HÉSIODE
Muses
de la Piérie (1), ô vous dont les chants immortalisent !
venez, célébrez votre père, de qui descendent à la fois tous les hommes
obscurs ou fameux, le grand Jupiter, qui leur accorde à son gré la honte ou la
gloire, les élève aisément ou aisément les renverse, affaiblit le puissant
et fortifie le faible, corrige le méchant et humilie le superbe, Jupiter
qui tonne dans les cieux et réside sur les plus hauts sommets de l'Olympe. Dieu
puissant qui entends et vois tout, écoute : dirige vers l'équité les jugements
des mortels. Pour moi, puissé-je faire entendre à Persès le langage de la
vérité !
On ne voit pas régner sur la terre une seule rivalité ; il en existe deux :
l'une digne des éloges du sage, l'autre de son blâme ; toutes deux animées
d'un esprit différent. L'une excite la guerre désastreuse et la discorde ; la
cruelle ! nul homme ne la chérit, mais tous, d'après la volonté des dieux,
sont contraints de l'honorer en la haïssant. L'autre, c'est la Nuit obscure qui
l'enfanta la première, et le grand fils de Saturne, habitant au sommet des
cieux, la plaça sur les racines mêmes de la terre pour qu'elle vécût parmi
les humains et leur devînt utile. Elle pousse au travail le mortel le plus
indolent. L'homme oisif, qui jette les yeux sur un homme riche, s'empresse à
son tour de labourer, de planter, de gouverner avec ordre sa maison ; le voisin
est jaloux du voisin qui tâche de s'enrichir. Cette rivalité est pour les
mortels une source de biens. Ainsi le potier porte envie au potier, l'artisan à
l'artisan, le mendiant au mendiant et le chanteur au chanteur.
O Persès ! grave bien ces conseils au fond de ton âme : que
l'envie, joyeuse des maux d'autrui, ne te détourne pas du travail ; ne regarde
pas les procès d'un oeil curieux et n'écoute pas les plaideurs sur la place
publique. On n'a que peu de temps à perdre dans les querelles et dans les
contestations lorsque, pendant la saison propice, on n'a point amassé pour
toute l'année les fruits que produit la terre et que prodigue Cérès.
Rassasié de ces fruits, tu pourras alors envier et disputer aux autres leurs richesses
(2). Mais non , il ne te sera plus permis d'agir ainsi (3).
Terminons enfin notre procès par d'équitables jugements émanés de la bonté
de Jupiter. Déjà nous avons partagé notre
héritage, et tu m'as arraché la plus forte part dans l'espoir de corrompre ces
rois, dévorateurs de présents (4), qui veulent juger notre
querelle. Les insensés ! ils ignorent que souvent la moitié vaut mieux que le
tout (5) et combien il y a d'avantages à se nourrir de mauve
et d'asphodèle (6). En effet, les dieux cachèrent aux mortels
le secret d'une vie frugale. Autrement le travail d'un seul jour suffirait pour
te procurer les moyens de subsister une année entière, même en restant oisif.
Tu suspendrais soudain le gouvernail au-dessus de la fumée et tu laisserais
reposer tes boeufs et tes mulets laborieux. Mais Jupiter
nous déroba ce secret, furieux dans son âme d'avoir été trompé par
l'astucieux Prométhée (7). Voilà pourquoi il condamna les
hommes aux soucis et aux tourments. Il leur avait caché le feu ; mais le noble
fils de Japet, par un adroit larcin, le leur
apporta dans la tige d'une férule, après l'avoir enlevé au prudent Jupiter
qui aime à lancer la foudre. Ce dieu qui rassemble les nuages lui dit en son
courroux :
"Fils de Japet, ô le plus habile de tous les
mortels ! tu te réjouis d'avoir dérobé le feu divin et trompé ma sagesse,
mais ton vol te sera fatal à toi et aux hommes à venir. Pour me venger de ce
larcin, je leur enverrai un funeste présent dont ils seront tous charmés au
fond de leur âme, chérissant eux-mêmes leur propre fléau."
Pandore
En achevant ces mots, le père des dieux et des hommes sourit et commanda à l'illustre Vulcain de composer sans délais un corps, en mélangeant de la terre avec l'eau, de lui communiquer la force et la voix humaine, d'en former une vierge douée d'une beauté ravissante et semblable aux déesses immortelles ; il ordonna à Minerve de lui apprendre les travaux des femmes et l'art de façonner un merveilleux tissu, à Vénus à la parure d'or de répandre sur sa tête la grâce enchanteresse, de lui inspirer les violents désirs et les soucis dévorants, à Mercure, messager des dieux et meurtrier d'Argus, de remplir son esprit d'impudence et de perfidie. Tels furent les ordres de Jupiter, et les dieux obéirent à ce roi, fils de Saturne. Aussitôt l'illustre Vulcain, soumis à ses volontés, façonna avec de la terre une image semblable à une chaste vierge ; la déesse aux yeux bleus, Minerve, l'orna d'une ceinture et de riches vêtements ; les divines Grâces et l'auguste Persuasion lui attachèrent des colliers d'or, et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps. Minerve entoura tout son corps d'une magnifique parure. Enfin le meurtrier d'Argus, docile au maître du tonnerre, lui inspira l'art du mensonge, les discours séduisants et le caractère perfide. Ce héraut des dieux lui donna un nom et l'appela Pandore, parce que chacun des habitants de l'Olympe lui avait fait un présent pour la rendre funeste aux hommes industrieux.
Mariage d'Épiméthée et de Pandore
Après avoir achevé cette attrayante et
pernicieuse merveille, Jupiter ordonna à
l'illustre meurtrier d'Argus, au rapide messager
des dieux, de la conduire vers Épiméthée. Épiméthée ne se rappela point que Prométhée lui
avait recommandé de ne rien recevoir de Jupiter,
roi d'Olympe, mais de lui renvoyer tous ses dons de peur qu'ils ne devinssent un
fléau terrible aux mortels. Il accepta le présent fatal et reconnut bientôt
son imprudence.
Auparavant, les tribus des hommes vivaient sur la terre, exemptes des tristes
souffrances, du pénible travail et de ces cruelles maladies qui amènent la
vieillesse, car les hommes qui souffrent vieillissent promptement.
Pandore, tenant dans ses mains un grand vase, en
souleva le couvercle, et les maux terribles qu'il renfermait se répandirent au
loin. L'Espérance seule resta. Arrêtée sur les
bords du vase, elle ne s'envola point, Pandore
ayant remis le couvercle, par l'ordre de Jupiter
qui porte l'égide et rassemble les nuages. Depuis ce jour, mille calamités
entourent les hommes de toutes parts : la terre est remplie de maux, la mer en
est remplie, les maladies se plaisent à
tourmenter les mortels nuit et jour et leur apportent en silence toutes les
douleurs, car le prudent Jupiter les a privées de la voix. Nul ne peut donc
échapper à la volonté de Jupiter.
Si tu le veux, je te ferai un autre récit plein de sagesse et d'utilité ; toi,
recueille-le au fond de ta mémoire.
L'âge d'or
Quand les hommes et les dieux furent nés ensemble, d’abord les célestes habitants de l'Olympe créèrent l'âge d'or (8) pour les mortels doués de la parole. Sous le règne de Saturne qui commandait dans le ciel, les mortels vivaient comme les dieux, ils étaient libres d'inquiétudes, de travaux et de souffrances ; la cruelle vieillesse ne les affligeait point ; leurs pieds et leurs mains conservaient sans cesse la même vigueur, et loin de tous les maux, ils se réjouissaient au milieu des festins, riches en fruits délicieux et chers aux bienheureux Immortels. Ils mouraient comme enchaînés par un doux sommeil. Tous les biens naissaient autour d'eux. La terre fertile produisait d'elle-même d'abondants trésors ; libres et paisibles, ils partageaient leurs richesses avec une foule de vertueux amis. Quand la terre eut renfermé dans son sein cette première génération, ces hommes, appelés les génies terrestres, devinrent les protecteurs et les gardiens tutélaires des mortels : ils observent leurs bonnes ou leurs mauvaises actions, et, enveloppés d'un nuage (9), parcourent toute la terre en répandant la richesse : telle est la royale prérogative qu'ils ont obtenue.
L'âge d'argent
Ensuite les habitants de l'Olympe produisirent une seconde race bien inférieure à la première, l'âge d'argent (10) qui ne ressemblait à l'âge d'or ni pour la force du corps ni pour l'intelligence. Nourri par les soins de sa mère, l'enfant, toujours inepte, croissait, durant cent ans, dans la maison natale. Parvenu au terme de la puberté et de l'adolescence, il ne vivait qu'un petit nombre d'années, accablé de ces douleurs, triste fruit de sa stupidité, car alors les hommes ne pouvaient s'abstenir de l'injustice ; ils ne voulaient pas adorer les dieux ni leur offrir des sacrifices sur leurs pieux autels, comme doivent le faire les mortels divisés par tribus. Bientôt Jupiter, fils de Saturne, les anéantit, courroucé de ce qu'ils refusaient leurs hommages aux dieux habitans de l'Olympe. Quand la terre eut dans son sein renfermé leurs dépouilles, on les nomma les mortels bienheureux ; ces génies terrestres n'occupent que le second rang, mais le respect accompagne aussi leur mémoire.
L'âge d'airain
Le père des dieux créa une troisième
génération d'hommes doués de la parole, l'âge d'airain, qui ne ressemblait
en rien à l’âge d'argent.
Robustes comme le frêne, ces hommes, violents et terribles, ne se plaisaient
qu'aux injures et aux sanglants travaux de Mars ; ils ne se nourrissaient pas des
fruits de la terre, et leur coeur impitoyable avait la dureté de l'acier. Leur
force était immense, indomptable, et des bras invincibles s'allongeaient de
leurs épaules sur leurs membres nerveux. Ils portaient des armes d'airain ; l’airain
composait leurs maisons ; ils ne travaillaient que l'airain, car le fer noir
n'existait pas encore. Égorgés par leurs propres mains, ils descendirent dans
la ténébreuse demeure du froid Pluton sans laisser un nom après eux. Malgré
leur force redoutable, la sombre Mort les saisit et ils quittèrent la brillante
lumière du soleil.
L'âge des Héros
Quand la terre eut aussi renfermé leur dépouille dans son sein, Jupiter, fils de Saturne, créa sur cette terre fertile une quatrième race plus juste et plus vertueuse (11), la céleste race de ces Héros que l'âge précédent nomma les demi-dieux dans l’immense univers. La guerre fatale et les combats meurtriers les moissonnèrent tous, les uns lorsque, devant Thèbes aux sept portes (12), sur la terre de Cadmus, ils se disputèrent les troupeaux d'Oedipe (13) ; les autres lorsque, franchissant sur leurs navires la vaste étendue de la mer, armés pour Hélène aux beaux cheveux, ils parvinrent jusqu'à Troie, où la mort les enveloppa de ses ombres. Le puissant fils de Saturne, leur donnant une nourriture et une demeure différentes de celles des autres hommes, les plaça aux confins de la terre. Ces Héros fortunés, exempts de toute inquiétude, habitent les îles des bienheureux (14) par delà l'océan aux gouffres profonds, et trois fois par an la terre féconde leur prodigue des fruits brillants et délicieux.
L'âge de fer
Plût aux dieux que je ne vécusse pas au milieu de la cinquième génération ! Que ne suis-je mort avant ! que ne puis-je naître après ! C'est l'âge de fer (15) qui règne maintenant. Les hommes ne cesseront ni de travailler et de souffrir pendant le jour ni de se corrompre pendant la nuit ; les dieux leur enverront de terribles calamités. Toutefois quelques biens se mêleront à tant de maux. Jupiter détruira celte race d'hommes doués de la parole lorsque presque dès leur naissance leurs cheveux blanchiront. Le père ne sera plus uni à son fils, ni le fils à son père, ni l'hôte à son hôte, ni l'ami à son ami ; le frère, comme auparavant, ne sera plus chéri de son frère ; les enfants mépriseront la vieillesse de leurs parents. Les cruels ! ils les accableront d'injurieux reproches sans redouter la vengeance divine. Dans leur coupable brutalité, ils ne rendront pas à leurs pères les soins que leur enfance aura reçus : l'un ravagera la cité de l'autre ; on ne respectera ni la foi des serments, ni la justice, ni la vertu ; on honorera de préférence l'homme vicieux et insolent ; l'équité et la pudeur ne seront plus en usage ; le méchant outragera le mortel vertueux par des discours pleins d'astuce auxquels il joindra le parjure. L'Envie au visage odieux, ce monstre qui répand la calomnie et se réjouit du mal, poursuivra sans relâche les hommes infortunés. Alors, promptes à fuir la terre immense pour l'Olympe, la Pudeur et Némésis (16), enveloppant leurs corps gracieux de leurs robes blanches, s'envoleront vers les célestes tribus et abandonneront les humains ; il ne restera plus aux mortels que les chagrins dévorants, et leurs maux seront irrémédiables.
Fable du rossignol et de l'épervier
Maintenant je raconterai aux
rois une fable (17) que leur sagesse même ne dédaignera
point. Un épervier venait de saisir un rossignol au gosier sonore et
l'emportait à travers les nues ; déchiré par ses serres recourbées, le
rossignol gémissait tristement ; mais l'épervier lui dit avec arrogance :
"Malheureux ! pourquoi ces plaintes ? Tu es au pouvoir du plus fort ;
quoique chanteur harmonieux, tu vas où je te conduis ; je peux à mon gré ou
faire de toi mon repas ou te rendre la liberté." Ainsi parla l'épervier
au vol rapide et aux ailes étendues. Malheur à l'insensé qui ose lutter
contre un ennemi plus puissant ! privé de la victoire, il voit encore la
souffrance s'ajouter à sa honte.
O Persès ! écoute la voix de l'équité, et abstiens-toi de l’injure, car
l'injure est fatale à l'homme faible ; l'homme de bien ne la supporte pas
facilement : accablé par elle, il tombe sa victime. Il est un chemin plus noble
qui mène à la justice. La justice finit toujours par triompher de l’injure.
Mais l'insensé ne s'instruit que par son propre malheur. Horcus
poursuit avec ardeur les jugements iniques. La justice
s'indigne et frémit partout où elle se voit entraînée par ces hommes,
dévorateurs de présents, qui rendent de criminels arrêts. Couverte d'un nuage,
elle parcourt en pleurant les cités et les tribus des peuples, apportant le malheur
à ceux qui l'ont chassée et n'ont pas jugé avec droiture. Mais ceux qui,
rendant une justice égale aux étrangers et à leurs concitoyens, ne
s'écartent pas du droit sentier, voient fleurir leur ville et prospérer leurs
peuples ; la paix, cette nourrice des jeunes gens (18), régna
dans leur pays, et jamais Jupiter à la large vue
ne leur envoie la guerre désastreuse. Jamais la famine ou l'injure n'attaque
les mortels équitables : ils célèbrent paisiblement leurs joyeux festins ; la
terre leur prodigue une abondante nourriture ; pour eux, le chêne des montagnes
porte des glands sur sa cime et des abeilles dans ses flancs ; leurs brebis sont
chargées d'une épaisse toison et leurs femmes mettent au jour des enfants qui
ressemblent à leurs pères (19) ; toujours riches de tous les
biens, ils n'ont pas besoin de voyager sur des vaisseaux, et la terre fertile
les nourrit de ses fruits. Mais quand des mortels se livrent à l'injure funeste
et aux actions vicieuses, Jupiter à la large vue
leur inflige un prompt châtiment : souvent une ville entière est punie à
cause d'un seul homme qui commet des injustices et des crimes (20)
; du haut des cieux, le fils de Saturne déchaîne
à la fois deux grands fléaux, la peste et la famine, et les peuples périssent
; leurs femmes n'enfantent plus et leurs familles décroissent par la volonté
de Jupiter, roi de l'Olympe, qui détruit leur
vaste armée, renverse leurs murailles ou punit leurs vaisseaux en les
engloutissant dans la mer.
Rois ! Vous aussi, redoutez un pareil châtiment, car les Immortels, mêlés
parmi les hommes, aperçoivent tous ceux qui s'accablent mutuellement par des
arrêts iniques sans craindre la vengeance divine. Par l'ordre de Jupiter,
sur la terre fertile, trente mille génies, gardiens des mortels, observent
leurs jugements et leurs actions coupables, et, revêtus d'un nuage, parcourent
le monde entier. La Justice, fille de Jupiter,
est une vierge auguste et respectée des dieux habitants de l'Olympe ; lorsqu'un
insolent ose l'outrager, soudain, assise auprès de Jupiter, puissant fils de Saturne,
elle se plaint de la méchanceté des hommes et le conjure de faire retomber sur
le peuple les fautes des rois qui, dans leurs criminelles pensées, s'écartent
du droit chemin et prononcent d'injustes sentences. Pour éviter ces malheurs,
ô rois dévorateurs de présents ! Redressez vos arrêts et oubliez entièrement
le langage de l’iniquité. L'homme qui fait du mal à autrui s’en fait aussi
à lui-même ; un mauvais jugement est toujours terrible pour le juge. L'oeil de
ce Jupiter, qui voit et découvre tout, contemple
notre procès si telle est sa volonté ; il n'ignore pas quel débat s'agite
dans l'enceinte de notre ville. Puissions-nous maintenant, mon fils et moi, ne
pas être justes aux yeux des mortels, puisque la justice n'attire plus que des
malheurs, puisque l'homme le moins équitable obtient le plus de droits ! Mais
je ne pense pas que Jupiter, maître de la foudre,
tolère de semblables abus.
La justice
O Persès ! Grave bien mes conseils au fond de ton esprit. Écoute la voix de la justice et renonce pour toujours à la violence : telle est la loi (21) que le fils de Saturne a imposée aux mortels. Il a permis aux poissons, aux animaux sauvages, aux oiseaux rapides de se dévorer les uns les autres, parce qu'il n'existe point de justice parmi eux ; mais il a donné aux hommes cette justice, le plus précieux des biens. Si dans la place publique, un juge veut parler avec droiture et avec prudence, Jupiter à la large vue lui accorde la richesse ; mais s'il se parjure volontairement, s'il blesse l'équité par de faux témoignages, il subit des maux sans remède ; la gloire de sa postérité s'obscurcit d'âge en âge, tandis que d'âge en âge la postérité de l'homme juste devient plus illustre. Écoute mes utiles conseils, imprudent Persès ! Rien n'est plus aisé que de se précipiter dans le vice : le chemin en est court et nous l'avons près de nous ; mais les dieux immortels ont baigné de sueurs la route de la vertu : cette route est longue, escarpée et d'abord hérissée d'obstacles ; mais quand on touche à son sommet, elle devient facile, quoique toujours pénible.
Travaillons, prenons de la peine.
Le plus sage est celui qui,
jugeant tout par lui-même, considère les actions qui seront les meilleures
lorsqu'il les aura terminées. L'homme docile aux bons conseils est encore digne
d'estime, mais celui qui ne sait pas s'éclairer par sa propre sagesse et
refuse d'écouter les avis des autres est entièrement inutile sur la terre.
Quant à toi, Persès ! ô rejeton des dieux (22) ! garde
l'éternel souvenir de mes avis : travaille si tu veux que la Famine te prenne
en horreur et que l'auguste Cérès à la belle
couronne, pleine d'amour envers toi, remplisse tes granges de moissons, En
effet, la Famine est toujours la compagne de
l'homme paresseux ; les dieux et les mortels haïssent également celui qui vit
dans l'oisiveté, semblable en ses désirs à ces frelons privés de dards qui,
tranquilles, dévorent et consument le travail des abeilles. Livre-toi avec
plaisir à d'utiles ouvrages, afin que tes granges soient remplies des fruits
amassés pendant la saison propice. C'est le travail qui multiplie les troupeaux
et accroît l'opulence. En travaillant, tu seras bien plus cher aux dieux et aux
mortels : car les oisifs leur sont odieux. Ce n'est point le travail, c'est
l'oisiveté qui est un déshonneur. Si tu travailles, les paresseux bientôt
seront jaloux de toi en te voyant t'enrichir ; la vertu et la gloire
accompagnent la richesse : ainsi tu deviendras semblable à la divinité. II
vaut donc mieux travailler, ne pas envier inconsidérément la fortune d'autrui
et diriger ton esprit vers des occupations qui te procureront la subsistance :
voilà le conseil que je te donne. La mauvaise honte est le partage de
l'indigent. La honte est très utile ou très nuisible aux mortels. La honte
mène à la pauvreté, la confiance à la richesse. Ce n'est point par la
violence qu'il faut s'enrichir, les biens donnés par les dieux sont les
meilleurs de tous. Si un ambitieux s'empare de nombreux trésors par la force de
ses mains ou les usurpe par l'adresse de sa langue (comme il arrive trop souvent
lorsque l'amour du gain séduit l'esprit des hommes et que l'impudence chasse
toute pudeur), les dieux le précipitent bientôt vers sa ruine ; sa famille
s'anéantit et il ne jouit que peu de temps de sa richesse. Il est aussi
coupable que celui qui maltraiterait un suppliant ou un hôte, qui, monté en
secret sur la couche d'un frère, souillerait sa femme d'embrassements
illégitimes, dépouillerait par une indigne ruse des enfants orphelins ou
accablerait d'injurieux discours un père parvenu au triste seuil de la
vieillesse. Jupiter s'irrite contre cet homme et lui envoie enfin un châtiment
terrible en échange de ses iniquités. Mais toi, que ton esprit insensé
s'abstienne de semblables crimes. Offre, selon tes facultés,
des sacrifices aux dieux immortels (23) avec un coeur chaste
et pur, et brûle en leur honneur les cuisses brillantes des victimes.
Apaise-les par des libations et par de l'encens quand tu vas dormir ou lorsque
brille la lumière sacrée du jour, afin qu'ils aient pour toi une âme
bienveillante et que tu achètes toujours le
champ d'autrui sans jamais vendre le tien. Invite ton ami à tes festins et
laisse là ton ennemi ; invite surtout l'ami qui habite prés de toi, car s'il
t'arrive quelque accident domestique, tes voisins accourent sans ceinture,
tandis que tes parens se ceignent encore. Un mauvais voisin est un fléau autant
qu'un bon voisin est un bienfait. C'est un trésor que l'on rencontre dans un
voisin vertueux. II ne mourra jamais un de tes boeufs à moins que tu n'aies un
méchant voisin. Mesure avec soin tout ce que tu empruntes à ton voisin ; mais
rends-lui autant et davantage si tu le peux, afin que si un jour tu as besoin de
lui, tu le trouves prêt à te secourir.
Ne recherche pas des gains déshonorants ; de tels bénéfices
équivalent à ses pertes. Tu dois chérir qui te chérit, visiter qui te
visite, donner à qui te donne, ne rien donner à qui ne te donne rien. On rend
présent pour présent et refus pour refus. La libéralité est utile ; la
rapine est funeste et ne cause que la mort. L'homme qui donne volontairement,
quelle que soit la grandeur du bienfait, s'en réjouit et en est charmé
jusqu'au fond de l'âme. Celui qui, fort de son impudence, commet un larcin,
malgré la modicité du profit, sent le remords déchirer son coeur. Si tu
acquiers peu à peu, mais souvent, tu auras bientôt amassé une grande fortune
qui sait ajouter à ce qu'il possède déjà évitera la noire famine. Ce qu'on
a déposé dans sa maison ne cause plus d'inquiétude. II vaut mieux garder ses
biens dans l'intérieur de ses foyers, puisque ce qui est dehors n'est pas en
sûreté. S'il est agréable d'user de ce qu'on a près de soi, il est pénible
d'avoir besoin de ce qui est ailleurs. Je t'engage à y songer. Bois à longs
traits le commencement et la fin du tonneau, mais épargne le milieu. On le
ménage trop tard, quand on ne ménage que le fond (24).
Donne toujours à ton ami le salaire convenu. En riant même avec ton frère,
appelle un témoin : la crédulité et la défiance perdent également les
hommes (25). Qu'une femme indécemment parée (26)
ne te séduise point en t'agaçant par son doux babil et en s'informant de ta
demeure : c'est se fier au voleur que se fier à la femme. Qu'un fils unique
garde la maison paternelle, ainsi tes richesses s'accroîtront dans tes foyers.
Puisses-tu ne mourir que vieux en laissant un autre enfant ! C'est aux familles
nombreuses que Jupiter
prodigue d'immenses trésors. Plus des parents nombreux redoublent de soins et
plus la fortune s'augmente. Si ton coeur désire la richesse, suis mon précepte
: ajoute sans cesse le travail au travail.
La moisson
Commence la moisson (27)
quand les Pléiades, filles d'Atlas, se lèvent
dans les cieux, et le labourage quand elles disparaissent ; elles demeurent
cachées quarante jours et quarante nuits, et se montrent de nouveau lorsque
l'année est révolue, à l'époque où s'aiguise le tranchant du fer. Telle est
la loi générale des campagnes pour les colons qui habitent les bords de la mer
ou qui, loin de cette mer orageuse, cultivent un sol fertile dans les gorges des
profondes vallées. Sois toujours nu quand tu sèmes, nu quand tu laboures et nu
quand tu moissonnes, si tu veux exécuter à propos tous les travaux de Cérès,
voir tes fruits parvenir à leur maturité et n'être pas forcé, dans ton
indigence de parcourir en mendiant les maisons étrangères sans rien obtenir.
Déjà tu es venu près de moi, mais je ne te ferai plus ni aucun don ni aucun
prêt. Travaille, imprudent Persès ! travaille à ces ouvrages que les dieux
imposèrent aux hommes ; tremble d'être contraint dans ta douleur de mendier ta
nourriture avec ta femme et tes enfants et d'implorer des voisins qui te
mépriseront : ils te donneront deux et trois fois, mais si tu les importunes
encore, tu n'obtiendras plus rien et tu perdras ton temps en paroles ; tes longs
discours, seront inutiles. Je te conseille plutôt de payer tes dettes et
d'éviter la famine.
Procure-toi d'abord une maison, un boeuf laboureur et une esclave non mariée
qui suivra tes troupeaux ; rassemble chez toi tous les instruments nécessaires
à l'agriculture pour ne pas en demander aux autres et ne pas en manquer si tu éprouvais un refus : alors tu verrais le temps s'écouler et l'ouvrage en
souffrirait. Ne remets pas tes travaux au lendemain ni au surlendemain : l'homme
qui reste oisif ou qui diffère d'agir ne remplit pas ses granges. L'activité
double la richesse. Celui qui temporise lutte toujours avec le besoin.
L'automne
Lorsque le soleil ne darde plus les rayons de
sa brûlante chaleur, lorsque, pendant l'automne, les pluies du grand Jupiter
rendent le corps humain plus souple et plus léger (car alors l'astre du Sirius
roule moins longtemps pendant le jour sur la tête des malheureux mortels
et prolonge davantage sa course nocturne), lorsque les arbres coupés par le fer
sont moins exposés à la carie, quand leurs feuillages tombent et leur sève
s'arrête, songe que c'est le temps d'abattre les bois nécessaires à tes
travaux. Façonne un mortier de trois pieds, un pilon de trois coudées et un
essieu de sept pieds : telle est la mesure la plus convenable ; taille ensuite
un maillet de huit pieds et arrondis une jante de trois palmes pour un char qui
en aura dix ; prépare beaucoup d'autres morceaux de bois recourbés. Lorsque,
en parcourant la montagne ou la plaine, tu auras trouvé un manche de yeuse,
apporte-le dans ta maison, c'est l'instrument le plus solide pour servir au
labourage ; qu'un élève de Pallas, l'attachant avec des clous, le fixe au
dental et l'adapte au timon. Alors construis dans ta demeure deux charrues,
l'une d'une seule pièce, l'autre de bois d'assemblage ; rien n'est plus utile,
puisque si tu brises l'une, tu pourras atteler tes boeufs à l'autre : c'est le
laurier ou l'orme qui forme les timons les plus forts ; que le dental soit de
chêne et le manche de yeuse. Achète deux boeufs de neuf ans ; à cet âge leur
vigueur est infatigable ; parvenus au terme de la jeunesse, ils sont encore
propres aux travaux : tu ne craindras point qu'en se disputant ils ne brisent la
charrue au milieu d'un sillon et ne laissent l'ouvrage imparfait. Qu'un homme de
quarante ans les accompagne, après avoir mangé en huit bouchées un pain
divisé en quatre parties ; tout entier au labour, il tracera des sillons
toujours droits, ne détournera point ses yeux sur ses camarades et tiendra son
esprit constamment appliqué à sa tâche : un plus jeune laboureur ne saurait ni
répandre la semence avec mesure, ni éviter de la répandre deux fois, car un
jeune homme est toujours impatient de rejoindre ses compagnons.
Observe chaque année le temps où tu
entendras les cris de la grue retentir du haut des nuages; c'est elle qui
apporte le signal du labour et qui annonce le retour du pluvieux hiver. L'homme
qui manque de boeufs sent alors les regrets déchirer son âme. Nourris dans ton
étable des boeufs aux longues cornes. II est aisé de dire : Prête-moi des
boeufs et un chariot ; mais il est aisé de répondre : Mes boeufs sont
occupés. L'homme riche en imagination parle de construire un chariot ;
l'insensé ! il ignore que pour un chariot il faut cent pièces de bois, il
aurait dû y songer plus tôt et se munir des matériaux nécessaires. Dés que
le temps du labourage arrive pour les mortels, hâte-toi, pars le matin avec tes
esclaves, travaille dans la saison le sol humide et sec pour rendre tes champs
fertiles, défriche la terre dans le printemps, laboure-la encore pendant
l'été ; elle ne trompera point ton espérance ; quand elle est devenue
légère, c'est le temps de l'ensemencer. Ainsi travaillée, elle fournit les
moyens d'écarter les imprécations et de procurer du repos aux enfants. Invoque
le Jupiter infernal et demande à la chaste Cérès
de faire parvenir ses divins présents à leur maturité. Lorsque, commençant le
labour et prenant dans ta main l'extrémité du manche, tu frappes de
l'aiguillon le dos de tes boeufs qui traînent le timon à l'aide des courroies,
qu'un jeune serviteur te suive armé d'un hoyau et donne du mal aux oiseaux en
recouvrant la semence. L'ordre est pour les mortels le plus grand des biens, le
désordre le plus grand des maux. Ainsi tes lourds épis
s'inclineront vers la terre si le roi de l'Olympe accorde un heureux terme à
tes travaux. Tu débarrasseras tes urnes de leurs toiles d'araignée (28)
et je crois que tu te réjouiras, riche de tous les biens entassés dans ta
maison. Tu attendras dans l'abondance le printemps aux blanches fleurs et tu ne
regarderas pas les autres d'un oeil jaloux ; ce seront les autres qui auront
besoin de toi. Si tu ne laboures la terre féconde que dans le solstice d'hiver,
tu pourras moissonner en demeurant assis ; à peine saisiras-tu dans ta main
quelques rares épis que tu lieras en javelles inégales, en te traînant dans
la poussière et sans te réjouir beaucoup. Tu emporteras ta moisson dans une
corbeille et tu seras pour peu de monde un sujet d'envie. L'esprit de Jupiter
maître de l'égide passe aisément d'une pensée à une autre, et il est
difficile aux hommes de pénétrer ses desseins. Si tu ne laboures que tard, le
mal n'est pourtant pas sans remède. Dés que le coucou chante dans le feuillage
du chêne, et réjouit les mortels sur la terre immense, si Jupiter ne cesse de
pleuvoir pendant trois jours et si l'eau ne reste pas au-dessous du sabot de tes
boeufs sans toutefois le surpasser, le dernier labourage sera aussi heureux que
le premier. Retiens tous ces préceptes dans ta mémoire. Observe attentivement
l'approche du printemps aux blanches fleurs et la saison des pluies.
L'hiver
Dans l'hiver, lorsqu'un
froid violent tient les hommes renfermés, passe, sans t'arrêter devant les
ateliers de forgerons (29) et les lieux publics aux brûlants
foyers. L'homme laborieux sait accroître son bien même dans cette saison. Ne
te laisse donc point accabler par les rigueurs d'un hiver cruel et de la
pauvreté. Crains d'être réduit à presser d'une main amaigrie tes pieds
gonflés par le jeûne. Le paresseux se repaît de vaines illusions et, manquant
du nécessaire, médite en son esprit de coupables actions. L'indigent, privé
de moyens d'existence, reste assis dans les lieux publics, et nourrit
l'espérance du mal. Au milieu de l'été, dis à tes esclaves : "L'été
ne durera pas toujours, construisez vos demeures." Redoute le mois
Lénéon, ses mauvais jours tous funestes aux boeufs, et les glaces dangereuses
qui couvrent la campagne lorsque, venu de la Thrace, nourrice des chevaux,
l'impétueux Borée agite de son souffle les flots de la vaste mer, resserre la
terre et les bois, et, déchaîné sur cette terre féconde, déracine dans les
gorges des montagnes les chênes à la cime élevée et les énormes sapins, en
faisant mugir au loin les immenses forêts. Les bêtes sauvages frissonnent et
ramènent sous leur ventre leur queue engourdie malgré l'épaisseur de leurs
poils qui ne les garantit pas des attaques du glacial Borée. Ce vent pénètre
sans obstacle à travers le cuir du boeuf et les longs poils de la chèvre ;
cependant la force de son souffle ne perce point la laine touffue des brebis. Le
froid courbe le vieillard, mais il respecte la peau tendre de la jeune fille
qui, tranquille dans ses foyers auprès de sa mère, encore ignorante des
plaisirs de Vénus à la parure d'or, après avoir lavé dans une onde pure et
parfumée d'une huile luisante ses membres délicats, dort renfermée, la nuit,
dans la maison natale, à l'abri des rigueurs de l'hiver, tandis que le polype
se ronge les pieds dans sa demeure glacée, au fond de sa triste retraite, car
le soleil ne lui montre pas d'autre nourriture à saisir, le soleil qui se
tourne vers les contrées et les villes des peuples à la
noire couleur et brille moins longtemps pour tous les Grecs. Alors les monstres
des forêts, armés ou dépourvus de cornes, grincent des dents et fuient à
travers les épaisses broussailles ; tous les animaux qui habitent des tanières
profondes et des antres dans les rochers, ne songent qu'à chercher ces abris ;
pareils à l'homme à trois pieds (30) dont les épaules
semblent brisées et qui penche son front vers la terre, ils se traînent avec
effort, en tâchant d'éviter les blancs flocons de la neige.
Dans cette saison, pour garantir ton corps (31), revêts,
suivant mon conseil, un manteau moelleux et une tunique flottante jusqu'aux
talons ; enveloppe-toi d'un vêtement dont la légère trame est couverte d'une
laine épaisse, afin que tes poils hérissés ne se dressent pas sur tes membres
frissonnants. Enlace à tes pieds des brodequins formés de la peau d'un boeuf
que la force a fait périr et garnis de poils épais dans l'intérieur. Quand le
temps de la froidure sera venu, jette sur tes épaules la dépouille des
chevreaux premiers-nés et attache-la avec une courroie de boeuf, pour qu'elle
te serve de rempart contre la pluie. Couvre ta tête d'un chapeau façonné avec
soin et propre à défendre tes oreilles de l'humidité. Car lorsque Borée
tombe, l'aurore est froide, et l'air fécond du matin, descendant du ciel
étoilé, s'étend sur les travaux des riches laboureurs ; la vapeur émanée du
sein des fleuves intarissables, et soulevée au-dessus de la terre par la fureur
du vent, tantôt vers le soir retombe en pluie, et tantôt souffle avec
violence, tandis que Borée, venu de la Thrace, pousse au loin les épais
nuages. Préviens cette tempête et, ton ouvrage terminé, rentre dans ta
maison, de peur que du haut des cieux une sombre nuée, t'enveloppant tout
entier, ne mouille ton corps et ne trempe tes vêtements. Évite un tel danger ;
ce mois de l'hiver est le plus redoutable de tous ; il est funeste aux troupeaux
et funeste aux mortels. Alors ne mesure à tes boeufs que la moitié de leur
pâture, mais donne plus d'aliments à l'homme ; les longues nuits diminuent les
besoins des animaux. Contracte l'habitude pendant l'année entière de régler
la nourriture d'après la durée des jours et des nuits, jusqu'à ce que la
terre, cette mère commune, te prodigue des fruits de toute espèce.
Le printemps
Quand, soixante jours après la conversion du
soleil, Jupiter a terminé le cours de l'hiver,
l'étoile Arcture, abandonnant les flots sacrés de l'Océan,
se lève et brille la première à l'entrée de la nuit. Bientôt après, la
fille de Pandion, la plaintive hirondelle reparaît
le matin aux yeux des hommes, lorsque le printemps est déjà commencé.
Préviens l'arrivée de l'hirondelle, pour tailler la vigne : cette époque est
la plus favorable, mais, quand le limaçon, fuyant les Pléiades, grimpe de la terre sur les plantes,
c'est le temps non pas de fouir la vigne, mais d'aiguiser tes faux et d'exciter
tes esclaves au travail. Fuis le repos sous l'ombrage, fuis le sommeil du matin,
dans la saison de la moisson, lorsque le soleil dessèche tous les corps. Alors,
dépêche-toi ; rassemble le blé dans ta maison et sois debout au point du
jour, afin d'obtenir une récolte suffisante. L'aurore accomplit le tiers de
l'ouvrage ; l'aurore accélère le voyage et avance le travail. Partout
l'aurore, dès qu'elle se montre, met les hommes en route et place les boeufs
sous le joug. Lorsque le chardon fleurit, lorsque la cigale harmonieuse, assise au sommet d'un
arbre, fait entendre sa douce voix en agitant ses ailes, dans la saison du
laborieux été, les chèvres sont très grasses, les vins excellents, les femmes
très lascives et les hommes très faibles, parce que le Sirius
appesantit leur tête et leurs genoux, et dessèche tout leur corps par ses feux
ardens. Alors repose-toi à l'ombre des rochers, bois du vin de Biblos, choisis
pour ton repas des gâteaux de fromage, le lait des chèvres qui ne nourrissent
plus, la chair d'une génisse qui n'a pas encore été mère et ne broute que
les feuilles des bois, ou la chair des chevreaux premiers-nés. Savoure un vin
noir et demeure assis sous l'ombrage, rassasié d'une abondante nourriture, le
visage tourné vers la pure haleine du zéphyr, au bord d'une fontaine qui ne
cesse d'épancher des flots limpides. Verse dans ta coupe trois portions d'eau
et une quatrième de vin. Dès que l'impétueux Orion
commencera à paraître, ordonne à tes esclaves de broyer les dons sacrés de Cérès,
dans un lieu exposé aux vents, sur une aire aplanie. Mesure le grain et
dépose-le soigneusement dans les urnes. Lorsque tu auras chez toi renfermé ta
récolte entière, je t'engage à louer un mercenaire sans maison, à chercher
une servante sans enfants, car celle qui en a devient trop importune. Procure-toi
aussi un chien à la dent dévorante et ne lui épargne point la nourriture, de
peur que le voleur qui dort pendant le jour ne vienne t'enlever tes richesses.
Amasse le foin et la paille qui te serviront à nourrir durant une année tes
boeufs et tes mulets. Mais ensuite laisse reposer les genoux de tes esclaves et
dételle tes boeufs.
Lorsque Orion et Sirius
seront parvenus jusqu'au milieu du ciel, et que l'Aurore aux
doigts de rose contemplera Arcture,
ô Persès ! cueille tous les raisins et apporte-les dans ta demeure ;
expose-les au soleil dix jours et dix nuits. Conserve-les à l'ombre pendant
cinq jours, et le sixième, renferme dans les vases ces présents du joyeux Bacchus.
Quand les Pléiades, les Hyades
et l'impétueux Orion auront disparu, rappelle-toi
que c'est la saison du labourage. Qu'ainsi l'année soit remplie tout entière
par des travaux champêtres.
La navigation
Si le désir de la périlleuse navigation
s'est emparé de ton âme, redoute l'époque où les Pléiades,
fuyant l'impétueux Orion, se plongent dans le
sombre Océan ; alors se déchaîne le souffle de
tous les vents ; n'expose pas tes navires aux fureurs de la mer ténébreuse.
Souviens-toi plutôt, comme je te le conseille, de travailler la terre ; tire le
vaisseau sur le continent et assujettis-le de tous côtés avec des pierres qui
arrêteront la violence des vents humides. Songe à vider la sentine, pour
qu'elle ne soit point gâtée par la pluie de Jupiter.
Renferme tous les agrès dans ta maison. Replie avec soin les ailes du vaisseau
qui traverse les mers. Suspends au-dessus de la fumée de ton foyer le superbe
gouvernail et attends la saison propice aux courses maritimes. Quand elle sera
venue, lance à la mer ton léger navire et remplis-le d'une cargaison
convenable qui, à ton retour, te procurera des bénéfices. C'est ainsi que
notre père, imprudent Persès, naviguait en cherchant un honnête moyen
d'existence. Autrefois, abandonnant la Cume d'Éolide, il arriva dans ce pays,
après avoir franchi sur un noir vaisseau l'immense étendue de la mer. II ne
fuyait pas la fortune, la richesse et l'opulence, mais la cruelle pauvreté que
Jupiter envoie aux hommes. Enfin, il s'établit prés de l'Hélicon, dans Ascra,
misérable village, affreux l'hiver incommode l'été, désagréable toujours.
Pour toi, ô Persès ! souviens-toi de ne te livrer à tous les travaux et
surtout à la navigation que dans la saison propice. Fais l'éloge d'un petit
bâtiment, mais remplis un grand vaisseau de marchandises. Plus la cargaison est
considérable, plus tu accumuleras profits sur profits, si toutefois les vents
retiennent leur souffle désastreux. Si, tournant vers le commerce ton esprit
imprudent, tu veux éviter les dettes et la cruelle famine, je t'enseignerai les
moyens d'affronter la mer retentissante, bien
que je sois inexpérimenté dans l'art de la navigation. Jamais je n'ai
traversé sur un navire la vaste mer que lorsque je vins dans l'Eubée, en
quittant Aulis où jadis les Grecs, attendant la fin des tempêtes, avaient
rassemblé une nombreuse armée pour voguer de la divine Hellas vers Troie aux
belles femmes. Pendant ce voyage, je passai à Chalcis pour disputer les prix du
belliqueux Amphidamas, quand ses fils magnanimes proposèrent plusieurs genres
de combats. Là je m'enorgueillis d'avoir conquis par mes chants un trépied à
deux anses, que je consacrai aux Muses de
l'Hélicon, dans les lieux même où, pour la première fois, elles m'avaient
inspiré des vers harmonieux. C'est alors seulement que je me confiai aux
solides vaisseaux. Cependant je te révélerai les conseils de Jupiter
armé de l'égide ; car les Muses m'apprirent à chanter les hymnes célestes.
Cinquante jours après la conversion du soleil, lorsque le laborieux été
arrive à son terme, c'est l'époque favorable à la navigation. Tu ne verras
aucun vaisseau se briser, et la mer n'engloutira pas les voyageurs, à moins que
le prudent Neptune qui ébranle la terre ou Jupiter,
roi des Immortels, n'ait résolu leur perte. En effet, les maux et les biens
sont tous au pouvoir de ces dieux. Les vents alors sont faciles à distinguer,
la mer est sûre et tranquille. Encouragé par ces vents, lance sur cette mer
ton rapide navire, que tu auras soigneusement rempli de marchandises. Mais
hâte-toi de revenir dans tes foyers le plus tôt qu'il te sera possible ;
n'attends pas le vin nouveau, les inondations de l'automne, l'approche de
l'hiver, ni le souffle impétueux du Notus qui,
accompagnant les abondantes pluies de Jupiter, rend
la mer orageuse et difficile.
On peut encore s'embarquer au printemps, lorsque l'homme voit bourgeonner à la
cime du figuier des premières feuilles aussi peu sensibles que les traces d'une
corneille qui glisse sur la terre ; alors la mer est accessible. C'est l'époque
de la navigation du printemps ; mais je ne l'approuve pas ; elle ne plaît point
à mon esprit, parce qu'il faut toujours en saisir l'occasion. Tu auras de la
peine à fuir le danger ; néanmoins les hommes s'y exposent follement ; car la
richesse est la vie même pour les malheureux mortels. Cependant il est cruel de
périr dans les flots. Je t'engage à méditer dans le fond de ta pensée tous
les conseils que je te donne. Ne va point
placer ta fortune entière sur tes profonds vaisseaux ; laisse le plus grand
nombre de tes biens et n'emporte que la moindre partie. II est aussi terrible de
rencontrer sa perte dans les vagues de la mer, que si, après avoir placé sur
un chariot un fardeau trop pesant, tu voyais se briser son essieu et se perdre
toutes tes marchandises.
Quelques conseils supplémentaires
Agis toujours avec prudence. L'occasion en
toute chose est ce qui vaut le mieux. Conduis une épouse dans ta maison, quand
tu n'auras ni beaucoup moins, ni beaucoup plus de trente ans : c'est l'âge
convenable pour l'hymen. Que ta femme soit nubile depuis quatre ans, et se marie
la cinquième année. Epouse-la vierge, afin de lui apprendre des moeurs
chastes. Choisis surtout celle qui habile près de toi. Examine attentivement
tout ce qui l'entoure, pour que ton mariage n'excite pas la risée de tes
voisins. Car s'il n'est pas pour l'homme un plus grand bien qu'une vertueuse
femme, il n'est pas un plus cruel fléau qu'une femme vicieuse qui, ne
recherchant que les festins, brûle sans flambeau l'époux le plus vigoureux et
le réduit à une vieillesse prématurée.
Respecte toujours la puissance des bienheureux Immortels. Ne rends pas ton ami
l'égal de ton frère, ou, si tu agis ainsi, ne lui fais jamais tort le premier.
Ne mens pas pour le plaisir de parler. Si ton ami commence à t'offenser par ses
discours ou par ses actions, souviens-toi de le punir deux fois. Si, jaloux de
rentrer dans ton amitié, il t'offre lui-même satisfaction, reçois-la. On est
trop malheureux quand on change d'ami trop souvent. Que jamais ton visage ne
trahisse ta pensée. Ne cherche point à passer pour un homme qui reçoit
beaucoup d'hôtes, ni pour un homme qui n'en reçoit aucun. Ne sois ni le
compagnon des méchants, ni le calomniateur des gens de bien. Garde-toi de
reprocher à personne la pauvreté qui dévore l'âme, la pauvreté, ce funeste
présent des bienheureux Immortels. Une langue avare de discours est un trésor
parmi les hommes. C'est la mesure des paroles qui en compose la grâce la plus
précieuse. Si tu es médisant, bientôt on médira de toi davantage. Ne sois
pas morose dans ces festins que de nombreux amis célèbrent en commun ; le
plaisir en est très grand et la dépense très petite. Au lever de l'aurore, ne
consacre point avec des mains impures (32) un vin noir à
Jupiter et aux autres Immortels ; ils ne
t'écouteraient pas et repousseraient tes prières. Quand tu veux uriner, ne
reste pas debout, tourné contre 1e soleil, et même depuis le coucher de cet
astre jusqu'à son lever, ne le fais pas en marchant au milieu ou en dehors du
chemin, ni en te découvrant. Les nuits appartiennent aux dieux. L'homme sage et
pieux satisfait ce besoin lorsqu'il est assis ou qu'il s'approche du mur d'une
cour étroitement fermée.
Dans ta maison ne va point, tout souillé d'une humide semence, te découvrir
devant le foyer ; évite une telle indécence. Engendre ta postérité non pas
au retour d'un repas funèbre au sinistre présage, mais après le festin des
dieux. Ne traverse jamais à pied le limpide courant des fleuves intarissables,
avant d'avoir prié à l'aspect de leurs belles eaux et lavé tes mains dans ces
ondes transparentes de blancheur. L'homme impie qui traverse un fleuve sans y
purifier ses mains provoque la colère des dieux et s'attire des malheurs dans
l'avenir. Dans le festin solennel des dieux, ne sépare jamais avec le noir
couteau tes vieux ongles des ongles encore neufs. Ne place pas l'urne du vin
au-dessus de la coupe des buveurs, car cette action deviendrait un présage
fatal.
Quand tu bâtis une maison ne la laisse pas imparfaite de peur que la criarde
corneille ne croasse du haut des murs. Garde-toi de manger ou
de te laver dans les vases non encore consacrés ; ce délit t'exposerait au
châtiment. Ne laisse pas s'asseoir sur l'immobile pierre des tombeaux un enfant
de douze ans, ce serait mal agir et tu n'en ferais qu'un homme sans vigueur ;
n'y place pas non plus un enfant de douze mois : l'inconvénient serait le
même. Homme ne lave pas ton corps dans le bain des femmes ; autrement tu
subirais un jour une punition sévère. Si tu arrives au milieu d'un sacrifice
déjà commencé, ne te moque point des mystères (33) ; la
divinité s'en irriterait. Ne va point uriner dans le courant des fleuves qui
coulent vers la mer, ni dans l'eau des fontaines ; garde-toi de les profaner
ainsi. N'y satisfais pas également d'autres besoins ; une telle action ne
serait pas plus louable. Évite une mauvaise renommée parmi tes semblables. La
renommée est dangereuse ; son fardeau est léger à soulever, pénible à
supporter et difficile à déposer. La renommée que des peuples nombreux
répandent au loin, ne périt jamais tout entière
; car elle est aussi elle-même une divinité.
Les jours fastes et néfastes
Observe les jours (34)
d'après l'ordre établi par Jupiter, pour les
apprendre à tes esclaves ; le trentième du mois est le plus convenable pour
l'inspection de leurs travaux et le partage de leur salaire, lorsque les peuples
rassemblés entendent les arrêts de la justice. Voici les jours qui viennent du
prudent Jupiter : d'abord le premier de la nouvelle
lune, le quatrième et le septième, jour sacré où Latone
enfanta Apollon au glaive d'or. Le huitième et le
neuvième du mois qui grandit conviennent aux affaires domestiques. Le onzième
et le douzième sont favorables tous les deux, l'un à la tonte des brebis,
l'autre à la récolte des joyeux fruits de la terre. Mais le douzième est bien
préférable au onzième. C'est alors que l'araignée au léger vol file sa
trame dans les airs, durant les grands jours de l'été, lorsque la fourmi
ramasse ses provisions. Que la femme en ce jour prépare sa toile et entreprenne
son ouvrage.
N'ensemence pas la terre le treizième jour du mois commencé ; ce jour n'est
favorable qu'aux plantations ; le seizième leur est entièrement contraire ; il
est propice à la génération des mules, mais nuisible, soit à la procréation
des filles, soit à leur mariage. Le sixième ne vaut rien non plus pour
engendrer des filles, il est bon pour châtrer les chevreaux et les béliers et
pour entourer d'une enceinte les bergeries. Ce jour est heureux pour la
conception des enfants mâles ; il aime les injurieux propos, les mensonges, les
paroles flatteuses et les secrets entretiens.
Le huitième jour du mois, tu peux châtrer les chevreaux et les boeufs mugissants et, le douzième, les mulets laborieux. Le vingtième, pendant les
grands jours, tu engendreras un fils doué d'une âme sage et prudente. Le
dixième est propre à la génération des hommes, le quatorzième à celle des
filles. Apprivoise en ce jour les brebis, les boeufs aux pieds flexibles et aux
cornes recourbées, les chiens à la dent dévorante et
les mulets laborieux, en les caressant de la main. Le quatrième et le
vingt-quatrième jours du mois qui commence et qui finit, songe à fuir les
chagrins dévorants ; ce sont des jours sacrés. Le quatrième, conduis ton
épouse dans ta maison, après avoir interrogé le vol des oiseaux ; tel est le
meilleur augure pour l'hymen. Évite les cinquièmes jours qui sont funestes et
terribles. Car alors on dit que les Furies
parcourent la terre, en vengeant Horcus que la Discorde
enfanta pour le châtiment des parjures. Le dix-septième, visite soigneusement
les dons sacrés de Cérès et jette-les au vent
dans une aire aplanie. Coupe les bois destinés à la construction des maisons
et à l'armement des navires. Commence, le quatrième, à construire tes légers
vaisseaux. Le dix-neuvième après midi est le jour le plus favorable ; le
neuvième n'est nullement dangereux pour les mortels ; il est bon pour planter,
propice à la génération, pour les hommes comme pour les femmes : ce n'est
jamais un mauvais jour. Peu de personnes savent que le vingt-neuvième est
excellent pour percer un tonneau, pour soumettre au joug les boeufs, les mulets,
les chevaux aux pieds légers et pour lancer sur la sombre mer un rapide
vaisseau à plusieurs rangs de rameurs. Peu de personnes l'appellent un jour
d'heureux présage. Le quatrième, ouvre tes tonneaux ; à midi ce jour est
sacré par-dessus tous les autres. Quelques-uns regardent le vingtième au lever
de l'aurore comme le meilleur du mois, car le soir il devient défavorable.
Tels sont les jours utiles aux hommes (35) ;
les autres sont indifférents ; ils ne présagent et n'apportent rien. Chacun
loue tantôt l'un, tantôt l'autre, mais peu savent les apprécier. La journée
est souvent une marâtre et souvent une mère. Heureux, heureux le sage mortel
qui, instruit de toutes ces vérités, travaille sans cesse, irréprochable
envers les dieux, observant le vol des oiseaux et fuyant les actions impies !
FIN DES TRAVAUX ET DES JOURS
(1) Le commencement du
poème des
Travaux et des Jours a été révoqué en doute. Pausanias en effet rapporte que les Béotiens,
habitants de l'Hélicon, en retranchaient l'exorde sur les
Muses et ne le faisaient commencer qu'à l'endroit où il est question des deux
rivalités.
Tzetzès dit qu'Aristarque et Praxiphane, disciple de Théophraste, regardaient les dix
premiers vers comme supposés ; Plutarque ne semble pas non plus les
reconnaître (Symp. 9, 1, p. 736). Ils sont donc probablement l'oeuvre de quelqu'un de ces anciens rhapsodes qui avaient coutume d'ajouter aux
poèmes qu'ils chantaient des prologues et des épilogues de leur composition : ils débutaient ordinairement par l'éloge de
Jupiter, ainsi que Pindare nous l'apprend
(Néméénne, 2, v. 1).
Comme il n'est pas vraisemblable que le poème ait brusquement commencé par le onzième vers, Hésiode aura composé un exorde qui ne nous est point parvenu et auquel
on en a substitué un autre. Si ce début eût été réellement son ouvrage, aurait-il appelé filles de la Piérie les
Muses qu'il appelle filles de l'Hélicon dans la Théogonie ? Quoiqu'il
dise dans la Théogonie (v.
53), qu'elles sont nées dans la Piérie, en qualité de Béotien ne leur aurait-il pas conservé ici la qualification qu'il leur donne ailleurs pour flatter la vanité
de ses compatriotes ?
Cet exorde, quel que soit son auteur, est remarquable par la peinture poétique du pouvoir
suprême de Jupiter, qui renverse ou élève à son gré les hommes. Horace
l'a imité dans ce passage :
Valet ima summis
Mutare et insignem attenuat Deus
Obscura promens; hinc apicem rapax
Fortuna cum stridore acuto
Sustulit, hic posuisse gaudet. retour
(2) Cette phrase doit s'entendre dans une acception ironique. Hésiode dit à son frère : "Quand
tu seras
riche, alors tu pourras intenter des procès aux autres pour leur prendre leur bien. Mais ton premier
soin doit être de te procurer par le travail des moyens d'existence. " retour
(3) Heinsius blâme les commentateurs qui ont expliqué
deuteron comme s'il y avait to
palin. Il remarque que les anciens, lorsqu'ils engageaient la foi de quelqu'un, lui proposaient une première
condition à laquelle ils l'astreignaient, et lorsqu'ils voulaient l'engager moins étroitement lui en proposaient
une seconde en employant cette formule : "Touto
deuteros estai," c'est-à-dire : "Si la première chose ne te convient pas, la seconde te sera permise." Ces mots
deuteron esti sont donc synonymes de il est permis (exesti.)
retour
(4) L'épithète de dorophagoi donnée aux rois annonce l'époque d'une corruption et d'une vénalité inconnues aux siècles homériques. Ici le nom de
basilées, qui veut dire littéralement la base, l'appui du peuple, n'entraîne pas l'idée que nous nous formons des rois
actuels. Ainsi que le remarque
Proclus, il signifie les juges et les chefs (tous
dicastas cai tous archontas). II y en avait quelquefois plusieurs dans un mêne pays. L'auteur de
l'Odyssée (ch. 8, v.40), dit que les Phéaciens avaient, outre Alcinoüs, beaucoup d'autres rois.
Leclerc prétend que les rois sont appelés dorophagoi parce que, abandonnant le soin de leurs affaires domestiques pour juger les procès, ils exigeaient publiquement un salaire et recevaient en secret des
présents de la part des plaideurs. Mais Robinson ne voit pas sur quelle preuve historique Leclerc fonde
l'opinion qu'ils recevaient un salaire public ; il conclul précisément le contraire de ce passage
d'Hérodote ( liv.1, c. 97) relatif au Mède Déjocès, qui exerçait les fonctions de juge :
"Comme le concours du peuple, qui regardait ses sentences comme très
équitables,
augmentait de jour en jour, Déjocès, voyant que
tout le poids des affaires retombait sur lui seul, ne voulut plus siéger ni
rendre la justice comme auparavant ; il annonça son refus, disant qu'il
n'était pas avantageux pour lui de négliger le soin de sa propre fortune pour
juger tout le jour les procès des autres." Robinson
observe que si Déjocès avait reçu un salaire
public, il aurait en mauvaise grâce à se plaindre de la ruine de ses affaires
particulières, et que si, dans ce temps, l'usage de faire des présents publics
aux juges eût été établi, le peuple mède n'aurait pas laissé sans
récompense un homme intègre et juste comme Déjocès.
C'est donc parce qu'ils se laissaient corrompre secrètement que les juges sont
appelés ici dorophagoi. Ce ne sont plus là
ces monarques pasteurs des peuples qu'Homère nous
représente rendant la justice sur le seuil de leurs palais et le sceptre à la
main. retour
(5)
Hésiode,
en disant que la moitié est préférable au tout, conseille à son frère de
conserver seulement la tranquille jouissance de la moitié plutôt que de
chercher la possession de la totalité en s'exposant aux ennuis et aux dépenses
d'un procès. Proclus prétend que la pensée du poète est que la moitié justement possédée vaut mieux que le tout acquis
avec injustice. On peut entendre encore par là qu'il y a plus d'honneur à se
contenter d'une sage médiocrité qu'à se livrer à de folles dépenses. Platon
(Républ. 5, p. 4 66, c. leges 3, p. 690, E.), Aristote
(Polit. 4), Cicéron (Verrines 3, c.
50), le scholiaste de Sophocle (Oedipe à
Colonne, 1211) rappellent ou développent cette maxime d'Hésiode,
d'où semble être dérivé cet ancien proverbe : Archè
hémisu pantos.
On trouve dans les distiques de Caton une pensée
à peu près semblable :
Quod nimium est fugito parvo gaudere memento,
Lucrèce semble avoir imité Hésiode
dans ces vers :
Quod si quis vera vitam ratione gubernet,
Divitiae grandes homini sunt vivere parce.
De pareils préceptes, en caractérisant le genre de poésie d'Hésiode,
prouvent que les juges et les magistrats de son siècle avaient besoin qu'on
leur rappelât souvent les principes de la modération et de la sagesse. Ces
codes de morale ne sont nécessaires que dans les temps de corruption. retour
(6)
Hésiode
continue et complète l'idée exprimée par le vers précédent ; lorsqu'il dit
qu'il y a de l'avantage à se contenter de mauve et d'asphodèle, il désigne
par ces aliments économiques une vie simple et frugale. On voit par ce passage
que les anciens se nourissaient de ces deux plantes. Plutarque
dit, dans le Banquet des sept sages : "La
mauve est bonne à manger et l'anthérie est doux."
On se rappelle aussi ces vers d'Horace :
Me pascunt olivae
Me cichorea, levesque malvae.
Cet usage de se nourrir de légumes et de racines remonte aux temps les
plus anciens : on sait qu'il était recommandé par Pythagore
comme un moyen d'entretenir la santé du corps et de l’esprit.
Heinsius dit, à propos de ce vers, que les dieux
et les habitants des champs Élysées se nourrissaient d'asphodèle ; mais celte
assertion est erronée. Heinsius prétend que
toutes les fois qu'Homère décrit la prairie
d'asphodèle, il ajoute ces mots : "où les hommes
jouissent de la manière de vivre la plus facile." Ce célèbre
critique se trompe. Le vers qu'il cite se trouve bien dans l'Odyssée
(ch. 4, 565), mais dans un passage où il ne s'agit pas de l'asphodèle ; les
seuls vers de l'Odyssée où il en soit question sont les vers 538 et 572
du onzième chant et le vers 13 du vingt-quatrième.
Pline nous apprend (liv. 22, c. 22) qu'Hésiode
avait parlé de l'asphodèle dans un autre ouvrage où il disait qu'il naissait
dans les forêts. Cette plante servait quelquefois à un autre emploi qu'à
celui de nourrir les hommes : Hérodote (liv. 4. c.
190) dit que les Libyens construisaient des maisons portatives en tiges
d'asphodèles tissées avec des joncs. L'asphodèle appartient à la famille des
liliacées et croit abondamment sur les côtes de la Méditerranée. retour
(7) Le poète rappelle que Jupiter a été trompé par Prométhée. C'est dans la Théogonie (534) qu'il raconte l'histoire du boeuf divisé en deux parts. Le poème où cette histoire est consignée semble avoir dû précéder celui qui n'en renferme qu'un simple souvenir. Hésiode se sera cru dispensé de répéter ici ce qu'il avait déjà raconté en détail. Quant au mythe de Pandore, l'existence d'une fable rapportée en termes souvent identiques dans deux poèmes différents ne laisse pas d'être un fait singulier et difficile à expliquer. retour
(8)
Hésiode,
après avoir établi la commune origine des dieux et des hommes, fait de l’âge
d'or une description brillante, mais contradictoire avec ce qu'il a raconté
dans la Théogonie des malheurs arrivés sous le règne de Saturne.
De ces deux traditions du bien et du mal, laquelle est la plus ancienne ? L'une
n'est-elle qu'une fiction ? l'autre appartient-elle à l’histoire ? Leclerc
préfère le récit de la Théogonie à celui des Travaux et des Jours.
D'abord il trouve que l'attentat de Saturne envers
son père, qu'il détrôna, s'accorde mal avec cette innocence qu'Hésiode attribue à l’âge d'or.
En second lieu, ce qu'on rapporte de cet âge ne lui paraît appuyé sur aucun
fondement historique : les monuments des Hébreux prouvent qu'avant et après
le déluge, l'histoire du genre humain n'a été que celle de l'injustice et du
crime : "Si nous nous souvenons, dit-il, que l'action
de Saturne se passa peu de temps avant Abraham, nous comprendrons aisément que
tant d'innocence n'a pu être le partage des colons de la Grèce."
Enfin l'ignorance de ces premiers siècles, étranger aux arts et à la
civilisation, ne lui semble pas supposer de grandes vertus ni un grand bonheur.
C'est dans les temps de barbarie que les passions se déploient avec le plus de
fougue et de férocité. Alors les dieux étaient aussi cruels, aussi violents
que les hommes.
Leclerc ne dissimule pas que, d'après l'opinion de
plusieurs savants, cette peinture de l'âge d'or figure l'état du genre humain
avant la chute d'Adam et d'Ève, mais il ne pense pas que les Grecs aient pu conserver le moindre souvenir de
ce bonheur si court dont jouirent nos premiers parents dans le paradis terrestre.
Il croit plutôt qu'Hésiode n'a fait que
retracer un âge d'or idéal. Dans une société déjà corrompue, l'imagination
aime à se rejeter vers le passé comme pour échapper au présent. Beaucoup de
poètes, à l'exemple d'Hésiode, ont accusé leur
siècle et loué les siècles antérieurs.
La plupart de ces observations de Leclerc ne
manquent pas de justesse ; mais un fait qu'elles ne détruisent pas, c'est la
croyance générale de lAantiquité à un état primitif de bonheur et
d'innocence. Le berceau de presque toutes les religions repose dans un Éden. La
longévité des hommes avant le déluge dans la Bible, la supériorité
de leur force antérieurement au siècle d'Homère
dans l'Iliade, attestent l’existence de cette opinion qui attribuait à
l'espèce humaine plus voisine de la création une nature moins imparfaite et
presque divine. En effet quand le monde entier ne consistait encore que dans une
seule famille, les vices et les crimes n'avaient pas eu le temps de naître et
de se développer ; si les premiers habitants de la terre étaient peut-être
moins heureux dans cet état sauvage, il y avait entre leur âme et leur corps
une sorte d'harmonie, de vigueur et de beauté. A mesure que la famille
s'étendit et se dispersa, les intérêts se divisèrent, les besoins, les
passions se multiplièrent et se combattirent ; l'homme devint sanguinaire,
cruel, impie. De là l'idée de déchéance qui plane sur toutes les religions
de l'Antiquité. Hésiode a donc suivi à son insu
la tradition qui consacrait cette idée cosmopolite, mais il l'a suivie en
adoptant également ce que les Grecs rapportèrent des premiers temps de leur
histoire. Ainsi dans la Théogonie il raconte le crime de Saturne
envers Uranus et dans les Travaux et les Jours
il fait le tableau du bonheur du genre humain sous ce même Saturne.
Comme d'un côté les souvenirs mythologiques des Grecs ne remontaient pas au-delà d'Uranus et de Saturne,
et comme de l'autre tous les peuples anciens croyaient à une époque primitive
de félicité et d'innocence, il a consacré ces deux traditions sans
réfléchir sans doute à ce qu'elles offrent de disparate. Remarquons toutefois
que ce n'est point dans le même poème qu'il les a confondues. Ainsi, prises
isolément, elles ont chacune leur vérité relative.
L'opinion sur l'identité d'origine des dieux et des hommes, antérieure sans
doute à Hésiode, lui a survécu, puisque Pindare
commence ainsi sa sixième Néméenne :
"L'origine des hommes et des dieux est la même, c'est
d'une seule mère que nous avons tous reçu le souffle de la vie."
Julien dit dans un fragment de lettre (p. 291, t.
1, édit. Spantheius)
"On dit qie les dieux et Jupiter sont homogènes avec
nous, etc."
Dans la mythologie grecque, la Terre est appelée
la mère commune de tous les êtres ; dans la Théogonie (126), elle
enfante le Ciel. retour
(9) Plusieurs anciens grammairiens ont cru qu'Hésiode parlait ici des Héros à cause de cet hémistiche «Heéra essaménoi, » que Virgile a rendu par ces mots «Obscurci aere septi ; » et ils ont fait dériver leur nom de aeros. Eustathe (Iliade, ch. 1, v. 3) et le grand étymologiste s'y sont trompés eux-mêmes. Mais Heinsius remarque avec raison que les Héros et les Génies ne sont pas ici la même chose. Hésiode, suivant Proclus, divise en quatre classes la hiérarchie céleste et humaine ; dans la première il place les dieux, dans la seconde les Génies, dans la troisième les Héros et dans la quatrième les hommes. Ces Génies, agents intermédiaires entre Jupiter et les rois, président à la justice et distribuent la richesse parmi les mortels. Représentants de la divinité sur la terre, s'ils restent subordonnés aux dieux, leur pouvoir invisible et protecteur s'élève au-dessus de la puissance, humaine. Il y a de l'analogie entre ces Génies et les anges des Hébreux dans la Bible. retour
(10)
Hésiode,
dans le tableau de l'âge d'argent nous montre la race humaine déjà
dégénérée : les enfants restent pendant cent années, amollis par une
éducation efféminée, auprès de leur mère, et leur intelligence est lente à
se développer ; cet état de mollesse et d'ignorance les porte aux actes de
violence et d'impiété.
Ce nombre de cent années pendant lesquelles se prolonge l'enfance prouve qu'il
ne faut pas assigner à chacun de ces âges la durée précise des générations
ordinaires qu'Homère borne à trente ans. Quoique Hésiode
dise que les enfants, une fois parvenus à l'adolescence, ne vivaient que peu,
leur vie entière, n'eût-elle été composée que du temps de l'enfance, était
encore plus longue que celle des héros de l'Iliade. Hésiode
en effet rapporte une tradition qui se rapproche plus que la tradition
homérique du berceau de l'univers. Le mot de génération dans les Travaux
et les Jours entraîne donc l'idée d'un espace de temps d'une longueur
indéterminée. C'est dans l'Orient que la Grèce a trouvé le modèle des âges
du monde.
II y a dans les écrits des Indiens quatre yougas on quatre âges
destinés à la durée du monde : la première période (crita ou satya-youga)
a duré trois millions deux cent mille ans ; la seconde (treta-youga),
deux millions quatre cent mille ans ; la troisième, (dwapara-youga), un
million six cent mille ans ; la quatrième (cali-youga) doit durer quatre
cent mille ans, dont cinq mille environ sont déjà écoulés. Les hommes
vivaient d'abord cent mille ans, puis dix mille ans, ensuite mille ans,
maintenant ils ne vivent plus que cent années, ainsi la durée de la vie
diminue à mesure que la corruption s'accroît.
Dans le Zend-Avesta, la grande période de douze mille ans, pour la lutte
des deux principes, se divise en quatre âges : dans le premier, Ormuds
règne seul ; dans le second, Arihman commence à
paraître ; dans le troisième, qui est l'âge présent, Arihman
combat Ormuds ; dans le quatrième, qui est l'âge
futur, le mauvais principe doit l’emporter jusqu'à la fin du monde, où le
bon principe dominera pour toujours.
La Grèce, comme on le voit, a réduit l'énormité de ces calculs à des
proportions moins gigantesques, mais on trouve encore dans cette partie de ses
croyances plus d'exagération que dans les autres, d'où l'on peut conclure que
l'empreinte des types orientaux est ici plus frappante. retour
(11) Hésiode dit que l'âge des Héros fut plus juste et meilleur que l'âge précédent ; mais, comme l'observe Leclerc, combien celui-ci ne dut-il pas être criminel, puisque celui-là nous montre les forfaits de la famille d'Oedipe, et les guerres des sept devant Thèbes, et l'enlèvement d'Hélène et le siège de Troie ! Ce siècle est appelé celui des Héros et des demi-dieux, parce que les hommes se distinguèrent par leur bravoure, et parce qu'ayant eu pour auteurs de leurs jours un mortel et une déesse ou bien une mortelle et un dieu, ils participaient également à la nature divine et à la nature humaine. retour
(12) II y avait trois villes de Thèbes dans l'antiquité : la première aux sept portes, fondée par Cadmus dans la Béotie ; la seconde aux cent portes, en Égypte, et la troisième, appelée Hypoplacie, en Cilicie ; celte dernière, suivant Tzetzès, était située auprès d'Atramytium, lieu ainsi appelé d'Atramytos, frère de Crésus. retour
(13) Étéocle et Polynice se disputent les troupeaux d'Oedipe, car dans ces temps primitifs les troupeaux composaient la plus grande partie des richesses royales. Homère nous montre souvent les fils de rois gardant des troupeaux et des brebis ; l'enlèvement de ces animaux était ordinairement l'objet de leurs premières guerres. Cette vie pastorale, à laquelle la muse bucolique rattache des idées de paix, d'innocence et de bonheur, n'était alors qu'une cause de brigandages et de rapines. II y a loin des paisibles bergers de Virgile et de Théocrite à ces hommes violents et farouches qui dans les siècles héroïques s'arrachaient la vie pour s'enlever leurs troupeaux. retour
(14) L'idée de l'île des bienheureux
est évidemment prise dans ce passage de l'Odyssée (ch. 4 v.
561) :
"Pour toi (c'est Protée qui parle) ton destin n'est
point, ô Ménélas ! ô nourrisson de Jupiter ! de périr dans Argos féconde
en coursiers, ni de connaître le trépas. Mais lesIimmortels t'enverront aux champs
Élyséens, aux extrémités de la terre ; c'est là que règne le blond
Rhadamanthe et que les humains jouissent d'une vie fortunée. Jamais de neiges,
jamais de longs hivers, jamais de pluies : l'Océan envoie sans cesse les douces
haleines du Zéphyr pour rafraîchir les hommes."
Strabon (liv. 1, c. i) dit que les îles des
Bienheureux furent ainsi appelées parce qu'on les croyait heureuses, à
cause du voisinage de ces lieux décrits dans l'Odyssée ; il les place
vis-à-vis la Maurusie, vers le couchant, du coté de l'extrémité occidentale
de l'Ibérie. D'après Diodore de Sicile (liv. 5,
c, 82), le continent opposé à ces îles ayant été ravagé par de longues
pluies, les fruits de la terre se corrompirent et la famine amena la peste ;
mais les îles, rafraîchies par un air sain et abondantes en fruits, rendirent
leurs habitants heureux (macarious). C'est
leur fertilité qui leur valut leur nom ; "et
quelques-uns, ajoute Diodore, disent qu'elles ont
été ainsi nommées des fils de Macarée et d'Ion qui y régnèrent. En un mot
ces îles dont je viens de parler se distinguaient des îles voisines par leur
bonheur, non seulement dans les anciens temps, mais encore dans notre siècle."
Pindare, Horace, Silius
Italicus parlent également du séjour des bienheureux.
Hérodote qui, plus voisin du siècle d'Hésiode
que ces auteurs, aurait dit se conformer davantage à sa tradition est cependant
celui qui s'en écarte le plus ; il raconte (liv. 3, c, 26) que le territoire de
la ville d'Oasis, distante de Thèbes de sept journées de marche, portait un
nom qui signifiait l'île des Bienheureux. Après tout, dans un temps où
tout ce qu'on rapportait sur l'Afrique occidentale était vague et confus, la
renommée avait bien pu placer cette île dans
une de ces oasis du désert qui sont réellement des îles de verdure jetées an
milieu d'une mer de sables. Si Hésiode a relégué
l’île des Bienheureux par-delà l'Océan,
c'est que, parlant d'une chose idéale, il a dû choisir la contrée qui, à
cause de son éloignement, se prêtait merveilleusement à tout ce que la
mythologie avait de singulier et de mystérieux. L’existence et la situation
de ce séjour fortuné, où la terre produisait des fruits abondants et
délicieux, offrent beaucoup de ressemblance avec le jardin où croissaient les
pommes d'or des Hespérides. retour
(15) La peinture de l'âge de fer dans lequel vécut Hésiode démontre que la corruption et la méchanceté avaient fait d'effrayants progrès depuis l'âge des héros. Peut-être l'auteur, par une exagération permise en poésie, en a-t-il rembruni à dessein les couleurs. Quoi qu'il en soit, il doit y avoir de la vérité dans ce tableau, qui atteste un long intervalle entre les deux siècles d'Homère et d'Hésiode. Le poète exprime le regret de n'être pas né avant son siècle ou du moins le voeu de ne naître qu'après, comme si les âges futurs devaient être meilleurs. Ce tourment de la pensée qui, fatiguée du présent, a besoin de se reporter vers le passé ou de se lancer dans l'avenir est commun aux hommes d'une époque de malaise et de transition. retour
(16)
Hésiode,
pour compléter la peinture d'un siècle d'injustice et d'impiété, nous montre
la Pudeur et Némésis
prêtes à s'envoler de la terre vers le ciel ; la blancheur de leurs vêtements
semble indiquer la candeur et la pureté de leur âme. Nous observerons de
nouveau qu'Homère n'est pas dans l'usage de personnifier ainsi les idées
morales. Ce passage a été imité par Juvénal (sat. 6) :
Credo pudicitiam Saturno rege moratam
In terris visamqne diu.
Paulatim deinde ad superos Astraea recessit
Hac comite atque duae pariter fugere sorores. retour
(17) De la peinture des cinq
âges du monde, Hésiode passe brusquement à la
narration d'un apologue qui semble avoir pour objet de reprocher aux puissants
leur iniquité et d'exciter la pitié en faveur des faibles. Tzetzès
dit que le poète se compare au rossignol, à cause de la mélodie de ses vers,
et qu'il assimile ses juges à l'épervier à cause de leur rapacité.
La fable, qui a pour but de fronder nos travers et nos préjugés, de châtier
nos vices, de corriger le genre humain en l'amusant, n'a pu naître en Grèce
que dans une époque plus civilisée que celle d'Homère
: elle annonce un siècle où la complication des intérêts et des besoins a
nécessité l'abus de la force et l'emploi de la ruse. Alors la morale emploie
un langage détourné pour faire parler la vérité ; elle ne décoche ses
traits que d'une manière oblique ; elle appelle l'allégorie à son aide : ce
sont les animaux qu'elle met en scène pour que les hommes ne s'offensent pas de
reproches qui ne leur sont point adressés par leurs semblables. L'apologue, qui
est un symbole développé, une fiction morale mise à la portée de tout le
monde, a existé dans tous les pays parvenus à une certaine civilisation, dans
l'Inde, dans la Perse, chez les Hébreux, en Lydie. Fille de l'Asie centrale,
cette mère patrie du symbole et du despotisme, la fable est venue en Grèce
lorsqu'elle a eu des défauts et des ridicules à censurer, des grands à punir
et des petits à venger. Quoiqu'elle appartienne à la même famille que la
comédie, elle naquit longtemps avant elle, parce que le petit nombre de ses
acteurs la rendait d'abord accessible à toutes les intelligences. C'est dans Hésiode
que nous trouvons le premier type de l'apologue grec, qui se trouve placé entre
la simplicité majestueuse des âges épiques et la spirituelle malignité de
ces temps où la poésie comique vécut d'allusions politiques ou privées et
fit plutôt alliance avec la philosophie qu'avec l’histoire. retour
(18) La description d'un pays où la justice est sagement administrée contraste poétiquement avec le tableau des malheurs qui servent de cortège à l'iniquité et à l'injure ; l'abondance y règne, la paix y fleurit, la paix qui accroît la population que la guerre diminue, la paix à laquelle Hésiode donne pour ce motif la belle épithète de nourrice des jeunes gens. Cette épithète est une de celles qui dans la langue grecque ont le privilège d'enfermer dans un seul mot une vaste pensée ou une grande image. retour
(19) Lorsque le
poète dit que
les femmes mettent au jour des enfants qui ressemblent à leurs pères, il parle
de la similitude physique. On voit que l'adultère souillait quelquefois du
temps d'Hésiode la sainteté du noeud conjugal, puisque la ressemblance des
fils avec les auteurs de leurs jours est comptée au nombre des principales
preuves qui attestent le bonheur d'un pays où règne la vertu.
Théocrite a copié la pensée d'Hésiode
dans sort Éloge de Ptolémée où il dit (43) : "la
femme qui n'aime pas son époux attache toujours sa pensée sur un autre homme ;
mais sa race est facile à reconnaître, et jamais ses enfants ne ressemblent à
leur père."
On se rappelle encore ce passage d'Horace (lib. 4
,v. 6)
Nullis polluitur casta domus stupris ;
Mos et lex maculosum edomuit nefas,
Laudantur simili prole puerperae ;
Culpam poena premit comes
Et ces vers de Catulle dans son Épithalame de
Julie et de Mallius :
Torquatus volo parvulus,
Matris e gremio suae,
Porrigens teneras manus.
Dulce rideat ad patrem
Semihiante labello
Sit suo similis patri
Mallio et facile insciis
Noscitetur ab omnibus
Et pudicitiam suae
Matris indicet ore. retour
(20) Celte pensée est conforme
à celle de l'Ecclésiaste : "Saepe universa
civitas mali viri poenam luit." On ne peut se dissimuler que ce ne
soit accuser d'injustice la Divinité que de la montrer punissant toute une
ville pour le crime d'un seul homme. Proclus
cherche à justifier Hésiode en prétendant qu'il
a voulu dire qu'une ville entière est châtiée pour n'avoir pas empêché,
lorsqu'elle le pouvait, le crime d'un de ses habitants. Nous croyons plutôt que
cette idée d'un mal universel, qui sert de châtiment à une faute
particulière, se rattache au dogme antique de l'expiation dans lequel le juste
est puni pour le méchant.
Dans le tableau de la vengeance de Jupiter, Hésiode
semble avoir emprunté plusieurs traits des saintes Écritures qui mettent au
nombre des châtiments divins la famine et la peste, la stérilité des femmes et
l'extermination des armées ; dans l'Iliade, le courroux d'Apollon
déchaîne également la peste dans le camp des Grecs. L'hémistiche apophtinousi
de laoi est visiblement calqué sur celui de l'Iliade, oleconlo
de laoi (ch. 1, v. 10). retour
(21) Josèphe dit, en parlant du nom de loi (contre Apion, liv. 2, c. 15) que : "ce nom n'était pas connu anciennement chez les Grecs, témoin Homère qui ne s'en est servi dans aucune de ses poésies." Comme Leclerc l'a remarqué, le hasard a voulu que le mot nomos (loi) ne fût pas employé par Homère, qui n'a pas compris dans ses ouvrages la langue grecque tout entière ; de même que nous ne trouvons point dans Virgile beaucoup d'expressions que nous lisons dans les meilleurs écrivains de son siècle. L'assertion de Josèphe est encore fausse, puisque Hésiode s'est servi du mot nomos ; et certes quoique Hésiode n'ait pas été le contemporain d'Homère ses poèmes n'en appartiennent pas moins à la haute antiquité de la littérature grecque. Nomos vient de Némésis, distribution, partage, suivant Hésychius et le scholiaste de Venise (II. ch. 20, 249) : alors le mot de loi n'avait probablement pas un sens absolu comme aujourd'hui. On appela lois de Jupiter les coutumes dont on ignorait l'auteur à cause de leur vétusté. Ainsi, dans l'Antigone de Sophocle (5. 455), Antigone, qui avait enseveli son frère Polynice malgré la défense de Créon, dit à ce prince : "Cet arrêt ne m'avait point été dicté par Jupiter ni par la Justice, compagne de ces divinités infernales qui ont prescrit aux hommes de pareilles lois. Je ne croyais pas que tes décrets eussent assez de force pour qu'un mortel violât les lois des dieux, ces lois non écrites, mais immuables. Ce n'est ni d'aujourd'hui ni d'hier qu'elles sont nées ; elles subsistent éternellement et personne ne connaît leur origine." retour
(22) Dans l'Histoire de
l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres (T. 3, p. 122) on lit
la note suivante : "Hésiode exhorte Persès son
frère au travail ; or, M. l'abbé Sévir observe que l'épithète de dion
genos ne saurait lui convenir, parce que les poètes ne la donnent d'ordinaire qu'à des personnes distinguées par leur
naissance ou par des actions héroïques. Persès n'avait ni l'un ni l’autre
de ces avantages ; et quand il les aurait eus, qui s'imaginera qu'Hésiode l'ait
ici traité avec tant d'honneur, lui qui, partout ailleurs, se plaint de ses
injustices et qui ne le désigne jamais que par l'épithète injurieuse
d'extravagant et d'insensé. Il y a donc toute apparence que cet endroit a été
altéré ; ainsi, à la place de dion génos
(descendu des dieux), il vaudrait beaucoup mieux lire Diou
génos (fils de Dius). Celle leçon sauve tous
les inconvénients, et de plus elle cadre parfaitement avec le témoignage des
anciens qui font tous Hésiode et Persès fils de Dius."
On peut répondre à celle note que les anciens poètes donnaient quelquefois
l'épithète de divin à de simples mortels, comme pour rappeler la communauté
d'origine entre les hommes et les dieux, dont Hésiode
a parlé (5. 109) : ils s'en montraient même si prodigues que l'auteur de
l'Odyssée l'applique à un gardeur de pourceaux, dion
suboten. Les guerriers de l'Iliade, en s'injuriant avant le
combat, s'appellent mutuellement fils des dieux ou rejetons de Jupiter.
Cette dénomination en effet était plutôt générique qu'individuelle. Hésiode
a donc pu appeler son frère dion génos,
quoiqu'il l’accuse souvent de folie, de paresse et de perversité.
Quant au père d'Hésiode et de Persès, Hésiode ne cite son nom nulle part, malgré
l'occasion qui s'en présentait naturellement dans l'endroit où il parle de ses
voyages et de son commerce (5. 632). La généalogie de notre poète ne peut
avoir guère plus de certitude que celle d'Homère. Moschopule prétend qu'il faisait remonter sa race
jusqu'à Orphée et à Calliope.
Ce qu'il dit de son père, qu'il représente comme un pauvre marchand, ne serait
point un motif de ne pas croire à la noblesse d'une pareille origine :
l'infortune et l'indigence étaient souvent le partage des Héros, des rois et
des chantres de l'antiquité.
D'après ces considérations, nous pensons qu'il faut maintenir la leçon de dion
génos, qui d'ailleurs a obtenu l'assentiment de Leclerc,
de Loesner, de Gaisford
et de M. Boissonade.retour
(23)
Socrate,
au rapport de Xénophon (Mémorab. Socratis,
liv. 1), avait l'habitude de répéter ce vers. Horace
a exprimé une pensée analogue en s'adressant à Mécène délivré d'une
maladie dangereuse :
Reddere victimas
Aedemque votivam memento;
Nos humilem feriemus agnam. (Liv. II, od. 17.)
On ne saurait trop admirer la sagesse de ces préceptes de religion et de morale, qui , de la bouche d'Hésiode, ont passé dans la
mémoire de ses contemporains et se sont disséminés ensuite dans toute
l'antiquité grecque ou romaine. Quelques-uns nous semblent trop nus et trop
vulgaires, parce que les éléments de notre civilisation moderne sont la
recherche et l'affectation ; mais c'est à leur simplicité même, c'est à leur
forme proverbiale qu'ils ont dû leur privilège de vivre dans le souvenir des
hommes. Le poème des Travaux et des Jours est donc précieux non
seulement à cause du mérite d'une poésie forte et concise, mais parce
qu'il nous offre un code moral, un résumé philosophique du siècle d'Hésiode.
C'est là que le poète a consacré en beaux vers les maximes de vertu que les
sages et les penseurs opposaient de son temps à l'invasion de l'impiété et du
vice. Hésiode a été l'hiérophante de la morale
chez les anciens Grecs, comme Homère
avait été le chantre de leur histoire. retour
(24) Dans quelques éditions on
lit deinè, mais le sens indique que la
véritable leçon est deilè. Le vin est
meilleur au milieu du tonneau qu'au commencement ou au fond : aussi Hésiode
conseille-t-il aux buveurs de ménager le milieu afin de prolonger leur
jouissance. On peut consulter, sur le sens de ce passage, Plutarque
(le Banquet des sept sages, 3, 7) et Macrobe
(7, Saturn., c. t2). Tzetzès et Proclus disent qu'Hésiode
fait ici allusion à une fête grecque appelée Pothoïgie et célébrée
en l'honneur de Bacchus, fête pendant laquelle les
maîtres ouvraient leurs tonneaux et permettaient à tous les esclaves et à
tous les mercenaires de boire avec eux en commun. Dans cette hypothèse, le
poète donnerait aux intendants de la maison le conseil de modérer
l'empressement des buveurs, lorsque leur première soif est calmée, pour que
les plaisirs de la fête durent plus longtemps. Suivant Proclus,
d'autres commentateurs voyaient dans l'image du tonneau divisé en trois
parties, une allégorie de l'enfance, de la virilité et de la vieillesse
Hésiode aurait voulu faire entendre qu'il faut
consacrer le premier et le dernier âge au plaisir et l'âge mûr au travail.
Nous doutons que le poète ait eu cette pensée. Ces préceptes sur la boisson,
comme tous les autres, ne doivent être pris que dans leur signification
naturelle et en quelque sorte physique.
Hésiode dit qu'il faut toujours donner à nos amis
le salaire convenu quand ils nous ont rendu un service, soit afin de prévenir
tout sujet de querelle, soit pour ne pas abuser de la bienveillance d'un ami
indigent qui ne voudrait pas accepter une récompense égale à sa peine. Il
paraît que cette maxime n'appartient pas en propre à Hésiode,
comme nous l'apprend Plutarque au commencement de
la Vie de Thésée, où il dit en parlant de Pitthée,
aïeul de ce héros : "II jouit plus que tous ses
contemporains de la réputation d'un homme plein de raison et de sagesse. Cette
sagesse avait le caractère et la force de celle qui valut tant de gloire à
Hésiode, surtout à cause de ses sentences du poème des Travaux. Un de
ces préceptes est attribué à Pitthée : "Misthos, etc."
Aristote le philosophe a rapporté aussi ce fait."
Aristote ( Morale, liv. 9„c. 1) cite les
premiers mots de ce vers qui était devenu proverbial.
Plutarque cite le vers (de vitioso Pudore
11, p. 533 B). retour
(25)
Phèdre
a imité ainsi cette pensée
"Periculosum est credere et non credere."
(I. 3, f. 10.) retour
(26) L'épithète pugostolos
signifie nates exornans. Il s'agit
probablement des parures indécentes dont les femmes de mauvaise vie
surchargeaient leurs robes par derrière, quoique Tzetzès
et Proclus disent qu'on peut aussi entendre par là
les bracelets et les bagues dont elles aimaient à se parer. Cette épithète
annonce, comme le dit Moschopule, une courtisane
qui s'habille pour la débauche. Suidas lui donne
la signification de meretrix.
Ce passage atteste d'une manière frappante la disparité qui règne entre les
deux siècles d'Homère et d'Hésiode.
Dans l'Iliade on ne trouve que de jeunes captives qui servent de
maîtresses à leurs vainqueurs ; dans lesTravaux et les Jours on voit
des courtisanes impudiques se prostituant aux hommes débauchés. Là le plaisir
des sens a pour excuse le droit de la guerre ; ici les loisirs de la paix ont
produit la corruption d'une vie efféminée et dissolue. retour
(27) Après avoir tracé les règles de la justice, Hésiode nous propose comme moyen de la conserver le travail, qui seul peut nous préserver du vice et de la pauvreté. La plus utile des occupations, l’agriculture est le premier objet de ses chants ; la navigation ne viendra qu'après. A la partie morale de son poème il fait donc succéder la partie économique, mais sans avoir l'intention de diviser son ouvrage en deux livres ; cette division n'existe ni sur les anciens manuscrits ni dans les notes des scholiastes. Si l'on voulait absolument séparer le poème en deux parties, il faudrait plutôt, pour se conformer à l’esprit de son double titre, ne faire commencer la seconde qu'au vers sept cent vingt-trois, où le poète passe à la définition des bons et des mauvais jours; mais une telle distinction a été inconnue à toute l’antiquité. Les Travaux et les Jours n'ont pas été composés de la même manière que les Géorgiques, dont les quatre premiers vers annoncent la division en quatre chants. Hésiode, qui n'écrivait pas plus qu'Homère, n'a pas songé davantage à diviser son ouvrage en plusieurs livres; pour cela il aurait fallu que l'écriture eût été en usage : or il chantait ses poèmes en les improvisant devant tout un peuple. C'est dans la seule mémoire des hommes que le dépôt s'en est conservé, mais non sans éprouver des pertes d'une part et sans recevoir beaucoup d'additions de l’autre. La poésie de ces anciens chantres de la Grèce était donc étrangère, par sa nature même, à ces combinaisons de plans, à ces calculs de l'art auxquels nous attachons une si grande importance; elle ne suivait d'autre loi que l'inspiration. retour
(28)
Hésiode
dit à Persès qu'il lui faudra débarrasser ses
urnes des toiles d'araignée pour signifier que la récolte sera abondante. En
effet, dans les années de stérilité cette précaution devient inutile, puisque
tous les vases destinés à renfermer le blé ne sont pas alors nécessaires. La
poésie antique ne dédaignait point les images simples et vulgaires, même en
traitant les sujets les plus relevés : ainsi Télémaque
dit à son père dans l’Odyssée (ch. 15, v. 35) : "Sans
doute, la couche d'Ulysse languit abandonnée et remplie d'odieuses toiles
d'araignée."
Properce a dit (2, 5) :
Sed non immerito velavit aranea fanum
Catulle, pour décrire une bourse vide, emploie celle
métaphore pittoresque :
Nam tui Catulli
Plenus sacculus est aranearum. retour
(29) Chalceion
thocon signifie un endroit où l'on fabrique l'airain, un atelier de
forgeron. Ces boutiques, comme nous l'apprend Proclus,
étaient sans portes ; tout le monde pouvait y entrer et s'y chauffer ; les
pauvres y passaient la nuit. Quant au mot leschè,
voici ce que rapporte Harpocration : Antiphon
dit en son discours contre Nicoclès : "On
appelait (leschès) Leschas
certains lieux publics où les oisifs venaient s'asseoir en foule."
Homère a dit : "Tu ne
veux pas aller dormir dans la boutique d'un forgeron ou dans quelque leschè."
Cléanthe, dans son ouvrage sur les dieux,
dit que les leschès étaient consacrées à Apollon, qu'elles devinrent semblables aux exèdres
(assemblées de gens de lettres) et que quelques-uns reconnaissaient un dieu
surnommé Leschinorion.
Les leschès, où l'on se rassemblait pour
causer et se chauffer pendant l'hiver, étaient pour les Grecs ce qu'étaient
pour les Romains les stationes et les tonstrinae. Proclus dit qu'il y en avait dans Athènes trois
cent soixante. On donnait aussi ce nom aux écoles et aux lieux de réunion des
philosophes. Pausanias (Phocide, c. 25 ) dit
que les Delphiens avaient appelé ainsi un édifice renfermant les tableaux de Polygnote.
Du temps d'Hésiode, il ne faut entendre par là
que les endroits publics où se rassemblaient les oisifs. Hésiode
conseille donc à Persès de ne pas s'y arrêter ;
il lui interdit également l’entrée des ateliers de forgerons, parce que
l'homme assis devant un foyer contracte l’'habitude de la mollesse et de
l'oisiveté. Un passage de Xénophon, dans ses Économiques,
atteste que les arts sédentaires pratiqués à l'ombre des arbres ou auprès du
feu étaient regardés par les anciens comme propres à énerver l'esprit et le
corps et comme indignes de l’homme. L'agriculture passait pour l'occupation la
plus noble, parce que c'est en plein air qu'elle s'exerce. La vie antique était
presque tout extérieure. retour
(30)
Hésiode
compare les animaux à un homme courbé par la vieillesse. L'épithète de Tripodi
fait sans doute allusion à l'énigme du Sphinx
rapportée par Diodore de Sicile (liv. 4) :
"Quel est l'être qui est à la fois bipède,
tripède et quadrupède ? Oedipe répondit que le sujet de cette énigme était
l'homme qui, encore enfant, se traînait sur quatre pieds, qui n'en avait que
deux lorsqu'il était grand, et qui, devenu vieux, en avait trois, parce qu'il
se servait d'un bâton à cause de sa faiblesse." retour
(31) Ces préceptes, relatifs à la manière de se préserver du froid, ne sont curieux qu'en ce qu'ils nous donnent, une idée exacte des vêtements dont les Grecs se couvraient du temps d'Hésiode. Un manteau de laine, des brodequins de cuir de boeuf, une peau de chèvre jetée sur les épaules ne formaient pas une parure bien élégante, mais nous devons songer que c'est aux habitants de la campagne que s'applique surtout ce costume. Le luxe des habillements avait dû naître déjà dans les villes remplies de riches oisifs et de femmes débauchées. retour
(32) Cet usage de se laver les mains avant d'offrir des libations à Jupiter et aux autres dieux existe également dans l'Iliade. L'origine de cette pratique religieuse remonte sans doute jusqu'à l’Inde, où les peuples du Gange se purifiaient par de fréquentes ablutions. Nous regardons maintenant comme des superstitions puériles des préceptes dont l'oubli dans les dogmes de la théocratie antique suffisait pour irriter la vengeance céleste. retour
(33) Cette défense de se moquer des mystères pendant les sacrifices indique que la religion, loin d'être extérieure comme dans l'Iliade, tendait à se renfermer dans le cercle des cérémonies superstitieuses. Alors elle n'était plus accessible à toutes les intelligences les plus vulgaires et elle avait des secrets qu'on ne pouvait tourner en ridicule sans offenser les dieux. retour
(34) Ces superstitieuses idées
de bonheur et d'infortunes attachées à tel ou tel jour provinrent sans doute
des Chaldéens, qui, d'après l’observation des astres, imaginèrent des
rapports entre les mouvements célestes et les événements terrestres ; elles ne
furent point particulières aux seuls habitants de la Grèce. Elles passèrent
chez les Romains, comme nous l'atteste Pétrone,
qui rapporte dans le Banquet de Trimalcion (c. 3o) qu'on voyait suspendus
à deux poteaux deux tableaux dont l'un représentait le cours de la lune et les
images des sept étoiles, et marquait les jours heureux ou néfastes. Properce
a dit (liv. 2, élég. 26) :
Quaeritis et caelo Phoenicum inventa sereno
Quae ait stella homini commoda, quaeque mala.
Les Grecs, au rapport de Proclus,
regardaient comme propices ou contraires à leurs entreprises non seulement les
jours tout entiers, mais encore les différentes parties de la journée. Proclus
ajoute que, par exemple, ils consacraient l’avant-midi aux dieux et l’après-midi
aux Héros. Nous ne nous étendrons point sur l'importance qu'ils attachaient à
la distinction des divers jours, parce que, suivant Hésiode
lui-même, peu d'entre eux en savaient la raison. Ces puériles superstitions
faisaient partie de leurs croyances nationales et se transmettaient des pères
aux enfants, comme il arrive assez souvent chez les peuples modernes les plus
avancés dans les voies de la civilisation, tant l'homme éprouve le besoin
impérieux de croire même à des choses futiles et absurdes ! retour
(35)
Hésiode
termine ici ses préceptes sur l'indication des bons et des mauvais jours ; il
ajoute que les autres sont indifférents et que chacun les loue diversement
suivant son caprice, parce que, selon Tzetzès, Orphée
et Mélampus en avaient vanté, d'autres.
La maxime qui couronne le poème rachète par sa sagesse et par sa piété ce
que toutes ces superstitions offrent de puéril et de ridicule. Après tout, de
pareilles superstitions n'occupent que peu de place dans les Travaux et les
Jours, dont l'ensemble présente une collection précieuse de préceptes
utiles aux travaux de la campagne, à l'exercice de la religion et à la culture
de la morale. retour