l'avenir, à vos intérêts, et vous recommande de tenir sous le sceau du secret ce que je viens de vous déclarer47.» A ces mots, ce seigneur expira sur-le-champ. Les barons, s'étant annoncé les uns aux autres cette nouvelle, furent plongés dans la consternation, en se voyant, de tous côtés, exposés à de grands malheurs. En effet, Louis avait déjà donné à ses Français, et malgré leurs murmures, leurs terres et leurs châteaux, dont il était maître en divers lieux; et, ce qui leur faisait le plus de peine, il leur ménageait le sort réservé aux traîtres. Leur douleur augmentait encore lorsqu'ils considéraient qu'ils (134) étaient excommuniés chaque jour, en même temps que dépouillés de leurs héritages. Aussi, ils étaient tombés dans une grande angoisse de corps et d'âme; plusieurs d'entre eux se seraient décidés à rentrer sous l'obéissance du roi Jean, s'ils n'eussent craint que celui-ci, aigri par tous les outrages qui avaient provoqué sa colère, ne refusât de les admettre à repentir.

Maladie et mort du roi Jean. — Tandis que Louis s'opiniâtrait sans succès au siège de Douvres, le roi Jean, avec une nombreuse armée, porta d'affreux ravages dans les provinces de Suffolk et de Norfolk. Etant venu au Bourg et à Croiland, il pilla l'église elle-même. Savary de Mauléon et les autres brigands ses complices s'y souillèrent de cruautés inouïes. Ensuite le roi Jean, en traversant les manoirs de l'abbé de Croiland, réduisit en cendres toutes les moissons qui étaient récoltées: car on se trouvait à!a fin de l'automne. Enfin, il passa par la ville qu'on appelle Lynn, où il fut reçu avec enthousiasme par les habitants, qui le comblèrent d'honneurs et de présents48. Mais au moment où il prenait sa route vers le Nord, il perdit, par un désastre (135) imprévu, au passage du fleuve qu'on appelle Welland (?), ses chariots, ses équipages, ses bêtes de somme, ainsi que ses trésors, ses vases précieux et tous ses joyaux auxquels il tenait avec une affection particulière. En effet, la terre s'ouvrit au milieu des eaux, et forma un gouffre profond, où tout vint s'engloutir, hommes et chevaux; en sorte que pas un fantassin n'échappa pour aller porter cette nouvelle au roi. Cependant, le roi Jean, sorti de ce danger ainsi que son armée, mais non sans peine, passa la nuit suivante à l'abbaye de Swineshead. Là, la perte de ses trésors engloutis par les flots lui causa, à ce que tout le monde crut, un si vif chagrin, qu'il fut saisi d'une fièvre aiguë, et tomba gravement malade. Il augmenta lui-même par sa funeste gourmandise la malignité de son indisposition, en mangeant avec excès des pêches, et en buvant sans mesure de la cervoise nouvelle: ce qui enflamma en lui l'ardeur de la fièvre49. Cependant, au (136) point du jour, il partit tout malade qu'il était, et voulut aller coucher au château de Sleaford. Il y ressentit des douleurs plus violentes encore, et le lendemain il arriva à grand'peine, et à l'aide d'un cheval, au château de Newark. Là, comme le mal faisait de nouveaux progrès, il se confessa à l'abbé de Crokeston, et reçut l'eucharistie. Ensuite il désigna pour son héritier Henri, son fils aîné, et lui fit jurer fidélité pour le royaume d'Angleterre; il envoya aussi des lettres munies de son sceau à tous les vicomtes et châtelains du royaume, leur recommandant d'obéir à son fils. Ces dispositions étant prises, l'abbé de Crokeston lui demanda où il voulait être enseveli, dans le cas où il viendrait à mourir. Le roi, pour toute réponse, dit: «Je recommande mon corps et mon âme à Dieu et à saint Ulstan;» et dans la nuit qui suit immédiatement le jour de saint Luc évangéliste50, il rendit le dernier soupir. Son corps, orné des vêtements royaux, fut porté à Worcester51, et enseveli honorablement dans l'église cathédrale, par l'évêque du lieu. Au moment où ledit roi était couché sur son lit de mort, à Newark, des messagers, envoyés par quarante barons anglais environ qui vou- (137) laient rentrer en grâce auprès de lui, vinrent le trouver avec des lettres; mais il se trouvait à l'extrémité, et il ne put s'occuper de leur message. Son destin l'appelait ailleurs. L'abbé des chanoines de Crokeston, fort habile dans la médecine, et qui avait assisté le roi, comme médecin, à ses derniers moments, fit l'anatomie de son corps, pour que ses funérailles fussent plus convenables52: et il fit transporter et ensevelir honorablement dans sa propre abbaye les entrailles du roi Jean, qu'il avait salées. Ainsi, après avoir causé de grands troubles dans ce monde et s'être donné beaucoup de mal en vain, le roi Jean, qui avait régné dix-huit ans cinq mois et quatre jours, quitta cette vie, le cœur rempli d'amertume et de chagrin, ne possédant plus rien sur la terre, et ne se possédant pas lui-même. Cependant on doit espérer et croire avec toute confiance que certaines bonnes œuvres qu'il fit dans cette vie plaideront pour lui devant le tribunal de Jésus-Christ. Il construisit l'abbaye de Beaulieu, sous la règle de l'ordre de Cîteaux, et, sur le point de mourir, il donna à l'abbaye de Crokeston une riche terre qui rapportait dix livres. On fit une épitaphe qui devait être mise sur son tombeau; la voici:

«Dans ce sarcophage est couché le corps d'un roi53. Sa mort a fait cesser de grandes querelles dans le monde, et sa vie n'a été qu'un long enchaînement d'actions déshonorantes. On doit craindre que ce qu'il a (138) fait de mal, ne l'ait suivi après la mort. Toi qui lis ces paroles, tremble quand tu te verras près de mourir, et réfléchis à ce qui t'attend, lorsque le terme de tes jours sera venu.»

Un autre vérificateur a composé aussi une épitaphe sur le même roi, mais à damnable intention:

«Jusqu'à présent l'Angleterre a été souillée par la saleté de Jean. L'enfer, à son tour, avec toute sa saleté, va être sali par l'âme de Jean54

Mais, comme il est dangereux d'écrire contre qui peut proscrire, je ne prendrai pas sur moi, ce qui serait peu sûr, de faire ressortir la multitude et l'énormité des vices du roi Jean: je suivrai le précepte du poète Juvénal:

Je verrai ce qu'il est permis de dire sur le compte de ceux dont les os reposent au bord de la voie Flaminienne ou de la voie Latine55

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NOTES

(1 «Les bourgeois et les serfs relevant immédiatement des barons, dit M. Augustin Thierry, étaient en bien plus grand nombre que ceux du roi; et quant aux habitants des grandes villes, qui étaient devenus libres en vertu de chartes royales, une sympathie naturelle devait les attirer du côté où se trouvaient la majeure partie de leurs compatriotes La ville de Londres se déclara pour ceux qui levaient bannière contre les favoris étrangers, etc., etc..» Et plus loin: «Les riches bourgeois des grandes villes et surtout ceux de Londres, cherchaient, en francisant leur langage d'une manière plus ou moins adroite, à imiter les nobles ou à se rapprocher d'eux par intérêt ou par ambition personnelle. Ils prirent ainsi de bonne heure l'habitude de se saluer entre eux par le nom de sires, et même de s'intituler barons comme les châtelains du plat pays. Les citoyens de Douvres, Romney, Sandwich, Hithe et Hastings, villes de grand commerce, et qu'on appelait alors par excellence les cinq ports d'Angleterre, s'arrogèrent, à l'imitation de ceux de Londres, le titre de la noblesse normande, le prenant en commun dans leurs actes municipaux, et individuellement dans leurs relations privées.» (Conclusion, chap. V, pages 532, 547, 3e édition). Aussi voyons-nous la bourgeoisie de Londres montrer la mémo sympathie pour la cause des barons dans le soulèvement de 1262.

(2) Nous maintenons cette traduction parce que nous pensons qu'il s'agit ici du comte d'Arondel. (Voy. sur les Albinet et les Albiny la note II à la fin du premier volume.)

(3) Les deux ou plutôt les trois chartes qui constituent les privilèges connus sous le nom de Grande Charte, doivent nécessairement donner lieu à quelques considérations générales. (Voir la note I à la fin du volume.) Un grand nombre des articles ont une valeur civile ou politique qu'il est important de signaler; et nous pensons que plusieurs notes particulières que nous avions d'abord jointes au texte trouveront mieux leur place dans cet aperçu.

(4Nous traduisons per curiam au lieu de perdat curiam, qui nous semble inadmissible. Ces deux mots, d'ailleurs, ne se trouvent point dans plusieurs éditions, dans celle de 1640 par exemple.

(5) Contenment, en anglais moderne.

(6On entendait par riparia (ravin), un fossé profond destiné à faciliter l'écoulement des eaux qui inondaient en plusieurs endroits, particulièrement dans le Marsland, le sol marécageux de l'Angletere. Les bords de ces fossés étaient soutenus par des appuis, et défendus par des pieux et des baies qui servaient aussi de démarcations aux champs. La réparation de ces digues et des ponts jetés sur les fossés était une des corvées royales ou seigneuriales.

(7La variante donne destruatur pour destituatur, ce qui semblerait signifier: frappé dans ses membres.

(8Vel, nous lirions volontiers et avec Hallam. D'ailleurs on peut comprendre: justice de ses pairs, autrement dite loi du pays.

(9Bononiœ dit le texte; ne serait-ce pas Bolesoneres?

(10) Le texte dit: A moins que celui qui tenait la baronnie ou l'eschute n'ait tenu de nous ailleurs un autre fief en chef. Ce sens est tellement obscur, que nous préférons suivre ici l'interprétation de Ragin Thoiras, Hist. d'Angl. tome II à la fin.

(11) L'édition de 1610 ne donne point turtur, mais bien teneatur.

(12) Malgré les expressions formelles du texte, on pourrait douter que cette charte appartint au règne du roi Jean; car Hallam la place au commencement du règne suivant, et les meilleurs critiques la désignent communément sous le nom de charte de Henri III. Rappelons seulement avec Lingard que la charte de Jean fut revue la première année du règne de Henri III, et que l'exécution d'un grand nombre d'articles fut suspendue comme ne pouvant convenir aux circonstances présentes. Quelques-uns des articles des forêts furent de ce nombre; mais on déclara formellement qu'ils n'étaient point révoqués. En effet, après l'expulsion de Louis, la charte qui concernait les forêts et les forestiers, fut revue avec soin, sanctionnée et augmentée. Ce détail explique parfaitement l'apparente contradiction que nous avons dû signaler. (Voyez Lingard, d'après Rymer et Brady.)

(13On pourrait entendre: vastes usurpations, en faisant tomber vastis sur purpresturis; mais nous proférons comprendre vastum, vast, gast, dégât.

(14Sine poleta. Rapin Thoiras traduit ou la pelote: au lieu de sine, il lit sive.

(15 Le mot venatio, dans les chartes, est pris tantôt pour exprimer la chasse, tantôt pour indiquer la venaison. — De même viridis exprime non-seulement ce qui sert à la pâture des bétes, mais aussi les arbres et les fourrés où ils se retirent. (Dververt; haulibois; feathervert; southbois.)

(16) Une variante l'appelle Darcy.

(17) Ce décret d'expulsion fut accueilli avec grande joie par les habitants de l'Angleterre sans distinction d'origine; mais on doit croire que les Saxons surtout prêtèrent main forte à l'exécution de cet arrêt. Après avoir contraint les étrangers de s'enfuir, on pilla leurs domaines. Les paysans arrêtaient sur les routes tous ceux que le bruit public, soit à raison, soit à tort, désignait comme étrangers. Ils leur faisaient prononcer des mots anglais ou quelques paroles du langage mixte qui servait aux barons normands dans leurs communications avec leurs serfs ou leurs domestiques, et lorsque le suspect était convaincu de ne parler ni saxon ni anglo-normand, ou de prononcer ces deux langues avec l'accent du midi de la Gaule, on le maltraitait, on le dépouillait, on l'emprisonnait sans scrupule, qu'il fût chevalier, religieux ou prêtre, etc.» M. Aug. Thierry, à qui nous empruntons cette citation, s'appuie sur un passage de Matt. Pâris que nous ne trouvons pas dans le texte.

(18) Le texte dit ici Faukes, et c'est cette leçon que les historiens anglais ont généralement adoptée. On trouve aussi Foulques.

(19) Ecce alficus nauei et angularis (texte hic). Nous avons hésité longtemps dans l'interprétation de ce passage difficile. Alficus ne se trouve ni dans Ducange ni dans Carpentier ni dans Spelmann, et nous pensons que cette leçon maintenue par toutes les éditions est fautive. Nous proposons donc Ecce ille nausificus et angaralis. Ce dernier mot assez rare est synonyme de angararius, c'est-à-dire corvéable. On pourrait, il est vrai, lire pour alficus, aldius (serf) ou simplement ficus, fi, fi, (fisham facere; faire la ligue, montrer le doigt du milieu en signe de dérision. Voy. Carpentier); mais cette correction n'expliquerait point le reste du passage. Nous indiquons, aussi avec grand doute, la correction alfinus, terme usité alors pour désigner, au jeu d'échecs, l'alfino des Italiens, le fou des modernes.

Roy, fierce, chevalier, auffin, roc et cornu
Furent fet de saphir, et si ot or moulu.

(Roman d'Alexandre, part. 2, cité au gloss. de Carpentier.)

Peut-être les routiers, adonnés au jeu dans leur vie d'aventures, veulent-ils indiquer par-là l'impuissance de Jean. Nauci (zeste de noix) exprimerait la matière dont le fou est fait, angularis, sa position de côté et de guingois sur l'échiquier. Nous nous bornons à présenter cette conjecture.

(20) (Suppeditationes.) Suppeditare a presque toujours, dans le latin du moyen âge, le sens de sub pede stare.

(21 Lingard pense devoir récuser l'exactitude du récit de Matt. Pâris. D'après les documents publics qui existent encore, et qui ont été publiés par Brady et Kymer, il est certain, dit cet historien, que Jean était à Runnymead le 19 juin, à Winchester, le 27, à Oxford, le 21 juillet, et que pendant tout le mois de septembre, il résida à Douvres pour y attendre ses mercenaires.

(22) Matt. Pâris nous a dit cependant qu'il était mort en 1214. Mais il y a contradiction évidente, soit de sa part, soit de celle des copistes. Les termes mêmes dont il se sert, rediens à curia romana, indiquent que Jean de Gray mourut au retour de ce voyage dont le roi l'avait chargé; ce qui est conforme au récit de tous les historiographes, qui rangent Jean de Gray parmi les écrivains anglais, et placent sa mort à l'année 1216 ou 1217.

(23 Sperantes. Nous proposons et traduisons: spernentes.

(24Nostrum, évidemment vestrum.

(25 Probablement Belper ou Beauvoir, dans le comté de Derby, à huit lieues environ de Nottingham.

(26Ce chef de mercenaires est nommé dans le texte Burck, Burk, Buuk; mais Matt. Pâris répète constamment qu'il commandait une troupe de Flamands et de Brabançons. Nous hésiterions donc à adopter l'opinion de M. Aug. Thierry qui voit dans ce Gaultier un captal de Buch dans les Landes, et, par conséquent, un ancêtre de ce captai si fameux dans le quatorzième siècle. M. Aug. Thierry, au lieu de Gérard de Sotin Gerardus Sotini, lit aussi Gérard de Solinghen, et se fonde sur un passage de Matt. Pâris qui ne se trouve pas dans l'Historia Major. Peut-être y a-t-il une faute d'impression dans l'indication latine à laquelle il renvoie. Au reste, l'interprétation Solinghen nous paraît juste, parce que cette ville est située à six lieues au nord de Cologne par conséquent près du Brabant.

(27) Nous adoptons la variante en marge.

(28) Nous n'avons pas besoin de rappeler que Calais n'est pas en Flandre.

(29 Cette intercalation peu importante est fournie par le manuscrit de Cotton. Le texte est mutilé et nous donnons le sens probable.

(30Prœter balistarios. Lingard adopte cette interprétation et ajoute; Qui probablement entrèrent à son service.

(31) Inteligibilis, évidemment ineligibilis.

(32Ad hoc. Nous adoptons la variante ne quid.

(33 Junii sequentis post proximum. Nous adoptons cette traduction, parce qu'en effet, la croisade commença vers le milieu de l'année suivante. Mais le texte n'est pas clair: on sait qu'il y avait deux époques dans l'année, le mois de juin et le mois de septembre, consacrées au transport des croisés en Palestine, quoique le zèle des pèlerins n'attendit pas toujours le retour d'un passage plus rapide et plus sûr.

(34) Conditionem; nous adoptons la variante contradictionem.

(35) Nous proposons pour cette phrase, divisis au lieu de visis, et penetrans au lieu de penetrantes.

(36 C'est probablement une allusion à la chute de Lucifer.

(37) Armatura tinea, armure de lin, c'est-à-dire vêtement piqué pardessus lequel on endossait la cuirasse, analogue au gambison.

(38Il est appelé plus haut comte d'Essex. Il avait probablement succédé en cette qualité à Geoffroi Fitz-Pierre.

(39)  Quoique le texte donne Lugdunum, nous pensons qu'on doit lire ici. Melun.

(40) Probablement la bourgade qu'on trouve aussi appelée Etomar,

(41) J'ajoute non qui me parait nécessaire au sens.

(42 C'est Matt. Pâris qui fait ce récit. Du moins la nature de l'explication donne lieu de le croire.

(43) Lynn-Regis, à l'embouchure du Wash.

(44) Pays d'Angleterre qui fait partie du Lincolnshire.

(45) On appelait procurations, des prestations soit en argent, soit en nature, que les légats et les nonces pontificaux, comme les archevêques et les prélats supérieurs, exigeaient des églises qu'ils visitaient. Les papes étaient souvent obligés de restreindre à de justes proportions, ce droit que la cupidité de leurs agents exerçait sans mesure. Les laïques, auteurs de fondations pieuses, se réservaient un droit analogue, dont les rois Capétiens et surtout les rois Plantagenets usaient largement. En France, ce droit anciennement appelé mentionaticum, fut appelé procuratio sous les rois de la troisième race, et désigné plus tard sous le nom de gistum, gîte, repas ou festin. Souvent les rois exemptaient les monastères et les églises du droit de régale, mais non du droit de procuration. On en a un exemple dans une charte octroyée par Philippe-Auguste aux chanoines d'Arras.

(46) Voici comment Dutillet, dans son Recueil des roys de France, page 261, explique le proverbe de la trahison de Ganekm: «Charles le Chauve fut à Orléans sacré et couronné roy de France par Ganelon, archevesque de Sens, et ses suffragants. Lequel Ganelon, venu de panure lieu, auoit esté chappellain de la chappelle dudit le Chauue, par luy fait archeuesque. Et néantmoins contre son serment de fidélité, par grande ingratitude, se tourna après contre ledit roy pour son frère Loys, roy de Germanie, en l'inuasion qu'il feit du royaume de France. Par quoy ledit roy Charles le Chauue l'accusa de crime de lèze maiesté au concile de l'église gallicane, assemblé de douze prouinces au fors bourg de Toul, en Lorraine, l'an 859. Et de luy est tournée en prouerbe la trahison de Ganelon, non de la deffaite de Ronceuaux.» En effet, les romans de chevalerie parlent d'un traître fameux qu'ils nomment Gaunes ou Ganelon (ingaunare, ingauner, tromper), auquel ils attribuent la défaite de Roncevaux. L'Arioste fait allusion à cette tradition, qui ne peut souffrir la critique historique, pas plus que la généalogie prétendue du comte de Nevers. Ce comte était alors Hervé IV, fils de Geoffroi de Gien, seigneur de Cosne et de Donzy, qui avait épousé Mathilde de Courtenay, héritière, par sa mère, des comtés de Nevers, d'Auxerre et de Tonnerre.

(47) Il nous paraît moins extravagant qu'on ne l'a répété, qu'un projet d'établissement analogue à celui de Guillaume-le-Bâtard ait été conçu par Philippe-Auguste ou au moins par son fils. Mais ce qui n'est nullement fondé, et ce qu'on doit repousser comme une calomnie, c'est que les Français aient médité l'empoisonnement ou le massacre des principaux Anglais de leur parti. Si l'on s'étonne que Laurent Echard ait prétendu confirmer cette accusation, qui n'est point, du reste, formulée par Matt. Pâris, on sera moins surpris que Shakespeare, toujours prêt à flatter l'antipathie populaire de sa nation contre la nôtre, ait prêté les paroles suivantes au vicomte de Melun:

«Si le Français a l'avantage dans cette chaude journée, il se propose de récompenser les peines que vous vous donnez, en vous faisant trancher la tête. Il en a fait le serment, et je l'ai juré avec lui, et d'autres encore l'ont juré avec moi sur l'autel de Saint-Edmond'sbury; sur le même autel où nous vous jurâmes à tous une tendre amitié et un attachement éternel.»

(Vie et Mort du roi Jean, acte V, scène IX.)        

(48) L'itinéraire que donne ici Matt. Pâris est évidemment erroné, dit Lingard. Voici la route et les dates que Brady a extraites des archives: 2 octobre: le roi revint de Lincoln à Lynn par Grimsby et Spalding. 9 octobre: il partit de Lynn le 12 pour Wisbeach, et résolut de se rendre, en traversant le Wash, de Cross-Keys à Fossdike. Ce fut là qu'il perdit ses trésors, le 14 octobre, dans le gouffre formé par l'afflux de la marée et du courant de la Welland.

(49) Quelques historiens prétendent, mais sans preuves, qu'il fut empoisonné et mourut à l'abbaye de Swineshead. Telle est aussi la forme dramatique donnée par Shakespeare à la mort du roi Jean: «L'enfer est dans mon cœur, et le poison, établi comme une furie infernale, tyrannise et dévore mon sang atteint d'une peste incurable.» (Acte V, scène XV.) Nous rappelons seulement pour mémoire la fable ridicule qu'on trouve dans Caxton (Tractus Temporum). Un jeune moine de Swineshead, sachant que le roi se proposait, s'il vivait, d'augmenter démesurément le prix du pain, alla dans le jardin, y prit un gros crapaud, en exprima tout le venin dans un verre de cervoise et y goûta le premier. Le roi, dès lors sans défiance, vida le reste de, la coupe; tous deux en moururent, le moine au bout de deux heures, le roi au bout de deux jours. Saint-Foix raconte, nous ne savons d'après quelle autorité, que le surnom de Sans-Terre fut confirmé à Jean après sa mort, parce que les moines de Winchester ayant répandu le bruit qu'on entendait sur son tombeau un fracas continuel et des cris épouvantables, le déterrèrent et jetèrent son corps dans un étang.

(5019 octobre.

(51) On n'a pas oublié que saint Ulstan avait été évéque de Worcester. Mais la version la plus authentique est que Jean fut enterré dans l'église cathédrale de Winchester.

(52) Ut honestius portaretur. Je ne vois point d'autre sens.

(53) Régis imago, une ombre de roi (?). La nature de cette épitaphe nous fait douter qu'elle ait pu figurer sur le tombeau de Jean.

(54)                      Anglia sicut adhuc sordet fœtore Johannis,

            Sordida fœdatur fœdante Johanne gehenna.

(55) La citation nous parait peu applicable, puisque Juvénal, en cette occasion, se propose de se venger sur les morts de ce qu'il ne peut dire sur les vivants.